Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Yannick d’Escatha, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies              2

– Présences en réunion................................15

 


Mardi
29 novembre 2022

Séance de 17 heures 

Compte rendu n° 9

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


  1 

commission d’enquÊte VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D’INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE

Mardi 29 novembre 2022

La séance est ouverte à 17 heures

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

————

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous entamons notre troisième cycle d’auditions, axé sur l’électricité, le nucléaire civil, les énergies nouvelles et le processus de décision gouvernementale qui a accompagné leur développement. Nous entrons donc dans le vif du sujet.

Notre commission auditionnera diverses personnalités ayant exercé des responsabilités importantes dans les années passées et elle commence aujourd’hui avec M. Yannick d’Escatha, qui a notamment été administrateur général du commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans la deuxième moitié des années 1990, puis président de CEA Industrie. Cette audition se déroulera en visioconférence.

Monsieur d’Escatha, vous connaissez bien les assemblées parlementaires, puisque vous y avez fréquemment été auditionné. Vos fonctions d’administrateur général du CEA vous ont notamment conduit à éclairer le Parlement dans le cadre de la commission d’enquête sur Superphénix et la filière des réacteurs à neutrons rapides, en 1998. Vingt ans plus tard, en 2018, vous avez, à la demande des autorités publiques, rendu un rapport dont il semble que nous ne pouvons pas prendre connaissance. Je précise que seules les activités civiles du CEA entrent dans le champ des travaux de notre commission d’enquête. En tant que responsable d’un organisme de recherche fondamentale et appliquée de renom, dont les financements ne sont pas toujours à la mesure des ambitions, vous avez certainement engagé des réformes, qui doivent avoir été actées dans des documents stratégiques internes ou conventionnels avec l’État, prenant en compte le contexte de l’époque et dessinant les évolutions qui étaient alors souhaitées.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez, monsieur, prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

M. Yannick d’Escatha prête serment.

M. Yannick d’Escatha, ancien administrateur général du CEA et membre de l’Académie des technologies. En guise d’introduction, je voudrais faire deux remarques. Premièrement, j’ai été administrateur général du CEA de 1995 à 1999 : c’était il y a vingt-cinq ans. Beaucoup de choses ont changé depuis et il est difficile de faire des comparaisons entre cette époque et l’actuelle. Les circonstances ne sont plus les mêmes ; la société n’est plus la même ; le monde n’est plus le même. Deuxièmement, je m’en tiendrai aux faits que je connais, pour les avoir vécus.

Dans les années 1990, nous étions dans la dernière phase du grand programme national de construction d’infrastructures énergétiques, que le Gouvernment avait lancé après le choc pétrolier de 1973 pour garantir à la France sa souveraineté et son indépendance énergétique. Ce grand programme électronucléaire prévoyait la construction de six tranches par an. Le nucléaire devait représenter les trois quarts de notre production d’électricité et, à mes homologues étrangers, qui s’étonnaient de ce choix, je répondais souvent : « No coal, no oil, no gas, no choice », c’est-à-dire : « Pas de charbon, pas de pétrole, pas de gaz, pas le choix. »

Ce programme était une priorité nationale. Il était conduit directement par l’État, au plus haut niveau. Tous les départements ministériels, toutes les forces vives de la nation étaient alignés sur les objectifs fixés par le Gouvernement, et cela a très bien marché.

À la fin des années 1990, la construction des trente-quatre réacteurs de 900 mégawatts et des vingt réacteurs de 1 300 mégawatts était terminée. On était en train de construire les quatre réacteurs de type N4, de 1 450 mégawatts, et Superphénix fonctionnait depuis 1984. Les N4 représentaient un saut technologique en matière de sûreté : c’étaient des réacteurs de deuxième génération, comme les autres, mais la grande nouveauté, c’est qu’ils avaient un contrôle commande entièrement digital. La mise en service de ces réacteurs a pris beaucoup de retard, parce qu’EDF a eu de grandes difficultés à mettre au point, avec les industriels, ce contrôle commande digital.

Le CEA était le conseiller du Gouvernement en matière de nucléaire, aussi bien civil que de défense. Il était le bras armé du Gouvernement, sa référence scientifique et technique. Il représentait la France à l’étranger pour le nucléaire ; d’ailleurs, les attachés nucléaires sont toujours présents dans les ambassades. Il était aussi, par sa filiale, CEA Industrie, le responsable et le garant de la filière industrielle. CEA Industrie était une holding qui rassemblait les filiales du CEA : Framatome, pour les réacteurs et leurs combustibles ; Cogema, pour le cycle du combustible, à savoir l’enrichissement de l’uranium, le retraitement et le recyclage des combustibles usés et le conditionnement des déchets, par la vitrification ; Eurodif, pour l’enrichissement ; TechnicAtome, enfin, pour la propulsion nucléaire navale.

Le CEA, à l’époque, était très proche d’EDF, qui faisait largement appel à ses chercheurs et à ses moyens de recherche : réacteurs de recherche, « labos chauds », qui permettent de travailler sur des matériaux radioactifs, boucles d’essai – qui sont des moyens expérimentaux en thermohydraulique –, moyens de calcul, etc. Cette proximité avec EDF a été un gage d’efficacité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au-delà des fonctions que vous avez exercées à la tête du CEA et de CEA Industrie, il semblerait qu’au cours du dernier quinquennat, on vous ait demandé un rapport sur la situation de la filière nucléaire. Qu’en est-il ?

