Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) 2

– Présences en réunion................................29


Jeudi
19 janvier 2023

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 2

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 19 janvier 2023

La séance est ouverte à 15 heures 10.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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La commission auditionne M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous ouvrons les travaux de notre commission d’enquête en recevant M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Nous avons en effet souhaité auditionner en premier lieu des experts et membres du corps académique afin de préciser les termes qui seront au cœur des débats de notre commission d’enquête. Je pense en particulier à la notion d’ingérence : vous nous expliquerez ce qu’elle recoupe et en quoi elle se distingue du concept d’influence. Notre rapporteure, Mme Constance Le Grip, et d’autres membres de notre commission d’enquête ont souvent décrit le concept d’ingérence comme un spectre, un continuum qui recouvre plusieurs sujets. Au-delà de cette question sémantique, vous nous présenterez votre analyse de la situation, vous nous décrirez l’ampleur de ces ingérences ou de ces risques d’ingérence, et vous nous expliquerez comment le sujet devrait, selon vous, être abordé par notre commission d’enquête. Vous pourrez aussi nous aider à tracer quelques pistes.

Expert en relations internationales, vous avez consacré votre thèse aux relations franco-soviétiques de 1958 à 1964 et vous avez publié de nombreux articles sur la Russie et les État issus de l’Union soviétique – une zone géographique sur laquelle notre commission d’enquête envisage de se pencher plus particulièrement. Parmi vos ouvrages récents, on peut citer L’Affolement du monde – 10 enjeux géopolitiques, sorti en 2017, et Guerres invisibles – Nos prochains défis géopolitiques, publié en 2021. Votre tout dernier livre, Les Ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, sort en librairie aujourd’hui même.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Thomas Gomart prête serment.)

M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Les circonstances un peu difficiles de cette journée de grèves ont empêché M. Thierry de Montbrial de répondre à votre invitation : il m’a donc demandé de représenter l’IFRI devant votre commission d’enquête.

Vous avez sollicité mon analyse de la situation géopolitique actuelle et de l’évolution des formes d’ingérence que la France et, plus généralement, les États démocratiques doivent affronter. Je ferai cet exposé du point de vue qui est le mien, celui d’un directeur de think tank. Ce secteur fonctionne grâce à des échanges constants et repose sur un principe de coopération avec des pairs étrangers, quel que soit le pays où ils travaillent. Autrement dit, l’univers des think tanks tel que nous le concevons à l’IFRI est fondamentalement ouvert.

Je pourrais sans doute répondre sans trop de difficultés à votre demande d’analyse géopolitique, mais il me sera plus difficile de parler d’ingérence car cette notion renvoie, à mon sens, à des manœuvres secrètes qui ne sont pas compatibles avec le secteur ouvert que je viens d’évoquer. Je parlerai davantage des stratégies d’influence, à savoir des tentatives de faire évoluer le comportement de certains acteurs sans recourir à la force. Je comprends que vous ayez un débat sur ces différentes notions – mon collègue Frédéric Charillon, que vous auditionnerez aussi cet après-midi, sera davantage capable de vous éclairer.

Je ferai cet exposé en m’appuyant sur mes propres travaux, que vous avez eu la gentillesse de citer, et sur ceux de mes collègues de l’IFRI.

Après vous avoir proposé un cadre d’analyse synthétique de la situation géopolitique, j’essaierai d’identifier quatre grandes évolutions des formes d’influence, d’ingérence ou d’action extérieure, puis je me pencherai plus spécifiquement sur les stratégies militaires d’influence, un thème sur lequel l’IFRI a mené des travaux récemment.

S’agissant tout d’abord de la situation géopolitique actuelle, nous nous situons au chevauchement de deux cycles stratégiques. Nous sortons du cycle de la lutte contre le djihadisme, marqué par une approche très asymétrique, pour entrer dans celui de la compétition de puissances. Si ce cycle réapparaît en tant que tel dans la doctrine, nous n’en étions en réalité jamais vraiment sortis – pour des raisons sur lesquelles je pourrai revenir, nous avons cependant eu tendance, dans l’univers qui est le mien, à minorer les questions stratégiques. De même, je ne pense pas du tout que nous en ayons fini avec la lutte contre le djihadisme. Le fait que nous nous situions simultanément dans ces deux cycles a des conséquences en termes d’influence et d’ingérence. Notre pays fait face à une dégradation de son environnement stratégique plus rapide que les experts ne l’avaient prévu. Lors de l’élaboration de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, à laquelle j’ai participé, un certain nombre de phénomènes avaient été identifiés, mais l’accélération due notamment à la guerre en Ukraine est tout à fait marquante.

J’aimerais maintenant souligner un enchevêtrement et deux découplages, qui en annoncent peut-être un troisième.

Dans les livres que vous avez mentionnés, j’ai essayé de décrire un enchevêtrement entre ce qui relève des affaires intérieures et des affaires extérieures, entre ce qui relève d’acteurs publics et d’acteurs privés, entre ce qui relève de logiques locales et de logiques globales. Tout cela crée un niveau de complexité très difficile à appréhender par l’analyse.

Deux grands découplages permettent de caractériser la situation géopolitique qui est la nôtre. Le premier est le découplage entre la Chine et les États-Unis dans certains segments du domaine technologique. Il n’y a cependant pas de divergence complète entre ces deux pays en matière économique : nous sommes face à deux économies siamoises qui, à mon avis, vont le rester. Le deuxième découplage, beaucoup plus récent, a des effets immédiats sur l’économie politique internationale et notre situation intérieure : c’est le découplage énergétique entre la Russie et l’Union européenne à la faveur de la guerre d’Ukraine. Je vois se dessiner un troisième découplage entre les pays industrialisés et les pays du Sud global – une notion contestée par notre diplomatie –, qui portera sur le concept d’injustice climatique.

Pour décrire le contexte géopolitique de la manière la plus synthétique qui soit, je vous proposerai quatre pistes de réflexion.

