Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre 2

 Audition, ouverte à la presse, de M. François Fillon, ancien Premier ministre 15

– Présences en réunion................................41

 

 


Mardi
2 mai 2023

Séance de 15 heures 

Compte rendu n° 32

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Mardi 2 mai 2023

La séance est ouverte à quinze heures cinq.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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La commission entend M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons l’honneur d’accueillir M. Jean‑Pierre Chevènement, ancien ministre et président d’honneur de la fondation Res Publica.

Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête pour nous faire partager votre expérience et votre connaissance du fonctionnement de l’État et des relations internationales.

Votre longue et riche carrière politique a commencé, je le rappelle, au début des années 1970, à une époque de polarisation entre la sphère des États-Unis et celle de l’Union soviétique.

Votre parcours personnel, intellectuel et militant d’homme engagé est marqué par la défense de la souveraineté nationale et populaire, et, de manière générale, par une résistance aux différents intérêts et doctrines qui peuvent influencer les peuples et les nations. Votre parcours intéresse donc tout particulièrement notre commission d’enquête consacrée aux ingérences, ou tentatives d’ingérence, de puissances étrangères à l’égard de notre démocratie, de nos intérêts économiques, des relais d’opinion, du monde académique et scientifique, c’est-à-dire de toutes les sphères dans lesquelles il serait possible d’influer négativement sur nos concitoyens ou sur les décisions qui les concernent.

Vous avez exercé différentes responsabilités de très haut niveau au sein ministères régaliens des gouvernements de MM. Mauroy, Fabius, Rocard et Jospin. Vous avez également été, de 2012 à 2021 – et c’est aussi ce qui nous conduit à vous entendre aujourd’hui –, représentant spécial de la France pour la Russie. À la suite de certains témoignages, notre commission souhaiterait avoir des précisions sur cette fonction qui vous aurait conduit – mais vous nous direz s’il y a un lien – à recevoir la plus haute distinction russe, en 2017, des mains de Vladimir Poutine lui-même. Vous aurez naturellement l’occasion de revenir sur cet épisode.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.)

M. Jean-Pierre Chevènement. C’est bien volontiers que je me suis rendu à votre invitation pour éclairer les travaux de votre commission sur les deux points que vous m’avez soumis, à savoir mon appréciation de l’évolution de l’attitude de la Russie vis‑à‑vis de la France et de l’Union européenne et sur les ingérences, réelles ou potentielles, de ce pays dans notre vie politique, médiatique et économique, et un retour sur mon activité en tant que représentant spécial de la France pour la Russie de 2012 à 2021.

En réalité j’ai cessé mes déplacements en 2020, pour des raisons de santé mais également parce que l’épidémie de covid avait rendu très difficiles les relations entre la Russie et l’Europe.

S’agissant du premier point, je m’efforcerai d’être synthétique. La chute de l’URSS est, à coup sûr, un événement tout à fait considérable – aussi considérable, au XXe siècle, que l’avait été le surgissement de l’Union soviétique en 1922. Sa chute, en 1991, clôt ce qu’on pourrait appeler le siècle soviétique. J’ai connu d’assez près un certain nombre de dirigeants, comme M. Gorbatchev, dans la dernière partie de la vie de l’Union soviétique. Il était venu à Paris en 1985, et je me suis rendu moi-même en URSS à son invitation, comme ministre de la défense, en 1989. J’ai ainsi pu voir ce qu’était l’état de l’URSS dans ses dernières années.

La chute de l’Union soviétique a introduit une ère de relatif désordre, il faut bien le dire. Le PIB de la Russie a baissé de moitié dans la décennie 1990. Je rappelle aussi que la disparition de l’Union soviétique est consécutive à une décision commune de Boris Eltsine, président de la Russie, de Leonid Kravtchouk, alors président de l’Ukraine, et du président de la Biélorussie, M. Chouchkevitch. C’est cette triple décision qui a engagé le destin des quinze républiques soviétiques et été à l’origine de ce qu’on appelle la Communauté des États indépendants.

La décennie 1990 se traduit par un relatif chaos : le rouble est dévalué, et le président Eltsine nomme successivement plusieurs premiers ministres dont il n’est pas content, puisqu’il s’en sépare, avant de faire appel en 1999 à un inconnu, Vladimir Poutine, lequel est élu président l’année suivante après la démission de Boris Eltsine. C’est le cadeau que Boris Eltsine fait alors, si je puis dire, à la Russie. Les relations avec la France et l’Europe, à l’époque, sont plutôt cordiales. Il faut aussi avoir conscience qu’un certain nombre de responsables de l’économie russe se sont approprié des richesses considérables dans le domaine minéral et industriel. On a assisté alors à la naissance de ce qu’on a appelé par la suite les oligarques.

Au niveau des relations d’État à État, les choses se passaient sans grande difficulté. On peut dire que tous les présidents de la Ve République se sont efforcés d’avoir des rapports plutôt cordiaux avec les dirigeants russes. C’était le cas de François Mitterrand avec Mikhaïl Gorbatchev, de Jacques Chirac avec Boris Eltsine puis Vladimir Poutine, comme de M. Sarkozy, quoi qu’on ait pu en dire, avec M. Poutine encore, puisqu’ils ont réussi à s’entendre sur ce dossier difficile qu’était alors la Géorgie – j’y reviendrai tout à l’heure. Comme je vous le montrerai aussi, François Hollande est quand même à l’origine d’une initiative très constructive, à savoir la négociation en format Normandie, c’est-à-dire entre la Russie, l’Ukraine, la France et l’Allemagne, dès lors que les affaires se corsaient, si je puis dire, dans le dossier ukrainien.

J’ai accompagné François Hollande à Moscou en février 2013, puis Emmanuel Macron a reçu Vladimir Poutine dès le mois de mai 2017 à Versailles et il lui a rendu visite en 2018 ainsi qu’à plusieurs autres reprises par la suite. Il m’a chargé, comme son prédécesseur, d’entretenir la relation avec les dirigeants russes. À ce titre, j’ai été porteur de lettres du président de la République au président de la Russie pour essayer de circonscrire un conflit qui pouvait devenir grave, le conflit ukrainien, qui, si l’on peut dire qu’il a éclaté en 2013-2014, avait en fait des antécédents plus anciens.

Pour conclure cette sorte de fresque de la relation entre la France et la Russie, je dirai que celle-ci était excellente au début des années 2000. Poutine offre alors aux Américains – cela dépasse la France, puisque tout l’Occident est concerné, et même la communauté internationale – des bases en Asie centrale contre le régime des talibans.

Les choses ne s’obscurcissent que très progressivement. En 2003 se déroule l’affaire irakienne, mais cette question va au-delà de la relation avec la Russie – la France et l’Allemagne se sont également opposées à l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Pour moi, les choses commencent à se gâter avec ce qu’on a appelé la révolution orange en Ukraine, en 2003-2004, même si cette révolution n’était que passagère.

Vladimir Poutine exprime de profondes inquiétudes lors d’une intervention à la Conférence de Munich sur la sécurité, dite Wehrkunde, en 2007. Il met alors les Occidentaux en garde contre le fait que la frontière de l’OTAN se rapproche dangereusement de la Russie. Il est vrai que l’élargissement de l’OTAN, élément majeur de la relation entre l’Europe et la Russie, intervient dans ces années-là. La Pologne est admise dans l’OTAN et, plus encore, les pays baltes, puis la Roumanie, de sorte que neuf des anciens pays satellites, que l’on va alors appeler les PECO, les pays d’Europe centrale et orientale, adhèrent à l’OTAN, ce qui, naturellement, n’est pas vu d’un très bon œil par les Russes.

Les choses se corsent quand, au sommet de l’OTAN de Bucarest, il est promis aussi bien à l’Ukraine qu’à la Géorgie, à une date qui n’est pas précisée, une adhésion à l’OTAN. La réaction des Russes est assez vive mais la France et l’Allemagne interviennent comme modérateurs, si je puis dire. En somme, un processus est mis en marche mais on ne précise pas son échéance. Pour moi, le tournant est le discours de Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité.

En 2008, Dimitri Medvedev devient président de la Russie et il propose un pacte de sécurité collective, un accord de défense à l’échelle européenne qui, à ma connaissance, n’a été discuté nulle part au niveau occidental.

J’en viens à l’Europe. On ne peut pas dire qu’elle ait une relation suivie avec la Russie, sauf qu’avec son élargissement se trouve lancé, en 2008 ou 2009, ce qu’on appelle le partenariat oriental. Une troïka de PECO, dont le principal membre est la Pologne, est chargée de cornaquer cette politique afin de resserrer les liens avec six pays qui sont, si je me souviens bien, l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Moldavie et la Biélorussie – mais pas la Russie. Des négociations sont engagées, dans lesquelles l’Ukraine est le gros morceau. C’était en effet un pays de 45 millions d’habitants qui avait un système de libre-échange avec la Russie et il existait une assez forte intégration de l’économie russe et de l’économie ukrainienne.

Le partenariat oriental a encouragé un rapprochement commercial entre l’Union européenne et l’Ukraine. Un préaccord a été négocié et des crédits structurels européens ont été promis. Les Russes ont fait, en même temps, une contre-proposition : un accord avec l’Ukraine reconduisant l’existant mais comportant aussi une allocation de crédits sous forme de remises de prix sur le gaz livré par la Russie.

C’est à ce moment que je prends conscience de la tension qui va naître. J’accompagne M. Jean-Marc Ayrault à Moscou dans le cadre de ce qu’on appelait le séminaire intergouvernemental, c’est-à-dire une réunion autour des deux premiers ministres, M. Medvedev – qui, entre-temps, avait été remplacé à la présidence par M. Poutine – et M. Ayrault. Cette rencontre fait l’objet d’une interruption au cours de laquelle M. Medvedev dit à la délégation qui entoure le premier ministre français que le président Poutine veut voir ce dernier, compte tenu de la gravité de l’affaire des relations avec l’Ukraine. Je ne suis pas invité dans la salle du Kremlin où se trouve M. Poutine, mais on me fera ensuite des rapports détaillés de ce qui se dit : en gros, que l’on touche à quelque chose d’extrêmement sensible, qui est le statut de l’Ukraine et son intégration très étroite à la Russie, que cela ne peut pas se passer comme c’est envisagé et qu’il faut renoncer au projet.

