Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, du général de corps d’armée aérienne Luc de Rancourt, directeur général adjoint des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), sur le projet de loi de finances pour 2022.


Mercredi
13 octobre 2021

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 9

session ordinaire de 2021-2022

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 


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La séance est ouverte à onze heures dix.

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous avons le plaisir de recevoir le général Luc de Rancourt, directeur général adjoint des relations internationales et de la stratégie, qui remplace pour cette audition Mme Alice Guitton, directrice générale, actuellement en déplacement à l’étranger.

Cette audition poursuit deux objectifs : d’une part, dresser un panorama succinct de la situation internationale et de ses enjeux récents ; d’autre part, nous présenter les crédits pour 2022 du programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense de la mission Défense, dont la responsabilité incombe à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).

Nous commencerons par un tour d’horizon, que marquent deux événements géopolitiques majeurs. Tout d’abord, le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, consécutif au retrait des troupes américaines et occidentales. Cette crise suscite de très nombreuses interrogations : comment expliquer une telle issue à une guerre menée par l’Occident contre le terrorisme pendant vingt ans ? Quelles sont les conséquences géopolitiques du retour au pouvoir des talibans, en particulier pour la stabilité au Moyen-Orient ?

Ensuite, s’agissant de la rupture du contrat franco-australien pour la livraison de sous-marins, quelle appréciation portez-vous sur le partenariat AUKUS – entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis –, ainsi que sur la logique de confrontation et ses conséquences pour la France et pour la stabilité de la zone indo-pacifique ? Quelles devraient en être les conséquences pour l’Europe, à quelques mois de la présidence française de l’Union européenne et après l’annonce par la présidente de la Commission européenne de la tenue d’un sommet consacré à l’Europe de la défense ? Avez-vous l’espoir que des leçons en soient aussi tirées pour la rénovation du concept stratégique de l’OTAN ?

Cette audition vise avant tout à présenter les crédits pour 2022 du programme 144, lequel rassemble les crédits destinés à informer le ministère des armées sur l’environnement stratégique ; ceux de la prospective de défense – qui regroupent les études de prospective et stratégiques menées par la DGRIS, des études opérationnelles et technico-opérationnelles, des études amont ; les subventions aux quatre écoles sous tutelle de la direction générale de l’armement (DGA), à l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA) et à l’institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis – ; les crédits de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) ; ceux de la diplomatie de défense et des attachés de défense ; la contribution française au budget administratif de l’Agence européenne de défense ; ou encore la contribution versée à la République de Djibouti au titre des forces françaises qui s’y trouvent.

Les études amont s’élèveront à 1 milliard d’euros en crédits de paiement pour 2022, conformément à la trajectoire de hausse progressive du budget dédié à l’innovation fixée dans la loi de programmation militaire (LPM). Dans ce domaine comme dans d’autres, les engagements pris dans la LPM sont tenus. Vous pourrez nous en indiquer toutes les traductions.

Par ailleurs, 2022 sera une année charnière pour les investissements et la transformation de nos services de renseignement. Est prévue la notification du marché principal pour le nouveau siège de la DGSE, sur le site du Fort Neuf de Vincennes, conformément à l’annonce faite par le Président de la République le 6 mai dernier.

Quant à la DRSD, l’augmentation des crédits de paiement est principalement due à la construction du nouveau bâtiment de sa direction centrale, pour lui permettre d’accueillir ses nouveaux agents et de disposer d’infrastructures optimisant et accélérant le flux de plus en plus important de renseignements. Vous pourrez nous parler de ces deux projets, après les engagements importants déjà consentis l’année dernière.

Pour conclure, je voudrais particulièrement saluer le travail très approfondi de notre rapporteur pour avis, Fabien Gouttefarde, qui s’est investi tout au long de l’année pour aller à la rencontre de l’ensemble des opérateurs du programme 144.

M. le général Luc de Rancourt, directeur général adjoint des relations internationales et de la stratégie. C’est un très grand honneur pour moi de venir m’exprimer devant votre commission. C’est la première fois que je me présente à vous dans ce format, avec la lourde responsabilité de représenter Mme Alice Guitton, directrice générale.

Conformément à la tradition instaurée par la directrice générale, je vous propose de commencer mon propos en brossant à grands traits ce qu’est la DGRIS, qui a désormais atteint une certaine maturité institutionnelle et s’efforce, plus que jamais, de fournir des clés de compréhension d’un contexte stratégique international qui n’a jamais paru plus incertain. C’est cet environnement stratégique que je m’emploierai à décrypter et à analyser dans un deuxième temps, avant de terminer par une présentation du programme 144. J’espère ainsi vous livrer les sous-jacents et rendre l’exercice d’autant plus intéressant que les choix budgétaires ne sauraient être compris sans être replacés dans leur contexte.

Créée en 2015 et placée sous l’autorité directe de la ministre des armées, la DGRIS assume deux grandes missions. Le premier volet, dédié aux relations internationales, consiste au pilotage de l’action internationale du ministère des Armées. Le second, consacré à la stratégie, recouvre la coordination des travaux nécessaires à la préparation des documents d’orientation de notre stratégie de défense, le pilotage ministériel de la réflexion stratégique et prospective, et, enfin le pilotage ministériel de la maîtrise des armements, de la lutte contre la prolifération et le contrôle des transferts sensibles.

Ce que d’aucuns pourront qualifier de diplomatie de défense doit s’entendre comme un tout articulé de façon indissociable : les relations internationales sont au service de notre stratégie autant qu’elles la façonnent, et la stratégie guide et oriente nos relations internationales autant qu’elle s’en nourrit.

La DGRIS mobilise dans une même structure l’expertise technique et l’expertise régionale. Elle s’appuie sur une équipe civilo-militaire à parité pour ses 218 agents parisiens. À l’étranger, elle assure la tutelle du réseau des 88 missions de défense et représentations militaires de défense, soit plus de 335 agents. Ceux-ci constituent des relais autant que des capteurs. Ils agissent auprès de 165 pays, dont 77 sont suivis depuis un autre pays, en non résidence, mais aussi auprès d’organisations internationales telles que l’Union européenne, l’OTAN et l’ONU. C’est un réel atout français. Il s’agit du troisième réseau de défense au monde, derrière les États-Unis et la Chine, comparable à celui du Royaume-Uni, et ce, malgré la déflation de 5 % liée à la réforme des réseaux de l’État à l’étranger en 2019.

Nos missions de défense animent la coopération de défense avec nos partenaires, en s’appuyant sur les moyens de l’État-major des armées (EMA) et de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Cela représente 118 plans de coopération en 2021.

À ce réseau, il faut ajouter les 258 officiers de liaison et les 64 officiers d’échange relevant de l’EMA et des armées, présents dans sept pays.

Réciproquement, la DGRIS fait le lien avec les attachés de défense en France dont elle est le point de contact.

Au-delà du ministère, la DGRIS mobilise et soutient les acteurs de la recherche stratégique afin de garantir la pérennité d’une expertise nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Elle assure la tutelle de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), qui développe actuellement ses partenariats internationaux ainsi qu’un réseau européen d’instituts de recherche similaires. La DGRIS commande également des études prospectives et stratégiques à des instituts de recherche. Enfin, elle soutient jusqu’à quarante chercheurs par an dans le cadre du Pacte enseignement supérieur (PES).

Cette diplomatie de défense passe par des échanges continus avec nos partenaires européens et internationaux à propos de sujets stratégiques d’intérêt commun. La maturité institutionnelle que j’évoquais trouve notamment à s’illustrer dans notre rythme de croisière que la crise sanitaire n’a nullement ralenti contrairement à ce que l’on pourrait imaginer. Elle l’a même accéléré du fait de l’émergence d’une diplomatie de la visioconférence. Ce sont ainsi quelque cinquante dialogues stratégiques qui ont été menés en un an, soit près d’un par semaine.

J’appelle également votre attention sur la préparation de rencontres menées conjointement avec le Quai d’Orsay – par exemple la semaine prochaine avec nos interlocuteurs japonais à Tokyo. La bonne cohésion entre le Quai d’Orsay et le ministère des Armées est un atout dont ne bénéficient pas nécessairement nos partenaires.

Nous organisons également des séminaires dits Track 1.5, qui réunissent notamment des parlementaires français et étrangers – je pense au séminaire franco-balte qui s’est tenu au début de l’été et au Track 1.5 Finlande de début octobre. Permettez-moi de saisir cette occasion pour vous remercier de votre participation à ces événements qui œuvrent à une meilleure compréhension mutuelle à tous les niveaux. Il est nécessaire, pour faire face aux turbulences de l’environnement dans lequel nous évoluons, de resserrer tous les liens qui nous unissent. Les liens parlementaires sont, à cet égard, absolument indispensables.

Vous l’aurez compris, la DGRIS est un outil résolument tourné vers l’action. Nous ne pouvons pas faire moins dans un contexte sécuritaire plus incertain que jamais.

