Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, du général de division aérienne Philippe Adam, commandant de l’espace, sur les enseignements du conflit ukrainien.


Mercredi
14 décembre 2022

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 30

session ordinaire de 2022-2023

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


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La séance est ouverte à onze heures.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Cette dernière audition de l’année 2022 pour notre commission achève également notre cycle consacré au retour d’expérience de la guerre en Ukraine. Après avoir accueilli Mme Alice Rufo et M. Philippe Errera en début de matinée, nous prendrons encore davantage de hauteur avec cette audition qui portera sur les leçons du conflit ukrainien dans le domaine spatial.

 

C’est la raison pour laquelle nous avons le plaisir de vous accueillir, mon général, puisque, depuis le 1er juillet dernier, vous êtes commandant de l’espace – ce n’est pas rien ! (Sourires.) Avant d’occuper cette fonction, vous avez été pilote de chasse, général adjoint de l’opération Barkhane de 2018 à 2019, et, dernièrement, chef de la division cohérence capacitaire au sein de l’État-major des armées, l’EMA.

 

Je rappelle à mes collègues que le commandement de l’espace (CDE) a été créé le 3 septembre 2019, au cours du précédent quinquennat, dans le prolongement de la publication de la stratégie spatiale de défense. À la fois commandement de l’armée de l’air et de l’espace et organisme à vocation interarmées, le CDE comprend aujourd’hui 350 personnes environ, réparties sur quatre sites, avec un objectif de 500 personnels d’ici à 2025 et une installation à Toulouse à ce même horizon. En tant que Rhodanien, j’ai le plaisir d’accueillir à Lyon le Cosmos, le centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux. Je crois qu’il rejoindra Toulouse, mais je ne vous en veux pas, puisque cela permettra de consolider cette capacité !

 

Mon général, en introduction de la stratégie spatiale de défense (SSD), la ministre Florence Parly soulignait que si l’espace a été une nouvelle frontière à franchir, c’est désormais un nouveau front que nous devons défendre. L’émergence de l’espace comme un milieu de conflictualité à part entière semble être confirmée par la guerre en Ukraine, avec notamment la menace des autorités russes de considérer les satellites commerciaux occidentaux comme des cibles légitimes de représailles ou si l’on se réfère à la cyberattaque visant le service ViaSat au début du conflit.

 

Si l’espace est susceptible de devenir un milieu de conflictualité, c’est en raison de son rôle crucial en soutien des forces armées sur le terrain, que ce soit dans le domaine de la communication, de la navigation, de l’observation et, je me permets d’ajouter, dans nos vies au quotidien, puisque tous les jours sans le savoir, nous utilisons au moins une dizaine de fois l’espace, que ce soit pour communiquer, au travers des GPS que nous avons dans nos poches ou pour regarder des images satellitaires. L’espace et l’Ukraine, c’est également l’apparition d’un acteur privé, SpaceX, qui a joué et continue de jouer un rôle en fournissant des capacités aux Ukrainiens (Starlink).

 

Vous aurez certainement à cœur, mon général, de revenir sur ces multiples dimensions du spatial militaire dans le cadre du conflit ukrainien. Vous reviendrez peut-être sur ces notions de spatial militaire, car la guerre en Ukraine rappelle que celui-ci ne se réduit pas à nos capacités strictement militaires et que l’usage militaire de capacités civiles, notamment issues du New Space, joue également un rôle fondamental. J’en parlais précédemment.

 

Enfin, mon général, c’est une audition d’actualité puisque pas plus tard qu’hier, à dix-sept heures trente, un tir Ariane 5 a mis avec succès en orbite trois satellites depuis le centre spatial guyanais de Kourou : un satellite météo et deux satellites de télécom. Nous avions sur place plusieurs ministres, les ministres Retailleau et Carenco, ainsi que des collègues de cette commission. Il s’agissait, me semble-t-il, de la 115e mission d’Ariane 5, qui est sans doute l’une des dernières puisque Ariane 5 remplira encore deux missions en 2023, avant l’arrivée de sa petite sœur, Ariane 6, au plus tôt en fin d’année prochaine.

 

Vous pourriez sans doute évoquer les questions d’accès à l’espace, notamment concernant Ariane 6, quant aux délais de mise en route de ce lanceur et sa compétitivité par rapport notamment aux lanceurs réutilisables puisque, s’agissant de l’espace, un des aspects majeurs est d’avoir capacité d’y accéder.

 

Mon général, nous vous savons très attentif aux besoins de nos armées dans le cadre de la prochaine LPM. Il serait intéressant de connaître votre appréciation sur les enseignements qu’il conviendrait de tirer du conflit ukrainien pour nos propres forces armées.

 

Sans plus attendre, mon général, je vous laisse la parole.

 

Général Philippe Adam, commandant de l’espace. Je suis particulièrement honoré d’intervenir devant vous. L’essentiel a été dit par le président, il ne me reste donc qu’à développer tous les points qui viennent d’être résumés. Je suivrai à peu près le plan qui vient d’être décrit, pour arriver aux enjeux qui nous attendent avec la LPM qui est toujours en discussion et en cours de finalisation, en partant de la situation que nous constatons dans le spatial, qui confirme celle qui a présidé à la création du CDE et à la publication de la Stratégie spatiale de défense, en m’inscrivant dans la perspective liée au conflit en Ukraine. Vous l’avez parfaitement dit, le conflit en Ukraine ne fait que confirmer ce qui avait déjà été complètement analysé et nous conforte dans notre trajectoire. Toutefois, concrètement, il reste encore énormément de choses à faire.

 

L’espace est présent dans nos vies au quotidien, même sans que nous le sachions. Il est un exercice intellectuel intéressant, celui d’imaginer ce que serait notre vie, pratiquement, si tous les services spatiaux disparaissaient. Cela changerait bien des choses. Ce sont des exercices que conduit d’ailleurs le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) pour montrer la sensibilité de l’affaire. Dès lors que vous regardez la météo, que vous écoutez les nouvelles, que vous communiquez, que vous vous déplacez, vous utilisez forcément les services spatiaux.

 

Il s’agit d’un secteur économique considérable. L’un des enjeux stratégiques est que le développement dans l’espace et l’ensemble des services qui en découlent rendent ce secteur économique particulièrement sensible. Ce dernier génère un nombre d’emplois extrêmement élevé, quelque 250 000 emplois directs et indirects, un chiffre d’affaires considérable, de l’ordre de 1 000 milliards d’euros, sachant que, selon une étude récente de l’Union européenne, un million d’emplois également dépend des systèmes de navigation satellitaire.

 

Ce qui est vrai dans nos vies quotidiennes en tant que citoyens et utilisateurs est vrai aussi pour les services utilisés par les militaires. Nous avons les mêmes besoins et la même utilité des services spatiaux dans les opérations militaires. La nécessité est complètement transposable. Nous utilisons bien évidemment la météo, qui reste importante pour tout, mais généralement les services utilisés par les militaires sont subdivisés en trois catégories : l’aide à la décision, pour laquelle nous cherchons à obtenir des renseignements sur ce qui se passe sur la terre à partir de l’espace ; les services de communication, prise dans un sens relativement large, vocale et numérique ; enfin, les systèmes de navigation, de positionnement et de référence-temps (PNT) indispensables au fonctionnement et à la synchronisation des systèmes d’armes complexes que nous employons.

 

Le rôle de l’espace est essentiel pour connecter ensemble des effecteurs ou des centres de décision très éloignés les uns des autres. Il permet de s’affranchir de nombreuses contraintes, de s’affranchir des distances, du relief, des frontières et facteurs du même ordre. Cette composante est donc intéressante lorsque l’on veut être réactif, se projeter rapidement et loin, et frapper vite et fort.

 

L’espace est indispensable dès que l’on pense à des domaines d’action pauvres en infrastructures parce qu’ils sont inaccessibles. Le Sahel vient tout de suite à l’esprit mais, potentiellement, dans un futur plus ou moins proche, nous pouvons nous attendre à ce que les pôles deviennent des espaces de conflictualité. Le satellite nous sera alors bien utile pour connecter des forces que nous serions amenés à déployer dans ces régions.

 

Pour compléter le panorama, nous constatons que non seulement l’espace est déjà essentiel, mais qu’il devient de plus en plus encombré. La multiplication des services et l’explosion des opérateurs dans l’espace sont des données relativement nouvelles. Le nombre de satellites déployés, d’opérateurs spatiaux et de services qui s’appuie sur le segment spatial explose à l’heure actuelle. Les chiffres utilisés habituellement pour mesurer cette expansion sont ceux des lancements. Nous observons que leur nombre est en progression constante, relativement linéaire, puisque de 148 en 2021, ils sont passés à 168 en 2022. Plus intéressant est le nombre de satellites déployés, dont la progression n’est plus linéaire, mais exponentielle : si 1 800 satellites ont été lancés l’année dernière, en 2022, alors que l’année n’est pas encore tout à fait achevée, leur nombre atteint déjà 2 200. Ces chiffres dénotent une activité extrêmement importante, qui génère une compétition et des problèmes d’encombrement physiques. Les orbites sont de plus en plus encombrées et on parle beaucoup des débris, conséquences négatives de cette activité dans l’espace.

 

Derrière ces activités, qui étaient initialement relativement innocentes, se dissimulent des faits assez différents mais qui deviennent problématiques. Certains comportements notamment ne semblent pas totalement amicaux. C’est un sujet qui avait été relevé par Mme Parly il y a trois ou quatre ans. En raison de cette extension de l’usage de l’espace, les risques sont multipliés et des acteurs de plus en plus nombreux sont à observer et à surveiller. Sans qu’il y ait d’intention particulière, le seul risque d’encombrement est préoccupant. Nous devons nous assurer que nos moyens, qu’ils soient civils ou militaires, dans la mesure où ils sont essentiels, ne sont pas menacés par l’accroissement de ce trafic, et surveiller l’apparition de menaces et de comportements inamicaux dont j’ai déjà parlé.

 

Ces comportements qui affectent l’espace ne se manifestent pas uniquement dans l’espace. Nous l’avons déjà dit à propos de l’Ukraine, il faut bien évidemment surveiller les aspects cyber. Il avait été prévu que le général Bonnemaison du COMCYBER et moi-même interviendrions conjointement. Pour des raisons pratiques, nous ne sommes malheureusement pas parvenus à nous rendre disponibles en même temps, mais je rappelle régulièrement que l’utilisation de l’espace est extrêmement dépendante des réseaux numériques, terrestres ou non. Ces réseaux demandent une grosse interconnexion et des connexions pleine terre, pas uniquement en France ; il faut être connecté en de nombreux endroits dans le monde. Ces interconnexions introduisent forcément des vulnérabilités dans la chaîne complète des services rendus.

