Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, ouverte à la presse, conjointe avec la commission des Affaires étrangères, de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, sur la rupture de l’accord avec l’Australie relatif au programme de sous-marins du futur.


Mercredi 6 octobre 2021

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 5

session ordinaire de 2021-2022

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente, et M. Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des affaires étrangères


 


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La séance est ouverte à dix-sept heures trente.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean‑Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, dans le cadre de la troisième réunion que nous organisons avec Mme Françoise Dumas, présidente de la commission de la défense nationale et des forces armées, sur les développements de l’affaire dite AUKUS.

Les deux précédentes auditions nous ont permis de rencontrer les ambassadeurs de France aux États-Unis et en Australie. La semaine prochaine, nous auditionnerons Mme Florence Parly, ministre des armées. Ensuite, chacune de nos commissions poursuivra sa réflexion en fonction de ses compétences, mais nous nous réunirons de nouveau en commun si nous estimons qu’il y a lieu de le faire. Au Sénat, il n’existe qu’une seule commission, présidée par M. Christian Cambon, pour les affaires étrangères, la défense et les forces armées ; il y en a deux à l’Assemblée nationale, mais nous marchons, comme l’a dit le général de Gaulle à Mexico, « la mano en la mano ».

Monsieur le ministre, vous pourrez répondre aux interrogations et, peut-être, à une certaine anxiété qui ont vu le jour chez les parlementaires de nos deux commissions après l’événement sidérant et traumatisant qu’a été la rupture brutale, par les Australiens, du contrat qui avait été conclu avec la France et son remplacement par une « alliance » avec les États-Unis et le Royaume-Uni pour la construction de sous-marins à propulsion nucléaire – choix dont nous ne mesurons pas encore totalement la portée.

Je tiens à saluer la transparence dont le ministère des affaires étrangères a fait preuve vis-à-vis de la représentation nationale – j’imagine qu’il en est de même au ministère des armées. Nous avons pu échanger d’une façon très libre, à huis clos, avec les deux ambassadeurs que j’ai évoqués. L’audition d’aujourd’hui est ouverte à la presse car les grandes orientations et les conséquences politiques qu’il faut tirer de cet événement doivent être publiques.

Nous souhaitons vous interroger sur ce qui s’est passé, en Australie et aux États‑Unis, mais aussi sur ce qui suivra.

Nous nous intéressons tout particulièrement aux conditions dans lesquelles les États‑Unis ont pris leur décision, que nous avons vécue comme une rupture de confiance – ce sont les termes que vous avez employés – extrêmement violente et totalement injustifiée, compte tenu de la qualité des rapports qui nous unissaient à ce pays. Le fond de la décision qui a été prise peut se discuter ; ce que nous ne comprenons pas, c’est l’atmosphère de totale défiance vis‑à-vis de la République française, voire de complot, qui a entouré cette décision. Quelle est votre analyse ? Les déclarations, assez étonnantes, de l’ancien secrétaire d’État américain, M. Kerry, ont donné le sentiment que M. Biden n’avait quasiment pas été partie prenante dans une décision aussi capitale. Que s’est-il passé au sein de l’administration américaine ? D’où vient une telle brutalité à l’égard de la France ? Qu’est-ce qui explique cette décision que rien ne semble pouvoir justifier sur le plan de la rationalité diplomatique ?

Nous nous interrogeons également sur l’Australie. Notre ambassadeur dans ce pays nous a fourni des explications très intéressantes, mais nous souhaitons aussi vous entendre à ce sujet.

S’agissant de l’avenir, quelles seront les conséquences de cette affaire sur les relations de la France et des États-Unis avec la Chine et les États du Pacifique ? En quoi avons-nous une différence d’appréciation avec les États-Unis ? La décision prise par ce pays, par l’Australie et, un peu accessoirement, par le Royaume-Uni implique-t-elle une modification profonde de la relation stratégique avec la Chine ? D’une façon générale, nous sommes très inquiets du développement des tensions, notamment autour de Taïwan.

J’en viens aux relations transatlantiques. Depuis de nombreux mois, nous sommes engagés dans une négociation difficile – mais, nous l’espérons, créative – avec l’ensemble de nos partenaires, et d’abord les États-Unis, sur le nouveau concept stratégique de l’OTAN.

La première question qui se pose porte sur l’aire géographique de compétence de cette organisation. Doit-elle demeurer atlantique ou s’étendre au Pacifique ? Nous souhaitons naturellement vous entendre sur ce point. Deuxièmement, l’OTAN est-elle une organisation strictement militaire ou doit-elle s’occuper de politique et fournir un cadre, par exemple, pour les relations entre les puissances occidentales et la Chine ? Nous avons, là aussi, une approche assez prudente. Nous souhaitons notamment que le dialogue politique entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis ait lieu dans un autre cadre. Le troisième point concerne la portée et la nature du concept d’autonomie stratégique des Européens.

Nous sommes apparemment entrés dans un cycle de négociations qui s’est ouvert par le communiqué conjoint des présidents Biden et Macron et qui va se dérouler au cours des prochaines semaines. Nous verrons quels en seront les premiers développements – heureux ou malheureux – à Rome à la fin du mois d’octobre. Nous serons très attentifs à ce que vous nous direz, Monsieur le ministre, à propos de ces discussions avec les autorités américaines.

Mme la présidente Françoise Dumas. Monsieur le ministre, votre audition se justifie au moins par deux raisons. En votre qualité de ministre de l’Europe et des affaires étrangères, vous êtes au cœur de la crise diplomatique entraînée par la rupture du contrat entre la France et l’Australie. Il s’agit d’une crise avec ce pays, certes, mais aussi avec nos alliés américains et britanniques, et c’est une crise diplomatique autant qu’une crise de confiance, bien plus large. Votre audition se justifie également par votre qualité d’ancien ministre de la défense. Vous avez signé en décembre 2016, avec le Premier ministre australien, l’accord intergouvernemental aujourd’hui remis en cause. Vous êtes donc le mieux placé pour témoigner des motivations qui ont conduit les Australiens à signer ce contrat. À l’époque, aviez-vous perçu certaines réticences, réserves ou arrière-pensées du côté australien ? Qu’est-ce qui pourrait avoir motivé la rupture ?

Vous avez eu des mots très durs : vous avez notamment parlé de trahison. Nous comprenons encore mieux ce terme, qui a frappé les esprits, après avoir auditionné le président-directeur général de Naval Group et nos excellents ambassadeurs en Australie et aux États-Unis. Sans trahir le huis clos de ces auditions, on peut dire qu’elles ont montré sans contestation possible, au moyen du calendrier des faits et de nombreux exemples, l’existence d’une volonté délibérée et organisée, voire cynique, de nous tromper jusqu’à l’accord qui est finalement intervenu.

Pour justifier cette rupture, l’Australie a mis en avant l’évolution de ses besoins technico-opérationnels et sa volonté de passer, pour les sous-marins, de la propulsion conventionnelle à la propulsion nucléaire du fait de l’évolution de la menace chinoise. Nous percevons surtout qu’il s’agit d’un saut dans le vide et d’une volonté de s’en remettre exclusivement aux États-Unis pour protéger les intérêts de sécurité australiens. Au-delà de la forme, totalement inacceptable de la part de pays alliés, quelles raisons de fond justifient cette rupture ? Quelles en sont les causes ? Nous devinons beaucoup de choses, mais nous ne savons toujours pas le fin mot de l’histoire.

S’agissant des conséquences, nous souhaitons connaître votre sentiment sur le pacte AUKUS, qu’il faut bien considérer comme une nouvelle alliance militaire, entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, contre l’expansionnisme chinois dans l’Indo-Pacifique. Ce pacte est-il de nature à conforter la stabilité de la région ou, au contraire, à en accroître le caractère bipolaire, voire la conflictualité ?

Nous savons ce que le Président de la République a déclaré : la stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique ne change pas. Nous nous interrogeons toutefois sur la marge de manœuvre de notre pays, qui se définit comme une puissance d’équilibre. Ce qui s’est passé n’est pas seulement une rupture d’un contrat d’armement, mais une remise en cause de notre partenariat étroit avec l’Australie. Est-il encore possible d’échapper à une logique d’affrontement dans la région ? Par ailleurs, cette situation nouvelle ne renforce-t-elle pas les enjeux du prochain référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie ?

Concernant les États-Unis, nous avons lu le communiqué conjoint des présidents Macron et Biden, qui réaffirme l’importance stratégique pour les États-Unis de l’engagement de la France et de l’Union européenne dans la région indo-pacifique. Les États-Unis ont également reconnu « l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable […], complémentaire à l’OTAN ». Enfin, ce communiqué a annoncé un renforcement de l’appui des États-Unis aux opérations antiterroristes conduites au Sahel. On ne peut que s’en réjouir. Néanmoins, vous avez dit à plusieurs reprises, Monsieur le ministre, que vous attendiez non des mots, mais des actes. Quelles actions concrètes attendez-vous des États-Unis ?

Chacun a pu remarquer l’incroyable désinvolture de l’Australie, qui a annoncé la rupture du contrat le jour où l’Union européenne publiait sa stratégie pour l’Indo-Pacifique. Quel jugement portez-vous sur les réactions des pays de l’Union européenne ? Vous satisfont-elles ? Estimez-vous que cette crise est susceptible de renforcer la solidarité européenne et la volonté de promouvoir une autonomie stratégique ? Il n’existe plus beaucoup d’ambiguïté sur la priorité accordée par les États-Unis à l’Indo-Pacifique, au détriment de l’Europe.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Avant de revenir en détail sur les enjeux de la crise diplomatique actuelle et les initiatives que nous avons commencé à prendre avec nos différents partenaires pour en tirer toutes les conséquences, je rappellerai certains faits. Vous les connaissez déjà, et nos ambassadeurs ont dû vous en parler, mais il faut les mettre en perspective, d’autant que ces dernières semaines ont été émaillées de déclarations et de commentaires plus ou moins approximatifs dans les pays concernés et même en France.

En décembre 2016, en tant que ministre de la défense, j’ai signé un accord intergouvernemental avec le Premier ministre australien de l’époque, M. Turnbull. Cet accord posait le cadre d’une coopération destinée à assister l’Australie dans la création de sa propre industrie navale. L’accord est entré en vigueur en 2017, pour une période initiale de trente ans, renouvelable. L’Australie demandait une version conventionnelle de nos sous-marins à propulsion nucléaire, issus du programme Barracuda, et avait retenu l’offre de la société Naval Group, qui s’était engagée à ce que les futurs sous-marins aient 60 % de contenu australien. Au total, douze sous-marins de classe Attack devaient être construits. Plusieurs centaines d’ingénieurs et de personnels australiens devaient être formés dans le cadre d’un vaste transfert de compétences, et de nombreuses coopérations avaient été mises en place à cette fin. La construction devait commencer en 2023, pour une première mise à l’eau au début des années 2030. Ce projet s’inscrivait donc dans le temps long.

