Compte rendu

Commission d’enquête chargée de rechercher d’éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

– Audition de M. le Dr Joachim Müllner, psychiatre............2

 Présences en réunion..............................11

 


Mardi
9 novembre 2021

Séance de 19 heures

Compte rendu n° 19

session ordinaire de 2021-2022

Présidence de

M. Meyer Habib, Président

 


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Commission d’enquÊte Chargée de rechercher d’éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

Mardi 9 novembre 2021

La séance est ouverte à vingt heures dix

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Présidence de M. Meyer Habib, président

 

M. le président Meyer Habib. Dr Müllner, vous êtes psychiatre. Nous avons longuement auditionné votre confrère le Dr Daniel Zagury. Les faits sont connus de tous. Lorsque M. Kobili Traoré est arrêté, il n’offre aucune résistance aux policiers et il est conduit au commissariat du 11e arrondissement dans le calme. Il est menotté à un banc. Aux environs de 7 heures du matin, il attend les enquêteurs de la police judiciaire. Vers 10 heures, le chef de poste du commissariat décide de le placer en cellule. À ce moment précis, M. Kobili Traoré devient très agressif. Comment expliquer, alors que M. Kobili Traoré est calme, que vous décidiez que sa situation n’est pas compatible avec le régime de la garde à vue ? Il s’est simplement agité parmi un grand nombre de gardés à vue ce jour-là. Combien de temps a duré l’examen de M. Kobili Traoré ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Le Dr Joachim Müllner prête serment.)

Dr Joachim Müllner, psychiatre. Les faits remontent à cinq ans, je ne saurais donc vous indiquer précisément combien de temps a duré son examen. En tout état de cause, nous recevons ces personnes entre vingt et trente minutes.

Il me semble important dans mon propos liminaire de pouvoir vous expliquer le cadre général de ces examens et le cadre précis de l’examen de M. Kobili Traoré. J’ai pu visionner les précédentes auditions et j’y ai malheureusement constaté d’importantes confusions entre le travail effectué à l’Hôtel-Dieu et celui réalisé à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police. Des erreurs et imprécisions à mon sujet et à l’égard de notre travail sont également à déplorer.

J’ai aujourd’hui 36 ans et j’avais 31 ans à l’époque et non 27 ans, comme il a été dit à plusieurs reprises. Mon jeune âge a été présenté comme un problème. Pourtant, j’ai effectué dix années d’études. J’ai soutenu ma thèse de doctorat en 2012. Lorsque j’ai examiné M. Kobili Traoré, je travaillais depuis quatre ans à l’Hôtel-Dieu. J’avais d’ores et déjà pratiqué 700 examens de garde à vue et j’en ai pratiqué 700 autres depuis. Je travaille depuis neuf ans à l’Hôtel-Dieu. Nous travaillons dans ce service à la demande des urgentistes et également à la demande de la police, lorsqu’un examen de comportement est requis pour des personnes qui ne sont pas en garde à vue. J’interviens aussi aux urgences médico-judiciaires pour des victimes, lors d’examens équivalents à la thématique des coups et blessures, mais d’un point de vue psychologique. Nous procédons également à des examens du comportement des gardés à vue quotidiennement depuis 1985, date de la création des unités médico-judiciaires (UMJ) à l’Hôtel-Dieu, à la demande du parquet de Paris. Nous réalisons entre 2 000 à 2 500 examens annuels de compatibilité avec la garde à vue aux UMJ de l’Hôtel-Dieu. Il s’agit donc d’examens que nous effectuons quotidiennement, mes douze collègues titulaires et moi-même. Sur les 2 500 personnes examinées aux UMJ, la moitié sera ensuite adressée à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police (IPPP ou I3P) et 50 % d’entre eux seront ensuite hospitalisés. Le cas de M. Kobili Traoré n’est donc ni original ni particulier. L’atrocité et la gravité des faits sont exceptionnelles pour la société, les policiers, pour vous et pour moi. Cela dit, dans ce travail, nous voyons quotidiennement des choses violentes. J’avais déjà examiné des auteurs d’homicide et des violeurs. Notre travail demeure identique, quels que soient les faits.