M. Yannick d’Escatha. J’ai effectivement rédigé avec Laurent Collet-Billon, qui avait été délégué général pour l’armement, un rapport sur les évolutions possibles de l’industrie nucléaire civile. Il nous avait été demandé par le ministre de l’économie et des finances et celui chargé de l’environnement. Ce rapport a été classifié confidentiel défense.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourriez-vous préciser la date à laquelle ce rapport vous a été commandé ?

M. Yannick d’Escatha. Le travail a été fait au début de l’année 2018.

M. le président Raphaël Schellenberger. Bien que le rapport ait été classé confidentiel défense, le ministre des finances de l’époque avait fait quelques remarques assez cinglantes à son propos dans la presse. « Ce n’est pas un rapport qui décide de la politique du Gouvernement », avait-il notamment déclaré. Comment avez-vous vécu cela ? Pourquoi ce rapport a-t-il été classé confidentiel défense, alors qu’il ne portait que sur le nucléaire civil ?

M. Yannick d’Escatha. Un rapport nous a été demandé, que le Gouvernement a jugé bon de classer confidentiel défense. J’ai fait mon travail, avec M. Collet-Billon et plusieurs experts. Je ne peux pas vous en dire plus.

M. le président Raphaël Schellenberger. Même si votre rapport a été classé confidentiel défense, pouvez-vous, en restant assez général, nous dire sur quels aspects de l’organisation de la filière nucléaire vous avez alerté le Gouvernement ? Avez-vous préconisé des décisions, et selon quel calendrier ? Quelles suites ont été données à ces alertes ? Un grand nombre de ces problèmes étant aujourd’hui de notoriété publique, pouvez-vous en dire un mot ?

M. Yannick d’Escatha. Vous me mettez dans une situation très difficile, car la loi m’interdit de vous parler de ce rapport : divulguer le contenu d’un rapport classé confidentiel défense, c’est de la haute trahison. Il est vrai qu’il y a eu des fuites dans la presse, qui ne viennent ni de M. Collet-Billon, ni de moi. Ce que je peux vous dire, parce que c’est factuel et que c’est un peu extérieur au rapport, c’est que nous avons constaté une désaffection des jeunes pour le nucléaire ; à l’époque, ils ne voyaient pas d’avenir dans le nucléaire. C’était préoccupant, car les compétences, dans ce domaine, tendaient à disparaître. Beaucoup d’ingénieurs se tournaient davantage vers des industries plus rayonnantes, comme la construction aéronautique et automobile ou les énergies renouvelables. Cette perte de compétences nous préoccupait beaucoup : c’était un fait objectif au début de l’année 2018. Il fallait que les jeunes puissent se convaincre que le nucléaire avait un avenir : il fallait donc construire, et c’est ce que nous avons dit. L’avenir, c’est faire du neuf. Mais comprenez que je ne peux pas vous parler de ce rapport.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends très bien. Toutefois, dans la mesure où le ministre qui est responsable de ce classement en confidentiel défense a lui-même commenté dans la presse certains éléments de ce rapport, il semble légitime que notre commission d’enquête s’y intéresse. Vous nous avez, en tout cas, donné une idée de la teneur des conclusions que vous faisiez dès 2018. Certains parlementaires ont une habilitation confidentiel défense : je vais voir s’il est possible qu’ils aient accès à ce rapport. M. Nicolas Hulot et le ministre des finances vont ont commandé un rapport sur le nucléaire, que vous leur avez remis en 2018 : ce n’est pas une date anodine.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si je ne me trompe pas, vous êtes entré au CEA dès 1982 et vous l’avez dirigé de 1995 à 1999. Lorsque vous êtes arrivé à la tête du CEA, dans quel état se trouvait le parc nucléaire ? Quelles étaient ses compétences, sa capacité de développement et son activité en matière de recherche et développement, s’agissant aussi bien du traitement des déchets que de la conception de nouvelles générations de réacteurs ?

M. Yannick d’Escatha. En 1982, je suis entré chez TechnicAtome, où je suis resté huit ans. Je suis entré au CEA en 1990 pour créer la direction des technologies avancées, qui était en charge de toutes les activités technologiques non nucléaires du CEA – en particulier la microélectronique – auxquelles contribuait notamment le Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information (Leti), à Grenoble. J’ai été nommé administrateur général adjoint en 1992 et administrateur général en 1995. À cette époque, EDF était en train de terminer la construction des quatre réacteurs de type N4. La production électronucléaire était très importante, on était même dans une situation de surproduction et on exportait beaucoup.

C’était une situation confortable et le CEA était tourné vers l’avenir. Tous les pays maîtrisant l’énergie nucléaire étaient équipés de réacteurs à eau, bouillante ou pressurisée, dits de deuxième génération. Nous nous sommes demandé s’il était possible d’aller encore plus loin en matière de sûreté et de passer à une troisième génération de réacteurs. La question qui nous animait était la suivante : en cas d’accident ultime, c’est-à-dire de fusion du cœur nucléaire, pouvait-on garantir de façon certaine, déterministe, que l’on serait capable de contenir le cœur fondu à l’intérieur de l’enceinte de confinement, de façon à ne pas avoir à évacuer les populations environnantes ?