Si la Revue stratégique de 2017 mettait en lumière un environnement stratégique instable et incertain, l’actualisation effectuée en 2021 relevait, pour sa part, l’accélération des tendances qui le rendent plus volatil et plus dangereux encore.

De fait, s’il fallait qualifier l’année qui vient de s’écouler, je dirais qu’elle illustre singulièrement le dérèglement du monde et l’époque de profondes ruptures dont le Président de la République faisait état devant les stagiaires de la vingt-septième promotion de l’École de guerre le 7 février 2020. Force est de constater que les repères traditionnels à partir desquels s’organisent les lignes de force structurant les relations internationales et sur lesquels était fondée notre vision du monde ont, cette année, particulièrement volé en éclats – et parfois, très douloureusement.

Songeons à la persistance de la pandémie de covid-19, dont nous n’envisagions pas qu’une troisième puis une quatrième vague continuerait de désorganiser nos sociétés ainsi que nos modes de vie, et d’affecter profondément nos économies.

Le Haut-Karabakh a été le théâtre d’un conflit de haute intensité entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 2020. Après l’accord de cessez-le-feu conclu le 9 novembre 2020, la France reste vigilante et continue de se mobiliser pleinement pour favoriser la désescalade des tensions et l’établissement d’une paix durable dans le Caucase du Sud, en particulier dans le cadre du groupe de Minsk. Les tensions aux frontières azerbaïdjanaises et iraniennes nous appellent, à ce titre, à la plus grande attention.

Au Sahel, les facteurs d’instabilité tant politiques que sociaux, économiques, géopolitiques et sécuritaires ne cessent de s’accumuler. Cela justifie pleinement l’engagement de la France et celui de la communauté internationale, européenne en particulier. Nous y connaissons des succès significatifs, comme la neutralisation par la force Barkhane d’Abou Walid Al Sahraoui, émir de l’État islamique au Grand Sahara, le 16 septembre dernier.

Le 20 avril 2021, la mort du président Déby au Tchad a fait courir le risque d’une déstabilisation d’un partenaire stratégique dans la région.

Au Mali, le coup d’État du 24 mai 2021 après celui du 21 avril 2020 a, là encore, affecté un partenaire majeur de la France, aux côtés duquel elle est engagée, à sa demande, depuis 2013 pour lutter contre le terrorisme. Contrairement aux propos inacceptables et emplis de contre-vérités du premier ministre Choguel Maïga à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies le 25 septembre dernier, il n’y a aucun abandon du Mali et aucun départ de la France. Elle y reste pleinement engagée, avec ses partenaires européens, au sein de la Task Force Takuba. Je souligne deux sujets de préoccupation. D’une part, le processus de transition doit être achevé conformément aux engagements pris par la junte auprès de la communauté internationale. D’autre part, le Mali risque de s’isoler et de perdre le soutien de la communauté internationale s’il engage effectivement un partenariat avec des mercenaires.

Le 29 juillet dernier, au large des côtes d’Oman, l’attaque contre un navire marchand – le Mercer Street – a coûté la vie à un ressortissant roumain et un ressortissant britannique. Les représentants du G7 et le haut représentant de l’Union européenne ont condamné cette violation manifeste du droit international et indiqué que tous les éléments de preuve disponibles désignaient l’Iran. De tels actes sont contraires au droit international et menacent non seulement la liberté de navigation mais aussi la paix internationale. À cet égard, on ne peut que déplorer les difficiles négociations autour du JCPoA et le franchissement par l’Iran, cette année, de seuils successifs de plus en plus significatifs.

La reprise des essais par la Corée du Nord constitue un nouvel exemple des enjeux de contre-prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs. L’actualité récente parle d’elle-même. Entre le 12 et le 28 septembre, Pyongyang a testé pas moins de quatre technologies : tir d’un missile de croisière sol-sol, tir d’un missile balistique de courte portée sur rail, tir d’un missile de défense antiaérienne et tir d’un missile balistique avec tête manœuvrable, annoncé comme étant hypersonique sans que l’on puisse le confirmer à ce stade.

En matière d’hypersonique, il serait faux de parler de prolifération massive. Néanmoins, je note les progrès à la fois de nos compétiteurs et de nos partenaires. Le 4 octobre dernier, la Russie a tiré depuis un sous-marin un missile de croisière hypersonique antinavire, le 3M22 Zircon. De leur côté, les Américains ont franchi un jalon majeur le 27 septembre dernier avec le vol d’un missile de croisière hypersonique équipé d’un super statoréacteur dans le cadre d’un programme de coopération avec l’Australie. La Chine n’est évidemment pas en reste, que ce soit dans le domaine des planeurs ou des missiles de croisière.

La chute de Kaboul et la prise de pouvoir par les talibans le 15 août dernier, après vingt années d’engagement continu de la communauté internationale, rebattent fortement les cartes. Au-delà de l’absence de concertation réelle des États-Unis avec leurs partenaires, nous devons évoluer et prendre en compte les conséquences de ce retrait brutal – qu’elles soient géopolitiques, liées au terrorisme ou humanitaires, sans bien sûr parler du sort peu enviable auquel se trouvent exposés, sous la férule de talibans dont je demande toujours à voir en quoi ils sont différents de leurs prédécesseurs des années 1990, nombre d’Afghans et, surtout, d’Afghanes.

Enfin, nous avons encore tous à l’esprit l’annonce de l’émergence du partenariat AUKUS, véritable coup de poignard dans le dos reçu des Australiens – qui pose aussi la question de nos relations avec les États-Unis et le Royaume-Uni, sur laquelle je reviendrai plus tard. La blessure est d’autant plus vive que nous tissions un partenariat stratégique que nous imaginions emblématique de notre stratégie dans la zone indo-pacifique, d’autant plus qu’il renforçait notre posture dans la région. Cette posture, si elle ne veut pas être otage d’une opposition sino-américaine de plus en plus tendue, ce que le partenariat AUKUS encourage, n’en est pas moins réaliste à l’égard d’une Chine de plus en plus agressive.

Ce ne sont là que quelques exemples significatifs dont la liste est malheureusement trop longue, et qui, tous, illustrent la triple rupture stratégique, politique et juridique, technologique à laquelle le Président de la République faisait référence devant les stagiaires de l’École de guerre en février 2020.

Au-delà de ces exemples, plusieurs tendances de fond ont été identifiées dans l’actualisation stratégique 2021. Elles contribuent à l’accélération de la dégradation du contexte stratégique en remettant en cause les équilibres existants, l’architecture internationale de sécurité et le multilatéralisme.

Tandis que les crises se multiplient, amplifiées par des facteurs structurels comme conjoncturels – changement climatique, pandémie, pression démographique, migrations –, les menaces contre les intérêts français perdurent.

Les groupes armés terroristes, bien qu’affaiblis par la perte de nombreux cadres, poursuivent leur stratégie d’enracinement local et de dissémination globale.

Qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine, le retour de la compétition stratégique et militaire est désormais pleinement assumé. Le renouveau de la puissance russe, contrastant avec un déclin économique et démographique, s’appuie sur le renouvellement des composantes nucléaires, le développement de nouveaux types de systèmes d’armes, et sur la modernisation des forces conventionnelles. La Russie a, par exemple, érigé des capacités de déni d’accès tout au long de ses frontières voire au-delà. Elles sont censées paralyser la liberté d’action de ses adversaires et contraindre ceux-ci à l’escalade. Ainsi, la Russie s’est dotée d’un moyen d’appuyer, en fonction des circonstances, des visées tant défensives que coercitives. Moscou peut désormais projeter des forces de manière plus agile, déployer une stratégie d’intimidation dans tout son voisinage et, au-delà, dégrader la liberté d’action des puissances occidentales. Elle a su se rendre incontournable dans la gestion des crises régionales et se positionner comme médiateur, alternativement en rupture ou en phase avec nos intérêts.

La Chine est devenue, pour la France et l’Union européenne, à la fois un rival systémique, un compétiteur économique et un partenaire diplomatique sur certains plans. En assumant désormais ouvertement sa rivalité stratégique avec Washington, Pékin déploie une diplomatie active, parfois agressive – et de plus en plus souvent –, avec une portée et une ambition globales. Principal vecteur de ses aspirations, le projet belt and road initiative est destiné à réduire les vulnérabilités chinoises essentiellement identifiées le long des routes commerciales et dans les détroits maritimes. Il se traduit par une augmentation des investissements et des prises de contrôle dans le domaine des infrastructures portuaires et digitales – réseaux de télécommunications, smart cities. Le projet doit permettre à Pékin d’acquérir une meilleure supervision, ainsi qu’une capacité d’action dans ses principales voies d’approvisionnement énergétique et commerciales. Toute sa sophistication réside dans l’entrelacs des opportunités économiques offertes et des modifications stratégiques réalisables. L’un des piliers du projet est la composante militaire. La Chine a doublé son budget de défense depuis 2012, développé une très large gamme de nouveaux systèmes de haute technologie et refondé son modèle d’armée autour de nouvelles capacités expéditionnaires dans une perspective assumée de défense de ses intérêts partout dans le monde. L’extension de l’influence internationale chinoise modifie profondément l’équilibre des ensembles régionaux dans la zone indo-pacifique et au-delà, comme en Afrique. Ainsi, pour la France, la régularité des interactions avec les forces chinoises en mer de Chine et dans l’océan Indien ainsi que la cohabitation de nos forces à Djibouti modifient profondément notre environnement stratégique. Non seulement nos intérêts fondamentaux divergent dans ces zones, mais la montée des tensions entre la Chine et les États-Unis peut désormais avoir des répercussions sur nos intérêts, nos zones de présence et nos territoires outre-mer.

