Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, de Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au Ministère des Armées, sur le projet de loi de finances 2023.

 

 


Mercredi
12 octobre 2022

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 09

session ordinaire de 2022-2023

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


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La séance est ouverte à onze heures dix.

M. le président Thomas Gassilloud. Madame la directrice générale, mes chers collègues, je suis très heureux de recevoir Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des armées.

Au travers de nos différents échanges, j’ai pu apprécier votre faculté d’analyse, permettant d’y voir un peu plus clair dans le chaos du monde.

Cette audition, qui sera probablement la dernière en votre qualité de directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des armées, est aussi pour nous l’occasion de vous rendre hommage et de vous adresser nos plus vifs remerciements pour le travail accompli. En effet, votre remplacement par Mme Alice Rufo, actuellement conseillère diplomatique adjointe du Président de la République, a été annoncé lors du conseil des ministres du 5 octobre 2022.

Je vous remercie pour votre engagement au service de la Nation. Nous sommes tous, au sein de cette commission, très concentrés sur l’autonomie stratégique et notre souveraineté. Or il n’y a pas de réelle souveraineté sans autonomie conceptuelle et sans capacité à définir nos objectifs et nos méthodes en bonne articulation avec nos alliés.

À la veille de cette future loi de programmation militaire (LPM), nous serions très curieux de connaître le bilan et les leçons que vous tirez de vos quatre années à la tête de la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées (DGRIS).

Nous vous auditionnons aujourd’hui tout particulièrement en votre qualité de responsable du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », l’un des quatre programmes de la mission défense du projet de loi de finances (PLF) pour 2023. Je tiens d’ailleurs à saluer M. Jean-Charles Larsonneur, notre rapporteur du programme, qui mène actuellement d’intenses travaux à ce sujet.

Ce programme, au volume budgétaire certes modeste, est éminemment stratégique et regroupe les crédits dédiés à l’innovation de défense, à l’analyse stratégique, à la diplomatie de défense et au renseignement extérieur et de sécurité de défense. Plus concrètement, il regroupe les crédits, hors titre II, de la DGRIS mais également de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), de l’agence de l’innovation de défense et des quatre écoles sous tutelle de la direction générale de l’armement (DGA).

Votre audition pourrait donc être l’occasion de nous présenter les grandes tendances budgétaires du programme pour 2023, le niveau d’avancement des principaux projets financés à ce titre, au premier rang desquels le projet immobilier de la DGSE et de la DRSD mais également les projets technologiques de défense majeurs conduits dans le cadre des études amont comme le système de combat aérien du futur (SCAF) ou le main ground combat system (MGCS).

L’année 2022 est également la première année d’application des nouveaux contrats d’objectifs et de performance 2022-2026 des quatre écoles sous tutelle de la DGA, de l’office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA) et de l’institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis (ISL), ce qui pourrait faire l’objet d’un premier bilan.

Nous vous auditionnons également pour que vous puissiez nous faire part de votre analyse de l’évolution de la conflictualité dans le monde.

Madame la directrice générale, je vous cède la parole.

Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des armées. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les vice-présidents et secrétaires, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, c’est un honneur de pouvoir répondre à vos interrogations de la manière la plus transparente et exhaustive possible. Ce format nous permet d’échanger sur le programme 144 dédié à l’environnement et à la prospective de la politique de défense, dont j’assume la responsabilité, avec vigilance, humilité et rigueur, en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie, jusqu’au 1er novembre.

Placée sous l’autorité directe du ministre, la DGRIS assume avec détermination le large spectre des missions qui lui ont été fixées par le décret du 2 janvier 2015, dans la continuité et l’expansion de l’ancienne délégation aux affaires stratégiques du ministère. Elle compte, pour ce faire, sur un effectif total de 227 équivalents temps plein (ETP), composés à parité de 118 civils et de 109 militaires, et plus de 300 personnels à travers le monde, au titre de son réseau diplomatique de défense. Elle assure également la tutelle de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), avec 38 ETP qui lui sont dédiés.

La DGRIS assume deux grandes missions, intrinsèquement liées et se nourrissant mutuellement.

La première mission de la DGRIS consiste à être l’ensemblier des relations internationales. Pour le ministère des armées, en pleine cohérence et confiance avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, la DGRIS pilote et coordonne — en lien avec les armées, directions et services du ministère — l’action internationale du ministère des armées. En ce sens, elle contribue à la définition, y compris en interministériel, de nos positions nationales au sein des organisations internationales sur les enjeux de défense et mène des dialogues politiques et stratégiques avec les directions homologues dans des pays alliés comme partenaires, en appui des échanges menés par les ministres. En outre, la DGRIS définit la stratégie d’influence du ministère. Elle pilote, au titre de cette première mission, l’un des plus grands réseaux diplomatiques de défense regroupant à ce jour 90 missions, 3 représentations militaires de défense — auprès de l’Union européenne, de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Organisation des Nations unies (ONU) — ainsi que des conseillers militaires — auprès de l’ONU à Vienne, de l’Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (OTICE), de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), et de la Conférence du désarmement —, soit un total de 332 ETP présents auprès de 167 pays (parmi lesquels 78 pays sont gérés en non-résidence) et différentes organisations internationales ainsi que quelques Think Tanks étrangers (États-Unis, Allemagne, Finlande…). Ce réseau est une ressource précieuse et irremplaçable. Ceux qui le composent sont à la fois nos capteurs, nos senseurs et nos effecteurs, au sens le plus noble du terme. Ils sont les visages de notre politique de défense à l’international.

La deuxième mission concerne la stratégie de défense. À ce titre, la DGRIS assure la coordination des travaux nécessaires à la préparation des documents d’orientation de notre stratégie de défense, le pilotage de la réflexion stratégique, de la prospective et de l’anticipation stratégique ainsi que le pilotage ministériel des enjeux relatifs à la maîtrise des armements, à la lutte contre la prolifération et au contrôle des transferts sensibles. Elle veille, en lien avec l’état-major des armées, la DGA et le secrétariat général pour l’administration, à l’articulation entre la stratégie de défense et la programmation militaire. C’est ainsi qu’elle a contribué de manière décisive aux travaux de rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, à l’actualisation stratégique de 2021 ainsi que, dans un cadre interministériel, à la rédaction de la revue nationale stratégique 2022. En substance, notre mission est de décrypter notre environnement stratégique, soit de poser le plus tôt possible les questions les plus pertinentes possible afin de préparer nos autorités à prendre les décisions nécessaires et d’éclairer les décisions capacitaires de nos armées.

Ces deux volets s’accompagnent bien sûr de missions organiques de premier plan, en particulier la gestion des ressources humaines de la DGRIS, à Paris et dans le monde, mais aussi du programme 144.

Dans le cadre du PLF 2023, la ressource du programme 144 s’élève à 1 989,8 millions d’euros en autorisations d’engagement (AE) et 1 906,2 millions d’euros en crédits de paiement (CP). Elle augmente de 7 % en CP par rapport à la loi de finances initiale (LFI) de 2022.

Je tiens à rappeler que depuis 2019, première année de la LPM 2019-2025, le programme 144 bénéficie d’une hausse continue de sa ressource. Cette trajectoire des crédits particulièrement dynamique portée par le renseignement et l’innovation s’inscrit en cohérence avec les priorités définies dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, à la lumière des bouleversements observés.

Sous la conduite de la DGRIS, de la DGSE, de la DRSD, de la DGA et de l’état-major des armées (EMA), les crédits inscrits au PLF 2023 pour le programme 144 permettront :

S’agissant de l’action 3, qui couvre les besoins de la DGSE et de la DRSD, les crédits s’élèvent à 467,3 millions d’euros en AE et 476,8 millions d’euros en CP, soit une hausse de 16 % en CP.

La DGSE — dont les ressources s’élèveront à 440,4 millions d’euros en AE et à 417,6 millions d’euros en CP — poursuivra en 2023 la déclinaison de son plan stratégique ayant pour objectif de renforcer son modèle intégré, de garantir la résilience de ses infrastructures, de répondre aux exigences de sécurité liées à sa mission et d’accroître ses capacités d’action, tout en organisant son déménagement pour éviter toute vulnérabilité et en veillant à la robustesse des systèmes d’information et de communication (SIC).

Au PLF 2023, les axes prioritaires de la LPM seront donc poursuivis, à savoir :

La DRSD — dont les ressources s’élèveront à 26,9 millions d’euros en AE et à 59,3 millions d’euros en CP — connaît une évolution significative de ses crédits principalement liée au financement du nouveau bâtiment de la direction centrale. Cette opération immobilière majeure lui permettra d’accueillir ses nouveaux agents et de disposer d’infrastructures optimisant et accélérant le flux du renseignement. Au-delà de cette opération, la transformation de la direction vise à consolider sa maîtrise des nouvelles technologies, dynamiser la fonction renseignement et asseoir son expertise en matière de protection.

