Compte rendu

Commission d’enquête
chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France
et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament

– Table ronde de spécialistes de l’économie de la santé réunissant M. Frédéric Bizard, professeur d’économie associé à l’école supérieure de commerce de Paris et à l’université Paris-Dauphine, président de l’Institut Santé, Mme Nathalie Coutinet, maîtresse de conférence à l’Université Sorbonne Paris-Nord et M. Sylvain Pichetti, maître de recherche à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES)              Erreur ! Signet non défini.

 Présences en réunion..............................16

 


Jeudi
30 septembre 2021

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 08

troisième session extraordinaire
de 2020-2021

Présidence de
M. Guillaume Kasbarian,
président

 


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Commission d’enquÊte chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicamenT

Jeudi 30 septembre 2021

La séance est ouverte à 16h10.

(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)

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La commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament procède à la tenue d’une table ronde de spécialistes de l’économie de la santé.

M. le président Guillaume Kasbarian. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant en table ronde plusieurs économistes spécialistes de l’économie de la santé :

– M. Frédéric Bizard, professeur d’économie associé à l’école supérieure de commerce de Paris et à l’université Paris-Dauphine, président de l’Institut Santé ;

– Mme Nathalie Coutinet, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris-Nord ;

– M. Sylvain Pichetti, maître de recherche à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES).

Madame, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une présentation de vos conclusions, d’environ 5 minutes par intervenant, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Afin de garantir l’interactivité des débats, après le questionnement du rapporteur, nous allons donner à chaque député quelques minutes pour vous questionner.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Bizard, Mme Coutinet et M. Pichetti prêtent serment.

Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

M. Frédéric Bizard, professeur d’économie associé à l’école supérieure de commerce de Paris et à l’université Paris-Dauphine, président de l’Institut Santé. Mes réflexions depuis plusieurs années au sein de l’Institut Santé m’amènent à considérer le problème industriel comme un problème de système. Je constate une diminution de la performance, pour ne pas parler d’effondrement, de notre industrie pharmaceutique en corollaire de notre système de santé en crise. Ce processus de désindustrialisation est relativement global, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) ayant été quasiment diminuée par deux en une quinzaine d’années. La production pharmaceutique connaît un problème de coûts de production et surtout de niveau de gamme. Il est antinomique de produire des produits pharmaceutiques bas ou milieu de gamme dans un pays avec un modèle social qui nécessite un coût du travail relativement élevé. Enfin, notre industrie est plombée par un système archaïque de gouvernance, de régulation et de fiscalité, pensé il y a une trentaine d’années, voire une cinquantaine d’années pour certaines choses. Une refonte systémique de notre système de santé est essentielle pour relancer une production pharmaceutique de haut niveau comme en Suisse, en Italie ou aux États-Unis.

Pour permettre une production pharmaceutique plus haut de gamme, il nous faut repenser notre système de recherche. Considérons tout d’abord l’abaissement de la gamme de production : 3 % des anticorps monoclonaux consommés en France sont produits sur le territoire national. Nous produisons en revanche plus de 50 % des médicaments non remboursés par la sécurité sociale, à service médical rendu faible. Les innovations, en particulier biothérapeutiques, sont très majoritairement produites à l’étranger. Plus de 80 % de nos sites de production pharmaceutique sont tournés vers les médicaments à base chimique, autrement dit vers les vieux médicaments de plus de dix ans. Une vraie restructuration industrielle est donc nécessaire.

Il faut relancer la recherche médicale qui, de même que la recherche en général, n’a pas été jugée comme une priorité des politiques publiques depuis vingt ans. Alors que la part de la recherche dans le PIB était de 2,1 % il y a vingt ans et se donnait pour but d’atteindre 3 % du PIB, la recherche publique et privée représente aujourd’hui 2,2 % du PIB. L’Allemagne est passée de 2,1 à 3 % pendant cette période.

Sur le plan de la recherche en santé, nous avons désinvesti au moment d’un changement de paradigme technologique où l’on passait de médicaments à base chimique à des médicaments biotechnologiques. 3,5 milliards d’euros en 2011 étaient investis dans la recherche médicale contre 2,5 milliards aujourd’hui, soit une baisse de 28 %. L’Allemagne investit 6 milliards d’euros dans ce domaine. Ce désinvestissement a contribué à la dégradation des conditions de travail des chercheurs. Nous n’avons pas été capables de retenir quelques grands chercheurs, comme Mme Emmanuelle Charpentier, en créant des packages dédiés à des cerveaux hors du commun afin qu’ils puissent mettre en place leurs propres équipes et écosystèmes.

Nous avons également un problème organisationnel et institutionnel. Les institutions sont relativement faibles. Le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation rencontre un problème organisationnel dans la sélection de projets, comme l’a montré la question des vaccins contre la Covid-19. La Cour des comptes a publié le 29 juillet 2021 un rapport sur le financement de la recherche publique dans la lutte contre la pandémie de Covid-19 très critique sur l’utilisation des deniers publics. Les agences en matière de recherche mais aussi en matière de gouvernance du médicament sont disséminées. En matière de gouvernance du médicament, les missions de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), de la Haute autorité de santé (HAS) et du Comité économique des produits de santé (CEPS) s’enchevêtrent. La création d’une agence de l’innovation en santé pour travailler de manière transversale est une bonne idée, à condition qu’elle remplace les agences existantes, et non pas qu’elle ajoute, comme il est prévu, une couche bureaucratique sans restructurer l’existant. Cette gouvernance faible a un poids important sur la performance du système. Cette réorganisation institutionnelle peut certes rencontrer des résistances sur le plan de la haute fonction publique.