Un énorme travail a été fait en ce sens, dans un cadre franco-allemand. Framatome et le département nucléaire de Siemens, Kraftwerk Union (KWU), ont alors fusionné. Ce travail a associé le CEA, Framatome, EDF et les deux autorités de sûreté, française et allemande.

Ces recherches avaient trois volets. Premièrement, il s’agissait de réduire la probabilité de fusion du cœur ; on visait une réduction d’un facteur 10. Deuxièmement, on envisageait le cas où, malgré toutes nos précautions, l’accident se produisait. Si le cœur avait fondu, comment maintenir la radioactivité à l’intérieur de l’enceinte de confinement, pour que rien ne sorte ? Il fallait inventer des dispositifs spécifiques. Troisièmement, il fallait faire toutes ces démonstrations de manière déterministe : cela signifie qu’on n’était pas dans le registre des probabilités. Beaucoup d’autorités de sûreté s’appuient sur des évaluations probabilistes de sûreté. Nous, nous voulions nous assurer que, si le cœur venait à fondre, rien ne sortirait.

Ces travaux ont pris des années et ont conduit à des innovations déterminantes. Je pense à toutes celles qui ont effectivement permis de réduire la probabilité d’un accident : l’instrumentation, le contrôle commande, la multiplication des circuits de sécurité. Mais je songe surtout au récupérateur de corium, ou core catcher, que peu de pays ont réussi à mettre au point. C’est un dispositif qui doit permettre de récupérer le cœur fondu s’il passe à travers la cuve et de l’étaler pour le refroidir, sur des couches de béton sacrificielles. Tout cela a été mis au point dans les installations du CEA à Cadarache. Le refroidissement se fait de manière passive et ne nécessite pas de sources d’énergie : c’est la gravité qui agit.

Les technologies conçues pour ce système ont atteint la totalité des objectifs. Les performances et les caractéristiques de ce réacteur ont été homologuées par les autorités de sûreté non seulement en France mais également au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Finlande et en Chine.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma question portait sur l’état du parc nucléaire quand vous êtes arrivé aux responsabilités au milieu des années 1990.

M. Yannick d’Escatha. Tout fonctionnait très bien : les réacteurs étaient neufs pour la plus grande partie et nous étions plutôt en surproduction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourtant, dès le début des années 1990, certains rapports parlementaires s’inquiétaient de « l’effet falaise », annoncé depuis quelques années déjà, concernant la maintenance des installations nucléaires étant donné l’étendue du parc, la durée de vie des centrales et les visites nécessaires. Avez-vous, tant au CEA qu’à EDF, ressenti ce besoin actuel et futur de maintenance des réacteurs ?

M. Yannick d’Escatha. La maintenance a toujours été une priorité pour le CEA, pour EDF ainsi que pour l’ensemble des industriels car elle est la seule garantie de disponibilité de l’outil de production. Elle est donc, et de loin, la solution la plus économique. Toutefois, comme il y a beaucoup de réacteurs et que la France est un petit pays, cela posait un problème de dimensionnement de la filière industrielle. Afin de disposer de suffisamment de professionnels formés et qualifiés – travailler dans le nucléaire requiert en effet des qualifications spécifiques, notamment pour les interventions sous irradiation –, nous avons prospecté à l’échelle européenne. Le risque de ne pas trouver d’industriels disponibles était identifié : c’était un problème de politique industrielle, de supply chain.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette inquiétude a-t-elle été exprimée auprès du gouvernement de l’époque ? Si oui, quelle a été sa réaction ?

M. Yannick d’Escatha. Ces sujets sont traités au niveau du conseil d’administration d’EDF, auquel participent les représentants de l’État. Le problème est connu. Il faut avoir une industrie suffisamment importante, formée et disponible au niveau européen.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous assisté, dans vos différentes fonctions, à des échanges sur la maintenance, la supply chain et leurs implications en matière de sûreté du parc ?

M. Yannick d’Escatha. La maintenance est un problème industriel banal et c’est le métier de l’ensemble du management d’EDF. Il n’était pas question de ne pas la faire. Si on ne trouvait pas d’industriel disponible au moment où on en avait besoin, on prenait du retard. EDF n’a jamais mis en service ou démarré une installation si la maintenance n’avait pas été faite avec la qualité requise.

M. Antoine Armand, rapporteur. Étant donné le caractère stratégique et sensible de l’industrie nucléaire, on peut imaginer que les responsables de haut niveau d’EDF ne se contentaient pas de parler des installations qui allaient être mises en service : ils anticipaient aussi ce qui allait se passer dans les décennies à venir. Quel était l’état des discussions au sein d’EDF et du CEA lorsque vous en faisiez partie ? Vous en êtes-vous ouverts aux membres du gouvernement de l’époque ?

M. Yannick d’Escatha. Nous faisions le nécessaire pour avoir accès à un tissu industriel suffisamment fourni sur l’ensemble de la place européenne, et nous l’avons obtenu. Nous avons certainement eu à gérer, même si je n’ai pas de souvenir particulier, des retards dans l’exécution d’une tranche parce qu’un industriel n’était pas disponible.

J’ai l’impression que vous avez en tête les travaux de grand carénage. Nous n’étions pas dans ce cadre à l’époque. Nous pouvions rencontrer des difficultés lors des visites habituelles mais nous n’avions pas de souci particulier pour trouver des professionnels, d’autant que nous allions jusqu’à les former : il y a toujours eu une école des métiers chez EDF.

