Compte rendu

Commission d’enquête
chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France
et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament

– Audition de M. Jacques Biot, ancien président de l’École polytechnique, président du conseil d’administration de Huawei France et auteur du rapport au Premier ministre Mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels              2

– Présences en réunion..............................12

 


Mercredi
29 septembre 2021

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 6

Troisième session extraordinaire
de 2020-2021

Présidence de
M. Guillaume Kasbarian,
président

 


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Commission d’enquÊte chargÉe d’identifier les facteurs qui ont conduit À la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de dÉfinir les moyens À mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du mÉdicamenT

Mercredi 22 septembre 2021

La séance est reprise à 18 heures.

(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)

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La commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament procède à l’audition de M. Jacques Biot.

M. Guillaume Kasbarian, président de la commission d’enquête. Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Jacques Biot. Après une première carrière au sein de l’industrie pharmaceutiques, vous avez été président de l’École polytechnique de 2013 à 2018. En juin 2020, vous avez remis au Premier ministre un rapport intitulé Mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels. Depuis lors, vous être président du conseil d’administration de Huawei France.

Monsieur le Président, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, M. Jacques Biot, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Jacques Biot prête serment.

M. Jacques Biot, ancien président de l’École polytechnique, président du conseil d’administration de Huawei France et auteur du rapport au Premier ministre Mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels. Au-delà de l’obligation légale de déposer devant votre commission, c’est un grand honneur et un grand plaisir de pouvoir évoquer avec vous ces questions de souveraineté industrielle qui sont particulièrement d’actualité. Pour la petite histoire, retenons que le séminaire du corps des mines, qui se tenait le week-end dernier, était également consacré à la souveraineté industrielle. Ce sujet est donc au cœur des débats et des réflexions actuellement.

Pour être très complet sur les éventuels liens d’intérêts, je n’exerce pas ma fonction actuelle chez Huawei à temps plein. Il est important que la commission sache que je suis également administrateur d’une joint-venture entre une société israélienne d’intelligence artificielle, qui a développé des algorithmes de lecture de biopsies, et un leader français de l’anatomopathologie. J’assure également quelques missions de conseil dans le domaine de la fusion nucléaire et dans différents autres secteurs. Tout ceci est transparent et j’ai précisé ces liens d’intérêt dans le rapport que j’ai rédigé. Par ailleurs, je suis membre du Conseil international de l’Institut Weizmann et membre du Board of Governance du Technion, qui sont deux institutions israéliennes avec lesquelles l’École polytechnique avait développé des relations.

La mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels m’a été confiée par le cabinet du Premier ministre, au terme de discussions qui ont débuté le 16 septembre 2019, juste avant que le Premier ministre de l’époque annonce, le 19 septembre, un plan global visant à lutter contre les pénuries de médicaments. Je n’avais pas sollicité cette mission ni envisagé auparavant de mener une mission dans ce domaine.

Lorsque j’ai été sollicité, ma préoccupation fut de ne pas empiéter sur les démarches qu’avait initiées la ministre de la Santé de l’époque, en lien avec toutes les parties prenantes. Elle avait créé plusieurs groupes de travail dont la feuille de route avait été publiée. J’avais donc insisté auprès du cabinet du Premier ministre pour que la mission qui me serait confiée ne soit pas en doublon ou en recouvrement avec les mesures, davantage de court terme, qui étaient menées par le ministère de la Santé. Le cabinet du Premier ministre m’a confirmé qu’il s’agissait pour lui d’une vision beaucoup plus stratégique, visant non pas à traiter les pénuries du moment, mais à faire en sorte que la France s’organise pour limiter, voire éviter totalement, dans le futur, de nouvelles pénuries.

Je tiens à souligner que le délai de la mission était extrêmement court parce que, comme toujours quand on est auteur d’un rapport de cette nature, on en voit plus que tout autre les imperfections et les insuffisances. La lettre de mission du 30 septembre 2019 nous demandait de fournir un rendu pour le mois de janvier 2020. J’ai été accompagné par une petite équipe de trois agents publics. Nous avons remis notre rapport au Premier ministre au tout début du mois de février 2020. Nous avons par la suite passé quelques mois à recueillir l’avis des partis prenantes.