La DRSD poursuit également sa montée en puissance capacitaire et opérationnelle avec le renouvellement de ses équipements, le développement de ses systèmes d’information et de sa fonction cyberdéfense.

L’action 7 couvre les besoins de la prospective de défense portés par la DGRIS, l’EMA et la DGA. Au PLF 2023, ses crédits connaissent une augmentation de 5 % en CP, par rapport à la LFI 2022, et s’élèvent aujourd’hui à 1 388,3 millions d’euros.

L’action 7 se décline en quatre sous-actions.

La sous-action 7-1 concerne les études prospectives et stratégiques, pilotées par la DGRIS, qui représentent 7,8 millions d’euros en AE et 8,7 millions d’euros en CP.

La sous-action 7-2 est relative aux études opérationnelles et technico-opérationnelles (EOTO), pilotées par l’EMA au titre de la prospective des systèmes de forces et dont les crédits sont portés à 22,7 millions d’euros en AE et CP.

La sous-action 7-3 a trait aux études amont, qui représentent le volume financier le plus important de l’action 7 et sont pilotées par la DGA. La ressource s’élève à 1 110,5 millions d’euros en AE et 1 016,5 millions d’euros en CP. Cet accroissement des CP, qui augmentent de 1 % au PLF 2023, est conforme aux orientations de la LPM qui prévoit un effort financier sans précédent de soutien à l’innovation.

Des marchés d’accompagnement seront passés sur les projets choisis par la Commission européenne au titre du fonds européen de défense.

Le fonds d’investissement en capital-risque fonds innovation défense (FID) poursuivra ses investissements dans les entreprises développant des technologies d’intérêt défense, duales et transversales aux différents systèmes de défense. En outre, le fonds d’investissement DEFINVEST poursuivra son action consistant à sauvegarder les PME d’intérêt stratégique pour notre défense par des dotations en capital.

La sous-action 7-4, comprenant la gestion des moyens et subventions, est dotée de 340,4 millions d’euros en AE et CP. Pilotée par la DGA, elle recouvre les subventions octroyées aux opérateurs participant à des études et des recherches en matière de défense, à l’instar de l’ONERA ou les écoles de la DGA, parmi lesquelles l’École polytechnique.

L’action 8 du programme 144, consacrée aux relations internationales et à la diplomatie de défense, dont la gestion relève de la DGRIS, est dotée de 41,1 millions d’euros en AE et CP. Ces crédits permettront de financer des actions de coopération et d’influence internationales, parmi lesquelles :

En 2023, année de renégociation du traité de coopération en matière de défense avec la République de Djibouti, le fonds de soutien à la modernisation des armées djiboutiennes sera consolidé et les initiatives en matière d’Europe de la défense seront renforcées, notamment pour permettre l’émergence du hub d’innovation de défense de l’AED.

Tous ces moyens et ces ressources seront utilisés à dessein, de manière réfléchie, pour assurer la sécurité des ressortissants français et la défense de nos intérêts nationaux dans un environnement stratégique bouleversé.

Le 24 février 2022 marque, avec la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, au mépris de tous les engagements internationaux auxquels Moscou avait souscrit, une bascule stratégique irréversible, non seulement pour notre continent, mais pour le monde. Cette bascule introduit des ruptures mais aussi des accélérations de tendances, qui existaient dès 2014 mais prennent aujourd’hui une toute autre ampleur. Elle vient aussi souligner que nous évoluons dans un environnement objectivement plus instable, volatile et complexe mais aussi singulièrement plus dangereux.

La compétition stratégique a laissé place à la confrontation stratégique, sous l’impulsion d’agendas révisionnistes et d’opportunismes militaires de puissances globales mais aussi régionales. En créant des précédents inacceptables sur l’usage de la force (à des fins unilatérales) et des situations d’escalade ainsi qu’en commettant de potentiels crimes de guerre, l’invasion russe de l’Ukraine ne fait qu’exacerber de manière dramatique cette tendance à la désinhibition généralisée.

Il s’agit bien d’une guerre d’agression menée par un État doté, s’accompagnant d’une rhétorique nucléaire débridée. Ce retour du nucléaire fragilise les équilibres stratégiques et inquiète de nombreux partenaires à travers le monde, pouvant se trouver incités à accélérer leur armement, avec un risque plus global de prolifération accru à un moment où les crises de prolifération ne s’éteignent pas en Iran et en Corée du Nord. La multipolarité nucléaire, relativement contenue jusqu’à présent, pourrait donc s’étendre et porter un grave coup à l’architecture de sécurité collective et de non-prolifération telle que nous l’avions patiemment bâtie au cours des décennies passées.

Il apparaît donc impératif de remettre au centre de nos efforts la valorisation de la contribution de la dissuasion — celle de la France et celle de nos alliés dans le cadre de l’alliance nucléaire qu’est l’OTAN — en faveur de la sécurité du continent européen.

En parallèle, il sera crucial de veiller à renforcer tous les mécanismes multilatéraux de déconfliction pour limiter les risques stratégiques, éviter les risques d’incidents ou de malentendus et permettre de réinvestir les efforts de contre-prolifération.

La guerre en Ukraine montre aussi la dégradation de notre environnement immédiat de sécurité. Elle a évidemment exacerbé les craintes de nos partenaires européens les plus à l’Est et a rendu toute sa pertinence à l’OTAN dans sa mission fondamentale de défense collective.

La guerre en Ukraine est aussi venue rappeler aux Européens les déficits d’investissement en matière de défense de la dernière décennie et les exigences de la haute intensité. De plus, elle a souligné la profondeur de nos dépendances stratégiques sur le plan militaire, mais aussi économique et énergétique.

Toutefois, ce que la guerre en Ukraine a montré ne doit pas nous conduire à occulter des dynamiques toujours structurantes de notre environnement stratégique.

Premièrement, la menace du terrorisme djihadiste, qui ne faiblit pas, continuera à se déployer et à poser un défi sécuritaire pour la prochaine décennie, profitant de tous les espaces disponibles pour se régénérer, se réorganiser et s’articuler avec des réseaux criminels de toute nature à travers le monde.

Deuxièmement, les foyers de crise régionale perdurent, voire se multiplient, à la faveur des recompositions de forces, et nécessitent une attention soutenue.

Troisièmement, les défis globaux, tels que le changement climatique ou les enjeux énergétiques, ont une dimension toujours plus crisogène. Ils constituent aujourd’hui un enjeu essentiel et peuvent être utilisés comme des leviers potentiels de chantage stratégique pour peser à la faveur d’intérêts unilatéraux.

Ensuite, il est important de souligner à quel point les champs de conflictualité se sont étendus.

Premièrement, nous observons la contestation accrue des espaces communs, qui touche l’espace, la haute mer, les fonds marins ainsi que la couche numérique du cyberespace. Nous devons prendre pleinement cet élément en considération.

Deuxièmement, le champ informationnel — ou la bataille des récits — prend une importance centrale. Nous ne pouvons plus laisser nos adversaires déployer leurs efforts d’influence, tenter d’exploiter nos divisions potentielles et d’affaiblir la cohésion de nos pays sans réagir. La lecture révisionniste de l’histoire promue par la Russie dans sa sphère d’influence est très nette mais elle l’est également de plus en plus sur les autres théâtres où nos intérêts peuvent être exposés, nourrissant et manipulant l’affirmation d’un sentiment anti-français. Sans jamais renier nos valeurs démocratiques, nous devons renforcer nos outils pour lutter contre les opérations d’influence extérieures qui font généralement peu de cas de l’objectivité ou de la véracité des faits.

Troisièmement, le lawfare, ou l’usage stratégique du droit, peut être utilisé au profit d’intérêts unilatéraux. Ce point renvoie à tous ces dispositifs d’extraterritorialité qui vont de plus en plus contraindre nos acteurs économiques et porter potentiellement atteinte à notre souveraineté. Le lawfare s’inscrit dans la dynamique plus large du développement accru des stratégies hybrides (combinant modes d’action militaires ou non-militaires, directs ou indirects, légaux ou illégaux), afin de permettre la satisfaction d’intérêts circonscrits. Il altère également notre compréhension d’un ordre international fondé sur le droit puisqu’il vise à restreindre notre liberté d’action, dans tous les milieux, même les plus opaques comme les fonds marins.

Quatrièmement, la dissémination et les effets de rattrapage technologiques se confirment, semblant inéluctables et susceptibles de faire basculer certains équilibres régionaux, alors même que les régimes de lutte contre ce phénomène s’affaiblissent. Cela peut être mis au profit d’acteurs étatiques ou non étatiques et nous devons, là aussi, y être préparés.

Pour autant, avant même d’aborder les conséquences de la guerre en Ukraine, il nous faut intégrer trois épisodes récents, qui modifient de manière durable notre environnement stratégique.

