Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, du vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne.


Mercredi
16 novembre 2022

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 22

session ordinaire de 2022-2023

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


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La séance est ouverte à onze heures cinq.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous recevons aujourd’hui le vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne depuis 2020. Il est également directeur de la capacité militaire de planification et de conduite (en anglais : MPCC). Il a exercé auparavant de hautes responsabilités au sein de la marine nationale, mais aussi au niveau international, à l’OTAN, et comme commandant de l’opération européenne Atalante de lutte contre la piraterie au large de la Somalie, ou encore comme commandant adjoint de l’opération européenne Sophia de lutte contre les trafics au large de la Libye.

 

L’état-major de l’Union européenne est composé de 200 personnes et il est chargé d’apporter au sein des institutions européennes une expertise militaire en lien étroit avec le comité militaire de l’Union européenne et le comité politique et de sécurité (COPS). La MPCC est en charge des missions de formation non exécutives de l’Union européenne.

 

Amiral, vous avez déjà été auditionné par notre commission le 5 janvier dernier. Nous avons souhaité vous entendre à nouveau moins d’un an plus tard, car le contexte a depuis radicalement changé. La guerre en Ukraine, qu’on croyait encore pouvoir éviter en début d’année, a constitué une rupture stratégique majeure, aux impacts considérables, notamment sur l’Europe de la défense. Nous serions donc très intéressés de connaître votre analyse sur ces impacts, et sur le rôle reconnu de l’OTAN dans la défense de l’Europe, en particulier depuis que la Finlande et la Suède ont demandé à y adhérer. Ce week-end se tient d’ailleurs à Madrid l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.

 

Le concept d’autonomie stratégique porté par la France est-il encore pertinent et audible dans ce contexte, alors qu’une guerre de haute intensité a lieu aux frontières de l’Europe ?

 

L’Union européenne a fait face à cette guerre avec ses moyens, notamment en adoptant des sanctions très lourdes, qui affaibliront progressivement l’économie russe et ses capacités financières à faire la guerre. Elle a également lancé le mois dernier une mission de formation de 15 000 soldats ukrainiens, dont l’état-major de l’Union européenne aura la charge, à travers la MPCC. Pourriez-vous nous présenter ces actions ? Ne craignez-vous pas que cette dernière mission alimente le discours de la Russie sur la co-belligérance de l’Union européenne ?

 

Par ailleurs, malgré la guerre en Ukraine, la plupart des opérations et missions militaires de l’Union européenne se déroulent encore en Afrique. Après le retrait de l’opération Barkhane, l’arrivée du groupe Wagner et les soubresauts politiques connus par le Mali, les ministres des affaires étrangères ont approuvé le mois dernier le recadrage de la mission EUTM de formation des armées maliennes, qui se poursuit néanmoins. A-t-elle encore un sens ? Quelles sont les possibilités de repli vers le Niger ou le Burkina Faso, où la situation politique est également complexe ?

 

Enfin, nous aurons peut-être l’occasion d’échanger avec vous sur la situation immédiate en Pologne, et sur les impacts du bouclier antimissile sur l’articulation de la politique de défense de l’Union européenne avec l’OTAN.

 

Vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, merci de m’avoir de nouveau convié à m’exprimer, plus précisément cette fois sur le rôle de l’Union européenne dans le conflit en Ukraine. Celui-ci a démontré, presque « contre toute attente », la force du collectif de l’Union européenne, dès les premiers jours de la guerre.

 

J’ai participé hier à la réunion des ministres de la défense de l’Union européenne. L’Ukraine en était évidemment le sujet majeur. Le conseil des affaires étrangères a décidé le lancement de la mission d’assistance militaire de l’Union européenne à l’Ukraine, établie le 17 octobre, et que j’ai l’honneur de commander depuis hier. Je vous en présenterai les détails. Je pourrai également vous transmettre les dernières informations, relativement précises, en ma possession concernant ce qui s’est passé hier en Pologne. Il faut à cet égard « raison garder ».

 

Je ne reviendrai pas sur l’organisation de l’état-major de l’Union européenne et de la MPCC. Vous l’avez décrite. J’en ai été élu directeur général il y a deux ans et demi. L’état-major de l’Union européenne apporte l’expertise militaire au sein de toutes les institutions européennes. Comme membre du service européen pour l’action extérieure, je travaille sous l’autorité directe du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, et, de manière extrêmement fluide, avec le secrétaire général adjoint pour la politique de sécurité et de défense commune, l’ambassadeur Charles Fries. Nous intervenons dans les domaines conceptuel, opérationnel et capacitaire.

 

La MPCC, à laquelle les Britanniques s’étaient jusque-là opposés, a été établie il y a 4 ans grâce au Brexit, sous la forme d’un « embryon » de centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) européen, qui commence à prendre de plus en plus d’importance. C’est par son intermédiaire que je commande les quatre missions non exécutives de l’Union européenne (en anglais : EUTM, pour EU Training Missions) en Afrique : au Mali (au Sahel), en République centrafricaine, en Somalie et au Mozambique. Depuis hier, une nouvelle mission historique (par son lancement et son volume) d’assistance militaire au profit de l’Ukraine m’a donc également été confiée.

 

Je participe au secrétariat de la revue coordonnée annuelle de défense, et aux sujets de coopération structurée permanente, comme à toutes les initiatives lancées depuis 4 ans par l’Union européenne dans le domaine de la sécurité et de la défense, qui ont culminé dans les travaux conceptuels de la boussole stratégique, qui fixe un nouveau niveau d’ambition pour l’Union européenne dans ce domaine. Je pourrai y revenir lors de nos échanges.

 

Après ces propos introductifs pour vous rappeler le cadre général, je souhaite vous présenter de quelle manière la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) a été mise en œuvre au profit de l’Ukraine. Et puisque vous le demandez j’évoquerai la mission au Mali en fin de propos.

Après un rappel sur les phases de la guerre en Ukraine, qui éclaire les orientations prises, j’aborderai la mise en place du volet financier de l’assistance militaire grâce à la facilité européenne pour la paix et enfin le lancement de la mission EUMAM UA (pour European Union Military Assistance Mission in support of Ukraine), lancement adopté hier par le Conseil.

 

Depuis le 24 février, la guerre en Ukraine a connu trois phases.

 

La première a été l’invasion lancée le 24 février, avec pour objectif réel -mal planifié- la prise de Kiev et la chute du gouvernement de M. Zelensky. Le soutien occidental, et en particulier de l’Union européenne, dans les premiers jours de la guerre, a certainement contribué à l’échec de cette première phase. Les équipements militaires nécessaires aux forces armées ukrainiennes lors de cette première phase (man-portable anti-tank systems [MANPATS], défense aérienne type Stinger, etc.) devaient permettre une extrême mobilité des équipes de combattants, dans une tactique de harcèlement de l’ennemi, fixé quant à lui sur les axes de circulation. Vous vous souvenez de ces images de convois de blindés russes de dizaines de kilomètres de long. Les Russes avaient en effet dû perdre de vue qu’en mars, la neige fond, ce qui réduit les possibilités de cheminer dans la campagne ukrainienne.

La deuxième phase a commencé en avril, l’armée russe concentrant ses efforts pour conquérir les territoires séparatistes à majorité russophone et protégeant la Crimée, avec sans doute l’intention de s’emparer de l’intégralité de la zone littorale, pour relier ainsi la Crimée et la Transnistrie occupée en République de Moldavie. Une guerre de haute intensité avec une ligne de front s’est alors installée. Les nations occidentales (européennes comme américaines et britanniques) ont su adapter leurs priorités de livraison en matériel conformément aux demandes de l’Ukraine, au profit de chars de combat, de véhicules de transport blindés, d’artillerie à longue portée, de défense antiaérienne et de missiles antinavires.