Naval Group était en compétition avec trois autres sociétés – japonaise, allemande et suédoise. Je rappelle que l’Australie dispose actuellement de six sous-marins de classe Collins de fabrication suédoise. Nous avions décidé de concourir en y mettant tous les moyens, même si on ne nous donnait, au départ, que très peu de chances, en raison des habitudes prises par l’Australie et du fait que le concurrent japonais était sans doute plus disponible. Nous avons gagné grâce à la qualité de notre offre, en particulier sur le plan technologique – c’est-à-dire un sous-marin de classe océanique à propulsion conventionnelle, dérivé du sous-marin à propulsion nucléaire Barracuda.

La question a eu beaucoup d’écho dans la presse australienne, y compris après la signature de l’accord. Des campagnes de presse contre le projet français, qui n’ont pas cessé, ont été organisées par toute une série d’acteurs qui n’y voyaient pas leur avantage, dans un pays où la presse de M. Murdoch couvre environ 70 % du lectorat.

Le programme se déroulait dans le cadre d’un partenariat industriel franco-américain, Naval Group étant associé à l’industriel américain Lockheed Martin pour le système de combat du sous-marin. Dès le départ, c’était donc une forme de partenariat industriel avec les États-Unis, qui apportaient leur appui au partenariat stratégique franco-australien. Depuis 2016, nous avions des contacts réguliers avec les Américains à ce sujet, au niveau politique.

En février 2019, la ministre des armées s’est rendue à Canberra, à l’invitation de son homologue, Christopher Pyne, pour assister à la signature du contrat-cadre, le Strategic Partnership Agreement (SPA), entre Naval Group et l’Australie. En novembre 2019, je me suis également rendu dans ce pays, notamment à Adélaïde, pour suivre de près l’évolution du programme, en lien avec mon homologue Marise Payne, qui était auparavant la ministre de la défense – et donc mon interlocutrice au moment de la signature du contrat. Je rappelle aussi que le Président de la République est allé en Australie en 2018 et qu’il a alors prononcé un discours important sur la stratégie indo-pacifique.

J’ai eu des contacts très réguliers avec Marise Payne tout au long de ces années, notamment en juin dernier à Londres, dans le cadre du G7, où j’ai été reçu à l’ambassade d’Australie pour des échanges approfondis – nous avons évidemment parlé de l’avancée du programme. Nos échanges, tant téléphoniques qu’en face-à-face, se poursuivaient d’une manière fluide.

Nous avons mis en œuvre la première phase du programme FSP (Future Submarine Program), à la satisfaction de notre partenaire australien. Comme pour tous les programmes industriels de cette ampleur – douze sous-marins, sur une durée de cinquante ans –, nous avons rencontré des défis, qui ont été accentués en 2020 par la pandémie de covid-19, mais nous les avons systématiquement surmontés, grâce à l’engagement des autorités politiques françaises et de l’industriel.

Ces défis ont été si bien surmontés que, le 15 septembre, jour de l’annonce de la rupture, Naval Group recevait une lettre confirmant la satisfaction des autorités australiennes, à la suite d’une revue stratégique, certifiant que le programme se déroulait conformément à leurs attentes et ouvrant la voie à la signature du contrat relatif à la deuxième phase du programme FSP, négociée au cours de l’été. M. Pommellet vous en dira sans doute plus sur le plan technique. Le contrat général, le SPA, se décompose en contrats gigognes, ce qui est normal sur une durée aussi longue. Ces contrats font, chacun, l’objet d’une discussion et d’une signature.

À partir de la rencontre entre le Président de la République et le Premier ministre australien le 15 juin dernier, nous sommes entrés dans une nouvelle phase du dialogue. À cette occasion, puis lors d’échanges à mon niveau – j’ai évoqué ces questions avec Marise Payne à Londres le 21 juin –, nous avons parlé du déroulement du projet sur le plan industriel. Le 16 juin, le Premier ministre australien, M. Morrison, a déclaré officiellement à la presse que le programme FSP était remis sur les rails – nous pourrons vous fournir des éléments sur ce point si vous le souhaitez. Dans le même temps, les Australiens nous ont parlé de l’évolution de leur analyse du contexte stratégique asiatique, du fait de la croissance des tensions avec la Chine. Ils nous ont indiqué qu’ils s’interrogeaient sur les besoins opérationnels de leurs forces armées, mais sans jamais remettre en cause le programme, ni soulever la question du mode de propulsion nucléaire, ni mentionner un autre accord.

J’ai reçu Antony Blinken au Quai d’Orsay le 25 juin dernier. Je lui ai rappelé les principes de notre position – la nécessité de défendre un espace indo-pacifique libre et ouvert – et j’ai cité l’exemple de la coopération engagée dans le domaine des sous-marins avec l’Australie et les États-Unis. Ni à cette occasion, ni dans nos échanges ultérieurs avec l’administration Biden, il n’a été fait mention d’un projet différent de celui dans lequel nous étions engagés avec les États-Unis pour la fourniture du système de combat, et il n’a absolument pas été question de discussions entre Américains et Australiens dans ce domaine. J’ai de nouveau rencontré Antony Blinken à Washington au mois de juillet : à aucun moment, il n’a été fait état de ce sujet, si ce n’est que j’ai souligné que la logique partenariale de notre stratégie indo-pacifique – y compris avec les États-Unis – me semblait une évolution positive pour la sécurité de l’ensemble de la zone.

La ministre des armées s’est également rendue à Washington en juillet. Un peu avant que je ne rencontre mon collègue Blinken, elle a échangé avec son homologue. Ils ont souligné la nécessité d’un partenariat renforcé pour travailler en équipe et être plus fort, selon les termes employés alors.

Le 30 août, une réunion ministérielle franco-australienne s’est tenue en format 2+2. Ce format faisait suite au renforcement de nos relations avec l’Australie – vous savez qu’il est réservé à quelques pays, comme le Japon et la Russie, même si nous ne nous sommes pas réunis depuis longtemps avec les Russes dans ce format. À l’issue de cette réunion des ministres des affaires étrangères et de la défense, nous avons publié une déclaration conjointe indiquant que « Les deux parties se sont engagées à approfondir la coopération dans le domaine des industries de défense et à améliorer leurs capacités de pointe dans la région. Les ministres ont souligné l’importance du programme des futurs sous-marins ». Cette déclaration date du 30 août, deux semaines avant l’annonce faite le 15 septembre. Voilà pourquoi je parle de trahison.

Je le redis catégoriquement devant vous, à aucun moment avant le 15 septembre les Australiens n’ont exprimé le souhait d’abandonner le programme des sous-marins de classe Attack, ni de mettre un terme à notre partenariat au profit du pacte tripartite qui a finalement été annoncé. À aucun moment, les Australiens n’ont exprimé le besoin de recourir à la technologie de la propulsion nucléaire, alors que nous les avions spécifiquement interrogés sur leur possible réflexion concernant le recours à cette option. À aucun moment, ils n’ont fait état de discussions engagées avec d’autres partenaires que la France. À aucun moment, notre partenaire américain et le Royaume-Uni n’ont pris l’initiative d’informer la France de contacts pris avec l’Australie en lien avec un projet alternatif. À aucun moment, notre partenaire américain n’a répondu aux interrogations que nous lui soumettions sur sa vision de l’état du projet que nous conduisions.

À quelques heures de l’annonce faite le 15 septembre, alertés par des fuites dans les journaux australiens, nous avons interrogé les autorités américaines sur la véracité des faits allégués par la presse. Nos interlocuteurs américains ont confirmé les informations à ce moment-là, après des mois de tromperie et de faux-semblants et malgré une mobilisation constante de notre part. D’où notre stupeur et notre consternation lorsque, dans l’après-midi du 15 septembre, quelques heures avant que la décision ne soit rendue publique par le président Biden et les Premiers ministres Morrison et Johnson, la France a été prévenue de la fin du programme par une lettre adressée au Président de la République par M. Morrison et par deux appels téléphoniques que Florence Parly et moi avons reçus de nos homologues australiens.

Les faits que je vous ai décrits démontrent qu’il n’y a eu de la part de la France, depuis 2016, ni naïveté ni légèreté dans l’accompagnement politique de ce projet majeur, et ce à tous les niveaux, qu’il s’agisse du Président de la République, de la ministre des armées, de moi-même ou de l’administration française.

Quand des difficultés industrielles ou techniques sont apparues, comme ce fut le cas en 2020, nous y avons répondu avec détermination, en lien avec l’industriel, et nous les avons résolues. Il était logique qu’il y ait, pour chaque partie des contrats, des discussions concernant les délais, la part australienne ou encore la montée en puissance, mais tout cela était réglé. Le président Pommellet pourra vous donner des détails techniques si vous le souhaitez.

Lorsque nos interlocuteurs australiens ont fait état d’une évolution de leur analyse de l’environnement stratégique, nous avons immédiatement été à leur contact, et à celui des Américains, pour en discuter, présenter notre vision des choses et faire part de notre disponibilité pour apporter une réponse.

Voilà les faits. Ils parlent d’eux-mêmes, si je puis dire.

Qu’en est-il des enjeux ? Ce ne sont pas seulement les intérêts industriels de la France qui sont en cause dans ce dossier, intérêts que nous défendrons d’ailleurs par tous les moyens légaux, puisqu’un contrat nous lie aux Australiens. L’enjeu, c’est aussi la place des Européens dans le monde d’aujourd’hui.

Il y va, d’abord, du sens de nos alliances et de nos partenariats. Un tel comportement n’est tout simplement pas acceptable, ni de la part des Australiens, avec lesquels nous avions approfondi notre partenariat stratégique et à l’écoute desquels nous avons toujours été, comme je vous l’ai dit, ni de la part de notre allié américain, car nous pensions que nous pouvions revenir avec lui à une logique de coordination confiante. J’ai eu l’occasion de m’exprimer à plusieurs reprises sur cet aspect du problème, avec des mots durs, que je maintiens devant vous.