Le premier épisode est la fin de l’intervention en Afghanistan, qui, en plus de questionner l’efficacité de l’action déployée pour lutter contre le terrorisme et de susciter des interrogations sur la validité du modèle d’intervention occidental, a souligné les effets de bord d’une dépendance européenne au leadership américain sur certains théâtres ou les faiblesses des Européens, rencontrant des difficultés à s’organiser compte tenu de leurs limites capacitaires.

Le deuxième épisode est l’annonce du projet Aukus. Au-delà du doute qu’il a pu jeter sur la solidité de nos partenariats, le projet Aukus illustre l’ampleur et la profondeur du pivot américain vers l’Asie et la place désormais centrale de la rivalité stratégique sino‑américaine, qui sera de plus en plus l’un des paramètres clés de notre relation avec notre plus vieil allié (comme de la relation entre l’Union européenne et les États-Unis ou de la relation entre l’Union européenne et l’OTAN).

Le troisième épisode concerne les bouleversements en Afrique, au Sahel notamment, où les influences étrangères ciblent nos intérêts en tirant profit d’un substrat de défiance diffus à notre endroit, que nous devons pouvoir retourner. C’est l’ensemble de notre dispositif français et européen que nous œuvrons à réorganiser afin de continuer de soutenir d’une manière rénovée nos partenaires africains, du Sahel au golfe de Guinée. L’essor de l’hybride et de la désinformation représente des défis à surmonter. Notre réponse, qui ne pourra pas se cantonner à l’outil militaire ou à des politiques de développement, devra prendre la forme d’une approche intégrée permettant d’établir et de valoriser toute la fiabilité de la France et des Européens comme partenaires d’avenir.

Tous ces facteurs ainsi que la perception croissante par nos rivaux d’un « déclin occidental » alimentent "l’enhardissement" d’autres acteurs, qui estiment avoir un espace pour avancer leurs intérêts. Ce que nous tenions pour acquis comme instrument nous permettant de réguler ces ambitions de puissance, comme le Conseil de sécurité des Nations unies où la France est membre permanent, risque d’être moins efficace.

Vous voyez donc que l’ampleur de la bascule qu’a constituée l’invasion russe en Ukraine ne doit pas nous conduire à la myopie par rapport aux autres enjeux, tels que les enjeux européens qui sont essentiels mais aussi les tensions en Indopacifique qui ne le sont pas moins.

La pandémie a montré nos interdépendances, sources d’une prospérité sans précédent mais aussi vecteurs d’une vulnérabilité majeure. Ces interdépendances reposent sur un ordre international fondé, comme nous l’avons toujours souhaité, sur le multilatéralisme et le respect de la règle de droit. Or le multilatéralisme est aujourd’hui lourdement fragilisé, dans tous les cadres qui en sont à la fois l’émanation et les garants.

Parmi les défis stratégiques, il ne nous faudra pas éluder celui que représente, à court et moyen terme, la montée en puissance de la République populaire de Chine et l’affirmation de plus en plus ouverte de ses ambitions. La réalité géopolitique que je décrivais lui offre un espace supplémentaire pour exprimer ses ambitions et tenter de les affirmer.

L’instrumentalisation du conflit ukrainien pour nourrir un discours de confrontation avec l’Occident est frappante et visible, dans tous les niveaux et dans tous les cadres, jusqu’à la conférence d’examen du Traité de non-prolifération (TNP) où la Chine a affirmé ses positions de manière désinhibée. En parallèle, la montée en puissance de l’appareil militaire chinois se poursuit à grande vitesse, en appui d’une stratégie de plus en plus assertive, et les tensions que l’on connaît aujourd’hui — notamment dans le détroit de Taïwan — ont le potentiel d’affecter la sécurité en mer de Chine méridionale, les équilibres internationaux mais aussi la stabilité de l’économie mondiale.

Avec la guerre en Ukraine et le rapprochement sino-russe constaté et affirmé dès la déclaration des deux dirigeants le 4 février 2022, l’exécutif chinois se trouve confronté à un dilemme à trois pieds : devoir soutenir la Russie malgré les difficultés auxquelles elle est confrontée dans cette guerre conventionnelle contre l’Ukraine, ménager sa relation avec l’Europe où elle trouve des partenaires économiques et maîtriser les tensions avec les États-Unis. Pour nous, l’enjeu central reste évidemment la maîtrise des risques d’escalade horizontale, avec des zones d’intérêt majeur (territoire national ou DROM-COM) qui seraient confrontées aux effets de bord de cette confrontation.

Face à ces nouveaux défis, il ne fait aucun doute que nos alliés américains poursuivront leur pivot vers l’Asie. La Chine s’est imposée, dès 2007, comme leur priorité stratégique de temps long. Alors que la guerre en Ukraine a renforcé l’image des États-Unis comme principal pourvoyeur de la sécurité européenne, se pose la question de la capacité de l’Europe à assumer de manière autonome une part grandissante de sa propre sécurité et a fortiori de peser durablement sur la sécurité et la stabilité au-delà de ses frontières, c’est-à-dire de s’affirmer en partenaire de souveraineté de par le monde, notamment en Indopacifique.

Dans cette dynamique, nous devons évidemment prendre en compte "l’enhardissement" de pays comme l’Iran ou de notre alliée la Turquie, qui sont potentiellement tentés par l’aventurisme militaire et la saisie d’opportunités stratégiques pour conforter leur statut de puissances.

Un exemple clair est le durcissement des postures militaires observées dans les espaces maritimes — notamment en Méditerranée ou en mer Rouge, voire en Arctique demain —, pouvant devenir des lieux de confrontation. Nous savons que la Russie dispose aujourd’hui d’une présence militaire permanente en Méditerranée et déploie des moyens de déni d’accès et d’interdiction de zone, notamment en Méditerranée orientale et jusqu’aux abords du canal de Suez. Néanmoins, nous voyons bien que d’autres pays comme la Chine ou la Turquie investissent massivement dans le renforcement de leur présence dans cette zone.

Aussi, face à tout cela, le maintien pour la France d’une défense forte et la consolidation de ses partenariats ne relèvent pas véritablement d’un choix mais constituent une nécessité face au rattrapage en cours des émergents et à un éventuel déclassement face aux puissances de plus en plus affirmées et désinhibées telles que la Chine.

Le nouvel élan donné par l’invasion russe de l’Ukraine à l’affirmation de l’Europe comme acteur stratégique (unité européenne, mise en œuvre très rapide des sanctions, utilisation de la facilité européenne de paix, hausse des budgets de défense) s’illustre aujourd’hui mais cette affirmation doit être pérennisée et amplifiée dans le temps long, notamment concernant les budgets de défense. Renforcer l’autonomie stratégique européenne est une nécessité car elle est indispensable pour fédérer nos partenaires afin de répondre aux crises qui émergent. Ce renforcement doit faire l’objet d’une co-construction avec nos partenaires sur la base d’une exemplarité de la France, de notre engagement dans les alliances et d’un effort collectif.

La présidence française du Conseil de l’Union européenne, qui s’est tenue en parallèle des événements tragiques en Ukraine, nous a permis de sceller un agenda ambitieux pour ce faire, avec l’adoption de la boussole stratégique. Les décisions du sommet de Versailles et du Conseil européen de mai dernier fixent en outre un cap clair : faire le choix du renforcement d’une BITDE innovante, résiliente et compétitive.

Les différents chantiers que j’ai mentionnés se prolongeront au niveau de mécanismes de sécurité collective plus innovants.

Pour l’Europe, l’opportunité du premier sommet de la communauté politique européenne récent est une illustration de cette nécessité de rassembler la famille européenne pour mieux définir ses intérêts propres et échanger. De plus, la consolidation de l’Alliance atlantique reste un objectif de long terme. L’approfondissement de nos partenariats bilatéraux doit renforcer ces différents cadres. Nous réinventerons constamment nos partenariats en Afrique et en Indopacifique de manière à y tenir pleinement notre rôle de puissance d’équilibre, en agissant pour fournir véritablement à ces pays les moyens de renforcer leur propre autonomie, tel que nous le faisons pour nous-mêmes.

Le retour, à nos portes, d’un conflit conventionnel de haute intensité sous l’ombre portée de l’arme nucléaire russe remet en perspective nombre de nos réflexions sur notre modèle d’armée et plus largement sur notre stratégie de défense. Il attire aussi l’attention sur la nécessité de redéfinir les paramètres sur la base desquels promouvoir un ordre fondé sur le droit, de maîtriser les risques d’escalade et d’appréhender les menaces fondées sur un environnement où l’ambiguïté stratégique est croissante.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie, Madame la directrice générale, d’avoir présenté la DGRIS et de nous avoir indiqué comment vous vous projetez dans le PLF 2023.

Je vous remercie également de vos propos concernant l’environnement stratégique. Albert Camus disait : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». En matière de géostratégie, bien nommer les choses, c’est peut-être ajouter à la sécurité du monde. Je vous remercie donc de votre effort de formalisation pour trouver les bons mots, qui nous sera utile, au-delà du PLF 2023, pour la contribution de la commission à la revue nationale stratégique et pour les travaux concernant la LPM.