Toutefois, la réorganisation dans le sens d’une simplification est une démarche purement politique, qui permettra de voir plus loin. Chaque année, le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) est l’alpha et l’oméga de la feuille de route à la disposition de l’ensemble des acteurs, y compris des industriels. Au sein de l’Institut Santé, nous allons présenter un nouveau modèle de santé, proposant par exemple une loi de programmation sanitaire à cinq ans, de même qu’il existe une loi de programmation en matière de défense. Cette vision à moyen ou long terme est nécessaire, car la santé publique n’est pas l’affaire d’un an et parce que les industriels ont besoin de temps pour effectuer des choix technologiques. L’Agence nationale de la recherche (ANR) avait vocation à sélectionner les projets en dehors des institutions du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) pour éviter des conflits d’intérêts avec des experts et permettre à des chercheurs innovants d’accéder à des financements assez rapidement. C’était une bonne idée, mais l’ANR, créée en 2005 et qui devait avoir un budget de 1,3 milliard d’euros, a été en quelque sorte absorbée depuis par les deux autres institutions et a désormais un budget de 600 millions d’euros. Surtout, l’ANR est tombée dans une bureaucratie qui ne lui a pas permis d’apporter l’élan qu’elle promettait, mais elle pourrait y parvenir si on la repensait.

Pour avoir une production pharmaceutique d’un niveau de gamme suffisant, il me paraît essentiel de relancer la recherche. La relocalisation de la fabrication du paracétamol prévue pour relancer la production française ne me semble pas susceptible de créer un élan très important. J’avais proposé avec l’Institut Santé de créer un « Airbus de l’acide ribonucléique (ARN) messager ». Il faut pour rattraper notre retard envisager des partenariats publics-privés avec une vision de l’État qui doit avoir une politique industrielle en santé. Nous avons des opportunités. La France était leader dans la recherche génomique et nous pouvons faire revivre cette expertise. Toutefois, ce ne sera pas Sanofi seul qui relancera la production pharmaceutique en France. Un consortium combinant la recherche fondamentale, la recherche appliquée et le développement pour constituer un hub avec des sociétés de biotechnologies me paraît être un bon exemple de relance de la recherche et de la production pharmaceutique en France.

Mme Nathalie Coutinet, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris-Nord. Je suis d’accord avec ce constat. La France connaît un recul important sur le marché pharmaceutique mondial. Notre excédent commercial existe, mais il a été seulement multiplié par deux, quand le marché mondial a été multiplié par 3,2 en vingt ans. En relatif, la France perd des parts de marché, aussi bien au niveau européen qu’au niveau mondial. Elle était le premier producteur européen il y a quelques années et est désormais à la quatrième place.

En premier lieu, ce déclin s’explique par la financiarisation du secteur pharmaceutique, qui suit des logiques d’externalisation, de délocalisation et d’orientation vers les thérapies les plus rentables. L’oncologie, les maladies du système nerveux central et l’immunologie sont des secteurs concentrant beaucoup de recherche, mais il y a des pans entiers délaissés par la recherche qui constituent une sorte de « désert thérapeutique » susceptible de poser des problèmes majeurs dans les années à venir.

Il y a aussi un problème de financement de la recherche et du développement (R&D). La dépense publique en R&D a baissé, surtout dans l’industrie pharmaceutique, alors que nos partenaires économiques comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne ont augmenté leurs dépenses de R&D. Certains modes de financement ne fonctionnent pas et ne sont pas adaptés à la recherche pharmaceutique. L’ANR fait des appels à projets avec des financements sur temps court qui ne permettent pas aux chercheurs de développer les recherches qu’ils souhaiteraient. M. Bruno Canard par exemple n’a pas pu mener à terme ses recherches sur les premières vagues de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) faute de financement.

Les financements et la situation des chercheurs publics sont catastrophiques. Les conditions de recherche sont mauvaises et les niveaux de salaires très inférieurs aux autres pays. Cela conduit les chercheurs à partir, ce qui n’est pas seulement le cas dans le secteur de recherche pharmaceutique. 

Le financement centré sur le crédit d’impôt au titre des dépenses de recherche (CIR) ne fonctionne pas bien dans le secteur pharmaceutique en raison de l’externalisation de la R&D par les firmes pharmaceutiques. En particulier, le CIR ne fonctionne pas avec les biotechnologies qui ne font pas de profits.

Le ticket moyen de financement des biotechnologies est de 8 millions d’euros en France, contre 12 millions d’euros au Royaume-Uni et 25 millions d’euros en Allemagne. Il y a donc aussi un problème de niveau de financement. Aujourd’hui l’écosystème de financement qui fonctionne bien est celui des États-Unis, avec des sommes distribuées par l’Autorité de recherche et de développement biomédicaux avancés – Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA), mais aussi via le capital-risque, qui ne me paraît pas forcément être le meilleur mode de financement mais qui fonctionne dans ce cas.

Que pourrait faire l’État ? Son rôle est essentiel, car le secteur de la santé publique n’est pas anodin. C’est un marché rendu solvable par l’intervention publique et la sécurité sociale. À ce titre, les acteurs publics doivent agir sur les choix stratégiques des acteurs pharmaceutiques. Depuis des années, le médicament est considéré comme un bien comme un autre. Or, ce n’est pas le cas. C’est l’une des leçons majeures de la crise avec la prise de conscience que la délocalisation de la production de médicaments a de fortes conséquences en termes de santé publique.

Pour changer les modes de financement de la recherche, des acteurs existent, comme BPIfrance qui finance des « jeunes pousses » (start-ups), mais n’est peut-être pas suffisamment bien organisée. Pour lutter contre la concurrence de la puissance financière américaine de la BARDA, il faut agir au niveau européen. M. Frédéric Bizard parlait d’un « Airbus de l’ARN messager »  : j’irais plus loin, en parlant d’un « Airbus du médicament ». Il faut mener au niveau européen une stratégie comme celle conduite autour de l’aéronautique et de l’aérospatiale il y a plusieurs années.