 

Des menaces sont aussi liées au renseignement. Nos compétiteurs vont chercher à se renseigner sur ce que nous faisons dans l’espace, à détecter nos vulnérabilités et à utiliser notre activité pour faire du renseignement à nos dépens. Nous voyons apparaître des capacités de brouillage un peu partout, notamment contre les segments de sol. Nous voyons apparaître des capacités de destruction ; il est souvent question de missiles antisatellites (Asat), mais il existe d’autres façons de neutraliser les capacités spatiales, notamment avec des lasers ou des armes à énergie dirigée. Enfin, nous voyons apparaître ce que l’on appelle des menaces co-orbitales, c’est-à-dire des satellites manœuvrants, potentiellement destinés à nuire à d’autres satellites. Nous manœuvrons aussi pour rendre des services pacifiques, mais ces satellites manœuvrant sont potentiellement problématiques et nous observons actuellement une forte activité de la Russie et de la Chine dans ce domaine.

 

Un des risques qui n’est pas directement lié à tout cela mais à la dynamique d’ensemble, que ce soit pour les usages civils ou militaires, est celui de décrochage, celui de ne pas parvenir à tirer parti de cette explosion de services, de cette accessibilité de la technologie en laissant nos adversaires de demain en tirer profit avant nous.

 

La stratégie spatiale de défense (SSD) a été publiée il y a trois ans, en même temps qu’était créé le CDE. Celui-ci est la manifestation très visible de cette nouvelle volonté d’agir dans l’espace et de contrer les risques et les menaces dont je viens de vous parler. Mais la SSD inclut bien d’autres aspects que nous sommes chargés de mettre en place, pas seuls, en conjonction avec les autres. Il nous a fallu créer une doctrine pour des opérations spatiales qui a été diffusée l’an dernier. Nous devons affirmer notre ambition pour éviter tout risque de décrochage en créant et développant des moyens de commandement et en renouvelant nos équipements d’observation de la Terre, d’écoute, de télécommunications et de navigation. Il convient également d’intégrer au sein des armées une véritable expertise spatiale en formant notre personnel, mais aussi d’analyser ce que font nos compétiteurs.

 

Tout cela est étudié au CDE et a été lancé avec une belle énergie par mon prédécesseur, le général Friedling. Il m’appartient de relever le flambeau et de faire atterrir le résultat des travaux à un jalon intermédiaire, en 2025. Ce ne sera pas la fin de l’aventure pour le CDE, mais il s’agit d’un jalon important car il concrétise les programmes lancés ces dernières années.

 

Ce jalon marquera, pour moi, la fin de la montée en puissance du CDE. Nous sommes toujours en phase de montée en puissance : notre objectif est de passer d’un effectif de 320 à 470. C’est une restructuration de taille modeste, mais extrêmement importante dans sa fonctionnalité. Incluant le déménagement des unités installées aujourd’hui à Lyon et à Creil, elle se traduit par une augmentation des effectifs, des formations, une nouvelle organisation et une nouvelle façon de conduire des opérations qu’il faudra intégrer dans les opérations militaires en général. Je porte donc un œil particulier sur cette montée en puissance, sur les capacités qui l’accompagneront, notamment concernant l’action dans l’espace, intégrée au sein des opérations militaires au sens large. Cela nécessite une acculturation, car il y a un aspect multi-milieux et multi-champs dont vous avez peut-être entendu parler, que nous devons apprivoiser. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour le faire. Nous devons donc montrer que notre maîtrise du milieu spatial se traduit par des actions concrètes, efficaces et utiles.

 

Ainsi, mon prédécesseur a créé le premier exercice spatial en Europe, qui s’appelle Aster X. Vous en avez sans doute entendu parler : il se déroule tous les printemps à Toulouse. La troisième édition se tiendra en 2023. Les deux premières éditions ont remporté un franc succès. Nous avons quatre participants étrangers à nos côtés ainsi que des opérateurs civils. Une centaine d’observateurs y assistent, qui grossiront les rangs des participants dans quelque temps car il faut que nous gérions au préalable la montée en puissance.

 

Nous travaillons beaucoup également avec nos partenaires industriels, qui disposent de compétences et d’une expertise utiles à nos travaux.

 

En matière de programme d’infrastructures, la construction des bâtiments du CDE et du Centre d’Excellence OTAN à Toulouse commencera l’année prochaine et s’achèvera en 2025.

 

Dans le cadre de notre feuille de route, nous travaillons à développer nos coopérations. La surveillance spatiale est un défi en soi et, comme nos partenaires internationaux, nous cherchons à développer des échanges afin de renforcer notre résilience. Ces coopérations établies avec nos partenaires stratégiques visent à opérer d’une manière conjointe grâce notamment aux commandements de l’espace étrangers qui fleurissent partout dans le monde, sans oublier les coopérations avec les organisations internationales, dont l’Union européenne, l’OTAN et les Nations unies. Dans ce dernier cadre, la France promeut l’exploitation pacifique et le libre accès à l’espace au travers du développement de normes de bon comportement.

 

Il est intéressant de constater que tous les pays en Europe, et plus généralement les pays occidentaux, développent des commandements de l’espace. Tous ont été créés, grosso modo, il y a trois ans et nous en sommes tous à peu près au même point de la réflexion. Nous ne sommes pas en retard, nous serions plutôt en avance, ce qui est assez intéressant, car nous servons de référence à de nombreux autres pays. C’est une satisfaction, mais cela constitue une pression et un challenge supplémentaires.

 

Sur le volet équipement, un effort financier extrêmement important a déjà été consenti dans la LPM actuelle, qui se monte à plus de 5 milliards d’euros. Il vise en particulier à renouveler les capacités existantes dans les trois domaines que j’ai évoqués, .

 

Les satellites restent entre dix et quinze ans en l’air. Il faut donc les remplacer, les moderniser et accroître leurs performances à un rythme rapide à l’échelle des grands programmes du ministère. Nous avons aussi à développer des capacités de maîtrise de l’espace, que ce soit en termes de détection, de compréhension de la situation spatiale, d’action dans l’espace, mais également en termes de conduite des opérations dans l’espace, qui devront être complètement synchronisées et intégrées dans les opérations militaires.

 

Comme je l’évoquais, l’établissement de la situation spatiale est un axe privilégié des coopérations internationales. Le reste peut donner lieu à des discussions ; sur cet aspect, il n’y en a pas. Cela étant, nous cherchons bien évidemment à coopérer dans d’autres domaines comme les télécommunications par satellites (SATCOM). En fait, nous pouvons coopérer dans quasiment tous les domaines. Nous constatons que les difficultés techniques diverses et les crises sur lesquelles je ne reviens pas, ont retardé certains projets. C’est assez classique dans la vie des programmes, mais il faut parvenir à tenir le cap. L’important est que tous les programmes lancés aboutissent selon un calendrier maîtrisé. C’est déjà un enjeu aujourd’hui, et cela le sera également dans la future LPM.

 

Un petit éclairage sur l’attaque de l’Ukraine, car que s’est-il passé en Ukraine ?

 

Il est intéressant de noter que nos homologues Américains ont affirmé assez rapidement que le conflit en Ukraine était le premier conflit spatial que nous connaissions. Il est vrai, que l’invasion de l’Ukraine a commencé par une attaque des Russes sur les moyens spatiaux ukrainiens. Cela démontre que les Russes ont constaté non seulement qu’ils devaient tirer parti de l’espace, mais aussi qu’en diminuant la capacité de l’adversaire à utiliser l’espace, ils obtiendraient un avantage opérationnel.

 

Il convient donc de protéger les moyens que l’on utilise, mais aussi d’essayer de contrer les moyens d’agression adverses. C’est tout l’objet du volet « action dans l’espace » de la SSD. Cette démarche initiée en 2019 s’avère d’autant plus pertinente que nous accusons un retard d’une dizaine d’années en matière d’action co-orbitale avec le compétiteur russe. En effet, leur fameux Luch Olymp vole depuis 2014 alors que nous disposerons d’un premier démonstrateur fin 2024. Nous devons rattraper notre retard et prendre de l’expérience dans ce domaine.

 

Il est à noter également que quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine, les Russes avaient procédé à un tir d’essai de destruction d’un satellite par un missile tiré du sol – le fameux tir DA-ASAT[1] de novembre 2021. Cela constitue une démonstration de capacité intéressante. Les pays ayant cette capacité ne sont pas nombreux. Quatre tirs de ce type seulement ont été effectués depuis le début des années 2000, par la Russie, l’Inde, la Chine et les États-Unis. Si cette démonstration de capacité est intéressante, il est intéressant de noter également que ce n’est pas ce que les Russes ont utilisé au moment de l’invasion de l’Ukraine. Ils ont préféré une attaque cyber dont les conséquences ont été autres : outre l’atteinte aux SATCOM gouvernementales ukrainiennes, ils ont stoppé de nombreuses d’exploitations de champs éoliens, en Allemagne notamment, et détruit plus de 3 000 terminaux au sol, qu’il a fallu remplacer.

 

Ce tir est une démonstration de puissance dont on peut considérer qu’elle constituait probablement un signalement stratégique mais les Russes, comme nous, n’ont pas forcément intérêt à créer des débris qui rendent l’accès à certaines orbites difficile pour leurs adversaires mais également pour eux. Nous pensons donc que ce n’est probablement pas le moyen d’action qu’ils choisiront de manière privilégiée, d’autant que la destruction physique de satellites dans l’espace n’est pas très efficace opérationnellement dans la mesure où les constellations actuelles sont constituées de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de satellites. Pour supprimer le service, il leur faudrait énormément de missiles. Ce n’est pas très réaliste. Opérationnellement, il existe d’autres façons plus efficaces pour empêcher l’utilisation d’un service spatial que de détruire physiquement les satellites concernés.

 

Nous avons enregistré plus de 1 500 débris, créés par le tir DA-ASAT russe de novembre dernier, dont les deux tiers, soit près de 1 000 débris, sont probablement retombés dans l’année. Il en reste au moins 500 en l’air, qui y resteront pour une bonne dizaine d’années. Ils sont de taille variable, pas forcément très gros, mais sont tout de même préoccupants car ils peuvent infliger des dégâts significatifs aux objets spatiaux qui croiseraient leur route.

 

Comme vous l’avez dit, les Ukrainiens ont appelé à l’aide pour rétablir une capacité qui leur était essentielle à la conduite des opérations. Elon Musk a réagi d’une façon qui a surpris tout le monde, il a été extrêmement efficace. C’est aussi dans son intérêt, mais cela a bien fonctionné. Il a déployé ses terminaux et les a donnés aux Ukrainiens qui s’en servent. Ces terminaux ne sont absolument pas prévus pour un usage militaire et présentent des vulnérabilités. Néanmoins, ils ont permis de rétablir le service – avec quelques faiblesses, mais il est rétabli. Les Russes essaient probablement, et même certainement, de le supprimer, mais n’y parviennent pas. Cela leur pose un problème et les Russes expliquent que c’est inacceptable, que c’est l’escalade et qu’il n’est absolument pas normal que des opérateurs civils se mêlent d’un conflit. On sent bien que les menaces russes envers Starlink traduisent également leur difficulté à contrecarrer cet appui spatial aux opérations ukrainiennes. Nous savons qu’ils peuvent brouiller et détecter les émissions du segment sol vers les satellites Starlink. C’est une faiblesse et une contrainte qui pèsent sur les Ukrainiens qui doivent rester prudents dans l’utilisation de ces terminaux s’ils veulent éviter une frappe russe. Mais il n’empêche que les Ukrainiens bénéficient du service, et s’en servent.

