Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

— Audition, à huis clos, de M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, sur la prolifération nucléaire.


Mercredi  
1er février 2023

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 39

session ordinaire de 2022-2023

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


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La séance est ouverte à neuf heures.

M. le président Thomas Gassilloud. Chers collègues, nous poursuivons notre cycle sur la dissuasion nucléaire avec l’audition, à huis clos, de M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, sur le thème de la prolifération nucléaire.

Monsieur le directeur, c’est un thème sur lequel vous avez beaucoup travaillé puisque vous avez été sous-directeur du désarmement et de la non-prolifération nucléaires au sein du ministère des affaires étrangères, représentant permanent de la France auprès de l’Otan et directeur général des relations internationales et de la stratégie au sein du ministère des armées.

Fort de l’expérience très riche qui est la vôtre, vous pourrez sans doute nous éclairer sur la place de l’arme nucléaire dans le droit et les relations internationales, ainsi que sur les risques de prolifération. Sur ce sujet, certains d’entre vous ont peut-être lu le livre de l’amiral Vandier, intitulé : « La dissuasion au troisième âge nucléaire ».

La communauté internationale a entrepris très tôt d’essayer de contrôler la diffusion de l’arme nucléaire, dès juin 1946, au moyen du plan Baruch présenté par les États-Unis aux Nations unies, et la crainte d’une troisième guerre mondiale nucléaire, après les crises de Berlin et de Cuba, a conduit, dans les années 1960, à l’ouverture de négociations qui ont abouti à la signature en 1968 du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), auquel la France a adhéré en 1992.

Quel est le bilan de l’efficacité du TNP ? Quels points d’attention identifiez-vous face à l’attitude de l’Iran et de la Corée du Nord et face aux États qui réfléchissent à nouveau sur les conditions de leur sécurité devant les menaces de Téhéran et de Pyongyang ?

Nous attendons également votre avis sur les moyens mis en place pour maîtriser ou tenter de maîtriser la prolifération. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), a-t-elle les moyens d’accomplir sa mission, et les contrôles qu’elle effectue sont-ils réellement efficaces ? Le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, ouvert à la signature en 2017 et entré en vigueur pour les États signataires en 2021, offre-t-il une perspective crédible pour un monde sans armes nucléaires ? Enfin, un tel monde serait-il plus sûr ?

M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres de la commission, lors de ma dernière audition, Mme Rufo et moi avons évoqué les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que nous voyions légitimement comme une guerre d’agression contre un État souverain, et vous avez reçu ce matin M. Reznikov Cette agression contre l’Ukraine constitue aussi, à plusieurs égards, une crise nucléaire dans la mesure où elle met en cause les fondements du régime de non-prolifération nucléaire, dont la pierre angulaire est le TNP.

En effet, c’est d’abord l’agression d’un État doté contre un État non doté, sous l’ombre portée de la menace d’emploi de l’arme nucléaire. La Russie déploie, en appui de son invasion, une rhétorique nucléaire irresponsable et dangereuse, pour laquelle elle utilise son arme nucléaire non plus uniquement dans une logique défensive de dissuasion, mais dans une logique offensive et coercitive de « sanctuarisation agressive ».

En outre, cette agression intervient en violation des garanties de sécurité octroyées par le Mémorandum de Budapest, en 1994, dans lequel l’Ukraine renonçait à l’arsenal nucléaire sur son sol ou, pour le dire autrement, acceptait d’adhérer au traité de non-prolifération nucléaire en tant qu’État non doté en renvoyant sur le territoire de la Russie l’ensemble des armes de l’ex-URSS, en échange de garanties de sécurité, garanties négatives de la part de la Russie et garanties positives de la part des États-Unis et du Royaume-Uni.

Au-delà de l’Ukraine, nous assistons à une recrudescence des menaces opposées au régime de non-prolifération internationale. J’y reviendrai.

Dans mon propos liminaire j’évoquerai successivement l’importance que revêt pour nos intérêts la préservation du cadre international de non-prolifération, les fragilités du régime et les menaces pesant sur lui, lesquelles dépassent, de loin, les conséquences de l’agression russe contre l’Ukraine, les responsabilités particulières de la France et l’action de notre diplomatie au sens large pour préserver et renforcer ce cadre.

Le traité de non-prolifération, conclu en 1968, est la clé de voûte de l’architecture internationale de non-prolifération et repose sur un équilibre. C’est un traité auquel les États adhèrent, comme à tout traité, de manière volontaire. D’ailleurs, la France n’y avait pas adhéré lors de son ouverture à la signature et ne l’a fait qu’en 1992. Si autant d’États y ont adhéré, et si  cette convention bénéficie d’une si grande universalité, c’est en raison de l’équilibre recherché entre, d’un côté, la reconnaissance du statut d’État doté aux cinq États, dont la France, ayant procédé à un essai nucléaire avant le 1er janvier 1965 et, d’un autre côté, l’interdiction pour tous les autres États, dits non dotés, de chercher à acquérir cette capacité et, pour les cinq États dotés, l’interdiction de partager cette capacité, sous quelque forme que ce soit, qu’il s’agisse d’engins explosifs, de technologies ou de savoir-faire. C’est le fondement du volet non-prolifération du traité inscrit dans ses articles 1er et 2.

En contrepartie, les États non dotés reçoivent trois choses : d’abord, un renforcement de leur sécurité - dans un monde où la prolifération pourrait s’étendre, ils savent qu’il n’y aura « que » cinq États dotés et qu’en renonçant à cette perspective, ils ne se retrouveront pas avec des voisins développant l’arme nucléaire – ; ensuite, un engagement des États dotés à progresser vers le désarmement nucléaire, dans le cadre d’un désarmement général et complet de tous les États, conformément à l’article 6 du TNP ; enfin, la reconnaissance du droit au bénéfice des usages civils de l’énergie nucléaire.

Le TNP est parfois présenté comme un traité inégalitaire ou reposant sur une conception de deux poids, deux mesures, des États privilégiés ayant droit à l’arme et des États de seconde classe n’y ayant pas droit. Cette perception est caricaturale car c’est bien un ensemble de responsabilités et d’obligations, dont tous bénéficient, qui sont au cœur du TNP.

La préservation du cadre fixé par le TNP pour ses trois piliers – non-prolifération, usage pacifique de l’énergie nucléaire et désarmement – est essentielle à la préservation de la sécurité internationale mais aussi de nos intérêts nationaux. La préservation et le renforcement du TNP sont au cœur de notre sécurité en complément d’autres outils au service de notre sécurité, tels que nos forces armées.

Le TNP est le fondement de l’architecture internationale de lutte contre la prolifération nucléaire. Celle-ci menace gravement la stabilité stratégique en raison des risques intrinsèques liés à une multiplication du nombre d’États possesseurs, en particulier s’agissant d’acteurs comme la Corée du Nord ou l’Iran, qui inscrivent leurs actions en dehors du droit international. C’est aussi un risque compte tenu de l’effet d’entraînement induit par l’acquisition de l’arme par un État. Bien entendu, si l’Iran franchit le seuil, les États de la région n’y seront pas indifférents. La progression de l’arsenal chinois et les interrogations sur la crédibilité de la garantie de sécurité américaine conduisent certains responsables politiques de pays comme la Corée ou le Japon à évoquer cette perspective d’une manière très différente d’il y a cinq ou dix ans.

Quand on parle d’affaiblissement du TNP ou des menaces pesant sur lui, il importe d’être lucide sur leur nature et de se rappeler qu’en plus de cinquante ans, ce traité a permis de limiter le nombre d’États ayant développé une arme nucléaire, alors même que dans les années 1960, le président Kennedy affirmait qu’à la fin du siècle, vingt à trente États disposeraient de l’arme nucléaire. Seuls l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord ne sont pas parties au TNP. Tout autre État est partie, soit comme État doté, soit comme État non doté.

Le TNP et les régimes de contrôle sur lesquels il s’appuie, c’est-à-dire le régime de garantie de l’AIEA, et le groupe des fournisseurs nucléaires, dit NSG (nuclear suppliers group), fixent un cadre d’accompagnement des coopérations nucléaires civiles au regard du risque qu’elles pourraient présenter du point de vue de la prolifération, qui permettent à l’ensemble des pays de développer un usage pacifique de l’énergie atomique. La préservation de ce cadre est essentielle pour nos intérêts, non seulement parce que notre mix énergétique repose sur l’énergie nucléaire mais aussi en raison de l’intérêt de la relance internationale du nucléaire civil pour l’atteinte de nos objectifs de lutte contre le changement climatique et de renforcement de la sécurité énergétique mondiale au bénéfice des acteurs industriels français. Or une confiance suffisante dans le régime de non-prolifération est indissociable de la perspective d’une relance de l’énergie nucléaire civile dans le monde. C’est important pour nous dans l’absolu et comme pays dont l’activité repose sur l’énergie nucléaire civile.