Premièrement, nous sommes confrontés à une accélération de la contrainte environnementale qui entraînera des déplacements de populations, des tensions accrues sur les ressources et une multiplication des crises naturelles. Pour résumer les choses en une formule, l’Ukraine est détruite par les armes russes mais le Pakistan l’est par les inondations. Nous devons donc essayer de faire preuve de réalisme environnemental en comprenant que les questions de climat, de biodiversité et de pollution, qui renvoient certes à la notion de biens communs, sont aussi de plus en plus le terrain de confrontations entre différentes logiques nationales et de renationalisations de stratégies. Pour le dire autrement, la Chine et les États-Unis subordonnent aujourd’hui leurs politiques climatiques et numériques respectives à leur rivalité stratégique. Cela rend le positionnement des Européens, qui appréhendent davantage ces sujets par le biais de logiques coopératives, très délicat.

Deuxièmement, nous assistons à une accélération de la propagation technologique, c’est-à-dire de la propagation d’outils d’autonomisation (empowerment) – en ce qu’ils permettent à chacun de produire ses propres médias –, de coopération, mais aussi de coercition. Les individus, les organisations et les États ont beaucoup de mal à naviguer dans ces emboîtements de juridictions et de souverainetés et à distinguer, parmi ces outils, ce qui relève de la coopération et ce qui relève de la coercition. L’usage d’un ordinateur HP pour le secrétariat de cette commission d’enquête n’est pas le même qu’à l’aéroport de Moscou-Cheremetievo, par exemple.

Troisièmement, en dépit d’une dynamique d’hyperconnexion, nous observons une fragmentation politique et sociale, une archipélisation des sociétés. Les inégalités sont croissantes, tant entre les pays ou les régions du monde qu’au sein d’un même pays. Cette fragmentation politique et sociale aboutit à des formes de confrontation cognitive que l’on retrouve à la fois dans les modes de consommation et dans les modèles politiques. La mise en données de toutes nos actions individuelles et collectives va continuer à croître de manière exponentielle. Dans Le Premier XXIe siècle, Jean-Marie Guéhenno relève une convergence entre les entreprises technologiques et le Parti communiste chinois (PCC), qui « se retrouveraient dans la même ambition de contrôler les esprits jusqu’au point où le confort aura fait oublier la servitude ». Il s’agit là d’un sujet très important pour votre commission d’enquête, dans la mesure où il pose la question de la cohésion nationale. Il faut se demander comment cette dernière réagit à la mise en données du monde et dans quelle mesure elle est victime des tentatives d’ingérence ou des stratégies d’influence d’acteurs extérieurs.

Quatrièmement, il convient de citer les quatre principaux chocs à venir, qu’ils soient de nature géostratégique ou géoéconomique. L’Union européenne a du mal à se positionner dans la rivalité entre la Chine et les États-Unis : ainsi, en novembre dernier, le chancelier Scholz s’est rendu à Pékin quand le président Macron est allé à Washington. Par ailleurs, on peut se demander s’il n’y aura pas, dans le capitalisme global, une sorte de remplacement de la Chine par l’Inde, un pays qui s’affirme et sur lequel nous devrions beaucoup plus travailler. Il faudra aussi scruter l’évolution de la Russie et de l’Iran, qui sont désormais les deux pays les plus sanctionnés au monde ; ils présentent un certain nombre de convergences s’agissant de leur appareil d’État et de leur appareil répressif, mais aussi des différences profondes quant à l’évolution de leurs sociétés civiles respectives. Je souligne enfin l’importance des puissances régionales : dans le livre que je publie aujourd’hui, je m’intéresse notamment à l’Arabie Saoudite et à la Turquie, qui affichent des ambitions de transformation de leur environnement.

Je m’efforcerai maintenant de décrire, de manière très synthétique, les principales évolutions des formes d’action que je peux observer. Dans mon livre Guerres invisibles, je les ai résumées en quatre verbes : numériser, innover, dissimuler, contrôler.

Numériser, tout d’abord. Après la mise en place du Safe Harbor aux États-Unis, il a fallu dix-huit ans à l’Union européenne pour adopter le règlement général sur la protection des données (RGPD). Au cours de ces dix-huit années, il s’est produit, pour paraphraser Karl Marx, une accumulation primitive des données. Surtout, nous avons compris que nous étions désormais confrontés à un « capitalisme de plateforme » qui, par divers canaux, cherche à prendre le contrôle de l’appareil productif. Quand on n’a pas de plateforme, on est fondamentalement tributaire de celles des autres. Certains analystes comme Shoshana Zuboff pensent que ce capitalisme de plateforme est en train d’aboutir à un « capitalisme de surveillance » où l’extraction, le stockage et l’exploitation des données, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont au cœur de l’activité économique. Cela me conduit à une observation qui, à mon sens, reviendra souvent au cours de vos travaux : celle d’une hyperconcentration du pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’acteurs économiques, que l’on résume très souvent et peut-être trop rapidement aux GAFAM américains – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – et aux BATX chinois – Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi. On peut également mentionner le rôle de Huawei concernant la 5G.

Innover, ensuite. Historiquement, il existe un lien très direct entre le niveau de dépenses militaires et la capacité d’innovation. Or les GAFAM disposent désormais de capacités d’investissement, en recherche fondamentale comme en recherche appliquée, supérieures à celles des États, en particulier des États européens – pour les BATX, ce point est beaucoup plus difficile à déterminer. Traditionnellement, l’innovation est d’abord militaire avant de trouver des applications civiles, mais le mouvement est en train de s’inverser. Dans les domaines de l’intelligence artificielle et du software, les Européens sont très absents. Nous nous trouvons face à deux complexes militaro-numériques : le complexe américain, que nous comprenons car il repose encore sur une séparation des pouvoirs, et le complexe chinois, que nous avons beaucoup plus de mal à comprendre.

Dissimuler, maintenant. Un certain nombre d’États conservent et entretiennent des capacités de dissimulation, lesquelles demeurent un attribut de puissance à l’ère de la transparence réclamée par les sociétés civiles. On peut citer la prolifération nucléaire, qui s’est notamment réalisée – en tout cas pour ce que nous en comprenons à partir de travaux ouverts – par le réseau Khan, ou encore l’action des services de renseignement, à propos de laquelle je ne peux m’exprimer puisqu’elle est, par définition, secrète. On peut en revanche essayer de réfléchir sur les « mesures actives », une notion développée par la Russie pour désigner des opérations de manipulation menées directement ou indirectement par un service de renseignement. Je vous renvoie aux travaux de Thomas Rid, qui a récemment publié un livre très au point sur ce sujet.