 

C’est une illustration intéressante de la dualité des moyens spatiaux. Dans l’espace, tout est dual, c’est-à-dire qu’un satellite civil peut être utilisé à des fins militaires et inversement. La France utilise déjà cette dualité avec une architecture spatiale qui repose sur des moyens patrimoniaux et des services commerciaux qui viennent les compléter. Les services spatiaux mis à disposition des forces gouvernementales ukrainiennes leur offrent un panel de capacités jusque-là inaccessibles.

 

C’est très clair s’agissant de la Satcom avec Starlink, mais également pour ce qui est de l’observation terrestre. La crise en Ukraine a fédéré l’ensemble des moyens d’observation disponibles, civils comme militaires. Les Ukrainiens sont très demandeurs. Cela se fait dans le cadre d’échanges bilatéraux. Il est de notoriété publique que les Ukrainiens acquièrent des images à des opérateurs privés dont les satellites d’observation sont de qualité et offrent de belles performances ; cela leur sert de service de renseignement. Cela ne concerne d’ailleurs pas que l’optique, mais aussi du radar, de l’interception radiofréquence, etc.

 

L’un des axes pour renforcer nos capacités militaires est de tirer profit des services offerts par le monde civil, avec les avantages que cela procure mais également les inconvénients. Si les constellations civiles, qui n’ont pas été conçues pour un usage militaire, présentent quelques faiblesses, elles ont l’avantage d’être là, d’avoir de bonnes performances et, comme ils rendent un service commercial, d’être remplacés sans que nous ayons à débourser quoi que ce soit, ce qui est tout de même intéressant.

 

Nous continuons à suivre l’activité russe dans l’espace. Les Russes n’ont pas cessé de manœuvrer dans ce milieu. Nous avons assisté à une activité soutenue en matière de lancements russes en octobre et novembre derniers : ils ont procédé à six lancements en octobre et trois en novembre, pour mettre au total douze satellites en orbite. Ces lancements n’étaient pas forcément tous liés à la crise en Ukraine mais cela traduit les efforts russes pour disposer de moyens spatiaux.

 

Tout cela nous montre la pertinence de la combinaison des moyens civils et militaires, dont il serait important de tirer profit. En tout cas, l’innovation dans l’espace est aujourd’hui dans le secteur civil. Nous allons la chercher dans toutes les startups qui ont une imagination débordante pour créer des services auxquels nous n’avions jamais pensé mais qui peuvent être extrêmement intéressants pour nous. La technologie devient de plus en plus accessible, tant en matière de lanceurs que de satellites. La miniaturisation générale rend les lancements et les opérations dans l’espace plus simples et plus accessibles à de nouveaux acteurs. Cette évolution, le New Space, a été impulsée par les États-Unis mais s’étend aujourd’hui à l’échelle mondiale.

 

L’apparition des constellations de communication en orbite basse est constitutif du New Space. La rapidité de leur déploiement constitue un élément disruptif du domaine spatial qui en a surpris plus d’un. Nous devons en tirer parti et réexaminer la situation. Cela m’apparaît plutôt comme une opportunité que comme une contrainte et il nous faut réfléchir différemment en prenant en compte ces nouveaux acteurs.

 

Un autre sujet émerge, celui des opérations à très haute altitude, qui concernent une tranche inexploitée jusqu’à présent, située entre le sommet de l’atmosphère utile jusqu’à 20 ou 30 kilomètres d’altitude et l’espace, dont la frontière basse s’établit, de façon conventionnelle, à 100 kilomètres. Entre 20 et 100 kilomètres, l’atmosphère bien que peu dense, commence à être exploitée au travers de projets industriels, notamment français, incluant des ballons, des drones, voire des armes hypervéloces qui évoluent dans cette tranche. L’armée de l’air et de l’espace est naturellement impliquée dans les réflexions liées aux opérations à très haute altitude car cet espace est contigu des milieux aérien et spatial.

 

Nous avons quasiment évoqué tous les sujets qui mériteront d’être traités dans la prochaine LPM. Nous maintiendrons l’ambition à la hauteur des ressources qui seront disponibles mais, à mon sens, il faut renforcer l’axe suivi depuis trois ans. Nous verrons s’il est possible d’accélérer, dans la limite des ressources disponibles, je le répète, car le retour des hypothèses d’engagements majeurs en Europe souligne les besoins des différents acteurs du ministère et, bien évidemment, l’espace n’est pas seul concerné.

 

En examinant la situation de manière légèrement différente, nous pouvons peut‑être ajuster les plans que nous avions en tête, mais il faut accélérer tout ce qui est moyens de maîtrise de l’espace – et donc, nos patrouilleurs spatiaux. Le programme, de capacité de défense active dans l’espace, devrait aboutir à la fin de la décennie. Il est absolument... j’allais dire vital, c’est un peu fort, mais la démonstration de l’importance de l’espace pour les opérations militaires perdrait beaucoup de sa pertinence et de sa crédibilité si nous rations cette étape. La France est l’un des seuls pays à avoir affiché sa volonté de mener une action de ce type dans l’espace. Nous ne l’utiliserons pas forcément mais c’est un bon moyen de se défendre, de se protéger et de faire du signalement stratégique. À mon avis, cette capacité ne peut pas prendre du retard.

 

Il faut que la montée en puissance du CDE soit achevée dans de bonnes conditions en 2025. Je ne parle pas seulement de la fin de la construction du bâtiment, mais également des ressources humaines, formées et entraînées, dans les nombres dont nous avons besoin pour un fonctionnement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, bien assis sur un réseau numérique qui fonctionne, offrant les performances que nous en attendons, connecté à nos partenaires étrangers, civils et militaires – ce n’est absolument pas anodin – et disposant de moyens d’aide au commandement performants qui permettent au commandant de l’espace que je suis de réaliser les différentes opérations dans de bonnes conditions, mais aussi de jouer mon rôle de conseiller dans les conditions attendues.

 

De nombreuses opportunités sont à saisir pour l’amélioration des services. Nous avons évoqué la Satcom. Il en va de même pour ce qui est de l’observation de l’espace, s’agissant notamment des moyens optiques. Si nous voulons accélérer les cycles d’observation et de décision, il n’y a aucune raison que nous ne cherchions pas à utiliser tous les capteurs civils qui sont dans l’espace. Cela nous permettra de bénéficier de compléments très utiles à nos propres capacités.

 

Le lancement est un sujet qui préoccupe tout le monde et que nous suivons de près. Il n’intéresse pas que les militaires, c’est un sujet général pour l’accès à l’espace. Nous sommes très intéressés à conserver une capacité européenne de lancement, bien évidemment. Si nous devons attendre que les Américains, les Japonais ou les Indiens aient un créneau libre pour pouvoir lancer, nous nous heurterons à un sérieux problème ; en tout cas, nous ne répondrons pas à l’ambition de la stratégie spatiale de défense.

 

Nous devons continuer à avancer sur la protection des systèmes de navigation, positionnement et temps. Nous utilisons aujourd’hui deux constellations, Galileo et GPS. Nous devons continuer à progresser en la matière et à protéger cette capacité absolument essentielle.

 

La surveillance spatiale mérite d’être rénovée également. Nos radars sont à bout de souffle, il nous faut avancer et surtout couvrir un champ suffisant, avec des performances qui permettent de voir des objets de plus en plus petits et de plus en plus nombreux – c’est la capacité de calcul – et de couvrir plus d’espace. De ce point de vue, les Américains, malgré leurs moyens, sont extrêmement friands de tout ce que nous pouvons leur apporter avec nos moyens qui sont aujourd’hui très limités, mais nous leur apportons des choses qui complémentent très bien ce dont ils disposent par ailleurs. Cela nous permet d’établir des dialogues et de générer des partenariats intéressants.

 

Le « faire autrement », nous en avons déjà beaucoup parlé, peut également s’appliquer à l’action dans l’espace. Pour l’instant, la capacité opérationnelle de « défense active » prévue à l’horizon 2030 s’entend sur l’arc géostationnaire, soit à 36 000 kilomètres de la terre. Mais nous souhaiterions lancer rapidement une action identique dans les orbites basses, qui n’est pas prévue pour l’instant. Nous appelons cela « action LEO », pour low earth orbit, car, dans l’espace, on aime bien mélanger le français et l’anglais. N’oublions pas non plus l’acquisition rapide d’images en n’importe quel point du globe dont je parlais précédemment avec l’amélioration de la revisite qui pourrait faire l’objet du projet appelé « Chronos ». En matière de SATCOM, il faut également arriver à utiliser intelligemment la constellation Iris2 (infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellite), lancée par la Commission européenne voilà quelques semaines.

 

Nous saisirons également les opportunités présentées par France 2030, le FED (Fonds européen de défense) et l’Union européenne d’une façon générale. Elles reposent sur des hypothèses et des travaux que nous ne maîtrisons pas totalement mais qui seront essentiels pour compléter les programmes portés par le ministère. Ces moyens viendront concourir non seulement à renforcer notre autonomie nationale mais également à améliorer nos coopérations avec tous nos partenaires européens.

 

Je vous remercie de votre attention. Je crains d’avoir été trop long, Monsieur le Président, mais je suis prêt à répondre à vos questions.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

 

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Mon général, je vous remercie pour cette présentation très complète et exhaustive.

 

Depuis le début du conflit ukrainien, des champs opérationnels semblent être oubliés, en particulier par les médias et, par conséquent, nos citoyens sont peu ou mal informés. En effet, le traitement médiatique du conflit fait souvent état des avancées au sol ou encore aux tirs de missiles, mais ce conflit démontre l’importance de deux autres champs opérationnels liés l’un à l’autre : le domaine cyber, vous l’avez rappelé, et le domaine spatial, vous l’avez confirmé. Je pense notamment à la cyberattaque russe survenue peu de temps avant l’assaut du 24 février et qui avait visé le réseau de satellites de l’opérateur américain ViaSat, destiné à mettre hors-service les consoles de communication mobiles de l’armée ukrainienne. Elle avait d’ailleurs aussi perturbé les communications de nombreux pays européens.