L’enjeu pour les Européens, c’est aussi, ce qui n’est pas moins fondamental, la manière dont nous choisissons de répondre ensemble, en fonction de nos intérêts propres et de notre lecture commune de la situation, aux tensions et aux menaces, en particulier dans la zone indo-pacifique. L’AUKUS est, en fait, le nom d’un alignement sur une logique stratégique que nous ne partageons pas, mais qui se met progressivement en place aux États-Unis depuis l’administration Obama. C’est un alignement nouveau dans le cas de l’Australie, en rupture avec la volonté de souveraineté à l’origine du choix fait par l’ancien Premier ministre, Malcolm Turnbull. Il s’est exprimé récemment dans la presse australienne, et les mots qu’il a utilisés soulignent bien la rupture.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’abandon de souveraineté que représente le renoncement au programme Attack et sur le saut dans l’inconnu que constitue le choix de recourir à une technologie que les Australiens ne maîtrisent pas et ne maîtriseront pas à l’avenir. Ils se mettent ainsi entièrement à la merci des évolutions de la politique américaine. Je souhaite à notre partenaire australien, qui a fait le choix de la sécurité – justifié par l’aggravation des tensions avec la Chine – au détriment de la souveraineté, de ne pas découvrir plus tard qu’il a sacrifié les deux.

L’alignement du Royaume-Uni était, lui, parfaitement prévisible mais il reste décevant, et on ne voit toujours pas très bien quel rôle les Britanniques joueront dans le projet.

La voie suivie par ces pays n’est pas celle choisie par la France et par l’Union européenne, qui publiait sa propre stratégie pour l’Indo-Pacifique le jour même où l’accord américano-australien a été rendu public. Pour assumer pleinement la compétition avec la Chine, dont nous constatons la montée en puissance militaire, les visées hégémoniques et l’agressivité croissante, y compris au besoin par des moyens militaires, nous voulons pour notre part travailler à la construction, avec l’ensemble des acteurs et des pays de l’Indo-Pacifique, d’un modèle alternatif au modèle chinois, respectant pleinement la souveraineté de nos partenaires. Il s’agit de contrer la stratégie de la Chine, qui repose souvent sur un multilatéralisme de façade et consiste à prendre chacun des États de cette zone au piège d’un face-à-face asymétrique.

Afin de promouvoir le multilatéralisme que nous estimons nécessaire à la stabilité de l’Indo-Pacifique, nous entendons aider à desserrer l’étau et montrer dans tous les domaines – sécurité, commerce, connectivité, protection de l’environnement, développement, liberté de navigation, conformité au droit international – qu’une autre voie est possible. Une voie respectueuse des souverainetés nationales, une voie conforme au droit international et garante de la liberté de circulation en mer, une voie qui, tout en assumant pleinement le jeu des rapports de force, y compris militaires, ne fasse pas le lit des tensions et de la conflictualité.

Parce qu’elle est elle-même une nation de l’Indo-Pacifique, ayant des territoires dans les deux océans, près de 2 millions de ressortissants et une présence militaire permanente de 7 000 hommes et femmes, la France a été le fer de lance de cette stratégie alternative qui est désormais, depuis le 15 septembre, une stratégie européenne, comme en témoigne la communication conjointe publiée par la Commission et le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, en réponse au mandat qui leur avait été donné par le Conseil, le 19 avril dernier, de planifier des actions concrètes pour renforcer notre engagement stratégique dans cette région.

J’en viens aux conséquences.

Pour marquer la gravité de la situation, de cette rupture de confiance, de cette trahison, nous avons pris la décision de rappeler nos ambassadeurs en Australie et aux États-Unis. Les consultations que nous avons menées avec eux nous ont permis de clarifier les conséquences stratégiques de la crise et de préciser les initiatives à prendre pour y répondre.

Les premières conséquences concernent la relation transatlantique. Nous avons lancé avec les États-Unis un processus de consultations approfondies pour déterminer les actes nécessaires à un rétablissement de la confiance. Le Président de la République et le président Biden se sont entretenus par téléphone le 22 septembre. De mon côté, j’ai échangé le lendemain à New-York avec mon homologue américain, M. Blinken, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies où je représentais la France, et je l’ai de nouveau reçu à Paris hier pour poursuivre le dialogue. Ce sont à chaque fois des échanges en tête-à-tête substantiels et francs.

Des premiers engagements ont été pris par les États-Unis, notamment sur trois sujets importants : d’abord, la reconnaissance, par eux, de la nécessité d’une défense européenne plus forte, performante et respectée au sein de l’Alliance ; ensuite, la reconnaissance de l’importance stratégique de l’engagement de la France et de l’Union européenne dans la zone indo-pacifique ; enfin, un renforcement de l’appui des États-Unis aux opérations antiterroristes conduites par les États européens, notamment dans la région du Sahel.

Des consultations approfondies se poursuivent, dans la perspective d’un nouvel entretien que les deux présidents auront mi-octobre, puis d’une éventuelle rencontre en Europe autour de la réunion du G20 qui se tiendra à la fin du mois. Nous continuerons d’assurer, Antony Blinken et moi, un suivi extrêmement précis. Ce que je peux vous dire à ce stade, c’est que la crise que nous connaissons est grave, qu’elle ne s’achève pas simplement parce que le dialogue a été renoué, qu’elle va durer et qu’en sortir requerra des actes forts plutôt que des paroles. C’est d’ailleurs le constat fait publiquement par mon homologue il y a quelques jours à New-York, ainsi que dans son intervention télévisée d’hier soir.

S’agissant de l’Australie, une telle rupture de confiance appelle un examen et une remise à plat de nos coopérations. Les consultations que nous menons avec notre ambassadeur nous permettent de clarifier l’évolution que nous souhaitons introduire dans la relation bilatérale, que nous allons entièrement passer en revue à la lumière du choix qui a été fait, celui d’une intégration complète dans l’outil de défense américain et d’une perte totale de souveraineté.

Comme je l’ai précisé, le programme des sous-marins s’inscrivait dans un partenariat stratégique beaucoup plus large avec l’Australie, qui portait le joli nom d’AFiniti, pour Australie-France initiative – un nom qui montrait bien notre proximité, scellée par la convergence de nos intérêts stratégiques. Nous venions de nous engager dans une deuxième phase d’AFiniti.

Le fait que le pacte tripartite ait été annoncé le jour même de la diffusion de la stratégie européenne pour la région indo-pacifique est aussi révélateur de la distance créée entre l’Australie et l’Union européenne. Il en est très clairement de même s’agissant de la lutte contre le changement climatique. Il nous semble que la confirmation par le Premier ministre Morrison, à seulement quelques semaines de la COP26, de choix contraires à nos vues et à nos intérêts sur le climat et le charbon ne peut rester sans conséquences sur les relations entre l’Union européenne et l’Australie. Le fait que les Britanniques, qui organisent la conférence de Glasgow, soient convenus avec l’Australie d’un accord commercial sans prendre en compte l’accord de Paris est également préoccupant.

Nous ne pouvons que constater la perte de souveraineté de l’Australie, du fait de son intégration dans l’outil de défense américain. Nous n’avons pas fait le même choix, comme le montre le premier objectif de notre stratégie nationale pour l’Indo-Pacifique, qui est d’assurer l’intégrité de la souveraineté de la France et la protection de ses ressortissants, de ses territoires et de sa zone économique exclusive.

Il était indispensable de procéder à une revue complète de la relation bilatérale. J’ai désormais demandé à notre ambassadeur de rentrer à Canberra, avec deux missions : contribuer à redéfinir les termes de notre relation avec l’Australie, qui doit tirer toutes les conséquences de la rupture majeure de confiance avec le gouvernement en place, et défendre fermement nos intérêts dans la mise en œuvre concrète de la décision australienne de mettre fin au programme des sous‑marins.

Il va sans dire que la remise à plat de nos coopérations bilatérales n’aura pas d’impact sur notre détermination à rester pleinement engagés dans la région du Pacifique.

Quant aux Britanniques, s’ils veulent que nous puissions aller de l’avant et retrouver une forme de confiance, la balle est désormais dans leur camp. C’est ce que le Président de la République a indiqué très fermement au Premier ministre Boris Johnson il y a quelques jours. Mais avant toute chose, il faudra là aussi passer en revue notre relation : il faudra que Londres cesse de violer ses engagements, tant en ce qui concerne le protocole sur l’Irlande du Nord que l’accord de commerce et de coopération avec l’Union, en particulier s’agissant de la pêche ou en matière migratoire. De notre côté, comme l’a indiqué le Premier ministre hier, nous avons saisi la Commission du sujet des licences de pêche qui n’ont toujours pas été délivrées, d’une manière totalement indue. Nous sommes déterminés, en lien avec nos partenaires européens, à actionner tous les leviers politiques et juridiques à notre disposition. Il ne s’agit pas là d’un simple différend bilatéral, mais d’une question fondamentale qui concerne tous les Européens. Ce qui est en jeu, c’est la lettre et l’esprit de l’accord de commerce et de coopération.

Enfin, je voudrais partager quelques réflexions sur les conséquences de cette crise pour la France et les Européens.

Dans l’Indo-Pacifique, d’abord, nous devons poursuivre et accélérer la mise en œuvre de notre propre stratégie. Ce sera l’un des axes forts de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) au premier semestre 2022. Le choix fait par l’Australie n’a pas d’impact sur la stratégie globale de la France pour l’Indo-Pacifique, que nous déployons depuis plusieurs années avec nos partenaires dans la région – car il n’y a pas que l’Australie – et que nous approfondissons au niveau européen.

Il y a deux raisons à cela : d’abord, la France n’a pas attendu de signer un contrat avec l’Australie pour avoir des intérêts à défendre dans l’Indo-Pacifique, et ensuite nous ne pouvons tout simplement pas tourner le dos à une région dont dépendront 60 % du PIB mondial en 2030 et où se jouent aussi nos intérêts européens. Nos efforts, de la France et des Européens, aux côtés des partenaires clefs de la région ont vocation à s’inscrire dans la durée.

La crise suscitée par l’affaire AUKUS est bien plus qu’une crise bilatérale franco-américaine : il s’agit d’une véritable crise transatlantique. La sortie de crise ne sera donc pas seulement bilatérale. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité m’entretenir avec mes homologues européens. Même si nous ne parlons pas en leur nom dans les échanges que nous avons en ce moment avec les États-Unis, nous les tenons régulièrement informés de l’évolution de nos discussions. Je l’ai fait avec mes homologues des Vingt-Sept dès le 21 septembre à New-York, où une grande partie des ministres des affaires étrangères étaient présents.