J’avais proposé au Premier ministre que le rapport ne soit pas uniquement l’émanation de la mission, mais que la collectivité puisse vérifier que les parties prenantes que nous avions rencontrées étaient en phase avec nos conclusions. Notre rapport officiel intégrait donc les remarques complémentaires des partis prenantes.

Ce rapport contient beaucoup de chiffres qui peuvent paraître parfois incohérents parce qu’ils concernent des périmètres différents de mesures du phénomène de pénurie : les déclarations de risques de pénurie, les pénuries avérées, la rupture de stock (pénurie de nature industrielle) qui s’oppose à la rupture d’approvisionnement, qui est ce que vous constatez quand vous allez dans votre pharmacie et que médicament n’est pas directement accessible, qui relève non pas des industriels, mais en général, de la chaîne de distribution. Il y a donc une multitude de périmètres différents, dans le temps, dans la nature de ce que l’on observe et qui peut expliquer le côté un petit peu foisonnant. Nous avons essayé d’en tirer une synthèse.

Les pénuries de caractère industriel sont liées à une difficulté soit d’approvisionner des principes actifs, soit d’effectuer la répartition, c’est-à-dire la mise sous forme pharmaceutique (la mise en seringue, par exemple, pour des injectables). Cette rupture survient en général parce que dans la chaîne de production du médicament, qui fait intervenir de très nombreux acteurs en séquences, l’une des séquences a été confiée à des opérateurs en situation de monopole ou d’oligopole très resserré et qui, pour des raisons multiples, ont rencontré des difficultés de nature industrielle. Il peut alors s’agir de problèmes purement matériels (une machine qui explose) ou de problèmes liés à la règlementation industrielle (impuretés qui sont venues se glisser dans le processus) ou de problèmes environnementaux (évolution des règlementations des pays hôtes) ou encore de problèmes d’approvisionnements rencontrés par l’industriel fabricant. Ce sont des difficultés d’origines multiples, mais qui, toujours, résultent de l’absence de diversité d’approvisionnement suffisante sur l’étape de production.

Dès lors, nous recommandons que l’État se dote d’un processus de contrôle qui lui permette de disposer d’une cartographie de la fabrication. Je rappelle que cela concerne deux mille huit cents principes actifs qui permettent de fabriquer environ vingt à trente mille présentations pharmaceutiques. La fabrication de chacun de ces principes actifs est réalisée par étapes (entre trois et trente étapes). L’ensemble de la fabrication industrielle du médicament repose sur des centaines de milliers d’opérations de production. Les éléments qui permettraient de cartographier ce paysage de la fabrication des médicaments existent puisqu’ils sont inclus dans les dossiers que les industriels déposent lors de leur demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Mais ces données ne sont pas exploitées avec les dispositifs d’intelligence artificielle qui permettraient de les stocker à grande échelle et d’identifier les processus les plus exposés, parce qu’ils sont oligopolistiques.

Nous préconisons donc de fournir des moyens à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) de sorte qu’à partir de cette masse de données dont elle dispose elle reconstitue cette cartographie et identifie les étapes menacées.

En cas de pénurie, nous sommes très souvent obligés de nous tourner vers des pays étrangers afin de trouver un produit équivalent. Toutefois, certains hôpitaux ont rencontré des difficultés à réception de produits libellés dans une langue étrangère. Nous incitons donc l’industrie à s’orienter, en lien avec les autorités réglementaires, vers une harmonisation des produits anciens qui soit identique à celle qui est appliquée pour les produits nouveaux. En effet, les nouveaux produits sont enregistrés et mis sur le marché selon des processus internationaux, tout comme les études cliniques et les modalités de revue des dossiers. Pour les médicaments anciens, ce n’est pas le cas parce que l’on hérite de toute la tradition thérapeutique ancienne, notamment les AMM anciennes. Notre deuxième recommandation serait de dire, qu’au même titre qu’il y avait autrefois des règles de l’International Council of Harmonisation (ICH) ou Conseil international d’harmonisation des exigences techniques pour l’enregistrement des médicaments à usage humain, il faudrait faire le même type d’exercice pour les produits anciens.