 

Enfin, début septembre, les Ukrainiens ont repris l’initiative et ont réussi à bousculer les Russes, avec des gains territoriaux conséquents. En réponse, la Russie a changé sa stratégie et s’attaque désormais à la force morale de la population ukrainienne, en détruisant les infrastructures civiles stratégiques dans l’ensemble du pays par des frappes aériennes de missiles et de drones armés, certains de fabrication iranienne. Cette troisième phase constitue une course avant l’arrivée de l’hiver, qui stabilisera une nouvelle ligne de front jusqu’au printemps prochain. La reprise de Kherson en représente le succès le plus visible, et figera sans doute la ligne de front du Sud sur les rives du Dniepr. L’hiver rendra difficile les grandes manœuvres en campagne, mais les combats en zone urbaine resteront possibles. Au cours de leur histoire, les Russes ont toujours su conserver une capacité à mener des opérations en hiver. Reste à savoir s’ils en auront les moyens.

 

Les équipements militaires nécessaires aux forces armées ukrainiennes pour cette troisième phase sont les mêmes que pour la phase 2, avec toutefois une demande accrue en matériel de défense aérienne (compte tenu des attaques massives qui ont eu lieu, dont la plus significative a eu lieu hier, avec pour conséquence ce qui s’est passé en Pologne) et en matériel de maintenance et équipements d’hiver : lubrifiant, pièces de rechange, sacs de couchage d’hiver, etc., de manière à pouvoir tenir la ligne de front pendant l’hiver.

 

Selon nos estimations les plus crédibles, au moins 60 000 combattants russes auraient été tués, pour trois fois plus de blessés, ce qui signifie qu’environ 250 000 combattants russes seraient aujourd’hui « hors service ».

Paradoxalement, les chiffres ukrainiens sont plus difficiles à obtenir. Nous estimons que les pertes ukrainiennes sont moins importantes que celles des Russes, mais tout de même considérables.

 

La Russie aurait perdu 60 % de son stock total de chars de combat, et 70 % de son stock de missiles adaptés à des cibles terrestres. C’est pourquoi elle emploie désormais des missiles antiaériens pour frapper des cibles terrestres, avec les problèmes de précision qui en résultent, et se tourne vers l’Iran ou la Corée du Nord pour lui fournir du matériel. Il est difficile de savoir ce que la Corée du Nord a fourni. Nous savons que l’Iran a fourni des drones. Sa capacité à fournir des missiles balistiques de moyenne portée est extrêmement crédible également. La Russie a aussi perdu 40 % de ses véhicules de transport de troupes et 20 % de son artillerie.

 

Plus que jamais, il s’agit donc d’une guerre d’attrition, et les Ukrainiens ont besoin de notre soutien pour régénérer leurs forces vives, réparer ou remplacer leurs armements et équipements endommagés ou détruits, et être en mesure de poursuivre la reconquête des territoires annexés au sortir de l’hiver.

 

À moins d’une surprise (qui ne viendra pas de l’Ukraine) en matière de négociation, une offensive sanglante surviendra au printemps.

 

Outre les sanctions prises et l’aide déployée pour accueillir les réfugiés, la première mesure prise par l’Union européenne a été la fourniture d’équipements militaires aux forces armées ukrainiennes, démultipliée par l’utilisation de la Facilité européenne pour la paix (FEP) dès les premiers jours du conflit. En 36 heures, l’Union européenne a ainsi décidé de consacrer 500 millions d’euros à cette fourniture d’équipement militaire. Tout le monde y a contribué, y compris l’Allemagne, la Finlande et la Suède, ce sur quoi personne n’aurait parié seulement quelques mois plus tôt.

 

La Facilité européenne pour la paix, adoptée en 2021, est un instrument hors budget de l’Union européenne, fondé sur un mécanisme de coût commun visant à améliorer sa capacité à prévenir les conflits, consolider la paix et renforcer la sécurité internationale. Elle permet notamment le financement d’actions opérationnelles relevant de la Politique Etrangère et de Sécurité Commune. Elle remplace et élargit les anciens instruments financiers existants dans ce domaine : Athena et la Facilité de paix pour l’Afrique.

 

Deux années de négociations ont été nécessaires pour mettre en place la Facilité européenne pour la paix, car elle permet aussi la fourniture de matériel létal, ce qui gênait un certain nombre d’États membres. Avant l’existence de la Facilité européenne pour la paix, l’Union européenne ne pouvait pas financer la fourniture de matériel militaire à un pays tiers. Cela a pu participer à la décision de la République centrafricaine de se tourner vers d’autres partenaires, qui ont pu, quant à eux, lui fournir sans condition l’armement dont elle avait besoin.

 

La Facilité européenne pour la paix est dirigée par un comité de la Facilité, composé de représentants de chaque État membre, et présidé par un représentant de la présidence tournante du Conseil. Le comité est chargé d’adopter le budget annuel de la Facilité, ainsi que ses règles d’exécution.

 

Pour l’exercice 2021-2027, ce budget s’élève à 5,7 milliards d’euros. Il compte un pilier « opérationnel » (qui prend en charge les coûts communs des opérations militaires de l’Union européenne et de fonctionnement des états-majors), et un pilier « mesures d’assistances », visant à renforcer les capacités militaires (y compris létales) d’États tiers ou d’organisations régionales ou internationales, comme le G5 Sahel.

 

La Facilité européenne pour la paix est abondée par chaque État membre à hauteur de son PIB. La France y contribue ainsi à hauteur de 18 %. En comparaison, la participation de l’Allemagne est de 25 %, celle de la Pologne 3,7 %.

 

Dès le 26 février 2022, dans le but de faciliter l’échange d’informations entre les États membres et les forces armées ukrainiennes, et de s’assurer ainsi que l’effort en livraison de matériel consenti par les États membres était bien adapté à ce que demandent les Ukrainiens, j’ai établi au sein de l’état-major de l’Union européenne une plateforme d’échange d’information (en anglais : CHC, pour « Clearing House Cell »), dédiée au recensement des besoins et priorités exprimés par les Ukrainiens, d’une part, et de l’offre en matériel des États membres et de leurs partenaires, d’autre part. En contact permanent avec la mission de l’Ukraine auprès de l’Union européenne, mais aussi avec l’état-major général et le ministère de la défense ukrainien, la CHC continue à coordonner les efforts de soutien des États membres, au travers de réunions régulières, sur la base d’une liste unique de besoins prioritaires mise à jour par les armées ukrainiennes et partagée avec les États membres comme avec l’OTAN, afin qu’ils orientent leurs efforts en conséquence.

 

Avec l’appui de la CHC, j’exerce également la responsabilité de décider de l’éligibilité des aides fournies par les États membres à un remboursement par le comité de la Facilité européenne pour la paix. Ce remboursement est conditionné, d’une part à la confirmation de la réception de ces aides dans les centres de distribution ou à leur destination ; d’autre part à leur adéquation aux priorités fixées par les autorités ukrainiennes.

 

En huit mois, la CHC a reçu un peu plus de 4,7 milliards d’euros de demandes de remboursement de la part de 22 États membres, dont la France. Jusqu’à présent, j’ai approuvé comme éligibles au remboursement 4,066 milliards d’euros d’équipements militaires létaux (représentant 90 % du matériel fourni) ou non létaux.

 

Le Conseil de l’Union européenne a jusqu’à présent débloqué 6 paquets de 500 millions d’euros (les 28 février, 23 mars, 13 avril, 23 mai, 21 juillet et 17 octobre) pour la livraison de l’Ukraine en équipement militaire, pour un total de 3,1 milliards d’euros, incluant 2,82 milliards d’euros d’équipements létaux, 180 millions d’euros d’équipements non létaux et 100 millions d’euros liés au report sur les équipements non létaux des États ne voulant pas fournir d’équipements létaux. La France a participé à chacun de ces paquets de 500 millions d’euros à hauteur de 90 millions d’euros.

 

La durée d’éligibilité au remboursement des dépenses d’assistance à l’Ukraine est fixée à 36 mois à compter de la dernière décision du Conseil. Ces dépenses sont aussi éligibles de manière rétroactive à compter du 1er janvier 2022.

