Compte rendu

Commission d’enquête
chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France
et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament

– Audition de M. François Bayrou, Haut-commissaire au plan, accompagné de M. Eric Thiers, secrétaire général du Haut-commissariat au plan, M. Philippe Logak, rapporteur général, M. Baptiste Petitjean, conseiller et Mme Karen Saranga, conseillère              2

 


Mercredi
20 octobre 2021

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n°19

session ordinaire de 2021-2022

Présidence de
M. Guillaume Kasbarian,
président

 


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Commission d’enquÊte chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicamenT

Mercredi 20 octobre 2021

La séance est ouverte à quinze heures trente.

(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)

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La commission d’enquête procède à l’audition de M. François Bayrou, Haut-commissaire au Plan.

M. le président Guillaume Kasbarian. Mes chers collègues, nous concluons cette session d’auditions en recevant M. François Bayrou, Haut-commissaire au plan.

Ancien député, ancien ministre, il est sans doute superflu de vous présenter plus en détail : je préciserai simplement que vous êtes également maire de Pau, président de la communauté d’agglomération Pau Béarn Pyrénées et président du Mouvement démocrate.

Vous êtes accompagné des membres suivants du Haut-commissariat :

– M. Éric Thiers, secrétaire général,

– M. Philippe Logak, rapporteur général,

– Mme Karen Saranga, conseillère,

– et M. Baptiste Petitjean, conseiller.

Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

MM. Bayrou, Thiers, Logak et Petitjean et Mme Saranga prêtent serment.

M. François Bayrou, Haut-commissaire au plan. La question de la désindustrialisation du pays n’est pas à proprement parler une question récente. Plusieurs de mes campagnes présidentielles portaient sur le sujet du « produire » et sur l’affaiblissement de l’appareil de production du pays, qu’il soit industriel, agricole ou intellectuel. La pandémie nous a cruellement rappelé notre dépendance sur des productions dans des domaines dont nous pensions être parmi les leaders dans le monde. Le Haut-commissariat au plan a produit plusieurs rapports sur la dépendance en matière pharmaceutique auxquels certains d’entre vous ont participé. La crise climatique et écologique ajoute au caractère brûlant de cette question qui se pose de manière inédite, ne serait-ce que parce que les longs trajets imposés aux marchandises participent eux-mêmes à la production de gaz à effet de serre.

Cette question n’est pas seulement économique. Elle interroge le contrat social qui forme la colonne vertébrale de la Nation et nous fait vivre ensemble. Le déficit commercial n’est pas qu’un déficit comptable : ce sont des emplois et des ressources qui manquent. Or, ces ressources soutiennent ce contrat social si généreux qui est celui de la France.

Le bilan est cruel : la France est le plus désindustrialisé des grands pays de l’Union européenne. Vous avez les chiffres en tête. La part d’emplois industriels de production et de production agricole se limite à 10 %. L’industrie représente de l’ordre de 12 % à 13 % de notre produit intérieur brut (PIB), contre 25 % en Allemagne, 19,7 % en Italie et 16,1 % en Espagne. Nous subissons un décrochage qui vient de loin et qui n’entraîne pas uniquement des conséquences sociales. Il provoque également un déséquilibre sur le territoire, une désertification, ainsi que des conséquences sur le plan intellectuel, car la recherche et le développement souffrent au premier chef de l’absence d’activité industrielle pour les entraîner vers le haut.

La première cause de désindustrialisation – dont on a fait un leitmotiv depuis plusieurs décennies – est le coût du travail en France, à la fois direct et indirect. Il est certain que le coût du travail dans l’activité manufacturière a eu, à une certaine époque, une résonnance très importante. Notons toutefois un resserrement de la fourchette du coût du travail réel entre des pays qui paraissaient à très bas salaires et ceux, comme le nôtre, où les salaires avaient la réputation d’être élevés.

Une deuxième cause de la désindustrialisation est la discordance de la fiscalité. Il est considéré que la différence avec l’Allemagne s’élève à 10 points de valeur ajoutée. La fiscalité de la France est plus lourde que celle de ses voisins. L’étude de Rexecode publiée en 2020 montre que le prélèvement fiscal représente l’équivalent de deux fois le résultat d’exploitation des entreprises françaises contre 0,8 en Allemagne, soit une différence de plus du double.