Les pouvoirs publics pourraient également s’inspirer de certains hôpitaux américains qui ont des unités de production gérées par des sociétés non lucratives pour faire produire des médicaments. Pour lutter contre les pénuries et garder des compétences et des sites de production, nous pourrions concevoir un acteur non lucratif de production de médicaments, et pas uniquement de médicaments génériques.

Enfin, les brevets freinent les possibilités de production comme l’accès aux traitements et poussent les prix à la hausse. Un nouveau médicament, le Kaftrio, améliore considérablement la qualité de vie de jeunes patients atteints de mucoviscidose, mais ce traitement coûtent plus de 200 000 euros par an et par enfant. Le prix des médicaments constitue donc un problème parce qu’il y a des limites au financement possible par les organismes de remboursement.

Le rapport de la commission des affaires sociales en conclusion des travaux de la mission d’information sur le médicament du 23 juin 2021 était excellent et contient beaucoup d’éléments.

M. le président Guillaume Kasbarian. En effet, ce rapport est excellent. Nous avons creusé ce sujet sur la partie industrielle avec la remise du rapport de la commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle le 19 avril 2018. La présente commission d’enquête est une demande de droit du groupe Socialistes et apparentés qui donne des prérogatives supplémentaires par rapport à la mission d’information de la commission des affaires sociales.

M. Sylvain Pichetti, maître de recherche à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES). Mon intervention portera davantage sur la régulation des prix des médicaments et les améliorations possibles. En ville comme à l’hôpital, on peut observer une place croissante de l’innovation et des médicaments les plus coûteux : la consommation des molécules les plus récentes est en accélération nette. Les médicaments de moins de 10 ans comptent pour près du tiers du chiffre d’affaires des médicaments remboursables, et ce taux est en progression de 6 points par rapport à 2017. La diffusion des médicaments génériques est en progression modeste, avec une augmentation de 1,2 % par rapport à l’année passée. Les génériques représentent désormais environ 40 % des boîtes de médicaments du champ remboursable contre 80 % en Allemagne. La France se distingue aussi par une place plus importante qu’ailleurs accordée au financement public par la sécurité sociale, tandis que la part des ménages dans le financement est très faible et que celle des organismes complémentaires est en baisse constante.

Sur les limites du système français en termes de fixation des prix, la rémunération est à mon avis trop généreuse pour des médicaments faiblement innovants par rapport à ce qu’on observe à l’étranger, notamment en Allemagne. Par exemple, les médicaments similaires ou « médicaments me-too » sont des molécules ayant pratiquement la même composition que le premier entrant de la classe. En France, on va déployer un système complexe d’évaluation des technologies de la santé (Health technology assessment) pour différencier les prix de ces médicaments alors qu’en Allemagne, on mettrait tous ces médicaments similaires dans des groupes thérapeutiques (jumbo groups) et on aurait un unique tarif de remboursement. La France a également une forte appétence pour les médicaments récents.

Il faudrait également un système de fixation des prix qui récompense moins cette innovation marginale pour inciter les laboratoires français à investir davantage de financements privés sur l’innovation de rupture. Pour financer l’innovation des médicaments, il faut être moins timoré sur les contrats de partage de risque, qui se diffusent de façon importante dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Leur logique est très intéressante : le prix est fondé sur l’indicateur de l’innovation thérapeutique basé sur l’amélioration du service médical rendu (ASMR), établi sur des corps de patients soigneusement sélectionnés et encadrés, mais on ignore ensuite ce qui se passe en vie réelle. Le régulateur, le CEPS, prend donc un risque quand il accorde un prix potentiellement trop élevé pour un médicament qui ne fera pas ses preuves. La logique des contrats de partage de risques est donc extrêmement séduisante puisqu’elle est censée réduire le risque financier pour le régulateur d’accorder un prix trop élevé par rapport à une efficacité plus faible qu’attendu, le risque économique de ne pas allouer les ressources économiques de la façon la plus efficiente, et enfin le risque de santé publique de faire courir des risques inutiles aux patients. Ces contrats permettent au régulateur et au laboratoire de se mettre d’accord sur un prix d’entrée sur le marché, puis une collecte de données est organisée pendant cinq à dix ans afin de réviser si besoin le prix à la baisse.

Malgré l’intérêt de ces contrats, il faut aussi agiter d’autres leviers. Il faut penser éventuellement à réviser le panier remboursable, pour s’assurer que tous les médicaments qui peuvent être déremboursés le soient afin de laisser plus de place au financement des médicaments innovants.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Monsieur Bizard, vous étiez interviewé à Sud Radio hier matin et vous avez rappelé que la France avait fortement désinvesti dans ce secteur depuis les années 2000. Vous appeliez également à un consortium européen sur une base française. Comment voyez-vous ce consortium ? Est-ce l’Airbus franco-allemand ? Les Italiens ont rattrapé, voire doublé, la France dans le domaine industriel pharmaceutique. Pensez-vous à un consortium franco-allemand ou plus généralement européen ?