Un Conseil européen a été organisé quelques semaines plus tard à Vilnius, où se sont déroulés un certain nombre d’échanges auxquels je n’ai pas participé. Très rapidement, l’opinion ukrainienne s’est manifestée dans la rue – je veux parler des événements de Maïdan –, demandant que la proposition européenne soit prise en compte par le gouvernement qui, alors dirigé par M. Ianoukovitch, un élu du parti des régions réputé pro-russe, y avait renoncé.

Ces manifestations ont fait l’objet d’une certaine répression. Les ministres des affaires étrangères de la France, de l’Allemagne et de la Pologne ont cherché une solution de compromis. Un accord a été trouvé tard dans la soirée et les trois ministres ont repris l’avion le lendemain matin. Mais la Rada, l’Assemblée nationale ukrainienne, a rejeté l’accord. Le président Ianoukovitch a dû prendre la fuite après que son cortège a été pris à partie à Donetsk, où il était en déplacement. Des incidents ont éclaté en Ukraine de l’Est et du Sud, en particulier à Odessa.

Le président Hollande m’a alors chargé, dans le cadre de ma mission, de transmettre une lettre au président Poutine pour lui demander de calmer le jeu autant que possible et de faire en sorte que l’élection présidentielle ukrainienne puisse se tenir à la nouvelle date prévue, le 25 mai 2014. J’ai donc vu longuement, pendant deux heures quarante, le président Poutine. L’échange de vues a été très nourri, mais je dois dire qu’à ce moment-là, le 5 avril, rien ne permettait encore de prédire une dégradation de la situation. C’est au cours de l’été qu’elle s’est produite.

Il y avait quand même eu l’annexion de la Crimée, que les Russes appellent le rattachement et qu’ils fondent sur le fait que la Crimée a été russe de la fin du XVIIIe siècle jusqu’en 1954, date à laquelle elle est rattachée par Khrouchtchev à l’Ukraine. Deuxième élément très important, un avion en provenance de Hollande est abattu au-dessus de l’Ukraine, vraisemblablement par un missile manipulé par les éléments rattachistes russes. S’ensuit un train de sanctions qui gâte considérablement l’atmosphère, mais le format Normandie, mis sur pied à l’occasion du 6 juin 2014, permet l’élaboration des accords de Minsk – il y en a deux.

À l’été 2014, en effet, les troupes ukrainiennes avaient reçu pour mandat du nouveau président, M. Porochenko, de ramener l’ordre légal en Ukraine du Sud, mais elles se sont heurtées aux éléments rattachistes, principalement dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk. L’offensive de l’armée ukrainienne n’a pas été couronnée de succès : les éléments rattachistes russes l’ont emporté et un premier accord de Minsk a été signé, avant d’être rapidement remis en cause par la partie ukrainienne. Une deuxième offensive a eu lieu, avec le même résultat. L’armée ukrainienne ayant été défaite, un deuxième accord de Minsk est intervenu en février 2015.

Ces accords prévoyaient, en gros, un régime de décentralisation poussée pour les oblasts de Donetsk et de Louhansk, un système de police locale, dirais-je, dans ces circonscriptions, ainsi que l’octroi de droits culturels et éducatifs, en particulier l’enseignement du russe, qui avait été suspendu par la Rada en février 2014.

Ces accords n’ont jamais pu être appliqués malgré les tentatives permanentes de la France et même, je dois le dire, de l’Allemagne pour que la partie ukrainienne renonce à en inverser les termes. Les Ukrainiens voulaient récupérer leurs frontières et seulement ensuite procéder à une réforme constitutionnelle, alors que les accords disaient explicitement, et les Russes restaient évidemment sur cette position, qu’il y aurait dans un premier temps une réforme constitutionnelle, des élections locales, et in fine la récupération par l’Ukraine de sa frontière avec la Russie.

Le président Macron, élu en 2017, a voulu relancer cette affaire. Il m’a chargé de plusieurs missions en Russie auprès du président Poutine. On a cru pouvoir avancer beaucoup plus en 2018-2019 – vous vous souvenez certainement de la visite du président Poutine à Brégançon – mais les choses se sont un peu perdues dans les sables avec l’épidémie de covid et, il faut bien le dire, la résistance de la partie ukrainienne, y compris de M. Zelensky, successeur du président Porochenko. Le président Zelensky a fait observer que les accords de Minsk ne mentionnaient pas le sort de la Crimée et il considérait qu’ils étaient faits pour n’être pas appliqués ; mais je ne veux pas entrer dans les intentions des différentes parties prenantes.

Ma mission s’achève en 2020, pour les raisons que j’ai déjà évoquées. J’ai repris contact avec la partie allemande en 2021, pour voir ce qu’il était possible de faire au niveau franco-allemand, mais tout cela se perdra également dans les sables, et vous connaissez l’issue finale, à savoir l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.

Voilà donc comment les relations de la France et de l’Europe avec la Russie se sont très fortement dégradées à partir de 2013-2014 et comment, malgré les nombreuses relances et les efforts répétés des présidents français François Hollande et Emmanuel Macron et ceux du président allemand Steinmeier, qui a proposé une simultanéité des élections locales et de la réforme constitutionnelle ukrainiennes, les choses n’ont pas avancé. Peut-être l’abcès était-il d’emblée purulent, mais le niveau de violence avait beaucoup baissé dans un premier temps et l’on pouvait s’estimer satisfait de constater que le nombre de prisonniers, de morts et de blessés avait diminué et que les choses paraissaient s’arranger au cours des années 2017‑2018 ; or tout a dégénéré avec la décision russe d’intervenir directement sur le sol ukrainien.

Quant à l’ingérence, il s’agit d’une notion complexe. Elle doit être caractérisée par un viol de la légalité, comme une écoute secrète ou un acte de corruption visant à acheter la partie adverse. Pour ma part, je n’ai connaissance d’aucun fait de ce genre.

Il faut, par ailleurs, distinguer l’ingérence de l’influence. Tout pays a en effet une politique d’influence – s’il n’en a pas, c’est qu’il n’a pas de politique étrangère. Outre la Russie, de nombreux autres pays, plus puissants, mieux organisés et plus riches, ne reculent pas devant l’utilisation de certains moyens – c’est là un point largement connu que je ne développerai pas.

Vous avez évoqué l’ordre de l’Amitié qui m’a été décerné par la partie russe. À l’été 2017, le Quai d’Orsay m’a informé que m’était attribuée cette distinction, la plus haute accordée à des étrangers par la Russie. Je n’en étais au demeurant pas le seul récipiendaire, car elle était également attribuée à des hommes politiques portugais, espagnols, bulgares ou kazakhs, et même, me semble-t-il, à des officiers britanniques qui s’étaient illustrés pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne l’ai pas acceptée spontanément et me suis enquis auprès des plus hautes autorités de l’État de savoir si je pouvais le faire. Y ayant été vivement encouragé – la lettre de mission que j’ai reçue du ministère des affaires étrangères évoque d’ailleurs cette décoration comme un élément positif –, je n’ai pas cru devoir la refuser, pensant qu’il était dans l’intérêt de la France d’avoir de bonnes relations avec les autorités russes afin de faire avancer nos affaires dans d’innombrables domaines, qu’il s’agisse des questions économiques et culturelles ou de la libération de certaines personnalités indûment emprisonnées, ou encore des marins ukrainiens arrêtés en mer d’Azov. Le nombre de mes interventions est considérable, notamment auprès de grandes sociétés russes avec lesquelles nous pouvions développer des coopérations, comme Rostekhnologii ou Roscosmos – coopérations parfois très anciennes, du reste, comme dans le cas de Roscosmos pour le domaine spatial, où elle remonte à 1966.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À partir de votre connaissance et de votre expérience des relations entre la France et la Russie et de leur évolution, de votre intérêt personnel pour ces questions et de ce qui a pu vous être rapporté, notamment, par les experts avec lesquels vous êtes en contact dans le cadre de votre fondation Res Publica, reconnue d’ailleurs pour la qualité de ses travaux, avez-vous noté, au-delà de faits d’ingérence tels que vous les avez définis, c’est-à-dire de faits délictueux ou contraires à la légalité, ou de faits de corruption, un changement dans l’attitude de la Russie, par exemple la multiplication d’actes hostiles par voie numérique ou le développement de circuits d’influence économique ? Pouvez-vous, en d’autres termes, élargir votre analyse de l’évolution du risque d’ingérence de la Russie en direction de la France ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je ne peux pas répondre à des questions qui ne correspondent pas à des faits concrets que je pourrais rapporter. J’ai été invité plusieurs fois en Union soviétique en qualité de ministre de la défense ou de la recherche, et les relations de coopération entre nos deux pays, comme pour l’utilisation de lanceurs Soyouz à la base de Kourou, n’ont rien à voir avec de l’ingérence. Quant au fait que certains partis politiques soient réputés avoir été proches de l’Union soviétique et de son parti communiste, il s’agit d’un passé lointain qu’il n’y aurait aucun sens à ranimer.