Au sujet du domaine spatial, le chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace est d’ailleurs formel dans sa version stratégique parue en début d’année : « Si nous perdons la guerre dans les airs et l’espace, nous perdrons la guerre, et nous la perdrons rapidement. » Ainsi, mon général, alors que l’espace est un lieu de compétition de plus en plus stratégique, avec notamment de nombreux satellites de renseignement, d’observation, de télécommunications qui y gravitent, quelles sont les ambitions de nos armées au regard de ces satellites ? Par exemple, avons-nous besoin de plus de satellites ?

 

En effet, ces satellites sont des mines d’informations pour nous, mais peuvent aussi le devenir pour nos potentiels ennemis. Nos satellites peuvent en effet être la cible de manœuvres à des fins de renseignement ou bien visant à les détruire. Vous l’avez déjà évoqué. Dans ce contexte, comment l’armée de l’air et de l’espace entend-elle assurer sa supériorité dans le domaine spatial en général ?

 

M. Frank Giletti (RN). Mon général, le groupe Rassemblement national se réjouit de pouvoir vous auditionner ce matin et, plus encore, d’obtenir de votre part des éléments de compréhension supplémentaire sur la manière dont se déroule le conflit ukrainien sur cet autre théâtre de guerre qu’est l’espace, où se joue, semble-t-il, aujourd’hui la guerre de l’espionnage.

 

Quatorze satellites russes, principalement militaires, ont été mis en orbite lors de l’année qui vient de s’écouler dans la perspective d’espionner, de capter des données électroniques ou encore de brouiller les fréquences des satellites voisins pour, peut-être, provoquer l’ennemi.

 

Selon le capitaine de l’armée de l’air de l’espace Hainaut, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’économie militaire, qui est intervenue récemment sur Europe 1 à ce sujet, il serait même question de systèmes de poupées russes dans l’espace, à savoir qu’un satellite pourrait en libérer un autre, qui entrerait à son tour en collision avec un satellite tiers. Nous pourrions peut-être y voir la volonté de la Russie de retrouver sa place de puissance spatiale militaire. Sur ce point, je serais très intéressé par vos observations. Mais quid de la France ?

 

Quelques semaines après la rédaction de mon rapport pour avis sur le budget de l’espace, j’accueillerai avec intérêt la réponse du commandant de l’espace que vous êtes pour me fournir des renseignements sur le point suivant : qu’en est-il du projet de patrouille spatiale de protection français appelé Yoda ? Quels sont les moyens mis en œuvre par la France qu’il faudrait, le cas échéant – mais vous l’avez évoqué –, mettre en place pour renforcer la résilience et la protection de nos satellites face à d’éventuelles attaques ?

 

Enfin, une dernière question plus prosaïque, vous avez évoqué la congestion de l’espace avec les satellites et les débris. À partir de quel moment ne sera-t-il plus possible d’envoyer des satellites et, surtout d’éviter leur destruction ? En d’autres termes, comment gérer ces déchets ?

 

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Mon général, plusieurs questions.

 

Premièrement, l’augmentation du budget dans le PLF prend-elle en compte les enseignements de la guerre en Ukraine ?

Deuxièmement, des enseignements particuliers ont-ils été tirés des exercices Aster X, porteurs de pistes d’amélioration ?

 

L’importance du spatial dans les conflits, notamment dans le conflit ukrainien, doit‑elle amener à repenser l’entièreté ou, en tout cas, une partie de notre doctrine en matière de défense ?

 

À propos des constellations privées, ne pensez-vous pas que les données auxquelles satellites civils ont eu accès pourraient par la suite être utilisées à des fins privées, commerciales ou autres, car on peut tout imaginer ?

 

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Merci, mon général pour ce large balayage. Je souhaite vous interroger sur un sujet que vous avez à peine effleuré, qui est celui de l’alerte avancée face à des tirs de missiles balistiques.

 

Il existe l’alerte avancée du spectre ICBM-SLBM. Nous savons très bien que nos alliés américains notamment disposent de tous les outils pour le faire. Je m’inquiète plus des menaces balistiques de puissances pauvres, sur l’ensemble de l’arc méditerranéen jusqu’à l’Iran et quelques autres territoires du même ordre.

 

Je souhaiterais donc savoir si la France dispose de capacités en ce sens, et lesquelles. Par ailleurs, un programme européen appelé Odin’s Eye avait, me semble-t-il été lancé. Où en sommes-nous à ce sujet, et quelles sont les perspectives ? Que pouvons-nous faire pour disposer d’une capacité d’analyse autonome face à ces menaces qui, évidemment, sont très probablement sous le seuil de la dissuasion, mais qui peuvent poser quelques difficultés ?

 

Permettez-moi deux autres questions.

 

La crise en Ukraine, avec l’interruption du partenariat avec Soyouz, nous a posé un problème de lanceur. Celui-ci est-il réglé ou en voie de règlement ?

 

Enfin, je vais vous poser la question à laquelle vous n’allez pas pouvoir répondre ! Il est très difficile sur le spatial d’avoir une idée précise de la volumétrie nécessaire dans le cadre de la LPM, puisque cela ne concerne pas que des objets ou des programmes à effet majeur, mais aussi de la ressource humaine. Bref, il n’est pas évident de définir les besoins. Qu’estimeriez-vous nécessaire pour remplir vos missions, sachant que l’ancienne LPM s’établissait à 5 milliards ? Nous sommes juste avant Noël. Que demandez-vous au Père Noël ? Mais je ne vous promets pas que vous trouverez cela au pied du sapin !

 

M. Thomas Gassilloud. Nous savons tous que le Père Noël vient de l’espace !

 

Mme Sabine Thillaye (Dem). Général, beaucoup de questions ont déjà été posées. Pour ma part, je m’interroge sur l’évolution des coopérations en matière spatiale. Les acteurs sont de plus en plus nombreux, qu’ils soient civils ou militaires, et les activités spatiales se sont développées grâce à ces coopérations très larges. Sans elles, jamais nous n’aurions pu élaborer un droit nouveau en si peu de temps. Dix ans à peine se sont écoulés entre le lancement de Spoutnik 1 en 1957 et l’établissement du Traité de l’espace en 1967. Le droit de l’espace est au cœur du développement des activités spatiales. Jusqu’à présent, la géopolitique spatiale semblait échapper aux conflits armés mais, avec l’Ukraine, ce n’est vraiment plus le cas. Nous devons donc nous y préparer. C’est la raison pour laquelle le commandement de l’espace a été créé et qu’en cette fin d’année, il faut former des vœux supplémentaires pour la LPM.

 

Qu’en est-il de l’articulation de coopération ? Nous avons l’ESA (Agence spatiale européenne), nous constatons une concurrence franco-allemande, presque chaque État membre dispose de son agence spatiale et souhaite occuper l’espace. Le nombre d’acteurs et d’opérateurs est conséquent. Comment, avec un tel nombre, développer une stratégie qui nous permette de nous défendre ?

 

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Merci, mon général, pour ce panorama très complet. Je vous poserai deux questions d’ordre général qui rejoindront celles des collègues, puis une question plus technique et prospective relative au Retex Ukraine.

 

Par rapport aux exercices que vous conduisez avec Aster X et aux scénarios que vous envisagiez à l’époque, quels ont été les éléments de surprise dans ce que vous avez observé ? Quels enseignements faut-il en tirer, directement ou pas ? Il se peut aussi que ce qui se passe en Ukraine ne concerne pas directement les sujets français, auquel cas cela peut se révéler important également en termes de retour d’expérience. Je ne reviens pas sur l’attaque sur Viasat qui a attiré l’attention de tous, avec la destruction de près de 30 000 terminaux.

 

Ma seconde question porte sur les briques de souveraineté qui vous paraissent essentielles pour conserver une capacité autonome souveraine de la France dans les années à venir, compte tenu de l’apparition des nouveaux acteurs du spatial, du New Space, des acteurs européens, de la Commission avec Galileo aujourd’hui et Iris2 demain, et, bien sûr, de tout ce que l’on appelle le Live Gov avec l’emploi des services commerciaux au bénéfice du renseignement et des opérations.

 

Ma troisième question est plus une question de capacitaire et de projection dans l’avenir. Comment appréciez-vous les projets d’avions spatiaux à l’instar du Boeing X-37B américain ou de l’avion similaire chinois ? Est-ce une capacité que nous devrions développer ? Que pensez-vous également de constellations de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de nano ou microsatellites, qui reçoivent des charges utiles, type optique, radar ou télécom ?

 

M. le président Thomas Gassilloud. Je précise qu’Astérix est un jeu de mots et s’écrit Aster X. Aster X, Yoda, c’est sans doute le lien avec des éléments cyber qui donne de l’imagination, car on sait que les combattants cyber sont très doués pour trouver des noms intéressants. Il me semble que l’exercice Aster X a été lancé quasiment le même jour que la guerre en Ukraine, le 24 février 2022. C’est une coïncidence, mais vous nous direz cela dans votre réponse.

 

Nous en arrivons au dernier orateur de groupe.

 

M. Laurent Panifous (LIOT). Merci, mon général, pour votre présentation.

 

Le conflit ukrainien met en lumière deux nouveautés majeures en matière de défense. D’une part, de nouveaux acteurs privés ont mis à disposition du public et des médias des informations clés collectées par leurs propres moyens. Nous pourrions citer toutes les images satellites parues dans la presse montrant l’avancée des forces russes vers Kiev, mais également les images, encore plus tragiques, témoignages des crimes de guerre perpétrés par les forces russes, en particulier dans la ville de Boutcha. De telles images existaient déjà par le passé. Cependant, elles étaient entre les mains des États qui décidaient, seuls, de les exposer aux yeux du grand public. Avec l’arrivée de ces nouveaux acteurs privés, l’une des différences centrales est cette capacité à générer un débat public qui n’aurait pas nécessairement eu lieu faute de preuves. Ces images vont aussi nourrir la justice internationale qui se met en mouvement pour juger les crimes de guerre commis.

 

D’autre part, la place de l’information en temps de guerre connaît un tournant avec l’invasion de l’Ukraine. Le conflit russo-ukrainien s’apparente bel et bien à une guerre connectée d’un nouveau genre. Le spatial y joue un rôle crucial en permettant la connexion et le partage d’informations en direct, tant pour les gouvernements que par les soldats et les civils eux‑mêmes. Là encore, les acteurs privés jouent un rôle nouveau et important.

 

Pensez-vous que nous puissions maîtriser cette évolution de l’information via l’espace ou, à défaut, comment le prendre en compte à l’avenir dans le cadre de notre politique de défense ? Peut-on conserver un temps d’avance sur les acteurs privés ?

 

Général Philippe Adam. Certaines questions sont très spécifiques, et je vais commencer par elles.