Notre troisième recommandation vise à faire en sorte que les industriels disposent d’une visibilité plus large, que les acheteurs non seulement prennent en considération le prix du médicament, mais également se préoccupent de travailler avec des fournisseurs multi-sources. Il importe qu’ils tiennent compte des difficultés que peuvent engendrer les diminutions de prix. En effet, dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS), les médicaments anciens faisaient jusqu’à récemment l’objet de baisses de prix répétitives susceptibles d’aboutir à un prix de vente inférieur au prix de revient. Nous préconisons donc de donner aux acheteurs les moyens d’acheter intelligemment et pas seulement en fonction du prix.

Une autre recommandation consiste à affirmer le caractère stratégique des industries, notamment des industries d’amont. Des industriels ont récemment confié à PricewaterhouseCoopers une mission relative aux modalités de concrétisation de notre dernière recommandation visant à faire en sorte de recréer de l’industrie chimique sur notre territoire afin de produire des principes actifs – active pharmaceutical ingredients (API) dans un contexte durable. Cela suppose effectivement qu’on ait identifié les API les plus importants et les plus menacés, puisque l’on ne va pas pouvoir produire les 2800 API existants. Il convient ensuite de donner aux industriels de la visibilité sur l’économie de ces chaînes de production et faire en sorte qu’ils soient financés.

Malgré des moyens très limités, l’ANSM produit des efforts considérables pour gérer ces problèmes de pénurie. J’ai également été très favorablement impressionné par le dynamisme de l’industrie de la chimie fine française qui regroupe encore actuellement une quarantaine d’acteurs, sur 80 sites, et qui est animée d’un véritable désir de développement pour autant qu’on lui en donne les moyens.

Je salue la décision de Sanofi de construire ce qu’on appelle un spin off, une société dédiée à une certaine branche d’activité, de l’ensemble de sa chimie fine qui devrait permettre de créer un leader mondial de la chimie fine en compétition avec l’autre leader mondial, Lonza, entreprise suisse italienne. Cette industrie a donc envie de se développer.

M. Gérard Leseul, rapporteur. En lien avec nos auditions précédentes, je souhaiterais que nous nous donniez votre avis quant à la nécessité de disposer d’une meilleure information sur la marge dégagée par les industriels du médicament de sorte à éclairer les politiques d’achat des structures hospitalières, notamment.

M. Jacques Biot. L’économie du médicament est complexe. Le caractère public de la marge des médicaments nouveaux est en effet susceptible d’intéresser l’opinion.

La plupart des médicaments anciens sont désormais commercialisés par des fabricants de médicaments génériques ou génériqueurs, entreprises dont la rentabilité n’est logiquement pas au même niveau que celle des laboratoires qui fabriquent les princeps puisqu’elles ne supportent pas le risque. Le prix que reçoit le génériqueur rémunère son activité de coordination de l’ensemble des fabricants qui se situent en amont. Le génériqueur cherche bien sûr à optimiser ses coûts de fabrication en s’appuyant sur un chimiste capable de lui fournir les principes actifs au meilleur coût et sur la firme de répartition pharmaceutique, de mise sous forme pharmaceutique, la plus à même de l’approvisionner. Il s’agit donc davantage d’un métier d’organisation et de coordination d’une série d’autres métiers qui s’enchaînent, où chacun fait sa marge. La marge finale du génériqueur, qui n’est pas particulièrement élevée, rémunère son activité de coordination, mais elle s’ajoute au cumul des marges des différents intervenants et interlocuteurs situés en amont de la chaîne de fabrication. Il s’avèrerait donc très complexe de contrôler cette marge.