Ajoutons que l’industrie française a choisi un positionnement de gamme moyenne à moyenne basse qui ne permet pas de dépasser la question de coût direct. Ce positionnement a incité à la recherche du travail toujours moins cher et à la délocalisation. 62 % des emplois du secteur en France sont délocalisés à l’étranger, contre 52 % au Royaume-Uni – qui n’est pourtant pas restrictif sur ce sujet–, 38 % en Allemagne, 26 % en Italie et 10 % en Espagne. C’est le symptôme d’un choix de l’industrie française. Pourtant, dans de nombreuses activités, comme le luxe, la preuve est faite qu’elle pourrait viser le haut de gamme. Il me paraît insupportable de voir la France évincée de secteurs dans lesquels elle dispose pourtant de tous les moyens scientifiques, techniques et technologiques pour s’élever au sommet de la pyramide.

L’euro a régulièrement été avancé comme explication à la situation actuelle de la France. Il suffit pourtant de rappeler que nos voisins ont la même monnaie que la nôtre et qu’ils ont toutefois progressé alors que la France régressait. De plus, la zone euro a sans cesse amélioré sa situation sur le plan de la balance commerciale alors que le bilan français était le plus négatif.

L’inadaptation et l’inadéquation de la formation constituent un autre facteur tout aussi cruel à constater. Le slogan de l’une de mes campagnes présidentielles était « Produire et instruire », car j’ai toujours pensé que ces deux questions étaient étroitement liées.

Enfin, l’opinion publique n’a pas saisi que la robotisation, la mécanisation et la numérisation constituent des atouts considérables. Or, la France possède moitié moins de robots que l’Allemagne. J’y vois l’une des explications de la perte de terrain que nous avons subie. Il est sans doute plus payant au plan électoral de se prononcer contre la mécanisation et la robotisation de la production que de les favoriser. Mais en conséquence, l’origine de produits d’inspiration française s’est déplacée. C’est une loi à laquelle on ne pense jamais assez : la perte de la production d’un produit ne signifie pas seulement la perte d’emplois et de bénéfices au présent ; elle représente surtout une perte pour l’avenir. Cela signifie que la recherche et développement (R&D) n’est plus menée dans le secteur en question ; que l’on ne travaille plus sur le design et le développement du produit. Et, progressivement, on se retrouve exclu de l’avenir d’un secteur de production, des potentiels que comporte l’évolution d’un produit. Ce phénomène trop européen et malheureusement dramatiquement français marque de très grandes difficultés que l’ensemble du « cercle de responsabilité », qui va de ceux qui exercent des fonctions et mandats électifs jusqu’à ceux qui les délèguent, a acceptées quand il ne les a pas favorisées.

Je ressens comme un véritable crève-cœur le fait de constater que la France est évincée de secteurs entiers alors qu’il n’existe aucune raison pour qu'elle en soit absente. Je vais vous donner quelques exemples. Le déficit de nos échanges de prothèses auditives s’élève à 200 millions d’euros par an, en provenance de Singapour, de Pologne, des États-Unis et du Vietnam. La France a pourtant été un grand pays dans le domaine de la reproduction du son et l’est encore aujourd’hui dans les enceintes haut de gamme. Il en va de même pour l’instrumentation cardiologique. La France atteint un déficit annuel de 250 millions d’euros sur les simulateurs cardiaques qui sont généralement en provenance de Suisse. Le déficit annuel des échanges de seringues et de canules d’instrumentation médicale atteint 535 millions d’euros. Vous aurez noté au passage que ces déséquilibres ne sont pas le fait de la concurrence de pays pauvres. Il existe un déficit annuel de 5 milliards d’euros pour les téléphones, de 450 millions d’euros pour les éléments de cuisine – dont la technologie pourtant ne peut expliquer notre absence – de plus d’un milliard d’euros pour les lave-linge et lave-vaisselle. La France possède pourtant un savoir-faire dans les turbines – je suis l’élu de la région du premier fabriquant au monde de turbines d’hélicoptère. Mais elle laisse glisser les compétences en les spécialisant dans des sujets, sans essayer de les généraliser. Le déficit annuel s’élève à 1,850 milliard d’euros sur les sièges en bois et 1,5 milliard d’euros sur l’ameublement en bois – alors que nous sommes exportateurs et que nous possédons la plus grande forêt d’Europe, la Pologne exceptée. Nous avons accepté une économie de pays en voie de développement sur un grand nombre de secteurs. Nous exportons des pommes de terre mais sommes déficitaires sur les chips à hauteur de 120 millions d’euros. La France produit la matière première et d’autres pays, qui ne sont pas forcément les plus pauvres, nous renvoient les produits transformés. À l’école, on nous apprenait qu’il s’agissait-là du modèle d’un pays à l’économie sous-développée. À bien des égards, c’est au stade où nous en sommes. Nous exportons des pommes et nous sommes déficitaires en jus de pomme. Enfin, le déficit annuel s’élève à 325 millions d’euros sur les couches de bébé qui sont produites pour plus de 50 % en Allemagne.