 

L’alerte avancée est un sujet qui ne concerne pas que l’espace. Les missiles balistiques passent par l’espace, les adhérences sont donc nombreuses avec ce milieu. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, ce sont les moyens placés dans l’espace ou sur Terre pour détecter de telles frappes, balistiques ou autre d’ailleurs. Plus préoccupantes aujourd’hui que les simples missiles balistiques sont toutes ces armes extrêmement rapides qui sont, en plus, manœuvrantes. Ces armes dites hyper véloces sont particulièrement inquiétantes. Au moins, avec un missile balistique, si l’on détecte le début de la trajectoire, on sait à peu près où il va arriver. Avec un missile manœuvrant, ce n’est plus possible, d’autant plus que leur portée est considérable. Nous avons donc un souci.

 

L’alerte avancée était plutôt centrée sur les missiles balistiques, y compris de très longue portée. Nous devons revoir cela. Les Américains sont les seuls aujourd’hui à disposer d’un moyen de lutte efficace. Les Russes peut-être également, mais nous n’en savons rien. Aujourd’hui, sur cette alerte avancée, nous sommes servis essentiellement par les Américains. Nous ne sommes pas tout à fait démunis puisque des systèmes d’armes comme le SAMP/T (Sol-Air Moyenne Portée/Terrestre) nous donnent tout de même les moyens de nous opposer à un tir balistique, pas à un tir intercontinental malheureusement, mais à un tir de missiles de portée tactique, c’est-à-dire allant jusqu’à 1 500 km. Le SAMP/T, accompagné de radars, est conçu pour en être capable ; nous avons aussi des radars sur les bateaux. Nous disposons donc déjà d’un certain nombre de capteurs, que nous allons développer.

 

Il faut effectivement se poser la question d’aller plus loin. Passerons-nous par l’espace ? Utiliserons-nous des radars terrestres ? Ces derniers présentent l’inconvénient de subir la contrainte de la rotondité de la terre. L’espace, est une solution, mais pose d’autres problèmes. La réponse sera probablement une combinaison des deux.

 

Le sujet est en cours d’examen mais l’équation est difficile car les investissements sont considérables et, tant que les Américains nous rendaient le service, c’était une solution. Peut‑être continueront-ils à l’avenir et nous compléterons cela par des moyens qui ne seront pas totalement autonomes, mais la combinaison de l’ensemble suffira peut-être. En tout cas, la réflexion se poursuit.

 

Le sujet revêt d’ailleurs deux aspects : d’une part, l’alerte avancée, pour savoir ce qui se passe, et d’où cela vient, car l’attribution est importante ; d’autre part, les intercepteurs et les façons de s’y opposer. Nous poursuivons l’étude des deux aspects, mais le sujet est complexe, s’agissant des intercepteurs notamment, qui doivent être disponibles en grand nombre dans un système opérationnel. Il est bien d’en avoir, mais cela ne suffit pas.

 

Pour ce qui est des lanceurs, le retrait des fusées Soyouz de Kourou nous pose un vrai problème. Pour ne rien vous cacher, à ce jour, un satellite est complètement construit – notre troisième satellite de la constellation CSO – et reste stocké en attente d’un lanceur. Il était prévu qu’il parte sur une Soyouz à partir de Kourou. Nous attendons Ariane 6, puisque les deux dernières Ariane 5 qui seront lancées en 2023 sont déjà réservées. Dans le meilleur des cas, CSO-3 attendra au moins un an, voire plus. Ce n’est donc pas une bonne nouvelle.

 

La solution, c’est Ariane 6. Il faut qu’Ariane 6 résolve ses problèmes et confirme qu’elle est bien la solution. Les nouvelles lors de la dernière réunion ministérielle de l’ESA étaient plutôt bonnes. Maintenant, il faut avancer et, comme cela a été souligné par Mme Thillaye, l’Europe n’est pas toujours très solidaire, tout au moins la concurrence y est forte.

 

Nous constatons que les crises récentes ont tendu les relations entre industriels des États membres, le besoin d’autonomie nationale se fait sentir dans tous les pays. L’autonomie européenne demande une coordination étroite avec nos voisins les plus proches, qu’il s’agisse des Allemands, des Espagnols ou des Italiens. Il nous faut lutter contre le repli sur soi pour maintenir un haut niveau de coordination, notamment sur le sujet de l’accès à l’espace. Nous coordonner se fera par les relations, par le travail en commun et par l’échange de données, sujet sur lequel je reviendrai.

 

Pour ce qui est des ressources, c’était une question que vous m’aviez déjà posée, Monsieur le député, à propos des munitions. Cela se comptera en milliards. On peut toujours rêver, mais les ressources ne sont pas tout. Nous nous heurtons également à un problème de temps. Répondre rapidement à la question ne sera pas qu’une question de financements. Nous pourrions lancer beaucoup de projets très ambitieux, mais plus c’est cher et plus cela pose de questions et le temps de consolidation sera long. Ce n’est pas forcément la bonne réponse.

 

Nous avons dans l’idée – et cela rejoint la question de l’utilisation des services plutôt que de l’acquisition de moyens patrimoniaux – d’utiliser ce qui existe déjà sur étagère. Cela répond aussi à la question de savoir comment gérer à la fois les acteurs étatiques et les acteurs privés et commerciaux. À mon avis, il faudrait arriver à combiner les deux. C’est cela qui fera l’efficacité et la résilience.

 

Avec les autres services du ministère, nous nous interrogeons actuellement sur la possibilité de ne pas acheter des moyens en patrimonial, mais d’acheter des services. Ce n’est pas une façon de procéder usuelle, mais cela semble relativement efficace. Ce ne sont pas des investissements mais de la location ; si le service ne nous convient plus, nous pouvons arrêter de le payer et passer à autre chose. Cela offre une grande flexibilité, et permet dès à présent d’utiliser ce qui existe déjà en termes de services développés par des sociétés commerciales. Le New Space offre des opportunités nouvelles qui arrivent sur le marché à un rythme rapide et auxquelles nous n’avions pas forcément pensé parce que nos programmes qui aboutissent actuellement ont été lancés, pour la plupart, il y a dix ans, à une époque où la situation était complètement différente.

 

Donc, bien sûr, plus nous aurons de ressources, mieux ce sera. Nous avons l’ambition de faire beaucoup mieux que ce que nous faisons aujourd’hui mais nous n’avons pas l’ambition d’être totalement autonomes dans tous les secteurs. Nous devrons, de toute façon, faire avec les autres, qu’il s’agisse de partenaires commerciaux ou de partenaires étrangers. Nous devons être à notre place, avec des moyens raisonnables mais qui sont tout de même de beaux moyens, comme le radar Graves (Grand réseau adapté à la veille spatiale) ou nos satellites d’observation Syracuse qui ont de très bonnes performances. Nous devons pouvoir renforcer, être un peu plus ambitieux, mais plus nous serons ambitieux, plus ce sera compliqué et long.

 

En revanche, être là et être un allié fiable pour nos partenaires, notamment européens – je dis cela en dehors de toute considération politique, mais la géographie s’impose et si nos voisins, qu’ils appartiennent à l’Union européenne ou pas, sont attaqués, ce ne sera pas une bonne nouvelle pour nous. De toute façon, nous devrons travailler avec eux.

 

Autre aspect : dans l’espace, on se croise en permanence, aussi bien avec nos partenaires qu’avec nos adversaires. L’attaque d’un moyen, qu’il soit britannique, espagnol ou américain, ne sera pas une bonne nouvelle pour nous non plus. Nous avons donc tout intérêt à les aider à protéger leurs moyens et, si nous le faisons, ils nous aideront à protéger les nôtres.

 

Il convient donc de s’attacher spécifiquement à la combinaison de l’ensemble, à l’établissement de liens opérationnels bien pensés et à une architecture complète qui soit résiliente. Quand bien même perdrions-nous nos satellites, ce qui peut se produire, que nous devenions la cible désignée des Russes pour une raison que je vous laisse imaginer, et si nos satellites de communication disparaissaient parce qu’ils seraient brouillés ou neutralisés d’une façon ou d’une autre, il faut pouvoir nous replier rapidement vers des services commerciaux ou des services de partenaires alliés britanniques, espagnols ou italiens. Le service existera toujours pour nous. C’est exactement ce qu’ont fait les Ukrainiens qui ont réussi à rétablir rapidement leurs communications grâce à Starlink.

 

C’est plutôt ainsi qu’il faut le considérer. Mais inscrire un sujet stratégique dans la LPM sans décider d’y consacrer quelques fonds... Je ne vous cache pas que nous préférerions bénéficier de plus d’argent, car l’inflation notamment nous pose quelques soucis mais je reste raisonnable, parce que ces crédits viendraient forcément de chez mes camarades du cyber, de l’armée de l’air et de l’espace, de la marine ou de l’armée de terre, et je m’en voudrais de leur jouer ce mauvais tour.

 

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Odin’s Eye, le projet européen est-il enterré ?

 

Général Philippe Adam. Non, il se poursuit. Il me semble que Odin’s Eye, qui est la composante spatiale de surveillance ou d’alerte avancée, est sous lead allemand. Ce sont eux qui traitent le sujet. Nous avons malheureusement eu une mauvaise surprise sur les intercepteurs ; le sujet nous échappe, mais il se poursuit. Donc, si l’on fait confiance à l’Europe, nous devrions y arriver.

 

S’agissant des partenariats et du développement en commun de capacités, je reste très prudent. Nous nous orienterons plutôt vers le fait de parvenir à travailler ensemble sur les capacités que chacun développe de son côté. Ainsi, ce n’est pas à moi d’expliquer aux Espagnols qu’il n’est pas pertinent qu’ils se paient un radar de surveillance parce qu’il en existe déjà partout ailleurs ; en revanche, nous pouvons étudier comment leurs données pourraient compléter les nôtres.

 

De nombreuses questions portent sur le fait que nous nous focalisions beaucoup sur le combat terrestre en Ukraine. Il est vrai que nous regardons beaucoup cela et que les conclusions tirées sont probablement erronées. La faute n’en revient pas qu’aux médias, il faut dézoomer pour arriver à définir le niveau d’ambition. La conclusion qui consisterait à dire que les combats se passent au sol et que, par conséquent, le reste n’existe plus, que les forces aériennes ne servent à rien et que l’espace est obsolète, n’est pas exacte puisque les combats se poursuivent également dans ces différents domaines, même si cela est moins visible. Au vu de l’état des pertes côté ukrainien comme côté russe, il est vrai qu’ils sont plus prudents aujourd’hui avant d’envoyer des avions de combat au-dessus du champ de bataille. C’est probablement pour cela que l’on a l’impression qu’il ne se passe plus rien mais, en fait, ils sont encore très actifs. Je note d’ailleurs que les Ukrainiens bombardent les terrains d’aviation stratégiques russes – en tout cas, c’est ce qu’ils sont accusés de faire.

 

Il faut donc arriver à imaginer le combat, l’engagement majeur de demain, en étudiant ce qui se passe en Ukraine, mais sans se dire que l’engagement de demain sera forcément à l’image de celui qui se déroule en Ukraine. Il sera différent, c’est sûr. Dans un cas tout à fait hypothétique où la France attaquerait la première, il serait de mon rôle de conseiller d’attaquer d’abord les capacités spatiales adverses.