Leurs multiples déclarations publiques et les échanges que j’ai eus avec eux ont montré la prise de conscience européenne de la nature transatlantique de la crise. Cette semaine, j’ai eu l’occasion de discuter de nouveau de la situation avec mes homologues allemand, italien, espagnol et polonais ainsi qu’avec le haut représentant de l’Union européenne, Josep Borrell.

Plus généralement, nous devons prendre en compte la décision américaine ainsi que ce qui vient de se passer en Afghanistan dans la réflexion stratégique européenne qui devra aboutir normalement, sous présidence française, à l’adoption de notre boussole stratégique. Ce document constituera en quelque sorte le premier Livre blanc de la défense et de la sécurité européennes.

Si l’Europe doit impérativement aller au bout de cette réflexion stratégique, c’est parce que le recentrement que notre allié américain a entamé il y a déjà dix ans sur une définition plus ciblée de ses intérêts fondamentaux nous met en demeure de nous donner les moyens d’agir de manière autonome lorsque nos intérêts de sécurité sont engagés ou que les valeurs auxquelles nous tenons sont en jeu. Faute de quoi, pour parler très clairement, nous nous placerions nous-mêmes dans une position de vulnérabilité et d’impuissance. Pour reprendre une formule de Mme Parly qui m’a beaucoup plu, soit l’Europe fait face, soit elle s’efface.

Dans le cadre de cette future boussole stratégique, nous travaillerons à définir une approche proprement européenne des menaces qui pèsent sur nous aujourd’hui, à renforcer nos capacités opérationnelles et industrielles, à établir ensemble des priorités claires en matière de partenariats, en particulier dans l’Indo-Pacifique mais aussi en Afrique, et à défendre nos intérêts et notre liberté dans ce qu’on appelle les espaces contestés, que ce soit dans les mers et les océans, qui redeviennent un espace de confrontation militaire et de rivalité économique, dans l’espace exo-atmosphérique, qui est désormais décisif, y compris pour la conduite des opérations au sol, ou bien sûr dans le cyberespace et l’espace informationnel, où apparaissent de nouvelles formes de conflictualité et de confrontation.

Il est urgent de renforcer encore l’Europe de la défense que nous construisons pas à pas, de façon concrète et pragmatique, depuis plusieurs années, avec le Fonds européen de la défense, la coopération structurée permanente et les opérations que nous menons ensemble, comme l’opération Irini en Méditerranée, l’opération EMASOH dans le Golfe ou la task force Takuba au Sahel. Il y va de notre sécurité et de notre souveraineté.

À mon sens, il y va aussi de l’avenir de l’Alliance atlantique. Je crois qu’on aurait tort d’y voir un paradoxe, car nous savions bien avant que la crise actuelle n’éclate que l’avenir de notre alliance passe par son rééquilibrage et par la refondation des liens entre les États-Unis et les Européens. Il ne s’agit pas de sortir de l’Alliance atlantique, bien entendu. Lors du dernier sommet de l’OTAN, le 14 juin, nous avons décidé d’engager une revue de son concept stratégique, et cette problématique sera au cœur des débats que nous aurons dans les mois qui viennent, dans la perspective du sommet de Madrid en 2022. Le traitement à l’OTAN des enjeux de l’Indo-Pacifique devra être discuté dans ce contexte.

Dans les circonstances politiques actuelles, il ne me semble pas inutile de rappeler que le cœur de métier de l’Alliance atlantique est la défense collective de l’espace euro-atlantique, garantie par l’article 5 du traité. La crise de l’AUKUS n’est pas une crise de l’article 5, qui reste pleinement valable : elle ne remet pas en cause cette mission centrale de l’OTAN. Mais nous devons donner la priorité aux fondamentaux de l’Alliance, en particulier dans la perspective du sommet de Madrid où doit être redéfini le concept stratégique de l’OTAN. Nous y sommes extrêmement vigilants.

Voilà, un peu rapidement, les faits, les enjeux et les conséquences que je tenais à exposer au préalable à propos de cette crise diplomatique, qui doit être un aiguillon pour les Européens en matière de souveraineté. Je ne sens d’ailleurs pas chez nos partenaires, et je m’en réjouis, de la compassion à l’égard de la France mais plutôt des interrogations sur la force du lien transatlantique et la nécessité de renforcer l’Europe de la défense, pour notre propre sécurité.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Merci monsieur le ministre, vous avez largement répondu à nos interrogations. S’il reste de la perplexité, c’est face à l’incertitude de la situation stratégique, quelques semaines après le début d’une crise qui est effectivement très profonde.

M. Jean-François Mbaye (LaREM). Merci en effet pour ces éclaircissements. En renonçant de manière unilatérale à ce qu’on a pu nommer le contrat du siècle, sous l’impulsion des États-Unis et du Royaume-Uni, l’Australie a fait bien davantage que manquer à ses engagements envers la société Naval Group. S’il n’est rien de plus précieux que la confiance qui doit régner entre alliés, il n’est de même rien de plus fragile : il est aisé d’y porter atteinte, mais la réparation des affronts qui lui sont faits réclame à la fois des efforts et du temps.

Les prémices de cette tâche de longue haleine, marquées par le déplacement en France du secrétaire d’État américain, avec lequel le Président de la République et vous-même vous êtes entretenus, montrent que le travail a commencé. Ces échanges de haut niveau sont doublement bienvenus, d’abord parce qu’ils permettent de vider efficacement la crise diplomatique, et parce qu’il serait inopportun d’occulter les autres dossiers dans lesquels une coopération forte avec les États-Unis demeure nécessaire.

Nous pouvons nous réjouir que, d’après le communiqué conjoint de l’Élysée et de la Maison-Blanche, Washington s’engage notamment à renforcer son appui aux opérations antiterroristes des Européens au Sahel et reconnaisse l’importance stratégique de l’engagement français et européen dans la région indo-pacifique.

Cette région est particulièrement importante pour notre pays, dont la zone économique exclusive se trouve en quasi-intégralité dans les océans Indien et Pacifique. La situation nous appelle donc à rester particulièrement vigilants quant aux évolutions des rapports géostratégiques que ne manquera pas de générer le pacte conclu entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni.

Enfin, la crise des sous-marins et la création de l’AUCUN démontrent plus que jamais la nécessité pour l’Union européenne de prendre des initiatives ambitieuses, à la hauteur des enjeux, pour assurer son autonomie stratégique sur le plan de la défense. Le communiqué conjoint fait explicitement état d’un renforcement d’une défense européenne complémentaire de celle de l’OTAN. C’est ce à quoi le Président de la République invite nos partenaires depuis son élection, en 2017. Nul doute que le sujet prendra une dimension particulière dans le cadre de la prochaine présidence française du Conseil de l’Union européenne.

De quelle manière notre pays entend-il faire de ces circonstances un levier politique pour convaincre nos partenaires européens de participer activement à la construction d’une défense européenne ? Quelle sera la place de l’OTAN dans ce processus ?

Comment notre pays et l’Union européenne seront-ils associés aux opérations qui seront effectuées dans le format AUKUS, et comment notre diplomatie et nos forces seront-elles employées compte tenu de l’évolution des rapports de force dans l’espace indo-pacifique ?

Enfin, quels rapprochements sont envisagés avec les pays de la région ?

M. Philippe Meyer (LR). Merci de nous avoir donné une chronologie précise de ce qui a précédé cette décision malheureuse, regrettable, humiliante pour notre pays, qui pèse sur notre industrie de défense, sur notre diplomatie et sur la relation franco-américaine, aussi bien sur le fond que sur la forme.

Inutile de se référer à l’histoire des relations franco-américaines pour mesurer l’ampleur de notre désillusion. Je pense tout particulièrement aux salariés de Naval Group : aucune faute n’a été commise par ce groupe remarquable. Vous employez pour qualifier ce brutal revirement des mots forts que nous sommes nombreux à partager.

Quelles sont les mesures concrètes que le Gouvernement compte prendre avec nos alliés européens contre les pays de cette alliance AUKUS, qui ont choisi de nous tourner le dos ? Au‑delà des mesures symboliques nécessaires, comme le rappel temporaire de nos ambassadeurs ou encore les échanges et les remises à plat évoqués, la réponse ne doit-elle pas être européenne ? Quelle est la nature de vos échanges à ce sujet avec vos homologues européens, à New York et lors des prochaines rencontres ? Peut-on espérer une réplique commune et le soutien des principaux pays européens, à défaut de pouvoir réunir l’ensemble des Vingt-Sept, ce qui grandirait l’UE ?

M. Michel Fanget (Dem). Le 15 septembre dernier, l’annonce unilatérale de la rupture du contrat de partenariat conclu en 2016 avec l’Australie pour la fourniture de douze sous‑marins, évalué à 56 milliards d’euros, nous a plongés dans une crise diplomatique d’une gravité exceptionnelle. Le rappel inédit de nos ambassadeurs aux États-Unis et en Australie ainsi que leur audition par les parlementaires des commissions des affaires étrangères et de la défense ont bien traduit la colère de la France, mise devant le fait accompli, trahie et humiliée par des pays alliés avec lesquels elle avait signé des engagements mutuels.

Au-delà d’une crise diplomatique majeure qui met à mal notre stratégie dans la zone indo-pacifique, et au-delà des conséquences industrielles significatives, il s’agit d’une remise en cause de la non-prolifération nucléaire. Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), sur lequel Jean-Paul Lecoq et moi avons produit un rapport d’information, se trouve de fait considérablement fragilisé.

Le partenariat stratégique entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni prévoit la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire utilisant de l’uranium très enrichi, à plus de 90 %. La France était, à cet égard, en mesure de proposer une solution enrichie à 30 %. Exporter le savoir-faire américain en Australie pourrait inciter les États de la région à se doter de ce type de submersibles – je pense en particulier à ce que pourraient faire la Chine et la Russie.

Par ailleurs, nous rencontrons de très vives tensions avec l’Iran, signataire de l’accord de Vienne de 2015. L’Europe et la France, qui mettent beaucoup d’énergie à contenir la situation, vont devoir s’investir dans le sujet majeur et de plus en plus complexe de la prolifération, dont les États-Unis ne font plus une priorité.

En janvier 2022, doit se tenir à New York la dixième conférence de révision du TNP, qui a été conclu en 1968 entre les États alors dotés de l’arme nucléaire et qui présentait jusque‑là un bilan plutôt positif. On comprend combien le torpillage du contrat français par les États-Unis peut avoir des conséquences sur l’équilibre nucléaire dans le monde.