Contrôler, enfin. Cette action passe par différents canaux : je pense notamment à toute l’ingénierie financière liée au dollar, ou encore à l’arme fiscale – certains parlent de « Bermuland » en référence aux dispositions fiscales offertes par les Bermudes et l’Irlande –, qui fait que 60 % des profits réalisés par les multinationales américaines en dehors du territoire des États-Unis sont déclarés dans des pays à fiscalité réduite. Ce contrôle s’exerce aussi sur l’élaboration des normes par les agences onusiennes, un domaine dans lequel les Chinois investissent fortement. Je citerai encore l’arme juridique, le lawfare, auquel nous avons consacré un certain nombre de travaux, ainsi que la pratique des sanctions et contre-sanctions qui régit aujourd’hui une partie de la vie internationale.

Le troisième et dernier volet de ma présentation porte sur les stratégies militaires d’influence. Je m’appuierai sur une étude de mes deux jeunes collègues Élie Tenenbaum et Laure de Roucy-Rochegonde dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs, animé par l’IFRI en lien avec les trois états-majors d’armée. Quatre acteurs ont été étudiés : l’État islamique, les États-Unis, la Russie et la Chine.

L’« Appel à la résistance islamique mondiale » lancé en 2004 par Moussab al-Souri a d’abord été mis en ligne, ce qui a facilité sa diffusion. Dix ans plus tard, l’État islamique disposait de plus de 40 000 comptes Twitter actifs. Ainsi, pendant dix ans, les djihadistes ont bénéficié d’une forme d’impunité liée au concept de neutralité du Net – ce constat rejoint les débats actuels sur la possibilité de retirer des contenus des plateformes. En 2015, au moment de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, 19 000 sites français ont fait l’objet d’attaques simultanées. Les réseaux sociaux ont été, pour les djihadistes, un outil de recrutement particulièrement performant.

S’agissant des États-Unis, on constate une convergence cyberinformationnelle et une coopération très poussée avec le secteur privé. Le cloud proposé par les entreprises technologiques américaines s’avère très efficace par rapport à ceux des prestataires d’autres pays, qui ne pourront jamais offrir la même qualité de service compte tenu des investissements nécessaires et surtout de l’avance prise par leurs concurrents américains. Cela emporte évidemment d’importantes conséquences pour les acteurs économiques et un certain nombre d’acteurs publics européens.

En Russie, où l’on observe une continuité entre les traditions impériales, soviétique et post-soviétique, des opérations de manipulation de l’information sont pilotées par l’appareil de sécurité, en réaction très forte aux révolutions dites « de couleur », au printemps arabe et évidemment aux événements d’Ukraine en 2014, qui ont conduit les Russes à faire preuve d’un activisme sans équivalent dans l’usage des réseaux sociaux et la création de médias dédiés. On pense en particulier à Russia Today (RT) et à Sputnik, dont la ligne éditoriale consiste surtout à exploiter les clivages internes des démocraties occidentales pour démontrer l’inefficacité prêtée à ce système politique. En juin 2017, Vladimir Vladimirovitch Poutine félicitait les « hackers patriotiques », ces groupes de corsaires très liés à l’appareil d’État et conduisant des opérations d’envergure. On peut mentionner l’usine à trolls connue sous le nom d’Internet Research Agency créée par Evgueni Prigojine, lequel est également à l’origine du groupe Wagner.

La République populaire de Chine revendique officiellement le terme de propagande ; le PCC, arrivé au pouvoir au terme d’une guerre révolutionnaire, lui a même dédié un département très puissant du Comité central, qui contrôle directement un certain nombre de médias comme Xinhua. L’Armée populaire de libération (APL) a élaboré les concepts de guerre de l’opinion publique – tant chinoise qu’internationale –, de guerre psychologique contre les combattants adverses et de guerre juridique passant par le lawfare.

Si j’ai souhaité consacrer le dernier volet de mon exposé aux stratégies militaires d’influence, c’est aussi parce que ce sujet est désormais pris en compte par notre appareil d’État. Fin 2021, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a publié une « Feuille de route pour l’influence de la diplomatie française ». Plus récemment, dans le cadre de la revue nationale stratégique présentée en novembre 2022, une sixième fonction stratégique, la « fonction influence », a fait son apparition, sans doute en réaction aux stratégies d’influence conduites par d’autres puissances.

L’erreur méthodologique à ne pas commettre serait de dissocier, comme l’ont probablement trop fait les experts – je ne parle pas de ceux de l’IFRI –, les logiques de puissance de celles d’influence. Pour la plupart de nos partenaires comme de nos compétiteurs, les deux concepts sont intimement liés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour cet exposé passionnant et très complet.

Vous avez dit en préambule que vous concentreriez votre réflexion sur la notion d’influence, considérant que l’ingérence relevait, si j’ai bien compris, de manœuvres secrètes. Or vous avez décrit par la suite diverses stratégies d’influence dans les domaines économique, militaire et diplomatique qui, au-delà de leur aspect officiel, visible, utilisent aussi des manœuvres secrètes. Vous avez parlé par exemple du réseau Khan, par lequel le Pakistan aurait aidé la Corée du Nord à se doter de l’arme nucléaire. De même que l’eau souterraine peut jaillir en geysers, il arrive que les manœuvres secrètes apparaissent au grand jour, qu’elles soient révélées par des journalistes ou déjouées par les services d’autres pays : le caractère secret de l’ingérence s’en trouve alors altéré.

M. Thomas Gomart. Les concepts se chevauchent, dans une sorte de continuum. Ils sont compris différemment selon que l’on adopte une approche française, britannique, américaine, russe ou chinoise. Autant j’ai encouragé la réalisation de travaux sur les stratégies d’influence, qui peuvent être identifiées et décrites, autant je n’ai pas commandé d’études sur les stratégies d’ingérence, parce que ces dernières ne relèvent pas de sources ouvertes. Cette distinction se justifie donc d’un point de vue méthodologique ; je l’ai faite en tant que directeur d’un institut de recherche qui, comme je vous l’ai expliqué, travaille dans une logique d’ouverture par rapport à ses pairs étrangers. Cependant, vous avez raison, je vous ai présenté des choses qui relèvent de manœuvres secrètes, telles que l’action du réseau Kahn ou la démarche de la Russie en matière informationnelle, dans un certain nombre de cas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La distinction sémantique entre influence et ingérence est-elle vraiment si importante ? Est-elle même pertinente ? Ne pourrions-nous pas utiliser un mot pour l’autre ?