M. Jean-Marie Fiévet (Ren). Du 1er janvier au 30 juin 2022 s’est déroulée la présidence française de l’Union européenne (PFUE), mue par la volonté de renforcer l’autonomie stratégique européenne, dont le besoin croissant a été démontré par le contexte européen lié à la crise ukrainienne mais aussi le contexte international global d’accroissement des tensions.

De cette PFUE, plusieurs réussites sont à noter, telles que les signatures de la boussole stratégique européenne et de la facilité européenne de paix, qui constituent des avancées concrètes pour le renforcement de notre autonomie stratégique européenne.

Si le PLF 2023 pour la LPM année 5 prévoit d’allouer 66 millions d’euros de contributions vers les facilités européennes de paix, diverses actions en faveur du renforcement de l’autonomie stratégique européenne sont prévues à l’échelle de l’Union. Je pense notamment à la réforme des missions de politique de sécurité et de défense commune (PSDC), à la préparation de la stratégie spatiale de sécurité et de défense ou encore à la création d’un hub d’innovation de défense au sein de l’AED.

Quels sont les objectifs à venir pour la France dans la quête d’autonomie stratégique européenne ? Quelles sont les priorités de notre pays pour ces enjeux de défense européenne ?

M. Frank Giletti (RN). Si la question du renseignement reste évidemment un domaine réservé, je crois néanmoins légitime — et même nécessaire — que le Parlement obtienne, dans le cadre de la discussion budgétaire qui s’amorce, des réponses quant à l’affectation des moyens financiers attribués au service.

Tel que cela est mis en exergue par le programme 144 au titre du PLF 2023, vous aviez indiqué la semaine dernière devant notre commission que les crédits alloués permettraient notamment de poursuivre la remontée en puissance capacitaire, en effectifs et en moyens, des services du renseignement, avec un focus particulier dans le domaine de l’infrastructure.

Il semblerait que le projet de déménagement du siège de la DGSE au Fort-Neuf de Vincennes se concrétise avec ce calendrier.

Si garantir la résilience des infrastructures de nos services — comme le veut l’actuelle LPM — est évidemment souhaitable, il me semble néanmoins opportun d’interroger ce choix. Le doublement du nombre d’agents depuis trente ans, le fait que les conditions de travail ne soient plus adaptées et l’intégration de capacités d’interception cyber (inaudible) désormais systématique sont autant d’éléments justifiant la nécessité, pour la DGSE, de voir son siège déplacé dans un espace adapté à ses missions. Or nous nous souvenons de la pandémie de Covid-19, des différents coups d’états au Sahel ou de l’invasion russe en Ukraine, annoncés par les Américains mais n’ayant apparemment pas été anticipés par les renseignements français ou ayant été mal traités. Pourtant, ces dix dernières années, le budget de la DGSE a connu une hausse de 50 %.

Estimé à 1,4 milliard d’euros, ce projet de déménagement m’interroge. La priorité ne devrait-elle pas être donnée aux capacités opérationnelles de nos services ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je voudrais vous demander si le fait que vous ayez travaillé durant trois mois sans coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) est de nature à porter atteinte au bon fonctionnement de vos services.

Concernant l’anticipation de la pénurie de matières premières, vous avez déjà évoqué la façon dont la crise liée à la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont bouleversé nos chaines d’approvisionnement. J’aimerais savoir ce qui est prévu dans ce budget pour permettre de faire face et d’anticiper d’une manière très proactive sur ces sujets. Votre successeur aura droit à la même question concernant la LPM.

Vous avez évoqué le fait de soutenir nos partenaires d’une manière rénovée, notamment en Afrique. J’aimerais connaître le positionnement de la France au Sahel. Des coopérations ont repris avec la Guinée, en dépit de l’installation de la junte. De même, j’aimerais savoir de quelle manière la coopération est rénovée avec le Tchad, où le fils et successeur d’Idriss Déby ne montre pas de disposition à changer quoi que ce soit aux méthodes de son père.

Concernant la dissuasion, vous avez évoqué la guerre en Ukraine et la façon dont l’arsenal nucléaire russe a servi de paravent à cette invasion. Vous avez aussi mentionné brièvement le cas de la prolifération nord-coréenne. J’aimerais savoir, dans ce contexte, quelles sont les leçons à tirer en matière de doctrine mais aussi quels sont les objectifs raisonnables en matière de désarmement. La conjoncture ne s’y prête pas mais, le désarmement étant un objectif qui figure dans le TNP, nous devrions à ce titre nous ménager toujours des possibilités d’action.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Vous avez parlé d’autonomie stratégique européenne et je crois que nous sommes très nombreux ici à y être attachés, avec, malgré tout, des interrogations. J’aimerais entendre votre analyse du discours de Prague du chancelier Olaf Scholz, durant lequel toutes sortes de coopérations ont été évoquées, sauf les coopérations franco-allemandes dans l’architecture de sécurité.

Nous avons une diplomatie de défense de grande qualité. Je souhaite entendre votre réflexion sur notre réseau d’attachés de défense, qui effectue un travail d’influence extrêmement positif. Nombre d’attachés de défense ne sont pas résidents et couvrent plusieurs pays, pouvant d’ailleurs entretenir des histoires ou des relations géopolitiques compliquées, ce qui ne facilite pas nécessairement leur travail. Je souhaite connaître votre réflexion sur une éventuelle extension de nos postes occupés par des agents de notre diplomatie de défense.

J’aimerais en savoir davantage sur le lien de subordination entre l’IRSEM et la DGRIS. Un chercheur de l’IRSEM a rédigé une tribune, publiée dans Le Monde, proposant de céder 50 chars Leclerc à l’Ukraine, ce qui avait largement interrogé. Un diplomate étranger m’avait demandé s’il s’agissait d’un ballon d’essai français et je lui ai répondu que je ne le croyais pas. Malgré tout, cette tribune peut interroger puisque l’IRSEM est sous la tutelle de votre direction. J’aimerais donc savoir quel est le degré de subordination hiérarchique et le contrôle qui est fait des éléments diffusés par l’IRSEM, qui n’est pas un think tank indépendant.

M. Vincent Bru (Dem). Madame la directrice générale, le groupe Démocrate se réjouit de vous auditionner ce matin et d’avoir ainsi votre vision sur l’évolution de la politique de défense, notamment au regard de la guerre en Ukraine. Votre audition est importante car la DGRIS participe à la définition d’une stratégie de défense en s’appuyant sur des principes pérennes et en procédant à des ajustements nécessaires avec l’évolution géopolitique. Le travail permanent et pluridisciplinaire que vous menez est essentiel pour nous permettre d’avoir une vision à long terme, éclairant les décisions que nous allons prendre, notamment dans le cadre de la prochaine LPM.

Les conflits contemporains ont montré une utilisation accrue d’attaques chimiques contre des militaires et contre des civils. La guerre syrienne en est un exemple avec l’usage du gaz sarin. En parallèle, le développement des drones inquiète sur leur progressive utilisation pour des attaques chimiques. Le risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique est un défi majeur de notre défense nationale et des risques encourus sur des théâtres de conflits. Aussi, ma question porte sur des perspectives stratégiques des menaces biologiques et chimiques. Quelles évolutions sont envisagées par rapport à la protection de nos forces armées dans les zones de guerre ? En outre, quels renforcements sont prévus pour accroître les capacités de nos forces militaires à réagir face à une attaque sur le territoire national ?

Mme Anna Pic (SOC). En février dernier, faisant le constat que les conditions politiques et opérationnelles n’étaient plus réunies pour que la France reste engagée au Mali, Emmanuel Macron a pris la décision de réarticuler le dispositif Barkhane. Déployés en territoire malien depuis 2013, nos derniers soldats ont donc quitté mi-août le camp de Gao — alors la plus grande base française en Afrique — en direction du Niger.

Si ce retrait s’explique en partie par le caractère anti-français, voire anti-occidental, du gouvernement militaire malien issu d’un coup d’État perpétré au cours de l’été 2020, il laisse plusieurs types de questions en suspens.

En premier lieu, ce retrait laisse en suspens la question du risque de l’expansion des terroristes djihadistes, pour laquelle la France avait initialement engagé des troupes. En effet, ces terroristes ont conquis un certain nombre de terrains au-delà des frontières maliennes. La menace se déporte plus au sud ou à l’est de l’Afrique, comme à Abidjan ou Dakar.

En second lieu, ce retrait laisse en suspens la question de l’attitude que Paris et ses alliés doivent adopter pour demeurer ou non présents dans une région sahélienne marquée par la présence de la milice russe Wagner depuis plusieurs années.

Après le coup d’État militaire qui secoue le Burkina Faso depuis la fin du mois de septembre, l’attaque de la base des forces spéciales françaises dans ce même pays ou encore les récentes manifestations nigériennes à Niamey contre la présence militaire française, c’est l’influence de la France qui est peu à peu remise en question dans cette région du monde.

