Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Barbara Pompili, ancienne Ministre de la Transition écologique (2020-2022). 2

– Présences en réunion................................24


Mercredi
15 février 2023

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 43

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


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Mercredi 15 février 2023

La séance est ouverte à 18 heures.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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M. le président Raphaël Schellenberger. Chère collègue, nous vous remercions de venir nous faire part de vos analyses et répondre à nos questions. Notre intérêt porte sur la période au cours de laquelle vous avez exercé les fonctions de ministre de la transition écologique, c’est-à-dire durant les deux dernières années du précédent quinquennat, entre 2020 et 2022. Vos attributions étaient alors très étendues puisque, outre le développement durable, l’environnement, l’énergie et le climat, votre portefeuille comprenait les transports, l’équipement, le logement et l’urbanisme. Les auditions menées par la commission d’enquête ont d’ailleurs montré la forte imbrication de ces différents secteurs au sein des stratégies énergétiques.

Au titre de l’énergie et du climat, vous étiez chargée d’élaborer et de mettre en œuvre la politique de l’énergie, « afin notamment d’assurer la sécurité d’approvisionnement ». Vous étiez également, conjointement avec le ministre de l’économie, compétente pour la politique des matières premières et des mines en ce qui concerne les matières énergétiques. Au titre de l’environnement, vous aviez compétence en matière de sûreté nucléaire. Vous avez défendu le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, qui, dans le domaine qui intéresse la commission d’enquête, réforme le code minier et introduit diverses dispositions pour favoriser le développement des énergies renouvelables et maîtriser la consommation d’énergie, mais ne consacre presque aucun article au nucléaire – seul un article introduit à l’initiative du Sénat subordonne la fermeture de réacteurs à des objectifs de sécurité d’approvisionnement et de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Concomitamment, le plan national de relance et de résilience, reposant au moins pour partie sur des financements européens, a programmé des investissements de plusieurs milliards d’euros dans la rénovation énergétique, dans la décarbonation de l’industrie, dans les mobilités et dans les technologies vertes. Je précise que le décret ayant abrogé l’autorisation d’exploiter la centrale nucléaire de Fessenheim a été pris quelques mois avant votre entrée en fonctions – nous entendrons d’ailleurs prochainement la Première ministre, Mme Élisabeth Borne, qui vous avait précédée dans celles-ci.

Enfin, au cours de cette période, les scénarios de Réseau de transport d’électricité (RTE), « Futurs énergétiques 2050 », ont été rendus publics. Vous aviez été auditionnée à ce propos le 26 octobre 2021 par la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de notre assemblée – commission que vous aviez d’ailleurs présidée au début de la législature. Au cours de cette audition, le scénario alternatif de négaWatt, qui envisage un recours massif aux énergies renouvelables sans aucun apport du nucléaire, a été cité comme s’il fournissait un éclairage en contrepoint.

Avant de vous donner la parole pour un propos introductif, il me revient d’appliquer l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Barbara Pompili prête serment.)

Mme Barbara Pompili, ancienne ministre de la transition écologique (2020-2022). Je suis heureuse de pouvoir expliquer devant cette commission d’enquête ce qui s’est passé durant les deux années où j’ai été aux manettes de ce très vaste ministère de la transition écologique, dont le périmètre avait été, par rapport à celui de mes prédécesseurs, élargi au logement, ce qui avait l’intérêt d’inciter l’administration du logement à davantage s’orienter vers les questions énergétiques et, en particulier, vers la rénovation thermique, qui a fait l’objet de plusieurs mesures dans le cadre de la loi « climat et résilience » que vous avez citée.

Quand j’arrive au ministère en 2020, beaucoup de choses ont évolué récemment. En 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte avait instauré la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et lancé une forme de dynamique. L’accord de Paris avait fixé des objectifs ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La loi du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat, qui avait été défendue par Nicolas Hulot, avait notamment défini un objectif de neutralité carbone pour 2050 et contenait des mesures emblématiques, comme la fin des centrales à charbon ou l’arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040 – ce qui était à l’époque une révolution. Les choses avancent vite, puisque le Parlement européen a, entre-temps, fixé cette dernière échéance à 2035, mais si l’évolution était rapide concernant les intentions et les objectifs, leur mise en œuvre soulevait des difficultés.

Comprendre celles-ci était le préalable indispensable à toute action. En premier lieu, il me semblait qu’on avait du mal à accepter l’idée qu’il fallait faire radicalement évoluer notre politique énergétique. Quand on sait qu’on doit évoluer, on le fait vite et bien – même en France. Pensez au lancement du plan Messmer. On traversait à l’époque une crise énergétique du fait de la crise pétrolière. Le plan reposait sur trois piliers : la sobriété énergétique – déjà ! « En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées ! » ; l’efficacité énergétique ; et le déploiement d’une nouvelle technologie de production énergétique, le nucléaire. Le plan nucléaire a permis d’installer des centrales nucléaires dans tout le territoire français en très peu de temps – l’immense majorité d’entre elles ont été construites en l’espace d’une décennie. On avait donc à l’époque une vision claire de ce qu’il fallait faire, et je crois que c’est la grande différence avec la période qui nous occupe.

Dès lors qu’il manquait une vision claire, il n’y avait pas d’impulsion politique, les différentes filières se trouvaient en position d’attente et l’on prenait du retard par rapport aux objectifs qui, dix ans plus tôt, étaient atteignables. Je prétends en effet, et j’y insiste, que la position que je défendais alors dans le cadre du débat sur les différents types d’énergie, à savoir qu’il était possible de tendre vers 100 % d’énergies renouvelables en 2050, était, il y a dix ans, tout à fait réaliste, dès lors que nous respections les objectifs que nous nous étions nous-mêmes fixés et y compris dans l’hypothèse, aujourd’hui vérifiée, d’une augmentation du besoin d’électricité dans le pays. Mais pour que ce soit possible, il aurait fallu que tous les acteurs s’alignent sur cette volonté. Or le débat public était malheureusement biaisé du fait des positions foncièrement antagonistes des partisans des énergies renouvelables et des défenseurs de l’énergie nucléaire – et je pense que c’est là le péché originel de toute notre politique énergétique.

En effet, qui furent, dès l’origine, les partisans des énergies renouvelables ? Dans leur immense majorité, des militants écologistes ; or les militants écologistes étaient historiquement, et pour de très bonnes raisons que je ne renierai pas, antinucléaires. Dès lors, tous ceux qui défendaient le nucléaire ont considéré que les énergies renouvelables s’opposaient à celui-ci, et que leur développement serait une menace pour lui. Je peux vous assurer que j’ai fait l’expérience de cet antagonisme et de ce positionnement défensif des partisans du nucléaire à de nombreuses reprises, et bien avant que je sois ministre, notamment quand j’étais présidente de la commission du développement durable ou rapporteure de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Dans ces conditions, toute avancée en faveur des énergies renouvelables était freinée. Dès lors, les opérateurs, à commencer par le plus important d’entre eux, EDF, n’ont pas fait beaucoup d’efforts – je l’affirme sous serment – pour développer les énergies renouvelables à la vitesse qui avait été prévue par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte et par la PPE. Ils les ont développées en dehors de l’Hexagone, mais, dans celui-ci, ils n’ont pas fait les efforts nécessaires pour que l’on puisse atteindre les objectifs fixés. EDF a toujours considéré comme prioritaire le maintien et le développement de l’énergie nucléaire. D’autres opérateurs se sont engagés dans la voie des énergies renouvelables, mais, parce qu’il fallait « sauver le soldat nucléaire », les efforts ont été globalement insuffisants, et cela grâce aux relais utilisés au sein des gouvernements successifs comme à tous les niveaux pour faire, au minimum, de la résistance passive au développement des énergies renouvelables – c’est pourquoi il est si difficile de déterminer les responsabilités. J’ajoute que l’action d’associations de défense des paysages n’est pas étrangère au phénomène non plus.

Quand j’arrive au ministère, il est donc évident que nous n’atteindrons pas nos objectifs. Un de mes prédécesseurs, Nicolas Hulot, a déjà dû rectifier le tir concernant le mix énergétique et annoncer le report de 2025 à 2035 de l’objectif de 50 % de part du nucléaire.

D’autre part, j’arrive une semaine après la réception à l’Élysée des membres de la Convention citoyenne pour le climat, qui vient de remettre ses 149 propositions. Je sais que l’une de mes principales tâches sera de préparer un projet de loi en vue de transcrire une bonne partie des mesures proposées, dont celles relatives au développement des énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique.