M. Thomas Gomart. Je ne suis pas juriste, mais je considère que l’ingérence présente un caractère délictueux que n’a pas l’influence. Tout le monde exerce de l’influence, tandis que l’ingérence se caractérise par une intentionnalité particulière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans ce cas, ne faudrait-il pas changer de point de vue et considérer que l’ingérence est caractérisée dès lors que des personnes d’une nationalité cible sont soumises et obéissent, directement ou indirectement, volontairement ou naïvement, à une influence extérieure ? Au fond, l’ingérence serait le résultat d’une stratégie d’influence qui a réussi et qui s’exerce sur des personnes d’une nationalité cible.

M. Thomas Gomart. À mon sens, les méthodes ne sont pas les mêmes. S’agissant des stratégies d’influence, Frédéric Charillon décrit très bien les différents canaux par lesquels passe le soft power : l’éducation, la marque pays… L’ingérence se caractérise, quant à elle, par un degré de pression beaucoup plus fort présentant, je le répète, un caractère délictueux. Votre formule selon laquelle l’ingérence serait « une stratégie d’influence qui a réussi » ne recevrait sans doute pas l’assentiment de notre diplomatie. Lorsque nos diplomates nouent des contacts à l’étranger, ils exercent un travail d’influence visant à renforcer le rayonnement de notre pays ou à faire passer des messages, mais cela s’arrête là.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’entends bien vos explications. Cependant, quand on dit d’un dirigeant ou d’un décideur politique qu’il est « sous influence », cela signifie qu’il n’agit plus en fonction de son libre arbitre ni dans l’intérêt de sa fonction. Je pense à des monarques français que l’on a décrits comme sous influence de l’Espagne ; de même, on a dit que la diplomatie française, sous Louis XV ou juste avant la Révolution, était sous influence autrichienne. En d’autres termes, les historiens considèrent que les décisions du roi ou de ceux qui le conseillaient n’allaient pas dans le sens des intérêts du royaume. Je choisis volontairement des exemples anciens pour éviter les polémiques.

Comme vous, je n’ai jamais considéré que les stratégies de puissance avaient cessé. Je remarque cependant que les sujets très importants que vous avez abordés sont assez peu évoqués lors des débats précédant les grands choix démocratiques, ou même dans le débat public d’une manière plus générale, sauf lorsqu’ils ne peuvent vraiment plus être évités parce qu’il y va du maintien de notre niveau de vie, de la protection de nos libertés ou de la sauvegarde de la démocratie – c’est-à-dire lorsque surviennent des crises très graves telles que l’agression russe contre l’Ukraine, la crise énergétique ou la crise du covid, qui a occasionné des problèmes d’approvisionnement en matières premières. On évoque un peu les sujets numériques, sans qu’ils prennent pour autant une place démesurée dans les campagnes électorales, et beaucoup l’influence présumée de tel ou tel pays sur tel ou tel parti ou personnalité politique – rares sont les partis qui échappent à de telles accusations. Quant à vous, vous avez parlé de choses plus concrètes, à savoir de l’influence économique, diplomatique et militaire, ou encore des stratégies d’information ou de désinformation adoptées par tel ou tel pays. Il y a donc une différence très nette entre ce qui relève de l’influence, voire de l’ingérence selon votre point de vue d’expert, et ce qui relève de ces phénomènes dans le débat public ou dans les débats politiques, y compris dans ceux que nous avons dans cette enceinte.

M. Thomas Gomart. Je partage entièrement votre constat mais je n’ai pas vraiment de solutions à vous proposer. Nous sommes parfois très surpris du peu d’intérêt de nos concitoyens pour les sujets de politique étrangère et de politique de sécurité au moment des grandes échéances démocratiques. L’IFRI a essayé d’alimenter le débat, en 2017 comme en 2022, en présentant les positions de tous les candidats sur des questions que nous avions nous-mêmes définies. En 2017, avec Thierry de Montbrial, nous avons même publié un ouvrage, Notre intérêt national  Quelle politique étrangère pour la France ?, en guise de contribution au débat public avant l’élection présidentielle. Mais vous savez mieux que moi qu’un candidat n’est pas élu sur un sujet de politique étrangère. D’importantes questions d’économie politique internationale sont examinées de manière très partielle ; or la question des approvisionnements énergétiques devrait, à mon sens, être beaucoup plus discutée dans l’espace public, surtout dans le contexte de transition énergétique qui est le nôtre. Il ne s’agit pas réellement d’un désintérêt de la part de nos concitoyens : je vois à l’IFRI une forte appétence, notamment chez les jeunes, pour la géopolitique, qui est désormais une option dans l’enseignement secondaire et dans certaines classes préparatoires. En tout état de cause, je regrette que ces sujets ne soient pas plus abordés dans le débat public, que ce soit en France ou dans d’autres pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce qui m’a également interpellé dans votre exposé, c’est le peu de place que vous avez accordé à la France et même à l’Union européenne. Cela signifie-t-il que notre pays n’est pas une cible majeure, ou qu’il n’est pas un acteur suffisamment important pour être davantage mentionné ? En d’autres termes, la France n’est-elle plus dans le jeu ?

M. Thomas Gomart. Tous les pays sont des cibles diplomatiques, mais la France l’est tout particulièrement pour une raison assez simple : elle est un membre permanent du Conseil de sécurité, ainsi qu’une puissance dotée. Son appareil productif est aussi l’objet de raids.

Dans mon dernier livre, je montre en quoi les politiques de long terme menées par neuf pays – la Russie, la Chine, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Inde, la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran – délimitent pour nous un espace stratégique. Elles sont décisives car elles touchent toutes, directement ou indirectement, à notre politique énergétique. Au début de tout raisonnement géopolitique, il faut désormais intégrer la brique « énergie et climat », qui emporte sur notre organisation industrielle des conséquences dont nous devrions débattre davantage.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vous remercie pour votre exposé très éclairant, qui situe bien le contexte et permet de dessiner quelques perspectives.