La préservation du TNP est nécessaire au maintien du statut d’État doté reconnu à notre pays par le traité. Ce statut assoit la légitimité internationale de notre dissuasion nucléaire, qui est la clé de voûte de notre indépendance et un élément central de notre capacité à mener une politique étrangère et de défense indépendante garantissant la préservation de nos intérêts vitaux, sans dépendre de quiconque.

Ce statut d’État doté est aussi un élément central du dialogue que nous entretenons avec les autres États dotés, qu’il s’agisse de nos alliés, dans le cadre du P3, ou de la Chine et de la Russie.

Dans son article 6, le TNP reconnaît aux États dotés des obligations en matière de désarmement nucléaire, auxquelles la France a non seulement souscrit mais qu’elle a pleinement concouru à mettre en œuvre par des efforts supérieurs à ceux de n’importe quel autre État doté. Ce sont des efforts importants, irréversibles en termes de démantèlement de la composante terrestre – nous sommes le seul État doté à avoir entièrement démantelé une composante -, de démantèlement irréversible de nos capacités de production de matières fissiles, de démantèlement irréversible de notre site d’essai, de réduction globale du nombre de plateformes et de notre posture d’alerte.

Mais nous rappelons aussi que le désarmement doit être apprécié au regard du contexte stratégique et s’accompagner d’efforts de l’ensemble des États en vue d’un désarmement général et complet. Le désarmement et le maintien de capacités de dissuasion ne sont pas contradictoires dès lors qu’ils s’inscrivent dans le cadre fixé par le traité de non-prolifération.

Le TNP offre un cadre adapté au maintien de notre dissuasion dès lors qu’elle est strictement défensive et fondée sur un principe de stricte suffisance, à rebours des approches prohibitionnistes soutenues par les défenseurs du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) que nous trouvons non seulement déconnectées de la réalité stratégique mais aussi dangereuses. La stabilité stratégique et les intérêts de sécurité de la France reposent sur la préservation du cadre du TNP. Il importait d’en rappeler les bases au regard d’un prétendu affaiblissement du TNP.

J’en viens aux fragilités du régime international de non-prolifération et aux menaces qui pèsent sur lui et qui sont de trois ordres.

Premièrement, la dégradation du contexte stratégique d’ensemble renforce l’incitation, pour certains États non dotés, à poursuivre des stratégies proliférantes, c’est-à-dire de chercher à acquérir, en violation de leurs engagements au titre du TNP, des capacités nucléaires militaires. On constate la persistance des crises de prolifération nord-coréenne et iranienne, en dépit de la pression internationale et des sanctions. Je ne mets pas les deux sur le même plan en termes d’avancée des programmes, mais ces deux trajectoires peuvent être perçues comme validant les stratégies de fait accompli nucléaire. On voit ainsi l’Iran, dont le programme nucléaire n’est jamais apparu aussi avancé après les annonces du régime de Téhéran en novembre, tripler ses capacités d’enrichissement à 60 % et installer de milliers de nouvelles centrifugeuses avancées. L’Iran renforce ses capacités d’enrichissement, alors même que les négociations pour un retour au JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action) sont au point mort et devraient le rester pour un moment. On voit la Corée du Nord menacer d’un septième essai nucléaire après les progrès significatifs de ses capacités balistiques, en particulier en 2022, sur les plans quantitatif, qualitatif et de la doctrine. On voit le risque de réponse à ces crises par une cascade de proliférations dans le voisinage proche de ces pays.

Ce contexte, déjà pas très riant, est aggravé depuis le début de la guerre en Ukraine. Une victoire russe et un échec ukrainien valideraient l’idée que seule la détention d’une arme nucléaire offre une réelle garantie de sécurité contre une agression par un État doté. Elle pourrait conforter l’idée que cela fonctionne de la part de pays tentés non seulement par l’acquisition de l’arme nucléaire, mais aussi par son utilisation dans le cadre d’une stratégie de sanctuarisation agressive.

De plus, en raison du cycle électoral américain et des tendances isolationnistes à l’œuvre, on peut craindre la perception du caractère politiquement aléatoire de la solidité des garanties de sécurité des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés en Asie et de l’Otan en tant que telle, notamment dans le cadre de la dissuasion élargie. La perception d’un affaiblissement de la solidité de la garantie de sécurité américaine pourrait inciter certains à s’engager dans des stratégies d’ambiguïté nucléaire ou davantage.

Deuxièmement, l’érosion du consensus international autour du cadre international de non-prolifération du TNP crée un environnement plus permissif et limite nos capacités de réponse. Je mentionnerai la fin ou le très réel affaiblissement du consensus du P5. On l’a vu cet été, lors du blocage explicite et assumé par la Russie de la conférence d’examen du TNP, qui se tient tous les cinq ans. On l’a vu aussi en mai 2022, avec pour la première fois, un veto russo-chinois au Conseil de sécurité sur le programme nord-coréen, en réaction à des tirs balistiques. Or depuis que la Corée du Nord a quitté le TNP, s’est engagée dans un programme nucléaire militaire et réalisé des essais nucléaires – six, jusqu’à présent -, une réaction unie du P5 avait toujours permis de donner un signal clair d’unité de la communauté internationale. De même, s’agissant de l’Iran, cette fracture au sein du P5 change nos leviers au Conseil de sécurité. Entre 2006 et 2012, même si nos positions n’étaient pas identiques à celles des Russes ou des Chinois, grâce au soutien unanime du P5 et quasiment unanime du Conseil de sécurité, a été adoptée une série de sanctions qui ont conduit Téhéran à négocier sur l’avenir de son programme nucléaire. L’entrée en négociations et la conclusion, en 2015, de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, n’auraient jamais eu lieu sans un P5 uni. Les positions sont aujourd’hui différentes. Outre la dégradation des relations entre la Russie et le P3, on constate un rapprochement stratégique entre Téhéran et Moscou et la situation particulière de la Chine qui, sans vouloir voir l’Iran devenir un État nucléaire, demeure le premier importateur de pétrole brut iranien, à hauteur d’environ 1,2 million de barils par jour sur un total exporté de 1,4 million.

Affaiblissement de l’unité du P5, délégitimation du cadre fixé par le TNP, marquée par une radicalisation du mouvement des désarmeurs face à l’impression d’une absence d’avancée avec la promotion d’initiatives abolitionnistes minant le TNP, telle est la problématique du traité d’interdiction des armes nucléaires. On assiste à un blocage des régimes de contrôle et l’on entend des critiques croissantes de leur légitimité, souvent soutenues par la Chine et la Russie qui adoptent des postures démagogiques vis-à-vis de beaucoup de pays du Sud. Ces régimes de contrôle sont, dans le domaine nucléaire, le Groupe des fournisseurs nucléaires (NSG), dans le domaine des missiles, le régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR). À cela s’ajoute, triple peine pour la France, un risque de délégitimation de la dissuasion nucléaire, non seulement en termes juridiques par la promotion du TIAN au détriment du TNP, mais aussi parce que les comportements irresponsables de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine, eu égard à son opacité, sont mis sur le même plan que les doctrines de tous les États dotés.

Troisième raison de cette fragilisation, une érosion des capacités de contrôle et une contestation de l’autorité de l’AIEA. Dans la dernière décennie, nous avons connu une multiplication des situations de non-coopération de la part de Syrie, de la Corée du Nord ou de l’Iran. Nous voyons des mises en cause croissantes de l’indépendance de l’Agence, en particulier de la part de la Chine qui cherche à utiliser ou à instrumentaliser ses responsabilités en matière de contrôle pour faire blocage à l’alliance « Aukus ». Or si nous sommes peu enthousiastes sur cette alliance, nous considérons qu’il n’est pas dans notre intérêt d’affaiblir la légitimité de l’Agence en vue de contrer ce projet. Nous constatons aussi une sursollicitation des moyens de l’Agence, d’où un besoin en ressources auquel la France s’efforce de répondre aux côtés d’autres partenaires, mais la tension entre les besoins et les ressources ne cesse de croître.

Ces développements interviennent dans un contexte de relance mondiale du nucléaire civil qui renforce la possibilité pour un nombre croissant d’États d’accéder à des technologies potentiellement proliférantes sous couvert d’objectifs civils et appelle à un cadre renforcé. Dans un contexte de concurrence internationale accrue, dû notamment à la pression russe et à la pression chinoise à l’export, et face à l’apparition de nouveaux acteurs moins sensibilisés aux questions de non-prolifération, existe un risque de course au moins-disant sur le plan des standards de sécurité et de non-prolifération.

À cela s’ajoute un risque de facilitation de l’acquisition de technologies proliférantes sous le couvert d’objectifs civils. Je ne parle pas de technologies liées à la militarisation, nécessaires pour fabriquer l’engin en tant que tel, mais de technologies permettant d’acquérir les matières fissiles, en particulier les technologies liées à la conversion, à l’enrichissement ou au retraitement.

Dans un cadre international de non-prolifération au cœur de nos intérêts de sécurité de plus en plus fragilisés et menacés par certains États, il est impératif pour nous de répondre à ces menaces en se concentrant sur plusieurs axes.