 

Le sixième paquet de 500 millions d’euros a permis d’étendre le champ d’application de l’assistance militaire aux matériels et consommables destinés à assurer la maintenance et la réparation des équipements donnés.

 

Chaque paquet de financement a été ouvert pour une tranche de temps déterminée. Les tranches 1 et 2 sont fermées et l’intégralité des paquets correspondants a été dépensée, soit 2 milliards d’euros.

 

La tranche 3, alimentée par les paquets 5 et 6, est ouverte depuis le 21 juillet. Les États membres ont pour l’instant demandé le remboursement de 233 millions d’euros sur les 1 milliard d’euros débloqués. Ce ralentissement pourrait traduire l’amenuisement des stocks disponibles. Le coût à venir de la maintenance devrait néanmoins maintenir la dynamique des dépenses financières.

 

Dans la situation la plus défavorable, c’est-à-dire si la guerre devait continuer sur le même rythme qu’aujourd’hui toute l’année 2023, un paquet de 500 millions d’euros serait encore nécessaire toutes les six semaines en 2023, pour un total de 900 millions d’euros pour la France.

 

Les chiffres de la participation française sont pour l’instant retenus par le ministère des armées, mais la France fait partie des dix pays les plus dépensiers en fourniture d’équipement militaire à l’Ukraine, et parmi les cinq à six pays les plus engagés financièrement du continent européen, Royaume-Uni compris.

 

La presse, notamment anglo-saxonne, a pu indiquer que l’effort de l’Union européenne représentait moins de 20 % de celui des États-Unis. Or, en incluant la Facilité européenne pour la paix et les livraisons dont le remboursement n’a pas été réclamé par certains États membres, l’Union européenne a consacré collectivement plus de 8 milliards d’euros à l’assistance militaire à l’Ukraine, soit 45 % de l’effort américain à périmètre égal. Elle a consacré 0,05 % de son PIB à cette assistance, contre 0,07 % de leur PIB pour les États-Unis. En proportion du PIB, les deux efforts sont donc comparables. Il faut ainsi contrer le narratif inexact selon lequel « l’anglosphère » aiderait l’Ukraine et l’Union européenne n’aiderait qu’elle-même.

 

En seize mois, 52 % du budget 2021-2027 de la Facilité européenne pour la paix a été dépensé. Si on y ajoute les dépenses que j’ai déclarées comme éligibles au remboursement, les trois quarts de ce budget ont été engagés. Enfin, avec l’ensemble des dépenses prévues pour 2023, ce budget aura été consommé à 82 %, alors qu’il restera quatre années à couvrir. La Facilité est donc déjà presque à court de budget. Elle n’a pas été conçue pour rembourser aux États membres des dons d’armement pour soutenir une guerre de haute intensité.

 

Des crispations politiques apparaissent déjà entre les contributeurs et les dépensiers, du fait de l’écart entre l’éligibilité au remboursement de certains États et la quote-part de leur participation au budget de la FEP, ou en raison du rythme actuel de consommation des crédits, bien supérieur aux perspectives initiales. La Pologne, qui a donné pour plus de 1,5 milliard d’euros de matériel (principalement des chars de fabrication soviétique) paye ainsi une part très faible, de sorte que ce sont les États payant une part plus importante (la France et l’Allemagne notamment) qui financeront ce don.

 

Le soutien apporté par les États membres et leurs partenaires a néanmoins eu un impact significatif sur les capacités militaires des forces armées ukrainiennes. Elles ne seraient pas en situation plus favorable aujourd’hui sans ce soutien. Il faut donc trouver les moyens de le poursuivre.

 

J’en arrive au lancement de la mission d’entraînement EUMAM UA.

Fin août, à Prague, lors d’un conseil informel des ministres de la défense, les 27 États membres ont convenu de mettre en place une mission de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) pour assister et former les armées ukrainiennes. La décision d’établir une mission d’entraînement nommée European Union Military Assistance Mission (EUMAM) Ukraine a été adoptée un mois et demi plus tard, le lundi 17 octobre, au cours du conseil des affaires étrangères. Les planificateurs militaires de mes équipes ont alors multiplié les contacts avec nos partenaires et les forces armées ukrainiennes pour produire, sous forte contrainte de temps, des documents de planification solides et pertinents, dans un contexte de très grande friction entre l’Allemagne et la Pologne notamment. Cette mission devait pouvoir être lancée le 15 novembre, lors de la réunion suivante du conseil, ce qui a été le cas hier. L’Union européenne pourra donc commencer à former des troupes ukrainiennes dans les semaines à venir.

 

Cette mission répond à une demande des forces armées ukrainiennes. L’objectif de court terme pour les Ukrainiens est de mettre sur pied trois nouveaux corps d’armée d’ici mars 2023, pour un volume estimé de 75 000 hommes, afin de pouvoir prendre l’initiative des opérations au printemps prochain. Cet objectif très ambitieux correspond pratiquement au volume de la force opérationnelle terrestre de l’armée de terre française.

 

L’Union européenne s’est engagée à la formation dans un premier temps de 15 000 soldats. À cette fin, la mission EUMAM Ukraine fournira un entraînement individuel et collectif à la préparation au combat, en se fondant sur les besoins déclarés par l’Ukraine. Il visera notamment l’encadrement des échelons subalternes (de la section et l’escouade jusqu’aux compagnies, bataillons et commandements de brigades), incluant la préparation des compagnies, bataillons et brigades, l’entraînement à la manœuvre collective, à la tactique jusqu’au niveau de la brigade, ainsi que des conseils en planification, préparation et conduite d’exercices nombreux et de manœuvres à tir réel, des formations spécialisées dans le domaine du soutien médical, de la logistique, du combat du génie, des transmissions, de la protection nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique, et de la maintenance des équipements militaires. EUMAM participera aussi à la coordination plus avancée des activités des États membres liées à l’entraînement.

 

Sera ainsi assurée dans un premier temps la formation collective de 12 000 combattants, du bataillon à la division, soit l’équivalent de 8 brigades et de 2 800 spécialistes entraînés aux expertises citées. Cette mission se déroulera sur le territoire de l’Union européenne, et dans les infrastructures des États membres, tant que le conflit continuera. Aucun militaire européen ne sera donc déployé sur le territoire ukrainien dans le cadre de cette mission, hormis l’équivalent de notre attaché de défense à l’ambassade de l’Union européenne à Kiev. Afin de réduire les contraintes logistiques, les sites d’entraînement devront être localisés le plus près possible de l’Ukraine, et en nombre limité. La Pologne établira un « Combat Arms Training Center » (CAT-C), un état-major de niveau opératif, soit l’équivalent d’un Force Headquarter, ce nom ayant été modifié pour des raisons politiques. L’Allemagne mettra en place un « Special Training Center » (ST-C) pour le commandement des actions de formation se déroulant sur son territoire. Ces deux centres ne seront pas exclusifs d’autres offres des États membres qui, soit apporteront un renfort à leurs équipes d’entraînement, soit réaliseront des actions d’entraînement sur leurs propres territoires, comme la France, l’Espagne et l’Italie en ont manifesté l’intention. Cette dispersion des sites d’entraînement complexifiera la tâche, mais traduira aussi le cadre de flexibilité et de modularité voulu pour cette mission.

 

Par décision du conseil, je suis désigné commandant de la mission et la MPCC en constitue l’état-major de commandement de niveau opératif. Les centres d’activité que j’ai mentionnés seront donc sous mon contrôle opérationnel. À cet effet, sur décision prise le 8 novembre lors d’une conférence de génération de forces, la MPCC sera renforcée, passant d’une équipe de 51 membres actuellement (sur un effectif prévu de 60 personnes avec possibilité de renforts en cas de déclenchement d’opérations) à une équipe de plus de 80 personnes.

 

Pour éviter les offres d’entraînement redondantes, la MPCC synchronisera les efforts des États membres entre eux et avec ceux de nos partenaires. En particulier, nous échangerons des équipes de liaison avec le centre de coordination mis en place sous commandement américain à Wiesbaden : le Security Assistance Group for Ukraine (SAG-U), qui englobera, sur la base d’une coalition of the willing, l’ensemble des initiatives essentiellement anglo-saxonnes déjà lancées, comme l’opération britannique Interflex, ou celle mise en place par le Canada. J’aurai donc sur place une équipe de liaison, tandis qu’un officier de liaison américain sera présent dans mon état-major, pour fluidifier le dialogue.