J’ai vu que vous aviez interrogé M. Thierry Mariani sur son association Dialogue franco-russe, certes nombreuse, mais dépourvue de toute audience réelle et qui tenait, une ou deux fois l’an, une réunion consacrée à des thématiques très générales. Je ne crois pas qu’il s’agisse pour autant d’ingérence. À ce compte, il faudrait interdire toutes les réunions organisées par l’institut Carnegie ou diverses fondations allemandes qui ne se privent nullement d’organiser des séances de travail, généralement très instructives et auxquelles il m’arrive de me rendre pour le compte de la fondation Res Publica. Cette dernière a d’ailleurs elle aussi une activité. En 2006, par exemple, elle a invité M. Sergueï Lavrov, qui nous a assuré que la Russie voulait évoluer dans le sens de l’État de droit. Les actes de cette réunion sont publics.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le cadre de vos fonctions, les services de renseignement ou le Quai d’Orsay vous ont-ils indiqué certaines bonnes pratiques à observer afin de vous prémunir, lorsque vous vous rendiez en Russie, contre les risques d’espionnage visant par exemple vos téléphones ou votre matériel informatique ? Avez-vous été prévenu d’un changement d’attitude de la part de la Russie ou invité à une plus grande vigilance en raison d’une évolution des outils ou du mode d’intervention du régime russe ou de ses proxys ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Bien entendu. Les services du Quai d’Orsay se sont tenus en étroite liaison avec moi, comme j’en avais réciproquement reçu la consigne. Ma mission a été encadrée par deux lettres de mission, l’une de 2012 signée par Laurent Fabius et l’autre de 2017 signée par Jean-Yves Le Drian. J’en lis le deuxième paragraphe : « L’exercice des fonctions de représentant spécial pour la Russie depuis 2012 vous a permis de nouer des relations fructueuses avec des personnalités des sphères dirigeantes comme de la société civile russes et de soutenir le dialogue franco-russe sur plusieurs dossiers stratégiques. En témoigne la décision du président de la Fédération de Russie de vous décerner l’ordre de l’Amitié, la plus haute distinction pouvant être attribuée à un étranger en reconnaissance de son action en faveur du rapprochement des sociétés et des cultures. » Si donc le Quai d’Orsay est intervenu auprès de moi, ce n’était pas pour me décourager mais, au contraire, pour « densifier notre relation, en particulier la présence des entreprises françaises dans les régions russes, aider au développement des investissements français en Russie et russes en France ».

On peut évidemment interpréter, par exemple, le rachat de GEFCO, la filiale logistique de Peugeot, par les chemins de fer russes comme de l’ingérence, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Les investissements russes en France n’ont guère dépassé les 3 milliards d’euros tandis que, selon les dernières informations dont je dispose, les investissements français en Russie représentaient plus de 18 milliards – mais sans doute n’ont-ils pas été, en réalité, aussi élevés, du fait d’un phénomène de désinvestissement des entreprises françaises dans leurs implantations en Russie. Cet ordre de grandeur montre cependant que nous étions plutôt accueillants pour les investissements russes potentiels.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour quelles raisons estimez-vous avoir été choisi par différents gouvernements pour occuper cette fonction de représentant spécial de la France pour la Russie ? Vous aviez certes l’expérience des échanges institutionnels de coopération entre États souverains, mais d’autres ministres ont pu avoir des fonctions semblables aux vôtres, même si peu d’entre eux ont comme vous occupé plusieurs ministères.

Deuxième question, liée à la première : quelle était la nécessité de ce poste de représentant spécial – ainsi, du reste, que ceux qui ont été créés pour quelques autres pays, peu nombreux ? Notre diplomatie traditionnelle ne se suffit-elle pas à elle-même pour ce faire ?

M. Jean-Pierre Chevènement. La question est tout à fait judicieuse. Je n’étais pas le seul représentant spécial, et il y en a eu cinq ou six. Je citerai, de mémoire, Mme Martine Aubry, représentante spéciale pour la Chine, fonction dans laquelle elle a été remplacée par M. Jean-Pierre Raffarin, et l’ambassadeur Philippe Faure, représentant spécial pour le Mexique. Un autre représentant spécial était chargé des relations avec l’Inde. Ce dispositif procédait de la volonté du ministre de l’Europe et des affaires étrangères Laurent Fabius d’avoir une diplomatie économique, mettant l’accent sur les relations économiques et industrielles, et de recourir à cette fin à des personnes qui, après avoir occupé des fonctions généralement de rang ministériel, s’investiraient dans le suivi des affaires. J’avais la réputation de connaître un peu la Russie où, comme je vous l’ai dit, je m’étais rendu à plusieurs reprises, et il est apparu au président Hollande que c’était un bon choix que de me pressentir pour cette relation qui, en 2012, ne présentait aucun caractère sulfureux – comme je vous l’ai expliqué, c’est à partir de 2013 et 2014 que les choses se sont gâtées. Dans ces fonctions, j’ai été amené à intervenir pour la mise sur pied du format Normandie ou pour le suivi des accords de Minsk, ce qui n’était pas du tout prévu à l’origine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Peu d’hommes politiques voient leur nom et leur vie associés à une doctrine. Sans esprit partisan ou polémique, peut-on considérer que la défense de la souveraineté nationale et populaire est un axe important, voire décisif, de votre engagement politique et de ce qu’on appelle le chevènementisme ?

Dans le cadre de vos fonctions, n’avez-vous pas été alerté par les risques de dépendance des pays européens envers la Russie dans des domaines importants que vous connaissez bien, comme celui de l’énergie ? De fait, en tant qu’ancien représentant du territoire de Belfort, ville dont vous avez été maire, député et sénateur, vous connaissez parfaitement les enjeux énergétiques, incarnés en particulier par Alstom et General Electric, ainsi que la conception des turbines à gaz et le marché gazier. Avez-vous été alerté ou avez-vous alerté les autorités à propos du risque de dépendance stratégique du continent envers le gaz russe, dans le contexte de la construction de deux grands gazoducs reliant l’Allemagne et la Russie et d’autres contrats énergétiques importants, ainsi que des investissements économiques de la France en Russie que vous avez évoqués, concernant en particulier des entreprises dans lesquelles l’État est représenté, comme Renault ? L’aggravation de cette dépendance peut en effet rendre plus difficile l’application des mesures de rétorsion souveraine que nous voudrions appliquer.

M. Jean-Pierre Chevènement. Vous posez là deux questions. La première concerne Alstom. Il est évident qu’en qualité de député du territoire de Belfort depuis 1973, j’ai un intérêt particulier pour cette entreprise qui a été longtemps été la plus importante à s’y être implantée. Son activité est assez diversifiée et une partie de celle-ci, portant sur les turbines à gaz, est d’ailleurs redevenue américaine. Cependant, les turbines Arabelle, destinées aux réacteurs nucléaires, étaient restées sous contrôle français jusqu’à la vente d’Alstom à General Electric, sur laquelle les autorités françaises sont du reste revenues puisque EDF est en train de racheter ce compartiment. Il était intéressant pour la France de vendre ces turbines, qui représentent chacune plusieurs centaines de millions d’euros, à la Russie ou à des pays clients de celle-ci comme la Hongrie ou la Turquie, car cela faisait travailler nos usines. Il est légitime que je me sois intéressé au développement de notre coopération et que j’aie veillé à ce qu’elle ne soit pas interrompue comme elle aurait pu l’être, en faisant valoir un intérêt commun dans ce domaine.

Vous avez également cité les deux gazoducs qui passent sous la Baltique : Nord Stream 1, lancé par Gerhard Schröder et inauguré en 2005, et Nord Stream 2, qui visait à un quasi-doublement de la capacité du précédent mais qui n’a pas pu entrer en fonction à cause des événements que vous savez.

Quant à la dépendance à l’égard du gaz russe, l’Europe est de toute façon dépendante pour ses approvisionnements énergétiques pétroliers ou gaziers. Si donc nous n’achetons plus le gaz à la Russie, nous l’achetons désormais aux États-Unis ou au Qatar : sommes-nous sûrs que ces dépendances ne sont pas plus graves, à certains égards ? En effet, rien ne pouvait laisser penser que la Russie remettrait en cause cette relation. Du reste, je ne sais plus très précisément qui a pris l’initiative de la rompre. Toujours est-il que je me suis rendu en Allemagne en 2021 pour prendre connaissance auprès du gouvernement allemand, en particulier auprès d’un secrétaire d’État aux affaires étrangères qui revenait de Moscou, M. Miguel Berger, des conditions dans lesquelles il pensait pouvoir remettre en route Nord Stream 2. Une raison climatique s’imposait déjà, car le gaz est naturellement moins polluant que la houille ou le lignite. En outre, puisque les Allemands nous critiquaient à cette époque à propos du nucléaire, j’ai proposé qu’ils nous laissent tranquilles sur cette question et sur celle du mix énergétique, et que nous les laissions faire ce qu’ils estimaient devoir faire au nom de leur intérêt national pour leur approvisionnement énergétique extérieur. En effet, depuis qu’elle est sortie du nucléaire, l’Allemagne vit avec des énergies renouvelables, mais ces énergies sont intermittentes et doivent être compensées, chaque fois que le soleil ne brille plus ou que le vent tombe, par des énergies fossiles ou par une énergie nucléaire dont elle ne veut pas. Il y a là un problème.

J’ai très vite été dépassé par l’emballement qui a eu lieu lorsque le gazoduc Nord Stream 2 a été saboté – je ne sais par qui et je ne veux d’ailleurs pas le savoir. Cette relation était pourtant intéressante. En 1982, alors que j’étais ministre de l’industrie, j’ai réquisitionné, avec l’accord de François Mitterrand et de Claude Cheysson, l’entreprise américaine Dresser-France, qui ne voulait pas fournir les compresseurs nécessaires au fonctionnement du gazoduc d’Ourengoï, lequel acheminait le gaz sibérien. Ce qui est vérité d’un jour est erreur du lendemain…

Mme Constance Le Grip, rapporteure. En vous remettant lui-même la décoration de l’ordre de l’Amitié le 4 novembre 2017, le président russe Vladimir Poutine aurait déclaré : « Votre attitude sincère et cordiale envers la Russie s’exprime par des actions concrètes. » De quelles actions s’agit-il ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Elles sont nombreuses et je les ai évoquées en passant. Il peut s’agir du soutien aux implantations d’une firme comme Auchan ou Schneider Electric, ou de démarches visant à la libération de personnes injustement détenues, comme Oleg Sentsov, ou à la facilitation de l’obtention de visas permettant aux étudiants russes de venir étudier en France – ils sont actuellement 5 000, ce qui n’est pas beaucoup, mais ce chiffre se compare avantageusement à ceux qu’affichent de nombreux autres pays.