Or je ne me sentais pas les mains libres parce que le débat entre énergies renouvelables et nucléaire n’avait pas été soldé – essayer de lutter contre les idées reçues des uns et des autres a été le fil rouge, ou plutôt vert, de mon action. Le préalable était toutefois de prouver qu’un mix 100 % renouvelable était possible, dès lors que certaines conditions étaient respectées.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) et RTE m’ont rendu en janvier 2021 un rapport qui confirmait qu’il était possible d’atteindre en 2050 un mix 100 % renouvelable, mais à condition de passer par des étapes assez lourdes et complexes. Néanmoins, cela a eu le mérite d’empêcher le monde du nucléaire de continuer à soutenir le contraire.

L’étape suivante était la réception de la commande passée par ma prédécesseure Élisabeth Borne, en accord avec moi – j’étais alors présidente de la commission du développement durable : il s’agissait de demander à RTE de nous proposer des scénarios de mix électrique envisageables à l’horizon 2050, de sorte qu’on atteigne la neutralité carbone. L’objectif était d’avoir une analyse purement technique et complètement dépassionnée de la question, qui expose les avantages et les inconvénients respectifs de chacun des scénarios, en prenant en considération les deux extrêmes qu’étaient un mix 100 % renouvelable et un autre comprenant le maximum de centrales nucléaires, au moyen d’un allongement de la durée de vie des centrales actuelles et de la construction de nouveaux réacteurs. Ces scénarios, qui ont fait l’objet de plus de deux ans de travail et de 4 000 contributions, nous ont été remis en octobre 2021, soit après la promulgation de la loi « climat et résilience », ce qui explique que celle-ci doive être complétée. Je vous invite à lire le document de synthèse qui en a été tiré, car il est très éclairant sur la situation à l’époque.

L’intérêt était qu’on n’imposait pas une seule solution. Il s’agissait plutôt d’un outil d’aide à la décision des responsables publics, en particulier du Gouvernement et du Président de la République, et qui décrivait six options possibles ; il leur revenait de choisir celle qui leur paraissait la plus acceptable. En revanche, des constantes émergeaient, quel que soit le scénario. Premièrement, une forte augmentation du besoin en électricité était à prévoir dans les années à venir. Deuxièmement, il serait nécessaire de développer considérablement les énergies renouvelables, même si le scénario comportant un maximum de nucléaire était retenu. Troisièmement, il faudrait faire de gros efforts d’économies d’énergie.

Du coup, ma feuille de route devenait beaucoup plus facile à appliquer parce qu’on dépassait enfin la « guéguerre » entre les pro- et les anti-. Je faisais moi-même partie d’un clan – je l’assume. Mais dans la période complexe que nous vivons, on doit se fonder, non pas uniquement sur la manière dont on voit les choses, mais sur la réalité. Et c’est ce que nous permettait de faire ces scénarios.

Certes, il en existait d’autres. Vous avez mentionné, monsieur le président, le scénario de l’association négaWatt. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec ses membres. Il s’agit d’un scénario intéressant, qui se fonde sur des postulats un peu différents et sur l’hypothèse d’un mix 100 % renouvelable. Le problème, c’est qu’il suppose de prolonger très longtemps la durée de vie des centrales existantes – or on voit actuellement les problèmes d’entretien qui se posent.

J’insiste sur le moment de bascule que cette étape a représenté. À partir de ce moment-là, cela en a été fini des tergiversations. On savait où l’on voulait aller et comment il fallait procéder. Il suffisait de dérouler. Ce qu’on retient en général du discours de Belfort, c’est l’annonce de la construction de nouvelles paires d’EPR, mais pour moi, il marque le déblocage tant attendu en matière d’énergies renouvelables. Derrière, tout se met en ordre de marche : les administrations, les collectivités territoriales, la filière… On donne de nouveaux outils à tout le monde, on édicte des règles plus précises et plus complexes, on signe avec la filière une charte de l’éolien terrestre, on lance des plans de développement de l’éolien offshore, du photovoltaïque et d’autres sources d’énergie renouvelable non électrique, comme la méthanisation. Les certificats de production de biogaz sont une grande avancée, inscrite dans la loi « climat et résilience ».

La politique énergétique ne peut pas se faire sans véritable planification. Nous avions fait inscrire dans la loi « énergie-climat » – et j’en suis fière – que la PPE ne serait plus imposée par en haut, qu’elle ne viendrait plus de l’administration, mais qu’elle serait votée par le Parlement sur la base des scénarios que nous avions fait établir. Ce sera donc le cas de la prochaine, que nous examinerons cette année : elle fera l’objet d’une loi.

La mise en œuvre de la transition énergétique a rencontré sur le terrain beaucoup d’obstacles, certains d’ordre réglementaire, mais aussi d’autres liés à une insuffisance d’associations de citoyens ou de parties prenantes. Une planification était nécessaire, mais elle ne pouvait pas se faire au niveau du ministère de l’écologie, car elle devait être transversale. D’où la création du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), qui est directement rattaché à la Première ministre. On verra ce qu’il adviendra, mais les jalons sont posés.

Il ne restait plus qu’à développer la sobriété énergétique. Je rappelle en effet que le discours de Belfort, qui définit la direction que doit suivre la politique énergétique, fait reposer celle-ci sur trois piliers : la relance de réacteurs nucléaires, le développement des énergies renouvelables et la réduction de la demande d’énergie. Ce dernier point avait du mal à entrer dans les mœurs – ce qui est curieux puisqu’on en parlait déjà à l’époque du plan Messmer. Il était difficile de faire des annonces politiques sur le sujet, car l’on craignait de bousculer les Français. J’avais préparé un plan de sobriété mais je n’ai pas pu le présenter parce que les prix de l’énergie étaient en train d’augmenter fortement. Il y avait aussi la présidence française de l’Union européenne à préparer, durant laquelle il faudrait aborder notamment des questions regardant les marchés de l’énergie, la guerre en Ukraine qui éclatait – bref, on avait d’autres priorités. Toutes ces crises ont néanmoins eu le mérite de mettre crûment en lumière notre dépendance en matière d’approvisionnement en énergie et de provoquer une prise de conscience. On a pu mettre en œuvre des mesures pas toujours faciles à accepter mais nécessaires, notamment un plan de sobriété pour faire face au manque de gaz et de pétrole par suite de la guerre.

Pour conclure, si j’avais pu avoir par le passé le sentiment qu’en matière de politique énergétique, il manquait un pilote dans l’avion, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous sommes sur de bons rails. Bien sûr, il reste beaucoup à faire, mais au moins avons-nous une véritable politique énergétique dans notre pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. Voilà des propos qui devraient rassurer l’ensemble de notre commission.

Lors de votre passage au ministère de la transition écologique, quelle place les énergies fossiles occupent-elles dans vos préoccupations en matière de sécurité d’approvisionnement et de vulnérabilité ?

Mme Barbara Pompili. Lors de mon arrivée au ministère, nous sommes dans une situation de dépendance dont nous voulons sortir, même si cela suppose un processus long. L’énergie que nous consommons est produite à hauteur de 55 % en France, mais 45 % sont importés – il s’agit pour l’essentiel d’énergies fossiles. Notre production repose quant à elle sur le nucléaire et les énergies renouvelables. Le problème est que les énergies fossiles sont extrêmement polluantes et émettrices de gaz à effet de serre. Pour respecter les objectifs en matière de transition écologique, il faut baisser la consommation de ces énergies.

Il me revient de poursuivre le travail d’application des mesures votées dans le cadre de la loi relative à l’énergie et au climat, c’est-à-dire la fermeture des centrales à charbon. Beaucoup d’actions avaient déjà été engagées. La centrale du Havre est sur le point de fermer. La fermeture de celle de Saint-Avold doit suivre. Il reste à traiter le cas de celles de Cordemais et de Gardanne.

Lorsque je quitte le ministère, nous avons réussi à fermer les centrales qui devaient l’être. La centrale de Saint-Avold a été maintenue en veille pour pouvoir passer l’hiver et faire face aux problèmes d’approvisionnement liés à l’arrêt de réacteurs nucléaires. Il faut aussi gérer les conséquences sociales des fermetures de centrales à charbon, notamment à Gardanne. Les salariés de la centrale de Cordemais avaient un projet intéressant de reconversion en usine de black pellets, et je suis fière que nous ayons pu le relancer.

En ce qui concerne les autres énergies, la construction d’une dernière centrale à gaz avait été lancée en Bretagne bien avant que je ne prenne mes fonctions.

Je me suis aussi attelée à la réduction de notre consommation d’énergies fossiles. Si l’on veut baisser nos émissions de gaz à effet de serre, il n’y a pas le choix. Deux moyens sont possibles pour y arriver. Il s’agit d’une part de la sobriété énergétique, en revoyant nos modes de vie – utiliser le vélo plutôt que l’automobile, par exemple. D’autre part, on peut améliorer l’efficacité énergétique. C’est ce que nous avons fait dans le cadre de la loi « climat et résilience », en accélérant la rénovation des bâtiments. Ce secteur représente 33 % des émissions de gaz à effet de serre, ce qui est énorme. Il fallait absolument aller plus vite en matière de rénovation énergétique, tant pour l’habitat que pour le tertiaire et les bâtiments publics. Nous avons pris des mesures en ce sens.