 

Cela ne se limiterait pas à l’espace, d’autres moyens pourraient être utilisés puisqu’il est possible d’attaquer les segments sol, les stations de réception, les centres de commandement, ce qui est assez classique, mais également de lancer des attaques cyber, comme les Russes l’ont fait, puisque l’espace ne fonctionne que si le réseau au sol fonctionne. Donc, en attaquant ce dernier, ce qui peut se faire de nombreuses façons, y compris de façon assez discrète et en prétendant que ce n’est pas nous qui l’avons fait – ce qui est assez intéressant –, le service n’est plus rendu. C’est ce qui compte et cela peut se faire sans créer de débris dans l’espace – ce qui est encore plus intéressant. Nous devons donc aussi chercher à développer des armes différentes, des moyens de brouillage notamment ; les autres en ont, je ne vois pas pourquoi nous nous en priverions. C’est un moyen efficace qui ne génère pas de débris.

Les lasers sont du même ordre, même s’ils sont moins sûrs s’agissant des débris. Certaines conditions sont à remplir, mais ils permettent assez facilement d’aveugler, voire de détruire un capteur optique adverse. C’est un moyen relativement accessible, qui reste au sol, qui n’est pas extrêmement compliqué et qui est à notre portée. Je ne l’ai pas mentionné, mais c’est un des thèmes qui a émergé dans nos réflexions relatives à la prochaine LPM. Des démonstrations sont en cours, il faudra penser à développer des systèmes opérationnels pour la suite.

 

L’espace permet l’exploitation de zones grises. C’est le parallèle que l’on peut faire avec le cyber d’ailleurs. L’espace étant assez difficile à observer et très difficile d’accès, il est peu aisé de voir concrètement ce qui s’y passe. C’est une zone où il est possible de dissimuler assez facilement les moyens d’action militaire derrière des capacités civiles... et il n’y a aucune raison que nous n’en tirions pas nous aussi parti. Pour rendre la zone grise moins grise, ou plus transparente, qu’elle n’est aujourd’hui, il faut disposer de moyens de surveillance bien conçus et performants, et de satellites patrouilleurs.

 

Pour répondre à une question qui a été posée, le patrouilleur Yoda n’est qu’une expérimentation, un moyen expérimental. S’il peut rendre des services opérationnels, nous n’allons pas nous en priver, mais ce n’est pas le moyen opérationnel que nous visons. Celui que nous visons correspond à la capacité de « défense active » décrit dans la SSD – et devrait arriver à l’horizon 2030. Il nous faut lancer les deux programmes en parallèle. Yoda devait être prêt l’année prochaine ; le projet ayant pris un léger retard, son lancement devrait intervenir plutôt en 2024 ou 2025. Là encore, il nous faudra trouver un lanceur, ce qui n’est pas une question si triviale que ça. La combinaison de l’ensemble « capteurs de surveillance spatiale et patrouilleur » permettra d’aboutir à une bonne connaissance de ce qui se passe et à une meilleure efficacité opérationnelle dans les domaines de la reconnaissance, de la communication et connectivité ainsi qu’en matière d’action pour défendre nos moyens mais aussi pour s’opposer aux moyens des autres.

 

Dans ce cadre, le nettoyage des orbites fait partie de la gestion des risques plus que des menaces. Avec la multiplication des acteurs et des satellites, qui s’accompagne d’une multiplication des débris, se pose en effet la question du nettoyage des orbites. C’est un sujet qui nous intéresse, mais qui intéresse également tous les opérateurs civils. Starlink devra bien remplacer ses 42 000 satellites en l’air une fois qu’ils seront morts. Il serait bien de les ramener, et de le faire d’ailleurs avant qu’ils n’arrivent complètement en fin de vie. Le nettoyage des débris sera coûteux et devrait, à mon avis, être du ressort des États, mais aujourd’hui personne ne se présente pour afficher de telles positions.

 

Nous commençons à voir apparaître des initiatives, des moyens et des ébauches de solutions, mais il faudrait que cela soit financé, et je ne pense pas que le secteur privé le fera seul. C’est une problématique à laquelle il faut réfléchir. Nous constatons avec intérêt qu’une des actions concrètes engagées récemment l’a été par les Chinois ; lorsqu’ils ont envoyé le fameux satellite Shijian-21 dans l’espace sur l’orbite géostationnaire, ils ont harponné un satellite chinois mort, qui était toujours sur l’orbite géostationnaire, qu’ils ont tracté vers une orbite dite « cimetière », avant que le tracteur ne revienne ensuite se replacer sur l’orbite géostationnaire. C’est très bien, ils nettoient une orbite que l’on sait encombrée. Ils ont libéré un spot chinois à leur profit, évidemment. Toutefois, cette capacité pourrait être mise à profit pour d’autres utilisations, ce qui est plus préoccupant.

 

De même, les satellites manœuvrants permettent de surveiller l’espace et de mieux comprendre la situation. Les poupées russes mentionnées par la capitaine Béatrice Hainaut, qui est une ancienne du Cosmos (Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux) et du CDE extrêmement compétente et pertinente, sont des moyens d’observation certes mais ils présentent d’autres aspects plus préoccupants. Les petits sous-satellites « filles » libérés par les satellites « mères » éjectent à leur tour des choses qui ressemblent plus à des missiles et qui ne semblent pas vraiment inoffensifs. J’imagine mal comment les Russes pourraient nous expliquer que ces moyens n’ont pas une vocation militaire. Nous devons donc étudier cela de près. C’est essentiellement le thème de l’exercice Aster X, qui nous permet de confronter nos concepts et nos façons de travailler nos procédures avec la réalité. Nous rassemblons tous les acteurs avec lesquels nous travaillons et nous nous concentrons sur des problèmes qui tournent autour de la maîtrise de l’espace. À l’heure actuelle, les leçons que nous en tirons portent davantage sur le perfectionnement de nos procédures, sur la façon de travailler avec les autres, sur les données à échanger, sur les contraintes de temps et les contraintes d’efficacité que les fondamentaux qui ne sont pas remis en cause aujourd’hui. Néanmoins, Aster X doit aussi nous servir à rentrer dans le système de commandement des opérations militaires au sens large. C’est ce que nous allons tester en 2023.

 

Pour répondre précisément à votre question, Aster X, qui est en effet un jeu de mots, est aussi, à ma connaissance, le nom du premier satellite français. Le nom a été repris. La première instance s’est tenue en 2021 ; la deuxième, en 2022, s’est effectivement jouée à peu près au même moment que l’Ukraine était envahie par la Russie.

 

Nous observons tout ce qui est fait en Ukraine et, finalement, nos observations ne font que confirmer notre analyse sur la menace et sur la nécessité de s’en préoccuper au sens militaire, mais nous n’avions pas forcément vu toutes les opportunités qui allaient se présenter. Donc, la stratégie en elle‑même ne changera pas, mais sa mise en œuvre sera sans doute différente grâce aux solutions que nous voyons émerger.

 

J’ai déjà parlé des briques souveraines. L’aspect des données et des échanges avec les partenaires est intéressant également. Comme cela a été dit, jusqu’à présent, les données étaient confidentielles. Chez les Américains, un grand nombre de données qui relèvent de l’espace militaire sont top secret ; donc, très difficiles pour eux à partager avec leurs alliés. Mais aujourd’hui, les données dont ils disposent grâce à leurs moyens patrimoniaux sont également disponibles par le grand public via des opérateurs privés. Shijian-21 a été observé par un opérateur privé, mis sur la place publique et publié. Le conflit en Ukraine a souligné l’accessibilité des données commerciales d’origine satellitaire avec des personnes qui, depuis leur salon, ont réalisé un travail pouvant s’apparenter à celui d’officiers de renseignement civils. Ils ont produit des analyses de qualité qui ressemblent à ce qui peut se faire par ailleurs. Certes, ce travail n’est pas aussi précis ; fort heureusement, les services de renseignement étatiques disposent d’autres sources et ont d’autres façons de croiser les informations, mais il comportait des analyses extrêmement pertinentes, réalisées à partir de données ouvertes.

 

Dans la mesure où les coopérations sont essentielles à l’efficacité opérationnelle, nous sommes en train de travailler sur le fait qu’il faut que nous interconnections tous les réseaux numériques pour faire fonctionner tout cela. Nous rencontrons d’énormes difficultés pour échanger de façon automatique et numérisée des données de niveau top secret, voire simplement secret. Nous sommes en train d’engager une réflexion sur le degré de confidentialité de ces données. Il apparaît que des données qu’il est besoin d’échanger avec nos partenaires internationaux et commerciaux n’ont rien de confidentielles. Dès lors qu’un opérateur privé est capable de les fournir, nous devons être en mesure de nous adapter pour nous simplifier la vie. Ainsi, le nombre de données confidentielles que nous échangerons sera bien plus réduit. Cela œuvrera en faveur de l’efficacité et relèvera davantage de l’analyse, de l’interprétation, de la prospective, de l’intention des commandants militaires. Cela, effectivement, nous ne le partagerons pas n’importe comment ni n’importe où. Mais ce n’est pas le même type de données, ce ne seront pas forcément des données en temps réel mais plutôt des données issues de l’analyse.

 

Nous devons encore progresser, non seulement en rationalisant le niveau de classification de données qui deviennent essentielles au fonctionnement de nos systèmes militaires, et notamment à l’espace, mais également il nous faudra aussi chercher à renforcer la protection des réseaux qui permettent d’échanger ces données. Mais le cyber n’intéresse pas que les militaires, il intéresse aussi des civils. Il suffit de penser aux attaques cyber contre les hôpitaux : quand un hôpital arrête de fonctionner, c’est une bonne nouvelle pour personne. Donc, les opérateurs privés intègrent de plus en plus le cyber comme une de leurs préoccupations majeures, ne serait-ce que pour la survie de leur modèle commercial. Nous sommes en parfaite cohérence et, d’ailleurs, dans le cyber comme dans l’espace, tout le monde travaille ensemble, car nous sommes tous dans le même panier. Dans l’espace, les militaires croisent tout le temps les civils, nous utilisons le même espace et sommes face aux mêmes risques et aux mêmes menaces. Donc, forcément, nous sommes solidaires.

 

La réglementation est un autre sujet de réflexion sur lequel nous travaillons, et qui est international. Il faut faire émerger des règles. En matière de droit international, le Outer Space treatya mis dix ans à émerger, entre le lancement de Spoutnik et sa publication en 1967. Aujourd’hui, nous essayons de lancer le sujet des comportements responsables. Définir ce qui est acceptable d’un opérateur, qu’il soit privé ou public, est fondamental pour justifier et légitimer les actions qui se produiront dans l’espace. Bien évidemment, il ne sera pas possible de réagir à quelque chose qui est parfaitement légitime, autorisé, et qui ne pose de problème à personne. En revanche, il faut définir ce qui n’est pas légitime ou dangereux.