Je peux vous donner d’autres précisions, mais plutôt sur des dossiers que vous m’indiqueriez. À vrai dire il est peu de dossiers sur lesquels je n’aie pas été actif pour mettre de l’huile dans les rouages, ce qui est très important. Ainsi, lorsque j’étais reçu par un ministre russe, l’ambassadeur m’accompagnait et c’était pour lui l’occasion d’avoir un contact avec les autorités du pays car, parfois, ce contact ne se faisait pas naturellement. Outre Rosatom, Roscosmos et Rostekhnologii, que j’ai déjà évoqués, nous avons travaillé et établi des joint-ventures avec d’autres gros groupes russes. Lorsque j’ai pris mes fonctions, les exportations de la France s’élevaient à 7 milliards, ce qui, comparé à notre déficit extérieur global de 165 milliards, est tout à fait estimable. J’aurais aimé pouvoir les développer davantage, mais les sanctions n’ont malheureusement pas favorisé l’essor des relations commerciales franco‑russes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je rappelle que les premières sanctions commerciales ont été prises après l’annexion, internationalement reconnue comme illégale, de la Crimée par la Russie en 2014.

J’en viens à ma deuxième question. Les agissements de la Russie de Poutine contre certains pays européens et contre nos systèmes démocratiques sont avérés et documentés par toutes sortes de travaux – recherche universitaire, journalisme d’investigation, rapports parlementaires, etc. Je songe par exemple à l’action menée contre les intérêts français en Afrique par certaines officines plus ou moins directement liées au régime du Kremlin. On est loin de l’esprit de coopération et de relations apaisées et constructives. La Russie se livre également depuis des années à des cyberattaques, à une guerre informationnelle par la manipulation de l’information, par exemple à travers la création de médias russes visant à déstabiliser nos processus démocratiques, ou encore à la captation d’élites politiques et économiques. Tout cela est bien connu.

Et que dire de l’évolution très autoritaire du régime de Vladimir Poutine ? L’assassinat d’Anna Politkovskaïa a eu lieu en 2006 et les tentatives d’assassinat ou d’empoisonnement d’opposants russes, parfois sur le territoire de pays européens, a commencé à cette période.

Tous ces éléments ayant été rappelés, n’y a-t-il pas eu de votre part, comme de la part d’autres acteurs, une forme de naïveté vis-à-vis du régime de Vladimir Poutine ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je récuse absolument, madame, cette version des faits. Je suis très fier d’être intervenu comme je l’ai fait pour éviter une guerre ravageuse en Europe. Ce que je regrette, c’est que des efforts parallèles n’aient pas été faits par certains – que je ne veux pas désigner – dans le but de circonscrire un conflit qui, au départ, était limité à deux circonscriptions du Donbass et qui aurait pu ne pas dégénérer en une grande guerre potentiellement mondiale.

Je pense qu’il fallait prendre ses responsabilités et, pour ma part, je me rattache plutôt à l’école réaliste. Je n’ai jamais pris le président Poutine pour un enfant de chœur : ce n’était pas mon problème. J’ai reçu deux lettres de mission très détaillées qui m’encourageaient à aller dans le sens où je suis allé. Et je regrette naturellement de n’avoir pas connu meilleur succès. Mas tout ne dépendait pas de moi.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Si je vous comprends bien, vous pourriez encore signer la tribune que vous avez publiée dans Le Figaro et dont Challenges s’est fait l’écho, après le Brexit, avec une vingtaine de journalistes et d’intellectuels français, dont Jacques Sapir, Michel Onfray et Natacha Polony ? Vous appeliez à refonder l’Europe et à lui donner la capacité stratégique, indiquant qu’il fallait « renouer un dialogue avec la Russie, pays européen indispensable pour l’établissement d’une sécurité dont toutes nos nations ont besoin et définir des politiques ambitieuses et cohérentes de codéveloppement vis-à-vis de l’Afrique et au Moyen-Orient ». Cet appel à renouer le dialogue avec la Russie, seriez-vous prêt à le renouveler aujourd’hui ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Le contexte est totalement différent. Nous sommes, sinon en état de guerre, du moins en état de conflit avec la Russie au sujet de l’Ukraine. Nos intérêts sont nettement divergents et je me place dans la ligne qui est celle du Gouvernement.

Toutefois, si l’on envisage les choses à plus long terme, tous nos présidents ont eu une attitude ouverte vis-à-vis de la Russie, et je crois qu’ils ont eu raison. Ç’aurait été une erreur de rejeter la Russie vers l’Asie, de la tenir à bout de gaffe et de ne pas chercher à l’associer au destin européen. Cette association a pu prendre des formes différentes : en 1966, de Gaulle parlait d’entente et Mitterrand a proposé, en 1989, la création d’une confédération européenne incluant la Russie. C’est le président Chirac qui a fait preuve de la plus grande ouverture mais, d’une manière générale, la politique de la France a toujours consisté à ne pas rejeter la Russie, à l’associer au destin européen et à aller dans le sens du courant occidentaliste, né à l’époque de Pierre le Grand, et qui s’oppose au courant que l’on pourrait qualifier de slavophile ou d’eurasiatique.

Notre intérêt a toujours été d’encourager le courant occidentaliste, celui des grands tsars, Catherine II, Alexandre Ier, des gouvernements qui ont suivi la révolution de 1905 et, plus près de nous, de Gorbatchev. On peut d’ailleurs regretter que l’Europe et les États-Unis n’aient pas davantage tendu la main à la Russie dans les années qui ont débouché sur la décennie tragique au cours de laquelle le pays a perdu la moitié de son PIB : je vous laisse imaginer ce que cela a pu signifier pour des dizaines de millions de salariés, de retraités et de gens pauvres. Le rétablissement de l’État russe, grâce – il faut le dire aussi – au prix du pétrole et du gaz, dans les années 2000, a fortement contrasté avec la période précédente.

Pour répondre précisément à votre question, je pense qu’il faudra à l’avenir, et sous une forme qui reste à déterminer, associer la Russie au destin démocratique de l’Europe.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le ministre, vous n’avez pas répondu à la première question de la rapporteure, que je me permets de reformuler. Elle a rappelé un certain nombre de faits graves et documentés, qui témoignent d’une évolution du régime russe dans un sens de plus en plus autoritaire.

Vous avez semblé mettre sur le même plan notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et vis-à-vis des États-Unis. On peut certes critiquer la politique étrangère des États-Unis, mais ils n’en sont pas moins une grande démocratie. Or on ne peut pas en dire autant du régime de Vladimir Poutine.

Vous avez vous-même rappelé que M. Sergueï Lavrov, en 2006, vous a dit souhaiter que la Russie évolue vers l’État de droit : c’était bien une façon de reconnaître qu’elle n’en était pas un. Même si vous vous réclamez de la realpolitik, ne faites-vous aucune différence entre la dépendance vis-à-vis d’une puissance alliée et démocratique comme les États-Unis et la dépendance vis-à-vis d’un régime autoritaire – même si cet autoritarisme a évolué au cours du temps ? Mme la rapporteure a parlé de naïveté. N’y a-t-il pas lieu de souligner la différence de nature entre le régime russe et d’autres pays alliés, comme les États-Unis d’Amérique ?

M. Jean-Pierre Chevènement. C’est là une évidence, monsieur le président, que pour cette raison je ne me croyais pas obligé de souligner. Les États-Unis sont, avec la Grande-Bretagne et la France, l’un des trois grands pays qui ont ouvert la voie à une évolution démocratique, que d’autres pays ont ensuite empruntée. Cela n’a malheureusement pas été le cas de la Russie au cours des dernières années. C’est profondément regrettable, mais il faut le constater.

La Russie est un État autoritaire et l’a toujours été, pour des raisons qui tiennent à sa vastitude – onze fuseaux horaires et 17 millions de kilomètres carrés –, à son climat rigoureux et à la diversité des nationalités qui la peuplent – plus de cent. Il faut admettre que la Russie n’est pas un pays comme les autres et que, bien loin d’aller dans le sens qu’elle indiquait il y a encore une dizaine d’années, elle s’est engagée dans une voie funeste, avec l’agression gravissime commise contre l’Ukraine et contre les principes dont l’URSS était garante en tant que signataire de la Charte des Nations unies. La réalité est ce qu’elle est.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez occupé les fonctions de représentant spécial pour la Russie de 2012 à 2021. Au cours de ces dix années, avez-vous pu observer des formes d’ingérence ou de compromission entre des politiciens ou des chefs d’entreprise français et la Russie ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je ne peux pas considérer comme délictueux le fait, pour une entreprise française installée en Russie, de commercer avec la Russie ou d’essayer de nouer des relations d’affaires. Elle est dans son rôle et le mien est de l’y encourager et de lui faciliter les choses, dès lors qu’elle reste dans le cadre de la légalité. Si elle s’en affranchit, les Russes sont toujours là pour le lui rappeler. Je suis d’ailleurs intervenu pour obtenir la libération des dirigeants de la société de Philippe Delpal, qui avaient été injustement emprisonnés. Je n’ai pas été témoin de faits délictueux ; sinon je les aurais dénoncés comme la loi m’y oblige.

Quant aux hommes politiques, les groupes d’amitié et leurs fréquents déplacements constituent-ils une forme d’ingérence ? Je ne le pense pas. Ce sont des relations interparlementaires normales. Je me souviens même d’une coopération originale entre le Sénat français et le Conseil de la Fédération de Russie, il y a une dizaine d’années, où chacun exposait ses thèses et écoutait les questions de l’autre, de façon à ne pas entrer dans un débat. C’était une initiative de M. Konstantin Kosachev et de M. Christian Cambon. Non seulement je n’ai rien trouvé à y redire, mais il m’a semblé que c’était une forme originale de diplomatie parlementaire qui permettait de se dire beaucoup de choses.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). À aucun moment vous ne laissez entendre que la Russie a pu vouloir peser ou manipuler des personnes ou des informations en France…

M. Jean-Pierre Chevènement. Il est clair que les agissements d’un groupe comme Wagner en Afrique sont contraires aux intérêts de la France. Ils résultent d’accords passés avec des gouvernements putschistes, généralement illégitimes à nos yeux, avec lesquels nous ne coopérions qu’avec réticence et qui, en général, demandaient de cesser les opérations de coopération anti-djihadistes que nous menions à leurs côtés – je pense en particulier au Mali ou au Burkina Faso.