Les changements d’usages supposent que les collectivités territoriales développent des alternatives à l’automobile, qu’il s’agisse du vélo ou des transports en commun. Comme ces derniers ne peuvent pas être mis en place partout, il fallait aussi réfléchir à davantage utiliser des énergies décarbonées pour ceux qui ont besoin d’une automobile, en favorisant le passage du moteur thermique au moteur électrique. Mais cela ne se fait pas en un claquement de doigts. Il faut mettre en place une stratégie de filière de véhicules électriques, sur laquelle nous avons beaucoup travaillé avec ma collègue Agnès Pannier-Runacher, alors ministre déléguée chargée de l’industrie. Une telle filière comprend la construction des véhicules et des batteries, mais elle suppose aussi des actions de formation. Il faut également se préoccuper de la transition de l’industrie automobile vers l’électrique.

Il fallait aussi aider nos concitoyens à accéder aux voitures électriques, parce qu’elles sont plus chères et qu’un certain nombre d’entre eux n’ont pas les moyens de les acquérir. Nous avons donc beaucoup travaillé à des mesures d’aide au changement de véhicule, avec différents mécanismes tels que le crédit d’impôt ou la prime à la casse.

Tout cela prend du temps.

La décarbonation de l’industrie est aussi un moyen très important de réduire l’utilisation d’énergies fossiles, donc nos émissions de gaz à effet de serre. Nous avons développé le plan « France relance » pour accroître les aides à la décarbonation de l’industrie. Je pense à l’exemple emblématique des hauts-fourneaux de Dunkerque. Nous avons aussi beaucoup investi dans le développement de la filière hydrogène, qui est l’une des nombreuses filières de la transition énergétique.

Vos questions appellent des réponses très vastes…

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons procédé à de nombreuses auditions, qui ont permis d’aller au fond des choses à chaque fois.

Je renouvelle ma question, qui porte sur les vulnérabilités et la sécurité d’approvisionnement énergétique.

Mme Barbara Pompili. Vous avez raison, je me suis éloignée de votre question.

Nous avons toujours eu un problème de souveraineté énergétique, puisque nous n’avons jamais pu produire en France 100 % de l’énergie que nous consommons – sauf peut-être si l’on remonte à l’époque où l’on se chauffait au charbon. Nous avons aussi extrait du gaz à Lacq, mais malheureusement nous n’en avons plus. De manière générale, nous sommes contraints d’importer toutes les énergies fossiles que nous utilisons.

Nous ne sommes pas non plus souverains en matière de production d’électricité, puisque nous devons importer un certain nombre de matériaux et de composants pour produire des énergies renouvelables. Il en est de même pour l’énergie nucléaire, puisque nous devons nous approvisionner en uranium à l’étranger.

À ma connaissance, nous ne sommes complètement souverains dans aucun domaine en matière de production d’énergie, sauf peut-être de manière marginale.

Les différentes crises qui ont eu lieu lors du précédent quinquennat – notamment celle de la covid – ont mis en lumière la nécessité de reconquérir une forme de souveraineté. Le Gouvernement a donc confié une mission à Philippe Varin, qui a rendu un rapport très intéressant proposant de mieux structurer nos approvisionnements et de les diversifier. Ce rapport a par exemple insisté sur le lithium, pour lequel nous sommes très dépendants de l’Asie. Il propose de créer un observatoire des métaux critiques et de lancer des appels à projets, dont le premier porte justement sur ces métaux.

Il faut aussi essayer de s’approvisionner chez nous. L’exemple du lithium a un peu défrayé la chronique quand j’ai annoncé qu’il fallait en extraire en France si nous voulions produire des batteries. La loi « climat et résilience » a réformé le code minier, afin de le rendre le plus vertueux possible du point de vue environnemental – même si une mine reste une mine, on peut faire mieux que d’autres. Cela vaut aussi pour d’autres matériaux. Si on ne les extrait pas en France, cela sera fait ailleurs et de manière beaucoup moins regardante pour l’environnement et les conditions de travail.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à la question des scénarios. Vous dites que quand vous arrivez au ministère, votre prédécesseure a commandé à RTE le rapport qui sera intitulé « Futurs énergétiques 2050 ». Vous avez connaissance de ce travail en cours. Savez-vous à partir de quelles hypothèses il est conduit ?

Mme Barbara Pompili. De mémoire, la ministre de la transition écologique et solidaire – qui est ensuite devenue la Première ministre –, avait adressé à RTE un courrier pour commander un rapport présentant des scénarios sur lesquelles on pourrait s’appuyer. RTE a l’habitude de faire ce genre de travail. On se référait par exemple beaucoup à son très intéressant scénario Ampère, paru en 2017.

Ce qui était désormais demandé à RTE, c’était d’élaborer des scénarios à la lumière des nouvelles orientations que nous avions adoptées – notamment pour atteindre la neutralité carbone en 2050, objectif qui figurait dans la loi relative à l’énergie et au climat – et des nouvelles connaissances dont nous disposions.

Lors de mon arrivée au ministère, j’ai évidemment rencontré les responsables de RTE à plusieurs reprises – ils font partie des interlocuteurs que le ministre chargé de l’énergie rencontre régulièrement pour faire un état des lieux et suivre les projets en cours. Je savais donc qu’ils travaillaient à ce rapport. Je bénéficiais de points d’étapes, mais je n’ai pas eu de version consolidée du rapport avant que sa rédaction soit très avancée – ce qui est normal car ils ont pris le temps de bien faire leur travail. Son sérieux a été reconnu par l’ensemble des acteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à une question un peu plus précise. Le rapport « Futurs énergétiques 2050 » a été commandé par Mme Borne, qui vous a précédée. Quand vous arrivez au ministère, vous avez connaissance de cette commande.

Mme Barbara Pompili. Dans les semaines ou les mois qui suivent mon arrivée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et vous commandez alors un scénario sur un passage à 100 % aux énergies renouvelables ?

Mme Barbara Pompili. J’aurais dû vérifier avant de me rendre à cette audition quand cette commande a été faite. Je vous transmettrai cette information par écrit parce que je ne sais plus si elle n’a pas également été passée par Élisabeth Borne. C’est fort possible. Je ne voudrais pas lui en voler la maternité. À l’époque, j’étais présidente de la commission du développement durable et nous travaillions beaucoup ensemble sur ces sujets.

Quoi qu’il en soit, il était important que RTE travaille sur ce scénario avec l’AIE – qui n’est pas connue pour être farouchement antinucléaire. Cette dernière a apporté un point de vue un peu distancié par rapport aux querelles franco-françaises, ce qui a permis de dire les choses. C’est en cela que le rapport était intéressant.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est surprenant que ces rapports soient concomitants sans l’être vraiment, tout en faisant intervenir des niveaux d’expertise différents et avec des conclusions qui sont parfois contradictoires.

Mme Barbara Pompili. À ma connaissance, ces rapports ne sont pas contradictoires. Le rapport de RTE « Futurs énergétiques 2050 » creuse un peu le sujet, ce que ne fait pas le rapport réalisé par l’AIE et RTE. Ce dernier avait pour objet d’examiner s’il était envisageable de disposer d’un système électrique reposant à 100 % sur les énergies renouvelables en 2050, et l’AIE et RTE sont arrivés à la conclusion que c’était possible, sous réserve de remplir au préalable énormément de conditions difficiles, notamment en ce qui concerne l’adaptation des réseaux – qu’il faudra réaliser, quoi qu’il advienne –, le stockage, un certain nombre d’innovations et les financements. Le rapport ne disait pas qu’aller vers 100 % d’énergies renouvelables constituait la meilleure solution. Il ne se prononçait pas sur l’opportunité d’un tel objectif et se contentait d’établir ce qui était techniquement réalisable.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous dites que quand le rapport « Futurs énergétiques 2050 » est rendu par RTE, on commence à y voir clair et qu’à partir de ce moment-là vous commencez à procéder à des choix.

C’est un peu surprenant si l’on reprend l’audition de M. Ribadeau-Dumas, qui était directeur de cabinet d’Édouard Philippe – vous étiez alors députée. Il nous a expliqué que lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir en 2017, beaucoup d’idées circulaient et qu’ils ont fait le ménage. Ils savaient ce qu’il fallait faire et ont commencé à préparer la majorité aux décisions qui allaient être prises, car elle ne comprenait pas encore ces sujets. C’est en tout cas ainsi que j’ai compris ses propos – je vois que le rapporteur tique un peu.

