Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

— Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur la dissuasion nucléaire.


Mercredi
1er février 2023

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 40

session ordinaire de 2022-2023

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


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La séance est ouverte à onze heures cinq.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous clôturons notre cycle d’auditions consacrées à la dissuasion nucléaire en accueillant M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement.

 

Si les membres de notre commission sont familiers de la manière dont la direction générale de l’armement (DGA) conduit les programmes d’armement conventionnel, ils connaissent peut-être moins bien le rôle qu’elle joue au sein de la filière nucléaire française. Pourtant, la dissuasion nucléaire fait partie de l’ADN de la DGA dont l’ancêtre, la délégation ministérielle pour l’armement (DMA), a été créée en avril 1961, notamment pour conduire les programmes d’armement liés à la force de dissuasion et afin de structurer une filière industrielle capable de prendre en charge les investissements nécessaires à la constitution d’une telle force. La DGA poursuit cette mission depuis plus de 60 ans, contribuant ainsi à ce que la France dispose d’une force de dissuasion robuste et crédible.

 

Monsieur le délégué général, vous aurez sans doute à coeur de revenir sur le rôle et les missions de la DGA au sein de la dissuasion française, sur la manière dont son action s’articule avec celle des autres acteurs publics tels que le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

 

En matière de conduite des programmes d’armement liés à la dissuasion, comment analysez-vous les défis technologiques et industriels posés aux composantes océanique et aéroportée par le renouvellement en cours ?

 

M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. C’est toujours un plaisir de m’adresser à vous, y compris sur ce thème, qui peut se révéler frustrant puisque nous ne sommes pas autorisés à tout dire.

 

Lors du discours qu’il a prononcé à Mont-de-Marsan à l’occasion de ses vœux aux armées, le Président de la République a rappelé qu’il fallait veiller à ce que la dissuasion soit bien comprise. À son tour, le ministre des armées est revenu sur ce point, lors de son audition de la semaine dernière. Je m’inscris dans cette lignée et, si cette audition conclut votre cycle consacré à la dissuasion, je vis de mon côté la fin d’une séquence qui m’a conduit à visiter les installations du CEA, mais aussi les bases nucléaires d’Avord et d’Istres, afin de pleinement me saisir des enjeux de la dissuasion, sujet que j’ai choisi de prendre à bras le corps depuis ma nomination.

 

Un lien indéfectible existe entre la DGA et la dissuasion. Vous l’avez rappelé, Monsieur le président, la DGA est née autour de la dissuasion et, le 5 avril 1961, le général de Gaulle expliquait que la délégation ministérielle pour l’armement (DMA) avait pour mission de « construire une défense nationale indépendante fondée sur la dissuasion ». Depuis lors, la dissuasion n’a cessé de structurer nos méthodes, nos compétences et nos moyens, ainsi qu’une grande partie de la base industrielle et technologique de défense (BITD).

 

Alors que, 60 ans plus tard, la dernière Revue nationale stratégique évoque le retour du fait nucléaire, la DGA continue de relever ce défi permanent, qui consiste d’abord à garantir au Président de la République, dans la durée, la crédibilité, la juste adéquation à la doctrine et la performance des systèmes constituant les deux composantes nucléaires. Il s’agit aussi d’assurer la supériorité opérationnelle de nos armées, pour permettre à la France de figurer parmi les grandes puissances militaires mondiales et donner au pouvoir politique les marges de manœuvre dont il a besoin pour peser dans le concert des nations. Enfin, la France est un État doté d’une dissuasion autonome, ce qui a des implications sur lesquelles je reviendrai.

 

Depuis 60 ans, la DGA conduit des programmes d’armement, démontre des performances intellectuelles, scientifiques et technologiques de haut niveau, fournit des efforts constants qui entraînent chercheurs, innovateurs et industriels faisant le choix de s’engager pour la protection du pays, au bénéfice des armées et au service de la dissuasion.

 

La dissuasion est un outil de nature politique, technologique et industrielle. Elle incarne une puissance militaire mais représente aussi un atout technologique grâce à sa complexité, constituant ainsi un moteur indéniable de notre industrie. Le tissu industriel impliqué dans la dissuasion est très vaste. Il regroupe des domaines divers et des entreprises aux tailles variables. Aujourd’hui, le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE), à la fois bateau, base de lancement de fusées, système d’armes et centrale nucléaire, constitue l’objet le plus complexe de la planète.

 

S’agissant de nos enjeux, nous cherchons d’abord à maintenir les compétences sur des cycles très longs – pouvant durer plusieurs décennies –, dans des domaines pointus et spécialisés comme ceux de la métallurgie, de la mécanique de précision, des matériels composites complexes, de la micromécanique, de l’électronique, des propergols, des moteurs, de l’intelligence artificielle, des calculateurs ou de l’informatique.

 

La DGA développe donc une vision stratégique, inscrite dans la durée, et participe à la conduite d’une politique industrielle adaptée, en tentant de conserver le niveau d’indépendance et la souveraineté requis, tout en maîtrisant les coûts associés à cette ambition. Les questions liées à la dissuasion s’envisagent au-delà de la période 2024-2030 couverte par la prochaine loi de programmation militaire (LPM), plutôt à l’horizon 2050-2055. Les feuilles de route, notamment capacitaires, vont donc au-delà des programmes des décennies immédiates.

 

La dualité entre le civil et le militaire représente un autre enjeu et un élément primordial en matière d’industrie. À ce titre, les succès obtenus dans les domaines spatiaux et aéronautiques sont les plus connus et on oublie souvent de mentionner les synergies et les réussites qui adviennent dans le domaine nucléaire.

 

En termes financiers, 25 milliards d’euros ont été consacrés à la dissuasion pour la période 2019-2023. La loi de finances initiale pour 2022 y dédiait 5,3 milliards d’euros et le projet de loi de finances pour 2023 prévoit 5,6 milliards d’euros de crédits de paiement. La part des crédits consacrés à la dissuasion dans le budget de la mission défense hors pensions reste stable : 12,8 % en 2023 pour 12,9 % en 2022.

 

En 2023, 4,65 milliards d’euros seront dédiés au maintien et au renouvellement des composantes, auxquels s’ajoutent 211 millions d’euros consacrés aux études, dans le cadre du programme 144.