S’agissant des laboratoires pharmaceutiques qui développent et fabriquent les médicaments nouveaux, je pars bientôt à la Conférence sur la politique mondiale – World Policy Conference, à l’invitation de Thierry de Montbrial, afin de lancer une réflexion sur l’économie globale du médicament. Un rapport publié par Deloitte il y a deux ans montre que la rentabilité de l’ensemble des acteurs, producteurs de soins et fournisseurs de produits de santé, pour l’essentiel, diminue, notamment celle des laboratoires pharmaceutiques. Cette baisse de la rentabilité n’est pas illégitime puisque l’industrie pharmaceutique s’est beaucoup délestée de sa recherche qui repose de plus en plus, pour la découverte de produits nouveaux, sur des jeunes pousses (start-ups). Le rapport indique qu’environ 50 % des demandes d’autorisation de nouveaux médicaments portent sur des molécules développées par des sociétés de biotechnologie. Donc, au fond, il n’est pas illégitime que l’industrie pharmaceutique voie sa marge diminuer, puisqu’elle a renvoyé le risque sur les sociétés de biotechnologie.

La rentabilité de l’industrie pharmaceutique a en effet choqué l’opinion qui considère que l’industrie pharmaceutique jouit d’une rentabilité trop élevée. Historiquement, cette rentabilité récompensait le risque, mais elle diminue. La perspective de la contrôler ou de la limiter empêcherait probablement les industriels de s’implanter en France, car ce contrôle de la marge ne serait certainement pas approuvé par l’ensemble des pays du monde. L’industrie continuerait donc, comme elle le fait depuis 1989, à s’orienter vers des pays où elle se sent mieux aimée.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Pourquoi évoquez-vous spécifiquement l’année 1989 ?

M. Jacques Biot. En 1989, le professeur Jacques Dangoumau et moi-même avons rédigé un rapport sur l’industrie pharmaceutique française à la demande de trois très grands ministres, M. Hubert Curien, M. Claude Évin et M. Roger Fouroux. Ils nous avaient confié, à l’époque, une réflexion sur le futur de l’industrie pharmaceutique française, un rapport que nous gagnerions à relire et dans lequel nous avions anticipé les difficultés et la désindustrialisation que nous constatons actuellement. Nous avions identifié un manque de culture réglementaire de nos industriels, ou encore une fragmentation très importante des entreprises. Par la suite, nous n’avons pas suffisamment investi dans la biotechnologie. Au regard des statistiques publiées par le ministère de l’Industrie, relative à la puissance de l’industrie pharmaceutique française, on constate qu’elle a progressivement décliné en termes de balance commerciale, en termes de capacité à apporter de nouvelles molécules, un déclin que nous avions malheureusement un petit peu anticipé à l’époque.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Vous préconisez l’élaboration d’une cartographie des capacités de production, voire des capacités de stockage. Disposez-vous d’informations sur la faisabilité de cette cartographie, ainsi que sur l’avancée des travaux à cet égard ?

M. Jacques Biot. Je n’ai aucune autorité sur cette question. Néanmoins, je crois que l’ANSM, notamment ses responsables de l’inspection, s’est engagée dans cette démarche. Je ne sais pas s’ils disposent des outils suffisants, en termes de moyens, en termes de matériel informatique, mais quoi qu’il en soit, l’ANSM s’est montrée très intéressée par notre préconisation.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Votre rapport décrit au sein de l’industrie du médicament un mouvement structurel de recours à la sous-traitance et, dans une certaine mesure, la fin progressive de l’intégration verticale, notamment pour les produits dont le brevet a expiré.

La recherche d’une optimisation des coûts repose-t-elle sur des procédés identiques ? Comment les façonniers optimisent-ils leurs coûts ? Quelles sont les conséquences pour l’appareil industriel français ? Les moyens mis en place afin d’assurer la couverture du coût du capital investi résultent-ils de choix délibérés des entreprises ou de choix contraints ?

M. Jacques Biot. Tant qu’un médicament est sous brevet, son monopole est organisé par la loi qui garantit l’industriel, mais le soumet également à des devoirs. En effet, l’industriel qui lance une nouvelle molécule doit également se doter des moyens nécessaires à l’approvisionnement du marché, puisqu’il se trouverait très vite confronté à une puissance publique qui lui demanderait des comptes. Il dispose de toutes les données liées à l’évolution du marché qui lui permettent d’ajuster sa production à la demande. Seul sur le marché, il contrôle les opérations. C’est pourquoi nous constatons très peu de pénuries ou de ruptures de stock pour des produits sous brevet.