Je suis donc surpris de vous entendre dire que tout change à partir du rapport remis par RTE, alors que le directeur de cabinet du Premier ministre nous explique que tout avait été préparé pendant les trois années durant lesquelles ils étaient aux affaires.

Mme Barbara Pompili. Je n’ai malheureusement pas regardé l’audition de M. Ribadeau-Dumas, et je vais m’empresser de le faire afin d’écouter attentivement ce qu’il a dit. Je ne peux pas vous dire ce qui s’est passé en 2017 au sein du Gouvernement, parce que je n’en faisais pas partie.

Ce que je peux vous dire, c’est qu’à la suite de l’accord de Paris et de la loi relative à l’énergie et au climat une forme de dynamique avait été engagée. Néanmoins, l’on n’avait pas défini clairement ce qu’on allait faire. On se rendait compte qu’on était en train de dériver par rapport aux objectifs en matière d’énergies renouvelables et que le discours sur le nucléaire n’était pas suffisamment clair. Il fallait décider.

Je vais vous dire le fond de ma pensée. Il avait été décidé de ramener la part du nucléaire à 50 % en 2025. Cette échéance a été décalée à 2035 car on n’a pas été collectivement fichus de tenir collectivement nos objectifs – à l’exception de la fermeture de la centrale de Fessenheim, dont je reconnais qu’elle a été réalisée. Je sais ce que vous pensez de ce dossier, monsieur le président, mais lorsque des décisions sont prises, le pire pour un responsable politique est qu’elles ne soient pas suivies d’effet. Cela perturbe tout le monde et personne ne sait à quoi s’en tenir. À l’occasion de l’examen du projet de loi « climat et résilience », je me suis aperçue que, lorsque l’on vote ensuite d’autres textes, les gens sont persuadés qu’ils ne seront pas appliqués. Ils ne se préparent pas et se retrouvent démunis lorsque la loi est appliquée. Nous avons besoin de restaurer la crédibilité de la décision politique. Quand une décision a été prise de manière démocratique, il faut s’y tenir.

En ce qui concerne la politique énergétique menée jusqu’au discours de Belfort, des actions avaient bien été engagées – j’ai mentionné la loi relative à l’énergie et au climat, et l’objectif de neutralité carbone en 2050 – mais j’ai constaté à mon arrivée au ministère que l’on n’arrivait pas à développer les énergies renouvelables et que personne ne savait où l’on en était sur le nucléaire.

Les choses traînaient car, même si l’on avait décidé de baisser la part du nucléaire, une bonne partie de la classe politique n’était absolument pas prête à le faire, car elle n’avait pas du tout conscience des raisons pour lesquelles il fallait le faire. Nous devrions fermer quatorze réacteurs d’ici à 2035, mais il est évident que nous n’y arriverons pas parce que nous ne nous sommes pas donné les moyens de le faire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il s’agit d’un objectif à consommation électrique constante… C’est en tout cas ce que nous ont expliqué les pères de la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui pariaient sur une augmentation de la consommation pour ne pas avoir à fermer trop de réacteurs.

Mme Barbara Pompili. Parce que l’on raisonne en termes de pourcentage du nucléaire dans la production électrique – en l’occurrence 50 %.

La fermeture de réacteurs et la diminution de la part du nucléaire n’ont pas été réalisées pour deux raisons. L’une est politique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ceux qui ont rédigé la loi de 2015 nous ont justement expliqué qu’il s’agissait de baisser la part du nucléaire, mais pas forcément de fermer des réacteurs.

Peut-être avez-vous voté pour cette loi ?

Mme Barbara Pompili. Bien sûr, je l’ai fait.

Vous dites qu’il ne s’agissait pas forcément de fermer des réacteurs. Nous sommes entre gens raisonnables et nous savons que tous les réacteurs actuels vont être fermés. La question est de savoir quand – et, pour parler de manière crue, si l’on attend qu’ils tombent en panne ou bien si l’on anticipe afin d’éviter de graves crises d’approvisionnement en électricité pour la France.

Lorsqu’on a prévu une trajectoire de baisse de la part du nucléaire, la première raison était de diversifier le mix électrique. Tout le monde a désormais compris à quel point il est dangereux de dépendre d’une seule source d’énergie pour s’approvisionner en électricité, quelle qu’elle soit. Lorsqu’une source d’énergie vient à manquer, il faut pouvoir compter sur une source complémentaire. La situation que nous avons connue l’hiver dernier est de ce point de vue révélatrice.

Deuxième raison : on a construit le parc de réacteurs en dix ans environ. De mémoire, cinquante-trois réacteurs ont été raccordés au réseau entre 1979 et 1992. Vous voudrez bien excuser mon imprécision si je me trompe d’une ou deux unités – je connais un certain nombre de mes « amis » qui vont dire que je raconte n’importe quoi puisque je me trompe sur le nombre de réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce sont vos amis…

Mme Barbara Pompili. En l’occurrence non.

Vous avez donc construit une cinquantaine de réacteurs en dix ans…

M. le président Raphaël Schellenberger. La France les a construits.

Mme Barbara Pompili. J’ai dit « vous » ? Au temps pour moi.

On a construit tous ces réacteurs en dix ans. On sait qu’ils vont atteindre leur date limite d’exploitation à peu près tous en même temps. Est-il responsable de laisser cette date approcher en les utilisant le plus possible jusqu’à leur fin de vie, sans se demander par précaution si l’on pourra arrêter cinquante réacteurs en dix ans ? C’est une hypothèse qui a été étudiée par ceux qui s’intéressent au sujet et qui a été baptisée « effet falaise ». Je pense qu’il n’est absolument pas raisonnable de ne pas anticiper. De plus, cela ne permet de se prémunir contre aucun risque – y compris celui d’une anomalie générique, dont on a vu qu’il existait bien.

Il était donc important de prévoir une trajectoire douce de fermeture des réacteurs. D’une part, pour préparer les territoires dans lesquels ils ne seraient pas remplacés. D’autre part, pour garantir l’approvisionnement en cas d’éventuels problèmes sur certains réacteurs, grâce à la montée en charge des énergies renouvelables.

Tel était l’objet de la PPE, qui était une planification de précaution, d’anticipation et de responsabilité. Il est dommage qu’en n’ayant pas voulu la respecter, on se soit retrouvé dans une impasse qui a conduit à devoir tout modifier et à revoir les objectifs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Mettons-nous d’accord sur les dates : on n’a pas voulu respecter la PPE entre 2015 et 2020 – date à laquelle la trajectoire de la PPE est corrigée ?

Mme Barbara Pompili. Cette trajectoire a été modifiée par la loi relative à l’énergie et au climat, mais la véritable programmation dont l’influence sera déterminante est celle que nous allons être amenés à voter cette année.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous situez le point de bascule de la stratégie énergétique en février 2022, avec sa reprise en main – voire sa prise en main – à l’occasion du discours de Belfort. Comment votre ministère a-t-il été associé à la préparation de ce discours ?

Mme Barbara Pompili. De manière très classique, nous avons eu un certain nombre de réunions avec les services – qui ont préparé des dossiers d’aspect technique –, mais aussi des réunions politiques avec les autres ministres concernés, avec le Premier ministre et avec le Président de la République. Cela a permis d’examiner les différents scénarios.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il y a une contradiction apparente entre les propos acides que vous avez tenus publiquement concernant notre capacité à construire des centrales nucléaires, en janvier 2022, et la planification stratégique qui est présentée le mois suivant, annonçant le lancement de six EPR2, dont le premier doit entrer en service au plus tard en 2035, et de huit autres en option.

Mme Barbara Pompili. Je ne me souviens plus avec précision des propos que j’ai tenus alors. J’étais toutefois un peu acide à l’égard d’EDF, qui m’expliquait que l’arrêt de certains réacteurs était dû à l’interruption de la maintenance pendant la crise covid. Elle n’a duré que deux mois, au printemps 2020, mais a bouleversé tout le calendrier de la maintenance. Or cette dernière n’est pas optionnelle : elle est nécessaire pour la sûreté. Fin 2021, je convoque le président d’EDF dans mon bureau pour lui demander où l’on en est. Entre-temps, nous avons découvert l’existence de la corrosion sous contrainte, qui nous prive de perspective de réouverture pour un certain nombre de réacteurs. Selon les prévisions dont je disposais alors, si le nombre de réacteurs disponibles était insuffisant et s’il faisait froid cet hiver-là, nous aurions pu être amenés à procéder à des coupures d’électricité. J’ai donc demandé au PDG d’EDF d’organiser un audit pour expliquer pourquoi ils n’arrivaient pas à mieux s’organiser concernant la maintenance des réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma question ne concernait pas EDF mais notre capacité à construire des centrales nucléaires, que vous mettez en doute en janvier 2022, alors que le discours de février 2022 annonce un chantier prospectif de six réacteurs, avec en option huit réacteurs supplémentaires.