Dans pareilles circonstances, la France sera contrainte de redéfinir ses ambitions militaires et ses implantations, afin de continuer à lutter contre le terrorisme au Sahel. En juillet, le Président de la République a indiqué vouloir repenser, d’ici à l’automne, le dispositif militaire français en Afrique. Quelle nouvelle stratégie de défense la France compte-t-elle déployer en Afrique de l’Ouest ? Quels seront ses nouveaux pays alliés ? Quels seront les moyens alloués à cet effet, notamment en matière de maîtrise de l’information ? Enfin, quelle sera la place du soft power dans cet ensemble ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Le groupe Horizon vous remercie vivement, Madame la directrice générale, pour votre implication auprès des députés et des rapporteurs successifs de cette commission au cours des quatre ans et trois mois durant lesquels vous avez dirigé la DGRIS. Votre implication a permis d’éclairer et de nourrir les travaux de cette commission et des députés de l’Assemblée nationale en général. Qu’il s’agisse d’innovation, de dissuasion, de renseignement ou de décryptage des grands enjeux géostratégiques, vous avez été un élément important et apprécié.

J’aurais l’occasion de revenir sur les aspects budgétaires dans un prochain rapport pour avis sur le programme 144 dont vous êtes responsable.

L’entrée en guerre de la Biélorussie au côté de la Russie est évidemment un game changer, soit un élément de changement stratégique à l’échelle du théâtre pour le déroulement de la guerre. Ce facteur d’inquiétude pour nos partenaires européens à l’Est amène également une réévaluation du dispositif français dans cette région, en particulier en Roumanie et en Estonie. Pouvez-vous nous en dire davantage sur toutes les conséquences directes d’une implication nouvelle de la Biélorussie dans le conflit, intervenant après plusieurs évolutions depuis au moins deux ou trois ans ?

Par ailleurs, j’aimerais vous entendre concernant le potentiel de l’IEI, dans cet environnement de partenariat, à l’intersection de l’OTAN, de l’UE et des différentes architectures de coopération que nous pouvons nouer avec nos partenaires européens et de l’Alliance.

Mme Alice Guitton. Concernant le bilan de la PFUE, la trajectoire à poursuivre sur ses bases et les priorités que nous portons d’ores et déjà avec le trio de présidences (comptant également la Suède et la République tchèque), j’indiquerai tout d’abord que la boussole stratégique a fixé des objectifs avec certains éléments de calendrier, auxquels nous devrons nous tenir. Un agenda tenu est nécessaire pour l’engagement à monter en puissance sous la forme d’une capacité de déploiement rapide, ce qui suppose de travailler sur la base de scénarii plus exigeants pouvant intégrer des nécessités de la haute intensité ou d’environnements moins permissifs, avec la montée en puissance des capacités de commandement et de contrôle de l’Union européenne en matière de gestion de crise.

En outre, nous devons faire en sorte que, sur les espaces contestés et les problématiques que nous avons résolument portées à l’agenda — au-delà du domaine maritime pour lequel une stratégie de sureté maritime de l’Union européenne rénovée doit voir le jour —, nous puissions aussi commencer à aborder les enjeux dans le domaine aérien. La stratégie spatiale de défense représente une avancée majeure après la sensibilisation ayant permis les événements autour de l’exercice AsterX à Toulouse ou dans le contexte du projet de constellation avancé par le commissaire Thierry Breton.

Je crois que le prolongement de cet effort pourra se matérialiser grâce à l’appétence de nos partenaires européens. Le niveau d’appropriation de l’agenda de la boussole stratégique par les chefs d’État et de gouvernement nous donne la possibilité d’un suivi efficace. Il est extrêmement encourageant qu’à travers cet exercice de boussole stratégique, une première évaluation de la menace commune ait pu être menée. Nous devons continuer de réfléchir à l’analyse de la menace et permettre d’en tirer des conséquences adaptées.

Enfin, le volet capacitaire et industriel va prendre de l’envergure, ce qui est déjà le cas. La guerre en Ukraine ne vient qu’en renforcer la nécessité. La mise en place du fonds European defence industry reinforcement through common procurement act (EDIRPA), du prochain fonds European defence Investment Program (EDIP) et de la déclinaison concrète de tous les investissements effectués dans le cadre du fonds européen de défense doivent nous permettre de répondre à de grandes lacunes capacitaires que nous constations avant la guerre en Ukraine Le projet de nouveau siège de la DGSE, tel qu’il a été annoncé le 6 mai 2021 par le Président de la République, permet d’offrir au service la capacité de mobiliser tous ses moyens opérationnels de manière efficace. La mobilisation efficace des moyens opérationnels n’a pas été négligée au profit de ce projet d’infrastructure. S’agissant de la question relative à l’anticipation des crises pouvant émerger, les fragilités au Sahel ainsi que la montée en puissance de la société militaire privée Wagner et de la galaxie Prigojine avaient été identifiées dans la Revue stratégique de 2017. La question devient de moins en moins la prévision de ces événements disruptifs mais plutôt leur accélération et la manière dont ils impactent très directement les séquences dans lesquelles nous nous inscrivons. Cette accélération nécessite un effort renouvelé de préparation et de résilience car notre réactivité sera testée demain.

Par ailleurs, la DGRIS n’a pas de relation directe avec le CNRLT. Cette relation a lieu avec les cabinets des ministères. Pour ma part, je suis consciente de la contribution précieuse qu’apporte le CNRLT à au moins deux exercices, à savoir l’analyse de la menace par l’Union européenne traduite dans la boussole stratégique et l’évaluation conjointe de l’analyse de la menace menée à l’OTAN. À ma connaissance, ces deux exercices ont été menés avec une contribution française bien coordonnée.

Concernant les pénuries en matières premières, je vous répondrai — s’agissant de ce qui relève de mes compétences — qu’à travers le cadre de l’UE ou de l’ONU, nous avons la capacité à répondre à un certain nombre de défis, notamment dans le domaine énergétique pour ce qui est de la diversification des sources d’approvisionnement, de la réduction de la dépendance aux hydrocarbures et de la recherche de comportements de sobriété énergétique. Une bonne partie des solutions sont européennes. L’initiative européenne Food & Agriculture Resilience Mission (FARM), relative à la sécurité alimentaire, a joué un rôle considérable. Je crois aujourd’hui à l’effort conduit pour recenser de manière plus fine toutes les autres matières premières pouvant avoir un impact stratégique. Ainsi que le Président de la République a pu en faire état lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations unies, notre investissement dans ces deux organisations sera central. Cet investissement nous concerne mais concerne aussi la capacité que nous aurons à aider nos partenaires à faire face à d’éventuelles pénuries. La proposition du Président de la République d’un pacte de solidarité avec le Sud, dans un contexte de bataille de narratifs sur les conséquences des sanctions adoptées contre la Russie, attire l’attention et méritera d’être déclinée dans les prochains mois et années.

Concernant, nos relations avec les pays ayant été exposés à des changements brutaux, des coups d’État ou, dans le cas du Tchad, le décès du Président Idriss Déby. Récemment, au Burkina Faso, des éléments de condamnation de la prise de force ont été exprimés. Toutefois, nous avons aussi la responsabilité de soutenir la possibilité de transition politique et le rôle accru des commissions régionales pour y faire face — comme la communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) — mais aussi de saisir les opportunités de construire, à travers un dialogue exigeant, afin de ne pas laisser ces pays livrés exclusivement à des acteurs peu scrupuleux dans leur manière de nouer des liens avec ces partenaires.

À l’évidence, le Tchad continuera à demeurer l’un des verrous essentiels pour la lutte contre le terrorisme. Situé entre l’Afrique de l’Est et l’Afrique de l’Ouest, il constitue l’un des pays charnières permettant de gérer l’avenir de la stabilité en Afrique. Il a aujourd’hui une vraie responsabilité dans le cadre de la présidence du G5 Sahel. Nous sommes convaincus que nos relations avec ce pays — dont la contribution est majeure à l’ONU, notamment dans le contexte de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) — méritent d’être soutenues et appréciées.

La question sur la dissuasion nucléaire nécessiterait une ample réponse. Tout d’abord, face à une rhétorique nucléaire particulièrement débridée, la sérénité et le calme de la réponse des États dotés démocratiques et de l’alliance nucléaire qu’est l’OTAN montrent qu’une politique de dissuasion nucléaire se conduit avec rigueur. Après les référendums récents organisés par la Russie, qui constituent une mascarade de prise de contrôle de territoires ne lui appartenant pas et par lesquels la Russie souhaitait imposer l’idée d’une protection par sa posture de défense et de dissuasion nucléaire, nous avons simplement nié la reconnaissance d’un tel fait. Nous considérons que, par rapport à cette posture agressive russe, y compris sous l’angle nucléaire, notre responsabilité est :

Notre mobilisation reste entière concernant la Corée du Nord, qui constitue aussi une menace potentiellement directe pour l’Europe compte tenu de la portée des vecteurs qui sont développés. Lors de la conférence d’examen du TNP, une déclaration extrêmement exigeante sur les actions de la Corée du Nord en violation de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies a été adoptée. Nous continuerons à suivre très attentivement cette question.