Nos examens sont menés sur réquisition d’un officier de police judiciaire ou d’un agent de police judiciaire sous l’autorité d’un OPJ et dans un cadre légal très strict, celui des articles 60, 77 et 151 du code de procédure pénale. Ces examens sont réalisés dans le cadre d’une enquête de flagrance, comme ce fut le cas pour M. Kobili Traoré. Ils sont également pratiqués dans le cadre d’une enquête préliminaire, à la demande du procureur ou d’une commission rogatoire requise par un juge d’instruction. La majeure partie des examens réalisés à l’Hôtel-Dieu ont lieu à la suite d’une réquisition d’un OPJ.

La question qui nous est posée est simple et tient en quelques lignes : « Veuillez pratiquer un examen de comportement de M. X. Veuillez nous dire si son état est compatible avec la garde à vue ». Parfois, il nous est spécifiquement demandé : « Veuillez procéder à l’examen psychiatrique de M. X et nous signaler s’il existe un danger imminent pour la sureté des personnes et/ou pour elle-même indiquant un transfert à l’I3P. » Il nous est interdit de fournir d’autres informations à la police que la réponse à la question qui nous est posée. Il s’agit du même principe pour une expertise. L’expert peut uniquement déroger au secret médical pour fournir les informations qui permettront de répondre à la question posée. C’est la raison pour laquelle la réponse fournie à ces réquisitions est simple et lapidaire. Elle tient en la phrase que j’ai cochée ce jour-là pour M. Kobili Traoré qui est : « L’examen révèle que la personne conduite présente des troubles mentaux manifestes et qu’elle représente un danger imminent pour la santé des personnes et/ou pour elle-même, nécessitant un transfert à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police, sous réserve de l’absence de pathologies somatiques nécessitant une hospitalisation. »

Il existe quatre situations qui nous amènent à considérer que le sujet est incompatible avec la garde à vue. Ces dernières ont été rappelées par la conférence de consensus de 2004, qui guide notre pratique. Cette conférence a été réalisée sous l’égide de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES). Il s’agit du risque suicidaire imminent. Quotidiennement, des personnes s’étranglent ou se lacèrent les bras en garde à vue. Nous devons établir une différence entre une crise caractérielle, provocatrice et une crise suicidaire avérée de quelqu’un qui souhaiterait attenter à ses jours. L’état délirant aigu est également un motif d’incompatibilité. La personne a une appréhension altérée de la réalité en raison de troubles cognitifs avec dégradation du traitement de l’information. Il s’agit typiquement des maladies telles que la schizophrénie, si elle se présente sous une forme chronique, ou de la bouffée délirante aiguë, qui peut être occasionnelle et résolutive. Deux autres situations incompatibles avec la garde à vue sont l’agitation délirante et l’état confusionnel, qui constitue une urgence médicale.

Ce jour-là, pour répondre à cette question, j’ai réalisé un entretien qui a abouti à la décision d’adresser M. Kobili Traoré à l’I3P. Notre travail consiste à rendre un avis médical. Je ne suis pas en mesure de lever une garde à vue. Nous rendons notre avis à la police. Le patient est ensuite reconduit au commissariat, où il est revu par le commissaire divisionnaire ou celui d’astreinte, qui réalise le procès-verbal d’envoi à l’I3P. Il est le seul habilité à suspendre la garde à vue.

M. le président Meyer Habib. Ce commissaire divisionnaire ou d’astreinte peut-il émettre un choix contraire à vos indications ?

Dr Joachim Müllner. Légalement, il est en mesure d’émettre un choix contraire. Le commissaire prend cette mesure temporaire d’hospitalisation à la demande du représentant de l’État et ces mesures d’hospitalisation en urgence sont provisoires. En banlieue et en province, cette pratique dépend d’un arrêté du maire et engendre une hospitalisation dans l’hôpital de secteur. À Paris, nous disposons d’unités spécialisées, comme celle où j’exerce, où l’évaluation est réalisée aux urgences médico-judiciaires. Sur la décision du commissaire, le patient est envoyé à l’I3P où s’effectue une évaluation d’une durée de 24 à 48 heures au titre de l’article L. 3213-2 du code de la santé publique.