Le premier axe est la défense de la primauté du TNP dans ses trois piliers, face aux tentatives de délégitimation de la mouvance prohibitionniste du TIAN. Il convient d’éviter l’opposition entre États accrochés à l’arme nucléaire en faisant abstraction du reste et États « vertueux » qui œuvreraient en faveur du désarmement nucléaire. La réalité est tout autre. Un certain nombre d’États, dont la France, souhaitent poursuivre avec détermination leur action en faveur du désarmement nucléaire dans la logique pragmatique et réaliste du TNP, qui permet de combiner armements nucléaires et sécurité internationale, face à une approche des promoteurs du TIAN que nous considérons irréaliste.

Je rappelle que la France est l’État doté qui affiche le bilan de désarmement le plus abouti. Il convient d’essayer autant que possible de poursuivre le dialogue entre pays du P5 au sujet de la réduction des risques stratégiques et de rappeler qu’on ne peut pas mettre sur le même plan toutes les doctrines et toutes les pratiques des États du P5.

Le deuxième axe vise à mobiliser nos alliés et nos partenaires européens pour mieux défendre les alliances nucléaires, au moment où nous constatons une mobilisation insuffisante pour défendre le TNP face au TIAN. Dans ce cadre, nous sommes engagés dans un dialogue exigeant, parfois rugueux, avec des alliés européens observateurs du TIAN, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, parce qu’il existe une sorte de schizophrénie à vouloir bénéficier de la dissuasion élargie américaine en acceptant un rôle d’observateur aux conférences des États parties. Il en va de même pour les pays qui ne sont pas dans l’Otan mais partenaires de l’Otan, comme l’Irlande, l’Autriche ou même l’Australie, qui cherchent à s’en rapprocher et à bénéficier d’une série d’offres de partenariat.

Pour défendre la primauté du TNP, continuer à œuvrer à la résolution des crises de prolifération, invalider les stratégies de fait accompli nucléaire et éviter les risques de prolifération en cascade, il importe de privilégier la nécessaire fermeté sur la crise nord-coréenne et la recherche d’une solution diplomatique de la crise nucléaire iranienne. En appui de ces efforts, nous devons préserver nos capacités d’anticipation, de contrôle et d’entrave des stratégies proliférantes, grâce au rôle indispensable de l’AIEA et au respect de l’intégrité de son mandat. C’est la raison pour laquelle nous avons systématiquement soutenu, avec nos partenaires E3, le directeur général de l’Agence, face à l’absence de coopération iranienne. Nous devons aussi contribuer au maintien des régimes de contrôle. La diplomatie française joue un rôle important pour aider à les adapter aux nouvelles réalités technologiques, pour défendre leur légitimité face aux offensives de pays comme la Chine, qui présentent ces régimes de contrôle comme une entrave au développement des pays du Sud, et pour renforcer la coopération diplomatique et opérationnelle avec nos partenaires au regard de stratégies d’entrave. C’est un travail totalement intégré entre le ministère des affaires étrangères, le ministère des armées et nos services de renseignement externes et internes, comme la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).

Plus fondamentalement, prévenir de nouveaux foyers de prolifération suppose de viser deux objectifs stratégiques : mettre en échec le dévoiement de la dissuasion nucléaire à des fins coercitives par la Russie en Ukraine et répondre aux préoccupations de sécurité de nos partenaires. D’où l’importance de la robustesse des garanties de sécurité américaines et, pour nous, d’aller de l’avant et d’unifier le dialogue, proposé par le Président de la République dans son discours de l’École de guerre, en février 2020, avec nos partenaires européens sur la dimension européenne de notre dissuasion nucléaire. En outre, il importe que nos partenaires dans le Golfe sachent que les engagements que nous avons pris et que notre présence militaire s’accompagne d’une lucidité sur leur environnement stratégique.

En conclusion, je soulignerai que la préservation du TNP a partie liée avec la défense de droits fondamentaux de notre identité internationale, et de trois intérêts fondamentaux. Les deux premiers sont notre indépendance ou notre souveraineté et notre démocratie. Je pense profondément que si la délégitimation du TNP par la promotion d’une approche prohibitionniste venait à prospérer, cela n’aurait aucune incidence sur les puissances autoritaires, la Russie, la Chine, la Corée du Nord, qui continuent d’armer ou de réarmer. À l’instar des enjeux comme le mouvement de la paix des années 1950 ou la crise des euromissiles dans les années 1980, il s’agit d’assurer dans la durée la capacité de notre démocratie et de nos alliances démocratiques à se défendre. Troisièmement, et cela peut paraître un peu abstrait et hors sol, mais c’est directement lié à notre sécurité, nous devons préserver la capacité à défendre le droit. Malgré toutes ses fragilités, le TNP a réussi à nous protéger collectivement d’une multipolarité nucléaire limitée à la confrontation de rapports de force. Si le TNP est mis en échec, c’est un nouveau pan essentiel de la capacité à réguler les rapports de force par le droit qui s’effondrera. Pour toutes ces raisons, les instruments existants et surtout notre action et l’action du Gouvernement pour les défendre sont au cœur de notre diplomatie et de notre action diplomatique.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le directeur général, pourriez-vous élargir la description du cadre juridique aux traités internationaux ? Vous avez parlé du TNP et du TIAN, mais pas du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) ni des traités de nature bilatérale, tel que le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) conclu entre les Américains et les Russes. Hier encore, les Américains évoquaient la remise en cause par les Russes du traité New Start. Quelle est la position française sur les autres traités internationaux ?

M. Philippe Errera. Le TNP fixe un cadre global pour déterminer quels États peuvent détenir l’arme nucléaire, quels États ne le peuvent pas et comment garantir les droits à l’énergie nucléaire civile. À la différence des armes chimiques ou biologiques, le nucléaire militaire ne fait pas l’objet de prohibition. Des traités interdisant leur production, leur mise au point et leur détention, mais aucun n’encadre leur possession.  Pour accompagner ce cadre, nous avons mis en avant, à titre bilatéral entre l’URSS, puis la Russie, et les États-Unis, mais également à titre multilatéral, des traités de maîtrise des armements.

Je rangerais le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), signé en 1987, ainsi que les traités SALT, Start et New Start, entre l’URSS et les États-Unis, puis la Russie et les États-Unis, dans la catégorie des instruments juridiques visant à encadrer les arsenaux des pays ayant le droit de posséder l’arme nucléaire. En termes numériques, c’était le cas du traité Start, et en termes de transparence, au moyen de régimes intrusifs de vérification, du traité FNI ou des traités Start, ou d’engagements mutuels assortis de régimes de transparence allégés, pour le traité New Start, afin de limiter les capacités des États à un certain nombre de têtes.

L’affaiblissement du régime de maîtrise des armements, engagé depuis 2007, dans le domaine conventionnel, par le traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et, dans le domaine nucléaire, par le traité FNI et le traité Start, va dans le sens de la volonté de la Russie de violer un certain nombre de ses engagements. En violation de ses engagements pris dans le cadre du traité FNI, la Russie a développé des missiles sol-sol dotés de capacités d’emport nucléaire de portée inférieure à 500 kilomètres, ce qui a conduit les États-Unis à se retirer du traité FNI, de même, évidemment, que la Russie. Le traité FCE a également été violé par la Russie, comme le Mémorandum de Budapest. Ce mouvement réduisant la prévisibilité, la transparence et les contrôles se reflète malheureusement sur les traités de maîtrise de l’armement. Le traité FNI n’est désormais plus en vigueur.

Les États-Unis viennent de dénoncer des violations, de leur point de vue, par la Russie du traité New Start, lequel expirera en 2026. S’il expire sans être renouvelé et, a fortiori, en situation de violation, aucun accord de maîtrise des armements nucléaires ne sera plus en vigueur entre les États-Unis et la Russie. Or les arsenaux américains et russes sont bien plus importants que ceux de la France, du Royaume-Uni ou de la Chine. En 2020, les États-Unis affichaient 3 750 têtes, ce qui est beaucoup, mais 83 % de moins qu’à la fin de la guerre froide. Quand on met en cause les trajectoires du P5 sur le désarmement nucléaire, il convient de rappeler que les chiffres ont énormément décru, non seulement en nombre de têtes mais aussi en nombre de systèmes d’armes. Du côté de la Russie, on estimait le nombre de têtes à environ 4 500, à une très forte inconnue près, parce que celle-ci ne les a jamais déclarées et parce que des incertitudes planent sur le nombre de têtes non opérationnelles sur système stratégique, toutes les têtes sur les systèmes d’armement tactique russes n’entrant pas dans cette comptabilité.