 

Cette mission représente un véritable défi, tant par le volume des forces à entraîner que par son coût financier. Elle introduit un changement d’échelle quant au périmètre de la mission (une formation collective jusqu’au niveau brigade) et sur l’intensité et l’objet (la préparation à des missions de haute intensité) : nous entraînerons des soldats à tuer pour gagner la guerre.

 

Le coût de fonctionnement du projet EUMAM Ukraine est estimé à 106,7 millions d’euros. Par rapport aux coûts communs habituels, son périmètre a été élargi, par exemple au transport des soldats entraînés. Une mesure d’assistance particulière, dotée dans un premier temps de 16 millions d’euros, viendra en appui de EUMAM pour l’achat du matériel létal nécessaire comme les munitions d’entraînement. Une mesure de 45 millions d’euros couvrira les besoins de fourniture de matériel non létal, indépendamment des mesures d’assistance gérées par la Clearing House Cell.

 

En conclusion, nous pouvons constater l’apparition d’un changement de paradigme et de mentalité. Il en résulte la demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, et, de manière plus significative encore, la sortie du Danemark de l’opt-out, qui avait été décidé par crainte d’une concurrence entre l’OTAN et l’Union européenne. La guerre en Ukraine a au contraire démontré leur complémentarité, l’OTAN ayant la charge de la protection du territoire européen (ce qu’il a parfaitement accompli à travers un renforcement notamment des contingents, auquel la France participe avec un nouveau contingent en Roumanie), tandis que l’Union européenne est capable d’agir au-delà de ses frontières.

 

Jusqu’à présent, l’Union européenne s’en était tenue au soft power. Lors des premières négociations, les Russes avaient dit qu’ils voulaient bien négocier avec les Américains, car ils étaient « carnivores », tandis que les Européens étaient « herbivores ». L’Union européenne est aujourd’hui devenue « omnivore », avec un régime suffisamment équilibré.

 

Je commande également pour l’Union européenne d’autres missions, notamment au Mali et en République centrafricaine, qui souffrent aujourd’hui des effets collatéraux de la guerre en Ukraine, avec la présence de 1 000 mercenaires Wagner au Mali et 1 500 en République centrafricaine. M. Prigogine a récemment avoué être le fondateur de Wagner. Proche allié de M. Poutine, c’est un homme « sans foi ni loi », ce qui se retrouve dans les actions de Wagner, qui non seulement ne montrent pas leur efficacité sur le terrain, mais sont aussi associées à nombre d’exactions. Au Mali, les forces armées maliennes, accompagnées de « soldats blancs caucasiens ne parlant pas français », sont responsables d’environ 50 % des exactions reportées par les Nations-Unies. En Centrafrique, la proportion est plus élevée encore.

 

Je suis aujourd’hui très pessimiste sur l’avenir de la mission de l’Union européenne au Mali, les Maliens ayant sans inhibition choisi leurs alliés, qui ne sont pas les nôtres. Nous avons donc mis fin à notre entraînement opérationnel des forces armées maliennes, parce que ne voulons pas être responsables de l’entraînement d’unités qui pourraient ensuite se comporter mal au côté d’autres partenaires. Je réduis donc la mission European Union Training Mission in Mali (EUTM Mali) de 1 200 personnes potentiellement à 300 personnes, centrées sur Bamako, dans l’espoir de maintenir un dialogue ouvert et de poursuivre quelques actions dans le domaine de l’éducation et du conseil. Les conditions sont similaires en République centrafricaine.

 

Il faut savoir terminer une mission lorsqu’elle n’a plus de sens. En l’occurrence, même si certains États membres y sont attachés pour des raisons historiques, il faut constater que cette mission n’a plus les capacités d’exercer son mandat. Une discussion franche, et non entachée par des considérations politiques, est nécessaire à ce sujet.

 

Il serait inutile de « s’autoflageller ». Avant d’être l’échec de l’Union européenne, cet arrêt constitue l’échec des autorités maliennes. Les préconditions de succès de la mission n’avaient pas prévu deux coups d’État et l’arrivée de Wagner.

 

En revanche, un retour d’expérience sur la manière dont nous avons procédé s’impose. À cet égard, il faut en premier lieu souligner que nous n’avions pas la capacité jusqu’à présent de fournir du matériel militaire à nos partenaires, qui se sont donc tournés vers d’autres, qui avaient cette capacité. En deuxième lieu, il s’agissait de missions non exécutives, qui nous empêchaient donc d’accompagner en opération les soldats que nous entraînions. J’ai donc rédigé un nouveau concept de robustesse et d’efficacité des missions militaires, qui permet de mener des missions exécutives d’accompagnement au combat de nos partenaires lorsqu’ils nous le demandent.

 

Lors des votes des quatre principales résolutions des Nations Unies concernant la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le taux d’abstention ou d’absence de nos partenaires africains doit nous interpeller. Le Mozambique, par exemple, qui fait l’objet d’une mission européenne, et constitue, per capita, le troisième pays d’investissement de l’Union européenne au développement, s’est abstenu à chaque vote, alors qu’il deviendra membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies au 1er janvier 2023. Le message envoyé est donc que notre modèle n’est plus le seul à être proposé à ces pays, et qui nous demandent de sortir de notre paternalisme passé pour entrer avec eux dans une relation de partenariat. C’est ainsi que nous envisageons les prochaines missions : au Niger, par exemple, la mission s’appellerait « EU Military Partnership Mission ».

 

Mme Natalia Pouzyreff. Merci, amiral, pour ces éclaircissements sur les actions mises en œuvre par les Européens depuis la résurgence d’un conflit de haute intensité aux portes de l’Europe. J’en profite pour exprimer tout notre soutien aux Ukrainiens et saluer la bravoure de leurs soldats.

 

Si la France avait déjà amorcé la remontée en puissance de ses armées, dans un contexte qui s’était déjà fortement dégradé, d’autres pays européens y étaient cependant moins préparés. Cette crise a donc provoqué un sursaut budgétaire dans la plupart des États membres. L’opposition entre l’Europe et l’OTAN semble aujourd’hui dépassée. L’adhésion de la Suède et la Finlande à l’OTAN donne une profondeur stratégique aux États baltes et renforce le pilier européen de l’Alliance.

 

En contrepartie apparaissent cependant des risques de fragilisation de l’Europe de la défense, certains membres répondant à la crise dans la précipitation, par exemple en achetant des équipements « sur étagère », sans réelle concertation avec leurs partenaires ni entente sur les possibles doctrines d’emploi. J’aimerais à ce sujet connaître votre avis sur l’initiative European Sky Shield lancée par l’Allemagne, qui pourrait se faire au détriment de l’intégration de l’Europe de la défense et de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).

 

Quels enseignements par ailleurs tirer de l’articulation actuelle entre l’Europe et l’OTAN concernant l’organisation, le commandement et la mobilité de la défense collective de l’Europe ?

 

S’agissant enfin de la mission EUMAM, au regard de l’attrition de ses soldats, l’armée ukrainienne pourrait-elle se trouver à court de combattants dans la perspective d’une offensive au printemps ?

 

M. Pierrick Berteloot. Depuis longtemps maintenant, la France cherche à rendre crédible et concrète l’idée d’une Europe de la défense, au travers de multiples programmes d’armement communs qui n’obéissent qu’à des critères idéologiques. Pourtant, les récents programmes d’armement européens semblent tous voués à l’échec, non par manque de compétences (puisque notre industrie de l’armement est largement capable de nous doter d’armes à la pointe de la technologie), mais plutôt en raison des décisions politiques de nos partenaires. La décision allemande de se tourner systématiquement vers les Américains ou les Israéliens pour leur armement, alors que nous nous sommes engagés en partenariat avec eux dans le développement d’armes européennes, devrait nous rendre réalistes : une Europe de la défense avec un armement développé en commun ne se fait qu’à notre détriment.