M. Kobili Traoré est donc conduit à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police. Il a été dit, lors de vos auditions que j’étais également chargé de l’examen du sujet à l’I3P. Ce n’est pas le cas. La procédure garantit la multiplicité des avis qui aboutissent au parcours d’une personne. M. Kobili Traoré est évalué par un médecin de garde, dont la prérogative est de recueillir le plus d’informations possible (biographiques, antécédents). Ces éléments permettront au médecin certificateur du lendemain matin d’établir un certificat médical qui décide ou non une hospitalisation. Le 5 avril 2017, M. Kobili Traoré est examiné par le médecin psychiatre de l’I3P qui, au regard de ce qu’il voit et constate (il ne peut user de la case cochée par un autre collègue ou de ouï-dire), établit un certificat circonstancié. Ce dernier conclut à la nécessité d’une hospitalisation en urgence et sous contrainte. Cette procédure est mise en œuvre lorsqu’il existe un risque pour la sureté des personnes au titre des soins psychiatriques, à la demande des représentants de l’État et selon l’article L. 3213-1 du code de la santé publique.

À ce titre, le préfet décide d’hospitaliser M. Kobili Traoré dans l’hôpital de secteur. Nous sommes donc loin du scénario entendu du jeune médecin qui change l’histoire. De multiples évaluations sont réalisées. Puis, selon la procédure habituelle, un autre psychiatre examine M. Kobili Traoré pour rédiger un certificat nécessaire en cas d’hospitalisation sous contrainte à 24 heures d’hospitalisation. À 72 heures d’hospitalisation, deux psychiatres différents établissent un nouveau certificat. Enfin, à six, sept ou huit jours, un autre certificat est produit après examen. Le juge des libertés et de la détention évalue ensuite la conformité de la procédure et de l’hospitalisation à la demande du représentant de l’État. Dans le cas présent, il considère que l’hospitalisation est conforme à la loi. Depuis, tous les mois, un psychiatre établit un certificat qui atteste de la nécessité de poursuivre les soins. Les huit experts mandatés ont tous conclu à l’abolition du discernement au moment des faits. Un des psychiatres a conclu à l’altération du fait que cette abolition du discernement était liée à une consommation de substances toxiques.

M. le président Meyer Habib. En l’occurrence, il s’agit là du premier expert. La juge a décidé, alors que la défense ne le demandait pas, de mandater six autres psychiatres.

Dr Joachim Müllner. Tous parlent d’une bouffée délirante aiguë. La question de l’altération ou de l’abolition n’est pas une interrogation médicale. Elle concerne la société, les juges, les députés, la discussion en cours dans votre commission. Tous les médecins s’accordent sur l’abolition du discernement de M. Kobili Traoré au moment des faits. Suit alors un débat social : si cette abolition est liée à une prise de produits, considère-t-on que le discernement n’est pas aboli, mais altéré ?

M. le président Meyer Habib. Une expertise dure entre quinze et vingt minutes.

Dr Joachim Müllner. Il serait inadapté de procéder autrement. Cet examen n’a rien à voir avec une expertise lors de laquelle un expert doit répondre à vingt questions. Dans le cadre d’une expertise, les experts rencontrent plusieurs fois la personne concernée, ils comparent leurs constats aux éléments donnés, au procès-verbal d’interpellation et peuvent faire saisir le dossier médical pour comparer ces différents éléments. Lors d’une évaluation aux urgences, la prérogative est le soin. Il s’agit donc d’étudier la biographie, les antécédents et le quotidien du patient pour l’apaiser avec nos mots et les soins.

M. le président Meyer Habib. Gardez-vous un souvenir de l’examen de M. Kobili Traoré ? Vous réalisez de nombreux examens, il serait logique de ne pas vous en souvenir.

Dr Joachim Müllner. C’est la seule raison pour laquelle je ne me souviens pas précisément de cette évaluation. Toutefois, cette dernière est précise et rigoureuse sur le moment.

M. le président Meyer Habib. Un médecin peut se tromper.

Dr Joachim Müllner. Absolument. C’est la raison pour laquelle il existe toute la procédure que j’ai évoquée. Si nous avons un doute, il est levé à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture.