En outre, l’enhardissement des puissances régionales est particulièrement notable au Moyen-Orient et en Méditerranée. C’est principalement le cas de l’Iran et de la Turquie. Aspirant à s’affirmer comme puissances régionales, ces dernières sont tentées de saisir des opportunités stratégiques pour conforter leur statut ou avancer leurs intérêts, et ce, au prix d’un aventurisme grandissant. Ces pays contribuent à la contestation d’un ordre mondial, au même titre que la Russie et la Chine, voire de concert avec elles. En effet, si ces puissances sont souvent concurrentes, elles ont montré qu’elles pouvaient dépasser leurs différends afin d’évincer les Occidentaux.

L’Iran cherche à entretenir son statut de puissance régionale à la faveur de son engagement dans les conflits syrien et irakien : dans le premier cas, afin de conserver son corridor stratégique vers le Liban ; dans le second, en sanctuarisant l’Irak comme sa marche stratégique et en s’évertuant à y provoquer un retrait américain. L’Iran entend d’ailleurs renforcer son ascendant : en liant entre eux les théâtres de crise, en soutenant la rébellion houthie et en capitalisant sur les frustrations des communautés chiites de la péninsule arabique ou encore sur celles des Palestiniens, Téhéran s’évertue à influencer ou à contraindre ses voisins du Golfe.

La Turquie, pour sa part, occupe une position clé pour la posture de défense et de sécurité de l’Alliance atlantique sur le flanc sud. En dépit de ses difficultés, le président Erdoğan veut rendre la Turquie incontournable en Asie centrale, au Moyen-Orient mais aussi en Europe. Ankara a ainsi développé une politique extérieure offensive et n’hésite pas à s’imposer en dominant le rapport de force en Méditerranée, en Libye et dans le Caucase. La Turquie use de tous les leviers à sa disposition, parfois au mépris de son appartenance à l’OTAN ou du droit international.

La globalisation de la compétition s’applique à tous les champs de confrontation, notamment là où règne l’ambiguïté ou l’anonymat. Le cyber et l’espace constituent désormais des champs assumés de rivalité stratégique permanente, voire de conflictualité. Certains compétiteurs, qu’ils soient étatiques ou non, ont développé des stratégies hybrides combinant des modes d’action militaires ou non militaires, directs ou indirects, légaux ou illégaux. L’ambiguïté avec laquelle ils agissent et les stratégies régulières qu’ils suivent leur permettent de situer leurs actions de contestation au-dessous du seuil de l’affrontement armé. Par ailleurs, l’emploi de groupes paramilitaires, mercenariat déguisé derrière un statut de sociétés militaires privées, offre de puissants leviers dans nombre de théâtres.

La nouvelle hiérarchie des puissances se traduit par une compétition stratégique désinhibée, faite d’intimidation et de coercition. Elle présente des risques sérieux d’escalade non maîtrisée.

En parallèle, la fragilisation de l’architecture de sécurité internationale se poursuit. En Europe, on assiste au délitement des cadres de régulation existants – suspension par la Russie, en 2007, de sa participation au traité sur les forces conventionnelles en Europe, violation du mémorandum de Budapest, remise en cause des principes de l’Acte final d’Helsinki, retraits russe et américain du traité « ciel ouvert » en 2020, blocage de toute refonte du Document de Vienne. Après la fin du traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) en août 2019 après sa violation par la Russie, le traité New Start reste le seul instrument bilatéral de maîtrise des armements nucléaires. Si l’accord américano-russe relatif à sa prolongation jusqu’en février 2026 doit être salué, l’incertitude demeure quant aux perspectives de maîtrise des armements nucléaires au-delà de cet horizon.

Enfin, la dynamique prohibitionniste, marquée par l’entrée en vigueur du traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) en janvier 2021, participe de la remise en cause de l’ordre international et des équilibres inscrits dans les traités existants, en particulier du traité de non-prolifération (TNP), alors même que devrait se tenir en janvier 2022 sa dixième conférence d’examen.

Quelle peut-être la réponse à cette nouvelle donne géopolitique ? Celle-ci passe d’abord par une réflexion sur la relation transatlantique. Les États-Unis sont un grand partenaire et un allié historique de la France. Ils le resteront, bien évidemment. Pour autant, force est de constater que le pivot vers l’Asie est désormais une réalité. Le retrait d’Afghanistan comme le partenariat AUKUS attestent de la priorité exclusive donnée à la rivalité stratégique avec la Chine. Dans ce contexte, le Président de la République et le président Biden ont lancé des consultations approfondies qui devront permettre de réaffirmer les conditions garantissant la confiance, de construire un partenariat équilibré et respectueux des priorités stratégiques de chacun mais aussi de montrer de quelle manière la construction de l’Europe de la défense s’inscrit résolument dans un partenariat transatlantique rénové.

À l’OTAN, qui demeure le socle de notre défense collective, la France continuera de prendre toute sa part. C’est d’autant plus important que l’Alliance atlantique constitue pour nombre de nos partenaires la clé de voûte de leur stratégie et de leur politique de défense. La France poursuivra la promotion d’un pilier européen renforcé. Le développement dans les faits de la coopération entre l’OTAN et l’Union européenne est d’autant plus important que se tiennent en parallèle les travaux de rédaction de la boussole stratégique de l’Union européenne et de révision du concept stratégique de l’OTAN.

Nous devons également repenser notre relation avec nos voisins britanniques, avec lesquels nous partageons beaucoup et nous avons beaucoup à faire en matière de défense, dans un contexte post-Brexit et désormais post-AUKUS. Le Royaume-Uni est un partenaire avec lequel nous avons une relation unique, encadrée par des traités d’une exceptionnelle dimension. Nous devons travailler conjointement pour savoir ce que nous attendons de cette relation bilatérale, et comment nous la voyons progresser à l’avenir.

Face à la réorientation des priorités américaines et dans un contexte stratégique mouvant, les Européens doivent, pour reprendre les termes du Président de la République, « sortir de leur naïveté ». Cela signifie, d’une part, au niveau national, poursuivre notre effort pour préserver un modèle d’armée complet et la trajectoire budgétaire ambitieuse fixée par la LPM 2019-2025 ; d’autre part, se mobiliser en tant qu’Européens. Nous devons continuer à renforcer l’Europe de la défense, en capitalisant sur les progrès sans précédent accomplis ces dernières années. La présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022 sera dédiée à cette ambition ainsi qu’à la démonstration de la capacité et la volonté de l’Union européenne d’agir de manière plus résolue. L’agenda français s’articulera autour de quatre grands objectifs : une Europe disposant des moyens nécessaires pour agir, une Europe résiliente face aux influences extérieures et aux crises, une Europe faisant preuve d’une ambition capacitaire renouvelée et une Europe jouant un rôle global.

Nous devons pleinement concrétiser toutes les opportunités offertes par les cadres ad hoc résolument flexibles et pragmatiques que nous avons mis en place avec succès. Je pense à nos initiatives les plus opérationnelles : la Task Force Takuba, qui rassemble aujourd’hui 9 partenaires et mène des missions de conseil, d’assistance et d’accompagnement au combat des forces armées maliennes ; la mission de surveillance maritime dans le golfe arabo-persique EMASoH / AGÉNOR ; le QUAD – quadripartite initiative – MEDOR qui assure une présence permanente en Méditerranée orientale, qui contribue, par sa portée dissuasive, à la préservation de nos intérêts dans la région et réaffirme l’attachement partagé avec nos partenaires grecs, chypriotes et italiens au respect du droit international et à la liberté de navigation. Je pense aussi à l’initiative européenne d’intervention (IEI), dont la dernière réunion ministérielle s’est tenue le 24 septembre, en Suède. Ferment de l’interopérabilité opérationnelle, elle permet aux États européens parmi les plus volontaires et capables de renforcer leur culture stratégique commune.