 

La discussion est engagée. Les déclarations selon lesquelles les essais de destruction de satellites sont parfaitement irresponsables et devraient être interdits, qu’en tout cas, tout opérateur responsable doit se l’interdire, sont une première amorce de réponse. La France a formellement rejoint la proposition américaine de moratoire la France sur la conduction d’essais de missiles antisatellites destructifs à ascension directe (DA-ASAT), adoptée le 8 décembre par l’Assemblée générale des Nations unies, qui va dans ce sens. Donc, les choses avancent. C’est un premier pas. Ensuite, il faudra aborder la question de la gestion du trafic spatial, qui nécessiterait aussi des règles supplémentaires, mais ce sera sans doute très compliqué.

 

S’agissant des moyens dont nous aurons besoin, nous avons parlé de l’alerte avancée. Nous avons évoqué le fait de s’opposer à un certain nombre de choses. Les avions spatiaux sont l’un des moyens auxquels nous pensons. D’une façon générale, l’avion spatial est la résurgence de la réutilisation des lanceurs, que l’on envoie dans l’espace. Aujourd’hui, nous essayons de faire rentrer proprement ce que nous envoyons dans l’espace ; cela ne fonctionne pas du tout en géostationnaire, mais cela fonctionne dans les orbites basses. Nous sommes tenus légalement de garder du carburant pour désorbiter proprement ces satellites. La plupart du temps, quand nous les désorbitons, ils sont détruits, ils brûlent à la rentrée. L’essentiel des satellites que nous avons envoyés ont brûlé. Pour autant, quand il s’agit du premier étage d’un lanceur chinois de 20 tonnes qui revient dans l’atmosphère, il reste tout de même de gros morceaux. La plupart du temps, ils retombent dans l’océan, mais ce n’est pas toujours le cas. Cette question mérite donc que l’on s’en préoccupe. Une bonne façon d’éviter que des morceaux rentrent de façon incontrôlée est de contrôler la rentrée. C’est une première amorce : on récupère ce qui rentre, on remet un coup de peinture, on le remplit de carburant et on le renvoie. L’autre avantage est que le modèle économique est bien plus intéressant et tire les prix de lancement vers le bas. C’est l’idée de SpaceX. Cela marche plutôt bien pour l’instant, et tout le monde se met sur ce créneau.

 

L’avion spatial permet d’avoir des moyens flexibles. C’était l’idée de la navette spatiale, qui avait été abandonnée avec Hermès, mais qui reprend sérieusement de l’intérêt parce que la technologie le permet, que les usages sont probablement différents, et que cela se fera de façon plus automatisée – pas forcément pilotée comme peuvent l’être des drones. Les Chinois comme les Américains procèdent souvent ainsi ; cela peut d’ailleurs être une première solution pour désorbiter des matériels que l’on n’arrive pas à désorbiter autrement ou pour récupérer des débris qui sont gênants afin d’éviter d’aggraver la situation. Sur cette question également, nous n’en sommes qu’aux débuts.

 

Nous avons déjà évoqué la guerre connectée. Le conflit en Ukraine confirme que la guerre est connectée, en particulier dans l’espace. Plus elle est connectée, plus la vulnérabilité est grande. Autant les milieux terrestre, aérien et maritime se préparent à la disparition de ces connexions en cas de conflit de haute intensité, et s’entraînent à fonctionner de façon dégradée, autant pour ce qui est de l’espace, ce sera bien plus difficile : si jamais les connexions disparaissent, si nous n’arrivons pas à nous interconnecter et si nos services numériques disparaissent, l’espace ne rendra plus beaucoup de services. En tout cas, nous risquons de perdre tous les services spatiaux assez rapidement.

 

Comment garder un temps d’avance ? C’est vraiment tout l’enjeu ! C’est une préoccupation. L’un des risques principaux auxquels nous essayons de faire face avec la stratégie spatiale de défense est d’éviter le déclassement et que l’avantage bascule dans le mauvais camp. Il faut donc que nous conservions cet avantage technologique qui nous permet d’obtenir un avantage opérationnel, mais cela demande un gros effort. Il ressort de nos discussions avec les Américains qu’ils sont extrêmement préoccupés par l’agressivité chinoise. Ils ne le sont moins par ce que font les Russes, curieusement, alors que cela nous concerne davantage. Ils sont très préoccupés par les Chinois dont le niveau d’investissement est considérable et qui prennent des risques énormes, ne craignent pas l’échec et avancent extrêmement vite. Les Américains redoutent d’être déclassés par la Chine, assez rapidement, et font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que cela n’arrive.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous passons maintenant aux questions individuelles.

 

Mme Stéphanie Galzy (RN). Général, je vous remercie pour votre intervention et votre venue. Je profite de votre présence pour vous interroger au sujet des acteurs privés dans l’espace et des enjeux actuels qu’ils représentent.

 

La France s’est engagée dans la promotion d’un écosystème français du New Space avec l’implication et le renforcement du secteur privé dans le domaine spatial. C’est un enjeu de compétitivité économique, de souveraineté et d’autonomie stratégique, car nous avons face à nous des pays comme la Chine et les États-Unis, mais également les pays émergents comme l’Inde, qui ont de très grandes ambitions. La France a pris un retard dans ce volet privé de la question spatiale et, grâce au renforcement des investissements prévus, elle rattrape ce retard. Aujourd’hui, six sur six, c’est-à-dire la totalité des appels à candidature ouverts dans le secteur de l’espace pour le plan d’investissement France 2030 sont destinés aux entreprises, aux PME, aux start-ups et aux organismes de recherche, ces derniers relevant tous du secteur privé et non public.

 

Je suis inquiète de voir que les sommes du plan d’investissement France 2030 se retrouvent presque entièrement allouées au secteur privé. Je pense qu’il va de la sécurité de tous les Français que nous maintenions un véritable service public de la défense dans l’espace et que nous ne nous reposions pas seulement sur un service privé qui ne cesse de croître. L’investissement dans le privé ne doit pas se faire au détriment du public.

 

Ma question ira dans ce sens : la France compte-t-elle également investir auprès d’organismes publics pour le secteur de la défense spatiale, et ne pas seulement soutenir les acteurs privés ? Que pensez‑vous de ce fort développement des acteurs privés dans le secteur de l’espace ?

 

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Mon général, je souhaitais aborder le sujet des traités relatifs à l’espace.

 

Je voulais savoir si les puissances spatiales travaillaient à actualiser les traités en la matière afin de les mettre plus en adéquation avec les nouveaux enjeux qu’ils incarnent.

 

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Général, dans le cadre d’une mission de la commission de la défense, avec mon collègue M. Jean-Louis Thiériot, nous réfléchissons actuellement aux capacités de défense sol-air en France et en Europe. Il vous a interrogé, et vous avez répondu, sur l’alerte avancée. Je voulais revenir brièvement sur ce sujet ainsi que sur les intercepteurs dans le contexte que nous connaissons des programmes Twister et Idef, où nous avons peut-être perdu quelques avancées qui auraient pu concourir utilement à la défense en France mais aussi en Europe.

 

Dans ce contexte, la France a-t-elle néanmoins l’ambition de mener à bien un certain nombre de développements de briques technologiques de façon indépendante ? Ma question s’entend, bien évidemment, dans la perspective de soutenir un effort particulier dans le cadre de la LPM.

 

M. Fabien Lainé (Dem). Mon général, merci d’avoir témoigné de la crédibilité de notre nation dans le domaine spatial, qui ne date pas d’aujourd’hui. Vous avez rappelé que nous étions en avance, et même inspirants, sur certains points par rapport aux nations européennes. Il faut s’en réjouir, réjouissance que j’ai partagée avec nos deux nouveaux astronautes qui étaient sur la base aérienne de Cazaux, dans mon département, voilà quelques jours : le lieutenant-colonel Sophie Adenot, pilote d’hélicoptère, et capitaine Arnaud Prost, pilote de chasse, avec lesquels nous avons évoqué de nombreux sujets. J’imagine que vous les connaissez.

 

Pour ma part, j’avais prévu une foire aux questions, mais vous avez répondu à beaucoup d’entre elles.

 

Pourriez-vous préciser les nouvelles dimensions que vous souhaitez explorer ? Je crois avoir compris qu’il s’agit de la mésosphère et au-delà. Pensez-vous que ce soit un nouveau sujet intéressant au niveau militaire et scientifique ?

 

De l’utopie aux recherches et développements en passant par la réalité, sur l’histoire du câble et de l’ascenseur spatial sur lequel travaillent Américains et Japonais, la France pourrait-elle être intéressante pour le développement de ce programme dans un futur qui n’est peut-être pas tout à fait proche ?

 

Général Philippe Adam. S’agissant des acteurs privés et du New Space, nous sommes complètement engagés dans l’émergence d’un New Space français pour tirer profit de son extrême dynamisme : le New Space permet d’aller vite, de prendre des risques et de faire les choses de façon différente. Le commandement de l’espace tirera profit des capacités qui sont en cours de développement pour un usage militaire.

 

Cela ne supprime pas pour autant l’investissement public. Nous chercherons aussi à acquérir des capacités souveraines purement militaires, que nous paierons nous-mêmes et sur lesquelles nous pourrons nous concentrer. L’inconvénient de ce type d’achats est que cela demande du temps parce qu’il faut les sécuriser ; surtout lorsqu’il s’agit de capacités qui n’existent pas. Nous cherchons à compléter, renforcer ou apporter des performances nouvelles.

 

Nous continuerons aussi à faire de gros satellites d’observation avec des résolutions extrêmement fortes, des SATCOM bien protégés contre l’impulsion électromagnétique en cas de guerre nucléaire, etc., qui n’existent pas vraiment dans le civil. Il faut faire les deux et ne pas opposer New Space et nos champions industriels nationaux. S’appuyer sur le New Space présente l’avantage d’être extrêmement dynamique. Nous avons une petite unité au CDE, le Lisa (Laboratoire d’innovation spatiale des armées), constituée de trois personnes, installée à Toulouse dans un bâtiment qui n’héberge que des start-ups. Ils en ont rencontré 300 qui travaillent à des applications dans le domaine du spatial, avec un foisonnement d’idées, parfois farfelues et qui ne présentent pas d’intérêt pour nous, mais nous gardons contact avec une centaine d’entre elles et nous apportons un petit soutien à une trentaine de projets.