Les accords passés entre, d’une part, les gouvernements du Burkina et du Mali et, de l’autre, les autorités russes et un groupe comme Wagner – que j’aurais du mal à qualifier car il m’évoque moins une formation légale que les grandes compagnies du temps de Charles VII –, ont une dimension profondément inamicale, c’est tout à fait clair.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je me permets d’insister. Vous consentez à parler de l’Afrique, mais le sujet qui nous intéresse surtout, ce sont les ingérences russes au niveau de l’État français.

M. Jean-Pierre Chevènement. On peut considérer que le contentieux entre la France et la Russie est maintenant suffisamment lourd pour que je n’aie pas à m’y appesantir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le ministre, pourriez-vous tout de même développer votre réponse ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Le premier point de désaccord est évidemment le comportement de l’État russe vis-à-vis de l’Ukraine : c’est fondamental. Non seulement nous ne pouvons pas l’approuver, mais nous le condamnons et nous le combattons en fournissant à l’Ukraine les moyens de se défendre. C’est le premier grief qui me vient à l’esprit quand je songe au contentieux entre la France et la Russie, et celui sur lequel les choses se sont cristallisées.

Mme Mireille Clapot (RE). Tous les observateurs de la Russie ont perçu, au cours des dernières décennies, les signes avant-coureurs d’un autoritarisme croissant du régime. À quel moment votre vision de la Russie a-t-elle évolué ? Avant l’invasion de l’Ukraine, quels signes vous ont fait comprendre que le régime changeait et que les pas accomplis en direction de la Russie ne servaient peut-être pas autant les intérêts de la France qu’on aurait pu l’imaginer ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je n’ai pas sensiblement changé d’avis sur la Russie. Pour moi, c’était le pays du goulag. Je n’ai donc pas été surpris par ce que j’ai appris ou vu, même si les choses s’étaient peu ou prou améliorées sur la longue durée. Après la période qui a suivi le discours de Khrouchtchev et les années Brejnev, il a tout de même fallu attendre Gorbatchev pour connaître une amélioration de l’État de droit puis l’apparition d’une fragile démocratie. Toutefois celle-ci était rejetée par une grande partie de la population, ce qui a amené Boris Eltsine à se retirer.

S’agissant de Vladimir Poutine, on pouvait avoir le sentiment, jusqu’en 2013 ou 2014, que les choses s’arrangeraient. Le discours de la Wehrkunde, en 2007, a constitué un tournant. La situation s’est vraiment dégradée lorsqu’une institution comme Memorial a été suspendue.

L’histoire de la Russie a donné lieu à des lectures très différentes. Les Russes sont un peuple très intelligent et très original. Nous devons comprendre ce qui fait la spécificité de leur pays pour favoriser les facteurs de démocratisation qui existent et continueront à exister, j’en suis sûr, à l’avenir. La Russie existera toujours – et sinon, que mettrait-on entre la Chine et l’Europe ? Il faut mener une politique qui permette à ce pays de prendre sa place dans l’équilibre européen et mondial et qui favorise le développement de la démocratie en son sein.

Mme Hélène Laporte (RN). La France, par la voix de François Hollande, a annulé la vente des deux navires Mistral à la Russie, ce qui nous a contraints à verser plus de 950 millions d’euros à ce pays. L’Égypte les a ensuite achetés. Quel regard avez-vous porté sur cette décision ? Il me semble qu’à l’origine vous souteniez la vente de ces navires.

M. Jean-Pierre Chevènement. La France a en effet réussi à s’en sortir grâce à l’Égypte. Ces Mistral peuvent servir de porte-hélicoptères, mais aussi de navire de transport de troupes et de navire-hôpital. Ils peuvent être employés aux fins d’évacuation des civils ; c’est d’ailleurs ainsi que nous envisagions leur rôle. À l’origine, ils devaient être envoyés à Vladivostok et rattachés à la flotte d’Extrême-Orient. Il est difficile de savoir à quel usage ils auraient été destinés. Je dois vous préciser que je ne suis pas intervenu sur ce dossier.

M. Thomas Ménagé (RN). Lors des élections présidentielles, vous avez créé un nouveau mouvement politique et apporté votre soutien à Emmanuel Macron ; aux élections législatives, un certain nombre de vos proches ont été soutenus par la majorité présidentielle dans le cadre d’un accord électoral. Avez-vous participé à la négociation de cet accord ? Le cas échéant, avec qui en avez-vous discuté les termes ? Votre position à l’égard de la Russie et de l’Ukraine, ainsi que celle des candidats, ont-elles été évoquées ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Cela n’a rien à voir : ne mélangeons pas les torchons et les serviettes. Dans les occasions que vous évoquez, les questions touchant à l’Ukraine et à la Russie n’ont évidemment pas été prises en compte et l’accord, qui portait sur quatre ou cinq circonscriptions, n’imposait nullement aux candidats de modifier substantiellement leur discours. Parmi eux, au demeurant, seule Mme Folest a été élue, dans le Val-d’Oise.

M. Thomas Ménagé (RN). Comment jugez-vous l’utilisation qui est faite par des opposants politiques, en période électorale, de la proximité qu’un candidat peut entretenir avec un régime donné, comme celui de la Russie, ou des positions plus ou moins favorables qu’il peut exprimer à son égard ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Il faut se déterminer en fonction de l’intérêt national dans tous les domaines – non seulement en politique étrangère, mais aussi sur des sujets tels que l’éducation ou l’organisation territoriale. C’est l’intérêt de la France qui compte, non celui de tel ou tel pays étranger, même si l’on peut entretenir des relations amicales avec un autre État. Si nous sommes un allié fiable des États-Unis, nous n’en sommes pas pour autant un satellite ou un vassal. Allié ne signifie pas aligné.

M. Thomas Ménagé (RN). Vous considérez donc que l’utilisation que certains peuvent faire, en période électorale, des relations d’amitié ou des positions favorables d’un candidat à l’égard d’un pays étranger n’a pas lieu d’être puisque l’on peut agir de la sorte sans être un vassal et sans être soumis à une éventuelle ingérence ou influence étrangère.

M. Jean-Pierre Chevènement. En effet. On peut entretenir des relations amicales, mais celles-ci ne doivent pas aller jusqu’à l’inféodation.

*

*     *

La commission procède ensuite à l’audition de M. François Fillon, ancien Premier ministre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation et de vous être rendu disponible pour nos travaux.

Notre commission travaille depuis plusieurs mois sur d’éventuelles ingérences de puissances étrangères dans la vie politique et économique française ainsi qu’auprès des relais d’opinion de notre pays. À ce titre, elle s’est intéressée au recrutement d’anciens hauts responsables politiques ou hauts fonctionnaires par des entreprises liées de près ou de loin à des régimes étrangers, souvent autoritaires ou dictatoriaux. Le cas de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder est emblématique des questions relatives à la mise sous dépendance des pays européens s’agissant de l’approvisionnement en gaz russe.

Vous avez eu une longue carrière de responsable politique, à tous les échelons de notre démocratie et jusqu’aux plus éminents. En tant que Premier ministre, vous avez été amené à rencontrer à plusieurs reprises votre homologue de l’époque, Vladimir Poutine, Dmitri Medvedev étant président de la Fédération de Russie entre 2008 et 2012.

Vous avez, selon toute apparence et sans que nous vous en fassions le reproche – notre commission n’est pas une instance judiciaire – maintenu des relations avec la Russie après 2012. En 2021, vous avez été nommé au conseil d’administration de deux importantes sociétés de ce pays, le groupe pétrolier Zaroubejneft et le groupe de pétrochimie Sibur – postes dont vous avez démissionné au lendemain de l’agression militaire russe contre l’Ukraine.

Nous souhaitons connaître votre vision des relations entre la France et la Russie et votre appréciation sur d’éventuelles ingérences de puissances étrangères dans les affaires françaises, en particulier les tentatives du régime russe d’influencer notre démocratie. Nous souhaitons aussi recueillir votre témoignage sur votre expérience publique et professionnelle et comprendre comment et pourquoi vous avez accepté d’exercer de telles fonctions, puis y avez mis fin.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire sur les thèmes qui vous ont été communiqués, puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et réponses.

Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Fillon prête serment.)

M. François Fillon, ancien Premier ministre. Plutôt que de vous imposer un long propos liminaire, je pense plus utile de répondre directement à vos questions. Je ferai simplement trois remarques préalables.

D’abord, j’ai siégé dans cette assemblée pendant vingt-deux ans et au Sénat pendant trois ; j’ai été membre du Gouvernement de la République pendant douze ans. Jamais, durant quelque trente-six années de vie publique, on n’a trouvé une seule action de ma part qui ait été influencée par une puissance étrangère. J’ai toujours défendu l’intérêt national, tel que je le conçois, et cette attitude n’a pas changé.

Ensuite, j’ai des convictions. Elles n’ont pas varié, notamment sur la question des relations entre la France et la Russie. On pourrait les qualifier de « gaullistes » si cela ne risquait de faire ricaner. On me rétorquera en effet que le monde a changé – mais ce qui n’a pas changé, c’est la géographie, qui était la base de la vision du général de Gaulle en politique étrangère. Une immense partie de la Russie appartient au continent européen. On peut aimer ou non la Russie, être en accord ou en désaccord – et il y a bien des raisons de l’être – avec ses régimes successifs, il est incontestable que sa proximité nous oblige à trouver un mode de relations susceptible d’assurer la paix et la sécurité.