Mme Barbara Pompili. Je dois gérer à cette époque une crise énergétique lourde, un problème d’approvisionnement qui m’oblige à envisager de couper l’électricité à mes concitoyens. EDF n’arrive pas à faire de la simple maintenance de réacteurs et ne cesse de reporter l’ouverture de l’EPR de Flamanville : avec de tels problèmes sur l’existant et l’incapacité à livrer le réacteur pilote de Flamanville, il me paraît compliqué de construire de nouvelles centrales.

Des réponses ont été apportées concernant l’amélioration de la formation dans les filières nucléaires, répondant ainsi à l’une des préconisations de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Un important travail a été mené pour que la construction des EPR2 tienne compte des difficultés rencontrées sur le chantier de l’EPR1. Le plan de relance a consacré beaucoup d’investissements à la recherche et aux compétences dans le nucléaire. Ensuite, le Président fait ses choix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Concernant les six premiers EPR2 à construire, la filière industrielle a-t-elle attendu février 2022 pour se mobiliser ou bien des précommandes de cuves ont-elles été lancées avant ?

Mme Barbara Pompili. Des travaux ont commencé avant parce qu’il fallait faire un certain nombre de tests de résistance de divers matériaux. On m’avait expliqué, peut-être pour me faire plaisir, que ces tests étaient nécessaires même s’il n’y avait pas de commande de nouveaux EPR. EDF avait en outre affiché sa volonté de préempter des terrains pour y installer les futurs EPR2. Nous lui avions alors répondu qu’il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’est-ce qui avait été commandé avant le discours de Belfort ?

Mme Barbara Pompili. Vous faites appel à ma mémoire. Je vous communiquerai les éléments sur ce sujet. Cela concernait la résistance des matériaux composant les cuves.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit qu’après le discours de Belfort, tout avait été mis en ordre de marche. En trois mois, tout a été réglé ?

Mme Barbara Pompili. Bien sûr que non ! Mais ce discours a permis de définir une direction et d’enclencher certaines étapes – lever les obstacles au développement des énergies renouvelables, lancer différents appels d’offres. Désormais, nous savons combien nous devons installer d’éoliennes en mer et sur terre, de panneaux photovoltaïques, etc. Dès lors que l’on a des objectifs clairs, tout devient plus simple. Nous avons identifié les obstacles qui restent à lever : participation du public, obstacles d’ordre législatif, notamment sur le nucléaire. Une loi est en préparation sur ce point et j’y prendrai toute ma part.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un discours seul permet de mobiliser une filière et de la mettre en ordre de marche ?

Mme Barbara Pompili. J’en suis persuadée, monsieur le président ! Il nous avait clairement manqué jusque-là une direction politique. L’homme a marché sur la Lune parce que le président Kennedy a prononcé un discours fondateur, dont la vision a mis tout le monde en ordre de marche. Loin de moi l’idée de comparer le discours de Belfort à celui de Kennedy, mais cela illustre le fait que l’on ne peut pas faire avancer une filière si l’on n’a pas une idée claire de ce que l’on veut. Le discours de Belfort a ce mérite. Il faut qu’il soit validé démocratiquement, raison pour laquelle la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) est importante car elle confirme l’orientation politique fixée par le Président de la République en 2022.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela signifie aussi que des discours désorganisés peuvent, sans acte concret, désorganiser une filière.

Mme Barbara Pompili. Je ne vois pas trop à quoi vous faites référence. En général, quand on ne sait pas où on va, on n’y arrive pas : on a besoin d’une direction, même si ce n’est pas suffisant. C’est une base fondamentale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Depuis quelques semaines, avec le rapporteur, nous travaillons sur une période de l’histoire de notre politique énergétique qui donne le sentiment que l’on ne savait pas où l’on allait.

Mme Barbara Pompili. Je partage cette idée : il y a eu un vrai problème de vision et de prise de responsabilité politique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous étiez ministre, vous aviez dans vos attributions la sûreté nucléaire. Vous avez demandé à EDF de faire la clarté sur la disponibilité et l’entretien du parc. Ce sujet a donné lieu à cette époque à diverses batailles en coulisse. Comment envisagez-vous l’évolution des institutions indépendantes de contrôle de la sûreté nucléaire en France ?

Mme Barbara Pompili. J’ai découvert comme tout le monde qu’il y avait un projet de fusion ou de rapprochement – on ne sait pas encore en quoi il consiste – de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). J’ai exprimé publiquement mon incompréhension sur ce sujet. J’ai toujours été une fervente défenseuse de ces deux organismes, qui font un travail extraordinaire et très nécessaire. L’ASN a montré que son indépendance était tout à fait utile pour donner confiance aux politiques qui sont menées. Toutefois, et c’est un secret de Polichinelle, elle a toujours demandé à récupérer l’IRSN. Séparer l’expertise de la décision, sur le modèle des agences de sécurité sanitaire, est plutôt sain car cela permet de ne pas donner l’impression qu’une décision est prise sur la base d’expertises téléguidées. Rapprocher les deux structures n’est pas un service à rendre à l’ASN, surtout au moment où des décisions lourdes doivent être prises sur la construction de nouveaux réacteurs et alors qu’elle a beaucoup de travail avec les mesures post-Fukushima. Je ne comprends pas que l’ASN ne voie pas que cela risque de décrédibiliser son travail et de semer le doute.

L’excellence des travaux de l’IRSN est reconnue par tous. Nous l’avons constatée dans les rapports qu’il a rendus dans le cadre de la commission d’enquête sur la sûreté nucléaire – les députés peuvent en effet recourir à l’expertise de cet institut – ou du débat public sur le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. L’IRSN fait également des travaux de recherche, dont je me demande ce qu’ils deviendront en cas de fusion. Il est toutefois difficile d’en dire plus car nous n’avons que très peu d’informations. Je ne comprends pas pourquoi lancer maintenant un projet de ce type alors que le système fonctionne bien et qu’il n’y a pas urgence.

M. Antoine Armand, rapporteur. On pourrait avancer l’hypothèse que c’est parce qu’une loi est en préparation sur l’accélération de la construction de nouvelles installations nucléaires.

S’agissant de la potentielle réforme de la sûreté nucléaire, pourquoi pensez-vous qu’une réorganisation aurait un impact sur l’indépendance de l’ASN ? En quoi l’intégration de l’établissement public industriel et commercial (EPIC) chargé de l’expertise et de l’instruction des dossiers dans l’ASN diminuerait-elle l’indépendance de l’un de ces deux organismes ?

Mme Barbara Pompili. Le projet de loi en préparation ne fait pas mention d’une fusion. Il serait pour le moins malvenu qu’une réforme aussi lourde, sur un sujet aussi complexe et délicat, soit menée par voie d’amendement, sans étude d’impact. Cela reviendrait à se tirer une balle dans le pied.

Le système repose sur une séparation entre l’établissement public chargé de l’expertise et l’autorité indépendante. Cette dernière subit des pressions énormes car elle peut décider de la fermeture d’une centrale nucléaire complète – on imagine sans peine les enjeux financiers et en matière d’emplois que cela représente. Nous avons besoin de préserver la crédibilité de cette autorité, qu’elle a mis des années à construire et qui est désormais reconnue par tous. Même si l’ASN est un donneur d’ordre, le fait que l’IRSN en soit séparé le rend plus facilement accessible et permet d’instaurer un véritable dialogue avec la société civile, éclairant les données sur lesquelles se fonde l’ASN quand elle prend une décision.

Si tout est intégré au sein de l’ASN, comment être sûr que celle-ci ne tentera pas, sous l’effet des pressions qu’elle subit, d’orienter la recherche ? La séparation évite à l’IRSN de ne rendre de comptes qu’à l’ASN ; si elle disparaît, il n’y aura pas le même niveau de transparence. Au mieux, cela n’apporte pas grand-chose et, au pire, cela crée de la suspicion. En France, dans d’autres domaines comme la santé, on sépare toujours l’expertise de la prise de décision. Ce système ayant fait ses preuves, je ne comprends pas en quoi il était urgent de le changer.