 

Ce n’est guère surprenant, puisque nous n’avons pas la même doctrine militaire. Pour le système de combat aérien du futur (SCAF), par exemple, nous avons besoin d’un chasseur léger, capable d’être projeté depuis un porte-aéronefs et d’embarquer un missile nucléaire. Or, l’Allemagne ne dispose ni de la bombe atomique ni de porte-aéronefs : il paraît donc difficile de se mettre d’accord avec elle sur des besoins communs. En choisissant des hélicoptères Apache plutôt que Tigre ; des avions Poseidon plutôt que ceux prévus dans le projet Maritime Airborne Warfare System (MAWS) ; ou en abandonnant le projet MAMBA, l’Allemagne a donc fait le choix de se tourner vers les États-Unis pour son armement, malgré les nombreux projets que nous avions lancés en commun.

 

À la suite des récents revirements de l’Allemagne et dans le cadre du développement d’un armement commun, est-il donc encore crédible de parler d’une Europe de la défense ?

 

M. Christophe Bex. Bien que je ne doute aucunement de l’implication, de la vertu et du sérieux du Haut représentant, M. Josep Borrel, je perçois dans vos fonctions respectives une incohérence avec les principes démocratiques. Le peuple est le seul et unique détenteur de la souveraineté. Il doit donc être au fondement de toute décision politique. L’armée obéit au pouvoir politique instauré par les suffrages du peuple.

 

Le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité est nommé par le conseil européen, dont la légitimité provient indépendamment de chaque État de l’Union européenne, et non d’un gouvernement politique. Sa nomination requiert par ailleurs l’accord de la commission européenne, dont le déficit démocratique n’est plus à démontrer.

J’appartiens à une formation politique qui n’est certes pas avare de critiques à l’égard de l’Europe, mais qui sait faire preuve de pragmatisme. La crise ukrainienne a reclassé la défense au rang des priorités européennes. À cet égard, la boussole stratégique pour la sécurité et la défense proposée au printemps renforce l’idée d’une Europe de la défense, selon laquelle il ne saurait y avoir de souveraineté européenne sans défense commune.

 

Or, l’Allemagne, fréquemment érigée en modèle économique, fait en réalité « cavalier seul », et se détourne ainsi des souverainetés nationales. En dépit de ses promesses, elle a en effet renoncé à plusieurs projets de coopération avec la France, et cherche désormais à se réarmer au moyen d’équipements essentiellement américains.

 

Si l’Europe de la défense ne constituait pas une option, la course à l’armement ne saurait pourtant représenter une alternative tangible. L’OTAN n’a pas non plus sa place dans la défense européenne, dès lors qu’elle est principalement soutenue sur le plan financier par des États non membres de l’Union européenne.

 

À l’aune de ces évolutions, comment envisagez-vous l’avenir de l’indépendance et de l’autonomie stratégique de la France en matière de défense, et l’évolution de son influence ?

 

M. Jean-Louis Thiériot. Merci amiral pour la précision des informations que vous nous avez fournies. Votre audition l’année dernière m’avait laissé un doute sur la réalité des ambitions militaires européennes. À cet égard, votre intervention ce jour soulève un vent d’optimisme sur les effets de la Facilité européenne pour la paix et la réalité de l’engagement de l’Europe.

 

Une politique incitative a-t-elle été mise en place pour que les financements apportés par la Facilité européenne pour la paix à la fourniture de matériel militaire à l’Ukraine favorisent la fourniture de produits émanant de la BITDE ?

 

Comment analysez-vous la capacité de développement de l’industrie d’armement russe face notamment aux sanctions imposées à la Russie ?

 

La mission européenne Agénor donne d’excellents résultats dans l’océan indien. Pouvez-vous préciser son lien avec le programme EMASoH ? Une fusion de ces dispositifs avec Atalanta est-elle envisagée, comme je l’ai entendu dire ?

 

Enfin, nous serons évidemment heureux de connaître votre avis éclairé sur ce qui s’est passé à la frontière polonaise.

 

M. Vincent Bru. L’Union européenne a été très active dans le soutien à l’Ukraine, que ce soit à travers les sanctions infligées à la Russie, l’aide en matériel militaire et humanitaire envoyée en Ukraine dès le début du conflit. Pour 2023, 18 milliards d’euros sont prévus pour maintenir cette aide.

 

La mission d’assistance militaire de l’Union européenne est décidée sur deux ans dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune. Elle se donne pour objectif de former dans un premier temps 15 000 militaires ukrainiens (dont 12 500 combattants selon vos précisions) dans différents pays de l’Union européenne, dont 2 000 en France. Pouvez-vous nous préciser les modalités de cette formation en France ?

L’armée ukrainienne, qui vient de reprendre la ville de Kherson et semble plus organisée et motivée que l’armée russe (qui envoie parfois au front des conscrits sans formation préalable), paraît aussi à l’aise avec le matériel que nous lui fournissons, comme le canon CAESAr. La mission aura-t-elle toutefois le temps de former suffisamment de combattants avant l’échéance fatidique d’une offensive que vous annoncez à la fin de l’hiver ?

 

Mme Anne Le Hénanff. Merci amiral pour la franchise de vos propos, notamment concernant l’intervention au Sahel. Parler de partenariat plutôt que de relation historique avec l’Afrique paraît en effet sage aujourd’hui.

 

Le Président de la République a officialisé la fin de l’opération Barkhane. Une consultation a été lancée avec les partenaires de la France dans la région pour définir le statut, le format et les missions des actuelles bases militaires françaises au Sahel.

 

L’Union européenne est engagée depuis le début aux côtés de la France au Mali, dans une mission de formation militaire ou de soutien à la sécurité intérieure malienne.

 

Le 11 avril 2022, M. Josep Borrell a annoncé la suspension de la mission de formation au Mali. Depuis, plusieurs pays européens ont annoncé le retrait de leurs troupes. Le dernier d’entre eux est la République tchèque, dont 120 soldats quitteront le Mali.

 

Quels mécanismes comptez-vous proposer au niveau européen pour éviter que la milice Wagner gagne en influence dans la région ?

 

Mme Cyrielle Chatelain. Face à cette guerre d’agression, vous avez fait état du changement de paradigme opéré par l’Europe, par sa réactivité, son unanimité et l’ampleur du financement qu’elle a apporté. Il a été crucial pour le combat de l’Ukraine face à la Russie.

 

La Facilité européenne pour la paix a finalement été utile, mais ses modalités financières n’avaient pas été prévues pour répondre aux besoins actuels. Dans les années à venir, d’autres modalités de financement, plus pérennes et reposant sur un renforcement des coopérations et des mutualisations, sont-elles envisagées ?

 

Enfin, même si la coopération entre l’OTAN et l’Union européenne paraît aujourd’hui indispensable, affirmer comme vous l’avez fait en conclusion que la protection du territoire européen revenait à l’OTAN, tandis que l’Union européenne devait intervenir à l’extérieur de ses frontières, pose question au regard des questions d’autonomie stratégique, de souveraineté européenne. Ne faut-il pas redéfinir les modalités de cette coopération ?

 

Vice-amiral Hervé Bléjean. Merci pour votre intérêt et la pertinence de vos questions.

 

L’enjeu de la BITDE a été fortement débattu hier lors du conseil des affaires étrangères en format défense. Malgré les discours des États membres, tous ne sont pas réellement alignés à ce sujet, un groupe « polo-balte » notamment priorisant l’efficacité du soutien à l’Ukraine par rapport à l’origine de ce soutien, ce qui constitue évidemment un raisonnement un peu court.