Les Européens doivent aussi s’assurer de peser sur la stabilité stratégique de leur continent, notamment en agissant pour préserver l’architecture de maîtrise des armements. D’ailleurs, dans cet esprit, la France a engagé des consultations stratégiques avec Moscou, de manière lucide et ferme. En complément, nous devons continuer de renforcer nos coopérations bilatérales. Le développement de nos dialogues stratégiques, incarnés par une pluralité de fora, est absolument essentiel à la convergence stratégique.

Ainsi, nous avons conclu avec la Grèce un partenariat stratégique le 28 septembre dernier. Cette relation privilégiée permettra à nos deux pays de contribuer davantage à la défense européenne, ainsi qu’à la sécurité euro-atlantique.

Avec l’Espagne, nous partageons de nombreux intérêts stratégiques – au Sahel, dans le golfe de Guinée, en Méditerranée – et une grande convergence de vues, qui nous permettra de promouvoir un agenda ambitieux pour l’Union européenne. Là encore, nous disposons d’un cadre de consultation stratégique à la hauteur de nos ambitions, avec le conseil franco-espagnol de défense et de sécurité dont la prochaine édition doit se tenir très prochainement.

Avec l’Italie, partenaire européen privilégié, la signature du traité du Quirinal prévu au deuxième semestre 2021 inscrira également notre coopération bilatérale dans une dynamique européenne renforcée.

Avec l’Allemagne, le conseil franco-allemand de défense et de sécurité ainsi que le traité d’Aix-la-Chapelle ont permis de redonner un souffle nouveau à notre coopération bilatérale, en particulier dans le domaine industriel. Le conseil des ministres franco-allemand de 2021 a notamment permis d’engager des actions et de faire progresser le programme SCAF – système de combat aérien du futur. Enfin, nous développons des projets structurants – outre le SCAF, le système principal de combat terrestre (MGCS) et d’autres encore – afin d’améliorer notre interopérabilité et de mieux agir ensemble.

Malgré le revers lié au partenariat AUKUS, notre industrie connaît de grands succès à l’export – je pense au Rafale et aux frégates de défense et d’intervention (FDI) – et cela contribue à crédibiliser notre action commune.

Au-delà de l’Europe, la France poursuit son action avec d’autres partenaires et interlocuteurs pour contribuer à la stabilité internationale, lutter contre le terrorisme, préserver le multilatéralisme et l’ordre international fondé sur le droit, ou encore défendre la liberté d’accès aux biens communs, aussi bien en Afrique qu’au Moyen-Orient, dans la zone indo-pacifique où la France poursuivra sa stratégie de coopération avec ses partenaires, conjointement aux efforts de l’Union européenne qui a publié une stratégie dédiée le 16 septembre dernier, ou encore en Amérique latine.

Pour en venir au programme 144, face à l’ensemble de ces ruptures, la LPM a fait du renseignement et de l’innovation deux priorités absolues. Les arbitrages budgétaires issus principalement de l’ajustement annuel de la programmation militaire pour 2021 confortent ces orientations. Dans le projet de loi de finances pour 2022 (PLF 2022), la dotation du programme 144 s’élève à 2 146,4 millions d’euros en autorisations d’engagement (AE), et 1 778,4 millions d’euros en crédits de paiement (CP), soit une hausse de 6 % de ces derniers par rapport à la loi de finances pour 2021. Celle-ci permettra au ministère des armées de respecter l’engagement de porter à 1 milliard d’euros les crédits pour les études amont à partir de 2022, contre 700 millions d’euros en moyenne dans l’ancienne LPM, et de poursuivre la remontée en puissance capacitaire des services de renseignement comme en témoigne le lancement de plusieurs opérations d’infrastructures majeures.

Le programme 144, qui rassemble trois actions que sont le renseignement pour l’action 03, la prospective de défense pour l’action 07 et les relations internationales pour l’action 08, est placé sous la responsabilité, selon les cas, de la DGRIS, de la DGSE, de la DRSD, de la DGA et de l’EMA.

S’agissant de l’action 03, qui recouvre les besoins de la DGSE et de la DRSD, les crédits s’élèvent à 665,3 millions d’euros en AE et 409,5 millions d’euros en CP.

La DGSE, qui bénéficie de 641,2 millions d’euros en AE contre 374,1 en CP, poursuit, en 2022, la déclinaison de son plan stratégique. Ce plan a pour objectifs de renforcer son modèle intégré, de garantir la résilience de ses infrastructures, de répondre aux exigences de sécurité liées à sa mission et d’accroître ses capacités d’action. L’augmentation de son activité opérationnelle nécessite anticipation et réactivité afin de s’adapter aux menaces cyber et à l’accélération des cycles technologiques, en particulier dans les domaines numérique et spatial. Parallèlement, la DGSE maintient ses efforts en faveur des dispositifs techniques mutualisés au bénéfice de l’ensemble de la communauté du renseignement ainsi qu’en matière de cyberdéfense. Enfin, l’exercice 2022 est marqué par la poursuite des projets d’infrastructures : une base multiservices, le lancement du programme de rénovation des data centers et, surtout, la notification du marché principal du nouveau siège du service sur le site du Fort Neuf de Vincennes.

La DRSD, qui bénéficie de 24,1 millions d’euros en AE et de 35,4 millions d’euros en CP, connaît une évolution significative de ses crédits dans le PLF 2022, liée principalement au financement du nouveau bâtiment de la direction centrale, désormais inclus dans le périmètre budgétaire de la DRSD, avec effet dès la gestion 2021. Cette opération immobilière majeure permettra au service d’accueillir ses nouveaux agents et de disposer d’infrastructures optimisant et accélérant le flux du renseignement. La DRSD construit en 2022 sa remontée en puissance capacitaire, fondée sur trois axes stratégiques : garantir un renseignement performant, optimiser l’action dans le domaine de la protection et moderniser le service. Cela se traduit par le déploiement de sa base de données SIRSID et des investissements significatifs en équipements techniques ainsi qu’en capacités cyber. La DRSD poursuit aussi le développement de l’outil automatisant la réalisation d’empreintes numériques de surface.

L’action 07 correspond aux besoins de prospective de défense pour la DGRIS, l’EMA et la DGA. Les crédits connaissent une augmentation de 7 % en CP par rapport à 2021, pour s’élever à 1 327,7 millions d’euros en CP et 1 439,8 millions d’euros en AE. L’action 07 se décline en quatre sous-actions : les études prospectives et stratégiques, pilotées par la DGRIS, s’élèvent à 9,6 millions d’euros en AE et 8,7 millions d’euros en CP ; les études opérationnelles et technico-opérationnelles, pilotées par l’EMA au titre de la prospective des systèmes de force, dont les crédits sont portés à 22,6 millions d’euros en AE comme en CP ; pour les études amont, qui représentent le volume financier le plus important et sont sous la responsabilité de la DGA, les crédits sont de 1 113 millions d’euros en AE et 1 002 millions d’euros en CP, soit une hausse de plus de 101 millions d’euros. Celle-ci permet d’investir dans des technologies de rupture, de lancer des démonstrateurs innovants et de préparer de futurs systèmes d’armes. Les principaux engagements pour 2022 concernent la préparation du renouvellement des capacités de renseignement et des communications spatiales, les études du MGCS en coopération avec l’Allemagne, les technologies qui concourent au programme SCAF et aux évolutions du programme Rafale, ainsi que les planeurs hypersoniques. Les nouvelles thématiques d’innovation comprennent la lutte antidrones, l’hypervélocité, le quantique et l’énergie. Enfin, les efforts financiers relatifs au fonds innovation défense (FID) et au fonds d’investissement Definvest seront poursuivis. La dernière sous-action de l’action 7, comprenant la gestion des moyens et des subventions, est dotée de 294,6 millions d’euros en AE et en CP. Pilotée par la DGA, elle recouvre les subventions octroyées aux opérateurs participant à des études et des recherches en matière de défense, à l’instar de l’ONERA ou des écoles de la DGA dont l’École polytechnique.

L’action 08 est consacrée aux relations internationales et à la diplomatie de défense, dont la gestion relève de la DGRIS. Elle sera dotée en 2022 de 41,3 millions d’euros en AE et en CP. Ces crédits financent des actions de coopération et d’influence internationale, dont la contribution versée au gouvernement de la République de Djibouti au titre de l’implantation des forces françaises, la contribution française au budget de l’Agence européenne de défense, les actions de coopération bilatérale et multilatérale entreprises dans le cadre du partenariat mondial contre la prolifération des armes de destruction massive, ainsi que des dépenses liées au soutien de notre réseau diplomatique de défense.

Le principal fait marquant du PLF 2022 concerne la création d’un fonds de soutien et de modernisation des forces armées djiboutiennes. Ce nouveau dispositif s’inscrit dans une démarche dynamique de renforcement du partenariat franco-djiboutien.

Enfin, j’évoquerai les conséquences de la crise sanitaire pour le programme 144. En matière d’exécution budgétaire, nous prévoyons une consommation nominale sans risque particulier de sous-exécution en 2021. Nous n’identifions pas, à ce stade, de risque pour 2022, mais nous maintenons notre vigilance.