Certains points peuvent être améliorés, comme le calendrier des décisions que l’ASN doit rendre – visites décennales des centrales, mesures post-Fukushima, construction de nouvelles piscines d’entreposage et gestion des déchets – alors qu’elle est débordée. Elle a sans doute besoin de plus de moyens, et il faut les lui donner, mais en procédant ainsi, on se trompe dans le signal politique que l’on envoie. Si l’on veut relancer la construction de réacteurs nucléaires, il ne faut pas brouiller le message sur la sûreté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne suis pas sûr d’avoir compris ce que vous vouliez dire sur l’impact qu’aurait une réorganisation de l’expertise et de la prise de décision. En quoi un changement organisationnel serait-il par essence problématique ?

Mme Barbara Pompili. L’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) estime que l’indépendance de l’organisme de réglementation est nécessaire. L’IRSN doit pouvoir accomplir ses missions sans être obligé de répondre sans arrêt aux commandes de l’ASN. S’il entre dans le giron de l’ASN, il n’aura plus le temps de travailler sur d’autres sujets.

Quand j’étais rapporteure de la commission d’enquête sur la sûreté nucléaire, j’ai demandé à l’IRSN de se pencher sur le sujet de l’entreposage à sec des déchets nucléaires. Il nous a rendu un très bon rapport en un temps très court, puis a poursuivi la recherche dans ce domaine quand il a été saisi par la Commission nationale du débat public (CNDP). Son travail a permis de démontrer que l’entreposage à sec pouvait être une solution au problème de saturation des piscines et de faire des modélisations sur les déchets dits traditionnels et sur ceux, plus compliqués à gérer, que sont les MOX usés. Ce sujet ne figurait pas dans la demande initiale de l’ASN à l’IRSN. Dans le cadre d’une fusion, il serait beaucoup plus difficile de procéder ainsi ; or ces deux rapports ont été extrêmement utiles pour avancer dans la réflexion sur la gestion des déchets radioactifs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Qu’est-ce qui empêcherait l’IRSN de répondre à ce type de commandes si ses moyens étaient préservés dans le cadre d’une entité plus large ?

Mme Barbara Pompili. Je vous retourne la question : pourquoi l’ASN demande-t-elle à absorber l’IRSN, si ce n’est pour l’avoir davantage à sa disposition ? Je ne vois pas d’autre raison. Loin de moi l’idée d’empêcher l’ASN de faire son travail, qui est nécessaire et de qualité. Mais sera-t-il meilleur avec une fusion ? J’ai vraiment des doutes. Il paraît qu’une mission de préfiguration va être lancée : attendons ses résultats, mais ne réglons pas cette question au détour d’un amendement dans un projet de loi.

M. Antoine Armand, rapporteur.  Dans le cadre de la commission d’enquête dont vous étiez rapporteure, vous avez publié des préconisations visant à lutter contre l’endogamie dans l’expertise. L’un d’elles recommande de favoriser la présence d’experts non institutionnels au sein d’organismes tels que l’ASN et l’IRSN, de manière à réduire l’entre-soi des techniciens, mis en évidence au cours des auditions. Rémunérer la participation des experts indépendants à ces instances permettrait en outre d’éviter, selon M. Yves Marignac, d’avoir affaire à des militants engagés, qui n’ont pas les moyens nécessaires pour mener ces expertises. Avez-vous fait cette recommandation parce que vous aviez l’impression que l’expertise française était insuffisamment robuste et que les experts institutionnels n’étaient pas assez compétents ou indépendants ?

Mme Barbara Pompili. L’énergie nucléaire est un sujet compliqué et technique, ce qui ne justifie pas qu’il soit confisqué par les techniciens – les responsables politiques ne sont pas forcément de bons techniciens mais l’inverse est vrai aussi ; chacun à sa place !

Ceux qui s’occupent de produire du nucléaire – les constructeurs de centrales – sont les mêmes que ceux qui font les expertises ; ils sont allés dans les mêmes écoles et se connaissent tous. Il faut donc veiller à consulter le plus possible d’experts n’appartenant pas à cette « bulle ». Ceux-ci, pour pouvoir intervenir, doivent disposer de moyens. Or les experts sollicités par l’ASN n’étaient pas payés et je ne suis même pas sûre qu’ils aient été défrayés. Pour sortir de l’entre-soi, le monde du nucléaire doit s’ouvrir, y compris à des experts en organisation, non spécialistes de l’atome. Lors de la commission d’enquête, nous avons constaté que la sous-traitance posait de véritables problèmes qui pouvaient remettre en cause la sûreté, telle la perte de responsabilisation générée par la sous-traitance en cascade.

L’ASN doit pouvoir avoir affaire à des spécialistes qui étudient ces modes de fonctionnement. Il faut que des visions différentes puissent s’exprimer sans quoi on peut passer à côté de problèmes. La pensée unique ne permet pas d’avancer.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant qu’ancienne présidente de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, quel regard portez-vous sur le niveau d’information du Parlement en matière de sûreté nucléaire et de connaissance des enjeux énergétiques ? Est-il nécessaire qu’il soit renforcé, par les autorités indépendantes ou le Gouvernement ?

Faut-il institutionnaliser, en amont des lois, une loi de programmation ? Vous l’avez dit, celle pour l’énergie et le climat a constitué un changement majeur. Cela permettrait que le Parlement soit bien informé, en particulier la commission du développement durable qui est saisie, au moins pour avis, sur les questions énergétiques.

Mme Barbara Pompili. La commission n’est pas seulement saisie pour avis : les installations nucléaires relèvent de sa compétence ; la politique énergétique revient plutôt à la commission des affaires économiques – ce découpage entraîne d’ailleurs quelques difficultés.

La commission d’enquête avait relevé que les parlementaires étaient difficilement associés au fonctionnement du système nucléaire. D’abord, il n’est pas facile pour le monde nucléaire de leur ouvrir son fonctionnement. Même si les membres de la commission d’enquête ont été bien reçus, pour beaucoup, le nucléaire est une question de spécialistes. Il était donc entendu que les parlementaires ne pouvaient se substituer aux techniciens car ils risquaient de faire des bêtises.

La commission d’enquête portait tant sur la sûreté des installations nucléaires, c’est-à-dire la gestion de leur fonctionnement et leur résistance aux aléas naturels tels qu’une inondation ou un tremblement de terre, que sur leur sécurité, qui englobe la manière dont un site réagit à des agressions extérieures – terrorisme, pénétration d’un drone, cybercriminalité.

Pour les questions de sûreté, elle a eu accès à tous les éléments, dont les nombreux rapports de l’ASN. Sur le volet de la sécurité, en revanche, elle s’est vu opposer le secret-défense à de très nombreuses reprises, celui-ci étant à géométrie variable puisque c’est l’opérateur qui en décide. EDF a par exemple refusé de lui laisser consulter les plans des piscines d’entreposage de combustibles usés dans les centrales, quand Orano a mis à disposition ceux du site particulièrement sensible de La Hague. Les deux entreprises décidaient de ce que les parlementaires avaient le droit de voir, ce qui est choquant : les représentants du peuple doivent pouvoir accéder à ces informations.

C’est pourquoi la commission d’enquête avait recommandé de créer une délégation parlementaire au nucléaire sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement. On peut comprendre que des éléments secret-défense ne soient pas exposés sur la place publique, surtout lorsqu’ils concernent la sécurité des installations nucléaires, mais il est essentiel qu’une délégation de parlementaires soit habilitée à en connaître, effectue des vérifications et en informe les autres parlementaires.

Je regrette beaucoup que la recommandation n’ait pas été suivie d’effet. En tant que parlementaire, je suis gênée de ne pas savoir ce que contient le budget de la sécurité nucléaire de mon pays, lorsque je le vote.

À titre d’exemple, lorsque j’ai demandé si des missiles pouvaient transpercer les murs des bâtiments des piscines proches des réacteurs, on m’a répondu que tout allait bien, que des expériences avaient été faites et qu’il fallait faire confiance. Mon rôle n’est pas de faire confiance : il est de contrôler et de vérifier. Or je n’en ai pas les moyens aujourd’hui. Aussi, monsieur le rapporteur, si vous choisissez de relancer l’idée d’une délégation parlementaire au nucléaire, je vous appuierai fortement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous entends, madame la rapporteure.

Après votre nomination comme ministre de la transition écologique en juillet 2020, après la première phase de la crise du covid, vous avez certainement rencontré les représentants d’EDF et discuté de nombreux sujets, notamment la maintenance, le renouvellement des centrales ou l’état des compétences – un comité stratégique de la filière nucléaire s’est réuni un an plus tard, où vous avez pris certaines initiatives, en particulier pour maintenir les compétences.

Lors de ces premiers entretiens, comment avez-vous perçu l’entreprise EDF, la performance de son parc et sa capacité à le maintenir ? Le calendrier des maintenances avait-il déjà été décalé ? Avez-vous discuté d’un plan pour anticiper ces retards ?

En 2020, RTE avait déjà indiqué que l’hiver 2022 à 2023 serait sensible : considérait-on alors que le décalage des maintenances pouvait avoir des répercussions sur cette période ?