 

Ces choix en matière de finances sont cohérents avec l’ambition du Président de la République, évoquée lors du discours qu’il a prononcé le 7 février 2020. Il s’y référait à la dissuasion comme à la « clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux ». Il ajoutait que la dissuasion « garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. Elle interdit à l’adversaire de miser sur le succès de l’escalade, de l’intimidation ou du chantage ».

 

La dissuasion représente la clé de voûte et le nucléaire la voûte, mais il ne faudrait pas oublier ce qui se trouve autour, les adhérences et les épaulements. La mise en œuvre de nos composantes de dissuasion nucléaire a évolué au fil du temps. Aujourd’hui, elle est assurée à la fois par des moyens qui lui sont uniquement consacrés et constituent le premier cercle, mais également par des moyens partagés avec les capacités conventionnelles, qui forment les deuxième et troisième cercles en adhérence. Les choix stratégiques opérés pour l’équipement de nos forces conventionnelles contribuent donc à la performance globale, à la disponibilité opérationnelle et à la crédibilité de la dissuasion française.

 

En outre, cette crédibilité est épaulée par celle du système de défense conventionnelle. Ainsi, répondre aux besoins conventionnels de nos armées, avec un niveau d’ambition adéquat, permet de renforcer notre capacité à contrer l’ensemble du spectre des menaces et à donner plus de force à la doctrine française de dissuasion.

 

La dissuasion nucléaire française repose sur la composante océanique, la composante aéroportée et les transmissions nucléaires. Les activités du CEA et un socle d’activités relevant de la maintenance opérationnelle et du maintien capacitaire de ses systèmes et équipements sont au cœur du fonctionnement de notre dissuasion.

 

Par ailleurs, cet agrégat a la responsabilité de renouveler les composantes. En ce qui concerne la composante océanique, il s’agit de remplacer les SNLE et de développer de nouvelles versions du missile M51, selon une logique incrémentale. S’agissant de la composante aéroportée, il faut assurer le remplacement du missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA), l’enjeu étant de maintenir notre capacité à conduire des missions en dépit de l’évolution permanente des menaces. Enfin, les systèmes de transmissions nucléaires sont également modernisés pour améliorer leur robustesse et leur fiabilité, mais aussi pour les rendre compatibles avec les nouveaux porteurs MRTT (Multi Role Tanker Transport, avion multirôles de transport et de ravitaillement) et le dernier standard du Rafale.

 

Permettez-moi d’entrer un peu dans les détails techniques de ces processus. La composante océanique, qui relève du programme d’ensemble Cœlacanthe, repose sur le missile mer-sol balistique stratégique (MSBS) M51. Le programme M51 contribue au maintien des capacités de la force océanique stratégique (FOST) puisqu’il nous permet de doter les quatre SNLE de versions incrémentales successives du missile, prenant en considération le développement actuel et futur des systèmes de défense adverses. Nous nous attachons aux principales performances du missile, à sa capacité d’emport – de têtes nucléaires et d’aides à la pénétration des défenses adverses – à sa portée – intercontinentale – et à sa précision.

 

Le missile M45 a été retiré du service en septembre 2016 et tous les SNLE sont désormais pourvus de missiles M51.1 et M51.2. Des travaux lancés en 2014 portent actuellement sur la version M51.3, dont la mise en service est prévue à l’horizon 2025, les premiers exemplaires ayant été commandés en 2019.

 

La maîtrise d’ouvrage d’ensemble est assurée par la DGA. La direction des applications militaires du CEA est responsable, sous le contrôle de la DGA, de la conception, du développement, de la réalisation, du maintien en condition opérationnelle (MCO) et du démantèlement des têtes nucléaires.

 

En ce qui concerne les SNLE de deuxième et troisième générations (2G et 3G), les quatre SNLE-2G opérationnels ont été admis au service actif entre 1997 et 2010. Les trois premiers ont été adaptés au missile M51 et Le Terrible, dernier exemplaire produit, a été construit pour cette version.

 

Le renouvellement fait l’objet du programme SNLE-3G, dont les phases d’élaboration et de réalisation ont été lancées respectivement en 2016 et 2021. Par ailleurs, afin de maintenir les capacités opérationnelles des SNLE-2G jusqu’à leur retrait, des travaux de modernisation ont été engagés. Les premières mises en service auront lieu dans le courant de la décennie 2030-2040. Les SNLE-3G répondront à l’évolution de la menace en matière d’invulnérabilité et embarqueront les versions à venir des missiles M51.

 

Le périmètre de ce programme comprend aussi le développement et la construction des sous-marins – y compris des chaufferies nucléaires –, l’adaptation des moyens de qualification – notamment en matière d’essais étatiques et industriels –, l’évolution des moyens de formation et d’entraînement des équipages et la logistique initiale.

 

La maîtrise d’ouvrage d’ensemble est également assurée par la DGA, le CEA étant responsable de la conception, du développement, de l’étude des évolutions, de la réalisation et de la qualification des chaufferies nucléaires embarquées.

 

J’en viens à la composante nucléaire aéroportée, qui relève du programme d’ensemble Horus et repose aujourd’hui sur les ASMPA et dans le futur sur les missiles air-sol nucléaires de quatrième génération (ASN4G). L’ASMPA, missile supersonique muni d’une tête nucléaire, est porté par le Rafale F3. Il a été mis en service en 2009 et connait aujourd’hui une rénovation à mi-vie, qui s’attaque aux péremptions pyrotechniques et à ses obsolescences, pour lui permettre de faire face à l’évolution des menaces. La phase de réalisation de cette rénovation a été lancée en décembre 2016, pour une mise en service opérationnel prévue fin 2023.

 

Le programme ASN4G, qui vise à remplacer l’ASMPA rénové, garantira la pérennité de la composante nucléaire aéroportée et permettra de répondre aux menaces adverses, en s’appuyant sur des performances et des capacités de pénétration accrues. Le missile est hypervéloce, ce qui signifie qu’il est à la fois hypersonique – vitesse supérieure à Mach 5 – et manœuvrant. Il assurera la supériorité opérationnelle du système d’armes, en prenant en considération l’évolution des défenses adverses. Les feuilles de route de l’aéronautique de combat et du porte-avions sont définis en permettant l’intégration au porteur de ce nouveau missile.

 

La phase d’orientation du programme ASN4G a été lancée en juin 2018. En 2021, le Président de la République a procédé aux derniers choix en matière de capacité et de performance. La phase de réalisation doit être lancée en 2025, pour une mise en service opérationnel dans le courant de la décennie 2030-2040. La maîtrise d’ouvrage d’ensemble est assurée par la DGA. La direction des applications militaires du CEA est responsable, sous le contrôle de la DGA, de la tête nucléaire de ce nouveau missile.