M. Fabien Gouttefarde, rapporteur pour avis. Nous avons atteint, comme nous nous y étions engagés dans la LPM, le seuil symbolique – mais pas seulement – du milliard d’euros pour les études amont, lesquelles contribuent au développement de l’innovation, notamment de rupture, au profit de nos armées. C’est un signe très positif et particulièrement attendu par notre base industrielle et technologique de défense (BITD) ; les trois groupements d’entreprises qui la composent m’ont fait part hier encore de leur satisfaction. Espérons que ce seuil soit une étape et qu’il produise au minimum un effet cliquet.

Ma première question concerne les missions de défense et les représentations militaires dans lesquelles travaillent nos attachés de défense. Quels sont les mouvements envisagés, qu’il s’agisse de l’affectation des attachés ou de l’ouverture et de la fermeture des missions de défense, dont l’implantation témoigne de la géographie des intérêts militaires français dans le monde ? Quel regard notre attaché et nos quatre agents de défense en Australie ont porté sur les événements récents ?

J’ai posé ma seconde question au chef d’état-major de la marine, mais il est plus pertinent de la poser à la DGRIS. Dans sa dernière interview au journal Le Monde, le général Lecointre, alors chef d’État-major des armées (CEMA), avait évoqué un point d’appui permanent avec l’Australie. Alors que cela ne semble plus être d’actualité, quelles sont les pistes pour trouver une alternative à ce point d’appui pour la France dans la zone pacifique – plus pacifique au demeurant qu’indo-pacifique ?

Mme Marianne Dubois. L’ONERA constitue le fondement de notre recherche aérospatiale. Dans une optique de coopération européenne en matière d’armement et de partage des coûts, l’Office participe au projet SCAF avec l’Espagne et l’Allemagne. Le rapport d’information du sénateur Dominique de Legge sur l’ONERA en 2020 soulignait cependant l’absence d’association de l’Office aux travaux préliminaires du SCAF, mais surtout l’augmentation des dotations octroyées par l’État allemand à son homologue, au risque d’une possible fuite des compétences de la France vers l’Est. Le projet annuel de performances de la mission Défense pour 2022 indique qu’aucune dotation propre n’est prévue cette année pour l’Office. Dans un contexte de relance de la défense européenne, consacrons-nous suffisamment de moyens à l’ONERA pour nous assurer que nos alliés ne deviennent pas nos concurrents dans le domaine spatial ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Permettez-moi de souligner l’excellence de la collaboration entre les services de la DGRIS, ceux du Quai d’Orsay et ceux du secrétariat des représentations auprès des assemblées parlementaires internationales de l’Assemblée nationale lors de la préparation de nos sessions à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN – puisque nous avons une lecture tripartite de chacun des documents afin d’adopter une position commune, qui exprime parfaitement la spécificité française au sein de cette organisation internationale.

Vous avez évoqué la volonté de la Russie de dégrader la liberté d’action des démocraties occidentales. Elle n’est pas la seule. Je fais référence à ce que vous appelez des groupes paramilitaires, que l’on qualifie aussi de sociétés militaires privées, et que je dénommerai pour ma part unités militaires non régaliennes. Après Blackwater en Irak, la société militaire privée Wagner connaît une expansion très dérangeante sur le continent africain, notamment au Nord. Elle s’est ainsi manifestée en République centrafricaine, mais aussi dans le sud du Soudan ou en Libye. Aujourd’hui, nous observons une poussée dans le Sahel. Wagner a profité du chaos, comme à chaque fois, pour ouvrir une antenne à Bamako. La coopération entre le Gouvernement de transition malien et Wagner, dont nous découvrons l’existence, pose problème. J’ai plusieurs fois demandé la création d’une mission parlementaire sur le sujet mais avant qu’elle aboutisse, j’ai auditionné d’anciens soldats français qui ont été approchés par Wagner ou par d’autres sociétés certainement liées à celle d’Eugène Prigogine, ce qui ne va pas sans poser de problème, pour deux raisons. D’abord, ces sociétés essaient de trouver des personnels aguerris aux théâtres d’opérations et qui parlent la langue. Ensuite, nous risquons de voir des Français issus de nos rangs et enrôlés par la société militaire privée au Sahel face à nos propres soldats. L’idée a été émise par certains de changer de logique et de déployer nous-mêmes des unités militaires non régaliennes françaises ? Parmi les soldats que j’ai auditionnés à titre privé, un ancien gendarme avait été approché par un Français – qui a heureusement été traité en Syrie et ne fait plus partie de l’équation – pour développer un tel projet. Quel est votre point de vue en la matière ?

Mme Isabelle Santiago. Face aux désordres du monde et aux mutations profondes que nous connaissons, l’action 08 est-elle suffisamment dotée ? Ne faudrait-il pas renforcer davantage encore les équipes, compte tenu des enjeux et de la rapidité de ces mutations ?

Vous avez évoqué les guerres régionales, notamment au Haut-Karabakh. La Turquie, qui est membre de l’OTAN, y a participé en y amenant des djihadistes. Nous savons que des satellites avaient été loués par l’Azerbaïdjan plusieurs mois à l’avance pour surveiller l’ensemble de la zone géographique, et que la Turquie n’était pas en reste – des manœuvres militaires avaient été engagées en amont. Je pourrais aussi citer l’exemple de la Chine, qui a commencé à proposer des emprunts toxiques il y a quelques années en Afrique. Or les emprunts toxiques induisent une dépendance des États qui en bénéficient. Une observation n’est-elle pas nécessaire pour savoir, parfois plusieurs années auparavant, si des stratégies en cours de déploiement ne risquent pas d’aboutir à de grandes tensions, à des guerres régionales voire pire ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Il est difficile, dans la période, de ne pas revenir sur notre diplomatie de défense et aux actions bilatérales engagées par le ministère au service de notre stratégie indo-pacifique. Un document édité par vos services identifie plusieurs leviers d’influence dans la zone, notamment une action multilatérale concertée et un renforcement de notre partenariat de défense. Il y est également indiqué que la France entend rejoindre les instances régionales dédiées à la sûreté et la sécurité maritimes, et consolider la gouvernance politique de différents accords plus ou moins anciens, dont l’accord FRANZ – France-Australie-Nouvelle-Zélande – et le QUAD Nouvelle-Zélande-États-Unis-France-Australie. Or ce tableau est percuté par le partenariat AUKUS. De quelle manière celui-ci risque-t-il d’affecter ces accords et notre stratégie multilatérale dans la région ?

Sur le plan bilatéral, quelle doit être notre approche avec nos partenaires traditionnels du secteur ? Je pense à Singapour, à la Malaisie, à l’Indonésie, avec lesquels nous faisons beaucoup, tant sur le plan opérationnel qu’industriel. Ces derniers sont aussi parfois soumis à une influence qui leur impose un positionnement diplomatique compliqué vis-à-vis de la Chine. Dans la période récente, des escales en Malaisie ont été annulées ou reportées, à l’évidence à la suite d’une pression chinoise.

Sur le plan industriel, Dassault Aviation et Naval Group espèrent d’importants clients dans la zone, en particulier en Inde et en Indonésie. La stratégie indo-pacifique soutient publiquement la politique du « Make in India » et recommande de développer la coopération bilatérale stratégique et opérationnelle. Quelles actions seront poursuivies dans ce domaine en 2022 ? Qu’en est-il plus spécifiquement en Indonésie ?

Après la surprise du partenariat AUKUS, une action résolue et peut-être rehaussée semble nécessaire de la part de vos services au profit de l’influence régionale de la France, à travers le réseau diplomatique de défense, que vous avez abondamment cité, et au titre de l’action 7 en matière d’analyse et de prospective stratégique.

M. Jean Lassalle. Nous avons du pain sur la planche, surtout en cette période où nous ne savons plus très bien avec qui nous sommes vraiment. Qui plus est, lors du dernier fait très important dont nous ne cessons de parler, les services de renseignement ont été un peu pointés du doigt. Ne serait-ce pas le maillon faible du dispositif ?

Où en sommes-nous dans les domaines du cyber et du spatial ? Dans ce monde mouvant, ces deux sujets sont cruciaux.

Qu’allons-nous faire avec le Royaume-Uni et l’ancien Commonwealth ? La donne, totalement changée, peut faire naître un sentiment de solitude. C’est un peu comme si la France avait sonné le réveil depuis quelques années, et si tout le monde lui était tombé dessus soudainement.

Pensez-vous disposer de moyens suffisants face aux enjeux si importants que vous avez décrits ?

M. le général Luc de Rancourt. Notre réseau international – missions de défense et personnels dans les organisations internationales – représente un peu plus de 1 400 personnes.