Le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, ou TICE (CTBT en anglais - Comprehensive NuclearTest-Ban Treaty), ouvert à la signature en 1996, visait à encadrer la prolifération verticale en limitant la capacité des États dotés à moderniser leurs armes au moyen d’essais, ce qu’ils ont pu faire autrement. Pour ce qui nous concerne, nous l’avons fait au moyen d’un programme de simulation. Les États non dotés, au-delà de l’interdiction pesant sur eux au titre du TNP, devaient prendre l’engagement de ne pas procéder à des essais nucléaires. La France est le premier État doté à l’avoir signé. Avec le Royaume-Uni, nous étions les deux premiers à le ratifier, ensemble, en avril 1998. Les États-Unis l’ont signé mais le Sénat américain l’a rejeté en septembre 1999.

Nous sommes dans une situation hybride où les perspectives d’entrée en vigueur du TICE paraissent très éloignées. Pour ce faire, les quarante-quatre États disposant de capacités nucléaires civiles, dits État de l’annexe 2, doivent le signer et le ratifier. On en est loin, puisque les États-Unis l’ont signé mais ont rejeté sa ratification, la Chine l’a signé mais jamais ratifié. Les États-Unis ont exprimé des inquiétudes sur des activités de la Russie qui seraient proches des seuils ou de la violation, sans parler de pays comme la Corée du Nord qui ne le signeront pas. Les perspectives d’entrée en vigueur sont donc sombres, mais nous ne devons pas les abandonner. Malgré l’absence d’entrée en vigueur du traité, nous avons collectivement décidé de mettre en place le réseau de surveillance international des essais nucléaires prévu par le TICE. Grâce à un réseau de détecteurs infrasons, de radionucléide, partout dans le monde, il permet de déceler des essais, même de faible énergie, et accessoirement de nous aider lors d’événements comme des tremblements de terre. Il nous aide à dissuader, certes pas totalement, les États signataire du TICE qui seraient tentés de tricher. Le traité d’interdiction des armes nucléaires procède d’une initiative lancée par un certain nombre d’États qui considéraient que le désarmement nucléaire dans le cadre du TNP n’allait ni assez loin ni assez vite, en relais de mouvements d’ONG qui mettaient en avant les conséquences humanitaires de l’arme nucléaire.

D’évidence, l’arme nucléaire peut avoir des conséquences dramatiques. La dissuasion repose sur la capacité d’infliger des dommages inacceptables à quiconque s’en prendrait à des intérêts vitaux. Le fondement de l’efficacité de la dissuasion nucléaire a été dévoyé et inversé en ces termes : l’arme nucléaire fait beaucoup de morts et de blessés, faire des morts et des blessés, c’est mal, par conséquent l’arme nucléaire, c’est mal. Il n’y a pas de place pour l’entre-deux. Il faut, dit-on, lancer un mouvement général débouchant sur la prohibition de l’arme nucléaire, comme pour les mines antipersonnel ou les armes à sous-munitions, partant de la société civile et soutenu par un certain nombre d’États, pour changer leur réalité politique et les amener, par la force des opinions publiques, à souscrire à ces instruments. Sauf que si cela peut fonctionner dans des démocraties, la probabilité dans des pays comme la Russie, la Chine ou la Corée du Nord est nulle.

Nous sommes très opposés au TIAN, parce qu’il ne servirait qu’à désarmer les démocraties et parce qu’il est mal ficelé. Nous y constatons des points aveugles dans les mesures de vérifications. Or la souscription d’un nombre croissant d’États au TIAN induit un affaiblissement du TNP qui, lui, prévoit des mesures de vérification bien plus robustes. Chez certains de nos partenaires européens, nous voyons des mouvements d’opinion et des groupes politiques, donc des gouvernements, sensibles à cette rhétorique, lesquels cherchent à concilier les programmes politiques des partis dominants avec la réalité stratégique et leurs engagements au sein de l’Otan. Le contrat de coalition allemand, par exemple, est une cote mal taillée, puisqu’il prévoit de ne rien faire qui affaiblisse le TNP tout en s’engageant à participer comme observateur aux conférences des États parties du TIAN. Nous avons dit aux Allemands que participer comme observateur aux conférences des États parties du TIAN, c’était, de fait, donner à cette enceinte, donc au traité qui la fonde, une légitimité politique. Nous avons aussi un défi particulier à relever en Afrique, où un nombre croissant de pays signent le TIAN. Au total, quatre-vingt-douze pays ont signé le TIAN et soixante-huit l’ont ratifié. En Afrique ou ailleurs, remettre en perspective non le désarmement contre l’absence de désarmement, mais un désarmement réaliste reposant sur une prise en compte du contexte stratégique, en fonction d’une approche non seulement naïve mais aussi dangereuse, est un des axes de notre diplomatie.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupe.

Mme Anne Genetet (RE). Selon l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), la Chine serait dotée d’environ 350 têtes nucléaires, probablement en troisième position mondiale mais loin des chiffres des États-Unis et de la Russie que vous avez cités. Cela souligne notre méconnaissance de cet arsenal et la dynamique de son renforcement qualitatif et quantitatif que l’amiral américain Charles A. Richard qualifie d’expansion époustouflante. Des centaines de nouveaux silos sont construites pour des missiles balistiques intercontinentaux. Ils renforcent leur composante maritime, développent une composante aéroportée et testent un planeur hypersonique. Dans le même temps, le Pentagone estime que la taille l’arsenal nucléaire chinois pourrait tripler jusqu’à atteindre mille têtes nucléaires d’ici à 2030. La Chine se défend en affirmant qu’elle fait correspondre ses capacités nucléaires au niveau minimal requis pour sa sécurité nationale, dans un contexte de développement défensif et de modernisation de la Triade américaine.

Sur la scène internationale, la Chine dit que le désarmement nucléaire devrait être une responsabilité commune mais différenciée, selon le principe d’une première réduction de l’arsenal des deux premières puissances nucléaires, ouvrant la voie à l’adhésion d’autres États dotés aux négociations, comme on essaie de le faire dans le TNP. Dans ce contexte de compétition sino-américaine, comment intégrer la Chine dans des discussions à court terme sur la réduction des arsenaux ?

Cette prolifération verticale engendre également des pressions sur les pays de la région, notamment la Corée du Sud dont vous avez rencontré le représentant spécial pour la paix et les affaires de sécurité, en septembre dernier. Quelle est votre perception de la remise en question des garanties de sécurité américaines par la Corée du Sud ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la prolifération régionale ?

Le développement de l’arsenal chinois peut-il faire évoluer la doctrine de non-recours en premier du pays, l’incitant à user de son arme pour intimider, mener des stratégies anti-accès dans la zone indo-pacifique, dans une logique de sanctuarisation stratégique vis-à-vis du détroit de Taïwan ? Dans ce contexte, comment la France pourrait-elle préserver ses marges d’action et poursuivre la défense de ses intérêts dans la région ?

M. Philippe Errera. Depuis Paris, la Chine apparaît comme un pays qui développe quantitativement son arsenal ; si elle détient un nombre de têtes très inférieur à ceux de la Russie et des États-Unis, la trajectoire compte davantage que le nombre actuel - c’est-à-dire le nombre à horizon de cinq, dix ou quinze ans. Il faut aussi prendre en compte le renforcement et la diversification qualitatifs, notamment des progrès significatifs de miniaturisation. Qui dit miniaturisation dit capacité de mirvage voire de marvage, c’est-à-dire la possibilité d’installer des têtes indépendamment ciblées voire manœuvrantes sur des systèmes à portée intercontinentale, et dit également, et c’est l’un des aspects les plus difficiles à connaître et potentiellement les plus dangereux, un certain nombre de systèmes d’usage potentiellement tactiques.

Ce renforcement quantitatif et qualitatif de l’arsenal chinois est d’autant plus préoccupant que, de tous les États possesseurs, la Chine est celui dont la doctrine est la plus opaque. Cette opacité délibérée s’appuie sur ce qu’on appelle, en langage diplomatique, une ambiguïté, au sujet de la doctrine du non-recours en premier. Dire que vous n’utiliserez jamais l’arme nucléaire en premier dans un conflit, c’est une autre manière de dire que vous n’emploierez l’arme nucléaire qu’en réponse à une attaque nucléaire. Or tout ce qu’on voit de l’arsenal nucléaire chinois contredit cette doctrine. La littérature grise, c’est-à-dire les publications des responsables militaires, stratégiques ou du parti traitant de l’environnement stratégique et de la place de l’arme nucléaire, montre une augmentation du nombre de signaux ou d’occurrences d’éléments de stratégie en contradiction avec la doctrine du non-recours en premier.

Sans faire de parallèle simpliste, l’URSS, qui affichait publiquement une doctrine de non-recours en premier pendant la guerre froide avait structuré toute sa doctrine, toutes ses forces et toute sa posture de manières contradictoires. Des archives publiées après la guerre froide nous ont appris que l’URSS avait une doctrine de recours en premier à l’arme nucléaire.

Nous ne savons pas mais avons beaucoup de raisons de croire que cette doctrine ne reflète pas la réalité des actes de la Chine. D’où l’importance des efforts en faveur d’un traité que je n’ai pas mentionné, et pour cause, puisqu’il n’existe pas, mais à la conclusion duquel nous devons nous efforcer d’aboutir. Il s’agirait d’un traité d’interdiction complète de production de matières fissiles, puisque la Chine a besoin d’accélérer la production de matières fissiles à des fins militaires pour développer cet arsenal. Elle est le seul État du P5 qui continue de produire des matières fissiles à des fins militaires.