 

Enfin, les transmissions relèvent du programme d’ensemble Hermès et font aussi l’objet de modernisations. À cet égard, nous avons achevé en 2020 la rénovation de quatre centres de transmissions de la marine (programme Transoum). De plus, nous avons lancé en 2022 la phase de préparation d’Anubis, successeur du réseau maillé de transmissions métropolitain Ramsès. Enfin, nous poursuivons la logique incrémentale du système de transmissions Transaero, afin de moderniser les systèmes d’information spécifiques à la composante aéroportée.

 

J’en viens aux aspects industriels. Si la dissuasion implique d’abord les grands maîtres d’œuvre du secteur comme Naval Group, TechnicAtome, Thales, ArianeGroup, MBDA et Dassault Aviation, elle embarque aussi plus de 2 000 petites et moyennes entreprises (PME) qui y contribuent directement ou indirectement.

 

Les programmes de la dissuasion représentent une part significative du chiffre d’affaires des maîtres d’œuvre industriels, ils ont un effet structurant sur la BITD et impactent positivement le niveau technologique du pays comme la qualité de l’ingénierie et de la production. Compte tenu du caractère stratégique et souverain de ces programmes, les perspectives de coopération et d’exportation sont limitées. En revanche, ils représentent une vitrine technologique pour les maîtres d’œuvre industriels du domaine ainsi que pour leurs sous-traitants. Ces programmes agissent comme des drivers d’excellence dont les retombées, en matière de technologie, de compétences et de moyens, irradient l’ensemble de la BITD et du domaine conventionnel. Ce constat vaut aussi pour la DGA, dont les compétences et moyens développés, acquis et entretenus pour la dissuasion, sont mis au profit des systèmes d’armes conventionnels.

 

En ce qui concerne l’innovation, les enjeux et ambitions de la dissuasion restent élevés et peu tolérants à l’échec. Toutefois, la dissuasion doit évoluer et la DGA s’assure que l’innovation sous toutes ses formes alimente ce domaine sensible.

 

En matière d’innovation capacitaire, il s’agit de proposer des concepts différenciants pour les systèmes futurs, qui devront maintenir dans la durée la crédibilité de nos composantes face à des compétiteurs toujours plus performants. À ce titre, le développement des missiles hypervéloces, auquel nous réfléchissons depuis 2010, représente un bon exemple.

 

En ce qui concerne l’innovation technologique, il nous faut évaluer l’applicabilité au domaine de dispositifs novateurs, porteurs d’un potentiel de rupture. À titre d’exemple, je mentionnerai les antennes plasma, constituées de gaz ionisé, qui remplaceront les parties métalliques des antennes et représentent un intérêt réel en matière de furtivité, d’efficacité et de résilience. Je pourrais évoquer aussi les algorithmes post-quantiques. Cette dynamique d’innovation et les programmes de dissuasion se nourrissent mutuellement, et sont aussi alimentés par le domaine conventionnel.

 

Les projets de technologie de défense (PTD), anciennement programmes d’études amont (PEA), représentent un flux annuel d’environ 200 millions d’euros et concernent des domaines technologiques très variés : propulsion, navigation, matériaux, pénétration des missiles ou invulnérabilité des SNLE.

 

J’espère que ces éléments vous auront permis d’appréhender le lien existant entre la DGA et la dissuasion. Il faut retenir que le rôle de la DGA est de garantir au Président de la République, dans la durée, la crédibilité, la juste adéquation à la doctrine et les performances des systèmes constituant les trois composantes de la dissuasion : aéroportée, sous-marine et transmissions.

 

Je finirai en rappelant que j’ai présenté la semaine dernière mes vœux à l’ensemble du personnel de la DGA, aux différentes armées, aux parlementaires et aux forces vives de l’industrie de défense. À cette occasion, j’ai présenté un plan de transformation de la DGA, qui prend en compte le caractère essentiel et structurant de la dissuasion pour notre industrie comme pour notre direction. Je pourrai entrer dans le détail de ce plan si vous le souhaitez.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie, Monsieur le délégué général, pour cette intervention très complète. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

 

M. Jean-Michel Jacques (RE). Je souhaite commencer par saluer les récentes annonces concernant la prochaine LPM. Entre 2024 et 2030, 413 milliards d’euros seront consacrés à notre défense pour transformer nos armées et nous permettre d’avoir une guerre d’avance. Grâce à ce choix, cohérent au regard du contexte stratégique actuel, la France restera un pays cadre au sein de ses alliances, une puissance d’équilibre et une puissance nucléaire crédible.

 

Sur le plan capacitaire, nous devons pouvoir compter sur une industrie de défense ancrée dans nos territoires et dans une logique d’économie de guerre. Il nous faudra aussi maintenir un juste équilibre entre nos besoins de haute technologie et de rusticité. Nous mettrons également à profit les ruptures entrainées par l’innovation, notamment en matière de quantique et d’intelligence artificielle. À cet égard, nous pouvons compter sur l’Agence de l’innovation de défense (AID). Enfin, il sera indispensable d’acquérir plus rapidement les équipements dont nos forces ont besoin.

 

Pour relever ces défis, il faudra adapter la DGA, notamment pour être en phase avec des cycles technologiques de plus en plus courts. À ce titre, pourrez-vous préciser les motivations, les contours et les conséquences attendues de la réorganisation de la DGA en matière de dissuasion ?

 

Mme Stéphanie Galzy (RN). Ce cycle d’auditions est d’autant plus important que cette année 2023 s’ouvre sur la présentation de la nouvelle LPM, dont le renforcement de notre dissuasion constitue le premier axe. De plus, le conflit qui fait rage en Ukraine depuis bientôt un an rappelle la possibilité qu’un conflit majeur éclate sur notre continent européen et replace au cœur des réflexions la question de la dissuasion nucléaire.

 

Pour le Rassemblement national, la dissuasion nucléaire reste l’une des grandes composantes de la défense française et demeure aussi fondamentale que cruciale. Elle incarne notre indépendance et notre souveraineté nationale, et il serait inacceptable de la partager avec d’autres pays.