Monsieur le ministre, à l’heure où les experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique nous alertent sur les risques pesant sur la non-prolifération, dans quelle mesure pensez-vous que la révision du traité et les discussions à venir avec l’Iran peuvent être affectées par la grave crise en cours ?

M. Alain David (SOC). Vous avez parlé, Monsieur le ministre, de trahison et de coup dans le dos quand le Premier ministre australien évoquait, lui, un changement de besoin lié à l’expansionnisme chinois dans la région. Effectivement, l’inquiétude est vive devant l’attitude des Chinois, qui pénètrent sans cesse dans les eaux territoriales australiennes et multiplient les menaces directes vis-à-vis de Taïwan.

La plupart des observateurs considèrent que ce dédit australien, aussi brutal soit-il, était en germe depuis de nombreux mois. Avec la conclusion du pacte AUKUS, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis montrent leur volonté d’être dotés d’équipements militaires et d’armes adaptées et compatibles en cas de conflit majeur avec la Chine. C’est en tout cas ce qu’on nous dit.

La France souhaite manifestement jouer un rôle autonome dans la région, en ne s’alignant ni sur les États-Unis, ni sur la Chine. Comme cela a été rappelé, elle est la puissance européenne du Pacifique, avec 2 millions de ressortissants et 7 000 militaires présents.

Un échange a fini par avoir lieu entre le Président de la République et le président Biden, ce qui était la moindre des choses entre pays supposément alliés et partenaires. À ce propos, nous avons regretté que le Président de la République, toujours si prompt à venir nous expliquer comment l’on ajuste les masques, ne nous ait pas informés de la situation que traverse notre pays.

Monsieur le ministre, alors que nos collègues sénateurs vont lancer une commission d’enquête sur cette bien triste affaire et que notre propre commission s’est interrogée sur l’instauration d’une mission d’information, pouvez-vous nous expliquer clairement comment il se fait que ni l’Élysée, ni Matignon, ni le Quai d’Orsay, ni nos ambassades, ni nos services de renseignements n’aient vu, su ou entendu quoi que ce soit de ce qui se tramait avant l’annonce du 15 septembre ?

Quant aux relations avec les États-Unis, malgré la visite en France de votre homologue, elles ne semblent pas trop avancer, si ce n’est en paroles. Vous souhaitez des actes. Nous aussi, et nous souhaitons que vous soyez entendu sur ce point.

M. Jean-Charles Larsonneur (Agir ens). La surprise passée, la poussière retombée, il apparaît que la voix de la France continue de compter, plus que jamais, dans la zone indo‑pacifique et au-delà, car elle dessine au fond une option alternative au récit par trop binaire d’une inévitable escalade sino-américaine. Elle trace une voie en matière de sécurité régionale, mais aussi de souveraineté des États riverains, avec une approche plus multilatérale de la recherche de la liberté de navigation.

Si elle doit être réexaminée à la lumière du revirement australien, cette stratégie demeure d’actualité, et pleine d’intérêt pour les pays de la zone. Le récent échange téléphonique entre le Président de la République, Emmanuel Macron, et le Premier ministre indien, Narendra Modi, en témoigne.

En outre, une vision stratégique européenne pour la zone est maintenant sur la table. À l’occasion de la présidence française l’an prochain, il nous faudra convaincre nos camarades européens de l’intérêt de s’impliquer dans cette zone, mais aussi les rallier encore davantage au concept d’autonomie stratégique, qui ne doit pas être vu comme une finalité en soi mais bien comme un moyen de dépasser la nouvelle bipolarité qui se dessine. Je relève d’ailleurs que le communiqué conjoint des présidents Macron et Biden souligne l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable, complémentaire de l’OTAN.

S’agissant précisément de l’Alliance atlantique, le revirement australien confirme le diagnostic du Président de la République sur l’insuffisance de la coordination politique. À l’initiative de la France, une importante réflexion est en cours, et doit aboutir au sommet de Madrid, en 2022.

Dans son discours sur l’état de l’Union, Ursula von der Leyen a annoncé une déclaration conjointe de l’UE et de l’OTAN d’ici à la fin de l’année. Pourriez-vous nous en dire davantage sur les propositions concrètes que vous formulerez concernant le rôle de la défense européenne dans le cadre de la PFUE et en prévision du sommet de Madrid ?

Enfin, je voudrais revenir sur la relation franco-britannique. Les traités de Lancaster House qui nous lient au Royaume-Uni permettent des projets structurants pour notre autonomie stratégique dans le nucléaire, les missiles ou encore la guerre des mines, auxquels nous sommes très attachés. Après le report du sommet franco-britannique prévu initialement les 22 et 23 septembre derniers, vers quoi se dirige, au fond, la relation avec nos amis britanniques, dans un contexte très difficile qui inclut les questions migratoires, de la pêche et de l’Irlande du Nord ?

M. Alexis Corbière (FI). Vos propos comme toujours assez francs et détaillés, Monsieur le ministre, sont assez conformes à ceux que M. l’ambassadeur de France aux États‑Unis nous a tenus. Aussi vous poserai-je la même question qu’à lui, mais votre statut de ministre donnera une autre dimension à la réponse.

Il faudrait se féliciter, après cette crise, du fait que le communiqué du 22 septembre de M. Biden et de M. Macron remettrait en quelque sorte les choses en ordre.

Ce communiqué prévoit des avancées sur trois points : une action commune dans l’Indo-Pacifique, désormais – pardon de simplifier –, une intervention commune dans le Sahel – mais vu combien nous y sommes dépendants du renseignement américain, je ne sais pas bien ce que cela change – et enfin, chose dont le Président de la République parle souvent, l’acceptation de la part de nos amis américains d’une force de défense européenne opérant dans le cadre d’une autonomie stratégique.

Lorsque M. l’ambassadeur nous a présenté les choses ainsi, j’ai dit que je n’en croyais pas un mot. Depuis, j’ai lu le véritable communiqué, dans lequel les deux présidents soulignent « l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable, qui contribue positivement à la sécurité globale et transatlantique et est complémentaire à l’OTAN. » Une défense complémentaire à l’OTAN, de mon point de vue, ce n’est pas la même chose qu’une force de défense autonome. Tout le débat est là.

Ce que nous avons appris à nos dépens, même si les États-Unis et le peuple américain restent des amis, c’est que quel que soit leur président, et même si M. Biden est sans doute humainement plus sympathique que M. Trump, ils ont leur propre agenda, poursuivent leur propre stratégie et défendent leurs propres intérêts. Or ces intérêts passent par le fait qu’il n’y ait pas de défense européenne autonome, ni même au sein de l’Europe un pays qui pousse à l’indépendance et au non-alignement, rôle que selon nous la France devrait jouer.

Ne croyez-vous pas qu’il faudrait au moins en tirer la conclusion que nous devons quitter le commandement intégré de l’OTAN, pour entretenir avec nos amis américains des relations de puissance à puissance, dans le respect et la volonté commune, toujours, d’éviter des conflits, et sans nous mettre dans la roue des États-Unis d’Amérique qui, sur nombre de sujets, ont un discours de plus en plus belliqueux, dans lequel nous ne devons pas nous retrouver entraînés ? Nous avions quitté le commandement intégré de l’OTAN en 1966, à l’époque du général de Gaulle, et il ne me semble pas que nous ayons été jusqu’en 2008 une puissance de second rang ; nous étions même peut-être plus respectés qu’aujourd’hui.

M. Jean Lassalle (LT). J’ai personnellement apprécié, Monsieur le ministre, l’effort qu’a déployé le Gouvernement depuis cette malheureuse affaire pour nous donner des explications, nous permettre de débattre et de poser toutes les questions que nous jugions nécessaires. Même si cela ne répond pas à tout, je trouve que cela contribue à l’union nationale.

Maintenant, que vont faire les Britanniques, dont Mme la ministre de la défense nous a dit hier qu’ils avaient quasiment le même budget militaire que nous ? J’ai été frappé, sans en être vraiment surpris, de la faiblesse du budget européen en comparaison.

Les Britanniques ont choisi de quitter l’Union européenne. Ils nous laissent le soin de fournir son parapluie, ce qui n’est pas tout à fait gratuit, peut-être de nous occuper de la fin de l’Afghanistan, et peut-être un peu aussi du Sahel. Et eux retrouvent leur place dans les grandes affaires du monde, comme c’était leur habitude et la nôtre, aussi, pendant quelques siècles.

Je me demande comment se traduira le brin d’amertume qu’il leur reste à notre égard – nous leur avons un peu compliqué la tâche au moment du Brexit, avec les Irlandais et les Écossais, et les Britanniques n’oublient jamais rien ! Je me demande quelle va être leur place et comment ils vont se distinguer. Nos habitudes de travail avec eux ne risquent-elles pas de s’en trouver quelque peu changées ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je m’interroge pour ma part sur le degré de solidarité dont nos partenaires européens font preuve. Nous avons des sentiments mêlés à cet égard.

Nous avons d’abord ressenti un retard à l’allumage assez important dans les manifestations de solidarité à notre égard. Si j’étais pessimiste, je dirais même que certains ne trouvaient peut-être pas tout à fait dramatique que les Français, qui faisaient les malins depuis pas mal de temps en Europe, aient pris un coup sur le nez.

Nous avons ensuite eu le sentiment, bien différent, que les Européens prenaient conscience qu’il ne s’agissait pas d’une affaire franco-américaine, que le comportement américain, la brutalité de ce revirement, suivant la brutalité du retrait d’Afghanistan, étaient le signe d’une certaine instabilité, d’une certaine désinvolture à l’égard des engagements pris, et que si nous étions les victimes en l’occurrence, chacun pouvait le devenir à son tour.

Certaines déclarations, de Mme Ursula von der Leyen, de M. Charles Michel, du ministre allemand Heiko Maas, sont intéressantes à cet égard. J’aimerais vraiment que vous nous disiez quelque chose, Monsieur le ministre, même si je sais bien que vous ne direz pas tout, de la nature des relations que vous entretenez avec vos partenaires, des conversations que vous avez avec eux. Avez-vous ou non le sentiment de les avoir avec vous dans la négociation qui s’ouvre sur la redéfinition de l’OTAN ?

L’admonestation faite par les Américains est générale, elle s’adresse à tous les Européens.

Nous avons beaucoup discuté de l’OTAN ces dernières années. Le président Macron a d’abord tenu des propos très durs, et apparemment justifiés, évoquant « la mort cérébrale » de l’Alliance atlantique, puis nous avons eu le sentiment que les choses étaient en train de bouger, comme vous l’aviez d’ailleurs vous-même expliqué devant la commission des affaires étrangères. Elles ont tellement bougé que l’AUKUS a été créé !