Le discours de Prague est, d’une certaine manière, un discours sans précédent. La souveraineté européenne affirmée par Berlin, selon les termes posés, constitue un discours très proche de ce que la France avance depuis plusieurs années. La nécessité de consolider industriellement et de développer une capacité à agir de manière autonome, sans forcément être liée à d’autres grands alliés, n’a pas toujours été mise en avant par l’Allemagne. L’absence de mention de la coopération franco-allemande a été relayée vers Berlin comme une interrogation. Fondamentalement, le discours de Prague était tourné vers la population allemande et ne préjugeait pas de l’élan donné au moteur franco-allemand.

Les décisions récentes prises par le chancelier Olaf Scholz de s’engager vers un effort de défense sans commune mesure avec le passé et de lancer un fonds de 100 milliards d’euros dédiés à la défense — qui entraine d’ailleurs un certain nombre d’acquisitions, pour une bonne partie sur étagère américaine — ainsi que l’annonce de l’European Sky Shield Initiative, soit un dispositif d’achats groupés de systèmes de défense aérienne, soulèvent un certain nombre d’interrogations, qui sont posées à nos interlocuteurs allemands et qui doivent pouvoir trouver des réponses satisfaisantes.

Par ailleurs, si une proposition d’extension de notre réseau d’attachés de défense était sur la table, j’y souscrirais sans doute. Notons que 78 pays sont suivis en non-résidence, que nous rencontrons des difficultés pour suivre le continent latino-américain car nous priorisons les différents déploiements et que, depuis 2008, nous connaissons une baisse de plus de 30 % de la superficie de notre réseau. Encore récemment, nous avons fourni un effort supplémentaire de rigueur en tentant de réduire de 5 % ce qui était l’investissement consacré à ce réseau diplomatique de défense. Nous tentons en permanence de concilier les priorités politiques qui sont les nôtres et de garder une relative agilité et flexibilité pour réallouer, en fonction de ce que nous estimons indispensable. Nous avons récemment créé un poste d’attaché de défense en Estonie, dont l’importance est justifiée par le contexte. Néanmoins, tout cela doit être gagé car nous restons évidemment conscients de la nécessité maîtriser la ressource.

Les liens entre l’IRSEM et la DGRIS sont établis dans le décret de 2015 et sont très clairs. Nous avons une autorité organique et fonctionnelle sur l’IRSEM. Nous suivons la sélection, le recrutement et la notation des effectifs de l’IRSEM. Nous sommes parties prenantes dans un certain nombre de structures de gouvernance permettant de définir le portefeuille de travaux scientifiques de l’IRSEM, qui reste toutefois une entité bénéficiant d’une certaine liberté et indépendance de production intellectuelle, ce qui constitue aussi sa richesse et sa crédibilité académique. Cette indépendance a permis à l’IRSEM de produire des rapports comme celui sur les manipulations d’informations chinoises, qui apportent une contribution utile à la compréhension de ces phénomènes. L’indépendance implique des prises de position parfois disruptives et décalées, ce qui est normal. Je vous confirme qu’a priori, l’équilibre trouvé entre les contrôles organiques et fonctionnels de l’IRSEM et une certaine liberté intellectuelle accordée à cet institut — notamment pour nouer des relations avec des instituts homologues de par le monde, y compris en Indopacifique — nous est extrêmement bénéfique. Par ailleurs, ce chercheur avait quitté son poste au sein de l’IRSEM lors de la parution de son article, publié au titre de ses nouvelles fonctions.

Une large part de la réponse à la question de M. Vincent Bru ne relève pas de la responsabilité de la DGRIS. Je peux au moins souligner que, du point de vue de l’identification de la menace, nous avons fait ressortir très nettement, y compris dans l’actualisation stratégique de 2021, les défis posés par les menaces biologiques et chimiques et la nécessité de renforcer les moyens de protection. Nous renforçons nos moyens de protection à travers nos investissements mais aussi notre engagement dans un certain nombre de cadres multilatéraux, tels que la convention sur l’interdiction des armes chimiques ou la convention sur l’interdiction des armes biologiques. Nous le faisons à travers des initiatives qui permettent de nourrir la coopération et de sensibiliser nos partenaires les plus proches aux risques afférents. C’est ce qui nous donne aussi la capacité de déployer, si nécessaire, des missions d’enquête pour parvenir à une attribution. Dans ces domaines, il est toujours extrêmement délicat de parvenir à une attribution claire, ce qui constitue cependant une question clé pour pouvoir tirer les conséquences sur le plan politique et les réponses à apporter. Il est en tout cas certain que les évolutions technologiques actuelles et les tabous brisés, notamment en Syrie mais aussi lors de l’attaque de Salisbury au Royaume-Uni ou lors d’autres précédents, montrent toute l’importance de l’articuler, y compris avec nos projets d’innovation de défense pour être pleinement cohérents.

Par ailleurs, la stratégie que nous mettons aujourd’hui en œuvre en Afrique de l’Ouest est partagée avec tous nos partenaires européens qui étaient mobilisés jusqu’à présent. Les États-Unis — qui nous avaient fourni de l’ISR et des capacités critiques du temps de Barkhane —, les pays impliqués dans la task force Takuba — ayant accepté d’engager des forces spéciales pour accompagner les forces armées maliennes — et nos partenaires africains eux-mêmes ont bien compris la nécessité d’une approche de co-construction de la sécurité et de la défense en fonction des besoins exprimés par ces partenaires africains, de manière plus ciblée, précise et mise en regard d’un engagement plus vaste, incluant des outils de développement, de gouvernance et de renforcement de la capacité de contrôle démocratique de leurs forces.

Au niveau national, de l’Union européenne et pour nos partenaires, cela nécessite :

Nous devons agir en étant soucieux de préserver la sensibilité politique de certains de nos partenaires, tels que le Niger. Le Président Mohamed Bazoum a donné des signaux extrêmement encourageants à notre égard et à l’égard des Européens pour nouer un partenariat sur le long terme.

Je noterai simplement que, concernant le Niger, une mission de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) est en préparation et devrait voir le jour au cours du premier semestre 2023. Une mission du Service européen d’action extérieure a été déployée afin de commencer à évaluer le besoin et le préciser. Encore une fois, nous avancerons de manière prudente et résolue.

Monsieur le député Jean-Charles Larsonneur, soyez assuré que l’ensemble des équipes de la DGRIS resteront à la disposition de la représentation nationale pour répondre à toutes les questions dans cet environnement dégradé.

Les responsabilités du programme 144 nous donnent des leviers de cohérence par rapport aux manques que nous voyons et à la nécessité d’y répondre.

Vous avez soulevé la question extrêmement importante de l’entrée en guerre de la Biélorussie aux côtés de la Russie. Cette question était déjà sur la table avant même le début du conflit puisque la Biélorussie a autorisé, aux premières heures du conflit, le passage de forces russes sur son territoire pour viser l’ensemble du territoire ukrainien et notamment Kiev et Lviv. Nous sommes évidemment vigilants sur ce sujet.

Concernant les partenariats, je suis très heureuse de la référence faite à l’IEI, dont on pourrait juger qu’au regard de la guerre en Ukraine, elle ne s’est pas affichée de manière visible. Nonobstant, elle demeure l’un des leviers d’actions très précieux que la France et ses partenaires peuvent utiliser pour traiter plusieurs éléments. Tout d’abord, au vu de l’évolution de la grammaire stratégique en Europe, le besoin de culture stratégique commune est plus que jamais nécessaire. Comprendre les doctrines et les concepts, être capable de scanner l’environnement et d’effectuer de l’anticipation stratégique entre pays les plus avancés et capables fertilisera tous nos engagements dans l’Union européenne, à l’OTAN mais aussi nos engagements bilatéraux et multilatéraux. Des méthodes innovantes devraient être appliquées dans le cadre de l’IEI pour aller plus loin, comme du brain gaming avec des exercices sur table. Elles seront notamment utilisées lors de la prochaine conférence ministérielle à Oslo. Maintenant que bon nombre de partenaires, et notamment l’Allemagne, ont décidé de rehausser leurs ambitions en matière de défense, nous pouvons nous interroger sur la façon dont l’IEI peut devenir un club opérationnel permettant de jouer un rôle clé en cas de besoin du montage rapide d’une coalition ou d’un investissement dans une mission de gestion de crise.

M. Jean-Philippe Ardouin. La guerre en Ukraine a mis en exergue la nécessité de mener une politique de coopération accrue entre les États de notre continent, notamment au sein de l’Union européenne. À cet égard, l’adoption de la boussole stratégique, sous la PFUE, est une marque forte de l’attachement de la France à l’autonomie stratégique européenne.