Je souscris globalement à la distinction assez précise que vous faites entre influence et ingérence. L’influence est vieille comme le monde et le jeu des puissances : elle renvoie à ce que les Anglo-saxons appellent parfois le soft power. À travers toute l’histoire, de nombreux pays ont mis en œuvre des stratégies d’influence ; c’est d’autant plus vrai pour la France, un pays qui se voit comme une puissance, qui est membre permanent du Conseil de sécurité, héritier d’une très longue tradition diplomatique et militaire, et qui détient l’arme nucléaire. En réalité, notre stratégie d’influence est très organisée, même si nous n’affichons pas depuis longtemps notre volonté de l’exercer. L’ingérence – ou l’interférence, pour reprendre le concept anglo-saxon – est de mon point de vue très différente. Elle présente en effet un caractère délictueux, toxique et malveillant, dans la mesure où elle vise à déstabiliser voire à détruire une cible. Cette dernière peut être un État, un média ou un quelconque organisme. J’ai bien entendu que l’ingérence n’entrait pas dans le champ d’étude de l’IFRI puisque de telles actions relèvent de l’activité des services et sont donc en très grande partie secrètes.

Parmi les stratégies d’influence étudiées et documentées par l’IFRI, avez-vous établi des distinctions selon les pays, les zones géographiques, les régimes politiques ? Avez-vous perçu des différences de nature ou d’intensité entre les stratégies d’influence mises en œuvre par la Russie, la Chine, l’Arabie Saoudite et les autres acteurs que vous avez mentionnés ? Quelles sont les couleurs particulières de ces différentes stratégies ?

M. Thomas Gomart. J’insiste sur un point : si l’IFRI évolue dans un univers ouvert, tel n’est pas le cas de certains de ses pairs à l’étranger. La liberté de pensée, d’action et de déplacement qui est la mienne n’est pas comparable à celle de mes collègues chinois. Nous considérons que nous devons maintenir nos contacts avec tous les pays, quel que soit leur régime politique, mais nous sommes évidemment conscients des différences d’organisation administrative et politique que rencontrent nos collègues.

Je prendrai d’abord l’exemple de la Russie, un pays où j’ai beaucoup voyagé, étudié et noué de solides amitiés – comme en Ukraine, d’ailleurs. Je ne sais pas si les budgets consacrés à la stratégie d’influence russe sont des données publiques, mais ce qui est frappant dans l’organisation du Club Valdaï, c’est son approche très intégrée, du sommet de l’État – puisque le président Poutine est mobilisé à chaque exercice – jusqu’aux réseaux sociaux. Ces opérations de communication politique, que je qualifierais de grand style, s’appuient sur la présence du président russe, qui conclut chacun des sommets avec un discours très construit élaboré par un premier cercle d’experts russes, qui sera diffusé et traduit dans toutes les grandes langues, et avec la participation d’experts et de journalistes internationaux que l’on essaie d’associer jusqu’à un certain point. À chaque fois, on a l’impression d’une hyperconcentration du temps, lors de la prise de parole présidentielle, puis d’une dissémination de ce discours pour atteindre non seulement une cible russe, mais également une cible mondiale très segmentée – ce sont notamment les leaders d’opinion qui sont visés. Cette organisation a été, de mon point de vue, relativement efficace.

Je lis que la stratégie d’influence chinoise est très intégrée, mais il suffit de comparer les fils Twitter des ambassades russe et chinoise en France pour percevoir les différences de style et d’approche entre les deux pays.

Avant le Brexit, les Britanniques ont plutôt appuyé leur stratégie sur une marque pays, la Cool Britannia. Il s’agissait en quelque sorte d’une stratégie de rayonnement, à la différence des deux autres exemples que je viens d’évoquer.

Mme Anna Pic. L’influence est assez différente de l’ingérence : elle relève de la séduction et ne s’accompagne pas d’une volonté de nuisance.

Il est des stratégies que nous n’avons pas vu venir. Ainsi, la Russie a exploité une certaine image des conflits au sein de nos démocraties, qu’elle a intégrée dans un récit que nous n’avons pas su maîtriser. L’explicitation n’étant pas dans notre culture, nous essayons de calmer les choses sans rappeler nécessairement quels sont les piliers de la démocratie ; or celle-ci consiste justement en une mise en scène des conflits, que l’on résout par le mécanisme de la représentation. C’est ainsi que la Russie s’est ingérée dans nos affaires et a détérioré l’image de l’Occident afin de renforcer sa présence, notamment, dans les pays d’Afrique. Nous avons subi, ces dernières années, des attaques massives.

En commission des affaires européennes, Raphaël Glucksmann et d’autres personnalités nous ont invités à mettre fin à la culture du secret et à éviter le terrain de la guerre hybride en rendant publiques les informations sur les tentatives d’ingérence que nous subissons. Cette nouvelle pratique constituerait une arme contre l’ingérence et la manipulation étrangères. Qu’en pensez-vous ? Vous avez affirmé que la dissimilation restait un attribut de la puissance, et on ne peut que vous donner raison dans les domaines militaire et diplomatique. Mais ne gagnerait-on pas à mieux connaître les stratégies d’ingérence et d’influence ? On a vu par exemple le poids très important qu’avait la Russie en Allemagne du fait des contrats conclus par cette dernière avec Gazprom. De même, ne faudrait-il pas décrypter publiquement les mécanismes démocratiques et en informer l’opinion ?

M. Thomas Gomart. Permettez-moi tout d’abord de citer un livre d’Alain Dewerpe, Espion  Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, publié en 1994. Transparence et secret sont les deux côtés d’une même pièce. De même qu’on a besoin de secret médical ou de secret professionnel, on a besoin de secret diplomatique, particulièrement dans les moments comme celui que nous vivons. En phase de conflit, il doit être possible de mener de manière secrète des tentatives de négociation diplomatique. Les relations interétatiques doivent préserver des espaces de secret : c’est tout l’objet d’administrations spécifiques dans un certain nombre de pays. Or ces appareils administratifs sont soumis, dans nos sociétés démocratiques et ouvertes, à des demandes d’explication, d’accountability, de plus en plus pressantes de la part des sociétés civiles. En réalité, le secret n’exclut pas la transparence ; c’est au législateur, notamment, de tracer la frontière entre les deux.

Il est évidemment utile de mieux connaître les systèmes des autres pays. Nous pensons souvent notre politique étrangère et notre politique de sécurité en étant hors sol, en nous fondant sur nos seuls attributs de membre permanent du Conseil de sécurité et de puissance dotée : c’est là un angle mort de notre réflexion stratégique. Il serait au contraire tout à fait essentiel d’effectuer un travail beaucoup plus long et intellectuellement plus ambitieux, qui consisterait à décrire le dispositif des autres pays et à tenter de définir leurs intentions.