L’énorme programme de visite décennale pour l’extension au-delà de quarante ans de toutes les tranches a demandé une masse de travail considérable. Celle-ci n’a été connue que tardivement car elle répondait aux exigences de l’Autorité de sûreté nucléaire, qui souhaitait que nous fassions toutes les modifications permettant de se rapprocher au maximum de la troisième génération. J’approuve entièrement ces exigences car la sûreté doit progresser en permanence mais cela représentait une masse de travail considérable, dont l’ampleur n’a été mesurée que beaucoup plus tard.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour résumer, à l’époque, il n’y avait pas d’inquiétude sur ce sujet et vous considérez que cette absence d’inquiétude était justifiée.

M. Yannick d’Escatha. C’était une préoccupation de tous les jours dans notre métier : nous devions nous assurer que nous ne prendrions pas de retard et que la maintenance serait faite quoi qu’il arrive, en respectant les normes de qualité, avec lesquelles personne n’a jamais transigé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous étiez au CEA lorsque le Gouvernement a pris la décision d’arrêter Superphénix. Ce réacteur à neutrons rapides, de quatrième génération, avait pour caractéristique d’absorber la quasi-totalité des déchets nucléaires et de produire du combustible de façon quasi cyclique, limitant l’approvisionnement extérieur à un niveau très faible. Pouvez-vous nous rappeler en quoi consistait cette technologie radicalement nouvelle ? Quel jugement portiez-vous sur Superphénix à la veille de l’arrêt de son fonctionnement ?

M. Yannick d’Escatha. Superphénix est un surgénérateur, c’est-à-dire qu’il est capable, grâce aux neutrons rapides, de convertir l’uranium 238, qui est le plus abondant mais qui n’est pas fissile, en uranium 239 qui, lui, est fissile. Si l’on met de l’uranium 238 autour du cœur, il reçoit les neutrons et fabrique plus de matière fissile que le cœur n’en consomme. Les neutrons rapides permettent donc de ne pratiquement plus recourir à l’uranium naturel. De plus, ils peuvent transmuter les noyaux radioactifs à vie longue, ce qui était intéressant pour l’application de la « loi Bataille » (loi du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs).

Lorsque le réacteur Superphénix a démarré, en 1984, il a connu des problèmes de mise au point, comme son ancêtre Phénix avant lui et comme n’importe quel prototype. Les ingénieurs disent qu’il faut « déverminer » le produit, c’est-à-dire qu’il faut le mettre au point pour corriger ses imperfections initiales avant de l’industrialiser. Superphénix était une énorme extrapolation de Phénix puisque l’on passait de 125 à 600 mégawatts : le facteur d’échelle était donc important. Le réacteur, qui a eu beaucoup de maladies de jeunesse, a été assez souvent arrêté pour réparation. Il a été converti en outil de recherche en 1991, puis arrêté en 1997.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel jugement portiez-vous sur son fonctionnement à la veille de son arrêt ?

M. Yannick d’Escatha. Superphénix a subi des pannes et des petites fuites internes. Il n’y a pas eu de fuite de sodium vers l’extérieur – les collecteurs, dont c’est le rôle, les ont absorbées – mais il a cependant fallu les réparer, raison pour laquelle le réacteur était assez souvent arrêté. De plus, chaque arrêt déclenchait une période extrêmement longue pour obtenir l’autorisation de redémarrage.

M. Antoine Armand, rapporteur. Un certain nombre d’experts s’accordent à dire que, durant les deux années qui ont précédé son arrêt par le Gouvernement, le réacteur fonctionnait. Cela correspond-il à vos souvenirs ?

M. Yannick d’Escatha. Superphénix n’était pas sous la responsabilité du CEA. Nous avons apporté notre expertise en matière de neutrons rapides mais je n’ai pas le souvenir exact de son planning de fonctionnement à l’époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, a déclaré, dans une lettre ouverte publiée par Le Point, le 9 novembre 2022, que la décision d’arrêter le réacteur Superphénix était « fondée sur des éléments objectifs, tant fonctionnels que financiers » et que « la réussite technique du projet était fortement compromise et sa rentabilité nullement assurée ». Est-ce que vous vous inscrivez en faux contre ces propos ?

M. Yannick d’Escatha. C’est à l’exploitant qu’il faut poser cette question. Pour ma part, n’étant pas l’exploitant, je ne peux vraiment pas vous répondre – je n’ai pas en tête son planning de fonctionnement. Personnellement, je pense que ce réacteur aurait parfaitement marché après avoir été « déverminé ». Il n’avait pas de tare qui l’empêchait de fonctionner, à ma connaissance.

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2000, vous êtes nommé directeur général délégué industrie d’EDF, qui est l’exploitant de Superphénix.

M. Yannick d’Escatha. Oui mais il était déjà arrêté à cette date.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine que vous avez eu des discussions sur ce sujet avec vos équipes industrielles, avec le comité exécutif d’EDF ou avec des interlocuteurs extérieurs. Dans votre souvenir, l’arrêt de Superphénix puis celui de Phénix semblaient-ils justifiés ?