M. Frédéric Bizard. Comme l’a évoqué Mme Nathalie Coutinet, il faut réfléchir à l’échelle européenne pour atteindre un effet de seuil suffisant pour rivaliser avec les Américains aujourd’hui et avec l’Asie demain. Il faut d’abord avoir des pépites sur l’ensemble de la chaîne, depuis la recherche fondamentale jusqu’à la mise sur le marché. Il faudra essayer de prendre les meilleurs et ceux qui ont envie de participer au consortium. J’ai travaillé sur ce concept et j’ai vu un intérêt de la part d’institutions comme l’Institut Pasteur, de sociétés comme la société allemande d’ARN messager CureVac. Sanofi a témoigné très peu d’intérêt, car elle avance sur son projet avec un versant américain très fort et a reçu 2 milliards de dollars des États-Unis. Je pense que l’État doit réguler ce domaine, car nous partageons les mêmes objectifs, c’est-à-dire que chaque citoyen français ait accès à toute innovation, le plus tôt possible ou au moins en même temps que les autres pays, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Ce consortium européen pourrait se faire rapidement : j’avais évalué à 150 millions d’euros la mise en place d’un pôle de recherche et de production d’ARN messager pour produire 200 millions de doses dans le cas de la Covid-19. Ces investissements et ces projets sont accessibles à la France, mais la dimension européenne est nécessaire car la régulation du médicament doit passer en partie par le niveau européen, en particulier pour le médical.

La production française doit aussi être repensée avec une dimension européenne. Les Européens produisaient 80 % de l’ensemble des vaccins fabriqués dans le monde avant la crise. La plupart des vaccins sont inventés et produits en Europe. Il faut une ambition européenne avec une base française. J’ai proposé à l’État français de travailler sur la question. Malheureusement, je ne vois pas d’élan ni de volonté politique pour refaire de la France à travers l’Europe un pilier de la recherche et de la production pharmaceutique. Il existe un débat : la souveraineté pharmaceutique passe-t-elle avant tout par la souveraineté technologique, ou par la souveraineté en matière de production ? Il est incontestable qu’elle passe par la souveraineté technologique, comme on le constate avec la diplomatie des produits de santé. Cependant, on ne peut laisser 80 % des principes actifs produits en Asie comme nous l’a rappelé la crise. Même si ce sont des produits à moins forte valeur ajoutée, il faut une base de production régionale. Cette réflexion doit aussi se faire au niveau régional, pas forcément à l’échelle de l’Union européenne, mais en tout cas avec les pays voisins qui nous permettent de garder une souveraineté sur l’ensemble de la production pharmaceutique, même pour des produits moins innovants.

Mme Nathalie Coutinet. Cette question de double souveraineté est importante. Il y a la souveraineté en termes d’approvisionnement, qui a été perdue comme nous avons pu le constater sur la question des molécules chimiques, et la souveraineté en termes de R&D. Les logiques de profit des firmes sont telles que certaines aires thérapeutiques font l’objet de financements importants tandis que beaucoup de maladies risquent de ne pas avoir de solutions. L’antibiothérapie est un domaine dans lequel les firmes ne font pas de recherche. Sanofi a annoncé se désinvestir d’un certain nombre de problématiques de santé et le manque de médicaments dans un certain nombre d’aires thérapeutiques risque de devenir un problème.

La Covid-19 a également montré que les brevets pouvaient bloquer les possibilités de production. Des firmes pourraient refuser de céder ou vendre des brevets à la France qui se retrouverait sans certains médicaments. Cette situation s’est produite au moment de la pandémie du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) quand des pays du Sud n’ont pas eu accès à certains traitements à cause des mécanismes de licence obligatoire. Cela soulève la question de l’accès à l’innovation thérapeutique.

M. Frédéric Bizard. Dans le secteur de la santé, il faut certes une forme de planification et d’intervention importante de l’État. Toutefois, le secteur pharmaceutique est aussi un marché où entrent en jeu les questions d’attractivité des pays et de leur concurrence. Il est désolant que notre pays ait perdu en attractivité sans perdre la qualité de ses infrastructures ou de sa ressource humaine. La complexification du développement clinique a fait fuir tous les grands laboratoires, au point que, pendant la crise de la Covid-19, il n’y a pas eu de développement clinique d’un seul vaccin en France. Les candidats vaccins français comme Valneva ou Sanofi ont été développés à l’étranger. La Belgique prend des parts de marché aux autres pays en ayant beaucoup simplifié le développement clinique. Nous pouvons mettre en place des grands plans, mais il existe des initiatives simples à lancer pour redonner de la compétitivité et recréer de l’attractivité. Nous pouvons rester confiant car nous avons une base en matière d’infrastructures et de ressources humaines d’un excellent niveau, mais nous avons aussi l’art de gâcher ces atouts par une complexification des règles qui est difficile à justifier.

M. Sylvain Pichetti. Au niveau du médicament, excepté l’autorisation de mise sur le marché, rien n’est fait au niveau européen. Il n’y a pas de convergence sur l’évaluation de l’efficacité thérapeutique et de l’innovation. Pourtant, l’ASMR est utilisée en France comme marqueur de l’innovation thérapeutique et les Allemands se sont dotés il y a peu de temps d’un indicateur qui ressemble fortement au nôtre. Il y aurait donc bien un intérêt à converger au-delà de l’autorisation de mise sur le marché. En outre, l’industrie utilise beaucoup la différenciation des prix entre les pays. Elle a toujours intérêt à livrer un nouveau médicament d’abord en Allemagne et au Royaume-Uni : elle sait que le médicament y sera fortement rémunéré et les prix anglais et allemands sont souvent référencés dans les procédures d’external reference pricing, comme la procédure de « dépôt de prix » en France. Nous aurions donc intérêt à une harmonisation au niveau européen.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Monsieur Bizard, quel est votre avis sur les modes de financement ? Vous avez évoqué la financiarisation de l’industrie pharmaceutique. Est-ce qu’un dispositif européen comme l’Autorité de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire – Health Emergency Preparedness and Response Authority (HERA) qui se met en place, forme d’équivalent de la BARDA, vous semble une bonne mesure ? Quels devraient être son fonctionnement et sa gouvernance ?

M. le président Guillaume Kasbarian. Le modèle belge nous a été rapporté comme un vrai succès. Quels facteurs l’expliquent ? Quelles réformes seraient nécessaires pour parvenir à ce succès ?