Mme Barbara Pompili. Le sujet est simple. J’ai rencontré EDF rapidement ; de nombreux sujets devaient être évoqués. D’abord, je me suis opposée à la construction d’une centrale à fioul à Larivot, en Guyane – personne, y compris mes prédécesseurs, n’avait trouvé à redire à ce projet. Une solution a fini par être trouvée.

Tous les problèmes ont été soulevés les uns après les autres : le décalage du calendrier de maintenance – on ne savait pas qu’il prendrait une telle envergure – ; les soudures à Flamanville ; les renouvelables ; l’éventuelle construction de nouveaux réacteurs, etc. À chaque question, EDF répondait que tout allait bien ou qu’ils étaient en train de régler le problème. La réponse, dont je ne pense pas qu’elle était liée à ma personnalité, était toujours : « Tout va très bien, madame la marquise. »

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourtant, le rapport de Jean-Martin Folz avait déjà été publié.

Mme Barbara Pompili. Oui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qui dans le ministère suit ces dossiers, par exemple Flamanville 3, de façon technique ? Comment l’administration, que vous avez dirigée à un moment donné, vérifie les informations d’EDF ?

Mme Barbara Pompili. La direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) est chargée de ces dossiers. En son sein, la direction de l’énergie est menée de main de maître par Sophie Mourlon, une administratrice très compétente qui représente l’État au conseil d’administration d’EDF. En outre, l’ASN effectue son travail, y compris sur le chantier de Flamanville.

Comme pour tout chantier en cours, si un décalage survient, un plan est proposé, qui doit être validé par l’ASN. S’agissant des soudures de traversée de l’EPR de Flamanville, les solutions, expertisées par l’ASN, ont été lancées après des semaines et des mois d’attente. À chaque fois, de nouveaux calendriers de maintenance étaient envoyés. Un an plus tard, j’ai commencé à m’énerver et j’ai demandé fermement où nous en étions.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles raisons étaient avancées pour expliquer ces retards et ce décalage perpétuel ? La compétence ? La disponibilité de la main d’œuvre ? Ces raisons évoluaient-elles avec le temps ?

Mme Barbara Pompili. Rappelons qu’à ce moment, la réforme d’EDF est à l’ordre du jour – le projet a fait l’objet de l’une de nos premières réunions. S’y rattachent les questions relatives à la fin de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) en 2025, l’inquiétude des syndicats, les problèmes organisationnels.

Pour expliquer les problèmes de maintenance ou ceux du site de Flamanville, les représentants d’EDF avançaient toujours un manque de compétences lié, selon eux, à l’absence d’une vraie politique de relance du nucléaire en France. Ils estimaient avoir perdu en compétences car ils n’avaient pas pu construire au fur et à mesure de nouveaux réacteurs. C’est une manière un peu facile de repousser la faute sur les politiques, même si ceux-ci ont leur part.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous interrogé EDF sur les conséquences qu’auraient ces décalages sur la production de l’hiver 2022-2023 ?

Mme Barbara Pompili. Il est fort probable que j’ai posé la question et que l’on m’a répondu que tout allait bien.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant que parlementaire, présidente de la commission du développement durable, ministre puis à nouveau parlementaire, vous avez défendu des mesures d’accélération des énergies renouvelables et de compensation, du moins d’acceptabilité sociale et environnementale – le Parlement a récemment adopté une nouvelle loi dans ce domaine.

Outre les difficultés procédurales, quels obstacles doivent être levés ? Faut-il passer à la contrainte pour certains objectifs de planification territoriale ? Doit-on privilégier certaines sources ou modalités de production énergétique, pour des raisons d’acceptabilité sociale plus que de rentabilité énergétique ?

Après une décennie de volonté politique et de lois diverses, quelles pistes d’accélération sont encore possibles ?

Mme Barbara Pompili. Sur ce sujet, on a pas mal déblayé, mais le développement des énergies renouvelables n’a pas été pris par le bon bout. J’en reviens au problème originel : les énergies renouvelables ont été construites contre le nucléaire. Cela a faussé le débat. Aujourd’hui les énergies renouvelables sont de moins en moins chères et de plus en plus intéressantes d’un point de vue économique ; elles se déploient partout dans le monde.

Selon tous les scénarios des institutions internationales – l’Agence internationale de l’énergie, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena) –, les énergies renouvelables seront l’avenir de l’énergie dans le monde, si l’on veut atteindre les objectifs de l’accord de Paris. En France, pourtant, on continue à les envisager selon le prisme des paysages et de l’atteinte à la biodiversité. Il faut travailler pour que les gens s’approprient le sujet.

C’est pourquoi j’ai développé les communautés d’énergie renouvelable, lancées avant mon arrivée au gouvernement : elles permettent aux gens d’être acteurs de leur politique énergétique. Si vous habitez à côté d’un parc éolien terrestre, vous réagissez différemment si le projet est conduit par une grande entreprise, qui ne sera pas là en cas de problème, ou par une structure plus petite – association, collectivité, entreprise locale. Les projets à échelle humaine sont en ce sens plus intéressants. Je ne dis pas qu’il ne faut que cela, mais ils constituent un beau vecteur d’acceptabilité.

Le second vecteur est de savoir où l’on va. Dans mon département, où de nombreuses éoliennes ont été installées, beaucoup disaient qu’ils ne savaient pas quand cela s’arrêterait. C’est pourquoi nous avons essayé de développer une planification, dont de nombreux germes figurent dans la loi « climat et résilience », et créé les communautés énergétiques citoyennes. Les responsables et les acteurs peuvent ainsi se mettre autour de la table, pour s’entendre sur des objectifs de puissance installée à partir d’énergies renouvelables et sur les moyens de les atteindre. Cela permet aussi aux personnes sur le terrain d’être les acteurs de la transition écologique dans leur territoire, auprès de l’État, qui en donne les grandes directions. Il est important que les gens se réapproprient le développement de leur territoire et acceptent l’idée que, si l’énergie fossile ne se voit pas – les puits de pétrole, les champs de gaz n’étaient pas chez nous –, l’énergie décarbonée, elle, se verra. Étant originaire du bassin minier du Pas-de-Calais, je sais ce qu’est un paysage modelé par une industrie et par une époque.

Nous entrons dans une nouvelle époque : faire croire qu’elle ne se verra pas dans notre environnement n’a pas de sens. Qu’elle se voie n’est pas grave mais requiert un encadrement : il faut veiller à ne pas faire n’importe quoi. Il en va de même pour l’éolien offshore ou le photovoltaïque.

Avec la filière, on a défini des mesures pour prendre en compte les paysages remarquables et la biodiversité car des atteintes peuvent survenir localement. Il demeure qu’une des causes les plus importantes de la perte de biodiversité est le changement climatique. Les énergies renouvelables font partie de la solution. C’est un changement d’état d’esprit. Il faut aussi éviter les bêtises qui ont été faites par le passé.

M. Francis Dubois (LR). Vous pensez que les énergies renouvelables pourront fournir l’intégralité de l’électricité dont la France a besoin en 2050. Quelles mesures faut-il prendre pour parvenir à cet objectif ? Tout le monde sait que la complémentarité entre les sources d’énergie est la condition de la fiabilité du système : comment l’obtenir si seules les énergies renouvelables fournissent notre électricité ?

Vous insistez sur la nécessité de fixer des objectifs clairs. Vous dites qu’avant le discours de Belfort, le 10 février 2022, il manquait un pilote. Dans ce discours, le Président de la République a annoncé que la politique énergétique reposerait sur trois piliers : la relance du nucléaire, le développement des énergies renouvelables et la sobriété. Vous avez été ministre entre 2020 et 2022, ne le prenez pas mal, mais n’y avait-il pas de pilote pour mener la transition écologique et énergétique ?

En 2018, M. Yves Bréchet, alors haut-commissaire à l’énergie atomique, a remis un rapport dans lequel il prévenait – M. Henri Proglio nous l’a confirmé – qu’il ne fallait surtout pas fermer de réacteur avant d’ouvrir Flamanville, au risque de perdre notre souveraineté électrique. Pourtant, le 22 avril 2020, vous avez arrêté le premier réacteur de Fessenheim, puis le second, le 30 juin. Cette décision n’explique pas complètement notre perte de souveraineté électrique mais elle l’a accélérée.