M. Yannick d’Escatha. Lorsque Superphénix a été arrêté, le Gouvernement a demandé au CEA de prolonger la vie de Phénix jusqu’en 2010 pour pouvoir faire des recherches car nous avions besoin de neutrons rapides. Chez EDF, les discussions portaient sur le démantèlement de Superphénix – il a fallu au préalable construire une usine pour décontaminer le sodium –, qui était arrêté depuis deux ou trois ans. Personne chez EDF n’était heureux de l’arrêt de Superphénix, qui n’a pas été compris.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez une très longue expérience en matière nucléaire, en matière industrielle et en matière de recherche. Avez-vous, à titre personnel, un avis sur l’arrêt de Superphénix, puis de Phénix ?

M. Yannick d’Escatha. En tant qu’ingénieur, mon pronostic est que le réacteur Superphénix, après avoir été déverminé, comme tous les prototypes, aurait parfaitement bien fonctionné. En ce qui concerne Phénix, j’ai dit au Gouvernement qu’on pouvait prolonger sa durée de vie de quelques années. Tout s’est d’ailleurs très bien passé jusqu’à son arrêt en 2010. Les recherches dont le CEA était responsable ont pu se faire dans Phénix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes politiques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Nous avons le sentiment d’une réécriture de l’histoire de Superphénix. Les experts de l’époque qualifiaient ce réacteur d’expérience sinon dangereuse, du moins qui ne constituait pas le bon modèle car elle recelait un certain nombre de fragilités. On se demande dès lors si l’argent public a été bien employé.

Par ailleurs, quel est le lien entre le CEA et l’Ines (Institut national de l’énergie solaire) ? Le lancement de ce dernier a-t-il pu causer un manque de financement de la recherche sur les énergies renouvelables thermiques et entraîner une compétition entre les différentes énergies ? Le CEA a-t-il un avis sur cette question ?

M. Yannick d’Escatha. Le CEA n’a pas participé à la construction de Superphénix : il a une expertise en matière de réacteur à neutrons rapides et ses compétences étaient utilisées par EDF pour ses propres besoins. Ce que je peux dire, en tant qu’ingénieur, c’est que le passage de 125 à 600 mégawatts est une extrapolation dont le coefficient n’est pas habituel : en général, on ne fait pas un tel saut quand on fait progresser une filière. C’était la conséquence d’une erreur d’évaluation de ce que serait la croissance dans le monde. Même si aujourd'hui, des réacteurs à neutrons rapides de 800 mégawatts fonctionnent dans le monde.

Je ne connais pas très bien l’Ines ; je ne suis pas sûr qu’il existait quand j’étais administrateur général du CEA. Celui-ci apportait ses compétences à l’Ademe (Agence de la transition écologique) dans le domaine des économies d’énergie thermique de l’habitat. En revanche, le CEA ne faisait pas beaucoup de recherche sur le photovoltaïque.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez évoqué un contexte de surproduction d’énergie dans les années 1990, puis vous avez affirmé que les concepteurs de Superphénix avaient anticipé un besoin d’énergie très important, qui ne s’est finalement pas avéré. Les planificateurs et les décideurs de l’époque n’ont-ils pas au contraire manqué de discernement ? On savait très bien qu’il faudrait un jour remplacer le pétrole et le gaz. Ce n’est pas que la France a consommé moins d’énergie, c’est qu’elle a transféré une partie de sa production dans des pays tiers : si l’on analyse ses importations, on constate en réalité qu’elle n’a cessé d’augmenter sa consommation. On ne comprend pas à quel moment des planificateurs ont pu croire que la société occidentale, française notamment, allait avoir besoin de moins d’énergie.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que la France exporte de l’énergie qu’elle est en surproduction ; sinon cela signifierait que l’Allemagne est en surproduction de son industrie ! Exporter de l’énergie, c’est plutôt bien, et qualifier cela de surproduction est une erreur d’anticipation.

Vous dites que la supply chain a été organisée au niveau européen. Sauf erreur, il n’y a pas de programme nucléaire européen mais un programme nucléaire français, qui devait être souverain. À quel moment les responsables du nucléaire français planifient-ils une industrie au niveau européen ? Vous avez qualifié le programme franco-allemand de recherche nucléaire de succès : or non seulement il a été dissout mais un tribunal arbitral a condamné Siemens à une amende de 650 millions d’euros pour ne pas avoir rempli ses obligations contractuelles et pour avoir fricoté avec les Russes. Par ailleurs, peut-on concevoir l’EPR première version, l’EPR finlandais et l’EPR de Flamanville, comme un succès ? Je n’en suis pas sûr.

Dans les années 1990 et 2000, il y a eu une période de transition pendant laquelle un certain nombre de décisions ont été mal prises, voire pas prises du tout. Pouvez-vous nous éclairer sur le conflit entre les directions d’EDF, d’Alstom et d’Areva, manifestement lié à des conflits de personnes ayant pris des décisions industrielles contraires à l’intérêt national et contraires à la convergence des choix technologiques et industriels qui avaient fait le succès du plan Messmer ?

Par ailleurs, vous ne gériez pas une usine de machines à laver : vous saviez qu’il y aurait un effet falaise si les réacteurs n’étaient pas remplacés. Ce n’est pas en lançant un unique réacteur à Flamanville en 2007 – et même un deuxième, si l’on tient compte de l’EPR de Penly qui n’a finalement pas été réalisé – qu’on aurait pu y remédier. Il aurait fallu pour cela anticiper le grand carénage et même la prolongation des centrales à quarante, cinquante ou soixante ans. Les années 1990 et 2000 étaient donc critiques du point de vue de la prise de décisions politiques et industrielles. Or, avec les éléments que vous nous avez donnés, je n’arrive pas à comprendre si elles ont été prises. Vous avez évoqué Superphénix, qui était arrêté, et Phénix, qui a été prolongé, mais étiez-vous déjà en train de travailler sur le projet Astrid, qui sera lancé plus tard par Jacques Chirac, ou bien est-ce qu’on a perdu du temps ?