Nos précédents invités ont affiché des positions divergentes sur le lien entre la question du remboursement du prix du médicament et la politique industrielle. Certains des économistes et experts que nous avons reçus pensent qu’il n’y a aucun lien et qu’il relève du mythe de penser qu’en augmentant le prix de remboursement, les industriels vont relocaliser ou augmenter leurs investissements. D’autres pensent que c’est un élément essentiel et qu’on peut difficilement demander aux investisseurs d’investir en France si on leur met des bâtons dans les roues lors de leur accès au marché et que le prix du médicament est fortement dégradé. Quel est votre positionnement dans ce débat ? Avez-vous des exemples pour étayer vos propos ? 

M. Frédéric Bizard. L’HERA va dans le bon sens, mais c’est un tel petit pas que je crains que ce dispositif ne soit peu efficace à court et moyen terme. Mme Coutinet a souligné le problème de capitalisation de nos sociétés de biotechnologies. Ce n’est pas un problème de faiblesse du capital-risque. Aux États-Unis, 80 % des sociétés de biotechnologies américaines sont financées par de l’argent public, par les agences que sont la BARDA et l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense – Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) en particulier. Le modèle économique de l’innovation pharmaceutique est incompatible avec le modèle du capital-risque, puisque le niveau d’échec est proche de 95 %, que la durée de développement est très longue et que le niveau de capital est très élevé.

Si l’HERA, avec ses 6 milliards d’euros de budget soit un milliard d’euros par an, a vocation à jouer ce rôle, c’est une bonne chose. Comme la BARDA, ce n’est pas une agence indépendante mais un bureau de la direction générale de la santé de la Commission européenne, ce qui est à mon sens pertinent. Toutefois, c’est un nain économique par rapport aux besoins des sociétés de biotechnologies. L’Allemagne a capitalisé ses sociétés très tôt au moment de la crise pour éviter que les États-Unis ne mettent la main dessus, ce qui avait été envisagé avec l’une d’entre elles. Il faut envisager un financement de nos sociétés de biotechnologies au niveau européen, mais les missions de l’HERA ne sont pas très claires : s’agira-t-il de sa mission principale ou sera-t-elle une agence qui va gérer les réserves stratégiques en cas de crise ? L’HERA semble très concentrée sur les crises sanitaires, à raison, mais toute la vie pharmaceutique ne peut tourner autour des crises sanitaires. Cette agence devrait favoriser l’innovation pharmaceutique au sens large en Europe en apportant du capital suffisant aux sociétés de biotechnologies prometteuses.

La Belgique a considérablement réduit le temps de réaction lors d’un dépôt de dossier, qui est de quelques jours contre plus d’un mois en France. La France a introduit beaucoup d’interventions liées à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et à l’éthique. J’attache une grande importance à l’éthique, mais une recherche clinique n’est pas très éthique à la base. Cet avis d’éthique rallonge les délais sans véritablement améliorer notre performance. Nous pouvons passer plus de temps à étudier un dossier, mais il faut alors voir les avantages d’avoir des délais supplémentaires. Le modèle belge est probablement excessivement léger, mais on peut tendre vers ce modèle tout en gardant des garanties qu’il ne propose pas.

Sur le débat que vous évoquez, je suis assez catégorique : je ne vois pas de raison de lier le prix du médicament à son lieu de production. Je ne pense pas que l’assurance maladie ou la sécurité sociale aient vocation à préserver ou développer la production pharmaceutique en France. C’est une erreur. C’est au ministère des Finances à Bercy qu’il faut voir s’il y a des baisses d’impôts de production par exemple. Économiquement, le prix doit correspondre à la valeur du médicament, et la valeur du médicament ne correspond pas à son lieu de production.

Il faut sortir de ce système à deux financeurs institutionnels que sont l’assurance maladie et les complémentaires santé. La France est la seule à avoir ce système, avec 14 % des dépenses pharmaceutiques remboursées par la sécurité sociale et 12 % par l’assurance maladie. Ce système contribue à la surconsommation de médicaments en France, ne serait-ce que parce qu’il faut en avoir pour son argent quand on cotise et qu’on a une complémentaire santé. Ce système est donc absurde et illisible. En outre, nos systèmes de financement et de régulation sont illisibles pour le citoyen consommateur de produits de santé, qui en est l’agent le plus important. Je pense qu’il faut passer à un seul financeur. Les médicaments qui sont remboursés ne doivent l’être que par la sécurité sociale. Des contrats d’assureurs privés pourraient être conservés pour des médicaments de confort, mais il faut simplifier et clarifier notre système de financement et dépolitiser la gestion du médicament.

Les taux intermédiaires à 15 % ou 30 % n’ont d’intérêt économique pour personne. Des molécules ont des niveaux de prix qu’elles ne devraient pas avoir ou sont remboursées alors qu’elles ne devraient pas l’être, ce qui ampute le budget disponible pour les molécules innovantes. Notre système se tire donc une balle dans le pied pour le financement des produits innovants.

La gestion de l’accès sur le marché dépend des budgets disponibles de l’assurance maladie. Les délais plus longs permettent aux services publics de gérer le budget en retardant l’accès au marché de molécules à prix élevé. Or le système doit encourager à prioriser l’accès au marché de ces molécules innovantes, en sélectionnant des produits innovants et remboursés de manière démocratique.

Il faut mettre de la démocratie sanitaire aussi dans la régulation du médicament. C’est aujourd’hui une boîte noire entre les financeurs et les hauts fonctionnaires. En encourageant ce système, l’industrie pharmaceutique participe à la dégradation de son image. Il suffirait d’y mettre des représentants de patients formés que l’État considérerait comme des acteurs à part entière. Nous allons proposer de faire des représentants de patients des professionnels de santé à part entière, de façon à ce que les choix difficiles soient opérés démocratiquement et mieux acceptés.