M. le président Meyer Habib. À l’I3P, le médecin de garde rédige une note de synthèse sur M. Kobili Traoré et évoque un doute sur une certaine théâtralisation de la présentation. Il mentionne un discours sans aucun élément délirant ou discordant. Un autre diagnostic dans la synthèse de l’hôpital Esquirol indique qu’il sursimule la sédation. Pensez-vous que cette simulation ait fonctionné devant vous pour échapper à la cour d’assises ?

Dr Joachim Müllner. Nous nous posons tous cette question quotidiennement. Notre travail consiste précisément à différencier les personnes qui simulent et les patients qui ne souhaitent pas retourner en psychiatrie et se font passer pour sain d’esprit. Tous les jours, des personnes tentent de se faire passer pour folles. Quelqu’un qui vous jure avoir mal à la jambe parce qu’elle est cassée, il vous suffira de le faire marcher pour vérifier l’état de sa jambe. À l’inverse, nous ne pouvons pas entendre les voix qu’un patient dit entendre. Précisément, en cas de bouffée délirante aiguë ou de schizophrénie, il est impossible d’entendre des voix sans avoir une pensée désorganisée avec des propos incohérents, une discordance ou une diffluence. Ces éléments cliniques sont spécifiques à ces maladies. Quand bien même l’un d’entre nous aux urgences médico-judiciaires serait abusé, il est impossible que quatre autres médecins psychiatres sur le parcours décrit plus avant soient également bernés. Je travaille parfois à l’I3P, où j’ai réalisé mon internat.

M. le président Meyer Habib. Le patient peut-il subir des bouffées délirantes sans antécédent psychiatrique ? M. Kobili Traoré a vécu plusieurs gardes à vue. Il a été condamné à de multiples reprises, mais il n’a jamais été examiné par un psychiatre. Il a passé environ deux ans en prison. Dans le dossier, il est précisé que Mme Sarah Halimi avait peur de lui et qu’elle sortait plus volontiers de chez elle lorsqu’il était en prison.

Dr Joachim Müllner. Je ne suis pas spécialiste de la bouffée délirante aiguë. Toutefois, en psychiatrie nous voyons de tout. Si de fait nous avons tous conclu à cette bouffée délirante, c’est qu’elle existe bien.

M. le président Meyer Habib. En tant que membres d’une commission, nous essayons de comprendre. Nous rendrons un avis par rapport aux faits. M. Kobili Traoré ne passera jamais devant une cour. Il peut mais doit même sortir rapidement de l’hôpital psychiatrique où il se trouve, car il ne reçoit plus de traitement. Pensez-vous avoir pu vous tromper ?

Dr Joachim Müllner. Non. En tant que psychiatre, il existe autant d’informations dans la manière de répondre à nos questions que dans celle de ne pas répondre. La forme et le fond sont également analysés. S’il subsiste un doute ou en cas d’agitation, je peux adresser le patient à l’I3P afin qu’il soit à nouveau examiné. Ce doute est levé à l’I3P. Il est très fréquent de recevoir des patients qui ont pris des psychotropes. Ces derniers et l’alcool sont souvent associés à la délinquance et à la garde à vue. Ces patients changent de posture au fur et à mesure du temps qui passe. D’où l’intérêt de l’I3P. Ils retournent en garde à vue quand bien même ils étaient désorganisés lors de leur examen à l’Hôtel-Dieu.

Mme Florence Morlighem, rapporteure. Aviez-vous déjà eu à examiner des personnes suite à un crime flagrant.

Dr Joachim Müllner. Oui.

Mme Florence Morlighem, rapporteure. À cette étape de la procédure, en quoi consiste l’examen mental ? Questionnez-vous la personne sur les faits qui l’ont amenée à la garde à vue ?

Dr Joachim Müllner. C’est la première question que je pose. Je me présente, j’explique le cadre de mon intervention et je demande au patient pour quelle raison il se trouve en garde à vue. Cette question est importante car, jusqu’à il y a deux ou trois ans, nous ne disposions pas des procès-verbaux d’interpellation. Nous n’avions pas connaissance des motifs de la garde à vue. Nous devions appeler l’officier de police judiciaire, notamment lorsque nous ne constations pas de symptomatologie particulière. Le motif de garde à vue peut être un comportement particulièrement discordant et possiblement en lien avec une pathologie psychiatrique. Les trois quarts des patients nous rapportent les raisons de leur garde à vue. Le dernier quart est constitué de personnes qui répondent une fois qu’ils sont rassurés par le secret médical et le cadre de l’entretien. Nous avons une discussion avec 99 % des patients qui sont en état de répondre. Certains patients sont dans un tel état d’agitation que nous devons interrompre l’entretien pour notre sécurité et la leur.