Autre domaine, peu évoqué, dans lequel le CEA a certainement perdu du temps : le réacteur Osiris. Celui-ci était vieillissant et le réacteur qui devait prendre sa suite a connu un retard monumental. Dans ce domaine, quelles ont été les décisions qui ont mené à l’arrêt d’Osiris et à ce que la France ne dispose pas de son successeur ?

M. Yannick d’Escatha. Dans les années 1990, on parlait de surproduction, voilà pourquoi j’ai employé ce terme ; à cette époque, 80 % de l’énergie produite était d’origine nucléaire, dont une partie importante était exportée – ce qui est très bien.

Quand on a choisi de construire l’EPR à Flamanville 3, on n’a pas décidé, à ma connaissance, de fabriquer Flamanville 3 et 4 ; d’habitude, on construit tous les réacteurs nucléaires par paires pour des raisons de rentabilité et d’efficacité, et, si on avait agi ainsi, il me semble que Flamanville 4 serait déjà en service parce que les équipes peuvent migrer d’un EPR à l’autre sans perte de temps en cas de problème, par exemple le manque d’un matériel. Localement, les gens auraient d’ailleurs souhaité accueillir la paire de réacteurs, mais on a estimé que l’activité de deux réacteurs conduirait à une surproduction et à une impossibilité de vendre l’ensemble de l’électricité produite – je précise que je n’ai pas participé à cette réflexion – : il a donc été décidé de ne construire qu’un seul réacteur.

Sur la supply chain, je me suis mal fait comprendre : il n’y avait pas de politique européenne menée à Bruxelles mais l’industrie européenne travaillait ensemble. Dans la supply chain d’EDF, vous trouverez d’ailleurs des sociétés originaires de tous les pays européens, y compris à Flamanville : c’est normal, sain et tout à fait caractéristique de l’Union européenne.

Ce que vous avez dit sur la relation franco-allemande est exact, mais quand je qualifie de succès l’EPR, je parle de sa conception. Le réacteur AP 1000 américain dit de troisième génération n’appartient en fait pas à cette catégorie car il répond à une exigence probabiliste et non déterministe, contrairement à l’EPR : cela suffit à l’autorité de sûreté américaine mais pas à son homologue française, celle-ci imposant une démonstration déterministe ; l’AP 1000 ne peut pas remplir ce critère, en raison notamment de l’absence du fameux dispositif que j’ai évoqué tout à l’heure, même s’il offre beaucoup de sûreté par ailleurs. D’après de ce que j’ai compris, ce réacteur ne serait pas autorisé en France, alors que l’EPR est, dans sa conception, l’un des seuls réacteurs à avoir atteint le niveau de la troisième génération.

En revanche, la construction de l’EPR à Flamanville a été très difficile pour plusieurs raisons, qui sont connues. J’en vois trois, une massive et deux aggravantes. La massive tient au fait que nous avons cessé de construire des centrales nucléaires pendant plus de dix ans, durée pendant laquelle la maîtrise d’un très grand chantier comme celui de la construction d’un réacteur nucléaire a été perdue. En effet, il s’agit d’un métier difficile qui exige des compétences peu répandues, lesquelles ne s’acquièrent que par la pratique et l’expérience. Le manque de pratique et l’insuffisante maîtrise qui en a découlé ont allongé le chantier et entraîné des surcoûts : comme on dit dans la profession, un chantier qui dure, c’est un chantier qui coûte. Les retards considérables ont provoqué des surcoûts énormes.

Premier facteur aggravant, la conception de l’EPR fut très travaillée et ciselée car son succès n’avait rien d’acquis compte tenu de la difficulté de l’entreprise : encore une fois, les réacteurs chinois et américains ne répondent pas au cahier des charges de la démonstration déterministe – j’ignore ce qu’il en est du réacteur russe –, et l’EPR, réacteur de troisième génération déterministe, est l’un des seuls au monde à le remplir. Par rapport au degré très élevé d’exigence que devait atteindre la conception du réacteur, le reste – béton, logistique, emménagements, coordination des corps de métiers – paraissait simple et a été négligé, ce qui a fait perdre beaucoup de temps – je pense, par exemple, aux porte-à-faux sur les murs, qui nécessitent de mettre du béton, opération complexe qui a créé de nombreux problèmes. Le béton, les emménagements et le soudage ont posé de nombreuses difficultés et fait perdre beaucoup de temps, il n’y a qu’à demander aux équipes du chantier.

Le second facteur aggravant, induit par le précédent, tient au fait que beaucoup de matériels mécaniques et électriques installés sur le site au début des travaux ont vieilli à cause des retards ; en effet, inutilisés, ils se sont dégradés, ce qui a requis de la maintenance : points de rouille à enlever, joints séchés à changer, isolement des connecteurs à revoir, etc.

Ces problèmes n’ont rien à voir avec la conception du réacteur, laquelle a conféré à celui-ci un niveau de sécurité de troisième génération.

Les conflits de personnes que vous avez évoqués ont en effet existé dans plusieurs entreprises, ce qui est regrettable.