Mme Nathalie Coutinet. Je ne suis pas d’accord sur tout. Je connais mal le modèle belge donc je n’en dirai rien. Concernant l’HERA, je suis en partie d’accord avec M. Frédéric Bizard : c’est une bonne idée, car à mon sens il faut travailler au niveau européen, mais la machine est difficile à bouger. L’agence européenne du médicament bénéficie uniquement aux entreprises, qui se tournent vers ce guichet unique pour obtenir une autorisation de mise sur le marché, mais elle n’a aucun rôle vis-à-vis des patients. Elle pourrait sécuriser les approvisionnements et faire en sorte que la répartition de la production soit européenne.

Je diverge avec M. Bizard sur certains points. Le pouvoir politique pourrait exiger des acteurs pharmaceutiques, pour des raisons notamment de sécurisation de l’accès au médicament, qu’une partie des médicaments remboursés soit produite en France ou, de façon plus pertinente, sur le territoire européen. Les logiques financières sont telles que certaines molécules ne sont produites que dans une seule usine, ce qui entraîne une forte fragilité. Multiplier les sites de production pourrait être exigé par les pouvoirs publics. Pourquoi les pouvoirs publics se sont-ils autant désintéressés de ce secteur si essentiel ? Pourquoi ont-ils complètement laissé aux entreprises privées l’approvisionnement, la recherche et la production sans intervenir, alors que pour les économistes la santé est un bien tutélaire qui doit être régulé par la puissance publique ? La puissance publique a régulé l’activité à l’hôpital et l’arrivée des médecins mais a laissé le médicament dans le champ privé, ce qui est à mon sens une erreur.

La question du prix est l’excuse du syndicat Les entreprises du médicament (LEEM), qui prétend que si les prix augmentent des relocalisations se feront. Je n’y crois pas notamment en raison de la financiarisation. Les entreprises du médicament recherchent le profit. En outre, le LEEM est composé à 80 % par Sanofi seule et interroger le LEEM revient donc à recueillir la position de Sanofi.

Fixer un prix du médicament en fonction de sa valeur est quasiment impossible. J’ai assisté à un colloque à la Banque publique d’investissement (BPIfrance) où des startupers disaient qu’il n’y a pas de limite de prix au médicament. La valeur d’un médicament pour soigner des enfants contre la mucoviscidose n’a pas de prix. On ne peut donc uniquement fixer le prix d’un médicament sur sa valeur thérapeutique, car elle est infinie ; la vie n’a pas de prix. Il faut d’autres mécanismes que la détermination de la valeur pour fixer les prix des médicaments. Il s’agit aussi d’évaluer l’innovation. En cancérologie, beaucoup de médicaments qui arrivent sur le marché sont très peu innovants. En revanche, les prix sont plus élevés qu’ils ne le devraient pour un gain en innovation faible.

Sur la question du financeur unique, à mon sens le 100 % sécurité sociale doit s’appliquer pour le médicament, mais aussi pour les soins de santé. La médecine est à deux vitesses et distingue ceux qui ont une bonne couverture complémentaire pouvant accéder à des soins de qualité, et les autres qui n’ont que la sécurité sociale ou une mauvaise complémentaire et qui n’ont accès qu’à des systèmes de santé hospitaliers avec des temps d’attente très longs. Ce système de double financeurs n’est pas valable économiquement et il génère des inégalités importantes. On en connaît les raisons historiques, mais il faudrait réfléchir autrement aujourd’hui.

M. Sylvain Pichetti. Je ne ferai pas de commentaires sur le modèle belge que je ne connais pas suffisamment. Je suis d’accord avec le fait que nous n’avons pas vocation à fixer un prix en fonction de la localisation de la production et avec l’idée d’un ménage dans le panier des médicaments remboursables. M. Bizard parlait des médicaments remboursés à 15 %. Ce taux avait été créé pour éviter un déremboursement brutal des veinotoniques dont la France était alors la première industrie mondiale avec peut-être 231 références contre seulement 3 au Royaume-Uni. Ce déremboursement aurait été susceptible d’avoir un impact très fort pour l’industrie et ce sas de transition obéissait donc à une logique industrielle plus que médicale.

En France, on ne connaît pas véritablement le prix réel du médicament. Le CEPS connaît le montant global des remises accordées sur les médicaments, mais il faudrait une ventilation par classe thérapeutique pour approcher plus finement le prix réel des médicaments.

Concernant le rôle de CEPS dans l’édiction de règles de fixation des prix des médicaments, la France s’aligne pour le « dépôt de prix » sur les prix des médicaments tels qu’ils sont fixés en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni et en Allemagne. Nous ne sommes pas les seuls à utiliser cette formule de comparaison mais il est annoncé dans les autres pays de manière transparente dès le début si l’on choisit de s’établir sur le prix moyen ou sur le prix minimal. Il y a moins de clarté en France à ce niveau.

En matière de fixation des prix des médicaments génériques, on suit le principe de la décote, c’est-à-dire que le prix des médicaments génériques est fixé à moins 60 % du prix du princeps. Toutefois, les rapports détaillés du CEPS montrent l’existence d’un régime d’exception susceptible de déroger à la décote de 60 %.

Quelques améliorations ont tout de même eu lieu en France. Nous avons mis du temps à nous convertir à l’évaluation médico-économique et la mise en place de la Commission d’évaluation économique et de santé publique (CEESP) en 2008 permet d’éclairer la décision prise in fine par le CEPS.