Ce PLF pour 2023 prévoit une contribution à la solidarité stratégique, avec 66 millions d’euros fléchés pour la facilité européenne de paix. Aussi, quelle sera la position du ministère des armées et de la France pour accroître cette coopération en 2023 et à l’avenir ? Quel serait, selon vous, le budget que devraient consacrer les pays membres pour mener cette ambition ?

Mme Michèle Martinez. Le salon de La Fabrique Défense a été créé en 2020 afin de faire découvrir à la jeunesse le monde de la défense, sous tous ses aspects. Ce salon est très intéressant, nonobstant l’apologie de l’Europe. Au mois de janvier dernier s’est tenue la seconde édition de ce salon, à laquelle près de 20 000 personnes étaient inscrites. Nous ne savons absolument rien sur ce chiffre plutôt conséquent. En effet, nous ne connaissons pas, à l’heure actuelle, l’impact réel de cet événement sur l’engagement de notre jeunesse dans le monde de la défense. J’aimerais donc savoir quels sont les coûts engendrés et si vous avez évalué le rapport entre le coût et les bénéfices tirés. J’aimerais également savoir comment vous comptez pérenniser ce contexte et si vous envisagez de le déployer à l’échelle locale.

M. Christophe Bex. Je souhaiterais, pour ma part, revenir sur cette guerre qui se déroule aux portes de l’Europe, en Arménie. En effet, profitant de l’attention qui s’avère être exclusivement portée sur la guerre en Ukraine, le gouvernement de l’Azerbaïdjan a bombardé, le 13 septembre dernier, le territoire de la République d’Arménie, violant dès lors la charte des Nations Unies. Des milliers de civils ont ainsi été tués dans l’indifférence la plus totale. L’ultraviolence du régime d’Azerbaïdjan est totale. Le silence de la communauté internationale est, quant à lui, assourdissant. Alors que la France et plus largement l’Europe refusent, à juste titre, tout accommodement avec la Russie, son attitude passive face à l’agression brutale de l’Arménie est incompréhensible. La France a un traité d’amitié, d’entente et de coopération avec la République d’Azerbaïdjan, signé à Paris le 20 décembre 1993. D’un autre côté, la France ne dispose pas aujourd’hui de coopération militaire bilatérale avec l’Arménie, qui est pourtant davantage un pays ami que l’Azerbaïdjan. Pouvez-vous nous éclairer sur les axes de coopération militaire envisagés par le ministère pour soutenir l’Arménie, hors instances d’organisations internationales, ainsi que sur les objectifs précis prévus pour l’évaluation de la situation aux frontières en vue d’une coopération militaire ?

M. Yannick Favennec-Bécot. Dans un contexte géopolitique très tendu, sur fond de rivalité sino-américaine, la France entend renforcer sa présence dans la région Indopacifique. Pouvez-vous nous apporter des informations sur la capacité de projection de nos armées à afficher nos engagements et défendre nos intérêts dans cette région ? Si, pour la chine et les États-Unis, l’épicentre des tensions géopolitiques est situé entre la mer de Chine et le nord de l’océan Indien, la Méditerranée représente un intérêt géopolitique supplémentaire pour ces deux puissances, malgré le désengagement partiel des États-Unis. La Russie est le troisième acteur qui entend se déployer dans cette zone pour déstabiliser l’Europe. Enfin, la guerre en Ukraine a renforcé le poids de la Turquie, qui est à la fois indispensable pour garder les détroits ainsi que contrôler l’activité en mer Noire et le seul allié de l’OTAN à conserver des liens étroits avec la Russie. Comment, selon vous, les Européens peuvent-ils parvenir, malgré ces différences de vue avec nos alliés de l’Europe de l’Est, à faire face à ces défis en Méditerranée ? En outre, quel rôle la France peut-elle jouer ?

M. José Gonzalez. Les crédits alloués aux services de renseignement sont notables et devraient nécessairement leur donner les moyens de remplir leur mission. Or un élément m’a interpellé dernièrement, à savoir la question de la collecte de renseignements par les attachés de défense envoyés dans les ambassades françaises à l’étranger. Si, depuis 2015, la détermination de leur prérogative revient uniquement à la DGRIS, il semblerait que leur marge de manœuvre se réduise désormais au soutien des exportations militaires ainsi qu’à des missions de coopération. De même, les directives étant confiées à l’attaché de défense par le représentant diplomatique — donc le ministère des affaires étrangères —, on peine à saisir ce qu’il reste au ministère des armées, malgré sa tutelle, et, en particulier, aux renseignements. Ainsi, j’aimerais connaître votre position sur cette fonction qui n’a, semble-t-il, de lien avec le renseignement que l’appellation.

M. Michaël Taverne. À la lumière de l’effroyable invasion de l’Ukraine par la Russie, nombre des schémas sur lesquels reposaient nos relations stratégiques en Europe sont à repenser. Parmi ces derniers, le mythe du couple franco-allemand souffre grandement de cette confrontation au réel. En effet, alors que l’Allemagne a minutieusement organisé sa dépendance au gaz russe, les divergences profondes des intérêts nationaux de nos deux pays, cachées sous le tapis durant des décennies, ont éclaté au grand jour. Dans ce contexte et face à une situation instable qui fait peser un risque majeur sur la sécurité européenne, la recherche de nouveaux partenaires privilégiés en Europe centrale semble indispensable.

Parmi les candidats potentiels figure la Pologne, puissance économique, industrielle, diplomatique et militaire émergente de notre continent. Forte d’une histoire commune faite de grands épisodes d’amitié et de fraternité, nos deux pays ont, durant les quinze dernières années, affirmé par trois fois leur volonté de travailler ensemble par le biais d’un partenariat stratégique. Cette coopération a toutefois beaucoup de mal à s’incarner dans les sujets de sécurité et de défense. En effet, la Pologne est un partenaire difficile, dont le regard est trop souvent plus tourné vers les États-Unis que vers l’Europe. Néanmoins, avec le Brexit, elle s’est affirmée comme un potentiel partenaire permettant d’équilibrer les rapports de force au sein de l’UE. Ce n’était sans doute pas un hasard si, après la sortie effective du Royaume-Uni de l’UE, la première visite officielle du Président Emmanuel Macron à l’étranger fut à Varsovie.

Considérant tous ces éléments, je souhaiterais recueillir votre avis sur l’importance d’accentuer les efforts de coopération sur les sujets stratégiques et défense avec la Pologne, notamment au travers de la relance des formats de dialogue tels que le Triangle de Weimar, et sur les perspectives envisageables ?

M. le président Thomas Gassilloud. En Pologne, il y a une dizaine de jours, une attachée de défense polonaise m’a remis un livre très important sur la relation de défense entre la France et la Pologne, ce qui montre que ces attachés de défense jouent également un rôle dans le mémoriel

M. Jean-Pierre Cubertafon. Je voudrais tout d’abord vous remercier, Madame la directrice générale, à quelques semaines de votre départ pour ces années passées à la tête de la DGRIS.

J’aimerais ensuite revenir sur l’annonce, faite il y a quelques jours par l’UE, de l’envoi pour deux mois d’une mission civile en Arménie pour aider à la délimitation des frontières avec l’Azerbaïdjan et de relancer le processus de normalisation entre les deux pays. Dans un même temps, le Président de la République a annoncé cette semaine le relancement de notre posture défensive sur le flan est de l’Europe et de l’Alliance atlantique, au regard de la violence des combats en Ukraine.

Madame la directrice générale, la DGRIS avait, sous votre direction, piloté en 2021 une actualisation stratégique commandée par le Président de la République. Le durcissement de la compétition entre puissances, "l’enhardissement" des puissances régionales en Méditerranée mais également le risque d’un ordre international et d’une architecture de sécurité contestés y étaient soulignés. Ces enjeux sont aujourd’hui, au regard de la situation au Sahel, en Ukraine et en Arménie, devenus une réalité.

Ne pensez-vous pas que nous négligions, d’un point de vue militaire mais également géopolitique, la situation en Arménie et que nous devrions adopter une posture plus claire et plus affirmée sur ce sujet ? Vos équipes, que je sais très mobilisées sur la situation ukrainienne, sont-elles également déployées en conséquence sur la situation arménienne ?

Enfin, et à l’approche de votre départ de la DGRIS, que retenez-vous de vos années passées à sa tête et quelles recommandations pourriez-vous formuler à l’attention de Mme Alice Rufo, qui vous succèdera début novembre ?

Mme Alice Guitton. Une sixième tranche de 500 millions d’euros pour la facilité européenne de paix sera annoncée dans les jours à venir. Nous devons pouvoir continuer à utiliser ce levier financier pour soutenir les forces armées ukrainiennes de manière résolue et durable. Des décisions seront prises pour permettre que ce fonds soit soutenable financièrement et que les autres objectifs assimilés à la facilité européenne de paix en soutien au Sahel ou d’autres régions puissent également être préservés. En tout cas, cet instrument a révélé toute sa pertinence.