Il ne faudrait pas que le communiqué conjoint du président des États-Unis et du président de la République française débouche sur des clopinettes. Face à un monde qui change, nous n’attendons pas une remise en cause mais une redéfinition en profondeur de nos relations dans la mise en œuvre de la sécurité occidentale. Avez-vous le sentiment que nous sommes en mesure, avec nos partenaires européens, d’obtenir dans les mois qui viennent des avancées substantielles, ne se limitant pas à un aménagement de façade ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. La crise actuelle présente quatre aspects qui s’entremêlent et qui méritent chacun une attention particulière. Premièrement, d’un point de vue strictement franco-australien, le gouvernement australien a trahi un partenaire avec lequel il avait conclu un accord ; il importera de poursuivre nos discussions afin de clarifier certaines choses quant à cette rupture d’engagement. Deuxièmement, la crise actuelle marque une rupture de confiance, sur un sujet majeur, avec deux de nos alliés au sein de l’Alliance atlantique, les États‑Unis et le Royaume-Uni. Troisièmement, nous voyons dans l’espace indo-pacifique l’affirmation d’une forme d’alliance militaire, avec une logique confrontationnelle, entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Quatrièmement, nous assistons à l’arrivée du nucléaire dans cette zone géographique, par le biais de la propulsion. La combinaison de ces quatre aspects rend la crise très importante et très grave. Nous devons en prendre toute la mesure.

Pour tout vous dire, j’entretiens avec Antony Blinken des relations très amicales. Je le connais depuis longtemps – bien avant qu’il n’occupe ses fonctions actuelles. Nos échanges sont cordiaux et je pense que nous nous estimons réciproquement. Cette proximité et cette amitié permettent la franchise, et je peux vous dire que nos récents échanges ont été d’une très grande franchise ! Ce ne sont pas nos deux personnes qui sont en jeu, mais nos deux pays.

Pour sortir de la crise de confiance entre la France et les États-Unis, nous aurons besoin de temps. Certains actes devront être posés, et mes discussions avec Antony Blinken portent sur la manière dont nous parviendrons à ces actes, selon le calendrier que vous connaissez. Un nouvel entretien téléphonique entre les deux présidents sera organisé mi-octobre, et une première série de décisions et d’orientations pourraient être annoncées à l’occasion du G20.

Sur chacun des trois paquets que j’ai évoqués dans mon propos liminaire et qui sont cités dans le communiqué conjoint des deux présidents, nous sommes en train de travailler, avec nos collaborateurs, parfois en tête à tête, pour obtenir des résultats. Nous essayons de sortir de cette crise par le haut, mais face à une rupture de confiance de cette ampleur, dans les quatre dimensions que je viens d’indiquer – même si les États-Unis ne sont directement concernés que par trois d’entre elles –, il faut du temps.

Le premier paquet de discussions géopolitiques concerne la nécessaire reconnaissance, par les États-Unis, que la défense européenne doit être plus forte, plus performante et plus reconnue. À cet égard, il faudra changer de paradigme au sein de l’OTAN, où certains responsables, même de très haut niveau, considèrent encore, comme dans les années quatre-vingt-dix, qu’une Europe plus capable et plus autonome en matière de défense pourrait mettre l’OTAN en danger. Pour notre part, nous sommes de ceux qui pensent qu’une alliance rééquilibrée, où chacun assume sa part de responsabilité, est une alliance plus forte et plus crédible. Cette idée doit être défendue et concrétisée.

Le deuxième paquet concerne la région indo-pacifique, où nous avons avec les États-Unis une divergence d’approche. J’ai expliqué dans mon propos introductif que nous n’étions pas dans une logique d’affirmation confrontationnelle. Notre stratégie indo-pacifique tient compte de la militarisation croissante de la Chine, mais elle intègre bien d’autres aspects que les sujets militaires – je pense aux enjeux liés à la liberté de navigation, aux enjeux de sécurité en mer, aux enjeux environnementaux ou encore aux enjeux de développement. Nous entendons respecter la souveraineté de l’ensemble des acteurs et de nos partenaires dans la région, car il n’y a pas que l’Australie ! L’Inde, la Malaisie, Singapour et l’Indonésie sont aussi de grands pays, avec lesquels nous avons des relations fortes, étroites et suivies, que nous allons encore renforcer dans le cadre de notre stratégie indo-pacifique. Lors de la présidence française de l’Union européenne, nous organiserons d’ailleurs à Paris un sommet indo-pacifique : cet événement s’inscrira dans le prolongement des enseignements tirés de la crise actuelle.

Le troisième paquet porte sur le soutien que les États-Unis peuvent nous apporter dans la lutte contre le terrorisme, singulièrement au Sahel.

Monsieur Corbière, vous avez à juste titre constaté notre désaccord. Je le répète, il ne s’agit pas d’une crise de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, mais d’une crise de confiance entre partenaires. Nous voulons que les travaux préparatoires au sommet de Madrid, au cours duquel doit être défini un nouveau concept stratégique de l’OTAN, s’en tiennent aux fondamentaux de l’Alliance, à savoir la sécurité collective de l’espace euro-atlantique. Certes, l’OTAN peut être un lieu où l’on parle d’autres menaces, mais elle ne doit pas dévier de sa vocation. Que les choses soient claires, Monsieur le président : nous ne souhaitons pas la dispersion, l’extension ou la dilution de l’OTAN. Nous parlons ici de questions importantes, sur lesquelles je travaille avec Antony Blinken, en toute amitié mais aussi en toute franchise – nous nous estimons tous les deux, mais cela ne nous empêche pas de confronter nos points de vue. J’espère que nous ferons de cette crise une opportunité et que nous en sortirons par le haut.

Revenons à l’Australie. Il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. Supposons que c’est bien en raison de l’aggravation de la menace chinoise que les autorités australiennes ont brutalement décidé de se doter de sous-marins nucléaires pour répondre à cette urgence. Or ce pays n’a ni expérience, ni culture nucléaire ; aussi, je crains que le premier sous-marin nucléaire australien ne soit opérationnel que très tard. Je vois là une contradiction que je n’explique pas, qui relève des autorités australiennes mais qui mérite d’être soulevée.

Je ne suis pas le seul à poser cette question : j’ai lu avec beaucoup d’attention l’intervention de M. Turnbull, le prédécesseur de M. Morrison, le 29 septembre devant le National Press Club : « Dans le tourbillon des éclats médiatiques, l’impression a été créée que le gouvernement australien avait remplacé un sous-marin conventionnel français par un sous-marin à propulsion nucléaire américain ou britannique. Ce n’est pas le cas. L’Australie n’a maintenant plus aucun programme de sous-marins. […] Rien n’est agréé. Il n’y a pas de plan, pas de budget, pas de contrat. La seule certitude est que nous n’aurons pas de nouveaux sous-marins pour les vingt prochaines années et que leur coût sera beaucoup plus élevé que les sous-marins français. […] Le premier des sous-marins de la classe Attack devait être mis à l’eau d’ici 2 032. » D’autres anciens Premiers ministres australiens ont fait des déclarations allant dans le même sens : M. Keating et M. Rudd ont tenu des propos très proches de ceux de M. Turnbull, y compris dans la presse française.

Vous m’avez demandé, Monsieur David, si je savais que quelque chose se tramait. La réponse est non, même si certains de vos amis pensent le contraire. Mais dans la déclaration très solennelle des chefs de gouvernement australien, américain et britannique, il n’est pas annoncé autre chose que la réalisation d’une étude pendant dix-huit mois. On imagine bien que tout cela a été organisé dans le secret le plus total : ces conditions ne permettent pas d’aller très loin et de déterminer précisément qui va faire quoi, comment et quand, d’où la nécessité de réaliser une étude. C’est pourquoi certains de nos interlocuteurs australiens qualifient ce qui a été annoncé de « projet de projet ». Je m’interroge sur cette situation, mais ce sont des choix que l’Australie a faits en toute souveraineté.

Je profite de ces premières réponses pour vous citer un point de l’accord intergouvernemental que j’ai signé en 2016 avec le Premier ministre australien Malcolm Turnbull. Dans le cas d’une dénonciation par l’une des parties, l’effet n’est pas immédiat. « Les parties se consultent […] dans le but de permettre le maintien en vigueur du présent accord. » « Si aucun terrain d’entente commun n’est trouvé dans les douze mois et si une partie n’accepte pas le maintien en vigueur du présent accord, la dénonciation prend effet vingt-quatre mois après la réception de la notification. » Cet accord engage nos deux pays : c’est donc sur cette base que nous commençons des discussions qui risquent d’être toniques avec les autorités australiennes. Je dis cela pour qu’elles s’en souviennent, puisque notre réunion est publique.

Nous sommes bien d’accord, Monsieur Meyer, il faut des mesures concrètes. Je vous ai exposé les sujets sur lesquels nous travaillons, dans le cadre des trois piliers, et nos échanges ne peuvent se traduire que par des actes. J’ajoute que nous devons avoir, à l’échelle de l’Union européenne, des discussions avec les États-Unis d’Amérique sur les sujets « civils », en particulier dans le domaine commercial et le domaine numérique. Si nous voulons que la relation transatlantique soit au service de nos intérêts communs, il faut que les lignes bougent sur tous ces sujets. Au-delà du cadre franco-américain, nous devons renforcer le lien entre l’Union européenne et les États-Unis ; il n’est pas anodin que le haut représentant de l’Union se rende à Washington la semaine prochaine pour évoquer toutes ces questions.

Monsieur Mbaye, j’ai déjà répondu à votre question relative au rapprochement de la France avec d’autres pays de la région indo-pacifique. Nous avons eu des discussions, y compris à New York, avec plusieurs ministres des affaires étrangères des pays concernés.

Monsieur Bourlanges, il y a un lien entre cette crise et la crise afghane. La sortie de cette dernière a été difficile à gérer : beaucoup s’en sont émus, mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui. Il y a un lien entre le retrait américain accéléré en Afghanistan et la création de l’AUKUS : les États-Unis se replient sur leurs intérêts prioritaires. Leur principal sujet d’inquiétude, en matière de sécurité, est la montée en puissance de la Chine ; dès lors, toute autre considération est seconde. Le retrait américain en Afghanistan n’est pas une surprise : nous étions prévenus depuis longtemps. La date du 31 août avait été annoncée par le président Trump avant d’être confirmée par le président Biden.