Vous avez cité l’exemple de la Russie, que je propose de développer quelque peu. L’évolution du régime de Vladimir Poutine en plus de deux décennies est particulièrement intéressante ; on s’aperçoit rétrospectivement que nous n’avons pas voulu voir certaines bifurcations.

Le règne de Vladimir Poutine commence par un naufrage, celui du Koursk en août 2000. Le président russe n’ayant pas de base politique, il va s’appuyer sur les structures de force, c’est-à-dire sur un triangle formé par le leadership politique, les services de renseignement et les forces armées. Les relations entre ces trois composantes sont d’autant plus difficiles à analyser qu’historiquement, dans le système soviétique, les services de renseignement étaient notamment chargés de surveiller les forces armées. S’y sont greffés des éléments de grande criminalité que Catherine Bolton a décrits de manière très précise.

Surviennent alors la deuxième guerre de Tchétchénie et la révolution orange de 2003-2004 en Ukraine. Dans l’esprit de Vladimir Poutine, ce genre de manifestations, de protestations ne pouvaient être que téléguidées depuis l’extérieur. Après l’élection à la tête de la Géorgie de Mikheil Saakachvili, qui mène la politique étrangère que l’on sait, la diplomatie russe opère un tournant marqué par le discours de Munich prononcé par le président Poutine en 2007 et par l’intervention de l’armée russe en Géorgie en 2008, sur fond de débats otaniens.

Mais la véritable bifurcation du régime russe a lieu en 2012, lorsque Vladimir Poutine retrouve la présidence de la Fédération de Russie après avoir occupé quatre ans la fonction de premier ministre. Une répression, très mesurée au regard de ce qu’on observe aujourd’hui en Russie ou dans d’autres pays, va s’organiser en réponse aux protestations citoyennes de Bolotnaïa contre cette manipulation constitutionnelle. En 2013, on entend expliquer que la Russie et l’Ukraine sont deux pays habités par un seul peuple. S’ensuivent l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass – au fond, le conflit actuel a commencé il y a maintenant plus de neuf ans.

Je pourrais aussi repartir en arrière et revenir sur les années Eltsine et la répression du Parlement en 1993. Peut-être s’agissait-il là aussi d’une bifurcation que nous avons sous-estimée dans nos analyses et qui a précédé la première guerre de Tchétchénie.

Le sentiment antifrançais en Afrique s’explique non seulement par nos propres erreurs, par nos propres défaillances – c’est une dimension qui mériterait d’être analysée très attentivement –, mais aussi par des opérations de manipulation de l’information ayant produit des effets assez rapides dans les opinions publiques africaines. J’en ai moi-même fait l’expérience en discutant avec des collègues africains. Le talent de la diplomatie russe est de présenter la Russie comme un leader du Sud global alors même que ce pays mène actuellement une guerre coloniale en Ukraine.

Mme Anne Genetet. Si vous avez bien distingué la notion d’influence de celle d’ingérence, il peut aussi y avoir des glissements de l’une à l’autre : des stratégies d’influence peuvent glisser tout doucement vers des actions d’ingérence. Au vu de votre expérience d’observateur des comportements des puissances étrangères, quels sont les signaux d’alerte pouvant laisser présumer qu’une stratégie d’influence est en train de dégénérer, de devenir malveillante et de glisser vers l’ingérence ? Quels outils devrions-nous développer afin de percevoir ces signaux ? Auriez-vous des exemples concrets à nous citer dans les actions de la Russie, de la Chine, de l’Iran, du Qatar ou de la Turquie, cinq pays sur lesquels nous entendons travailler plus particulièrement ?

M. Thomas Gomart. Lorsqu’un diplomate m’invite à déjeuner, je réponds toujours favorablement. Si ce même diplomate m’offre un stylo Montblanc après quelques déjeuners, j’y verrai un glissement – nous sensibilisons d’ailleurs les chercheurs de l’IFRI aux risques que comportent ce genre de situations.

D’un point de vue beaucoup plus large, plusieurs indicateurs peuvent être observés. Le premier concerne le niveau des investissements réalisés en faveur d’actifs stratégiques – après la crise du covid, un travail a du reste été mené s’agissant de la définition de ces actifs et secteurs stratégiques. Au-delà de cet aspect capitalistique, j’appelle particulièrement l’attention de la représentation nationale sur les cas de journalistes ou de chercheurs poursuivis pour leurs écrits par des pays ou groupes étrangers. Un autre signe de ce glissement peut être perçu lorsqu’un État commence à s’inscrire dans une logique de censure des médias et des réseaux sociaux. Ainsi, le 28 février 2022, j’ai accordé un entretien à des journalistes russes avec lesquels j’avais de très bons rapports ; ayant parlé de « guerre », je n’ai jamais vu cet entretien publié.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Nous assistons à une course technologique entre les GAFAM et d’autres industries, indépendantes ou liées à un régime politique. Ces entités disposent de capacités d’investissement très importantes que les entreprises et les États européens n’ont pas. En outre, les innovations technologiques sont plus rapides que la compréhension de ces nouvelles applications et de leurs conséquences dans les sociétés au sein desquelles elles se diffusent sans être aussi contrôlées – ainsi, les critères d’accès au réseau chinois TikTok ne sont pas les mêmes en Chine qu’en Europe et aux États-Unis. De quels moyens les sociétés occidentales, qui n’arriveront pas à rattraper leur retard technologique, disposent-elles pour mieux comprendre les mutations que ces innovations vont entraîner ? Comment faire en sorte que les décisions soient prises plus rapidement ? Vous avez évoqué les dix-huit ans qui ont séparé les premières mesures de régulation aux États-Unis de l’adoption du règlement général sur la protection des données (RGPD) au niveau européen.

Au détour d’une phrase, vous avez mentionné Huawei, ce géant des télécoms chinois qui proposait de déployer la technologie de la 5G plus rapidement que nous n’étions nous-mêmes en mesure de le faire. Que préconisez-vous pour mieux nous protéger ? Comment se fait-il que nous ayons mis autant de temps avant de prendre conscience du problème posé et de légiférer dans ce domaine ? Les décideurs politiques ont-ils été naïfs ? Ont-ils été influencés par le pouvoir chinois ou les représentants de l’entreprise en Europe ? Est-ce l’expression d’une faiblesse économique des pays européens et plus précisément de la France, qui n’avait pas les moyens de déployer la 5G et a donc fait le choix de cet opérateur, avant de revenir en arrière ?