Dans ces conditions, on comprend le caractère essentiel des garanties de sécurité américaines pour les pays situés dans l’environnement immédiat de la Chine. L’administration américaine a consacré beaucoup d’efforts au réinvestissement de ses alliances militaires en Europe et en Asie pour effacer l’effet désastreux de quatre années de présidence Trump sur la crédibilité des garanties de sécurité américaines. Mais ce sont des tendances de temps long, voire très long. Des pays s’interrogent sur la pérennité de la garantie de sécurité américaine et, face au renforcement de ce qui est perçu comme une menace ou une capacité de coercition chinoise, sur la volonté d’envisager des options.

Aucun responsable gouvernemental ne déclare explicitement que son pays va acquérir l’arme nucléaire, mais il est intéressant de suivre l’évolution du centre de gravité du débat public et du débat politique dans les démocraties du Japon et de la Corée. Après des propos jugés ambigus, le président de la Corée du Sud a rappelé son attachement au TNP, mais tout l’enjeu de ces pays est de renforcer leur sécurité.

Certains alliés de l’Otan, notamment ceux qui, contrairement à nous, sont partie intégrante du dispositif de dissuasion élargie américaine, peuvent parfois exprimer des frustrations , mais quand on discute avec nos partenaires alliés militaires des États-Unis en Asie, on réalise à quel point le fait d’avoir un cadre de discussions, de pouvoir poser explicitement le principe de la dissuasion élargie et du partage nucléaire qui, dans l’Otan, permet à certains pays de placer des armes nucléaires américaines sous leurs avions, est vu par les pays d’Asie comme un élément auquel ils aspirent et qui pour eux changerait fondamentalement la donne.

M. Michaël Taverne (RN). « La menace nucléaire nord-coréenne n’est plus seulement une menace pour la Corée du Sud. Maintenant que le problème est devenu plus sérieux, nous pouvons déployer des armes nucléaires tactiques, ici, en Corée ou posséder nos propres armes nucléaires ». C’est ce qu’a déclaré le président sud-coréen, le 12 janvier dernier. Par cette déclaration, pour la première fois depuis 1991, un chef de l’État sud-coréen évoque directement la possibilité pour son pays de se doter de l’arme nucléaire, alors même que celui-ci adhère au TNP.

Si le débat sur la nucléarisation de ce pays n’est pas récent, cette déclaration rappelle que la prolifération nucléaire reste un sujet de préoccupation majeur et n’est pas le seul fait d’États autoritaires ou totalitaires ne respectant pas les règles internationales, tels que l’Iran et la Corée du Nord. En Asie, cette prolifération pourrait également venir d’États démocratiques comme la Corée du Sud, mais aussi du Japon où le débat s’invite régulièrement dans la sphère politique, notamment à cause des tensions avec le voisin chinois et de la menace nord-coréenne.

De plus, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la menace nucléaire brandie à l’envi par le Kremlin sont également de nature à relancer ce débat et à poser la question de l’équilibre de la terreur.

Pour un État, disposer de l’arme nucléaire représente un avantage stratégique indéniable en cas de conflit avec un État ne disposant pas de telles capacités. Il est à craindre que d’autres États démocratiques ou non aient pour ambition de développer des armes nucléaires à moyen ou long terme. D’ailleurs, cette possibilité n’est pas rejetée par les opinions publiques. Le chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique Antoine Bondaz rappelait dans Le Figaro, que ce qui n’était auparavant soutenu que par de très rares experts devient de plus en plus courant et que 71 % des Coréens se déclarent favorables à ce que leur pays se dote de ses propres capacités nucléaires.

Si l’obtention par des États peu dignes de confiance quant à l’usage qu’ils feraient de telles armes est une menace évidemment combattue, notamment par la France, la question de l’obtention de telles capacités par des États démocratiques, dont certains sont nos alliés, n’est pas aussi simple à trancher. Il s’agit d’une nouvelle réflexion à mener. Sur cette partie du sujet, notre groupe aimerait connaître votre sentiment.

M. Philippe Errera. La lutte contre la prolifération et pour le respect du TNP a une valeur intrinsèque, indépendamment de la nature du pays qui cherche à se doter de l’arme nucléaire. Certes, c’est bien pire s’agissant de pays comme la Corée du Nord, mais la stabilité du système international et la stabilité stratégique sont réduites par l’augmentation du nombre d’États détenteurs de l’arme. Le risque d’une guerre nucléaire s’accroît si davantage de pays la possèdent, surtout en présence d’équilibres de multipolarités nucléaires d’États qui, ne se connaissent pas ou ne se reconnaissent pas. J’entends parfois dire que si l’Iran se dote de l’arme nucléaire, cela permettra de stabiliser le Golfe, donc le Moyen-Orient. En considérant l’équilibre de la guerre froide, certains considèrent parfois que ce n’était pas si grave, puisque l’URSS et les États-Unis ne se sont pas fait la guerre. Or non seulement, entre l’URSS et les États-Unis, on n’est pas passé loin, eu égard à ce qu’on sait aujourd’hui de la crise des missiles de Cuba, mais il y a une différence fondamentale entre une situation dans laquelle deux États se reconnaissaient juridiquement, se connaissaient au travers d’échanges et de négociations qui ont abouti à différents traités, dans les années 1960, et la situation dans le Golfe et, a fortiori, dans la péninsule. C’est donc particulièrement grave et la France a intérêt à limiter le nombre d’États qui emprunteraient cette voie.

Si c’est grave, que faire ? Il faut avoir à l’esprit deux leviers. Le premier, fondamental, est la réflexion de ces États sur leur propre sécurité. D’où l’importance des garanties de sécurité des pays qui leur en procurent et des États-Unis. En Europe, pendant les années 1950 et 1960, plusieurs pays ont envisagé d’ouvrir cette possibilité. Ce qui a limité le nombre d’États cherchant à disposer de l’arme nucléaire en Europe et d’États dotés au titre du TNP en 1968, c’est d’abord la crédibilité des garanties de sécurité américaines dans le cadre de l’Otan, pour eux ou à titre bilatéral, pour la Suède.

Second volet important pour nous vis-à-vis de partenaires proches comme la Corée ou d’autres, dans le Golfe, par exemple, il faut montrer une unicité de vision de la mise en œuvre des instruments de non-prolifération, qu’il s’agisse du TNP ou des engagements pris dans le cadre du groupe des fournisseurs nucléaires. Je parlais des technologies d’enrichissement ou de retraitement qui permettent de contrôler le goulet d’étranglement le plus caractéristique de la prolifération nucléaire, l’accès à la matière. Dans le cas du TNP, nous avons pris, l’engagement, dans le cadre du NSG, de ne transférer aucune technologie du cycle, aucune technologie d’enrichissement ou de retraitement à un pays qui n’aurait pas signé et mis en œuvre un protocole additionnel avec l’Agence. Ce jargon juridique signifie que tout État membre du TNP a l’obligation de négocier, signer, ratifier et mettre en œuvre un accord de garantie avec l’AIEA. Cet accord garantit la nature pacifique de son programme et confie à l’AIEA le rôle d’inspecter les sites déclarés pour établir une comptabilité de la matière déclarée.

Mais on voit aussi qu’il suffit d’avoir des matières ou des sites non déclarés pour développer un programme nucléaire clandestin. Jusqu’en 1990, l’Irak avait développé un programme nucléaire clandestin après avoir signé des accords de garantie avec l’Agence. La Corée du Nord, qui avait aussi développé un programme clandestin, n’avait signé qu’un accord de garantie avec l’Agence et l’Iran n’avait qu’un accord de garantie avec l’Agence. En 1993, sur la base des crises nucléaires irakienne et nord-coréenne, il a été décidé collectivement de renforcer les pouvoirs d’inspection de l’Agence par un protocole additionnel à l’accord de garantie. Celui-ci permet à l’Agence de se rendre dans des sites non déclarés pour voir s’il y a des matières non déclarées et lui donne des pouvoirs plus étendus pour réduire la possibilité de développement d’un programme nucléaire militaire clandestin. En 2010, nous avons dit collectivement que nous ne partagerions pas de technologies d’enrichissement ou de retraitement avec des pays n’ayant pas signé un tel accord avec l’Agence. Il sera important de rappeler à tous les États, même des États amis, qui pourraient nous en faire la demande, qu’une seule norme s’applique à tous. Cela peut être vu, surtout de la part d’un pays ami, comme inamical ou comme un signe de manque de confiance. Il importe de rappeler que le sujet n’est pas la confiance mais notre sécurité collective.