 

La semaine dernière, vous avez dévoilé les grandes lignes de la réorganisation de la DGA, qui doit rendre cette direction plus agile, plus réactive et efficace. Dans cet esprit, la direction des opérations va devenir la direction des opérations du MCO et du numérique (Domen). De plus, une force d’acquisition rapide sera créée et les activités liées à la dissuasion seront regroupées dans une seule unité d’opérations. Enfin, le délégué général disposera désormais d’un adjoint dissuasion ; quels seront son rôle et ses attributions ?

 

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Je souhaiterais d’abord vous interroger sur les conséquences du recours à l’hypervélocité dans le domaine de la dissuasion nucléaire. Des questions se posent en effet, comme celles de la dilation de l’espace et de l’altération du temps de réaction, qui pourrait entrainer le recours à l’intelligence artificielle.

 

De manière plus générale, les évolutions et progrès technologiques pourraient-ils, à long terme, remettre en question nos capacités en matière de dissuasion nucléaire ? Je pense notamment à l’indétectabilité de nos SNLE, qui pourrait être altérée par le développement de technologies futures ou par l’amélioration de technologies actuelles, comme celle de la détection acoustique distribuée. Dès lors, la dissuasion pourrait-elle être détachée du feu nucléaire ? Un nouveau type de dissuasion ne pourrait-il pas voir le jour dans l’espace ?

 

Enfin, pourriez-vous nous informer de l’évolution des programmes ASN-4G et M51 ?

 

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Le Président de la République l’a dit dans son discours prononcé à Toulon le 9 novembre 2022 : la dissuasion nucléaire doit garantir notre indépendance et contribuer à la sécurité européenne.

 

Pour être performante, la dissuasion doit pouvoir compter sur des équipes formées ainsi que sur une main d’œuvre suffisante et compétente. Pouvez-vous assurer que l’industrie française responsable de la dissuasion nucléaire ne souffre pas du manque de main d’œuvre qui touche l’industrie dans tout le pays ? Quels moyens déploie la DGA pour atteindre ses objectifs en matière de formation et de recrutement ?

 

Mme Delphine Lingemann (Dem). J’aimerais évoquer les discussions relatives à la coopération nucléaire européenne. Le Président de la République a relancé ce débat il y a deux ans, à l’occasion d’une visite à l’École de guerre, où il avait exposé sa vision du rôle de notre force de dissuasion, qui doit répondre à nos intérêts mais aussi contribuer à la sécurité européenne. Le Président avait alors invité les chefs d’États européens à engager un dialogue stratégique en la matière. Où en est ce dialogue, alors que l’européanisation de la posture nucléaire fait l’objet de débats et de contraintes depuis les années 1950 ?

 

Mme Anna Pic (SOC). La dissuasion nucléaire incarne un choix d’autonomie et de liberté d’action auquel les socialistes sont attachés. La crédibilité de la dissuasion est essentielle et repose notamment sur celle des forces conventionnelles. L’environnement militaire français vous paraît-il suffisamment dissuasif dans un contexte qui voit se développer le sentiment antifrançais ?

 

Par ailleurs, lors du discours qu’il a prononcé à l’École de guerre en 2020, le Président de la République soulignait que notre indépendance restait pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens, précisant que les intérêts vitaux de la France avaient désormais une dimension européenne. Néanmoins, il indiquait aussi que notre doctrine repose sur les intérêts fondamentaux de la nation. La France a-t-elle vocation à adopter l’idée d’une dissuasion élargie ? Ces éléments de confusion n’entravent-ils pas le développement d’un dialogue stratégique sur le rôle de la dissuasion française dans la sécurité collective de l’Europe ?

 

Enfin, les entreprises de la BITD rencontrent aujourd’hui des difficultés de recrutement dans certains métiers. Comment pallier ce problème, sachant que dans les territoires les plus nucléarisés, les compétences doivent se partager dans un contexte industriel de forte pression sur la main d’œuvre ?

 

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Les programmes Cœlacanthe, Hermès et Horus semblent incarner l’épure parfaite du pilotage industriel : boucles de décision courtes et maitrise du temps long. Quelles conséquences aura la transformation de la DGA sur ces trois modes d’organisation ? Ces programmes inspirent-ils la transformation de la DGA s’agissant des aspects conventionnels ?

 

Par ailleurs, je m’interroge sur l’éventuel stress industriel que pourrait entrainer la construction des EPR2 et des nouveaux SMR (Small Modular Reactor) sur celle des chaufferies, essentielles à notre dissuasion, sur les SNLE et plus encore sur le porte-avions de nouvelle génération (PANG), qui portera la force aéronavale nucléaire (Fanu). Ces nouvelles demandes du nucléaire civil entraineront-elles des décalages ?

 

La dissuasion comprend aussi la guerre des mines et la lutte anti-sous-marine, qui a été qualifiée de priorité stratégique par le Président de la République, lorsqu’il a récemment adressé ses vœux aux armées. Quels sont nos justes besoins en la matière ? Des évolutions sont-elles prévues dans le cadre des accords de Lancaster House et de la coopération franco-britannique ?

 

M. Emmanuel Chiva. En ce qui concerne le plan de transformation de la DGA, il ne s’agit pas d’une transformation pour le principe, ou pour elle-même mais bien une transformation fondée sur le constat que le monde évolue. Il nous faut donc changer nos processus, nous questionner mais aussi rester lucides, afin de ne pas casser ce qui fonctionne, comme les programmes d’ensemble Horus, Cœlacanthe et Hermès. Cependant, il nous a semblé légitime de pouvoir les afficher comme une unique unité organisationnelle, qui sera intégrée à la nouvelle direction des opérations, du MCO et du numérique (DOMN).  

 

Nos missions conditionnent notre organisation. Or les missions de la DGA avaient été attribuées pour la dernière fois en 2009, par un décret. Il nous a donc semblé utile de les questionner. Parmi ces missions, nous souhaitons faire apparaître de manière explicite le maintien du fondement de la dissuasion nucléaire et le développement de notre capacité, y compris en matière de cyber.

 

En ce qui concerne les objectifs, il s’agit d’abord de renforcer la direction fonctionnelle, le pilotage global et la coordination de la dissuasion au sein du ministère des armées. De plus, en créant une direction de la préparation de l’avenir et de la programmation, nous chercherons à améliorer notre façon d’anticiper. Ensuite, il nous faudra participer de manière active au renseignement stratégique. Enfin, il s’agira de renforcer notre capacité à contribuer au niveau interministériel à l’adaptation de la doctrine et à l’articulation entre nucléaire civil et nucléaire militaire.