 

Je constate également une dérive de l’Allemagne à cet égard. Même si ces enjeux dépassent mon niveau de responsabilité, je pense que nous devons inciter la commission à jouer son rôle. Le commissaire français, Thierry Breton, doit avoir une parole et des actions fortes dans le domaine de la préservation de la BITDE. L’évolution des périmètres de responsabilité de la Commission et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a accru les ambitions de la Commission dans ce domaine, ce qui risque d’être au détriment de l’Agence européenne de défense, qui est un des outils de promotion de la BITDE. Il n’est pas possible en effet que deux patrons coexistent sur ces questions.

 

Les dispositifs mis en place pour promouvoir la BITDE restent aujourd’hui embryonnaires. Il ne sera possible de la renforcer que si les États membres acceptent de faire de l’acquisition en commun. L’Union européenne dispose aujourd’hui de 16 types de frégates et de 15 types de chars de combat : ce n’est pas un business model cohérent pour développer une industrie européenne de défense avec une vision d’avenir. 11 % des acquisitions en 2020 et 18 % en 2021 se faisaient en commun, contre 25 % il y a vingt ans. L’objectif fixé par l’Union européenne est de 35 %.

 

Il ne faut pas hésiter à trouver un cadre acceptable de préférence européenne pour les outils que nous développons. La commission met en place avec le SEAE un outil (en anglais EDIRPA : European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act) d’aide à la reconstitution des stocks. La mise en œuvre de cet outil repose d’après son texte fondateur sur deux conditions essentielles : l’acquisition commune (ce qui signifie aujourd’hui une acquisition par un minimum de trois États membres) des produits, et l’orientation des 500 millions d’euros prévus pour l’EDIRPA vers l’industrie européenne.

 

Jusqu’à présent, les équipements militaires fournis par les États membres à l’Ukraine n’ont pas été jugés éligibles au remboursement de la Facilité européenne pour la paix au regard de leur provenance, mais seulement de leur adéquation aux besoins ukrainiens et de leur délivrance effective.

 

Nous évoluons toutefois à cet égard. Nos stocks ont diminué, et dans la sixième tranche qui a été ouverte, nous ouvrons la possibilité aux États membres de nous demander si tel matériel sera éligible à un remboursement de la Facilité européenne pour la paix s’ils l’achètent. La seule phrase sur laquelle les États membres soient parvenus à un consensus consiste cependant à dire qu’il faut « tenir compte » des possibilités de l’industrie de défense européenne, ce qui n’est pas suffisant. Dans ce cadre, je demanderai aux États membres qui m’interrogeront sur l’éligibilité des achats qu’ils envisagent comment ils ont tenu compte des possibilités offertes par la BITDE. Ils ne seront pas obligés de me répondre, et leurs réponses seront peut-être insatisfaisantes. Le texte adopté n’est malheureusement pas suffisamment fort pour m’autoriser à bloquer les dossiers dans ce cas. N’ayant pas non plus la capacité de vérifier ces réponses, je demanderai à l’Agence européenne de défense de le faire, et je transmettrai ces dossiers au comité de la Facilité européenne pour la paix, en indiquant que le matériel proposé est éligible au regard des priorités ukrainiennes, mais par exemple que je n’ai pas reçu de réponse sur la manière dont la BITDE a été prise en compte.

 

M. le président Thomas Gassilloud. La Commission a-t-elle l’autorité pour bloquer les dossiers dans ce cas ?

 

Vice-amiral Hervé Bléjean. Non. Personne ne l’a.

 

Il revient au comité de la Facilité européenne pour la paix de décider des règles applicables à sa mise en œuvre, selon un processus de consensus à 26 (27 avec l’adhésion du Danemark). Malheureusement, la présidence tchèque n’est pas la plus vigoureuse en matière de résolution des conflits.

 

Trouver un consensus sur l’enjeu central de la BITDE pour la souveraineté européenne ne sera pas rapide. Il faudra promouvoir « par le bas » des initiatives sur lesquelles capitaliser ensuite. La Commission et l’Agence européenne de défense doivent jouer leurs rôles à cet égard.

 

Le commandement pour la défense collective de l’Union européenne reste aujourd’hui embryonnaire, se limitant essentiellement à la MPCC. La boussole stratégique incite au développement de la MPCC, pour en faire d’ici 2025 l’état-major préférentiel de conduite des opérations majeures de l’Union européenne, utilisant la capacité rapide de déploiement définie dans la boussole stratégique, c’est-à-dire une force opérationnelle de 5 000 combattants en milieu hostile. Là aussi, l’approche « soft » de l’Union européenne est modifiée.

 

Il faudra aussi se demander qui commande quoi. Ma culture opérationnelle étant française, je préférerais que nous nous dotions d’un chef d’état-major des armées (CEMA) de l’Union européenne, avec un pilier conceptuel, l’état-major de l’Union européenne, qui jouerait le rôle d’état-major des commandes de concept, et un pilier opérationnel de conduite de toutes les opérations et missions de l’Union européenne, auquel les états-majors opérationnels nationaux pourraient être subordonnés, pour préserver les sensibilités nationales. Ce modèle très français séduit les Espagnols et les Italiens, mais est rejeté par les Allemands. Ces derniers se concentrent essentiellement sur le fait qu’un seul patron dirige actuellement les deux structures, alors qu’il en faudrait deux selon eux. Ce point ne devrait cependant pas initier la réflexion, mais en résulter éventuellement.

 

Nous menons toutes ces réflexions avec les services du SEAE, la partie militaire n’étant pas la seule concernée.

 

Nous mettrons tout en œuvre pour assurer la formation de 15 000 soldats demandés, et peut-être plus, avant la sortie de l’hiver. De leur côté, les Américains, les Anglais et les Canadiens procèdent de même, en utilisant les mêmes cadres de formation, afin que les bataillons formés soient interopérables. Les Ukrainiens ont un réservoir estimé de 600 000 à 700 000 personnes prêtes à s’engager sous les drapeaux pour défendre la patrie ukrainienne. Ce sont eux qu’il faut former, car seuls les militaires professionnels ont été engagés par l’Ukraine pour l’instant.

 

La Russie de son côté a fait appel à 300 000 réservistes, dont 200 000 ont été enrôlés de force, avec de nombreux dysfonctionnements, des morts, des malades et des personnes âgées ayant été comptés initialement. Il sera donc difficile de rendre ces réservistes pleinement opérationnels. Plutôt que comme combattants, ils seront utilisés pour multiplier les lignes de défense sur les territoires illégalement occupés.

Grâce aux sanctions, la Russie manque de matière première et de composants électroniques pour se doter de nouveaux matériels. C’est pourquoi les soldats russes emportent des télévisions, machines à laver, etc. lors de leur retraite : l’objectif n’est pas tant d’agrémenter leurs logements, mais de fournir l’industrie russe en matériaux. Cela ne sera cependant pas suffisant pour lui rendre sa puissance.

 

Notre effort vise ainsi à créer un déséquilibre au profit des Ukrainiens. C’est pourquoi aussi la Russie se tourne vers l’Iran et la Corée du Nord, dont les capacités de leurs stocks à soutenir l’effort de guerre sur la durée sont difficiles à évaluer.

 

J’ai parlé d’une dérive de l’Allemagne, mais je suis mal à l’aise pour répondre aux questions politiques. En tant que militaire, je suis au service des 27 États membres, à travers le Haut représentant et le président du conseil de défense des affaires étrangères, dans le cadre du traité de Lisbonne, même si je n’oublie jamais la couleur du drapeau que je porte sur la manche de mon treillis lorsque je me déplace sur le terrain. Je n’ai donc pas à discuter de la manière dont les représentations des États membres sont créées.

 

Dès le premier jour du conflit, alors que la planification russe est apparue hasardeuse à bien des égards, l’organisation ukrainienne a consisté à déployer de manière cohérente et efficace (grâce aussi à notre soutien) le plan prévu en cas d’invasion totale par la Russie au printemps. Lors de nos contacts avec l’état-major ukrainien, nous avons constaté qu’il ne paniquait pas, malgré la difficulté du moment. À présent, il est emporté par son élan et compte gagner la guerre, en reprenant la Crimée comme les Oblasts de Louhansk et Donetsk. C’est pourquoi l’offensive de printemps aura aussi cet objectif de poursuivre la progression commencée en septembre.