M. le président Meyer Habib. Êtes-vous seul lors de ces entretiens ?

Dr Joachim Müllner. Oui, à l’Hôtel-Dieu, nous sommes en tête à tête avec le sujet. Il s’agit du respect du secret médical, car nous sommes en contexte policier de garde à vue. Il serait donc inadapté que ces derniers se trouvent dans la pièce. Ces entretiens peuvent être écourtés en cas d’agitation.

Mme Florence Morlighem, rapporteure. Vous intervenez dans l’urgence et de manière rapide. Des conditions d’amélioration devraient-elles être apportées dans ce cadre ? Avez-vous des propositions en ce sens ? Votre analyse et votre décision permettent que la garde à vue soit poursuivie ou non. Selon vous, est-ce bien les expertises psychiatriques qui fournissent les éléments pour statuer ?

Dr Joachim Müllner. C’est uniquement et strictement sur la base des expertises qu’est prise la décision de l’altération ou de l’abolition du discernement et donc celle de la responsabilité du patient. Mon travail se situe loin en amont de ces étapes.

Connaître plus précisément la raison pour laquelle l’OPJ nous réquisitionne, c’est-à-dire disposer d’une petite note, outre le document requérant l’examen de comportement, pourrait nous aider dans notre travail. Nous n’avons pas connaissance des événements qui ont lieu en amont. Les OPJ savent ce qu’ils font en matière de demande de réquisition, leurs sens sont aiguisés, ils sont quotidiennement au contact de personnes désorganisées ou délirantes. Les motifs de réquisition peuvent provenir d’une demande du patient s’il indique qu’il a des antécédents psychiatriques. Il peut s’agir de signalements au bureau d’accès de santé mentale qui centralise pour la préfecture de police tous les signalements des patients en rupture de traitement inquiétant. Un motif de réquisition peut découler de l’état clinique du patient constaté par l’OPJ ou par le procès-verbal d’interpellation qui relève des propos incohérents. Disposer d’une note expliquant pourquoi l’OPJ exerce cette réquisition nous permettrait d’accroître nos informations pour affiner notre prise de décisions. Nous disposons depuis peu du procès-verbal d’interpellation. Toutefois, dans les affaires graves et criminelles, nous n’avons pas accès au procès-verbal de garde à vue, notamment pour des questions de sensibilité du dossier. C’est le cas des affaires de terrorisme. Ce cas de figure demeure suffisamment rare pour que nous puissions contacter l’OPJ. Parfois, nous disposons des auditions du patient, ce qui nous aide dans notre travail. Il ne s’agit pas de réaliser un travail d’expertise. Pour répondre à la question qui nous est posée, nous n’avons pas besoin de toutes les pièces du dossier. Cependant, disposer de davantage d’éléments nous aiderait à affiner notre diagnostic.

Une autre suggestion d’amélioration concerne le service public dans son ensemble et le manque de moyens à l’hôpital public, qui nous oblige à courir entre les services. Cela relève d’un cadre de politique plus générale.

M. Sylvain Maillard. Lors de vos examens, vous êtes en face de quelqu’un d’instable. Vous pouvez avoir peur. Est-il nécessaire de disposer de votre avis pour diriger un sujet vers un établissement sanitaire ? L’OPJ ne pourrait-il pas rendre cet avis ? Vous avez une grande responsabilité. S’agissant du sujet qui nous occupe dans cette commission, votre examen a pu influencer le déroulement de l’enquête.

Dr Joachim Müllner. Réduire le nombre de psychiatres qui donnent un avis précis ne permettra pas d’améliorer la prise de décision. Sur le plan éthique, sociétal et global, je ne comprends pas comment nous pourrions nous passer de l’avis d’un médecin concernant une hospitalisation.