Si nous réaffirmons le fondement de la dissuasion nucléaire, il faut l’incarner de manière plus lisible et visible. À ce titre, plusieurs transformations doivent avoir lieu sur le plan organisationnel. Le poste de chargé de mission, occupé aujourd’hui par l’ingénieur général François-Xavier Dufer, deviendra un poste d’adjoint, qui me sera directement rattaché et pourra agir sur les trois grands programmes d’ensemble mais aussi sur le contrôle gouvernemental, les études techniques et tout ce qui a trait à la dissuasion.

 

Il s’agit de s’intéresser aussi à la BITD, qui se trouve confrontée à des défis, notamment en matière d’attaques cyber et de renseignement. Nous avons donc décidé de pouvoir orienter, soutenir et protéger cette BITD, en créant une direction de l’industrie de défense, qui sera doté d’un responsable du suivi de la BITD dissuasion, notamment pour veiller à la protection des sous-traitants de rangs deux et trois. Il s’agit là d’un élément concret, qui nous permettra de mener des actions directes.

 

Ces changements organisationnels ne sont pas révolutionnaires et relèvent plutôt d’une adaptation et d’une consolidation. Ils soulignent le caractère central de la dissuasion pour la DGA, qui doit aller plus loin dans la réalisation de cette mission.

 

J’en viens aux questions de technologie, que j’apprécie beaucoup. En ce qui concerne l’hypervélocité, je répondrai que c’est un domaine dans lequel Mme Parly a annoncé des travaux pour la défense. Au-delà de ce que cela pourrait apporter à la dissuasion, c’est une démarche évidente lorsque l’on observe l’évolution des performances des moyens de défense sol-air. Nous observons d’ailleurs que la Russie emploie des missiles hypersoniques pour frapper des centres stratégiques en Ukraine.  

 

Néanmoins, nous nous intéressons à l’évolution des menaces et avons lancé des programmes pour explorer de potentielles évolutions de nos propres systèmes. Ainsi, les démonstrations de briques technologiques pour planeurs hypersoniques – Véhicules Manœuvrant eXpérimentaux (VMaX) – seront bientôt entreprises. Il a fallu, pour ce faire, construire une base de lancement de fusées-sondes dans notre centre d’essais de Biscarosse.

 

Il faut aussi considérer ce qu’entraînerait une généralisation des armes hypervéloces pour la résilience des systèmes d’armes. À ce titre, je rappelle que notre doctrine de dissuasion repose sur le principe d’une dissuasion du faible au fort et pas sur une parité nucléaire, ni sur le fait de posséder un bouclier anti-missiles.

 

Nous avons également le devoir de maintenir une veille permanente dans les domaines de l’intelligence artificielle et du quantique. À cet égard, nous considérons aujourd’hui qu’il n’y a pas d’« effet falaise » : notre technologie et notre doctrine ne se retrouveraient pas entièrement mises en défaut par des progrès réalisés dans ces domaines.

 

Cependant, nous restons attentifs. À titre d’exemple, nous veillons à ce que nos systèmes de transmissions ne soient pas vulnérables à un déchiffrement par un ordinateur quantique. De la même manière, nous prenons en compte ce que l’intelligence artificielle pourrait permettre, notamment en matière de précision des systèmes d’armes. En ce qui concerne la capacité à mieux traiter l’information pour obtenir une meilleure précision en matière d’alerte avancée, nos compétiteurs comme nos adversaires utilisent déjà ce type de techniques, sans que cela ne remette en cause les fondements de notre dissuasion. Nous devons néanmoins poursuivre cette veille active en matière d’innovation, en gardant à l’esprit l’horizon 2050 ou 2060.

 

Vous avez évoqué les fonds marins et l’invulnérabilité de nos SNLE. Nous cherchons à améliorer notre connaissance des technologies de surveillance utilisées par les autres nations. Cette démarche, pilotée par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), concerne tous les dispositifs – fixes ou non – qui permettraient de détecter nos sous-marins.

 

Je sais que certaines tribunes ont évoqué le fait que nos sous-marins pourraient être détectés par des câbles ou d’autres dispositifs. Ce n’est pas le cas. D’un point de vue technologique, de telles détections ne sont pas crédibles au plan pratique ; ce serait comme de chercher ses lunettes sous un lampadaire parce qu’il y a de la lumière. Il faudrait peupler massivement l’ensemble des fonds marins de systèmes d’écoute passive pour parvenir à trouver des sous-marins aujourd’hui dilués dans la profondeur des océans. Le même raisonnement s’applique aux systèmes à base de neutrinos : la taille des détecteurs les rend incapables de détecter la chaufferie nucléaire d’un sous-marin compte tenu de la taille de la zone de recherche.

 

Toutes les nations cherchent à densifier leurs systèmes de surveillance, ce mouvement va dans le sens de l’Histoire. Toutefois, ce phénomène ne remet pas en cause l’invulnérabilité de nos SNLE ni leur liberté de manœuvre. Il ne nécessite pas d’adaptation capacitaire mais rend essentielle la poursuite d’études en la matière, à titre conservatoire.

 

En ce qui concerne l’ASN4G, la phase actuelle de préparation et de dérisquage doit permettre une mise en service opérationnel, sous Rafale au standard F5, dans le courant de la décennie 2030-2040. Le missile a été conçu en natif, pour qu’il puisse disposer d’une capacité d’évolution des performances au fil de sa vie opérationnelle, notamment pour tirer parti des capacités d’emport accrues du NGF (New Generation Fighter), dans le cadre du système de combat aérien du futur (Scaf). Ce missile à superstatoréacteur est hypersonique, seule voie technologique permettant un niveau d’ambition suffisant compte tenu de la densification des menaces et de l’évolution de la situation géostratégique.

 

En ce qui concerne la compatibilité avec le NGF, le missile sera intégré sur le NGF dix à quinze ans après sa mise en service opérationnel sous le standard F5 du Rafale, ce qui nous oblige à faire preuve pour cet appareil d’une certaine exigence en matière d’ambition, pour que sa capacité de pénétration reste crédible, au moins jusqu’en 2060.

 

S’agissant de la BITD et de sa pérennité, j’ai évoqué la création d’une direction de l’industrie de défense, qui permettra aussi de rapprocher le service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) du service de la qualité, qui évalue la production industrielle.