C’est cette conviction qui m’a conduit à m’intéresser assez tôt à la Russie, puisque j’y ai effectué mon premier déplacement en 1986 je crois, à la tête d’une délégation de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, dont j’étais alors le président. Cette visite était historique : c’était la première fois que la commission se rendait dans le pays qui était alors notre principal adversaire. J’y suis retourné en 1988, alors que j’étais dans l’opposition, en compagnie de Jean-Pierre Chevènement : il avait souhaité que je l’accompagne pour montrer aux Russes qu’en matière de défense, il n’y avait pas de divisions à l’intérieur du pays, que nous étions solidaires.

Ma troisième remarque concerne mon expérience des ingérences étrangères – car j’en ai rencontré durant ma vie politique, notamment quand j’étais au gouvernement. La plupart du temps, elles provenaient d’un pays ami et allié : les États-Unis. Par exemple, j’ai été écouté pendant cinq ans, ainsi que le président Sarkozy, par l’Agence nationale de sécurité des États-Unis, la NSA. Lorsque des documents des services secrets américains ont fuité, tout le monde s’est focalisé sur le fait que Mme Merkel avait été écoutée, mais cela avait été aussi le cas de l’ensemble des membres du gouvernement français et, sans doute, des autres pays européens. Cela étant, c’est une pratique assez généralisée parmi les grandes puissances.

Une certaine forme d’ingérence américaine me semble poser davantage de problèmes, car elle a de sérieuses conséquences sur la vie économique de notre pays : il s’agit du principe d’extraterritorialité du droit américain, qui permet à la justice et souvent à l’administration américaines d’intervenir, au mépris selon moi des principes du droit international, dans les affaires des entreprises européennes. C’est systématique. Initialement, le prétexte en était l’utilisation du dollar pour effectuer les transactions, ce qui m’avait conduit à proposer avant 2016 une profonde réforme de la monnaie européenne pour qu’elle devienne une monnaie internationale – mais c’est la monnaie chinoise qui deviendra sans doute la concurrente de la monnaie américaine. Depuis, les Américains ont voté des lois « contre la corruption » qui leur permet tant d’intervenir dans n’importe quelles conditions dans la vie des entreprises européennes. J’ai été particulièrement marqué par l’amende de 9 milliards de dollars infligée à BNP-Paribas dans des conditions à mon avis tout à fait anormales, puisqu’il s’agissait de sanctionner des financements d’opérations ou d’entreprises au Soudan et que ce pays ne faisait l’objet d’aucune sanction de la part des autorités françaises.

J’ai été confronté à d’autres cas d’ingérence, notamment de l’espionnage de la part de la Chine – peut-être vous souvenez-vous de cette affaire retentissante impliquant une délégation d’officiels chinois de haut niveau qui, à l’occasion d’une visite d’Airbus, avaient placé des clés USB sur des ordinateurs pour récupérer des informations.

Plus proche de votre sujet, j’ai aussi été confronté à des ingérences d’autres pays, comme la Turquie, le Maroc ou l’Algérie, qui donnent des consignes de vote au moment des élections par l’intermédiaire de responsables religieux.

Je n’ai pas été concerné directement par des ingérences russes – ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas : la Russie, comme toutes les grandes puissances, tente de faire prévaloir son point de vue ; elle le fait souvent d’une façon assez grossière et, de mon point de vue, peu efficace.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous développer ce point ? Qu’entendez-vous par « assez grossière » ?

M. François Fillon. Ces tentatives d’ingérence sont tellement visibles ! Comment penser que les populations de nos pays soient à ce point influençables, que des comptes fantômes sur les réseaux sociaux, effectivement massivement utilisés par les Russes comme par d’autres, aient une influence réelle sur les scrutins ? L’idée que la Russie aurait été à l’origine du Brexit, comme on l’entend assez souvent, me paraît totalement farfelue. Non que les Russes n’aient pas cherché à influencer les votes, mais il y avait en Grande Bretagne un mouvement de fond favorable au Brexit indépendamment de toute ingérence russe. De même, soutenir, comme le font des Américains y compris de très haut niveau, que les Russes ont fait élire le président Trump me semble relever du fantasme. Non, là encore, qu’ils n’aient pas essayé d’agir en ce sens. Mais de façon générale, l’effet des opérations de désinformation sur les réseaux sociaux me semble, sinon négligeable, du moins marginal.

D’une manière générale, la Russie est un pays qui fonctionne de manière assez brutale.

Lors du voyage de la délégation de la commission de la défense en 1986, nous étions déjà un certain nombre à être convaincus que l’URSS ne présentait plus de menace militaire vraiment existentielle pour les Européens – exception faite du nucléaire. Le système soviétique fonctionnait mal. Les Russes avaient beau accumuler les armes et les soldats, disposer d’une puissance immense, il y avait toujours quelque chose qui clochait – on avait oublié de mettre de l’essence dans le réservoir du char, il y avait des problèmes d’organisation, il manquait quelqu’un à son poste, untel n’avait pas fait son boulot. Au cours de mes visites en URSS puis en Russie, rien ne se passe jamais comme prévu. L’exemple le plus triste mais le plus significatif du mauvais fonctionnement du pays est l’accident qui a coûté la vie à M. de Margerie, le PDG de Total : on confie à un employé qui a sans doute un peu abusé de la vodka un matériel qu’il n’a jamais conduit et on l’envoie dans une partie de l’aéroport où il n’est jamais allé.

La Russie est un immense pays, mais d’une assez grande fragilité en raison de ses dysfonctionnements.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand vous étiez Premier ministre, les services ont-ils observé une modification du comportement de la Russie dans ses tentatives d’ingérence, notamment par suite de son invasion d’une partie du territoire géorgien ou d’autres tensions géopolitiques ? Y a-t-il eu une évolution, une intensification des relations économiques et des investissements français dans le secteur énergétique ou dans d’autres domaines stratégiques ou régaliens ?

M. François Fillon. Remontons un peu plus loin dans le temps, si vous le voulez bien.

J’ai parlé de ma visite en 1986 en URSS mais j’aurais pu évoquer ma présence au dernier congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, en tant que représentant de ma famille politique. J’y ai croisé des membres du Parti communiste français, malheureux de voir disparaître le parti frère avec lequel ils avaient collaboré dans une forme d’ingérence à l’époque assumée par tout le monde.

À partir de 1993, j’ai été ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Nous avons entrepris de coopérer avec la Russie dans les domaines de la recherche et de l’espace. Il faut se souvenir que la chute de l’Union soviétique avait entraîné un véritable chaos et que la recherche russe était à terre : les chercheurs n’étaient plus payés, les laboratoires étaient en déshérence. Nous avons incité les organismes publics de recherche français à coopérer avec eux afin d’aider les chercheurs russes à survivre et, en même temps, de profiter des capacités de la recherche fondamentale russe, notamment en matière de mathématiques. De même, les industriels de l’aéronautique ont utilisé les immenses facilités et les grandes souffleries désormais inutilisées de l’Union soviétique. Enfin, nous avons engagé une coopération en matière spatiale. J’ai ainsi été, avec d’autres, à l’origine de la création de la première société franco-russe de commercialisation de lancement de satellites par Soyouz, la société Starsem. L’objectif était de donner des garanties occidentales en matière de commercialisation, financement, assurance et autres.

J’ai ensuite occupé les fonctions de ministre des affaires sociales, ce qui ne m’a pas conduit à développer une coopération très intense avec la Russie.

Quand j’ai pris mes fonctions de Premier ministre, la période était très particulière. D’abord, vous l’avez rappelé, Vladimir Poutine était lui-même devenu Premier ministre dans le cadre d’un échange de postes avec Dmitri Medvedev, au prix d’une certaine torsion de l’esprit de la Constitution russe. Il était donc mon interlocuteur. Durant ces cinq années, j’ai eu avec lui une relation assez intense, qui s’est révélée très fructueuse pour l’économie française. Je pense qu’à cette époque Vladimir Poutine avait encore pour objectif la modernisation de la Russie – on n’était pas dans la phase actuelle. Il y eut d’ailleurs, à l’initiative du président Sarkozy, des discussions pour créer une sorte de zone de libre-échange entre la Russie et l’Union européenne, proposition qui n’a pas fait l’unanimité parmi les Européens.

Pour prendre quelques exemples de la fertilité de la relation franco-russe à l’époque, c’est à ce moment-là que Renault est devenu le premier constructeur automobile en Russie grâce au rachat d’AvtoVAZ, qu’Alstom a investi dans les chemins de fer russes, que la Société générale est devenue quasiment la première banque privée étrangère en Russie, que Vinci a construit l’autoroute entre Saint-Pétersbourg et Moscou, que Total s’est vu attribuer l’exploitation de l’un des plus grands champs gaziers, celui de la péninsule de Yamal, au nord de la Russie, et qu’un pas de tir a été construit pour Soyouz à Kourou afin de diversifier l’offre de lancement européenne. Vous noterez que tous ces exemples sont favorables à la France : il ne s’agissait en aucun cas d’une mise en situation de dépendance par rapport à la Russie.

À cette époque, il était assez facile de parler avec les Russes, et c’est d’ailleurs pourquoi le président Sarkozy avait pu stopper l’opération militaire en Géorgie. Au mois d’août 2008, la Russie était en effet entrée en conflit avec la Géorgie. Le président Sarkozy, qui était président de l’Union européenne en exercice, s’était rendu à Moscou. Après une discussion assez orageuse, il avait obtenu l’arrêt des combats et le retrait des forces russes.

Voilà mon expérience en matière de coopération économique. Je ne peux pas m’exprimer sur ce qui s’est passé après 2012, car je n’avais plus la charge des affaires de notre pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À la suite de l’effondrement de l’URSS, la corruption en Russie a atteint un très haut niveau – il suffit de penser à ceux qu’on appelle les oligarques. Cela n’est pas allé en s’améliorant. L’intensification des relations économiques avec la Russie comportait des risques de corruption liés à la passation des contrats, et donc d’ingérence, la Russie pouvant profiter de l’occasion pour disposer de relais en France. S’est-elle accompagnée d’un renforcement par la France de la lutte contre la corruption ?