Il a connu de singulières évolutions dans les années passées, en particulier à la suite de la réforme des réseaux de l’État à l’étranger, mais également lors de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN. En effet, il a subi une réduction de 34 % de sa masse salariale entre 2008 et 2019, puis de 5 % en vertu de la réforme actuelle. Cette évolution est compensée par le fait qu’un plus grand nombre de personnel français fait partie des structures de l’OTAN où il continue à agir, à porter la voix de la France et à défendre ses intérêts.

S’agissant des évolutions annuelles et des besoins d’ouvertures ou de fermetures éventuelles, le comité directeur des postes permanents à l’étranger, présidé par la directrice générale des relations internationales et de la stratégie et l’inspecteur général des armées, fait des propositions au cabinet de la ministre des armées, qui les entérine. Du fait de la réforme du réseau à l’étranger, ces propositions sont tenues de respecter l’objectif de réduction de 5 % de la masse salariale fixé par la ministre. Cela signifie que lorsque l’on ouvre un poste dans une mission de défense, on est généralement contraint d’en fermer un autre. La question se pose pour nos partenaires baltes, en particulier pour l’Estonie avec laquelle nous travaillons énormément. Elle est impliquée dans la Task Force Takuba et nous y sommes présents dans le cadre des missions de réassurance de l’OTAN, mais aucune mission de défense n’y est implantée. La chute de Kaboul cet été ayant remis en cause notre mission de défense en Afghanistan, nous devrions pouvoir dégager quelques ressources pour ouvrir un poste en Estonie. Nous devrons aussi tirer les conséquences du partenariat AUKUS, ce qui devrait également donner des marges de manœuvre. Ce sont des pistes de réflexion qui doivent être soumises au cabinet de la ministre pour être validées.

S’agissant des propos du général Lecointre, nous comptions précisément nous appuyer sur l’Australie pour mettre pleinement en œuvre notre stratégie indo-pacifique. Nos objectifs étaient de renforcer notre partenariat avec les Australiens et d’avoir accès de manière permanente à leurs bases ainsi qu’à leur soutien logistique. Tout n’était pas encore complètement figé, qu’il s’agisse du concept ou des réalisations futures. Le partenariat AUKUS remet entièrement en cause cette approche. Nous devons réfléchir à la manière avec laquelle nous étayerons notre stratégie indo-pacifique puisque malgré cette triste affaire, nos intérêts et la légitimité de la France dans la zone demeurent. Aussi continuerons-nous à développer les partenariats que nous avons déjà noués, en particulier avec l’Inde et le Japon. En outre, notre stratégie indo-pacifique offre à certains partenaires prisonniers de la rivalité sino-américaine et qui subissent des pressions chinoises fortes – Singapour, Malaisie, Indonésie – un modèle alternatif permettant d’échapper à la logique binaire. Du point de vue diplomatique, c’est un atout à manier.

S’agissant de l’ONERA, l’année dernière a été marquée par des difficultés liées à la crise du covid-19. Ses ressources ont diminué et nous avons été contraints de les abonder à hauteur de 3,5 millions d’euros, puisque les contrats n’étaient pas au rendez-vous. Le contrat d’objectifs et de performance (COP) ne prévoit pas de changement de modèle. L’ONERA est soumis à des contraintes particulièrement fortes dans le secteur aéronautique d’autant que la loi de programmation est ambitieuse. Nous n’envisageons pas de rehausser ses dotations, qui s’élèvent à 108,4 millions d’euros dans le PLF 2022. En revanche, pour répondre aux contrats à venir, la masse salariale devra être financée en mobilisant les ressources contractuelles de l’ONERA. Cet organisme est reconnu pour ses compétences et son niveau technologique. Il est apprécié et reconnu par les chercheurs. Un plan de réinvestissement est prévu dans le domaine de l’infrastructure, (installation des équipes à Palaiseau, souffleries…). L’ONERA ne me semble pas en danger face à la concurrence allemande. En tout état de cause, nous suivons de très près son activité, que nous soutenons lorsque des difficultés conjoncturelles le requièrent.

J’en viens à la Russie et à Wagner. Si le gouvernement malien s’engage effectivement dans la voie d’un partenariat avec Wagner, plusieurs problèmes se poseront, ne serait-ce que parce que certains de nos partenaires européens ont déjà annoncé leur intention de remettre en cause leur présence dans la Task Force Takuba si un tel partenariat devenait réalité. Que faire face à l’arrivée de Wagner sur le territoire malien ? Il ne faudrait pas que les Russes jouent sur du velours en suivant une logique du « tout ou rien » qui nous mettrait dos au mur. La stratégie que la France adoptera vis-à-vis de Wagner au Mali doit être pensée à l’aune de notre confrontation stratégique et de notre dialogue avec les Russes, mais aussi des positions de nos partenaires européens. Nous avons établi un dialogue étroit avec eux pour que les décisions soient claires et prises de manière concertée, contrairement à ce que nous avons connu en Afghanistan ou en Australie.

Par ailleurs, le recours à des sociétés militaires privées françaises, constituées d’anciens militaires, ne me semble pas une option souhaitable. D’une part, le recours à de telles sociétés relève des stratégies hybrides que nous critiquons chez nos compétiteurs. D’autre part, nous avons d’autres moyens de répondre à ces stratégies hybrides.

En ce qui concerne les signaux faibles et l’anticipation, pour ce qui concerne la DGRIS, nous y contribuons à travers les moyens qui nous sont dévolus dans l’action 08 (soutien de notre réseau diplomatique de défense), mais surtout dans l’action 7-1, qui a pour objet d’éclairer la ministre sur l’évolution du contexte stratégique en général et plus particulièrement dans sa dimension internationale. Celle-ci permet de soutenir un réseau de chercheurs et d’assurer le renouvellement d’un vivier pertinent. C’est l’un des grands enjeux de l’action que mène la DGRIS depuis un peu plus de cinq ans à travers le PES. Quelles que soient les sources qu’ils utilisent et grâce aux contacts qu’ils établissent avec leurs camarades européens ou venant d’autres parties du monde, nos chercheurs contribuent à façonner ou préciser notre appréciation des grands enjeux stratégiques auxquels nous pouvons être confrontés. Le PES facilite la perception d’un certain nombre de signaux faibles. À cet égard, l’action est plutôt bien dotée, et elle a d’ailleurs donné plusieurs résultats concrets. Je pense aux labels « centre d’excellence » que nous avons décernés aux universités Lyon III et Paris VIII, mais aussi au club Phoenix qui permet à nos jeunes chercheurs d’être mieux connus, de découvrir toutes les opportunités qu’offre le monde industriel et de brasser les cultures universitaires, institutionnelles et des think tanks. La consolidation du vivier pour lequel le ministère consent des efforts singuliers depuis 2015 est l’un des éléments clés pour nous aider à mieux capter les signaux faibles. Enfin, je ne voudrais pas oublier le réseau diplomatique de défense.

S’agissant de la zone indo-pacifique et des conséquences du partenariat AUKUS, je soulignerai en reprenant les propos de Jean-Yves Le Drian que nous avons reçu un véritable « coup de poignard dans le dos ». Face à une telle situation, la première réaction consiste à marquer clairement son mécontentement. C’est ce qui a été fait avec le rappel de notre ambassadeur. Il faut maintenant regarder la situation du point de vue à la fois politique, diplomatique et opérationnel. Du point de vue politique, la confiance a été rompue et son rétablissement prendra du temps – mais cela ne dépend pas de moi. Du point de vue opérationnel, nous avons, du fait de la présence de nos forces en Nouvelle-Calédonie et à Tahiti, des interactions assez fréquentes avec les Australiens. Celles-ci sont d’ailleurs programmées : je pense à l’exercice Pitch Black à venir en 2022 ou à des exercices concernant la marine nationale, l’armée de terre et d’autres. Il y a aussi des enjeux dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Les coopérations opérationnelles ou les exercices doivent s’adapter à l’évolution de la situation politique. Pour le moment, il n’est pas question de les remettre en cause. Nous devons aussi définir une politique assumée vis-à-vis de l’Australie, ce qui donne lieu actuellement à de nombreuses réflexions. Quant au partenariat industriel, la confiance de nos industriels est largement entamée. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas pour autant profiter des opportunités qui pourraient se présenter.

S’agissant des accords FRANZ, ces accords multilatéraux sont essentiellement orientés vers le HADR – Humanitarian Assistance and Disaster Relief. Dans tout le Pacifique Sud, la France a un important rôle à jouer et est particulièrement attendue – je suppose que l’amiral Vandier vous l’a dit avant moi lors de son audition. Qui plus est, cette zone est plus facilement à sa portée que le Nord du Pacifique. La position des Australiens n’est pas non plus facile dans cet environnement. Ce qui s’est passé entre la France et l’Australie ne remet absolument pas en cause nos liens avec les Néo-Zélandais et les îles du Pacifique Sud dont les attentes sont fortes dans les domaines du HADR et de la sécurité environnementale. Les accords FRANZ sont donc le moyen de pousser les feux. Nous avons des éléments concrets à faire valoir afin de montrer que notre stratégie indo-pacifique demeure, que notre légitimité dans la région ne peut pas être mise en doute et que nous avons des intérêts à défendre.