Il y a trois choses à faire. La priorité est que les responsables que nous sommes à des degrés divers reconnaissions que cette situation est inacceptable et désignions comme ennemi public n° 1, le sentiment de fatalité que nous connaissons depuis plusieurs décennies. Je crois à la volonté politique – même si cette idée peut paraître étrange de nos jours. Je crois que nous pouvons remonter la pente, nous fixer des objectifs ambitieux et partir à la reconquête de l’appareil productif du pays.

Deuxièmement, il nous faut mener un travail humble mais nécessaire consistant à identifier les postes principaux de déficit. Contrairement à une idée répandue dans l’opinion publique, ce n’est pas vers des pays lointains, orientaux, à très bas coût que s’échappent l’activité, la production, la main-d’œuvre et la valeur ajoutée : dans la plupart des cas, la délocalisation se fait autant voire davantage vers les pays développés. C’est pour cela que les déficits se creusent.

Enfin, il est souvent dit que l’État doit réinvestir sa fonction stratégique – je serai le dernier à pouvoir dire le contraire. Je défends cette idée et c’est ce que le Président de la République a voulu en me confiant cette responsabilité. Mais l’État doit aussi devenir fédérateur des acteurs privés. Aucun de ces domaines ne sera redressé sans une volonté générale exprimée par l’État et partagée par les grands acteurs privés. Ils peuvent favoriser la naissance de jeunes pousses (startups), mettre à contribution leur réseau de commercialisation à l’étranger ou encore partager des procédés. Le métier des turbines à air – que l’on utilise dans les turbines d’hélicoptères ou à gaz – et le métier des turbines à eau ne sont par exemple pas très différents. Les acteurs des dispositifs médicaux pourraient se fédérer pour regrouper leurs compétences. En fédérant des acteurs et en allant rechercher où se trouvent les compétences, les brevets, si une aide suffisante est apportée à l’organisation du dépôt des brevets et à leur défense… Des membres de l’Académie des sciences qui ont été créateurs de startups décrivaient à l’envi comment de très grandes puissances comme les États-Unis déploient leur arsenal juridique et judiciaire pour ruiner les startups avant même qu’elles ne prennent leur envol. Un grand nombre d’entre eux m’ont fait part de leur sentiment que leur défense n’était pas assurée. M. Marc Lassus, créateur de la carte à puce – et par ailleurs un compatriote –, a par exemple raconté comment il avait été dépouillé de son entreprise : des investisseurs minoritaires sont entrés puis ont déclenché des procédures judiciaires ; il s’est retrouvé dans l’incapacité de se défendre, y compris dans l'incapacité financière d’assumer le coût des procédures américaines. Ceci peut se reproduire dans bien d’autres domaines comme vous le savez.  Je crois fermement que la capacité à fédérer les acteurs privés autour de la volonté générale exprimée par la puissance publique, en les assignant à des objectifs, est un élément essentiel de la reconquête. À la Renaissance, le grand mouvement de la Pléiade a cherché, dans d’autres langues et cultures, des mots à acclimater en France afin d’exprimer des idées pour lesquelles la langue nationale ne possédait pas de termes adéquats. Ce qu’ils ont appelé le « provignement » pourrait être accompli dans des domaines dont nous sommes totalement exclus. La Chine impose, pour toute entreprise qui veut exporter vers son territoire, que soient mises en place des co-entreprises. Un tel mouvement pourrait être pensé au sein d’une stratégie nationale.

Je conclurai en insistant sur la gravité de la situation qui se dégrade depuis des décennies, probablement dans le tournant des années 1990 – 2000 où quelque chose s’est cassé. Le redressement est crucial, car ce n’est pas seulement l’économie mais tout l’appareil de solidarité du pays qui en dépend et sans cela ne survivra pas. Il faut enfin une stratégie humble d’analyse des secteurs en situation de faiblesse et des capacités de fédération des acteurs publics et privés afin de défendre une stratégie nationale de reconquête.

M. le président Guillaume Kasbarian. Des mesures ont cependant été prises au cours des cinq dernières années afin de prendre les choses à bras le corps. Les ordonnances du 22 septembre 2017 réformant le droit du travail ont, par exemple, simplifié le marché du travail et des progrès ont été accomplis sur le plan de production. Quel regard portez-vous sur le programme France 2030 ?