M. François Fillon. Les outils français de lutte contre la corruption ont été renforcés à plusieurs reprises. Cela étant, le niveau de corruption en Russie n’est pas différent de celui qui existe en Chine, en Arabie Saoudite ou dans la plupart des pays autoritaires – peut-être était-il même inférieur à l’époque. Il ne faut pas tomber dans la caricature.

Qu’est-ce qu’un oligarque ? Pourquoi désigne-t-on ainsi certains grands capitaines d’industrie français : parce qu’ils sont riches, parce qu’ils sont proches du pouvoir ? S’agissant de la Russie, les oligarques désignent ceux qui, au moment de la chute de l’Union soviétique, ont capté à leur profit les richesses publiques. Or tous les responsables d’entreprise russes ne se sont pas rendus coupables de ce crime.

Les contrats ont été signés dans le respect des règles françaises et russes. Nous avons eu parfois des discussions un peu difficiles avec le gouvernement russe et avec Vladimir Poutine, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir perdu une seule négociation – j’ai vérifié avant de me rendre à cette audition. Il y eut par exemple une négociation extrêmement difficile à propos d’un avion de transport, le Soukhoï SuperJet 100 – une sorte de petit Airbus – construit en coopération avec Thales, qui s’occupait de l’avionique, et Safran, qui fournissait les moteurs. Vladimir Poutine voulait que nous en achetions. Il menaçait, dans le cas contraire, de retirer aux Airbus A380 le droit de survoler la Sibérie. La discussion a duré trois heures. L’ensemble des gouvernements français et russes attendaient pour déjeuner : nous avons terminé à seize heures mais nous n’avons pas acheté le SuperJet 100 et l’A380 a continué à survoler la Sibérie ! Cela montre qu’à cette époque, la négociation avec la Russie était parfois difficile, mais elle était possible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous n’avez pas abordé le fait que vous avez occupé, jusqu’à l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie, deux postes au sein des conseils d’administration de deux importantes sociétés russes. Cela intéresse pourtant la commission. Qu’est-ce qui a amené l’ancien Premier ministre que vous êtes à occuper des postes dans des domaines aussi stratégiques sans que cela ne semble soulever de conflit de loyauté ?

La semaine dernière, le magazine Challenges révélait aussi que vous avez été rémunéré par la société CIFAL à hauteur de 45 000 euros pour faciliter les contacts entre un responsable congolais et des responsables russes en vue de l’exploitation d’une concession pétrolière. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. François Fillon. Je n’ai pas évoqué ces sujets parce que j’imaginais bien que vous alliez m’interroger dessus.

Au préalable, je voudrais indiquer qu’en 2017, dans les circonstances que chacun ici connaît, j’ai quitté la vie publique de manière définitive et entamé une carrière professionnelle. Cette carrière ne regarde que moi : je n’ai de comptes à rendre à personne sur la manière dont je la conduis, dans le respect naturellement des lois de la République et des règlements européens. Depuis cette date, je suis une personne privée.

J’ai commencé pendant trois années par être l’associé d’une société d’investissement française. Durant cette période, je n’ai eu aucune occasion de travailler avec la Russie puisque, comme vous le savez, travailler avec ce pays revient pour un établissement financier européen à s’exposer immédiatement aux sanctions américaines, d’une manière ou d’une autre. J’ai également siégé au conseil d’administration d’une entreprise d’intelligence artificielle aux États-Unis.

Pour cette entreprise d’investissement française, j’ai notamment ouvert un bureau au Japon et j’ai été à l’origine de la création d’un fonds consacré à la transition énergétique, qui doit aujourd’hui gérer près de 2 milliards d’euros d’actifs. J’ai créé un conseil international, au sein duquel j’ai recruté un ancien Premier ministre social-démocrate italien ou encore celle qui coiffe désormais l’ensemble des services de renseignement américains. Cela donne une idée de mes activités au cours de ces trois ans.

J’ai ensuite décidé de conduire ma propre activité de conseil pour des entreprises françaises et européennes. Un certain nombre d’entre elles m’ont demandé de les aider à entrer ou à se développer en Russie, sachant que je connaissais ce pays et son fonctionnement. J’ai donc commencé à y effectuer des séjours relativement longs, de quelques semaines. L’une de ces entreprises, CIFAL, m’a demandé de l’aider à établir des contacts avec Rosneft pour l’un de ses clients.

Les articles qui sont parus sur ce sujet sont des exemples de manipulation « soft » de l’information. Je ne suis pas concerné par les enquêtes en cours. J’ai travaillé pour une entreprise qui, elle, fait l’objet d’une enquête, mais l’on titre « François Fillon est concerné par une enquête »… Non, je ne suis pas concerné par cette enquête.

Je n’en dirai pas plus sur CIFAL, puisqu’une information judiciaire est en cours, sauf pour exprimer mon très grand respect pour cette entreprise et pour Gilles Rémy, qui la dirige. CIFAL a été créée par les communistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour développer la relation économique entre la France et la Russie. Lors des vingt dernières années, Gilles Rémy a œuvré de manière remarquable pour le développement des entreprises françaises et des intérêts français en Russie. Je trouve très injuste de jeter l’opprobre sur CIFAL parce qu’il y a la guerre en Ukraine. Ce n’est pas Gilles Rémy qui l’a déclenchée, c’est le président Poutine, et Gilles Rémy n’est pas responsable de la situation que nous connaissons.

J’en viens aux conseils d’administration dans lesquels j’ai accepté de siéger.

Dans le cadre de mes missions en Russie pour le compte d’un nombre important d’entreprises françaises, j’ai été amené à plusieurs reprises à rencontrer le président de Zaroubejneft, une entreprise pétrolière qui n’intervient qu’en dehors de la Russie. Elle exploite pour l’essentiel des gisements de pétrole et de gaz en Asie, beaucoup au Vietnam, et quelques-uns en Amérique latine et en Asie centrale. Je lui ai proposé des coopérations avec des entreprises françaises, notamment avec CIFAL. Cela n’a jamais abouti mais, à la suite de ces discussions, il m’a proposé d’entrer au conseil d’administration de Zaroubejneft.

J’ai considéré que c’était utile au développement de mes activités professionnelles en Russie, puisque mon projet était de continuer à y développer des activités de conseil pour les entreprises françaises et européennes. J’ai accepté. Je l’ai fait d’autant plus facilement qu’il n’y a strictement aucune friction entre Zaroubejneft et la France : cette entreprise n’intervient pas en France et n’a pas de rapports avec notre pays ou avec les entreprises pétrolières françaises.

Dans la foulée de cette nomination au conseil d’administration de Zaroubejneft, j’ai été sollicité par le président de Novatek – la société pétrolière associée à Total notamment pour l’exploitation des gisements gaziers de Yamal – pour siéger au conseil d’administration de Sibur, une société privée de pétrochimie. J’ai accepté. J’étais chargé – cela fera sourire certains, mais c’est ainsi – d’une certaine occidentalisation de l’entreprise, c’est-à-dire d’introduire dans sa gestion des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

Je ne vais pas pouvoir vous en dire beaucoup plus, pour une raison très simple : tout cela a eu lieu à la fin de l’année 2021. J’ai assisté à un conseil d’administration de Zaroubejneft, à un de Sibur, en visioconférence en raison du covid, et dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, j’ai démissionné de ces conseils d’administration.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans le cadre des différents mandats et fonctions éminentes que vous avez exercés, notamment en tant que Premier ministre, avez-vous bénéficié d’une sensibilisation par les services de renseignement sur les risques d’influence et d’ingérence étrangères ?

M. François Fillon. Bien sûr, et concernant un très grand nombre de pays. Je n’emporte par exemple jamais mon téléphone mobile ni mon ordinateur lorsque je me rends en Chine. Ce sont des précautions indispensables et qui valent malheureusement pour un nombre de plus en plus important de pays.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez expliqué les circonstances dans lesquelles vous avez été amené, en 2021, à rejoindre les conseils d’administration de deux entreprises du secteur pétrochimique et pétrolier, à la suite de rencontres et de contacts divers. Ne pensez-vous pas que votre qualité d’ancien Premier ministre de la France a joué un rôle déterminant dans ce recrutement par ces sociétés, dont l’une est détenue à 100 % par l’État russe ?

M. François Fillon. J’imagine que vous aurez à cœur de poser cette question à beaucoup de très hauts responsables, donc certains que vous connaissez bien.

C’est évidemment mon expérience d’ancien Premier ministre et d’ancien ministre qui est souhaitée lorsque je siège dans un conseil d’administration, que ce soit en Russie ou dans une société d’investissement en France.

Il serait quand même utile qu’on reconnaisse qu’avoir été pendant cinq ans chef du gouvernement vous donne une certaine expérience – et pas seulement un carnet d’adresses, comme je le lis si souvent. Quand on a exercé des responsabilités politiques, dans la gestion de grandes collectivités locales puis au gouvernement, on a un savoir-faire, une capacité à gérer des situations difficiles qui sont naturellement recherchés par des entreprises.

Je rappelle que j’ai quitté la vie publique. Je suis une personne privée et je mène ma carrière professionnelle comme je l’entends. Si j’ai envie de vendre des rillettes sur la place Rouge, je vendrai des rillettes sur la place Rouge. L’idée que je n’aurais plus le droit d’avoir quelque activité professionnelle que ce soit parce que j’ai été Premier ministre n’est selon moi pas acceptable. Ce n’est pas du tout ce que vous avez dit, mais c’est ce qu’un certain nombre d’observateurs pensent.

Mais vous êtes fondée à me demander s’il s’agit d’un cas d’ingérence étrangère. Je réponds non, pour trois raisons.

La première est que c’est moi qui suis allé en Russie pour développer mes activités professionnelles, avant que n’éclate la guerre. Ce ne sont pas les Russes qui sont venus me chercher.