Concernant les conclusions à tirer pour le budget de l’Union européenne et la part accordée aux efforts de défense, je pense qu’un élément essentiel sera de dégager des ressources financières pour les nouveaux instruments d’un domaine capacitaire et de renforcement de la BITDE, et notamment de favoriser les acquisitions conjointes à trois ou plusieurs pays pour compléter les stocks. L’enjeu, évidemment crucial, est abordé de manière centrale dans le débat sur la LPM. Un montant initial de 500 millions d’euros a été alloué pour EDIRPA. Il faudra définir quelles sont les ressources à consacrer pour ces nouveaux instruments, qui auront un rôle à jouer pour favoriser les solutions, de préférence européenne, afin de satisfaire à ces besoins capacitaires urgents.

Le salon La Fabrique Défense a été initié avec une volonté extrêmement claire de consolider les liens entre armée et nation ainsi que d’ouvrir la culture stratégique à l’ensemble de l’écosystème défense au-delà des interlocuteurs habituels, en associant les industriels, la recherche, les écoles et le mémoriel. Nous souhaitions réaliser ces objectifs d’une manière qui soit à la portée de notre jeunesse, c’est-à-dire immersive, pédagogique, ouverte et dont le but n’est pas seulement de faciliter les recrutements. Nous voulions lui conférer cette dimension citoyenne, faire de ce salon un rendez-vous de référence en matière de défense et engendrer, à travers l’événement parisien mais aussi en région et à travers l’Europe, une appropriation de ces problématiques.

La deuxième édition de La Fabrique Défense a réuni 41 organismes partenaires, qui ne se connaissaient pas forcément et entre lesquels des synergies se sont construites. J’en vois des déclinaisons nombreuses. Ensuite, cette édition a été plus fédératrice au niveau européen. Des expressions d’intérêt d’autres partenaires pour accueillir des initiatives similaires sont lancées. De plus, avec l’appui d’acteurs aussi utiles que l’IHEDN-Jeunes, les collectivités locales et les élus, nous avons réussi à amplifier la portée régionale de la dimension citoyenne et la culture stratégique de l’événement. Enfin, certains industriels qui rencontraient des difficultés à recruter des expertises de pointe ont pu trouver, à travers La Fabrique Défense, des profils n’étant pas accessibles autrement. Cela contribue aussi au vivier d’expertise dont notre pays a besoin pour faire face aux défis de demain.

Il est clair que nous sommes extrêmement mobilisés concernant la reprise des conflits en Arménie, comme en attestent les déclarations récentes du ministre de l’Europe et des affaires étrangères. L’intégrité territoriale de l’Arménie est un objectif impérieux pour notre pays. Nous le soutenons pleinement. Lors de la réunion de la communauté politique européenne à Prague, nous avons pris l’initiative de réunir les Présidents du Conseil européen, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan pour progresser sur ce dossier. Nous menons aussi une réflexion au niveau de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) pour tenter d’y rechercher une mission d’établissement des faits, qui doit nous fournir un constat sur la situation et sur les besoins, notamment humanitaires, à la suite des affrontements. L’engagement de notre diplomatie est donc entier.

Notre engagement est aussi celui de la défense. Jusqu’à présent, nous avions surtout ciblé l’enseignement, la formation d’officiers et des missions d’expertise. Aujourd’hui, nous nous efforçons de repenser notre relation bilatérale de défense à la faveur d’un nouveau contexte. L’Arménie doit pouvoir se défendre face aux dangers auxquels elle est exposée. Nous sommes en pleine progression dans la définition de ce partenariat, qui doit tenir compte de notre rôle dans la facilitation du règlement du conflit.

L’ambition dans notre stratégie indopacifique est à la fois de protéger nos intérêts souverains et nos DROM-COM, mais aussi d’y déployer des forces régulièrement de telle sorte qu’au niveau des espaces contestés — notamment maritimes — mais aussi lors des exercices engagés avec les pays partenaires, nous puissions démontrer toute notre pertinence comme acteur de coopération et partenaire à long terme. Nous faisons à ce titre des efforts directement centrés sur l’océan Indien. L’Indian ocean naval symposium de 2021 et la commission de l’océan Indien nous en ont donné l’opportunité. Nous avons lancé, sous la PFUE, le concept de présences maritimes coordonnées, qui nous a permis de fédérer davantage de pays européens pour ces initiatives.

Dans le Pacifique Sud, nous redonnons de l’impulsion, notamment en travaillant à une nouvelle feuille de route dessinée par la France et l’Australie. Nous avons des échéances importantes devant nous. La France se prépare à proposer à ses partenaires du forum des ministres de la défense du Pacifique Sud, que nous accueillerons en 2023 à Nouméa autour d’un agenda ambitieux, différents volets de coopérations opérationnelles, des moyens stratégiques que nous déployons sur une longue durée à travers des missions mais aussi des grands exercices. Tous ces éléments nous donnent une crédibilité et nous permettent d’être perçus dans cette région comme un partenaire fiable avec lequel il est possible de diversifier l’investissement, par rapport à d’autres compétiteurs parfois plus intrusifs.

J’ai décrit le durcissement de la situation en Méditerranée. Je rappellerai simplement que, de manière réactive, nous avons mis en place l’initiative quadripartite de coopération (QUAD) MEDOR, nous permettant de faire monter en puissance une série d’exercices en lien avec l’Italie, la République de Chypre et la Grèce, afin de tenir notre présence d’une manière non-escalatoire. En Méditerranée orientale, nous cherchons des coopérations de plus en plus actives, avec des partenaires tiers comme Israël ou l’Égypte, selon les situations. Nous menons encore et toujours un dialogue extrêmement franc et lucide avec la Turquie afin de lever les ambiguïtés face à un certain nombre d’actes qui ne suscitent pas la stabilité, dans la mer Égée notamment.

Nos attachés de défense bénéficient d’un cadre d’action clair, posé non seulement à travers des directives et des arrêtés qui scellent la manière dont leur pilotage est fixé mais aussi la façon dont sont construites leurs feuilles de route. Des lettres de mission leur sont adressées à leur prise de fonction. Elles font l’objet d’un suivi et couvrent l’ensemble des domaines d’action du ministère des armées. Le renseignement fait partie de ces missions et il n’y a pas de priorité particulière donnée, sauf si le chef de poste/l’ambassadeur fournit une orientation spécifique compte tenu des circonstances et de son appréciation politique. Cette orientation est toujours donnée en parfaite cohérence avec la priorité du ministère des armées et se traduit par une coordination continue entre les deux ministères, qui est satisfaisante. Enfin, nos services de renseignement sont pleinement associés à la formation de nos attachés de défense. Notre dispositif me semble solide.

Il est évident qu’un dialogue stratégique avec la Pologne doit pouvoir prendre forme, mener à des coopérations supplémentaires mais aussi à des opportunités de passer des messages clairs sur ce que nous pouvons attendre d’un partenaire aussi important et investi en matière de défense que la Pologne. Il s’agit d’un allié majeur au sein de l’OTAN, qui a activement agi en soutien aux forces armées ukrainiennes récemment. De plus, comme nous l’avions affirmé dans le Triangle de Weimar, nous attendons de la Pologne un engagement supplémentaire en faveur de la défense européenne mais aussi, à cet égard, une compréhension du nécessaire équilibre et de la complémentarité entre l’OTAN et l’UE dans leurs prérogatives respectives. Des coopérations opérationnelles et d’armement peuvent également être envisagées. Je rappelle qu’une partie de notre soutien à la posture de dissuasion de défense se traduit par notre présence en Pologne. Il semble utile de nourrir notre relation, grâce à des interactions d’un des formats track 1.5 ou à d’autres interactions comme celles qui peuvent être retenues au niveau parlementaire, pour permettre de favoriser un climat politique plus confiant en l’épanouissement d’une coopération de défense bilatérale.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci beaucoup, Madame la directrice générale. Chacun a pu mesurer votre excellente maîtrise des sujets. J’espère que cette maîtrise pourra vous permettre de continuer à servir votre pays, peut-être dans des conditions nouvelles dans les prochains mois. Sachez que les portes de la commission de la défense et des forces armées resteront toujours ouvertes pour échanger avec vous.

 

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La séance est levée à douze heures cinquante.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, M. Vincent Bru, M. Yannick Chenevard, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Martine Etienne, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, Mme Charlotte Goetschy-Bolognese, M. José Gonzalez, M. Jean-Michel Jacques, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Christine Le Nabour, Mme Murielle Lepvraud, Mme Delphine Lingemann, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, M. Julien Rancoule, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, M. Philippe Sorez, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot

Excusés. - M. Mounir Belhamiti, M. Christophe Blanchet, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Emmanuel Fernandes, Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Fabien Roussel, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Bruno Studer, Mme Mélanie Thomin