M. Luc Lamirault. J’ai eu le sentiment que M. Bizard opposait souveraineté technologique et souveraineté industrielle. Je vois, pour ma part, une continuité entre les deux. Les télévisions étaient produites en Asie avec des technologies européennes, puis les Asiatiques ont fabriqué les écrans plats et les nouvelles technologies dans le domaine sont arrivées depuis leurs usines de production. Il est donc important de conserver de l’industrie pour avoir de la souveraineté technologique.

Comment expliquer que la plupart des laboratoires internationaux qui avaient construit des usines dans les années 1990, en négociant des prix avec l’État de manière notamment à augmenter l’export français, les ont toutes vendues à des façonniers dans les années 2000 ? Ce départ n’aurait-il pas tendance à nous inciter à remettre en place une régulation par le prix ?

Mme Nathalie Coutinet. J’aimerais d’abord ajouter qu’il y a un mythe, notamment répandu par le LEEM, sur le fait que le prix des médicaments serait plus faible en France. Une étude comparative sur l’ensemble des pays européens montre que la France est à moins 10 par rapport à d’autres pays. Surtout, nous avons moins de génériques que dans d’autres pays. Par conséquent, les industriels jouent de cette ambiguïté entre la moyenne des prix et le fait que nous avons moins de génériques donc plus de princeps qui sont plus rentables pour les firmes.

J’ai assisté à une soutenance de thèse passionnante sur l’externalisation de l’industrie pharmaceutique et la naissance des façonniers. La chercheuse montrait que c’est un moyen pour les firmes pharmaceutiques de récupérer la rente de production en faisant pression sur les prix. Les façonniers sont sous-traitants et donc dépendants du donneur d’ordre qui décide. La récupération de la rente de production des façonniers entraîne une pression très forte sur l’emploi et sur les conditions de travail des salariés. Ce phénomène se diffuse chez les producteurs des marques, comme Sanofi, car il y a une pression globale à la baisse sur les salaires.  La logique de l’externalisation est donc à mon sens une logique complètement financière.

M. Sylvain Pichetti. Le prix des princeps est en effet peu élevé. Quant au prix des génériques, certains pays ont une décote bien plus significative pouvant aller jusqu’à 90% tandis que la nôtre est de 60 %. Surtout, des modèles à gigantesques appels d’offres pour les médicaments génériques comme en Allemagne ou aux Pays-Bas permettent de réduire le coût des médicaments génériques de façon beaucoup plus drastique qu’en France.

M. Luc Lamirault. En Allemagne, 80 % des médicaments sont des génériques contre seulement 40 % en France. Faites-vous un lien entre le pourcentage de génériques et le pourcentage d’investissement en R&D qui peut être dépensé par l’État allemand, qui réalise plus d’économies sur les génériques ? Il y a assez peu de génériques en France, car le répertoire n’est pas assez large. Les députés ont voté dans la loi du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019 le fait que les médicaments hybrides puissent être considérés comme des génériques. La fixation des prix de moins 60 % pour les génériques est peut-être mal perçue. Cette réduction automatique fait que certains produits ne sont pas « génériquables » puisque leurs matières premières sont très élevées. Enfin, les prix du CEPS sont les mêmes pour plusieurs dosages de médicaments et le générique ne peut avoir le même prix sur les mêmes dosages. Il faudrait une régulation dans ce sens.

M. Sylvain Pichetti. Je souscris à votre analyse sur le manque de diffusion des génériques en France. Le répertoire n’est en effet pas assez large. Les causes en sont multiples. Les Français ont notamment une appétence globale pour les médicaments récents. L’idée que l’on consomme plus de médicaments que les autres était vraie jusqu’en 2000 et nous sommes toujours dans la fourchette haute de la consommation de médicaments, mais beaucoup de pays nous ont rattrapés. En revanche, au niveau structurel, la France accorde une place démesurée aux médicaments récents. Des leviers sont utilisés : la rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) a été mise en place pour accorder un bonus aux médecins qui atteignent des objectifs de santé publique et de prescription de médicaments génériques. C’est un certain succès, mais encore insuffisant, car on butte sur le problème de la taille du répertoire. Il faut inciter les médecins mais aussi les patients réticents à utiliser les génériques. Ce phénomène est assez singulier à la France et fait entrer en ligne de compte des questions culturelles. Il faut donc jouer sur plusieurs leviers pour améliorer la diffusion de ces médicaments génériques.

Mme Nathalie Coutinet. Au Royaume-Uni aussi, les génériques représentent 80 % des médicaments. La France fait bien partie des pays qui ont le moins de génériques.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Que pensez-vous des déclarations du Président de la République parlant des vaccins et des médicaments comme de biens communs ?

Mme Nathalie Coutinet. Les économistes travaillent beaucoup sur la question du bien commun. Dans la définition de la lauréate du Prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, un bien commun est une ressource gérée par un ensemble d’ayants droit, aussi bien des producteurs et des consommateurs, qui participent à la gouvernance du commun. Je ne pense pas que le Président de la République Emmanuel Macron voulait dire cela. Il soulevait la question de l’accès aux traitements, qui relève de la règle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et des brevets. Il existe des exceptions aux brevets : les licences volontaires et les licences obligatoires. Ces dernières donnent le droit à un pays de demander l’autorisation de produire un vaccin ou un médicament si c’est une question de santé publique. Or, ni la France ni aucun pays européen n’ont demandé à l’OMC de déclencher ce mécanisme, alors que nous nous trouvions dans ce cadre. En outre, quand l’Afrique du Sud et l’Inde ont demandé à ce que le vaccin soit libre de droits, les pays développés ont voté contre.