S’agissant des Britanniques, le partenariat AUKUS a changé la donne en dépit du cadre politique dans lequel sont inscrites nos relations depuis les accords de Lancaster House. Nous nouons des discussions ainsi que des coopérations sur le terrain dans le domaine militaire. Nous sommes très proches à travers tant notre culture opérationnelle que notre perception de notre rôle dans le monde. Nous devons repenser notre relation avec les Britanniques et ce, d’autant plus que l’accord de retrait conclu dans le cadre du Brexit ne prévoit pas de volet consacré à la défense. Nous devons réfléchir à la manière dont nous associerons les Britanniques à la construction de l’Europe de la défense, sans naïveté.

Dans le domaine spatial, nous souhaitons voir aboutir une stratégie européenne, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. La France est très en pointe, avec la création du commandement de l’espace et l’implantation d’un centre d’excellence OTAN (CEO) à Toulouse. Grâce à cet effort significatif, la France est regardée par nombre de ses partenaires comme un exemple à suivre. Les crédits pour l’espace prévus dans le PLF 2022 s’élèvent à plus de 600 millions d’euros.

Dans le domaine cyber, l’accroissement des effectifs se poursuit. Dans ce secteur très concurrentiel, les enjeux liés aux compétences sont forts. Il importe donc de fidéliser nos spécialistes. Le domaine cyber est également pris en considération dans le cadre de la construction du Fort Neuf de Vincennes ainsi qu’à la DRSD. Un effort important est donc consenti en faveur du cyber sur lequel une stratégie a été publiée.

Mme Patricia Mirallès. Un référendum d’autodétermination sera organisé le 12 décembre prochain en Nouvelle-Calédonie. Ce moment démocratique important sera l’occasion pour la France de consolider le ciment de notre nation, en s’assurant de la pérennité de l’attachement de son peuple à notre République. En tant que Française de métropole, je souhaite ardemment voir nos concitoyens du Pacifique demeurer parmi nous. J’espère que leur choix ira dans ce sens, pour que notre histoire en commun se poursuive, sous nos trois couleurs. Mais plus encore, et quelle que soit l’issue de ce référendum, j’espère qu’aucune interférence étrangère ne viendra troubler les urnes et les esprits de nos concitoyens. Des puissances régionales, voire mondiales, lorgnent cette si belle île à fort potentiel stratégique. La France dispose-t-elle de moyens, en particulier en matière d’information, pour garantir la stabilité sécuritaire ?

Nos collègues sénateurs ont présenté mardi dernier un rapport de grande qualité relatif aux influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Celui-ci décrit avec pertinence les stratégies développées par des puissances concurrentes, au premier rang desquelles la Chine, visant à circonscrire toute critique à leur encontre au sein des universités françaises, mais également à y créer des réseaux d’influence voire de captation des connaissances et des données. Nous devons être pleinement conscients de la portée de telles actions de la part de puissances étrangères qui revendiquent ouvertement leur négation des droits humains les plus fondamentaux, ainsi que des principes et accords internationaux qui assurent depuis 1945 un relatif équilibre des forces dans le monde. Sans nous révéler complètement la stratégie de la France en la matière, pouvez-vous nous rassurer et nous confirmer que ces agissements dans le monde universitaire sont pris très au sérieux ?

M. Christophe Blanchet. En 2020, juste avant l’épidémie de la covid-19, la Fabrique Défense avait rassemblé pour sa première édition plus de 14 500 participants en France et en Europe. Ce beau projet, visant à développer un esprit de défense au sein de la jeunesse européenne, a repris dès le mois de septembre et se conclura en janvier prochain. Il contribue aussi à la construction de l’Europe de la défense que vous avez mentionnée. L’indéniable succès de la première édition est de bon augure pour la deuxième, en espérant que 2021 n’ait été qu’une parenthèse. Que pensez-vous de cet événement ? Comment pourrait-il s’articuler avec le service national universel (SNU) ? Ces deux programmes récents et en constante évolution sont tous deux dédiés à la jeunesse et à la défense. Alors que la Fabrique de la Défense offre un peu de visibilité au SNU grâce à la présence d’un stand dédié, du moins en 2020, le SNU n’en fait jamais mention. Pourtant, le SNU comprend une dimension européenne puisqu’il fait découvrir les institutions et la citoyenne européennes. En écho à vos propos, se mobiliser en tant qu’Européens, c’est aussi préparer l’avenir avec les jeunes.

Autre question, les conflits comme ceux de l’Afghanistan, qui se répètent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ne sont-ils pas le signe que les puissants sont devenus tout simplement impuissants avec les stratégies militaires modernes ?

M. Jacques Marilossian. Dans une audition précédente, j’avais interrogé Mme Guitton au sujet des relations entre le ministère et les universitaires dans le cadre du développement des études stratégiques. Votre direction a ouvert, dans cet objectif, plusieurs voies qui ont permis de rapprocher les acteurs institutionnels et le monde universitaire. Vous avez notamment lancé une filière de war studies, qui mérite d’être saluée. Mais celle-ci doit être pérennisée, en particulier face à l’influence de certaines puissances étrangères. Quel bilan global faites-vous du rapprochement entre le ministère et les universités ? Le PLF 2022 vous semble-t-il concrétiser des programmes à long terme visant à renforcer les études stratégiques ? Quel domaine d’études stratégiques faut-il privilégier ?

M. Gwendal Rouillard. J’appelle votre attention sur notre relation avec Chypre. La France développe ses partenariats avec la Grèce, l’Égypte et le Liban – nous participons au développement d’une marine libanaise. Nous essayons aussi de le faire avec Chypre. Ces dernières années, le président chypriote Nicos Anastasiades et le président Macron ont envisagé à la fois un partenariat stratégique renforcé, l’hypothèse d’une base navale – plus ou moins à l’initiative de l’OTAN – et un programme de patrouilleurs, pour lequel un industriel français est censé avoir été retenu. Mais la crise du covid-19 et le fait que le président ait laissé une place à la négociation aux États-Unis avec son nouvel homologue président de Chypre du Nord font que ces dossiers sont au point mort. Or dans le puzzle de la Méditerranée orientale, Chypre est précieux – et parfois bien plus qu’on ne l’imagine ici. En outre, nous savons la volonté du président turc de relancer la prospective en matière de pétrole et de gaz dans cette zone. Enfin, il est intéressant de constater que Chypre n’existe pas sur la carte turque de la Méditerranée orientale envoyée par Ankara pour relancer les négociations avec Le Caire. Il est nécessaire d’avancer sur les dossiers que j’ai mentionnés avant la fin du quinquennat, autant que possible, avec notre ami le président Anastasiades.

Mme Carole Bureau-Bonnard. La première question, à laquelle je m’associe, émane de Sereine Mauborgne et concerne le traité « ciel ouvert ». Peut-on envisager un nouvel accord à moyen ou court terme ?

Que pouvez-vous dire de nos relations stratégiques avec l’Asie centrale – je ne parle pas du Kazakhstan, mais des autres pays –, parfois intensifiées en raison de l’influence chinoise ?

M. le général Luc de Rancourt. En Nouvelle-Calédonie, la pédagogie qui a été faite sur les conséquences du « oui » ou du « non » contribue à bien éclairer le débat. J’ignore quelle sera l’issue du référendum. Quand bien même le « oui » viendrait à l’emporter, cela ne signifierait pas nécessairement la fin de notre présence, qui est aussi une garantie de ne pas voir des puissances étrangères s’y implanter – élément que l’Australie regarde de très près. Je ne peux pas préjuger des décisions qui seraient prises dans un tel scénario, mais la présence étrangère en Nouvelle-Calédonie est prise en considération dans les réflexions et les discussions. La désinformation fait également partie des sujets de préoccupation, mais elle n’entre pas dans le champ de compétences de la DGRIS.

La Fabrique Défense se tient, pour sa deuxième édition, depuis le mois de septembre et jusqu’à la présidence française de l’Union européenne. Cela représente près de 80 projets qui sont labellisés Fabrique Défense et près de 240 partenaires – plus que lors de la première édition – dont vingt-six du côté du ministère des armées, contre vingt-trois lors de la première édition. Cette initiative est très florissante mais sa pérennisation au niveau européen demeure à confirmer. Nous verrions bien les Espagnols reprendre le flambeau à l’occasion de leur présidence de l’Union en 2023.