Lorsque le brevet tombe, plus aucune des étapes de fabrication n’est protégée. Dès lors apparaît une offre compétitive avec celle de l’industriel qui avait acquis le brevet. Des chimistes proposent de mener chacune des étapes de production de façon plus efficace que ne le faisait le producteur du princeps. Cette offre est généralement multiple et la compétition engendrera une diminution des prix. Cette fragmentation des étapes est bénéfique, chacune étant réalisée par le spécialiste de son domaine.

L’intégration verticale serait en quelque sorte la négation de l’industrie du générique et ce n’est certainement pas ce que désire la collectivité. Dès lors, il n’est pas souhaitable de s’opposer à la fragmentation de la chaîne de valeur parce que c’est précisément ce qui permet à la société d’accéder à des médicaments à plus bas coût. Toutefois, il est essentiel d’identifier les étapes particulièrement complexes à réaliser, plus monopolistiques, et sur lesquelles le risque de pénurie est plus prégnant.

Mme Cendra Motin. La production du paracétamol sera prochainement relocalisée en France, en Isère, grâce aux progrès technologiques effectués par le producteur qui permettent de relocaliser tout en réalisant un gain économique. Qu’en pensez-vous ?

Je souhaiterais également connaître votre avis quant à l’échec de l’industrie pharmaceutique française à travailler en partenariat avec les industries biotechnologiques. L’entreprise BioMérieux, située sur ma circonscription, affiche une stratégie de croissance externe intéressante et basée sur des partenariats. Quel est votre avis sur cette question ?

M. Jacques Biot. Je ne peux évidemment que me réjouir de la relocalisation de la fabrication du paracétamol. Elle représente des productions importantes et elle a été négociée en lien avec les pouvoirs publics. C’est une opération extrêmement positive.

Je vous encourage à auditionner des représentants du syndicat de l’industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos) dont j’ai apprécié le dynamisme, l’esprit d’entreprise, la compétence et le savoir-faire. Une entreprise de chimie fine, pour être efficace et rentable dans la production de principes actifs, doit en effet disposer de très grandes compétences en chimie, mais aussi savoir qui sont les acteurs qui vont vous acheter votre production, en fonction des processus que vous savez mener à bien.

S’agissant des autres principes actifs, le spin off de Sanofi sera confronté aux problématiques de priorisation, de recrutement et de fidélisation des compétences. Il conviendra d’identifier non seulement d’excellentes équipes de chimistes, mais également des équipes de commerciaux capables d’évoluer dans ce petit monde de la chimie fine, au sein duquel très peu d’acteurs sont capables de savoir sur quel principe actif il est possible d’être rentable. 

Je pense que notre enseignement supérieur et notre recherche négligent trop souvent la biotechnologie et de la chimie. La France dispose d’éminents chercheurs en mathématiques, en informatique, elle a de très bonnes écoles en physique, quelques prix Nobel de chimie sont Français. Néanmoins, force est de constater que la chimie intéresse peu les étudiants. À titre d’exemple, quand j’étais à l’École polytechnique, sur une promotion de 300 élèves, nous étions une dizaine seulement à faire de la chimie. Dès lors, cette discipline a été peu développée. Il en va de même pour la biologie industrielle, une discipline très particulière, que de rares pharmaciens sont capables d’appréhender. Le système éducatif et d’enseignement supérieur et de recherche français n’a pas développé des filières de formation dans ces domaines. Il existe néanmoins quelques bonnes écoles privées qui forment des ingénieurs en biotechnologie.

Un médicament de biotechnologie n’est pas une simple molécule, c’est une molécule qui a une configuration spatiale particulière. Sa fabrication nécessite des processus extrêmement complexes et sophistiqués qui, je pense, ne sont pas suffisamment enseignés en France. Il est possible de rattraper notre retard dans ce domaine et nous disposons déjà de très belles entreprises telles que BioMérieux que vous évoquiez, mais encore Transgene.