Le médicament devrait être considéré comme un bien commun. L’accès aux traitements devrait être garanti, ce qui s’oppose à la question des brevets tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui. Il n’est évidemment pas question de ne pas rémunérer l’innovation et les dépenses de R&D, mais. les entreprises pharmaceutiques font aujourd’hui une utilisation excessive des brevets. L’organisation non gouvernementale (ONG) de droit suisse Drugs for neglected diseases initiative (DNDi), financée notamment via l’Agence française de développement (AFD), a créé des communs de recherche de production pharmaceutique, à l’origine de la découverte d’un médicament contre la malaria. Il est donc possible de produire des médicaments sans droits de propriété ou avec des droits de propriété variables : les pays n’achètent pas ces médicaments au même prix selon leur niveau de développement.

Jusque dans les années 1960, il n’existait pas de brevet sur les médicaments. En France, un brevet spécial du médicament a été instauré à la fin des années 1950. L’État se réservait le droit de le retirer à son détenteur dans le cas d’un usage excessif avec un prix trop élevé par exemple, ou d’un usage tel qu’il n’y avait pas suffisamment de traitements. Le médicament était donc conçu comme devant être traité de manière particulière pour la question des brevets.

M. le président Guillaume Kasbarian. J’ai le sentiment que, pendant la crise sanitaire, le problème relevait moins d’une question de brevet que de capacité de production industrielle. S’il n’y avait pas du tout de brevet sur les vaccins, à combien estimez-vous la multiplication de la production ? C’est surtout le manque de matériel, de matières premières, de personnel formé, de logistique qui nous ont empêchés de monter rapidement en puissance industrielle.

Mme Nathalie Coutinet. Au moment même de la pandémie, nous n’avions pas la capacité de produire des vaccins, surtout à ARN messager, car la technologie était nouvelle. Par la suite, si Sanofi ou d’autres avaient eu accès à cette technologie, davantage de vaccins auraient été produits. Sanofi produit aujourd’hui des vaccins Pfizer. Moderna a annoncé qu’elle n’attaquerait pas les pays du Sud qui produiraient son vaccin. Avec un an de recul, on constate qu’un certain nombre de pays rencontrent des problèmes d’accès aux vaccins puisqu’à peine 3 % de la population en Afrique est vaccinée.

M. le président Guillaume Kasbarian. Vous semblez préconiser la fin du système de brevets. Quel serait alors le modèle de rémunération des laboratoires pour qu’ils puissent solliciter des capitaux et développer leurs recherches ? Considérez-vous autrement que la recherche est exclusivement publique et qu’elle devrait exclure toute logique économique ? Il m’est difficile d’imaginer un modèle sans aucun brevet pour les laboratoires dans un contexte de concurrence internationale.

Mme Nathalie Coutinet. Cette question des brevets ne peut s’envisager qu’au niveau européen ou international. Pendant les années entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1960 où il n’y avait pas de brevets, les inventions pharmaceutiques étaient protégées par le secret des affaires ou la réputation des laboratoires. Aujourd’hui, les choses sont plus complexes avec la diffusion de l’information. Les firmes de l’époque pratiquaient aussi l’ingénierie inverse (reverse engineering). La complexité des biotechnologies le permet beaucoup moins, car tout le monde n’est pas capable de les produire. Il n’y a donc pas nécessairement besoin de brevet.

Il ne s’agit peut-être pas de considérer le monde avec ou sans brevet, mais avec des brevets contrôlés. Les brevets permettent aux firmes de réaliser des profits immenses, financés par de l’argent public avec les cotisations sociales et la fiscalité. Ces brevets freinent l’accès de certains pays aux traitements. Envisageons un monde dans lequel les brevets permettraient de rémunérer les chercheurs de façon satisfaisante. 80 % des biotechnologies sont financées aux États-Unis par de l’argent public. Nous n’avons aucune transparence sur l’argent public alloué aux laboratoires et le secret fiscal du CIR renforce cette opacité. Il faudrait une loi qui donnerait aux citoyens et chercheurs accès aux données sur ces financements publics qui vont vers les laboratoires pharmaceutiques.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Vous évoquiez la question des génériques et d’une sous-consommation française. Faudrait-il des appels d’offres pour les spécialités « génériquables » ? Qui devrait les passer ?

M. Sylvain Pichetti. Une piste intéressante consisterait à miser sur les appels d’offres pour que les prix des génériques baissent significativement. Le prix des princeps est plus faible que dans les pays européens : en revanche, le prix du médicament générique est très élevé par rapport à l’Allemagne ou aux Pays-Bas.

Un problème de ce système est le renouvellement du stock de génériques tous les six mois, ce qui peut perturber les consommateurs car le conditionnement est un peu différent. Cette considération reste cependant infime au regard des économies réalisables. Le principe de la décote à 60 % est sans doute un peu timide par rapport aux autres pays. La sécurité sociale pourrait peut-être passer ces appels d’offres.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Pourriez-vous nous donner une idée du différentiel entre la France et l’Allemagne sur le générique ?

M. Sylvain Pichetti. Mes chiffres assez anciens montrent que le différentiel sur le comprimé de statine pouvait aller de 1 à 10 : un comprimé de statine générique coûtait 20 centimes en France contre 2 centimes aux Pays-Bas. Le différentiel dépend aussi du type de médicament.

M. le président Guillaume Kasbarian. Merci pour la clarté de vos propos. N’hésitez pas à nous transmettre des éléments supplémentaires non évoqués ici. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat les informations que vous jugerez utiles à la commission d’enquête et que nous n’avons pas évoquées ici.

 

L’audition s’achève à dix-sept heures trente.

 

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament

 

Réunion du mercredi 30 septembre 2021 à 14h30

 

Présents. – M. Philippe Berta, Mme Émilie Cariou, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, M. Luc Lamirault, M. Gérard Leseul

 

Excusés. – M. Bertrand Bouyx, Mme Jennifer De Temmerman, Mme Véronique Louwagie, M. Jacques Marilossian, M. Jean-Louis Touraine