Nous devons rester très fermes sur nos demandes à la Corée du Nord et à l’Iran et sur les mesures que nous avons prises, notamment au Conseil de sécurité, pour sanctionner les violations de leurs engagements. C’est la raison pour laquelle, à l’égard de la Corée du Nord, la France maintient une ligne très ferme, au Conseil de sécurité et au sein de l’Union européenne, afin que, tant qu’elle maintient sa trajectoire, la Corée du Nord se voie opposer toutes les sanctions collectivement décidées. L’an dernier, nous avons renforcé, et la France était motrice, les sanctions autonomes, c’est-à-dire les sanctions de l’Union européenne allant au-delà des sanctions du Conseil de sécurité pour maintenir une pression et l’objectif de l’abandon complet, irréversible et vérifiable de ses programmes d’armes de destruction massive et de leurs vecteurs. Sous l’administration Trump, dans une situation contre-intuitive, le président américain voulait, pour nourrir et faciliter le dialogue avec le président nord-coréen, soit alléger les sanctions, soit envisager la possibilité d’allègement des sanctions comme monnaie d’échange des rencontres. Nous nous y sommes opposés, parce que nous pensions que c’était de nature à affaiblir le régime de non-prolifération et notre sécurité.

Enfin, contrairement aux Américains, nous pensons qu’un élément important de pression, et c’est aussi vrai pour le dossier iranien, est de garder autant que possible le P5 dans une situation, sinon de consensus, du moins d’absence de divisions apparentes, pour bloquer l’horizon politique de ces pays. Je ne mettrai pas la Corée du Nord et l’Iran dans la même catégorie. La Corée du Nord n’a pas grand-chose à faire de son isolement international face au P5. En revanche, elle est très dépendante de la Chine et notre capacité à travailler avec la Chine au Conseil de sécurité est essentielle.

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Monsieur le directeur général, vous avez dit que la Chine modifiait sa politique vis-à-vis de l’AIEA en réaction à l’alliance « Aukus ». De fait, on constate à travers le monde une spirale du renforcement des armements nucléaires mais aussi à leur développement dans de nouveaux espaces. Qu’il s’agisse du cyber ou de l’espace, la course à l’armement conduit à s’interroger sur l’efficacité de la dissuasion et sur l’apparition de nouvelles formes de dissuasion.

Comment votre direction et la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement appréhendent-t-elles l’avenir de la dissuasion au travers de l’apparition de ces nouvelles technologies ? Comment la France se positionne-t-elle sur l’apparition d’armes dans l’espace, l’utilisation du cyber comme vecteur de destruction, alors que le traité de l’espace prévoit qu’aucune arme de destruction massive ne peut être stockée dans l’espace ? Quelles sont les initiatives diplomatiques de la France pour limiter, voire interdire les armements dans ces nouvelles zones fluides de confrontation ?

M. Philippe Errera. Je partage votre perception de l’évolution de la conflictualité et du développement d’outils utilisables comme armes, dans les domaines cyber ou spatial. Ils ont été décrits dès la Revue nationale stratégique de 2017 puis dans celle de 2021, comme changeant la nature de la guerre et du conflit avec les risques que vous mentionnez mais aussi un plus grand risque systémique de renforcement de l’instabilité stratégique, de trois manières. D’abord, il est beaucoup plus difficile de savoir ce qui est une agression et ce qui ne l’est pas. Dans le domaine spatial, certains services spatiaux parfaitement légitimes de déplacement d’un satellite d’une orbite vers une autre, peuvent être utilisés comme couverture à des actes hostiles. Ensuite, il est beaucoup plus difficile de savoir qui est l’agresseur. Enfin, et c’est important au regard du développement de conflits, voire de la mise en œuvre de la dissuasion, l’utilisation de tels moyens pour vous rendre sourds, aveugles ou incertains, et compliquer la prise de décision.

Pour routes ces raisons, nous devons, approfondir notre connaissance et notre compréhension, au moyen d’analyses, de capacités de renseignement, des capacités dont disposent nos partenaires ou adversaires, mais aussi par les instruments existants. Effectivement, le traité de l’espace de 1967 n’interdit pas le déploiement de tout système d’armes dans l’espace mais des armes de destruction massive.

Nous cherchons à augmenter le coût politique de la violation de certaines normes. Les armes antisatellites et les armes antisatellites basées à terre ne sont pas soumises à interdiction. En revanche, comme État disposant potentiellement de telles capacités, nous avons déclaré unilatéralement, en novembre dernier, que nous ne procéderions pas à des essais d’armes antisatellites pouvant produire des débris, afin que la logique selon laquelle il suffit d’avoir la capacité théorique de le faire ne soit pas automatique.

À New York, aux Nations unies et à la Conférence du désarmement, nous pourrons avancer sur l’encadrement du développement de ces capacités. Dans le domaine du cyber, à l’automne dernier, à l’initiative de la France, alors qu’on nous disait que cela ne pourrait pas se faire, a été adoptée une résolution qui a réuni près de 160 pays, visant à développer, un programme d’action des Nations unies pour encadrer ces capacités.

Face à ces outils plus dangereux et plus difficiles que les armements conventionnels, il est d’autant plus nécessaire d’être mobilisés. Le ministère des affaires étrangères joue le rôle de chef de file diplomatique, mais nous travaillons étroitement avec la communauté du renseignement et le ministère des armées. Je ne considère pas que cela affaiblirait la dissuasion. Cela rend plus difficiles et plus exigeantes les conditions dans lesquelles nous exerçons notre doctrine de dissuasion et mettons en œuvre nos capacités, et cela impose que nos collègues du ministère des armées soient rassurés sur la recherche de vulnérabilité cyber de notre outil de dissuasion. C’est un élément nouveau qui n’affaiblit pas la dissuasion, laquelle continuera de porter sur toute attaque contre nos intérêts vitaux, quelle qu’en soit l’origine et quelle qu’en soit la forme, mais qui élargit notre champ de travail.

Mme Nathalie Serre (LR). Monsieur le directeur général, que sait-on d’un éventuel programme nucléaire saoudien pour faire face à son rival iranien ?

En matière de terrorisme, nous subissons, depuis les années 2000, un risque de prolifération d’armes sales mixant le conventionnel avec des déchets radioactifs ou des restes d’industrie. En 1996, une bombe de cette nature déposée à Moscou par des Tchétchènes n’avait pas explosé. Al-Qaïda a-t-il la capacité, à l’aide de la Syrie et l’Irak, qui ont eu accès à des technologies civiles, de développer ce genre d’instrument, et Daech, à l’époque de l’État islamique, a-t-il bénéficié de vieux stocks de matières fissiles ?

Vous avez parlé de sursollicitation des ressources de l’Agence. Qui en décide ?

Beaucoup d’ONG ont des idéologies sous-jacentes. Hormis la volonté de désarmer, quelle est celle sous-jacente au TIAN ?

M. Philippe Errera. Comme tous les pays de la région, l’Arabie saoudite fait l’objet de vigilance, d’autant plus que les responsables saoudiens ont eux-mêmes déclaré publiquement que si l’Iran acquerrait l’arme nucléaire, l’Arabie saoudite chercherait à le faire aussi. Cela ne veut pas nécessairement dire que l’Arabie saoudite le ferait. Toutefois, compte tenu du changement radical d’environnement stratégique que constituerait pour l’Arabie saoudite, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran, nous devons y être particulièrement attentifs.

Le développement d’un engin nucléaire par un groupe terroriste, comme on le montre dans des séries télévisées, serait d’une gravité extrême. Malgré sa très faible probabilité, le sujet est suivi par tous les pays dotés de services de renseignement et de compétences nucléaires. L’utilisation de matières radiologiques - pas nécessairement des matières fissiles, mais plutôt des déchets radioactifs de l’industrie et des hôpitaux -, pour confectionner un engin explosif classique employé pour disperser des matières radioactives, est un objet constant de préoccupation, notamment depuis l’apparition d’Al-Qaïda. Si des pays ont reçu de nombreuses alertes de disparitions, momentanées ou pas, de sources radioactives, à ma connaissance, on n’a jamais eu connaissance d’une chaîne complète, du vol de la matière radioactive à la détention par un groupe terroriste pour fabriquer une bombe. En revanche, on a vu beaucoup de sources volées par des personnes cherchant à les revendre, parfois ont elles-mêmes irradiées. Cela fait aussi l’objet d’une vigilance constante des pays et services concernés car, sans faire beaucoup de morts, il pourrait en résulter un effet de terreur et de graves conséquences économiques en cas d’explosion dans un quartier à forte activité, compte tenu du délai de décontamination. Cela fait aussi l’objet d’une vigilance de la part des services de secours et de la sécurité civile qui doivent être en mesure d’intervenir rapidement.