M. Luc Lamirault. Les causes des ruptures portent-elles surtout sur la fabrication des principes actifs ou sur celle des produits finis ? Quels étaient les secteurs les plus en tension ? Les ruptures étaient-elles plus prégnantes en hôpital ou en ville ? Concernaient-elles les princeps ou les produits matures ?

Quel est l’impact du prix du médicament en France sur ces ruptures ? La France affiche des prix relativement faibles par rapport aux autres pays européens. Dès lors, les grands groupes internationaux ont tendance à livrer prioritairement les pays pour eux plus rentables quand il y a des tensions sur le marché. Êtes-vous en mesure d’évaluer cet impact ?

Vous nous avez expliqué qu’il est possible, en France, de fabriquer et de stocker des génériques, à partir du moment où le brevet tombe, à des fins d’exportation à l’extérieur de l’Europe. Ne serait-il pas possible de mettre en place de tels processus pour les principes actifs ?

M. Jacques Biot. Nous constatons des ruptures plus fréquentes sur les produits anciens que sur les princeps. Les pénuries et les ruptures surviennent un peu à toutes les étapes : on peut se trouver en panne de principe actif, en panne de répartition, des cas où l’on ne retrouve plus les intermédiaires, des cas où des impuretés, des arrêts d’usines de fabrication. Les causes sont donc nombreuses, et c’est pourquoi il est difficile de donner une impression générale.

S’agissant de la production des principes actifs, nous ne parviendrons pas à produire les deux mille huit cents principes actifs, mais les industriels sont favorables à la production de certains d’entre eux. L’enjeu consiste à ce que les autorités de santé, les autorités susceptibles d’apporter des financements publics et les industriels s’accordent sur les principes actifs jugés prioritaires. Nous avons précédemment évoqué le paracétamol. Il est évidemment nécessaire de rapatrier la fabrication du paracétamol. Au-delà, il serait peut-être souhaitable de relocaliser certaines molécules destinées à des maladies orphelines. Certains de ces médicaments sont fabriqués en lots qui permettent d’approvisionner le marché pendant plusieurs années. Nous rencontrons parfois des difficultés parce qu’aucun fabricant n’apprécie cette production en lots qui perturbe les chaînes d’approvisionnement. La priorisation des maladies est une question que la puissance publique a beaucoup de difficulté à trancher. Dès lors, le choix des principes actifs à rapatrier constitue un sujet délicat sur lequel les industriels travaillent et sur lequel la puissance publique réfléchit.

S’agissant des prix, certaines organisations représentatives de l’industrie ont exprimé leur désaccord avec notre conclusion dont je reconnais qu’elle forçait un petit peu le trait en affirmant que le prix bas n’était pas la seule raison des ruptures. Je l’ai fait en conscience parce que j’ai la réputation – à mon avis un peu usurpée, mais je suis lucide – d’être toujours favorable à l’industrie pharmaceutique. J’en connais les qualités et les défauts, mais je ne voulais pas donner le sentiment que je faisais écho à la plainte sempiternelle de l’industrie quant au faible niveau des prix.

Quoi qu’il en soit, vous avez raison, en cas de rupture, les produits partent prioritairement vers les marchés les plus rémunérateurs et il semble difficile d’en faire grief aux industriels. En effet, les prix bas constituent une cause de pénurie.

M. Luc Lamirault. Je précise ma question relative aux produits matures et aux brevets. Actuellement, la règlementation est telle en Europe qu’il n’est pas possible de fabriquer un générique avant l’expiration d’un brevet. Dès lors, ils sont forcément fabriqués en Chine ou en Inde, pays qui ne respectent cette règlementation. Il serait souhaitable d’autoriser nos chimistes à fabriquer ces produits avant l’expiration du brevet tout en leur interdisant, bien sûr, de les commercialiser immédiatement.