Quant au SNU, je ne peux que regretter qu’il ne fasse pas référence à la Fabrique Défense. Toutefois, il ne devrait pas être très compliqué d’y remédier. J’aborderai le sujet avec le général Batut pour comprendre pourquoi aucune publicité n’est faite pour ce programme. Il faut cependant avoir à l’esprit que la Fabrique Défense vise à promouvoir une culture stratégique européenne pour les jeunes de 15 à 30 ans. Son ampleur est donc bien plus large que la simple cible nationale. Sa précédente édition avait d’ailleurs concerné une dizaine de pays et nos postes s’étaient également impliqués. Il ne faut donc pas enfermer la Fabrique Défense dans une relation exclusive avec le SNU.

Concernant l’Afghanistan, souvenez-vous des propos du président Hollande lors du retrait de notre contingent. Il considérait qu’il était temps de quitter ce pays puisque nous étions présents par solidarité avec les Américains et pour lutter contre le terrorisme. Ben Laden ayant été neutralisé par les Américains, la mission était en quelque sorte terminée. La difficulté de ce genre de mission – pour reprendre vos propos quant aux puissants devenus impuissants –, tient à ce que l’état final recherché doit être réaliste sur le plan militaire mais surtout politique. En l’occurrence, la question à laquelle nous devrons répondre est de savoir si l’objectif politique que nous cherchions à atteindre en Afghanistan était réaliste. La situation amène aussi à s’interroger sur le rôle des États-Unis dans le monde. L’Afghanistan s’est effondré dès lors que le départ des Américains était certain. Les talibans ont eu le sentiment d’avoir les coudées franches, sans compter qu’ils ont très habilement su retourner les responsables afghans et ne pas se faire piéger par la stratégie dont ils avaient été victimes en 2001, en particulier en verrouillant l’accès aux frontières du Nord. Il faut aussi mentionner, d’une part, les considérations liées à la politique vis-à-vis de la Chine : en quittant l’Afghanistan, les Américains ont aussi libéré des ressources pour se consacrer à la compétition avec ce pays ; d’autre part, ce départ répondait également pour eux à des préoccupations de politique intérieure qu’il ne faut pas mésestimer. Enfin, dernière question, depuis un certain temps, n’avons-nous pas tendance à projeter nos propres schémas mentaux sur les crises que connaissent les pays comme l’Afghanistan ? Il faudra bien réfléchir à toutes ces questions.

Quant aux risques régionaux, ils sont de plusieurs natures. Le risque de voir l’Afghanistan redevenir un sanctuaire du terrorisme dépendra beaucoup de la relation que les talibans auront avec Al-Qaïda – qui est une relation non pas fusionnelle, mais très proche – et avec Daech, qu’ils combattent. En outre, la manière dont les talibans géreront leur relation avec les talibans pakistanais – le TPP – aura aussi des conséquences pour la stabilité du Pakistan. Les répercussions peuvent aussi affecter la Chine, tant à cause des Ouïghours que de la menace que peut faire peser le TTP sur les intérêts chinois. Enfin, l’expansion de la menace terroriste peut aussi inquiéter la Russie.

En tout état de cause, cette affaire montre clairement que le départ des Américains crée un vide stratégique qui est très rapidement comblé. Il faut l’avoir à l’esprit lorsque l’on analyse la situation internationale de manière plus générale – je pense au Golfe ou à d’autres parties du monde.

J’en viens au bilan du Pacte Enseignement Supérieur. Depuis son lancement, 120 chercheurs ont été soutenus. Le PES s’articule autour de quatre axes. Il vise d’abord à s’assurer de la place des études de défense à l’université. C’est l’ambition de l’accord tripartite entre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), la DGRIS et la Conférence des présidents d’université. La création d’un groupement d’intérêt scientifique (GIS), doté de 50 000 euros, permettra de soutenir cette initiative. L’entretien du vivier des jeunes chercheurs, à travers plusieurs initiatives, telles que les centres d’excellence de Lyon III et Paris VIII, constitue un autre axe. La dotation de 1,5 million d’euros pour cinq ans, pour chaque label, leur permettra de développer des recherches respectivement dans le champ de l’interconnexion des hautes fonctions stratégiques et dans celui de la géopolitique de la datasphère, lequel est encore inexploité. Le troisième axe est le soutien aux doctorants et post-doctorants – la DGRIS finance ainsi une dizaine de doctorants et deux post-doctorants – ainsi qu’un rapprochement entre l’IRSEM et l’École de guerre. Un autre enjeu réside dans le rayonnement international. Je citais tout à l’heure la création d’un réseau de structures homologues, il y a moins de quinze jours, baptisé NESSI – Network of European Strategic Studies Institutes. Un autre programme dénommé Young Leaders, dont la première édition se tiendra début 2022, a pour but d’identifier les jeunes universitaires dont on pressent qu’ils auront un avenir dans le domaine de la défense. Tout cela contribuera à constituer un réseau très dense.

Parmi les sujets d’étude peuvent être mentionnés des sujets structurants comme la Russie, le cyber, la Chine, l’énergie ou l’environnement. Nous devons aussi nous intéresser à l’hybridation des sciences dures et des sciences humaines et sociales. De fait, ces deux champs d’étude sont trop souvent séparés. Enfin, la création de nouveaux labels permettra de continuer à entretenir une dynamique de recherche.

Quant à Chypre, je ne connaissais pas la carte de la Méditerranée orientale sur laquelle le pays n’apparaît pas. Le QUAD MEDOR, mis sur pied depuis un peu plus d’un an et qui assure une présence navale permanente en Méditerranée orientale, témoigne de la solidarité entre les partenaires italiens, chypriotes, grecs et français. Nous y attachons une attention toute particulière, qu’il s’agisse du respect de la liberté de navigation ou de toutes les incartades turques en matière d’exploration dans les eaux chypriotes. La plus grande prudence est de mise pour ne pas être instrumentalisé dans la confrontation entre les Chypriotes et les Turcs ou les Grecs et les Turcs, et éviter ainsi d’être pris dans un engrenage avec un allié difficile au sein de l’OTAN. La France s’est toutefois montrée assez vocal – comme le disent les Anglo-Saxons – en la matière, ce qui a permis de faire prendre conscience à l’Alliance du sujet turc.

Enfin, le traité « ciel ouvert » est important pour la France. Nous souhaitons rester partie, et le voir perdurer. Il apporte des moyens alternatifs de vérification et fait partie des mesures de confiance nécessaires face à la déconstruction des architectures de sécurité en Europe. C’est aussi, de manière assez indirecte, un moyen d’entretenir des échanges informels, avec les Russes en particulier, et de lever des ambiguïtés lors de crises – je pense notamment à la Géorgie.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je vous remercie, général, pour ce tour d’horizon complet.

Le tableau est particulièrement inquiétant, plus encore ces deux dernières années, du fait d’une multiplication des tensions, d’un recours désinhibé à la force, de la duplicité de nos partenaires, d’un multilatéralisme abîmé, et d’une maîtrise des armements fragilisée. Il faudra poursuivre nos efforts et peut-être les repenser. On peut voir les choses de manière positive : ce peut être un moyen de prendre conscience de nos fragilités et de nos vulnérabilités, et de susciter un sursaut et un élan de l’Union européenne. Le Président de la République y mettra toute son énergie au premier semestre de l’année prochaine.

Ensuite, le budget 2022 respecte la trajectoire de la LPM et vous permet d’atteindre le milliard d’euros pour les études amont.

Enfin, nous avons effectué de nombreux déplacements l’année dernière et je voudrais, au nom de l’ensemble de mes collègues, saluer le réseau des missions et des attachés de défense. J’ai vraiment eu plaisir à les rencontrer, à les connaître, à les écouter et à conserver des liens avec eux. Je veux témoigner de mon admiration pour la magnifique culture professionnelle que vous parvenez à conserver et à diffuser. Le mélange des cultures et la coopération entre le ministère des affaires étrangères et celui des Armées sont passionnants. Je voudrais leur dire, à travers vous, combien ils sont admirables et nous représentent avec efficacité, partout dans le monde. Je compte sur vous pour leur transmettre toute notre considération.

M. le général Luc de Rancourt. Le monde dans lequel nous vivons est aussi un monde d’opportunités qu’il nous appartient de saisir. C’est une manière de répondre aux défis auxquels nous sommes confrontés.

Je transmettrai votre message aux missions de défense, qui l’apprécieront.

 

 

 

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La séance est levée à treize heures.

 

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Membres présents ou excusés

 

 

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Christophe Blanchet, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, Mme Catherine Daufès-Roux, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Jean Lassalle, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Nicolas Meizonnet, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Florence Morlighem, Mme Josy Poueyto, M. Gwendal Rouillard, Mme Isabelle Santiago, Mme Nathalie Serre, M. Benoit Simian, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Charles de la Verpillière, M. Stéphane Vojetta

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Olivier Becht, M. Bernard Bouley, M. Christophe Castaner, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Claude de Ganay, Mme Séverine Gipson, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Fabien Lainé, Mme Monica Michel-Brassart, M. Patrick Mignola, M. Joachim Son-Forget, M. Aurélien Taché, M. Stéphane Trompille