Vous avez expliqué que la prise en compte d’une brique « énergie et climat » était désormais déterminante. Pour des raisons de politique intérieure, les dirigeants allemands ont décidé d’abandonner l’énergie nucléaire et demandé à la France de fermer deux réacteurs : n’est-ce pas là un exemple d’influence qui a glissé vers l’ingérence, puisque cela met en péril la souveraineté économique de notre pays ?

M. Thomas Gomart. Le cas de Huawei est un très bon exemple. L’entreprise, qui a conclu son premier contrat à l’étranger en 2004, a connu un développement fulgurant du fait de sa maîtrise et de sa compétitivité technologiques. Elle a exercé un lobbying très puissant en Europe, auquel a répondu un contre-lobbying tout à fait explicite. Dans Guerres invisibles, je raconte des entretiens réalisés au département d’État, à Washington, au cours desquels on m’a remis un argumentaire contre Huawei en précisant qu’il revenait à Ericsson et à Nokia de réagir. Par ailleurs, Huawei a décidé de poursuivre des chercheurs qui s’étaient exprimés contre l’entreprise – certains de mes collègues et journalistes en parleraient mieux que moi. Enfin, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) qui, n’étant pas un service de renseignement, peut intervenir beaucoup plus facilement dans le débat public, a elle-même souligné l’importance du sujet ; rappelant que notre partenaire allemand était beaucoup plus équipé en matériels Huawei que nous ne l’étions, l’agence a encouragé le secteur à prendre des mesures spécifiques.

L’exemple de TikTok est aussi très intéressant. Ce réseau est interdit en Inde. Je note au passage que certains États interdisent à leur population l’usage de certaines applications, comme Twitter ou Facebook tout en y recourant massivement dans leurs opérations de manipulation. Voilà un autre indicateur du passage de l’influence à l’ingérence.

J’en viens à votre question sur la politique énergétique, qui est effectivement cruciale. Depuis 1945, les rapports entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et les pays du Moyen-Orient peuvent se résumer à un échange entre de l’énergie et des armes. – si l’on met de côté la Russie, qui n’a pas besoin d’acheter d’énergie mais vend quand même des armes.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont voulu garantir à leurs alliés la sécurité de leurs approvisionnements au Moyen-Orient afin de retarder l’exploitation des ressources fossiles de l’hémisphère nord. La première entaille à cette politique s’est produite lors de la crise de Suez ; les Européens ont alors souhaité importer à nouveau des ressources provenant d’URSS, revenant à la situation de l’entre-deux-guerres. À l’initiative de l’Italie, l’oléoduc Droujba a ainsi été construit au début des années 1960. La deuxième entaille est intervenue au début des années 1980, en pleine crise stratégique, lorsque la France, l’Allemagne fédérale, le Royaume-Uni et l’Italie ont décidé d’importer du gaz soviétique par voie terrestre. Ce faisant, les pays européens ont mécaniquement dégradé leurs capacités navales, puisqu’ils n’ont plus à sécuriser le flux.

Nous sommes aujourd’hui à un tournant : les Européens, en particulier les Allemands, se retrouvent contraints d’inverser très vite leur modèle énergétique. Au lieu d’acheter de l’énergie à l’Est, ils s’approvisionnent un petit peu au Sud, mais surtout à l’Ouest puisque le gaz russe est principalement remplacé par du gaz norvégien, du gaz britannique et du gaz naturel liquéfié (GNL) américain.

En 2005, le chancelier allemand Gerhard Schröder a pris la décision de construire les gazoducs Nord Stream, dont le premier est devenu opérationnel en 2011. Ce choix renvoie à une divergence fondamentale entre la France et l’Allemagne : nos voisins ayant décidé d’abandonner le nucléaire, ils se sont tournés vers le gaz, malgré son empreinte carbone, tout en continuant à exploiter le charbon et en investissant beaucoup plus massivement que nous dans les énergies renouvelables. Cela explique en partie les difficultés franco-allemandes actuelles. À partir de quand les décisions allemandes relèvent-elles de l’ingérence ? Ne renvoient-elles pas plutôt à des choix de trajectoires fondamentalement différents des nôtres, tant dans le domaine de la politique étrangère qu’en matière d’approvisionnements énergétiques ? C’est plutôt ainsi que je décrirais les choses, même si nous avons pu observer des cas de corruption tout à fait visibles dans le paysage politique allemand.

M. Laurent Esquenet-Goxes. Au début de votre exposé, vous avez évoqué la stratégie de l’État islamique, qui a investi très rapidement le web en créant notamment de nombreux comptes Twitter. On connaît également l’existence d’une usine à trolls en Russie. Elon Musk a récemment ouvert la possibilité de certifier des comptes Twitter pour 8 euros : aussi les comptes de certains terroristes afghans sont-ils maintenant certifiés. Cette volonté de libéraliser Twitter à outrance relève-t-elle à votre sens de l’ingérence ou de la manipulation ?

M. Thomas Gomart. Je suis incapable de vous répondre s’agissant de la stratégie visée par Elon Musk pour Twitter. Il est très intéressant d’observer l’influence que peuvent avoir de telles personnalités, dont les déclarations ont quelque chose de très performatif.

Avant les élections de 2020, je m’étais intéressé au rapport très complet et très critique du Sénat américain concernant les grands acteurs de la Tech américaine. Ce rapport mettait en lumière les problèmes posés par ces situations monopolistiques, tant pour la sauvegarde de l’entreprenariat que pour la vie démocratique du pays.