M. François Bayrou. Je suis satisfait de ce programme – auquel nos travaux ont je pense contribué. La note que nous avons produite sur le nucléaire au printemps 2021 a participé au changement d’état d’esprit sur le nucléaire. C’est ce qui permet au Président de la République d’en faire un sujet d’engagement pour le pays.

Si vous avez un brin de malice, vous me demanderez sans doute si les sommes sont suffisantes. Ce plan amorce une démarche nouvelle. J’avais proposé des chiffres beaucoup plus importants pour l’investissement dans l’industrie. Le budget annoncé est un premier pas. En comparaison avec l’investissement annoncé par le président américain, je pense que nous ne sommes qu’au début du processus et je suis persuadé que nous irons plus loin. L’objet des différents plans n’est pas le même. Le plan de relance et le plan France 2030 n’ont pas le même objet. Le premier est un plan pour donner un nouveau départ à des activités bloquées ; le second concerne des secteurs dont nous sommes absents. Je tiens à le dire ici : nous ne parviendrons aux sommes suffisantes qu’en favorisant l’investissement privé par des mécanismes inédits.

Je vais ajouter une dernière considération, moi qui me suis beaucoup battu sur le sujet de la dette. Il faut absolument distinguer la bonne dette, celle d’investissement, de la mauvaise dette, de fonctionnement. L’investissement n’est pas de l’argent perdu, contrairement à une idée fortement répandue en France. Si les choses sont bâties et conduites comme il faut – ce qui me semble être le cas pour la plupart des chantiers ouverts – alors il y aura retour sur investissement.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Merci beaucoup pour votre éclairage, Monsieur le Haut-commissaire, et de nous faire part de vos travaux et de vos réflexions ! J’entends votre mansuétude sur le plan annoncé. Vous avez écrit vous-même, il y a quelques mois, qu’un grand plan Marshall de réindustrialisation se chiffrait plutôt à quinze fois plus que ce qui est annoncé aujourd’hui, soit 450 à 600 milliards d’euros.

M. François Bayrou. J’avais évoqué le chiffre de 250 milliards d’euros, en cohérence avec l’investissement des États-Unis.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Vous avez évoqué des situations de crève-cœur. Dans ma circonscription, la mise à l’arrêt des usines Renault par manque de semi-conducteurs en est une. J’aimerais vous entendre sur la question de l’approvisionnement et sur les moyens d’assurer à notre industrie une meilleure stabilité de production.

M. François Bayrou. Cette question ne peut se régler que dans le cadre européen, avec une volonté politique européenne affirmée. Un pays seul comme le nôtre aura beaucoup de mal à imposer ses attentes et ses exigences dans un secteur comme celui-là. La présidence française de l’Union européenne doit être une occasion de bâtir un plan communautaire de reconquête et de garantie d’approvisionnement dans le secteur des semi-conducteurs. Toutes nos circonscriptions sont menacées par la catastrophe ou l’accident que vous décrivez.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Vous avez identifié des scénarios de menace pour l’industrie française et avez préconisé l’établissement d’une cartographie des secteurs et des produits vitaux. Avant même d’aborder le secteur précis de la santé, quelle méthode peut permettre de déterminer ce qui relève d’un secteur vital ? Qui peut faire cette cartographie, par quels moyens, avec quelle concertation ?

M. François Bayrou. Chacun, dans son rôle, peut y contribuer. Après l’avoir annoncée il y a trois mois, nous proposerons, dans un mois, une cartographie des secteurs vitaux appuyée sur une analyse très fine, produit par produit. Notre volonté est de croiser les impératifs d’approvisionnement avec le caractère thérapeutique crucial des molécules par exemple en question. Nous avons beaucoup avancé en trois mois. Cette cartographie sera totalement inédite. Pourtant, notre équipe est plus réduite que toute organisation chargée de ce sujet. Nous nous faisons un motif de fierté d’y parvenir. L’élaboration d’une stratégie n’est pas une question de nombre mais de capacité à réunir l’information et de pertinence dans les choix proposés.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Quel regard portez-vous sur les capacités de planification de l’État en matière industrielle ? Dans mon département, la papeterie Chapelle-Darblay est concernée par deux projets de reprise. L’un est poussé par un opérateur de récupération de papier, Paprec, tandis Veolia a proposé un projet plus industriel qui permettrait de maintenir une vraie filière de recyclage. L’État doit aussi être stratège. Comment peut-il intervenir de votre point de vue ?