 

Notre but est de conduire une politique industrielle de bout en bout, pour mieux accompagner nos entreprises sur trois axes : l’orientation stratégique ; les performances et la qualité ; la protection en matière d’intelligence économique et d’autonomie stratégique. À ce titre, je rappelle que nous participons de manière active aux instances interministérielles veillant à la protection des entreprises, notamment grâce au dispositif « investissement étranger en France » (IEF), qui nous permet d’être vigilants par rapport aux sous-traitants.

 

En termes de ressources humaines et de maintien des compétences, le modèle de compétence technique de la DGA est aujourd’hui robuste même si, compte tenu de la compétition sévissant dans le monde économique, il faut rester vigilant quant à la possibilité de captation de nos talents, en raison notamment de l’attractivité du domaine civil des nouvelles énergies et de l’énergie nucléaire.

 

Depuis deux ans, nous préservons nos compétences techniques dans le cadre de mesures d’abord couvertes par les ajustements annuels de la programmation militaire (A2PM) adoptés pour renforcer la maîtrise d’ouvrage de la DGA au sein de la dissuasion. Ainsi, les équivalents temps plein (ETP) dédiés à ce domaine doivent augmenter de 30 par an entre 2021 et 2025, soit 150 ETP supplémentaires.

 

Nous assurons un suivi précis du parcours professionnel de ces personnels. Pour la fonction technique, 39 ETP supplémentaires ont été affectés entre 2021 et 2022 à des postes liés à la dissuasion.

 

La formation est également renforcée et nous avons accru de 30 % le nombre d’ingénieurs militaires suivant le cursus atomique de Cherbourg. D’autre part, nous nous apprêtons à généraliser la sensibilisation de l’ensemble de nos ingénieurs à la question nucléaire, pour faciliter la prise en compte du sujet dans les programmes à venir.

 

Cette activité programmatique à venir sollicitera fortement nos ressources, qu’il s’agisse des ressources d’expertise ou des personnels des centres d’essais. Ce phénomène pose un problème de compétitivité et notamment de rémunération. En effet, la DGA est en compétition avec l’ensemble des acteurs économiques du domaine et un décrochage subsiste entre les salaires proposés à nos ingénieurs, civils ou militaires, et les salaires pratiqués dans le domaine civil.

 

Nous veillons, notamment dans le cadre de cette filière sensible, à adopter une approche hybride, qui consiste à ne pas seulement raisonner en termes de nombre d’employés mais de considérer aussi les enveloppes budgétaires, afin de pouvoir différencier les rémunérations en fonction de la technicité, de la tension et de la spécificité des métiers considérés. Nous portons une attention particulière à cette question et nous avons lancédes chantiers liés aux ressources humaines de la DGA, dans tous les domaines, pour faciliter notre adaptation aux évolutions de notre environnement.

 

En ce qui concerne la coopération, notamment européenne, il n’appartient pas au DGA de se prononcer à ce sujet puisqu’il s’agit d’une prérogative du Président de la République. Dans le cadre d’une déclinaison progressive, il s’agit d’abord de faire en sorte que nos partenaires comprennent la grammaire nucléaire. Dans ce domaine, nous procédons, aux côtés de l’état-major des armées, en concertation avec les autres ministères – avec le ministère des affaires étrangères en particulier – et avec l’état-major particulier du Président de la République.

 

Si la DGA participe à l’ensemble de ces réflexions, elle a la responsabilité d’adapter ses capacités en termes de système d’armes, de structuration de la BITD et de flux budgétaires et financiers. Elle prendra toute sa part à l’ensemble des actions en cours. Certaines coopérations ont déjà été développées, notamment avec les Britanniques au moyen d’installations conjointes comme Épure, qui relève du CEA.

 

La question de la dissuasion élargie ne relève pas de mes prérogatives.

 

L’impact de la construction des EPR2 et des nouveaux SMR sur la production des chaufferies K22 constitue un sujet assez classique pour la DGA. Nous l’avions déjà anticipé avec le CEA et l’ensemble des acteurs du nucléaire tels que Framatome, TechnicAtome ou Aubert & Duval. Nous cherchons à caler le flux des différentes productions et fabrications – cuves de réacteurs, pompes ou systèmes logistiques –, en restant compatibles avec les besoins du nucléaire civil. Nous avons déjà engagé des négociations avec nos partenaires pour nous assurer que ce sera bien le cas. Tous les décalages et adaptations qui pourraient advenir dans le cadre de la prochaine LPM prennent en compte le maintien de ces compétences et l’adhérence avec ces différents sujets. Je finirai sur un point positif : ces enjeux nous permettent de maintenir les compétences et la compétitivité de notre BITD dans la durée, ce à quoi la DGA se doit aussi de veiller.

 

J’en viens à la guerre des mines. Lorsqu’on parle de dissuasion, on pense aux SNLE, au porte-avions ou aux Rafale, oubliant un peu que lorsqu’un sous-marin sort du goulet de Brest et qu’il se dilue, il est accompagné par d’autres éléments comme des sous-marins nucléaires d’attaque, des frégates anti-sous-marines ou des bâtiments de guerre des mines. Il s’agit d’un sujet très important. Le système de guerre des mines qui doit remplacer nos chasseurs de mines tripartites – bâtiments intéressants mais un peu vénérables – retiendra dans son premier incrément toutes les capacités nécessaires pour garantir notre faculté à faire sortir nos SNLE du goulet de Brest et à leur permettre de se diluer dans l’océan.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

 

M. Julien Rancoule (RN). Le Président de la République a confirmé que le PANG succéderait au Charles de Gaulle à l’horizon 2038. La phase préparatoire du programme débutait quand la LPM 2019-2025 était adoptée, le 13 janvier 2018. Le texte mentionnait que les études relatives au nouveau porte-avions seraient fondamentales pour garantir notre capacité d’intervention. Celles-ci devaient répondre à plusieurs questions : quelles menaces devra affronter le PANG ? Quelles seront ses missions et caractéristiques ? Quel système de propulsion sera employé ? Quelles solutions innovantes seront adoptées ?

 

Les conclusions de ces études ont été rendues par les industriels au ministère des armées en février 2020, mais elles n’ont pas été dévoilées publiquement. À quoi ressemblera notre nouveau porte-avions ? Les arrêts techniques majeurs (ATM) seront-ils réduits ?