Les États-Unis appréhendent la situation dans la région indo-pacifique selon une logique très confrontationnelle, alors que la stratégie des Français et des Européens est beaucoup plus ouverte : elle tient compte des risques mais ne s’y limite pas. Au contraire, nous essayons de proposer un modèle alternatif à la présence chinoise dans l’ensemble de la zone.

J’en viens aux échanges que j’ai eus avec mes homologues européens. Lors de notre première réunion à New York, j’ai été très frappé de constater, chez mes interlocuteurs, une prise de conscience du fait que cette affaire dépassait la relation bilatérale franco-américaine. Certes, ils ont exprimé leur solidarité avec la France, mais ce n’était pas le sujet principal. Après un temps de sidération, les responsables européens se sont exprimés assez rapidement. Les déclarations du haut représentant de l’Union ainsi que des ministres des affaires étrangères allemand, néerlandais et polonais allaient toutes dans le même sens. Les pays qui avaient très mal vécu la crise afghane ont fait le lien entre les deux événements.

Nous devons travailler à l’affirmation d’une Europe de la défense plus solide, où les responsabilités sont mieux partagées. C’est sur cette nouvelle donne qu’il nous faut refonder le concept de l’OTAN : tel est notre état d’esprit avant le sommet de Madrid. Il existe, d’une certaine manière, une forme de continuité entre les propos tenus il y a quelques mois par le président Macron sur la « mort cérébrale » de l’OTAN et la situation actuelle. Nous devons aller jusqu’au bout de cette réflexion.

L’Europe de la défense n’est plus une utopie. Vous avez rappelé tout à l’heure que j’ai été ministre de la défense il y a quelques années ; je constate aujourd’hui que, tant dans les discours que dans les actes, des pas considérables ont été franchis.

Désormais, tout le monde utilise les mots « souveraineté » ou « autonomie stratégique », qui étaient insupportables pour beaucoup de nos interlocuteurs il y a huit ou neuf ans. Nous avons nos propres intérêts, qui ne rejoignent pas toujours ceux des États-Unis d’Amérique et que nous devons être en mesure de défendre.

La même évolution se retrouve dans les faits. Je me souviens d’une réunion, en 2016, au cours de laquelle Ursula von der Leyen, à l’époque ministre de la défense de la République fédérale d’Allemagne, et moi-même avions proposé à nos homologues de mettre en place la coopération structurée permanente. Ce n’était pas révolutionnaire, mais cela constituait un pas important vers une coopération renforcée, dans le domaine de la défense, entre les pays volontaires. Nous avons reçu un accueil effroyable. Aujourd’hui, cependant, tout le monde en fait partie – sans doute pas uniquement grâce à notre force de conviction, mais également à cause de la réalité des faits. De même, nous avons mis en place l’Initiative européenne d’intervention et créé le Fonds européen de la défense, deux décisions inenvisageables il y a quelques années.

Il faut poursuivre dans cette direction. C’est la responsabilité des Européens, mais aussi des Américains, qui doivent reconnaître le caractère essentiel de cet effort pour la sécurité de l’espace euro-atlantique.

Nous devons d’abord renforcer nos capacités militaires, non seulement en consentant à des efforts budgétaires, mais aussi en veillant à la qualité de nos acquisitions capacitaires. Pour éviter de nous trouver en situation de dépendance, nous avons besoin d’un investissement de défense renforcé, d’une industrie de défense et de technologies de sécurité européennes propres. Cela fait partie des sujets dont nous discutons.

Nous devons également prendre l’habitude de travailler ensemble dans le domaine militaire. C’est ce que nous faisons déjà, par exemple, au sein de Takuba, mais il reste des progrès à faire en matière d’interopérabilité de nos armées, de mise en place de commandements communs et d’engagement d’interventions communes.

Nous devons enfin avoir la volonté d’agir ensemble lorsque les enjeux l’exigent. Tel est l’objet de la boussole stratégique que nous mettrons en œuvre pendant la présidence française de l’Union européenne. Je le répète, il est de la responsabilité des Américains d’admettre cette nécessité, de faire en sorte que le pilier européen soit reconnu au sein de l’Alliance atlantique et de prendre en compte l’existence d’intérêts européens spécifiques qui touchent à notre propre sécurité.

Monsieur Fanget, la propulsion nucléaire n’est pas contradictoire avec le TNP, mais en vertu d’une sorte de jurisprudence, aucun des pays dotés ne transfère cette technologie à ceux qui ne le sont pas. Lorsque les contours de l’initiative seront précisés, l’Agence internationale de l’énergie atomique devra être impliquée dans la définition, avec l’Australie, des conditions de l’arrangement qui permettra de s’assurer de l’adéquation des coopérations envisagées avec le principe de non-prolifération. Je disais tout à l’heure que le quatrième aspect de la crise était l’arrivée du nucléaire dans la zone indo-pacifique ; nous craignons en effet que l’admission voire l’encouragement de la propulsion nucléaire dans la région suscite des tentations dans d’autres pays. Certains pourraient tirer argument de cette coopération pour légitimer des violations de leurs engagements de non-prolifération. Vous avez raison, Monsieur Fanget, c’est une situation délicate.

Avec les Britanniques, il faut bien constater que nos divergences sont fortes et qu’elles s’aggravent progressivement. Cela ne concerne pas que la France, mais l’ensemble de l’Union européenne. Au-delà de cette rupture de confiance, j’ai évoqué dans mon propos introductif nos désaccords sur la pêche, sur les migrations et sur le protocole nord-irlandais. Lors de sa conversation avec le Président de la République, Boris Johnson a dit qu’il ferait des propositions. Nous les attendons. La balle est de l’autre côté de la Manche !

Mme Patricia Mirallès. Beaucoup de choses ont été dites sur la crise australienne. Je tiens à souligner ce que la France a su tirer de positif de cette affaire qui semblait pourtant si péniblement engagée.

En premier lieu, je retiens le rebond direct et franc de notre industrie de défense avec l’accord signé par Naval Group pour la conception et la vente de frégates à l’armée grecque, le 28 septembre dernier, sous le patronage du Président de la République, Emmanuel Macron, et du Premier ministre grec, Kyriákos Mitsotákis.

Je retiens également comment la France a su tirer du bon de ce faux bond avec l’engagement consécutif du président américain, Joe Biden, de renforcer le soutien des États-Unis à la guerre que la France mène contre le terrorisme au Sahel. La diplomatie française a su rappeler fermement l’importance de notre pays dans le monde et redire à nos alliés américains qu’ils doivent compter sur la France et ses partenaires européens.

Enfin, soyons bien conscients de la haute portée morale de cet incident diplomatique et stratégique pour nos pays frères de l’Union européenne. En effet, le désistement anglo-saxon a suscité chez nos voisins une prise de conscience du caractère essentiel, si ce n’est existentiel, que revêt la définition d’une diplomatie et d’une politique de défense cohérentes à l’échelle européenne.

Ces éléments me poussent à considérer qu’en dépit des données initiales de cette affaire australienne, le Gouvernement a solidement réagi. Je tiens donc à vous remercier, Monsieur le ministre, de ne pas avoir cédé aux injonctions véhémentes de l’opposition qui, pour des raisons essentiellement électorales, vous appelait à politiser un débat qui concerne avant toute chose la sécurité nationale. Je me réjouis de n’avoir aux commandes d’autre gouvernement que le nôtre. Il nous revient désormais de poursuivre l’entreprise audacieuse que mène la France dans le monde pour redorer notre blason et défendre partout où nous le pourrons nos principes cardinaux.

Mme Sonia Krimi. Avant de parler de géopolitique, permettez-moi d’évoquer les femmes et les hommes concernés par cet accord franco-australien, dont l’impact dans ma circonscription de Cherbourg et du Cotentin est énorme. J’aimerais rappeler tout ce qui a été fait par l’État, à tous les niveaux – le préfet, la sous-préfète –, les collectivités territoriales, les syndicats et les associations. Les directeurs d’école ont mis en place des programmes bilatéraux d’échange. L’éducation nationale a spécialement recruté des professeurs pour offrir aux enfants australiens une formation adéquate en anglais.

Après la dénonciation de l’accord, la réaction de Naval Group, où 410 emplois directs sont concernés, a été excellente et rapide, avec la mise en place d’un dispositif dédié, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre – une quarantaine de personnes ont ainsi consulté des psychologues en français et en anglais. Le groupe Orano est venu récupérer une partie de ses salariés. Il en est de même pour EDF, s’agissant des sous-traitants. Ces derniers, au nombre de quinze, représentaient quatre-vingt-neuf emplois considérés comme directs.

Dans le cadre du recours au dispositif d’activité partielle de longue durée, la prise en charge de l’État s’élèvera à 70 % au lieu des 36 % habituels. Par ailleurs, la chambre de commerce et d’industrie étudie avec les collectivités territoriales l’impact de la dénonciation de l’accord et s’efforcera de rendre les choses les moins difficiles possible. Certaines ressources pourraient être réorientées vers l’éventuel contrat des frégates grecques : bien que le site de production se trouve à Lorient, cela fera aussi travailler des salariés de Cherbourg et du Cotentin.

Nous avons encaissé un coup géopolitique, mais notre industrie de défense est là, et il me semble important de rappeler la solidarité entre tous les acteurs concernés – Naval Group, Orano, EDF et d’autres –, qui travaillent en harmonie.

Avec une délégation de parlementaires français, je me rendrai dans quelques jours à Lisbonne pour la soixante-septième session annuelle de l’assemblée parlementaire de l’OTAN. Nous y appuierons votre position, Monsieur le ministre, car nous sommes tous ici convaincus de l’importance d’une alliance équilibrée pour être respectés à l’avenir.

Mme Anne Genetet. J’aimerais d’abord évoquer la situation des Français en Australie, dont certains m’ont interpellée dès le lendemain de la dénonciation de l’accord. Je veux leur rappeler clairement que l’État français se trouve à leurs côtés. Pour eux, cette trahison a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Après la sidération et la stupéfaction, ce sont l’inquiétude et l’incertitude qui dominent alors que l’amitié franco-australienne semblait évidente et très forte. Aussi les autorités australiennes se doivent-elles de soutenir la communauté française dans leur pays, et pas seulement avec des mots : nous attendons des actes de la part de notre partenaire australien. Faut-il dire « ex-ami » ? Je ne le souhaite pas, mais aujourd’hui nous en sommes là.

D’un point de vue géopolitique, le renoncement australien appelle deux observations également exprimées par l’ancien Premier ministre Kevin Rudd dans une récente tribune publiée par Le Monde.