S’agissant de la peur ressentie pendant un examen, j’ai pu développer de l’appréhension à trois reprises. Si je ne me souviens pas précisément de cet entretien avec M. Kobili Traoré, c’est probablement parce que je n’ai pas eu peur. Dans mon métier, la peur ne constitue pas un élément limitant. Les psychiatres qui exercent aux urgences médico-judiciaires ont une capacité d’exposition à l’extrême violence. Elle dénote davantage un professionnalisme qu’un doute à avoir quant à nos décisions.

M. Brahim Hammouche. Lorsque vous avez été appelé pour évaluer l’état psychologique de M. Kobili Traoré, étiez-vous informé du contexte particulier du crime commis ? Vous est-il arrivé d’avoir le sentiment de glissement de tâches ? Sous couvert d’un examen, vous a-t-on demandé de réaliser une expertise ? Ce phénomène est courant en province. Avez-vous le sentiment que la justice vous demande davantage que les tâches qui vous sont normalement dévolues ?

Dr Joachim Müllner. Concernant votre première question, il serait nécessaire que je me rappelle précisément le contexte donné. À cette période, les procès-verbaux d’interpellation ne nous étaient pas transmis. Je pense donc que nous n’avions pas connaissance du contexte. Nous agissions uniquement au regard de la réquisition et de l’intitulé de la garde à vue, possiblement « homicide » dans ce contexte. Cela ne perturbe en rien notre examen. Notre vigilance demeure en tant que psychiatres. La connaissance du délit peut éventuellement accroître notre niveau de vigilance pour notre sécurité. Par ailleurs, les personnes homicidaires que j’ai pu examiner étaient toutes très calmes. Après leurs crimes, ces personnes, bien que très malades, peuvent connaître un moment de calme et d’accalmie.

Nous n’avons pas de glissement de tâches à l’Hôtel-Dieu. Il y est impossible de ressentir de la pression de la part d’un tiers, car nous ne sommes pas en contact direct avec l’OPJ qui nous réquisitionne. Nous demeurons vigilants à ne pas nous exposer à un risque médico-légal, afin de ne pas être attaqués pour rupture du secret médical.

Mme Camille Galliard-Minier. La question de la théâtralisation qui vous a été posée a également été soumise au Dr Daniel Zagury qui a répondu : « Il n’y a pas eu de comédie. Même la théâtralisation est un signe de l’état d’un patient. » Éprouvez-vous le même sentiment ?

Dr Joachim Müllner. J’étais étonné que vous disposiez d’une note du dossier de l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris.

M. le président Meyer Habib. Le dossier est ouvert. Donc, nous y avons accès dans son intégralité.

Dr Joachim Müllner. Cette note est incomplète d’un point de vue psychiatrique. M. Kobili Traoré ayant été hospitalisé à la demande du représentant de l’État, il existe nécessairement un nombre d’arguments rigoureux et implacables de l’ordre du syndrome délirant, de la désorganisation, de la discordance, etc. Ces arguments sont en contradiction avec l’idée que l’I3P aurait trouvé le comportement de M. Kobili Traoré théâtral. D’un point de vue clinique, le théâtralisme est un signe de trouble de la personnalité. Il n’est jamais entendu dans le sens de la simulation. On fera très attention à ne pas l’écrire, mais à le sous-entendre dans le sens d’un élément caractériel, de manipulation, d’intolérance à la frustration, de tendance à la mythomanie, etc. Le terme de théâtralisme n’est pas employé pour signifier que le patient ment.

M. le président Meyer Habib. M. Kobili Traoré n’avait aucun antécédent psychiatrique. Il a vécu une bouffée délirante aiguë sur quelques heures, quelques jours. Désormais, il ne reçoit plus de traitement et il se porte bien. Il sortira donc de l’unité psychiatrique où il se trouve. Le risque de récidive existe-t-il ? Est-il important ? Pourrait-il subir une autre bouffée délirante et commettre un crime ?

Dr Joachim Müllner. Je souhaiterais vous répondre avec des arguments scientifiques. Je ne suis pas au fait d’études sur le sujet. S’il fume à nouveau du cannabis, c’est une possibilité.

M. le président Meyer Habib. Il a fumé de nouveau au sein de l’UMD.

Dr Joachim Müllner. La question se pose de manière générale. Pour un patient schizophrène, qui s’est rendu coupable d’un homicide, arrêter son traitement et passer de nouveau à l’acte est possible. Malade ou pas, toute personne qui a commis un homicide peut recommencer.