Par ailleurs, le PANG devrait être équipé d’un nouveau système de catapultage électromagnétique de technologie américaine. Selon le média spécialisé Opex 360, les États-Unis nous vendraient deux catapultes et un dispositif de freinage des aéronefs pour 1,321 milliard de dollars, sachant que le système coûtera probablement cher en maintenance. Cet achat pose une question de souveraineté majeure ; une solution alternative nationale a-t-elle été envisagée ?

 

Les études devaient se pencher sur l’analyse des menaces et sur la question de la permanence navale. La création d’un second porte-avions a-t-elle été envisagée pour répondre à nos besoins opérationnels ?

 

Mme Lysiane Métayer (RE). Début janvier, nous avons auditionné le responsable de la direction des applications militaires (DAM) du CEA, qui nous a rassurés quant à l’excellence technique de notre pays. Cette excellence est le fruit d’un tissu industriel dynamique et de savoir-faire spécialisés, nécessaires pour répondre aux défis de haute technologie lancés par la dissuasion nucléaire. Le défi industriel semble maitrisé. La DGA et le CEA/DAM s’appuient sur une maîtrise interne, mais aussi sur de grands groupes et sur un écosystème de PME, qui permettent à la production d’être concentrée, contrôlée et souveraine. Toutefois, la formation des ressources humaines doit être assurée sur le temps long. Pouvez-vous garantir que la DGA saura faire perdurer les savoir-faire de haute-technicité sur lesquels reposent ces entreprises ?

 

M. Christian Girard (RN). Il y a quelques jours, vous avez émis le souhait de maintenir la dissuasion nucléaire à un niveau robuste et avez annoncé la création d’un poste d’adjoint responsable de la dissuasion. La DGA travaille à des projets complexes, au service d’une politique industrielle ambitieuse et inscrite sur le temps long. À ce titre, il est crucial d’entretenir les compétences rares d’un savoir-faire industriel vaste, qui dépend bien souvent d’une poignée de professionnels.

 

Compte tenu du contexte international, craignez-vous que ces professionnels qualifiés viennent à manquer, qu’ils soient soudeurs, chaudronniers, métallurgistes, électronicien ou micro-mécanicien ? Pouvez-vous estimer le nombre de professionnels nécessaires pour maintenir une dissuasion à haut niveau de performance dans un contexte économique de guerre ?

 

M. Fabien Lainé (Dem). À Mont-de-Marsan, le Président de la République a demandé à la DGA et aux armées de s’organiser pour raccourcir les cycles d’acquisition, pour accélérer l’expression du besoin, pour réduire drastiquement les contraintes normatives et pour développer l’innovation d’usage et celle des vrais utilisateurs. À cet égard, il a prononcé ces mots : « nous pouvons faire beaucoup plus vite, beaucoup mieux, parfois à moindre coût, si nous savons ensemble rapprocher celles et ceux qui utilisent et qui innovent ».

 

Cependant, le Président avait dit la même chose en 2017, alors que la LPM était en préparation, et les questions du maintien des compétences comme de la grille salariale s’étaient déjà posées. J’avais alors déposé des amendements, que Madame la ministre m’avait demandé de retirer, arguant de la réforme à venir de la DGA. Qu’en est-il de ces compétences essentielles ? Où en est la réforme de la DGA ? Qu’allez-vous proposer dans la LPM ? Comment font nos alliés britanniques et américains pour maintenir ces compétences face au monde du privé ?

 

M. Emmanuel Chiva. En ce qui concerne le nouveau porte-avions, le programme est sous maîtrise d’ouvrage, assurée par la DGA. Le CEA sera responsable des chaufferies, puisque les études préliminaires ont retenu la solution d’une propulsion nucléaire.

 

En ce qui concerne l’allure du PANG, on pouvait en admirer une très belle maquette au dernier salon Euronaval.

 

Les travaux d’avant-projet sommaires ont démarré depuis mars 2021 et il s’agit notamment d’arrêter les grands choix d’architecture du navire et des chaufferies, pour que nous puissions développer une vision d’ensemble, mais aussi savoir quelles compétences seront nécessaires afin de garantir leur disponibilité dans la durée. Notre attention reste très soutenue en matière de cadencement du programme. Les travaux d’avant-projet détaillés seront lancés par la DGA et le CEA d’ici fin mars 2023. Les conclusions des études d’avant-projet n’ont pas été rendues publiques.

 

Le projet d’acquisition auprès des États-Unis a reçu un avis favorable des autorités américaines début 2022. Nous acquérons un système de catapultage, l’EMALS (Electromagnetic Aircraft Launch System) et un système d’arrêt des aéronefs. Nous aurons recours à la procédure FMS (Foreign Military Sales).

 

Toujours à ce sujet, j’en viens à la question de la souveraineté. Il nous faut choisir nos dépendances en fonction de ce que nous sommes prêts à accepter et de ce que nous ne pouvons pas accepter. En ce qui concerne le cœur de la dissuasion, il n’y aura aucune dépendance. Mais s’agissant de ce qui est plus périphérique, nous pouvons nous poser la question. Souvent, on nous demande pourquoi nous nous obstinons à réinventer des choses qui existent déjà, au meilleur état de l’art. Je rappelle aussi que nous sommes alliés des États-Unis et que nous faisons le choix des catapultes américaines depuis soixante ans, depuis le Foch et le Clemenceau.

 

Par ailleurs, l’acquisition de ces équipements va permettre de consolider les synergies opérationnelles entre les composantes aéronavales de la marine nationale et de l’US Navy, avec laquelle nous coopérons déjà.

 

Cette coopération ne nous empêche pas de négocier. De plus, des discussions sont en cours avec le gouvernement américain pour obtenir des contreparties industrielles en France, notamment pour la production et les opérations de maintenance. Il s’agit d’une question d’équilibre politique et de choix capacitaires.

 

Je ne peux vous dire de quelle manière le PANG différera du porte-avions actuel en matière de réponse à la menace et de cycles, ces informations relevant du très secret. Sachez néanmoins qu’un important travail d’anticipation capacitaire est accompli. Des architectes capacitaires du système de défense rejoindront bientôt la nouvelle direction de la préparation de l’avenir et de la programmation, qui utilise la plateforme outillée du Centre d'Analyse Technico-Opérationnelle de Défense (CATOD) pour conduire ses études. Dans le cadre de la transformation de la DGA, nous souhaitons que cette fonction d’architecte capacitaire puisse être renforcée et devenir moteur.