Cette trahison ravive chez les membres du dialogue quadrilatéral l’idée qu’il existe en son sein deux sous-groupes : d’un côté, les États-Unis et l’Australie, maintenant rejoints par le Royaume-Uni, et de l’autre, l’Inde et le Japon. Les Indiens s’étaient déjà émus de cette étrange situation après le retrait abrupt des Américains d’Afghanistan.

Par ailleurs, la décision américaine de doter une puissance non nucléaire de sous-marins à propulsion nucléaire constitue un précédent majeur, qui n’est pas sans conséquences au vu de la philosophie du TNP. Certains alliés de nos alliés, comme l’Inde, pourraient s’interroger sur le choix australien, et d’autres puissances nucléaires pourraient également se poser des questions.

Tout d’abord, pourriez-vous nous rappeler la position de la France s’agissant de l’exportation de sous-marins à propulsion nucléaire et, plus largement, de matériel militaire ayant une composante nucléaire ?

Quels retours avez-vous eus de la part de nos partenaires dans la région indo-pacifique après l’annonce de l’AUKUS ? Je pense notamment à l’Inde, au Japon et à l’Indonésie, avec laquelle je sais que vous avez des échanges importants.

Enfin, la France est le seul pays européen assurant une présence militaire permanente dans la zone indo-pacifique. Nous participons régulièrement à des exercices militaires, tels que l’exercice ARC 21 organisé en mai dernier avec les Japonais et les Américains, auxquels se sont joints les Australiens, ou encore l’exercice Oguri-Verny effectué en septembre dernier par les Japonais et nos forces armées en Nouvelle-Calédonie. Quel est l’avenir de ces exercices militaires dans le contexte actuel ?

Mme Liliana Tanguy. La rupture du contrat entre Naval Group et l’Australie a des conséquences fâcheuses sur l’emploi dans nos territoires – je pense en particulier aux salariés de Naval Group à Brest et à Lorient. L’impact sur le chiffre d’affaires de l’entreprise est estimé à 10 ou 15 % de manque à gagner dans les années à venir ; en outre, 3 000 à 4 000 emplois ne seront pas pérennisés. Il s’agit d’une véritable régression dans le partenariat économique et politique entre Canberra et Paris, qui fragilise gravement la confiance que l’Union européenne accordait à l’Australie. L’Union européenne a d’ailleurs manifesté sa solidarité à l’égard de notre pays : Ursula von der Leyen a déclaré que la France avait été traitée de façon « inacceptable ». Vous avez parlé de trahison ; quant à moi, je parlerais d’un comportement sans honte ni honneur.

Quels effets cette rupture de l’accord aura-t-elle sur la stratégie européenne pour la région ? Le secrétaire d’État chargé des affaires européennes, M. Clément Beaune, a récemment déclaré que la parole engagée vis-à-vis d’un grand pays européen avait de la valeur et que les Vingt-Sept se tenaient ensemble face à cette rupture de confiance. Il semble donc très probable que les relations commerciales entre l’Union européenne et l’Australie seront fortement affectées. Par ailleurs, la France a souhaité que l’Union européenne adopte sa propre stratégie pour cette région, et vous venez d’évoquer l’organisation d’un sommet sur l’Indo-Pacifique. Quelles seront les priorités françaises en la matière lorsque notre pays assurera la présidence de l’Union européenne ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Contrairement aux sous-marins américains qui utilisent un combustible enrichi à 90 %, les nôtres emploient un combustible qui l’est à moins de 5 %, ce qui correspond aux valeurs dans le nucléaire civil.

Vous avez dit que l’on pouvait faire de cette crise une chance. En élargissant la question, n’est-ce pas le moment de nous engager complètement dans la bataille des SMR (Small Modular Reactors) ? Montrons que nous maîtrisons cette technique et que nous sommes capables de réaliser intégralement des petits réacteurs modulaires, grâce aux acteurs industriels que sont Naval Group et TechnicAtome.

Décloisonner les secteurs nucléaires militaire et civil est un cap difficile à franchir, et comme ancien ministre de la défense vous connaissez mieux que personne la sensibilité de cette question. Mais à l’heure où des choix importants doivent intervenir – qui pourraient conduire à associer EDF à un partenaire étranger –, n’est-il pas dans notre intérêt de nous engager résolument dans la voie d’une filière de SMR entièrement française, avec le projet NUWARD ?

Mme Sira Sylla. Ma question va dans le sens de celle posée par ma collègue Liliana Tanguy puisqu’elle porte sur les conséquences de cette brutale rupture, par la partie australienne, sur les relations bilatérales et multilatérales. Je pense notamment au Forum des îles du Pacifique.

Mme Françoise Ballet-Blu. Je pose une question de Mme Monica Michel-Brassart, qui a dû s’absenter. La France et le Japon ont créé, en vue de renforcer leur coopération, un dialogue maritime global qui a été salué à l’époque. Vous avez annoncé la tenue prochaine d’un sommet indo-pacifique à Paris. Est-il envisageable de s’inspirer du format du dialogue maritime global franco-japonais au niveau bilatéral, voire multilatéral, dans cette région ? Quels seraient alors les partenaires prioritaires ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Certaines observations n’appellent pas de réponse de ma part. Je partage les analyses de Mme Mirallès, ainsi que les constatations de Mme Krimi sur la situation à Cherbourg. Le président de Naval Group pourra vous dire que la vie continue et que l’interruption de la relation avec l’Australie n’entamera pas le dynamisme et la capacité d’exportation de cette belle entreprise.

S’agissant de la position de la France à l’égard des demandes éventuelles de certains États qui voudraient acquérir, auprès de nous, une propulsion nucléaire pour leurs sous-marins, l’histoire montre, Madame Genetet, que nous ne sommes jamais à ce type de rendez-vous.

Ce qui s’est passé a suscité de l’inquiétude chez certains de nos partenaires dans l’Indo-Pacifique au sujet des questions que j’ai évoquées tout à l’heure. Je me rendrai prochainement en Indonésie : nous entretenons des relations étroites avec ce grand pays qui compte plus de 270 millions d’habitants, comme nous le faisons avec l’Inde. Ce n’est pas parce que l’Australie n’est plus notre partenaire qu’il en est de même pour d’autres pays, bien au contraire. Il existe une interrogation sur la possibilité d’une aggravation des risques dans la zone.

En ce qui concerne les exercices militaires, il faut attendre les résultats des discussions que notre ambassadeur aura avec les autorités australiennes. Néanmoins, mon sentiment est qu’il faut maintenir au moins le format dit FRANZ (France, Australie, Nouvelle-Zélande), qui permet de réaliser des exercices militaires mais aussi d’apporter un appui en matière de sécurité civile dans la région. La Nouvelle-Zélande étant également concernée, cela va donc au-delà de la relation avec l’Australie, et il faut préserver la dynamique de protection enclenchée dans ce cadre.

Je partage les observations de Mme Tanguy concernant la sensibilisation qui résulte de cette affaire.

Les questions relatives aux secteurs nucléaires civil et militaire n’ont rien à voir entre elles, vous l’avez dit vous-même, Monsieur Michel-Kleisbauer, et il ne faut pas les lier. La France maîtrise en effet les technologies requises pour les SMR – des centrales plus petites et plus délocalisables, si je puis dire –, et nous faisons déjà le nécessaire pour être présents sur ce marché dont l’avenir est prometteur, indépendamment de la crise avec l’Australie.

Ma langue a probablement fourché : ce n’est pas un sommet indo-pacifique qui se tiendra lors de la présidence française de l’Union européenne – un sommet supposant la présence des chefs d’État et de gouvernement –, mais un forum ministériel associant les acteurs de cette zone et les Européens.

La dimension maritime est essentielle : la sécurité maritime, la liberté de navigation et l’utilisation des ressources maritimes sont des enjeux importants, et nous avons des cartes à jouer.

Pour terminer, vous avez peut-être pris connaissance d’une déclaration, malencontreuse à mes yeux, qui a été faite hier par le secrétaire général de l’OTAN à l’université de Georgetown, aux États-Unis. Je trouve en revanche très satisfaisant que le président du Conseil des ministres italien, M. Draghi, vienne de faire une déclaration, cet après-midi, dans laquelle il a contesté la vision des choses qui s’était ainsi exprimée, en insistant sur la nécessité de rééquilibrer l’Alliance atlantique. La force du pilier européen est un élément central dans la redéfinition des objectifs de l’Alliance, qui doit conserver la priorité fondamentale accordée à l’espace euro-atlantique.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci, Monsieur le ministre, pour votre disponibilité et la précision de vos propos.

Je retiens trois des conséquences que vous avez soulignées.

On voit bien que les États-Unis semblent tout de même reconnaître, désormais, l’importance du pilier européen de l’OTAN. Il faudra faire en sorte que son secrétaire général change un peu de point de vue.

Après la chute de Kaboul, le pacte AUKUS a fait naître un début de prise de conscience chez nos voisins : l’Europe doit faire face plutôt que s’effacer. C’est une bonne tendance, qu’il faudra conforter. Quelque chose de positif finira peut-être par sortir des récents évènements.

Vous donnez du temps au temps pour réévaluer la relation avec l’Australie, ce qu’on ne peut qu’approuver. Sur le plan industriel, en revanche, il ne faut pas attendre pour défendre bec et ongles les droits contractuels de Naval Group et de la France, afin que cette très belle entreprise exportatrice ne soit pas lésée et que sa réputation ne soit pas atteinte. Il nous revient à tous d’y veiller.

 

 

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La séance est levée à dix-neuf heures quarante.

 

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Françoise Ballet-Blu, M. Jean-Jacques Bridey, M. Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, M. Rémi Delatte, Mme Françoise Dumas, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Jean Lassalle, M. Didier Le Gac, M. Christophe Lejeune, M. Philippe Meyer, Mme Monica Michel-Brassart, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Josy Poueyto, M. Gwendal Rouillard, Mme Isabelle Santiago, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Olivier Becht, M. Christophe Castaner, M. André Chassaigne, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Patrick Mignola

Assistaient également à la réunion. - Mme Ramlati Ali, Mme Aude Amadou, M. Hervé Berville, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Alain David, M. M'jid El Guerrab, M. Michel Fanget, M. Bruno Fuchs, Mme Maud Gatel, Mme Anne Genetet, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Sonia Krimi, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, M. Denis Masséglia, M. Jean François Mbaye, M. Frédéric Petit, Mme Isabelle Rauch, Mme Sira Sylla, Mme Liliana Tanguy, Mme Nicole Trisse