Comme toutes les agences de l’Organisation des Nations unies, l’AIEA est financée par les États membres. Les États-Unis en sont le principal contributeur, en assurant environ le quart du budget. Les pays européens, dont la France, y contribuent à proportion de leur PIB et peuvent apporter des contributions volontaires fléchées sur certaines activités, prioritaires ou pas. La France fournit des contributions volontaires à la lutte contre le cancer en Afrique, mais aussi, dans le contexte actuel, aux actions de vérification en Ukraine où l’Agence déploie en permanence des inspecteurs dans des centrales ukrainiennes depuis le début de la guerre, ou encore pour la surveillance des activités en Iran. Pendant la mise en œuvre du protocole additionnel, alors que l’Iran autorisait les inspections au-delà de l’accord de garantie, des moyens financiers ont été déployés afin d’envoyer des inspecteurs dans plus d’endroits et plus rapidement. Au total, il en existe un vivier de quelques centaines, de tous les pays. L’Agence veille à n’envoyer que des inspecteurs de confiance dans certains pays sensibles. Tous les pays contributeurs sont potentiellement concernés mais, en pratique, je doute qu’il y ait 194 inspecteurs de 194 pays. L’envoi d’inspecteurs dans un pays n’est pas un droit acquis. Leur recrutement s’effectue sur la base de compétences pointues et nombre d’entre eux sont français.

Je pense comme vous que le TIAN relève davantage d’une idéologie que d’une volonté de recherche de sécurité, mais ses promoteurs en ont sans doute une perception différente. Elle procède de la conviction qu’un mouvement populaire venant d’en bas permettra d’activer le désarmement, que toutes les armes nucléaires sont mauvaises, indépendamment de ceux qui s’en servent, et qu’il faut bien commencer quelque part. Ils fondent leur raisonnement sur des précédents dans d’autres domaines. Ainsi, au début de la négociation sur les mines antipersonnel, certains États considéraient qu’ils en avaient de toute façon besoin pour assurer leur défense, mais, à la fin, les choses ont changé.

Mme Josy Poueyto (Dem). J’évoquerai nos relations tendues avec l’Iran. Sept ressortissants français accusés d’espionnage sont emprisonnés et nous avons adopté de nouvelles sanctions européennes en réponse aux violations des droits de l’homme en Iran. Quelle stratégie diplomatique la France peut-elle adopter pour lutter contre la prolifération nucléaire ? Quelle influence peut-elle avoir vis-à-vis des États proliférateurs en tant que seule force nucléaire souveraine au sein de l’Union européenne ?

M. Philippe Errera. En ce qui concerne notre stratégie d’ensemble de lutte contre la prolifération nucléaire, je n’ai pas grand-chose à ajouter à mon propos introductif.

Depuis 2002, tous les présidents successifs, de tout bord politique, ont placé le dossier iranien en haut de leurs priorités, et la France a joué un rôle clé pour que le sujet reste au premier plan de l’agenda diplomatique et stratégique. Le départ du TNP par la Corée du Nord a coïncidé avec la guerre d’Irak. Alors en poste à Washington, je me souviens qu’après les premières indications du programme d’enrichissement clandestin de la Corée du Nord, en octobre 2002, nous avons proposé aux Américains de soumettre avec eux le dossier au Conseil de sécurité eu égard à la gravité du sujet . De leur côté les Américains ne souhaitaient pas pousser ce dossier au Conseil au risque d’éloigner la Chine sur le dossier irakien qui était la priorité pour Washington. De 2003 à 2006, chaque étape franchie par la Corée du Nord, le départ des inspecteurs de l’AIEA, son retrait du TNP, le premier essai nucléaire, surtout en 2003 et 2004, était synchronisée avec une mobilisation américaine et britannique pour l’Irak, en sorte que le Conseil de sécurité ne devait traiter que ce sujet. C’était une erreur funeste, dont nous payons encore le prix aujourd’hui.

De même, le sujet de l’Iran doit impérativement structurer nos approches diplomatiques. À voir la manière dont l’Iran tue et réprime son peuple, détient nos ressortissants en otage – la France est le pays européen qui en a le plus mais il n’est pas le seul -, dont elle aide la Russie à porter la déstabilisation et l’agression sur le sol européen, dont elle mène des attaques cyber, etc., il est facile de se dire que le dossier nucléaire est un parmi d’autres. Mais pour tous les enjeux de la non-prolifération nucléaire précédemment évoqués, la singularité des enjeux du dossier nucléaire impose de continuer à se focaliser sur le sujet, dans un contexte où le Moyen-Orient en général et le Golfe en particulier ne sont plus au centre des préoccupations, enjeux et intérêts stratégiques des États-Unis. S’ils réussissent à l’avenir à réduire leur engagement en Europe face à l’agression russe, ils se concentreront sur le théâtre indo-pacifique et sur la Chine, pour des raisons légitimes du point de vue de leurs intérêts de sécurité. Nous aurons alors la responsabilité accrue, en tant que Français et Européens, de jouer le rôle qui doit être le nôtre dans le Golfe, en lien avec nos partenaires régionaux, et de dire aux Américains que se détourner totalement du Golfe et de la menace présentée par le programme nucléaire iranien serait une erreur stratégique.

Notre place dans l’Union européenne est plus difficile depuis le Brexit, car nous sommes devenus le seul État doté membre de l’Union européenne. D’autant que les discussions à Bruxelles avec les partisans les plus fervents de l’approche abolitionniste et du TIAN, comme l’Irlande et l’Autriche, suivis par d’autres pays moins vocaux et moins activistes, sont souvent déconnectées des réalités. La dissuasion n’a pas droit de cité à vingt-sept, ce qui ne nous empêche pas de faire valoir une doctrine des capacités de dissuasion et de proposer à des pays européens d’engager un dialogue sur la prise en compte pas l‘Europe dans nos intérêts vitaux. Cette place doit nous permettre de continuer à jouer un rôle d’entraînement dans l’Union européenne pour les enjeux de non-prolifération. Nous y trouvons davantage d’unité que par le passé au sujet de l’Iran et nous rencontrons parfois des difficultés au sujet de la Corée du Nord, parce que certains considèrent qu’il faut laisser ouvertes toutes les portes du dialogue. Nous ne disons pas qu’il faut les fermer mais plutôt que cela ne suffit pas.

Paradoxalement Poutine nous a aidés à raviver l’intérêt de certains de nos partenaires européens, membres de l’Union européenne et de l’Otan, notamment des pays d’Europe centrale et orientale, à l’égard de la dissuasion. Le contexte est lié à la Russie, mais il nous semble important, dans le cadre de l’Union européenne ou en marge et dans celui de l’Otan, de renforcer le pilier dissuasion nucléaire de notre posture de défense.

Mme Anna Pic  (SOC). Le TNP distingue les États dotés de l’arme nucléaire et les États non dotés. Cette distinction est unique dans le droit international qui, par principe, traite tous les États souverains de manière équitable. Le TNP prévoit cependant qu’elle n’est pas définitive. Les règles strictes de non-prolifération ne sont acceptables pour de nombreux États ayant un programme nucléaire civil qu’à condition que les États dotés donnent l’exemple en respectant leurs propres engagements de désarmement. Dans le nouveau contexte stratégique, pourriez-vous préciser la position de la France vis-à-vis de l’engagement au désarmement ? Y a-t-il eu des velléités, pour des pays qui se sentiraient menacés par la Russie, de s’armer de forces nucléaires.

En février 2011, fut signé entre les États-Unis et la Russie le traité New Start de réduction des armes stratégiques. Celui-ci prévoit notamment que chaque partie a droit à dix-huit inspections au plus sur place par an, dix concernant les sites d’armes déployées et non déployées et huit concernant uniquement les sites n’abritant que des armes non déployées. Où en est la Russie quant au respect du New Start et plus largement quant à son engagement au sein du TNP ? La question paraît d’autant plus légitime que, le 27 août dernier, lors de la dixième conférence de réexamen du traité sur la non-prolifération, à Moscou, les 191 pays signataires du TNP ne sont pas parvenus à un accord et ont rejeté le document final.

Enfin eu égard à la question de savoir si la menace pousse à la recherche de l’arme nucléaire ou si la recherche de l’arme nucléaire conduit à se sentir menacé, la Norvège et le Danemark ont refusé d’accepter que des puissances étrangères installent des armes ou des bases nucléaires permanentes sur leur sol. Il existe donc un doute légitime de ces pays sur la volonté des États-Unis de prendre le risque d’une guerre nucléaire en cas d’invasion par la Russie. Peut-on lutter contre la prolifération tout en promouvant la protection nucléaire, alors que celle-ci est parfois refusée par ces États et rend, dans le même temps, le choix du renoncement nucléaire impossible ?

M. Philippe Errera. Je ne partage pas votre lecture du TNP. Ce traité offre à tous les États sans distinction la possibilité d’adhérer ou ne pas adhérer. Il n’a été imposé à personne. Si des États non dotés y ont adhéré, c’est bien parce qu’ils considéraient que les bénéfices qu’ils en tiraient en termes de sécurité et du point de vue de l’accès à l’énergie nucléaire le justifiaient. Un seul État, la Corée du Nord, s’en est retiré. De mon point de vue, la question est celle du respect du TNP.