 

La mission Atalanta n’est plus uniquement focalisée sur la lutte contre la piraterie, mais aussi contre le trafic d’armes et le narcotrafic (qui finance le terrorisme, notamment shebab). Les premières opérations menées dans ce cadre par des navires de la marine nationale ont constitué un grand succès.

 

La France a clairement demandé une meilleure coordination, voire une fusion des deux missions Agénor et Atalanta menées dans le détroit d’Ormuz et autour des côtes somaliennes. Atalanta est une mission politique de sécurité et de défense commune, tandis qu’Agénor est une coalition of the willing menée par des États membres de l’Union européenne. Il faut aujourd’hui rendre nos organisations compréhensibles pour nos partenaires, et simplifier cette organisation de défense de nos intérêts stratégiques, qui reste forte dans l’océan Indien, et est également au bénéfice de ces partenaires. Intuitivement, je pense qu’il vaudrait mieux fusionner ces opérations, qui sont aujourd’hui en retrait par rapport à Atalanta. La sortie de l’opt-out par le Danemark devrait toutefois permettre de résoudre cette difficulté.

 

Hier, l’Ukraine a subi la plus importante offensive de missiles et de drones menée par la Russie depuis un certain temps. Comme les précédentes (commencées à l’issue de l’attaque sur le pont du détroit de Kertch), il s’agissait d’une manœuvre de revanche centrée sur la destruction des infrastructures critiques ukrainiennes, principalement de production et de distribution électrique. Un missile est « tombé » vers 16 heures dans une installation agricole d’un village de l’est de la Pologne, situé à 6 kilomètres de la frontière. À quelques kilomètres de l’autre côté de la frontière, en Ukraine, est situé un centre de distribution d’énergie électrique. Une enquête est actuellement menée par les Français, les Américains et les Polonais. Tout porte à croire aujourd’hui qu’il s’agit d’un missile de défense aérienne ukrainien qui a mal fonctionné dans le cadre de l’interception d’un missile lancé par les Russes au-dessus du territoire ukrainien. C’est pourquoi il faut être prudent dans la manière dont on manie cette information. Le président Zelensky et son gouvernement ont évidemment fait état d’une attaque russe délibérée sur le territoire polonais, mais nous cherchons à établir les faits. Le Comité des représentants permanents (COREPER) des gouvernements des États membres de l’Union européenne et le Comité politique et de sécurité (COPS) se sont réunis ce matin pour simplement y rapporter les faits. Le Conseil atlantique s’est également réuni. Je n’en ai pas obtenu de retour. Il sera intéressant de savoir si, comme la Pologne avait annoncé en avoir l’intention durant la nuit, l’ambassadeur polonais invoquera l’article 4 de l’OTAN, qui demande l’ouverture de discussions lorsque l’intégrité territoriale d’un pays membre est en jeu. Je pense que la Pologne a intérêt à la faire pour initier des discussions, mais les déclarations du président américain sont restées très prudentes.

 

Wagner est une réalité de plus en plus assumée aujourd’hui par la Russie, qui a intérêt aux déstabilisations de nos actions par ce groupe. Toutefois, le mode d’action de Wagner reste essentiellement la prédation : il se déploie dans des zones où il pourra tirer un bénéfice net de l’exploitation des ressources. Au Mali comme en République centrafricaine, il cherche ainsi, sous couvert d’aide à la sécurisation de zones, à mettre la main sur des ressources minières.

 

L’Union européenne n’a pas été bonne en communication stratégique jusqu’à présent : elle réagit, mais n’est pas proactive. De nombreux États membres ne citent encore pas le nom de Wagner, préférant parler d’« Affiliated forces to Russia ». J’étais pour ma part « blacklisté » par la Russie dès avant la guerre en Ukraine pour avoir, à chacun de mes déplacements au Mali et en République centrafricaine, parlé de Wagner, et en des termes peu diplomatiques.

 

Nous sommes maintenant face à un dilemme. En quittant totalement ces zones, nous laissons le champ libre à Wagner. En y restant, nos actions de formation pourraient plus tard être rendues complices d’actions commises sous l’égide de Wagner. Certains États membres considèrent qu’il vaut mieux que les soldats locaux soient entraînés par nous plutôt que par Wagner, afin que leur formation inclue des notions de droit humanitaire. C’est vrai, mais cette question est éminemment politique. Aujourd’hui, nous tendons plutôt à nous éloigner des gouvernements soutenus par Wagner qu’à agir auprès d’eux.

 

S’agissant de l’articulation entre l’OTAN et l’Union européenne, le traité de Lisbonne situe très clairement la politique de sécurité et de défense commune à l’extérieur des frontières européennes. Une application souple a été obtenue des services juridiques de la Commission concernant l’établissement de la mission d’assistance à l’Ukraine sur le territoire de l’Union européenne, au motif que sa destination était hors de ses frontières. Les 24 États membres qui sont aussi des alliés au sein de l’OTAN le perçoivent donc comme l’outil de leur défense commune.

 

M. Jean-Charles Larsonneur. Merci, amiral, pour votre alerte publique précoce et votre action résolue contre M. Prigogine et son groupe de « soudards ».

 

Alors que nous envoyons des chars Leclerc en Roumanie et en Estonie, la question de la mobilité militaire en Europe se pose, nécessitant le développement du rail, des ponts et des routes, etc. jusqu’à La Rochelle et à la pointe bretonne, puisque Brest est un aéroport qualifié par l’OTAN pour recevoir des transports stratégiques américains. Un plan d’action sur la mobilité militaire, dit « 2.0 », a été proposé par la Commission européenne le 10 novembre dernier. Quelles sont vos priorités et celles des États membres à cet égard, puisque vous participez aux conseils des ministres, et aux comités qui les préparent, sur ces sujets de mobilité ?

 

Enfin, l’état-major de l’Union européenne et/ou la Commission ont-ils été associés à la préparation de Sky Shield ?

 

M. le président Thomas Gassilloud. À propos de la mobilité militaire, pourrez-vous nous confier votre regard sur le blocage récent des chars Leclerc en Allemagne ?

 

M. Franck Giletti. Josep Borrel a dit récemment que EUMAM Ukraine n’était pas seulement une mission de formation, mais constituait aussi la preuve que l’Union européenne faisait du soutien à l’Ukraine sa priorité et resterait à ses côtés aussi longtemps que nécessaire. On peut légitimement en conclure que former 15 000 hommes constitue en réalité un objectif minimal, en fonction de l’évolution du conflit.

 

Comment appréhendez-vous le démarrage de cette mission, et quelles en sont les perspectives selon vous ?

 

Delphine Lingemann. Le contexte contemporain souligne la nécessité de renforcer notre souveraineté et nos capacités d’action militaire. À cet égard, les dernières interventions militaires ont montré la prépondérance des États-Unis et de l’OTAN dans les orientations stratégiques, cependant que la collaboration franco-allemande connaît de profonds désaccords.

 

Le collège européen du renseignement a constitué une première étape de renforcement des liens européens en vue d’une coopération européenne efficace. Quelles étapes supplémentaires peut-on envisager ? Cette coopération se traduit-elle concrètement dans les opérations ? Enfin, comment se déroulent les coopérations en matière de renseignement avec nos alliés ?

 

Yannick Favennec Becot. Le Président de la République, dans sa présentation de la revue nationale stratégique, pointait la semaine dernière « un saut sans précédent dans l’univers hybride », décrivant des conflits qui impliquent désormais des guerres informationnelles et d’influence entre les grandes puissances. Pour poser les fondations de l’image qu’elle souhaite diffuser dans ce monde en compétition permanente, et ainsi « gagner la guerre avant la guerre », la France développe son arsenal d’influence et en a fait un pilier de sa défense. L’état-major et le comité militaire de l’Union européenne ambitionnent-ils également de créer un volet dédié à la stratégie d’influence européenne, et selon quelles orientations le cas échéant ?