 

Lorsque j’étais directeur de l’AID, j’avais évoqué ici le programme « Red Team », dans le cadre duquel l’armée fait appel à des auteurs de science-fiction. Ces auteurs avaient ébauché un scénario qui nous a conduits à faire des propositions concernant l’autoprotection du PANG, qui ont été prises en compte lors des études sommaires. Lorsqu’on fait de la prospective, même la plus avancée, les retombées peuvent donc être concrètes.

 

Voilà ce que je peux dire à ce stade du nouveau porte-avions.

 

Nous parlons beaucoup du sujet des compétences avec les grands maîtres d’œuvre industriels. Pierre Éric Pommellet, PDG de Naval Group, a dû vous dire que pour certains programmes ne relevant pas de la dissuasion, il avait dû avoir recours à des ouvriers qualifiés venant d’autres pays européens. Cette question nous occupe depuis de nombreuses années.

 

Dès 2020, le Président de la République nous a demandé de mettre en œuvre un plan de renforcement des compétences de la dissuasion. Il s’agissait d’abord d’identifier les compétences et les moyens critiques nécessaires à la bonne conduite des activités, qui peuvent se loger dans des domaines un peu ignorés. À titre d’exemple, ceux qui travaillent l’acier pour fabriquer les baguettes de soudure des sous-marins ne sont pas nombreux. Il nous fallait aussi renforcer la maîtrise d’ouvrage étatique, de manière quantitative et qualitative. Le plan nous mène jusqu’en 2025 et il concerne tous les industriels de la dissuasion ainsi que les maîtres d’œuvre étatiques.

 

En termes de compétences critiques de la BITD, nous sommes très sensibles à la transmission des compétences difficiles à acquérir. L’idée d’une réserve industrielle et d’une réserve de la DGA répond à cette préoccupation.

 

En matière de réserve industrielle, il faut permettre aux professionnels compétents s’apprêtant à quitter leur industrie de soutenir les maîtres d’œuvre, étatiques ou industriels, et de transmettre leurs compétences aux plus jeunes ou aux derniers arrivants. Le ministre des armées nous a demandé de créer cette réserve industrielle pour nous permettre de répondre au défi de ce tuilage. Je crois beaucoup à ce modèle qui peut nous permettre de limiter les impacts du problème.

 

Garantissons-nous la performance ? La réponse est oui. Nous ferons en sorte de maintenir cette BITD. À cet égard, j’ai déjà évoqué le renforcement du contrôle de la performance et de la qualité, ainsi que la création d’une direction de l’industrie de défense. Nous allons aussi créer une structure spécifiquement dédiée à la résilience cyber des entreprises, qui constitue un sujet de préoccupation majeur.

 

Enfin, nous développerons un bureau responsable des questions de cession et de résilience des cessions d’entreprises. En effet, un certain nombre de sous-traitants industriels spécialisés dans la mécanique, la micromécanique ou la chaudronnerie par exemple, qui possèdent des savoir-faire très particuliers, sont souvent des entreprises familiales. Nous réfléchissons à la manière d’accompagner celles dont le propriétaire cherche à céder ses actifs, pour qu’il le fasse au profit de la filière.

 

Ce sujet pose aussi la question de la souveraineté et, malgré ce qu’on peut lire parfois dans les médias spécialisés, nous sommes très attentifs à assurer la protection des entreprises sensibles, ce qui n’est pas toujours évident. Quand un propriétaire cherche à transmettre la société que ses enfants ne souhaitent pas reprendre, notre rôle est de l’accompagner dans cette démarche. Nous créerons donc ce service supplémentaire afin de garantir la résilience de la BITD et des PME, qui en sont les composantes les plus fragiles.

 

Le sujet des personnels qualifiés et de leur disponibilité pour assurer notre mission en matière de nucléaire militaire nous préoccupe également. À cet égard, le plan de relance pour le nucléaire civil et le nouveau nucléaire bénéficiera à toute la filière. Je discuterai notamment avec le délégué interministériel au nouveau nucléaire, qui est aussi mon prédécesseur. Les industriels ont déjà commencé à anticiper et nous sommes associés à leur démarche. Le cas de la soudure fournit un bon exemple et Naval Group développe avec EDF des écoles conjointes. Il s’agit de prendre en compte le plus tôt possible cette problématique de la disponibilité.

 

Enfin, j’en viens à la transformation de la DGA. La direction avait déjà créé l’AID en 2018, dans le cadre de laquelle nous avons commencé à nous demander comment accompagner les start-up, comment attirer les talents venant de ce monde-là, mais aussi comment laisser partir les professionnels pour les accueillir de nouveau. Cette question dépasse celle de la dissuasion : la synergie avec le monde de l’industrie et de l’entreprenariat serait plus fertile si nous étions capables d’accueillir de nouveau nos talents. Il faut encourager ces allers-retours et faire en sorte qu’il ne s’agisse plus d’allers simples. Les ingénieurs civils et militaires peuvent acquérir des compétences dans les start-up et les PME, à nous d’apprendre à valoriser leurs expériences pour les faire revenir.

 

De la même manière, industriels et entrepreneurs devraient pouvoir mettre à disposition des ressources au sein de la DGA pour une durée limitée, avec toutes les considérations éthiques et déontologiques qui s’imposent, pour nous faire bénéficier de leur expérience. Ils pourraient devenir réservistes de la DGA et cette réserve va être refondue. En effet, il fallait jusqu’à maintenant être ingénieur pour en faire partie, alors que la présence d’un directeur commercial ou d’un directeur des affaires juridiques serait intéressante. Ces professionnels regagneraient ensuite leur industrie, où ils deviendraient ambassadeurs de la DGA et de ses valeurs, parmi lesquelles la souveraineté et l’importance de la dissuasion. Tout se tient et nous retrouvons ici le rôle du discours à développer autour de la grammaire de la dissuasion, qui pourrait être renforcé par un tel mécanisme.

 

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La séance est levée à douze heures trente.

 

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Frédéric Boccaletti, M. Vincent Bru, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Emmanuel Fernandes, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Delphine Lingemann, Mme Pascale Martin, Mme Lysiane Métayer, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, M. Julien Rancoule, Mme Nathalie Serre

Excusés. - M. Julien Bayou, M. Christophe Blanchet, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Christelle D'Intorni, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Anne Genetet, M. Loïc Kervran, M. Olivier Marleix, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Valérie Rabault, M. Fabien Roussel, M. Aurélien Saintoul, M. Mikaele Seo, Mme Sabine Thillaye