Comme rappelé en introduction, nous sommes à la fois très attachés à la dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre sécurité et de notre indépendance, et le pays qui est allé le plus loin en matière de désarmement nucléaire. Les deux sont parfaitement conciliables. Nous avons été, avec le Royaume-Uni, le premier État doté à ratifier le TICE. Nous sommes les seuls à avoir démantelé, de façon irréversible, nos sites d’essais nucléaires. En près de dix ans, nous avons réduit notre arsenal de moitié. Nous avons réduit d’un tiers notre composante aéroportée et notre composante océanique. Nous sommes le seul État disposant d’un volet sol-sol à l’avoir démantelé. Nous avons cessé la production de matières fissiles pour les armes nucléaires, nous avons démantelé nos capacités de production de plutonium et d’uranium militaires, et ainsi de suite. Le TNP offre la possibilité, comme la France l’a montré, de concilier armements et non-prolifération.

S’agissant de la Norvège et du Danemark, là encore, ma lecture des faits diffère de la vôtre. Si ces pays ont fait le choix, pour des raisons d’ordre national, de ne pas accepter le stationnement d’armes nucléaires américaines sur leur sol, il n’en reste pas moins que sur les trente membres que compte l’alliance, ils sont une toute petite poignée à disposer d’armes nucléaires américaines sur leur sol. En revanche, ils participent tous, sauf la France, à la mise en œuvre du partage nucléaire et tous sont protégés par la dissuasion nucléaire élargie américaine. À chacun des sommets, la Norvège et le Danemark ont réaffirmé avec tous les autres alliés leur participation à une alliance nucléaire. Ils ont réaffirmé que les forces stratégiques américaines, britanniques et françaises contribuaient fondamentalement à la sécurité de l’alliance et l’importance pour eux de maintenir en vigueur des accords sur le partage nucléaire et les capacités nucléaires américaines sur le territoire européen, même si ce n’est pas sur leur sol. C’est parfois difficile pour certains de ces États soumis à des mouvements anti-nucléaires forts, mais tous les gouvernements ont réalisé cet équilibre. La Finlande et la Suède, en se portant candidats à l’Otan et en entamant les démarches pour ce faire ont souligné qu’ils avaient pleinement conscience de contribuer à une alliance nucléaire dans toutes ses dimensions, indépendamment du stationnement d’armes nucléaires sur leur sol.

Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur le volet nucléaire sont doubles. La première est, malgré tout, le renforcement de la volonté des États de l’Otan ou européens, de mettre en avant l’importance de la dissuasion nucléaire dans notre défense. La seconde est la réouverture de débats, pour l’instant discrète et n’allant pas au-devant de discussions à l’Otan, relatifs à la remise en cause de l’engagement pris collectivement en 1997 de ne pas stationner d’armes nucléaires sur le territoire des États rejoignant l’Otan après 1997. La question est reposée mais il n’y a ni volonté manifeste ni pressions pour revenir sur le sujet, alors que cela pourrait paraître légitime à certains de ces États, puisque ces engagements ont été pris au moment de la signature de l’acte fondateur Otan-Russie qui a été profondément remis en cause et violé par la Russie.

Mme Pascale Martin (RN). La France s’est abstenue de voter le TIAN, adopté par 122 pays, en juillet 2017, dont le préambule revient sur la lenteur du désarmement nucléaire par les puissances dotées d’un arsenal. Entré en vigueur en janvier 2021, il prohibe l’utilisation, le développement, la production, le stockage, le stationnement ou encore la menace d’utilisation des armes nucléaires. La France justifie sa position par le fait que l’approche défendue par le traité n’est pas compatible avec l’approche réaliste et progressiste défendue par les alliés de l’Otan, position également soutenue par l’Allemagne. Le traité est incompatible avec les dispositions du TNP, lesquelles permettent notamment un accès à l’usage pacifique de l’atome. Tous les États possesseurs de l’arme n’y souscriront pas, à commencer par les États-Unis et la Russie, qui disposent des stocks les plus importants et au-delà du nécessaire en politique de dissuasion défensive appliquée par la France.

Notre groupe est favorable au maintien de la dissuasion nucléaire dans une logique d’autonomie défensive, d’indépendance stratégique et de non-protection d’autres États dont les menaces et risques feraient peser sur la France une responsabilité qui n’est pas la sienne, de surcroît sur des enjeux qui ne portent pas de conséquences pour les intérêts de la France. L’usage purement défensif de la dissuasion nucléaire est conforme aux principes démocratiques.

Quel crédit accorder à la France dans son opposition à la nucléarisation des autres pays souhaitant bénéficier d’une indépendance stratégique militaire ? La France pourrait-elle rejoindre le TIAN en observateur, à défaut d’en être partie ? Quelles en seraient alors les conséquences pour la France ?

M. Laurent Panifous (LIOT). À l’écoute de vos propos introductifs, la vigilance est nécessaire vis-à-vis des nations qui cherchent à se doter de l’arme nucléaire ou à améliorer qualitativement ou quantitativement leur arsenal. Elle est indispensable au maintien de l’équilibre des rapports de force mondiaux par la dissuasion, pour l’influence et le statut de la France qui est l’un des États dotés. Le contexte ukrainien, les positions russe et chinoise accentuent cette dérive. Face à ces menaces, notamment pour les pays de l’Union européenne, les efforts semblent d’autant plus nécessaires. Cependant, la France étant la seule nation dotée de l’arme nucléaire au sein de l’Union européenne, nous sommes également les seuls à viser l’objectif de non-prolifération ? En d’autres termes, les moyens de cette action, matériels mais aussi et surtout diplomatiques et de renseignement, sont-ils partagés par l’autre membre de l’UE ?

M. Philippe Errera. Je ne vois pas de perspective dans laquelle nous rejoindrions le TIAN comme observateur et, a fortiori, comme membre. Certes, la décision ne m’appartient pas, mais compte tenu de l’incompatibilité fondamentale entre, d’une part, le TIAN et le TNP, et, d’autre part, le TIAN et la dissuasion nucléaire, et compte tenu de la place occupée par la dissuasion nucléaire dans la défense de notre indépendance et dans la capacité à protéger nos intérêts vitaux, je ne vois pas de telles perspectives. Nous sommes tout à fait clairs vis-à-vis de nos partenaires, y compris ceux avec lesquels nous avons des divergences totales de point de vue, notamment au sein de l’UE (par exemple l’Irlande). En le faisant, nous accorderions à cet outil une légitimité qui irait fondamentalement à l’encontre de nos intérêts.

À nos partenaires qui disent qu’ils ont compris, qu’ils ne vont pas devenir membres du TIAN, parce que ce serait incompatible avec notre statut d’alliés au sein de l’alliance nucléaire, mais qu’ils vont juste devenir observateurs, parce que cela nous permettra d’avoir la paix en politique intérieure et de savoir ce qui s’y passe, nous répondons qu’il n’y a pas d’entre-deux. Rejoindre le TIAN comme observateur, revient à donner une légitimité au processus et, le plus souvent, à apporter un appui financier.

Sur les efforts en matière de non-prolifération, il peut y avoir des différences de sensibilité diplomatique entre les pays qui mettent l’accent sur les efforts de désarmement, ce qui est le cas de pays comme l’Autriche ou l’Irlande, et ceux qui mettent l’accent sur les efforts en matière de non-prolifération – personne ne dit qu’il faut faire l’un et pas l’autre –, mais l’ensemble de nos partenaires européens considèrent que les risques importants en matière de prolifération nucléaire justifient une action déterminée de l’Union européenne. C’est pourquoi il a été facile d’obtenir que l’Union européenne joue un rôle clé, notamment les institutions, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et, avant lui, la haute représentante, comme coordinateur du JCPoA, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien.

Quant à l’implication et à l’engagement des services de renseignement et des outils diplomatiques, là aussi, il y a des différences entre États tenant au dimensionnement de leurs appareils de renseignement, donc aux priorités qu’ils définissent, mais nous avons une très bonne coopération diplomatique et même de très bonnes coopérations opérationnelles, sur lesquelles je ne peux m’étendre, avec des pays européens dont les noms ne viendraient pas d’abord à l’esprit. Fort heureusement, les divisions qui sont les nôtres sur la question du désarmement nucléaire s’agissant du TIAN, les nuances qui sont les nôtres sur l’équilibre entre la maîtrise de l’armement, le désarmement et la non-prolifération ne se traduisent pas un handicap pour notre engagement collectif à la non-prolifération.

M. le président Thomas Gassiloud. Merci, Monsieur le directeur pour ces éclairages particulièrement intéressants et utiles dans le cadre de notre cycle sur la dissuasion.

 

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La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Xavier Batut, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Hubert Brigand, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Bastien Lachaud, Mme Brigitte Liso, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, M. Laurent Panifous, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, M. Fabien Roussel, M. Lionel Royer-Perreaut, Mme Nathalie Serre, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, Mme Corinne Vignon

Excusés. - M. Julien Bayou, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Christelle D'Intorni, M. Loïc Kervran, M. Olivier Marleix, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, M. Aurélien Saintoul, M. Mikaele Seo, Mme Sabine Thillaye