L’hydroélectricité représente 49 % de la production d’électricité renouvelable en France. J’ai auditionné le responsable de l’hydroélectricité du Massif central et de Bretagne, qui pourrait installer une station de transfert d’énergie par pompage (Step) de 5 gigawatts en turbinant certains débits qui, placés en conduite forcée, ne le sont pas encore et n’ont aucune incidence sur la biodiversité : cela représente cinq tranches nucléaires, or vous ne parlez que d’éolien offshore, de photovoltaïque, de biogaz et pas d’hydroélectricité. Je comprends que vous ayez pu être en colère contre EDF, mais il faudrait fixer un mix énergétique à long terme. La loi que le Parlement devrait voter en 2023 permettra, selon vous, de nous projeter, mais, en attendant, les industriels ont besoin de visibilité sur un temps long pour investir, condition indispensable au maintien de notre souveraineté. Le mix énergétique sera-t-il gravé dans le marbre ou pourra-t-il être remis en cause à chaque alternance politique ?

Mme Barbara Pompili. Je reste à ma place et j’écoute les experts : selon eux, la France – les situations diffèrent selon les pays du fait de la variété des mix électriques – peut atteindre un mix composé à 100 % d’énergies renouvelables en 2050, mais au prix d’immenses efforts de sobriété, d’amélioration des réseaux et d’avancées sur les stockages. Il sera également nécessaire de développer une bonne complémentarité entre les énergies, mais cet axe est loin d’être le plus complexe ; en effet, de très nombreux ingénieurs font sortir ou entrer tel type d’électricité en permanence et importent des quantités d’électricité différentes d’heure en heure.

Le problème tient plutôt au retard accumulé sur les énergies renouvelables dans notre pays : nous avons donc moins de temps pour atteindre notre objectif et notre parc nucléaire est vieillissant. Même moi qui suis a priori favorable à cette orientation, je la juge risquée car elle implique de conserver longtemps le parc nucléaire actuel, sans nouveau réacteur. Compte tenu des déconvenues que j’ai pu essuyer quand j’étais ministre à cause de l’état de certaines installations, il y a un risque à tirer sur le parc existant jusqu’à la corde. Voilà pourquoi je me retrouve dans le discours de Belfort, même s’il évoque six plus huit réacteurs alors que six seraient déjà très bien et que l’on peut faire sans quatorze réacteurs ; naturellement, le Président a raison d’impulser une vision.

Quand je parle de pilote je pense à quelqu’un qui tient la barre pour que l’on fasse ce que l’on a annoncé. Je persiste à dire que nous n’avons pas mis suffisamment de moyens, pour de nombreuses raisons, pour atteindre nos objectifs, que ce soit dans la fermeture de réacteurs comme dans le développement des énergies renouvelables. Cela s’explique par le manque de vision claire : dans le brouillard, on n’avance pas vite. Que les choix nous plaisent ou non, il fallait sortir du brouillard.

Je n’étais pas au gouvernement en 2018 lors de la remise du rapport de M. Bréchet puis de l’arrêt de Fessenheim, donc je n’ai pas eu connaissance des éléments auxquels vous faites allusion et il m’est difficile de les commenter. Je rappelle que la fermeture de Fessenheim a été décidée à un moment où EDF nous disait que l’EPR serait mis en marche depuis longtemps lorsque la centrale cesserait totalement de fonctionner. Nous avons déployé des politiques qui tenaient compte des avis d’EDF. Cette dernière n’est pas responsable de tout, mais fermer une centrale est un processus lourd. Il faut préparer un territoire et des travailleurs en pensant à leur reconversion : cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, l’anticipation est nécessaire.

On ne peut pas dire à des employés qu’ils ne travailleront plus dans la centrale l’année prochaine, puis reporter à la suivante, puis à celle d’après : c’est irresponsable de laisser les gens dans la plus complète incertitude car on les empêche ainsi de se projeter et d’organiser la suite de leur vie professionnelle. La décision de fermer Fessenheim était prise depuis longtemps, si bien que les travaux de sûreté qui auraient dû être réalisés en cas de poursuite de l’activité n’avaient pas été effectués et la dernière visite décennale avait été annulée : la fermeture était inéluctable, donc il fallait effectivement la faire à un moment, ne serait-ce que par respect pour les gens qui travaillaient sur place. Attendre que l’EPR de Flamanville fonctionne revenait à obérer le futur des agents de la centrale de Fessenheim.

L’arrêt de Fessenheim nous a privés de 1,6 gigawatt, mais cette perte n’est absolument pas la cause des problèmes de notre système électrique. Le problème vient du fait que nous avons compté jusqu’à trente réacteurs fermés, ce qui représente une puissance installée d’environ 30 gigawatts contre seulement 2 gigawatts pour Fessenheim. L’affaire de Fessenheim a été montée en épingle, mais la fermeture de cette centrale n’a pas menacé la production électrique de notre pays car on trouve facilement 2 gigawatts.

L’hydroélectricité est en effet très importante, elle représente une grande part de notre approvisionnement en électricité et nous sommes très contents d’avoir nos barrages, mais il n’y a plus beaucoup de réserves pour développer une nouvelle filière, voilà pourquoi elle ne se situe pas au cœur de notre action. Je n’ai pas évoqué les Step, que l’on peut en effet utiliser, mais je ne vous ai pas non plus parlé de géothermie ni de nombreuses autres sources d’électricité. La microhydroélectricité peut être intéressante, sous réserve qu’il n’y ait pas de problème de continuité écologique des cours d’eau, auquel cas on opposerait deux problèmes. Il faut donc regarder territoire par territoire, comme pour toutes les sources d’énergie. Nous devons utiliser toutes les sources à notre disposition, à condition que leur exploitation soit compatible avec la préservation de l’environnement.

Il fallait donner des perspectives : nous avons fixé un objectif à l’horizon de 2050 et nous avons tracé une route pour l’atteindre. Il y aura lieu de rectifier le trajet au cours des années qui viennent, mais la programmation pluriannuelle couvre tout de même une période de dix ans, divisée en deux étapes de cinq ans : les filières disposent donc d’un cadre dans lequel elles peuvent se projeter.

M. Vincent Descoeur (LR). La Commission européenne nous somme depuis plusieurs années d’ouvrir la gestion des ouvrages d’hydroélectricité à la concurrence. De nombreux élus locaux s’inquiètent des effets qu’une telle décision pourrait produire, notamment en termes de démantèlement des chaînes hydroélectriques. Pendant les deux années que vous avez passées au gouvernement, quelles initiatives ont été prises pour essayer d’infléchir la position de la Commission européenne, dans un domaine qui a trait à la souveraineté ?

Mme Barbara Pompili. Le sujet n’a cessé d’être au centre de nos préoccupations car la France serait très concernée par cette ouverture à la concurrence. Je peux vous assurer que le Gouvernement était très mobilisé pour préserver nos barrages hydroélectriques et pour éviter une ouverture à la concurrence qui nous priverait d’une forme de souveraineté sur ces barrages, même s’il ne s’agit que de concessions et non de ventes.

Quand j’étais ministre, il y avait des négociations globales avec la Commission européenne : cette dernière voulait avancer sur la question des barrages car nous sommes en infraction avec la législation européenne depuis un certain temps, mais cette discussion était liée à d’autres, portant sur la réforme d’EDF et sur la fin de l’Arenh. Quand j’ai quitté le gouvernement, nous n’avions toujours pas abouti à des accords parce que tout était lié. Je ne pourrai pas vous apporter plus d’éléments car nous avions décidé que Bruno Le Maire mènerait les négociations sur l’organisation d’EDF, sujet qui relevait de son ministère et du mien ; il pourrait vous apporter davantage d’informations que moi dans ce domaine.

M. Vincent Descoeur (LR). Je sais à qui m’adresser dans ce cas Votre réponse est intéressante car l’on peut craindre que l’ouverture des concessions soit, si ce n’est la variable d’ajustement, du moins la victime de la négociation globale : si vous me permettez le jeu de mots, elle serait justement la concession accordée à la Commission européenne.

Mme Barbara Pompili (RE). Je comprends que vous puissiez le penser, mais, pour l’avoir vécu de l’intérieur, j’aurais tendance à penser que c’est l’inverse. Cette question n’est pas du tout considérée comme la variable d’ajustement : l’État veut vraiment préserver nos concessions.

M. Vincent Descoeur (LR). C’est inversement proportionnel au résultat obtenu.

Mme Barbara Pompili (RE). Il n’y a pas d’ouverture à la concurrence pour l’instant, donc pas de mise sur le marché des concessions actuelles.

M. Vincent Descoeur (LR). Oui, mais convenez que la situation est très inconfortable, y compris pour les exploitants qui diffèrent leurs investissements – problème qui rejoint la question de mon collègue Francis Dubois.

Mme Barbara Pompili (RE). Je suis d’accord avec vous pour reconnaître qu’il faudra à un moment sortir de cette situation.

La séance s’achève à 20 heures 20.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Antoine Armand, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger.

Excusée.  Mme Valérie Rabault.