M. le président Meyer Habib. Il a racketté un garagiste quelques jours avant le meurtre de Mme Sarah Halimi. Il était alors violent, mais précis dans ses propos. Rien ne laissait penser qu’il avait un problème psychiatrique particulier. La gardienne de l’immeuble témoigne qu’il faisait peur aux locataires, mais rien de plus. Dans différents cas similaires, le patient est présenté à la cour d’assises et a purgé une peine. Vous étiez tous certains de vos diagnostics.

Mme Emmanuelle Anthoine. L’examen reste sommaire dans le cadre de la garde à vue. Vous avez fait état d’un certain nombre de motifs justifiant une incompatibilité. Légalement, cet examen tel qu’il est fixé par le code de procédure pénale est-il suffisant ? Devrait-il être apprécié d’une autre façon ? L’examen médical n’est pas demandé ou ordonné pour toutes les personnes placées en garde à vue. Dans la mesure où un OPJ vous a désigné, en tant que spécialiste, les policiers avaient un certain éclairage des événements. Eu égard à ces faits, un examen tel qu’il est prescrit est-il justifié ? Ne faudrait-il pas l’envisager différemment ?

Dr Joachim Müllner. L’examen dure une demi-heure. De mon expérience, je n’ai jamais rencontré de souci dans le cadre de la mission qui nous est conférée.

Mme Emmanuelle Anthoine. Cette étape est décisive.

Dr Joachim Müllner. Il s’agit de précisions de la part des OPJ sur la raison de leur demande.

Mme Emmanuelle Anthoine. Ces éléments pourraient orienter votre diagnostic.

Dr Joachim Müllner. Non, ces éléments supplémentaires ne pourraient pas influencer notre diagnostic. Notre décision est formulée pour ne pas manquer les signes d’une pathologie. Ces informations ne pourraient pas nous gêner, mais uniquement nous aider. Déontologiquement, nous devons noter seulement et strictement ce que nous voyons et ce que nous constatons. Un état neurologique psychiatrique peut s’avérer fluctuant. Il importe de savoir si, en cellule au commissariat, le sujet parlait seul ou s’il hurlait des propos incohérents. Si vous disposez de cette information, vous pouvez attendre que la confusion revienne. Ces informations ne pourraient pas nous orienter dans une voie négative.

Mme Emmanuelle Anthoine. Nous ne parlons pas des faits, mais du déroulement de la garde à vue. Je comprends que ces éléments soient importants pour vous dans le cadre de l’examen du sujet. J’opérerais toutefois un distinguo entre les faits reprochés au sujet et son comportement dans le cadre de la garde à vue, qui constitue à n’en pas douter un élément intéressant pour vous.

Dr Joachim Müllner. Lorsque vous lisez un procès-verbal d’interpellation qui décrit un homme parlant seul dans le métro et qui donne un coup sans raison à une personne installée à proximité, le cadre est très différent de celui d’une rixe entre deux individus après un échange dans la rue. Le niveau de discordance, d’incompatibilité et de compréhension des actes d’un individu constitue une information très importante pour nous.

M. le président Meyer Habib. Le grand rabbin de France s’interrogeait quant à l’identité du meurtrier. Si ce dernier avait été un skinhead, la procédure aurait pu être différente en substance.

Dr Joachim Müllner. J’ai d’ores et déjà examiné un skinhead. La radicalité et l’aberration du rapport au réel sont tellement importantes que nous pouvons nous poser la question de leur santé mentale. Notre travail avec un skinhead est identique à celui que nous effectuons avec un radical islamiste ou un athée invétéré.

M. le président Meyer Habib. Nous levons nos travaux en vous remerciant.

 

L’audition s’achève à vingt et une heures dix.

 

 

 


Membres présents ou excusés

Commission d’enquête chargée de rechercher d’éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

Présents. - Mme Emmanuelle Anthoine, Mme Camille Galliard-Minier, M. Meyer Habib, M. Brahim Hammouche, M. Sylvain Maillard, Mme Florence Morlighem.

Excusés. - Mme Sandra Boëlle, Mme Constance Le Grip, M. Julien Ravier.