L’effet falaise sur le remplacement du parc de réacteurs – et non sur la maintenance dont parlait le rapporteur tout à l’heure – était parfaitement connu ; d’ailleurs, nous avons travaillé sur la troisième génération justement pour y faire face et pour assurer un niveau de sûreté plus élevé que celui de la deuxième génération, mais nous nous sommes arrêtés de construire.

Le projet de réacteur Astrid n’avait absolument pas émergé à mon époque ; je vous ai dit ce que je savais de Phénix et de Superphénix mais Astrid est arrivé beaucoup plus tard. Il s’agit d’un réacteur à neutrons rapides à caloporteur sodium de quatrième génération, sur lequel travaille un groupe de pays s’intéressant à l’avenir du nucléaire.

Vous avez parlé de la fin de vie du réacteur Osiris : juste avant que je ne quitte le CEA, j’ai lancé le projet de remplacement d’Osiris ; nous avions plus de dix ans devant nous, mais il m’avait paru opportun de le faire. Le Haut-commissaire à l’énergie atomique Robert Dautray et moi avions choisi le nom de Jules Horowitz pour le nouveau réacteur, en hommage à ce grand chercheur du CEA, père de la physique des réacteurs dans le monde, qui venait de décéder. Ce nouveau réacteur a pâti des mêmes problèmes que ceux de l’EPR de Flamanville : ces difficultés ont donc touché l’ensemble de la filière nucléaire française. 

M. Francis Dubois (LR). Monsieur d’Escatha, je veux faire appel à votre mémoire récente : en 2018, dans un rapport, vous avez demandé à Nicolas Hulot, alors ministre de la transition écologique et solidaire, et à Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, de lancer immédiatement la construction de six EPR pour redonner des moyens industriels à la filière nucléaire : quelle réponse vous a-t-on apportée ? Pourquoi le Président de la République Emmanuel Macron a-t-il attendu 2022 pour changer de position et relancer un programme de construction ?

M. Yannick d’Escatha. Je vais compléter l’information, contenue dans ce rapport, que vous venez de donner, monsieur le député : il nous paraissait nécessaire, à mes collègues et à moi, de relancer la construction de réacteurs ; en effet, pour attirer à nouveau les personnes qui se détournaient du nucléaire, notamment les jeunes, il fallait faire un palier car la fabrication d’un seul réacteur ne suffit pas. L’idée était de remplacer le moment venu les anciens réacteurs par des réacteurs de troisième génération, mais le programme devait être économique. Pour nous, il fallait annoncer un palier et non la construction d’un seul réacteur pour donner de la visibilité à la filière, reconquérir les professionnels qui l’avaient quittée et attirer les jeunes.

En outre, le nucléaire a le potentiel d’être économique et très compétitif : pour exprimer ce potentiel, il faut construire en série. Il en va de même des autres énergies et activités industrielles : c’est bien le volume – ainsi que la maîtrise née de l’expérience – qui explique la diminution actuelle du coût du photovoltaïque et des éoliennes. Nous avons conduit des études qui nous ont appris qu’à partir de six réacteurs nucléaires, le coût de construction baissait significativement ; or ce coût est la composante essentielle du coût de revient et du coût du kilowattheure nucléaire, le coût du combustible étant faible.

Voilà pourquoi nous avions proposé au moins trois tranches de constructions, le renouvellement du parc nucléaire exigeant un effort bien plus soutenu, comme le montre le rapport du RTE – Réseau de transport d’électricité – dressant le panorama en 2050 – je n’y reviens pas car vous le connaissez. On peut utiliser les réacteurs de deuxième génération bien plus de quarante ans : la durée initialement prévue était de quarante ans mais tous les acteurs du nucléaire savent que l’on peut prolonger la vie de ces réacteurs. De nombreux réacteurs ont déjà une longévité bien supérieure dans le monde ; aux États-Unis, on a autorisé certains réacteurs à fonctionner soixante ans, et quelques-uns iront jusqu’à quatre-vingts ans – certaines personnes parlent même de la possibilité d’aller au-delà. Je ne pense pas qu’il faille emprunter cette voie, mais une extension raisonnable de la durée de vie des réacteurs requiert la construction de réacteurs de nouvelle génération pour assurer le renouvellement du parc.

Quelle réponse avons-nous obtenue, monsieur Dubois ? Aucune. Le rapport a été remis puis classifié, et je n’en ai plus jamais entendu parler.

Mme Danielle Brulebois (RE). Comme vous l’avez dit, nous n’avons construit aucune centrale pendant dix ans si bien que nous avons perdu la culture du nucléaire et, avec elle, la motivation des jeunes ; je me souviens que ces derniers s’engageaient avec passion dans la filière nucléaire il y a trente ans. Connaissez-vous le projet d’université des métiers du nucléaire ? À votre avis, formons-nous suffisamment à toutes les tâches nécessaires à la construction d’une centrale ?

Vous l’avez rappelé, en août 2018, le CEA a annoncé l’abandon d’Astrid, réacteur de quatrième génération capable de consommer les produits issus du recyclage des combustibles usés, projet qui s’inscrivait dans la lignée de Phénix et de Superphénix, arrêtés en 1999 en même temps que le projet du grand canal du Rhône au Rhin qui devait traverser ma circonscription. La fin d’Astrid ne remet-elle pas en cause la stratégie et la capacité de notre pays à traiter les combustibles usés ? Si tel est le cas, la France ne risque-t-elle pas le déclassement dans le domaine du nucléaire civil alors que d’autres, comme la Russie et la Chine, avancent à pas de géant en investissant dans la recherche et le développement ?