M. François Bayrou. Je fais attention à proposer et à ne pas paraître vouloir imposer. Ma conviction profonde est que la fonction exécutive trouve là sa réelle vocation et sa réelle importance. Très souvent, les mœurs administratives et le goût effréné pour l’expertise ont dépouillé la fonction politique de sa légitimité à trancher. Le temps de l’élaboration des projets dilue trop souvent l’énergie, comme l’eau dans le sable. J’aimerais que la fonction politique soit rétablie dans sa plénitude, dans sa rapidité d’exécution et dans son exigence d’efficacité. Vous entendrez ce que je n’ai pas dit.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Que pensez-vous d’un grand ministère de l’Industrie et de la recherche qui permettrait une réappropriation par l’État de cette dimension industrielle ? Cette mesure a plusieurs fois été évoquée lors de précédentes auditions.

M. François Bayrou. Ce débat s’entend du haut de toutes les tribunes et dans toutes les arrière-salles depuis trente ans. J’ai été ministre de la Recherche dans les années 90. L’éducation, l’enseignement supérieur et la formation professionnelle faisaient partie de mon champ de compétences. Je trouvais que cela marchait assez bien. M. Alain Madelin et d’autres ont longtemps prêché pour une version française du Ministry of Economy, Trade and Industry (MITI) japonais. Je serais prêt à m’y rallier à cette idée si l’existence d’un ministère était réellement acceptée. Si ce dernier n’administre pas et que chacun des partenaires cherche, selon le principe de Parkinson, à constamment gagner du terrain sur son propre champ, à défendre son budget et ses postes, l’efficacité ne peut être au rendez-vous. Il existe probablement des exemples qui marchent. Mais je reste interrogatif devant le constat que les structures administratives sont si puissantes et dispersées que la volonté politique s’y perd. C’est un grand problème français ! Je ne crois pas trahir un secret en disant que c’est un problème dont le Président de la République est conscient mais aussi partie prenante et qu’il est assez insatisfait des résultats. Il a raison de ce point de vue-là…

M. Gérard Leseul, rapporteur. Faut-il créer une gouvernance spécifique pour le plan France 2030, comme le Président de la République semble le laisser entendre ? Faut-il créer une agence indépendante, ou le Haut-commissariat pourrait-il se charger de ces questions ? Comment assurer l’efficience de ces programmes ?

M. François Bayrou. Le Haut-commissariat n’a pas vocation à exercer une fonction exécutive. Sinon, ce serait la guerre avec l’exécutif. Le Président de la République a indiqué qu’il réfléchirait à cette question dans les prochaines semaines. L’expression qu’il a employée est celle de « commando ». Si c’est ça, l’idée, je la soutiendrais. Au lieu des labyrinthes habituels – qu’on le veuille ou qu’on le subisse –, je suis partisan d’un petit commando qui assume la responsabilité de ces plans. Mais ce sera de haute lutte, pour connaître les arcanes de l’administration et de l’exécutif en France.

Mme Cendra Motin. Merci, Monsieur le Haut-Commissaire, pour votre exposé ! Un commando sur le modèle de l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense – Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) me paraît pertinent. La bonne dette est celle de l’investissement, vous l’avez dit. Mais en France, est-on prêt à risquer de perdre parfois? Il faut savoir investir avec le risque de perdre parce qu’on ne gagne pas à tous les coups et que certains projets nécessitent parfois du temps pour gagner de l’argent. Est-ce qu’il ne faut pas faire différemment dans la conduite de projets et les séquencer davantage ? On a souvent l’habitude – vous en avez fait l’expérience en tant que ministre de l’Éducation nationale – de se lancer dans des projets qui se déploient sur des durées beaucoup trop longues et qui capotent en dernier ressort.

Vous avez évoqué le rôle du nucléaire. Quelle est votre vision sur les énergies renouvelables et leur place dans la balance énergétique, pour accompagner au mieux les industries ?