 

Julien Rancoule. La semaine dernière, le Président de la République a présenté à Toulon la nouvelle revue nationale stratégique, censée définir le niveau d’ambition de la France en matière de politique de défense et de sécurité nationale. Cependant, l’Union européenne a également révélé cette année une « boussole stratégique », qui doit constituer une sorte de livre blanc de la défense européenne pour les dix prochaines années. A-t-elle pour but d’influencer la définition de la politique de défense et de sécurité nationale française dans les prochaines années ?

 

En page 20, on y trouve par exemple écrit, dans la partie « objectifs » : « Nous intégrerons systématiquement la perspective de l’égalité de genre dans toutes les missions civiles et militaires » ; « nous renforcerons notre réseau de conseillers en matière d’égalité de genre dans le cadre de nos missions et opérations ». Amiral, en tant que directeur général de l’état-major de l’Union européenne, vous êtes en charge de la planification stratégique : vous donne-t-on pour objectif d’intégrer la théorie du genre dans les missions de l’état-major de l’Union européenne ? Ne pourrions-nous pas parler plus simplement d’égalité homme-femme, plutôt que de renvoyer à cette théorie du genre très idéologique et controversée ?

 

Vice-amiral Hervé Bléjean. Le plan d’action sur la mobilité militaire 2.0 répond à deux priorités. Des fonds sont d’abord fournis pour adapter les infrastructures, afin que les ponts par exemple soient en mesure de soutenir des chars Leclerc, Léopard, etc. Le plus difficile et le plus important sera toutefois de réduire les « tracasseries » administratives liées aux franchissements de frontières, notamment avec du matériel dangereux (munitions, etc.). Un précédent commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe (SACEUR) avait ainsi déclaré qu’« il est plus facile pour un migrant clandestin de traverser l’Europe que pour un militaire européen avec son équipement ». Même lorsque les infrastructures sont adéquates, des convois peuvent se retrouver bloqués durant deux jours, en raison d’incompatibilités des formulaires utilisés entre les pays voisins.

 

Il est aussi important de ne pas être « dans le bricolage ». Chacun aujourd’hui cherche une solution pour transporter son convoi et son personnel. Il faudrait aller vers davantage de solutions de l’Union européenne. Par exemple, je ne peux pas être un client du commandement de transport aérien européen, car la Grèce s’y oppose, au motif que la Turquie lui pose des problèmes en matière d’abonnement à une autre facilité de transport logistique. Un centre cohérent de pourvoyeurs de solutions de transport au sein du territoire européen doit donc être mis en place. La Commission a évoqué ce point avec M. Breton hier. Un projet de la coopération structurée permanente existe à ce sujet. Y sont associés les États-Unis, la Norvège, le Canada et, depuis le 11 novembre, le Royaume-Uni. C’est en effet un problème de l’OTAN également, que l’Union européenne peut résoudre. Cependant, la Turquie demande également à participer à ce projet, et ne comprend pas qu’on le lui refuse.

 

Nous n’avons pas été associés du tout à Sky Shield, qui a délibérément été annoncé au dernier moment.

 

Le CAT-C a été établi pour EUMAM en Pologne à Zagan, non loin de la frontière allemande, et le ST-C allemand a été établi à Strausberg, à côté de Berlin. Tous deux sont fondés sur des états-majors existants, donc dotés de structures équipées et opérationnelles. Je me rends en Pologne cet après-midi pour matérialiser ma prise de contrôle opérationnel du CAT-C polonais. Une formation de bataillon déjà en cours en Pologne basculera sous le commandement de EUMAM. De même, l’Allemagne commencera ses formations au niveau d’unités constituées à partir du lundi 21 prochain. Comme le Haut représentant s’y était engagé, les premières actions de formation auront donc eu lieu avant la fin du mois de novembre, ce qui permettra aussi de communiquer stratégiquement sur notre efficacité.

La France a demandé à réaliser sur son territoire toute la formation qu’elle délivrera, même s’il faudrait selon moi l’articuler autant que possible aux deux autres centres de formation. Des unités constituées seront formées dans ce cadre, et des formations spécialisées seront également délivrées en soutien médical, en lutte contre les engins explosifs improvisés (en anglais : IED), et en maintenance.

 

Le mandat de cette mission (comme de la plupart de celles que nous exécutons pour l’Union européenne) est de deux ans. Quelle que soit la durée de la guerre, une reconstruction sera ensuite nécessaire. EUMAM Ukraine constituera à cet égard le socle idéal pour aider les armées ukrainiennes à se reconstruire et à se réorganiser en armée moderne après la guerre : leur modèle initial reste actuellement postsoviétique. L’Ukraine nous le demande, notamment en matière d’automatisation et de numérisation d’un certain nombre de composantes, comme la gestion des ressources humaines.

 

En matière de renseignement, l’Union européenne ne possède aujourd’hui aucun moyen en propre à l’exception du centre satellitaire établi en Espagne, à Torrejón, qui réalise un travail remarquable d’analyse à partir d’abonnements aux satellites commerciaux. Ce service est ainsi fourni quotidiennement à l’Ukraine (et à la Moldavie, par exemple). Pour enrichir encore cette capacité d’analyse, nous aurions intérêt à ce que les États membres permettent à leurs moyens gouvernementaux d’accéder aux analyses du centre satellitaire. Pour le reste, nous analysons des données (élaborées ou brutes) fournies par les États membres. Une analyse très réussie de la menace et des défis (Threat Analysis) a ainsi servi à préparer la boussole stratégique. Tous les États membres y ont contribué, notamment l’Allemagne et la France, qui est l’un des meilleurs contributeurs au renseignement de l’Union européenne, en quantité comme en qualité. Au sein de l’état-major de l’Union européenne, la direction du renseignement militaire, qui travaille en permanence avec son pendant civil (l’Intelligence Center), est aujourd’hui devenue un partenaire crédible d’échange de renseignements avec différents partenaires, et notamment les Américains. J’ai ainsi accès à une riche base de données américaines classées secrètes, notamment concernant nos territoires d’action en Afrique. Or, nous n’avons pas grand-chose à leur offrir en contrepartie, hormis nos propres analyses.

 

Un ancien leader de l’OTAN avait dit que la guerre hybride était sous le seuil de la guerre conventionnelle, mais au-dessus du seuil de l’action. Elle est aujourd’hui permanente, dans des domaines attendus comme le cyberespace ou l’espace même, mais aussi dans des domaines plus inattendus, qui sont transformés en « armes hybrides » :

 

À cet égard, les résolutions du Conseil des Nations-Unies sont également utilisées comme des armes. Après un long suspense, une telle résolution a permis à l’opération Althea d’être prolongée d’un an. Il faudra cependant s’habituer à mener des opérations pour défendre nos intérêts stratégiques sans nécessairement qu’une résolution des Nations-Unies les accompagnent, ce qui constitue également une révolution pour l’Allemagne, les pays du Nord, etc.

 

Cette guerre hybride doit constituer un pilier de la défense européenne, comme elle l’est de la défense française, car elle constitue notre quotidien.

 

« L’égalité des genres » est le vocabulaire consacré à l’Union européenne pour l’égalité homme-femme : il ne désigne pas la théorie du genre. J’ai d’ailleurs le grand plaisir de vous annoncer qu’un général féminin belge a, ce matin, été élu au poste de directeur logistique de l’état-major de l’Union européenne. Elle est la première officier général du Command Group.

 

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La séance est levée à treize heures.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Frédéric Boccaletti, M. Vincent Bru, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Delphine Lingemann, Mme Michèle Martinez, Mme Natalia Pouzyreff, M. Julien Rancoule, M. Aurélien Saintoul, M. Philippe Sorez, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye

Excusés. - M. Julien Bayou, M. Christophe Blanchet, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, M. Emmanuel Fernandes, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Anne Genetet, Mme Murielle Lepvraud, M. Olivier Marleix, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, M. Frédéric Mathieu, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Anna Pic, Mme Valérie Rabault, Mme Véronique Riotton, M. Fabien Roussel, M. Mikaele Seo, Mme Mélanie Thomin