M. Jacques Biot. Je pense qu’il convient de faire une distinction entre l’Inde et la Chine. En effet, la Chine est clairement engagée dans un processus visant à respecter l’environnement. Elle respecte les brevets et l’industrie chinoise est celle qui dépose le plus grand nombre de brevets, notamment dans le domaine des télécommunications. D’ailleurs, une partie des ruptures sur des produits anciens est liée au fait que les autorités chinoises ont engagé le programme Blue Sky qui prévoit l’arrêt des usines polluantes. Je crois que la situation est un peu plus confuse et un peu moins contrôlée en Inde.

Les salaires augmentent dans ces pays et le marché local est en forte croissance parce qu’ils mettent leur système à niveau. Dès lors, nous avons la capacité d’entrer en compétition avec eux.

La chimie est certainement un des domaines que la recherche est susceptible de faire progresser non seulement sur le plan de la productivité, mais également en termes de respect de l’environnement. Des processus de chimie en continu, par exemple, permettront d’améliorer nettement les procédés de fabrication. Il convient de persévérer et d’intensifier la recherche et de favoriser les chercheurs de sorte à identifier des innovations de rupture pour le bien de l’humanité. Il ne faut pas considérer que nous avons perdu la partie.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Cette « partie » serait-elle franco-française ou européenne ?

M. Jacques Biot. La science n’a pas de frontière. Quel que soit le contexte géopolitique, il est capital que les scientifiques puissent collaborer. Dès lors, la recherche ne doit pas se limiter à la France. Je pense d’ailleurs que les chercheurs français sont désireux de travailler en coopération internationale et ils savent se faire reconnaître. La médecine française est excellente dans les domaines des essais cliniques, ou encore de la recherche sur les mécanismes physio pathologiques.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Depuis un an, vous êtes président du conseil d’administration de Huawei France, filiale qui compte mille emplois directs et près d’un milliard d’euros d’achats à des entreprises françaises. Après avoir ouvert des centres de recherche en Europe, votre entreprise a annoncé vouloir implanter des unités de production, avec un premier investissement de deux cents millions d’euros en Alsace. Pour quelles raisons l’entreprise Huawei a-t-elle cherché à implanter des unités de production en Europe ? Pourquoi en France ? À quel marché ces produits sont-ils destinés ?

M. Jacques Biot. Huawei est une entreprise multinationale qui compte cent quatre-vingt-dix-sept mille employés, dont cent vingt et un mille sont actionnaires. Pour des raisons historiques, le fondateur a été amené à céder le capital à ses salariés et il ne détient aujourd’hui que 0,9 % de l’entreprise. Il a conservé un droit de véto sur les décisions stratégiques, mais pour ce qui concerne la distribution des résultats et la gouvernance, les employés tiennent un rôle extrêmement important. Une très forte proportion des salariés est constituée de chercheurs.

Le ressort de cette entreprise réside dans sa capacité à investir dans la recherche, y compris dans la recherche fondamentale, ce qui lui a permis de résister à des difficultés dans le passé. Elle investit entre 10 et 16 % de son chiffre d’affaires chaque année dans la R&D, dont 10 % de ces investissements sont destinés à la recherche fondamentale, sur des sujets proposés par les scientifiques susceptibles d’aboutir à des innovations de rupture utiles à l’humanité, notamment en mathématique, en informatique, en chimie également.

Huawei est présente dans cent soixante-dix pays. L’Europe représente un marché important pour nos technologies. Nous entretenons des relations historiques avec plusieurs opérateurs français et nous avons initié avec les autorités françaises, les autorités de Business France ou les autorités du Grand Est, des relations particulièrement fluides lorsque nous avons recherché un lieu d’investissement. La France était en compétition avec d’autres pays européens, notamment, l’Allemagne. L’efficacité de la démarche des autorités et la situation géographique au cœur de l’Europe ont conduit au choix de ce site, qui était l’un des cinquante sites proposés par Business France. Le site a été choisi du fait de sa bonne localisation, en termes de transports, de transit, de capacité d’extension.

 M. Gérard Leseul, rapporteur. Pensez-vous que cette implantation facilitera la commercialisation des produits en Europe et en France ? Existe-t-il un protectionnisme, réel ou symbolique ?