Quelles sont les ambitions politiques d’Elon Musk à plus long terme ? Voilà peut-être la question qu’il faut se poser. Cette personne produit d’ailleurs aussi un discours de nature géopolitique, que ce soit pour conquérir le marché chinois avec Tesla ou pour déployer son système de satellites Starlink en Ukraine. Rappelez-vous qu’en septembre dernier, Elon Musk avait déclaré publiquement qu’il faudrait dorénavant payer pour que ces constellations continuent à opérer, abandonnant ainsi sa posture de philanthrope pour revenir à celle d’homme d’affaires.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez très bien décrit les stratégies d’influence de la Russie, mais les éléments constitutifs du système de contrôle que vous avez évoqué renvoient surtout à l’influence exercée par les États-Unis. Le système monétaire, dont l’influence est effectivement déterminante, est dominé par le dollar. Le système juridique, celui du lawfare, est également américain. Il en est de même des sanctions, qui émanent essentiellement des États-Unis, qu’elles soient votées par les instances internationales ou appliquées, volontairement ou involontairement – notamment par le biais du lawfare –, par les alliés des Américains ou les pays non alignés. J’ai oublié le quatrième système, mais je compte sur vous pour nous le rappeler.

Considérez-vous que ces systèmes de contrôle relèvent de l’influence ? Lorsque les mesures sont hostiles, ne peut-on pas parler d’ingérence ? Ainsi, l’extraterritorialité du droit américain a conduit à la condamnation, en 2014, de la banque BNP Paribas à payer une amende de 10 milliards d’euros – une somme correspondant, comme par hasard, à une année de bénéfices. À l’époque, la quasi-totalité des observateurs français avaient contesté, si ce n’est le principe de la sanction, du moins son ampleur, qui n’a pas été sans conséquence pour notre système bancaire. En l’occurrence, est-on encore dans l’influence ou déjà dans l’ingérence ?

M. Thomas Gomart. Le quatrième volet de la fonction de contrôle était la production de normes par les agences onusiennes. On constate un fort investissement chinois dans le contrôle de ces agences. Le terrain était libre du fait du retrait ou du désintérêt des Américains pour ces instances, ainsi que du sous-investissement de diplomaties comme les nôtres qui manquent de moyens pour y être davantage présentes.

Permettez-moi de compléter mes propos concernant les sanctions. Un très bon livre de Juan Zarate raconte l’histoire de l’Office of Foreign Assets Control (Ofac), une instance que tout le monde connaît aujourd’hui mais qui était encore quasiment confidentielle au début des années 1980. En 2001, la réponse américaine aux attentats du 11 septembre a été de contrôler les flux financiers des groupes terroristes ; ce faisant, les autorités ont récupéré énormément d’informations qui leur servent à autre chose. Au fur et à mesure, les sanctions se sont donc sophistiquées. Du reste, les États-Unis ne sont plus les seuls à prendre des sanctions : la Chine, la Russie, le Japon ou encore l’Europe en prononcent également. Il faut alors voir comment ces sanctions se combinent entre alliés. Pour nous, Européens, la grande différence entre les États-Unis, la Chine et la Russie, c’est que nous sommes les alliés des premiers.

À mon sens, l’attitude des États-Unis vis-à-vis des Européens s’explique très largement par le fait que nous avons désarmé depuis le début des années 1970, c’est-à-dire depuis deux générations, tandis que les autres acteurs stratégiques mondiaux réarment depuis 2001, c’est-à-dire depuis une génération. Aussi la quasi-totalité des pays européens pensent-ils leur sécurité dans le cadre otanien. À ce titre, notre pays fait figure d’exception. Seuls trois États membres de l’Alliance atlantique sont capables de concevoir leur politique de défense en dehors de l’Otan : les États-Unis, bien sûr, la Turquie et la France. Les autres pays européens considèrent que leur sécurité est assurée par les Américains. Nous sommes d’ailleurs dans un moment de resserrement de la relation transatlantique, notamment du fait des enjeux énergétiques que j’ai évoqués en répondant à M. Dumont.

Mme Anne Genetet. Dans le cadre de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), où je suis auditrice, je me suis intéressée au phénomène des sanctions. Effectivement, les États-Unis ne sont pas les seuls à en imposer ; il ne faut pas oublier non plus les contre-sanctions, qui sont une réaction assez immédiate aux sanctions.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le comportement des Américains pour exercer un contrôle par le droit – pour ce qui concerne le domaine économique, je vous renvoie au livre de Frédéric Pierucci. Cependant, d’autres puissances étrangères utilisent ces outils, et parfois même notre propre droit pour se défendre. Ainsi, on a appris hier matin qu’un jeune étudiant français de l’université de Metz était visé par une plainte en diffamation déposée par l’institut Confucius de Metz pour avoir défendu la présidente de l’Association des Ouïghours de France. Du reste, la Chine fait aussi valoir ses propres règles, comme le montre l’affaire des commissariats chinois en France. La guerre par le droit, ou le contrôle par le droit, n’est pas seulement le fait des Américains.

M. Thomas Gomart. Je serai très heureux de communiquer à votre commission d’enquête un travail sur le lawfare réalisé par une chercheuse de l’IFRI, Amélie Férey.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Quel regard portez-vous sur la riposte orchestrée par notre appareil d’État – au sens large – face à la menace réelle et aux atteintes effectives à notre souveraineté que l’on pourrait qualifier d’ingérences étrangères ? La prise de conscience vous semble-t-elle à la hauteur de la situation ?

M. Thomas Gomart. Il y a bel et bien une prise de conscience, que ce soit au ministère des armées et au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, qui sont mes interlocuteurs privilégiés, ou à Bercy, une administration que je connais moins bien. Un certain nombre de dispositifs ont été élaborés, et l’on sent que nous avons changé de trajectoire. Nous sortons d’une période de réarmement, conformément à la loi de programmation militaire actuelle – nous verrons bien ce qui sera annoncé pour la prochaine. Cela s’explique par la compréhension très nette des défis auxquels nous faisons face. On peut se référer au discours prononcé par le Président de la République à l’École de guerre en février 2020, qui souligne la dangerosité du monde et la nécessité de répondre aux menaces.

Tout cela est-il suffisant ? Il m’est difficile de répondre à cette question, par manque de compétences techniques. J’entends que certaines choses sont très bien protégées tandis que d’autres le sont beaucoup moins, par manque de moyens ou en raison d’une absence de doctrine. Le fait que nos hôpitaux soient à ce point victimes de cyberattaques illustre à mes yeux tout le travail qui reste à faire.

La séance s’achève à 16 heures quarante.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Ian Boucard, Mme Clara Chassaniol, Mme Caroline Colombier, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, Mme Anna Pic, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusés.  M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Hélène Laporte, M. Charles Sitzenstuhl.