 

Tout cela doit se combiner. Nous continuons à investir beaucoup dans les moyens purement étatiques, pour des satellites, des radars et pour construire des moyens de commandement à Toulouse – et il faudra peut-être un jour prévoir un deuxième site de dévolution. Nous avons toujours l’intention d’investir, mais nous n’avons pas tant d’acteurs étatiques que cela pour fabriquer ces capacités ; nos gros investisseurs dans le domaine sont Thales, Airbus et Dassault ; ce sont nos champions. Ce qui pourrait être remis en question, c’est leur place dans la compétition internationale. Si nous ne laissons jouer que la compétition, même si nous sommes les meilleurs, ce n’est pas forcément nous qui gagnerons à la fin, comme nous avons pu le constater lors des appels d’offres européens. C’est désolant.

 

M. Thomas Gassilloud (RE). Si je peux me permettre d’apporter un élément complémentaire, l’ambition annoncée par la Première ministre est de 9 milliards d’euros sur trois ans, soit 3 milliards d’euros par an. Cela représente, me semble-t-il, près de 50 % de l’effort européen. Donc, en termes budgétaires, l’ambition française demeure forte.

 

Général Philippe Adam. Oui, beaucoup d’argent est versé aux opérateurs privés, mais nous en profitons également. Je souligne d’ailleurs que c’est exactement ce qu’ont fait les Américains. Avec le New Space, ils ont très largement sponsorisé toute leur industrie, notamment SpaceX. L’investissement était énorme. Il est vrai que des risques ont été pris par SpaceX, on a dit qu’Elon Musk était « gonflé », mais il a tout de même été bien aidé, et aidé en sous-main aussi par la NASA qui le conseillait sur les aspects techniques. À la fin, il gagne, mais les Américains ont investi pas mal de fonds et, finalement, c’est un opérateur privé qui ramasse le marché.

 

Toutes ces questions rejoignent celle de la réglementation. Il va falloir mettre de l’ordre dans tout cela. Je l’ai déjà dit, il faut poser des règles. L’espace est assez analogue à ce qui se passe en haute mer ou dans l’espace aérien : on veut que ces espaces restent ouverts à tous parce qu’il est utile de pouvoir s’y déplacer facilement et faire du commerce aérien ou maritime ; néanmoins, il faut des règles. En haute mer, on n’est chez personne, il s’agit davantage de règles de comportement. Ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas de règles ou de contrôles. Ces règles ne sont pas directement transposables à l’espace, mais l’idée est bien de parvenir à policer tout cela.

 

Aujourd’hui, nous nous heurtons à des obstacles car, justement, on n’est chez personne, mais on se croise en permanence et l’on a du mal à poser des chiffres, à caractériser les distances, par exemple. Lorsque l’on dit qu’il ne faut pas qu’un satellite se rapproche trop, qu’est-ce que cela signifie ? De quelle distance s’agit-il : 5 mètres ou 10 kilomètres ? Il nous faut trouver un consensus sur le sujet. Ensuite, en admettant que soit fixée une distance de 10 kilomètres, qui sera à la manœuvre ? Qui prend les décisions, et selon quels critères ? Il existe des contrôleurs aériens ; en haute mer, nous n’avons pas trop de contrôleurs mais, normalement, les pachas de navire savent qu’ils ont à faire. Ils savent très bien qu’ils ne doivent pas se placer bêtement sur une route de collision et doivent montrer clairement qu’ils ne mettent pas en danger les autres. Il existe un certain nombre de règles plus ou moins tacites.

 

La discussion sur les comportements responsables dans l’espace est engagée aux Nations unies. L’interdiction des tests antisatellites est un premier pas mais, aujourd’hui, nos amis américains notamment nous expliquent leur réticence à ériger des règles parce que cela risque de freiner la compétition et le développement d’un écosystème extrêmement dynamique. Évidemment, étant les premiers, ils ne souhaitent pas être freinés et que d’autres puissent les rejoindre ! Si la coopération est forte dans l’espace, la compétition y est féroce aussi. Nos partenaires sont tous un peu égoïstes aujourd’hui, et si l’espace devient une zone économique extrêmement dynamique, qui rapporte beaucoup d’argent et crée un énorme business, des emplois et de la richesse, tout le monde voudra en être. Donc, le risque est que la solidarité disparaît et l’on se bat les uns contre les autres.

 

La masse critique s’entend plutôt à l’échelle d’un continent. Certains pays, comme les États-Unis et la Chine, sont à l’échelle d’un continent. Pour l’instant, L’Europe est trop morcelée pour que cela fonctionne, mais il faut le faire. Twister et Odin’s Eye, en réalité, relèvent du même sujet. Selon qu’ils sont traités par le CSP ou le FED, ils ne portent pas le même nom, mais peu importe, il s’agit bien du même sujet. La question est de savoir si nous récupérerons des financements, mais nous n’attendons pas l’Union européenne pour avancer. Thales et MBDA commencent à développer des solutions. Ensuite, il faudra financer l’industrialisation et, donc, trouver un marché. Nous ne nous sommes pas, nous, lancés là‑dedans, mais il y a un démonstrateur de radar longue portée à Hourtin, me semble-t-il. De même, les travaux sur le successeur du radar de surveillance spatiale Graves, commencent à porter leurs fruits. Les améliorations des missiles Aster visant à leur apporter les capacités antimissiles font partie de cette même réflexion, même si les capacités en question restent, pour l’instant, limitées. Donc, nous n’attendons pas et nous comptons bien apporter des solutions nationales à des problèmes qui dépassent le niveau national.

 

Pour ce qui me concerne, une question m’intéresse : y aura-t-il une composante spatiale d’alerte avancée ? Les Américains disent que détecter un départ de missile et suivre un missile hyper véloce ne se fera pas uniquement au sol, mais surtout de l’espace. Encore faut-il disposer des satellites pour le faire ainsi que d’une couverture permanente globale. Ce n’est pas si simple. Cela représente de gros investissements. Aujourd’hui, les Américains partagent les informations qu’ils obtiennent grâce aux moyens spatiaux dont ils disposent. Ils ne vont pas laisser leurs alliés ou partenaires se faire attaquer sans leur fournir l’information s’ils la détiennent. Pour l’instant, ils sont même relativement généreux et nous pouvons compter sur eux, mais il ne faut pas être naïfs, et il faut essayer de disposer d’autres moyens également.

 

Sur les perspectives HAO (High altitude operations), l’armée de l’air et de l’espace s’est saisie du sujet pour notamment conceptualiser les responsabilités entre les domaines aérien et spatial. Si l’on considère que les hautes altitudes sont une extension de l’espace, il n’y a pas de frontière mais, dans ce cas, il faut accepter que des drones ou des ballons d’une puissance étrangère viennent se balader au-dessus de la France sans que nous ne puissions rien dire. Je pense donc que nous allons plutôt chercher à étendre les frontières. Dans ce cas, cela relèvera plutôt du domaine aérien.

 

Ensuite, il faudra savoir comment on surveille et comment on intervient si des incidents se produisent qui ne nous plaisent pas là-haut. Si une frontière est fixée et que quelqu’un rentre, que faire ? Et si l’on ne peut rien faire, on le regardera passer, et c’est tout ? Nous avons donc une réflexion conceptuelle à mener, qui accompagne les réflexions sur le spatial.

 

Sur les moyens de détection et de compréhension de ce qui se passe, nos radars de défense aérienne observent l’espace aérien jusqu’à 30 kilomètres, on ne leur a jamais demandé de voir plus loin. Nos radars de surveillance spatiale l’étudient à partir de 100 kilomètres et au‑delà. Il reste donc une bande marquée par l’absence d’observation. Dans le cadre du développement de nos radars longue portée, nous devrons donc assurer une bonne continuité entre les deux secteurs de détection. De mon point de vue, c’est la première conséquence directe liée à l’exploitation de cette tranche.

 

Sur l’ascenseur spatial, je n’ai pas d’éléments à vous apporter. Je ne suis dans mon poste que depuis six mois, il me reste encore beaucoup à découvrir. Cela ne fait pas partie des sujets que j’ai eu l’occasion d’aborder. En revanche, on m’a déjà parlé de la génération d’énergie dans l’espace, redirigée vers la terre. Ce sont des idées intéressantes, très sérieuses. Ce n’est pas pour demain, car cela pose deux ou trois difficultés. Une sorte de gros rayon extrêmement énergétique arriverait sur terre et, sur une dizaine de kilomètres carrés, nous pourrions recevoir de l’énergie. Ce sera intéressant à étudier, même s’il faut savoir où installer les récepteurs. Le fait de récupérer de l’énergie dans l’espace, qu’elle soit solaire ou issue d’une centrale nucléaire qui produit l’énergie dans l’espace pour le renvoyer de façon rayonnée jusqu’à la terre est assez fascinant pour l’esprit. Mais il y a bien d’autres choses.

 

Mme Nathalie Serre (LR). Vous parlez de nucléaire. La dissuasion nucléaire pourrait-elle atteindre l’espace ? On parle de super-avion pouvant aller dans l’espace ; la capacité nucléaire pourrait-elle être utilisée ?

 

Général Philippe Adam. Dès lors que vous avez un missile avec une charge utile de 200 ou 300 kilos, manœuvrant, si la charge utile est nucléaire, oui, c’est possible. C’est déjà le cas.

 

Les capacités des missiles balistiques le permettent puisqu’ils passent d’ores et déjà par l’espace. C’est donc un objet spatial dans une bonne partie de sa trajectoire. Ensuite, vous avez des matériels très manœuvrants, comme les fameux planeurs spatiaux. Les Russes ont fait de nombreuses déclarations, ils disposent de missiles hypervéloces très capables, manœuvrants, qui passent par l’espace et utilisent l’atmosphère pour devenir complètement aprédictifs. Donc, oui, c’est déjà le cas, et c’est préoccupant.

 

Le principe aujourd’hui pour un missile balistique est de détecter son point de départ et, ensuite, comme il est prédictif, nous n’avons pas besoin de le suivre sur toute sa trajectoire, il suffit de le récupérer à l’arrivée pour le détruire. Cela paraît simple quand je l’explique, mais c’est difficile à réaliser. Le danger est clairement celui d’une charge nucléaire ou d’une arme de destruction massive, car cela peut être aussi bien du chimique ou du bactériologique. Une simple charge explosive de 300 kilos, c’est embêtant mais ce n’est pas stratégique, et pour que ce soit efficace, cela doit être extrêmement précis.

 

Je pense avoir fait le tour des questions.

 

M. le président Thomas Gassilloud. J’ai l’impression que tout le monde est satisfait.

Merci, mon général, pour vos interventions qui viennent clôturer notre cycle d’auditions relatives aux enseignements liés à la guerre en Ukraine.

 

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La séance est levée à douze heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Xavier Batut, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, Mme Caroline Colombier, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Laurent Panifous, M. François Piquemal, Mme Natalia Pouzyreff, M. Julien Rancoule, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye

Excusés. - M. Julien Bayou, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Blanchet, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Anne Genetet, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Bastien Lachaud, Mme Murielle Lepvraud, M. Olivier Marleix, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Fabien Roussel, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Mélanie Thomin

 


[1] Direct Ascent Anti-Satellite