M. Jacques Biot. Je n’utiliserais pas ce terme. Force est de constater que la mondialisation sans limites ralentit et qu’il existe des freins aux transferts des marchandises pour des raisons de pénuries multiples. En outre, le respect de l’environnement devient un sujet prégnant et Huawei est très engagée dans ce domaine. Il nous a donc paru important de limiter les transferts de produits finis et de faire en sorte de ramener des étapes de production plus près des marchés. Je rappelle que nous comptons trois mille cent fournisseurs européens, dont trois cents sont français. Nous voyons bien que le processus selon lequel ces fournisseurs enverraient leurs pièces en Chine et que les produits finis reviennent, n’était pas satisfaisant, d’un point de vue écologique et n’était pas le plus économique d’un point de vue relatif au transport des marchandises.

La région Grand Est dispose en outre d’une main-d’œuvre particulièrement qualifiée, très imprégnée d’une tradition industrielle ancienne.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Selon vous, quelles mesures concrètes permettraient de mieux prendre en considération les conditions nécessaires à la préservation des capacités industrielles dans la régulation du prix du médicament et des dépenses de santé ? De quelle manière le Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) pourrait-il intervenir ?

M. Jacques Biot. Les lettres de cadrage que le Comité économique des produits de santé (CEPS) recevait de son autorité ont tendu progressivement à le centrer sur la mission prioritaire de diminution de la dépense de médicaments.

J’ai alors proposé que l’État crée un comité qui ramènerait une vision plus stratégique de l’industrie de santé parce qu’il n’est pas souhaitable que l’action publique vise uniquement à diminuer le prix du médicament. Les patients attendent des innovations. Ces innovations doivent être développées, mises sur le marché et apportées aux patients. Il appartient à la collectivité de les financer. Cette industrie est génératrice de nombreux emplois, dans la recherche (essais cliniques), dans la production. Le médicament ne représente pas seulement une dépense, mais également un investissement pour la collectivité. C’est dans ce contexte que le CSIS a été créé.

L’autorité politique fait face à une problématique complexe. Environ cinquante-cinq mille maladies sont répertoriées dans la catégorie internationale des maladies (CIM) qui est publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans ce cadre, l’OMS a identifié cent soixante-douze priorités, ce qui est un nombre important. Trois cent cinquante mille essais cliniques sont en cours parmi lesquels deux cent quarante mille sont des essais cliniques interventionnels, dont environ soixante mille sont consacrés à des technologies qui concernent le matériel médical. Cette innovation ascendante bottom up est issue de la recherche.

La R&D d’un médicament s’étend sur une dizaine d’années. Dans ce domaine, l’État ne fixe pas vraiment de priorité à l’industrie pharmaceutique. De plus, les États n’organisent aucune réflexion concertée, et donc les demandes sont différentes selon les États. Le marché est donc très poussé bottom up, de manière ascendante, par la créativité des laboratoires qui confronte l’acheteur à une forme de pression.

Il serait nécessaire de mettre en place une concertation. Le CSIS pourrait permettre à l’État d’exprimer ses besoins et d’établir un budget dédié à ses priorités en matière de santé. Je crois que je rêve un peu, mais il me semble important de tendre vers une réconciliation entre ce que la collectivité est capable de financer et ce que la créativité des chercheurs propose.

M. Guillaume Kasbarian, président de la commission d’enquête. Je vous remercie, M. Biot, pour vos réponses. Je vous propose éventuellement de compléter nos échanges, si vous le souhaitez, à travers des documents que vous pouvez adresser à notre secrétariat.

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La réunion se termine à 19 heures 10.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament

 

Réunion du mercredi 29 septembre 2021 à 14h30

 

Présents. – M. Frédéric Barbier, M. Jean-Noël Barrot, M. Philippe Berta, Mme Cécile Delpirou, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, M. Daniel Labaronne, Mme Marie Lebec, M. Gérard Leseul, M. Jacques Marilossian, Mme Cendra Motin, Mme Valérie Six, M. Jean-Marc Zulesi

Excusés. – M. Bertrand Bouyx, Mme Jennifer De Temmerman, Mme Véronique Louwagie, M. Jean-Louis Touraine