M. Yannick d’Escatha. Je sais que l’université des métiers du nucléaire existe et que beaucoup de gens très qualifiés et compétents s’en occupent : elle s’intègre dans le plan Excell d’EDF qui avait bien perçu le besoin né de la désaffection pour la filière. Sans disposer de toutes les informations, je suppose que le problème, assez évident, a été suffisamment identifié et analysé pour que l’on fasse le nécessaire pour renouveler la pépinière et le réservoir des compétences indispensables, d’autant qu’outre le rattrapage, il faut remplacer ceux qui partent en retraite. Il convient donc d’investir massivement dans cette voie car les besoins sont massifs : les étudiants des écoles d’ingénieurs du groupe A ne cherchaient plus du tout à rejoindre l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN), organisme de formation du CEA, et se détournaient particulièrement du génie atomique. Néanmoins, il semble que la tendance commence à s’inverser, même si ce retournement demande confirmation.

Il y a vingt-cinq ans, nous construisions la deuxième génération de réacteurs nucléaires et nous travaillions déjà, au CEA, à la troisième ; de même, il faut lancer maintenant les projets de quatrième génération. Nous disposons pour ce faire du Forum international génération IV, atout qui n’existait pas dans le passé et qui est important pour l’avenir du nucléaire compte tenu des caractéristiques physiques – le nucléaire, c’est de la physique pure – très intéressantes des neutrons rapides, notamment pour la surgénération, donc la gestion du combustible, et pour la réduction de la quantité de déchets à vie longue.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). On explique les problèmes de l’EPR par une perte de compétences liée à l’absence de construction de réacteurs pendant dix ans. Les exigences nouvelles en matière de sûreté ont également pu jouer un rôle à la suite de la catastrophe de Fukushima.

Y a-t-il eu un problème de maîtrise d’œuvre dans le chantier de l’EPR de la fin des années 1990 aux années 2000 ? Le rapprochement entre Framatome et la Cogéma et la restructuration industrielle autour d’Areva, de Framatome et d’EDF ont-ils induit une perte de compétences en matière de maîtrise d’œuvre dans la construction des réacteurs, sachant qu’EDF était jusqu’alors davantage un exploitant qu’un fabricant ?

M. Yannick d’Escatha. L’objectif de la troisième génération de réacteurs était d’accomplir un saut très important en matière de sûreté nucléaire. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est réputée pour son exigence et ses compétences. Il ne peut pas y avoir de nucléaire sans une autorité de sûreté forte et performante. L’ASN applique le principe de sûreté selon lequel il faut utiliser le meilleur des connaissances disponibles : voilà pourquoi le niveau de sûreté ne cesse de s’élever. Ce mouvement est à la fois vertueux et indispensable à l’avenir du nucléaire. À la suite de la catastrophe de Fukushima, des réévaluations de sûreté ont effectivement été menées, dans le but d’accroître la résilience des centrales ; demandées par les autorités de sûreté, ces opérations, que je trouve positives, sont en cours de déploiement chez EDF.

Je l’ai dit tout à l’heure, l’un des facteurs clés du succès de la construction du parc de réacteurs en France fut l’alignement de tous les acteurs, du plus haut niveau de l’État jusqu’à l’ensemble des professionnels dans les entreprises, sur les objectifs du programme – les problèmes de personnes que nous avons évoqués sont un contre-exemple évident. La filière doit s’aligner derrière un chef de file au moment où l’on se prépare, si cette intention est confirmée, à construire à nouveau des réacteurs en série. Les restructurations participent à cette mise en ordre de la filière : il faut poursuivre dans cette voie de consolidation, encore inachevée. Il sera temps ensuite de se ranger derrière la politique du Gouvernement, la nouvelle délégation de programme interministérielle au nouveau nucléaire ayant justement pour but de veiller à l’alignement de la filière derrière les nouveaux objectifs de l’État. La désignation d’un chef de file est nécessaire à l’alignement de la filière, et il me paraît opportun qu’EDF joue ce rôle.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, Monsieur d’Escatha, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Je retiens beaucoup d’éléments de votre audition, d’abord la place de la volonté politique au plus niveau de l’État pour mener à bien un programme aussi ambitieux que le programme électronucléaire français. Nos échanges et le regard au long cours qu’apporte une carrière comme la vôtre font naître des interrogations sur les raisons ayant conduit au classement au niveau confidentiel défense de votre dernière contribution à la réflexion stratégique sur ce thème. Je ne manquerai pas de saisir la délégation parlementaire au renseignement pour connaître les moyens d’accéder à vos écrits, afin d’éclairer nos propres travaux sur la meilleure façon de reconstruire un processus décisionnel à même de réarmer la France en matière de souveraineté énergétique.

M. Yannick d’Escatha. Je vous remercie, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, de votre écoute et de votre attention. Je me tiens à la disposition de votre commission d’enquête.

*

*     *

 

La séance s’achève à 18 heures 35.

———


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Antoine Armand, Mme Danielle Brulebois, Mme Sophia Chikirou, Mme Annick Cousin, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, M. Alexandre Loubet, M. Stéphane Mazars, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, Mme Natalia Pouzyreff, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusée.  Mme Valérie Rabault.