M. François Bayrou. Il n’y a pas de développement du renouvelable sans investissement dans le nucléaire. Chacun le sait : les énergies renouvelables sont intermittentes – il n’y a pas toujours de soleil, il n’y a pas toujours de vent – et la question de leur acceptabilité peut être posée. Les éoliennes font débat dans notre société. Il faut 1 000 hectares artificialisés de sol sont nécessaires pour créer une ferme solaire. Nous sommes dans l’obligation de disposer d’une énergie abondante, pilotable et sans émission de gaz à effet de serre si nous voulons respecter nos engagements. L’hydroélectricité peut être une solution, mais elle ne représente que 12 % de la production et ce taux pourrait au mieux atteindre de 13 % à 15 %. Ce sont des investissements rentables mais il existe là aussi des forces de blocage très importantes. Il n’y a pas de production d’électricité pilotable sans émission de gaz à effet de serre sans le nucléaire. Le Président de la République semble convaincu de la justesse de ce raisonnement. Je ne vois pas qui peut s’y opposer si l’on considère la réalité des chiffres, même si l’usage de cette énergie soulève des problèmes de coûts, du fait de la reconversion et de l'organisation de la fin de vie des centrales, du traitement des déchets.

Concernant les investissements, toute la séance de présentation de France 2030 était organisée autour de l’idée d’accepter de perdre. Je suis d’accord avec cette idée…à condition de ne pas en faire une loi !

M. Bertrand Bouyx. L’innovation soulève des questions comme l’intelligence économique et la veille stratégique. Notre pays s’est désindustrialisé à bas bruit en conséquence des politiques qui ont été menées. Chacun a observé ce qui se passait mais aucun remède n’a pu être identifié. Il me semble que la France manque aussi de capacité stratégique et d’intelligence économique – que d’autres grands pays industriels ont été en mesure de développer. La détention du capital représente également un défi majeur dans un monde où d’autres entreprises deviennent prédatrices de nos propres appareils de production. Vous avez parlé de la pertinence des choix et de la nécessité de proposer des stratégies. Quel est votre regard pour la France d’aujourd’hui et de demain sur ce sujet ?

M. François Bayrou. Je suis entièrement d’accord avec vous. Sur un plan au moins défensif, j’estime que nous sommes largement désarmés. J’ai en tête une dizaine d’exemples de procédés, de brevets, de startups qui avaient des idées encourageantes et qui ont été détruits par des stratégies opaques, souterraines, venant d’autres pays et d’autres entreprises.

M. Philippe Berta. Vous avez évoqué la formation. Tout part de là. Comment mettre au point un programme véritablement ambitieux, d’acculturation pour les sciences et les techniques et pour l’économie dès le plus jeune âge ? La France « fabrique » 30 000 ingénieurs par an alors que 100 000 seraient nécessaires. Il y a là une problématique à relancer.

La relation privé-public reste problématique à tous les niveaux, comme vous l’avez souligné.

Concernant les dispositifs médicaux, nous disposons de véritables moyens d’investir. Comment disposer de vrais investisseurs dans notre pays ? Où est l’argent de notre épargne et de notre assurance-vie ? La France ne possède pas de fonds de pension et nous savons bien que cela bloque nombre de développements.

Lorsque j’étais jeune, Thomson fabriquait des produits électroniques blancs, c’est-à-dire de l’électroménager, des semi-conducteurs, de l’électronique médicale. Qu’avons-nous fait de ces géants-là depuis les années 1970 ?

M. François Bayrou. Nous ne parlons pas de technologies hors d’atteinte mais de technologies abordables, à portée de main. C’est ce qui rend d’autant plus inacceptable la situation. J’ai écrit un livre sur l’incitation à la formation scientifique il y a trente ans et je n’en ai pas changé une ligne. À l’Académie des sciences, j’ai récemment réalisé que l’opinion que je soutenais autrefois – et qui était minoritaire et isolée – est désormais partagée. Si vous voulez connaître mon sentiment, je crois que nous avons laissé dériver la formation scientifique vers une formation excessivement conceptuelle. Lorsque j’étais ministre de l’Éducation nationale, j’avais lancé, avec le lauréat du prix Nobel M. Georges Charpak, l’opération « la main à la pâte » qui ménageait une transition vers la formation scientifique non par le conceptuel mais par l’objet, par tout ce qui permettait de se représenter une opération mathématique ou de sciences physiques à partir du réel. Les mathématiques modernes et le basculement vers le conceptuel ont, dans une certaine mesure, rompu les chaînes de transmission du savoir à l’intérieur des familles. Même si cela parait réactionnaire, cela a joué un rôle dans la perte d'adhésion des élèves et de leurs familles à ce que l’on enseignait parce que sur le cahier que les enfants rapportaient à la maison, on ne comprenait plus ce qui était écrit. Auparavant, les grands-mères étaient encore en mesure de résoudre les problèmes de bassins qui se vidaient parce qu’il s’agissait de problèmes compréhensibles. On en est un peu revenu – quoique je ne mettrais pas ma main à couper. Je ne crois pas que l’on puisse se limiter à une approche conceptuelle : l’enfance a besoin de représentations concrètes.

M. Bénédicte Taurine. Je suis élue d’un territoire en Ariège que le délitement de l’industrie textile dans les années 80 a sinistrée. Votre intervention me rappelle le ressentiment des chefs d’entreprise, notamment de Biotex en pays d’Olmes, qui ont produit des masques et des surblouses qu’ils ne parviennent à vendre, car la France persiste à utiliser des produits d’importation. Il en va de même pour la filière géotextile, qui produit des laines avec des fibres végétales et pourrait relancer la filière laine dans les Pyrénées au lieu de les importer d’Asie. En tant que Haut-commissaire au plan, quelles préconisations pourriez-vous faire pour répondre aux chefs d’entreprise qui déplorent le manque d’adéquation entre le discours de relocalisation et la réalité sur le terrain ?

M. François Bayrou. Je pense que ces chefs d’entreprise ont raison. Il y a une question d'impulsion de la commande publique. La décision publique est organisée en tuyaux d’orgue. Chacun considère qu’il agit de manière indépendante. On peut en faire le constat pour l’industrie pharmaceutique : les gestionnaires de la Sécurité sociale s’intéressent au prix des produits tandis que ce qui importe aux industriels de la pharmacie, c’est la fixation du prix des produits par la Sécurité sociale. Comme le prix des produits exportés est indexé sur le prix des produits vendus dans le pays d’origine, afficher un prix de référence décidé par les gestionnaires de la Sécurité sociale trop faible pousse les industriels à indexer leurs produits dans les pays voisins. La délocalisation devient nécessaire à l’équilibre de l’entreprise. Tout le monde agit dans son couloir. Je pense que vos industriels ont raison, que les innovations ne sont jamais développées parce qu’elles sont un peu plus chères que les autres. Dans la stratégie de reconquête que je propose, il est essentiel de réorganiser l’action publique afin de fédérer les initiatives privées.

M. Brahim Hammouche. Je vous remercie, Monsieur le Haut-commissaire, pour ces échanges. La cartographie que vous établissez est-elle superposable aux territoires d’industrie où émergent de nouveaux systèmes scientifiques innovants ? La question du modèle social est souvent évoquée, mais il faut prendre en compte le nouveau modèle de croissance, y compris dans l’agriculture. Le terme de « reconquête industrielle » est-il vraiment adapté ? Ne vaudrait-il mieux pas parler de renaissance ? 

M. François Bayrou. Reconquête ou renaissance, le terme est indifférent. J’ai choisi le premier parce qu’il a une résonance plus volontariste. La cartographie croise des éléments d’analyse, tels que le caractère thérapeutique stratégique des molécules et l’origine de ces molécules pour la sécurité de l’approvisionnement. Il faut aussi croiser ces éléments avec les territoires et notamment les territoires d’industries d’industrie. Je ne sais pas exactement ce que cela recoupe. Mais notre cartographie appréhende également la dimension territoriale et géographique de la production. Je suis d’accord avec vous sur ce sujet.

M. Frédéric Barbier. Vous avez affirmé qu’il fallait fédérer les acteurs privés. Qu’en est-il des acteurs publics ? Les agglomérations, la région, les départements perçoivent tous des recettes. On constate que les droits de mutation à titre onéreux, les parts de TVA ont progressé. Mais je trouve les collectivités moins enclines à aller chercher des ressources nouvelles en stimulant le développement économique. Je souhaite entendre votre avis sur le millefeuille territorial. Comment fédérer les acteurs publics aux côtés de l’État pour regagner en développement industriel et économique sur les territoires ?

M. François Bayrou. Les travaux à mener sont immenses. Je suis très insatisfait de la structuration des organisations publiques locales. Le « millefeuille » fait perdre à la France des moyens et une énergie considérables. Il faut accepter de trancher. J’ai considéré la loi nᵒ 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe », comme une grave erreur. La manière dont au moins la moitié des régions a été organisée est absurde, alors que nous nous dirigions peu à peu vers une démarche fédérative entre régions et départements. Pau, à la frontière espagnole, appartient à la même région que Limoges ou Poitiers. C’est n’importe quoi ! Sept heures de voiture sont nécessaires pour aller d’un bout à l’autre de la région. Pour apaiser le débat, le Président de la République a affirmé qu’il ne reviendrait pas sur cette réforme durant son quinquennat. Bien mais le quinquennat s’achève... Ce paysage administratif est source d’un formidable gâchis d’énergie. Je suis révolté par cette légèreté qui a transformé un paysage que Napoléon avait bien pensé. Des sédimentations perpétuelles se sont accumulées sans que personne ne réagisse. Je serais militant d’une simplification drastique et civique, qui crée davantage de liens entre les citoyens et les élus, qui ne sont actuellement pas issus de la représentation directe : ils figurent sur des listes dont l’organisation est déterminée par des attaches politiques.

M. Michel Delpon. Le Président de la République et le ministre de l’Économie, des finances et de la relance ont affirmé vouloir faire de la France le leader mondial de l’hydrogène renouvelable. Je reviens sur l’expression « commando ». Nous avons créé le conseil national de l’hydrogène. Mais ce n’est pas un commando car le millefeuille administratif reste prégnant et les chapelles d’experts se superposent, comme le Réseau de transport d’électricité (RTE), la Commission de régulation de l’énergie (CRE), la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC). Qui commande réellement le monde de l’énergie en France ?

M. François Bayrou. Personne ne le commande. Il n’existe qu’une ligne de transport en commun à haut niveau de services fonctionnant à l’hydrogène avec une production d’hydrogène vert : elle se trouve à Pau. L’hydrogène vert est écologiquement indiscutable, même si des questions subsistent sur le plan énergétique. Cette ligne a été réalisée en deux ans, y compris pour le design des véhicules. A-t-on le sentiment que quelqu’un dirige ? C’est une idée qui ne plaît pas à la France. L’organisation en puzzle de toute notre activité privée et publique donne à chacun le sentiment d’être maître chez lui. Malgré la bonne volonté observée, sans une puissance publique capable d’énoncer une stratégie pour servir nos objectifs, nous sommes confrontés à une extraordinaire inefficacité.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Vous avez appelé l’État à engager une démarche fédérative avec les filières de production afin de fixer les priorités stratégiques. Que pensez-vous de la démarche des contrats stratégiques de filière ? Comment éviter que chacun défende son caractère stratégique et que seule une logique de saupoudrage en résulte ?

M. François Bayrou. Il faut que l’État se perçoive lui-même et soit reconnu comme celui qui énonce et défend l’intérêt général. Cette notion, bien pensée du temps du général de Gaulle, est très difficile à réintroduire en France. Les temps ont changé et ce n’est pas facile. La crise du XXIe siècle est une crise de légitimité. Personne ne reconnaît l’autre comme légitime et chacun souffre de l’absence de reconnaissance de sa propre légitimité. C’est vrai dans la vie de tous les jours, dans les relations de travail, et dans les relations entre la puissance publique et le monde des entreprises. La reconstruction d’un sentiment de légitimation représente un défi majeur.

M. Gérard Leseul, rapporteur. Nous verrons quel sera le montant mobilisé dans le cadre du plan France 2030. De votre point de vue, quelle méthode devrait être choisie pour financer les projets ? Faut-il des appels à projets, un recours classique aux subventions, des prises de participation par capital-risque ? Faudrait-il mobiliser l’épargne ? À quoi faut-il conditionner les aides apportées ?

M. François Bayrou. Je défends la notion d’un commando à la tête de cette entreprise d’édification d’un plan de reconquête. Il faut des décideurs suffisamment avisés et indépendants pour être capable de s’extraire des logiques de labyrinthe administratif où chacun cherche à défendre son pré carré. J’ai entendu précisément cette idée dans le discours du Président de la République, même s’il l’a dit avec tact. Cependant, compte tenu de l’organisation de l’État, des organisations intragouvernementales et de leur rapport avec les organisations extragouvernementales – telles que les filières que vous évoquiez – représenteront un défi.

M. le président Guillaume Kasbarian. Messieurs, je vous remercie. C’était une audition passionnante. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d’enquête.

 

La séance est levée à seize heures et cinquante-cinq minutes.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament

 

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 14 h 00

 

Présents. - M. Frédéric Barbier, M. Philippe Berta, M. Bertrand Bouyx, M. Éric Girardin, M. Brahim Hammouche, M. Guillaume Kasbarian, M. Gérard Leseul, M. Denis Masséglia, Mme Cendra Motin, Mme Bénédicte Taurine

 

Excusés. - Mme Carole Bureau-Bonnard, Mme Véronique Louwagie, M. Jacques Marilossian

 

Assistait également à la réunion. - M. Michel Delpon