Deuxième raison, les entreprises dans lesquelles j’ai accepté de siéger n’ont pas de relations stratégiques avec la France. Sibur lui vend un peu de matériaux qui servent à fabriquer des pneus, et Zaroubejneft rien du tout.

La troisième raison, mais là il faudra me croire sur parole, est que tout mon parcours montre que je ne suis pas sensible aux ingérences étrangères. Mes convictions sur la nécessité d’une relation réaliste entre la France et la Russie ne datent pas de l’époque où j’ai siégé dans des conseils d’administration : elles remontent à 1986, à l’époque où la Russie s’appelait l’URSS. Personne ne peut donc espérer me faire changer d’avis, d’une manière ou d’une autre. Je considère qu’il n’y a là aucune ingérence étrangère.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez vous-même abordé le sujet, certes délicat et sur lequel les avis sont très divers, des pistes de reconversion et d’évolution professionnelle des anciens hauts responsables politiques une fois redevenus des personnes privées. Les règles et les législations sont d’ailleurs différentes d’un État européen à l’autre.

Dans le cas de notre pays, pensez-vous que le délai de trois ans durant lequel un ancien haut fonctionnaire ou responsable politique doit faire valider sa reconversion par une instance déontologique est adapté ?

M. François Fillon. Il me semble que c’est adapté. En ce qui me concerne, c’est beaucoup plus, puisque j’ai quitté mes fonctions exécutives en 2012.

Il serait tout à fait dommageable de cantonner les responsables politiques et administratifs dans le secteur public jusqu’à la fin de leurs jours. Ce n’est pas sain, cela empêche une bonne respiration de la vie politique – on entend trop souvent dire que ce sont « toujours les mêmes », qu’il n’y a pas de renouvellement. L’interaction entre le secteur privé et le secteur public, qui est d’ailleurs la caractéristique de la politique américaine, ne me choque pas.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Que pensez-vous de l’idée selon laquelle pourraient être définis des secteurs économiques, voire des zones géographiques ou des pays, dans lesquels les anciens hauts fonctionnaires ou responsables politiques ne pourraient pas entamer ou poursuivre un parcours professionnel ou de reconversion ?

M. François Fillon. J’y suis totalement hostile. Je ne sais pas si vous vous rendez compte du rétrécissement progressif des libertés individuelles qui se produit, à chaque fois au nom de bonnes raisons.

Soit on est en conflit avec un État, on n’a plus de relations diplomatiques et on le considère comme un pays dangereux. Dans ce cas on ne peut pas y travailler. Soit les relations diplomatiques existent, et je ne vois pas de quel droit un État pourrait interdire à ses ressortissants de travailler avec des pays avec lesquels il n’est pas en conflit.

La situation actuelle est différente, parce que nous sommes en conflit avec la Russie. Il y aurait d’ailleurs beaucoup de choses à dire sur ce conflit, et vous savez que j’ai une opinion qui n’est pas forcément tout à fait la même que ce qu’on entend à longueur d’émissions sur les chaînes d’information en continu. Mais je ne m’exprime pas sur ce sujet parce que, la France étant en conflit avec la Russie, à tort ou à raison, ce qui compte pour moi est l’intérêt de mon pays et je ne ferai donc rien qui puisse gêner son gouvernement dans la gestion de ce conflit. Voilà la règle que l’on doit s’appliquer, plutôt que de demander à une bureaucratie européenne ou française de se mettre à délimiter les régions où les uns ou les autres peuvent travailler.

D’autant qu’il existe une immense hypocrisie dans la manière dont on traite les différents pays.

Ainsi, la Chine étant loin, personne ne considérait qu’elle constituait un problème, alors que son régime est bien plus dur que celui de la Russie. Les choses ont un peu changé depuis deux ans parce que les Américains sont en train de se rendre compte qu’ils vont perdre le leadership mondial et qu’une vraie compétition s’installe – là est d’ailleurs à mon avis le seul véritable risque de conflit mondial. Mais il n’y avait jusque-là pas la même sensibilité en Europe, en particulier dans les médias, entre les deux. Or le régime chinois est bien plus dur : le dire n’est pas une attaque contre la Chine, mais seulement constater qu’elle représente une menace bien plus grande pour notre économie, pour l’économie mondiale et pour notre influence dans le monde que la menace russe.

Et qu’en est-il des pays du Golfe ? S’agit-il de régimes démocratiques ? L’Arabie saoudite et l’Algérie sont-elles des démocraties ? On peut continuer la liste.

Faisons donc attention à la manière dont nous cherchons à encadrer les activités privées, professionnelles, des uns et des autres. Selon moi, la règle doit reposer sur la nature des relations diplomatiques avec le pays visé.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Il est extrêmement intéressant d’avoir le point de vue de quelqu’un qui a été aux affaires pendant cinq ans sur le phénomène des ingérences. Pour vous, où se situe la frontière entre influence et ingérence ? Pouvez-vous la définir ? La France, notamment lors de votre passage à Matignon, a-t-elle parfois franchi cette frontière en s’immisçant dans la vie et les affaires de pays étrangers ?

Lorsque vous étiez Premier ministre, vous est-il arrivé de déconseiller à des membres de votre gouvernement de se rendre dans un pays en raison de risques d’ingérence identifiés par vos services ? Avez-vous conseillé à des parlementaires ou à des ministres de ne pas travailler ultérieurement avec certaines entreprises étrangères du fait des risques que cela pouvait comporter ? Quelles ont été les mesures prises par votre gouvernement et par vos services pour éviter les ingérences étrangères ?

M. François Fillon. Il y a toujours eu des ingérences étrangères et il y en aura toujours. Nous les avons nous-mêmes pratiquées. Au fond, la question est de les identifier et d’être capable de les combattre.

La frontière entre influence et ingérence est par exemple franchie lorsqu’un État appelle à voter pour un candidat à une élection présidentielle, ou finance la vie politique – ce qui n’est plus possible en France mais le reste dans d’autres pays.

Pour le reste, si des télévisions défendent le point de vue de la Russie, du Qatar ou de je ne sais qui, il faut simplement le savoir et faire confiance à la capacité de jugement de nos concitoyens et à pluralité de l’information dans un pays comme le nôtre. La ligne qui ne doit pas être franchie est celle qui consiste à s’ingérer directement par des consignes de vote, par le choix de candidats ou par le financement de la vie politique.

Je n’ai pas le souvenir d’avoir été amené à dire des ministres de ne pas se rendre dans certains pays.

Avec le président Sarkozy, nous nous étions beaucoup interrogés après l’affaire de la Géorgie, en août 2008. Un séminaire franco-russe était programmé à Sotchi au début de septembre – une réunion des deux gouvernements presque au complet qui a lieu tous les ans, comme avec d’autres pays et depuis très longtemps. Compte tenu de ce qui venait de se passer en Géorgie, nous avons très longtemps hésité avant de finalement décider de maintenir cette réunion dans des conditions qui ménageaient une certaine distance.

Cela m’amène d’ailleurs à évoquer un autre sujet. J’entends souvent dire que j’ai des relations personnelles avec le président Poutine. J’ai eu des relations professionnelles intenses avec le président Poutine, mais pas de relations personnelles. Je n’ai jamais participé à quelque manifestation privée que ce soit. Pour moi c’est une ligne qui ne doit pas être franchie, en tout cas tant qu’on est un responsable politique.

Si j’avais des souvenirs de cas d’ingérence française, je ne vous en parlerais pas. Il nous est quand même arrivé de nous mêler un peu de ce qui ne nous regardait pas dans certains pays africains. Au Liban parfois aussi, un peu. J’ai envie de dire que cela continue, avec un succès qui n’est pas fantastique.

Les Anglais sont de grands spécialistes de l’ingérence. Ils disposent d’une diplomatie remarquable et ont – ou avaient – une capacité considérable à agir à travers le monde. Les Américains aussi. Mais je sais bien que ce n’est pas la même chose quand il s’agit d’alliés et non d’adversaires…

Ainsi, au sein du conseil international que j’avais créé pour la société d’investissement Tikehau Capital, où j’avais recruté Avril Haines qui est aujourd’hui la patronne des services de renseignement américains, nous nous étions demandé s’il fallait investir dans l’entreprise chinoise Huawei. Mme Haines et un certain nombre d’autres membres du conseil s’étaient mis à pousser des cris d’orfraie en disant qu’on ne pouvait pas investir chez des gens qui nous écoutent. Je m’étais alors permis de dire que la NSA m’avait écouté pendant cinq ans…

Vous allez me dire que les objectifs ne sont pas les mêmes. C’est vrai, mais enfin il me semble que la question mérite une analyse globale de votre commission, puisqu’elle travaille sur les ingérences étrangères.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Vous dites que vous n’avez pas été concerné directement par une ingérence russe et je comprends votre point de vue. Comprenez-le mien.

Le fait qu’un ancien Premier ministre soit recruté dans des conseils d’administration d’entreprises russes proches du pouvoir, ou en tout cas décrites comme telles, ne fait-il pas finalement de vous le bras de l’ingérence ? Vous vous mettez au service des intérêts financiers russes, proches de l’État russe. Pourquoi vous ont-ils recruté, si ce n’est pour votre carnet d’adresses et pour votre expérience de Premier ministre ? N’est-il pas trop simple d’arguer que vous êtes désormais une personne privée ?

Je dirais la même chose si j’avais devant moi Dominique de Villepin, également ancien Premier Ministre et ancien avocat, et qui a ensuite transformé sa société en société de lobbying international.

Ne pensez-vous pas que votre cas est différent de celui des fonctionnaires de haut niveau, car votre responsabilité était supérieure et que vous aviez connaissance de secrets ? Vous pourriez en faire bénéficier des entreprises, sous couvert du secret professionnel – notamment celui d’avocat.

Le simple fait de travailler pour une puissance économique étrangère ne relève-t-il pas de l’ingérence ?

M. François Fillon. Ce n’est pas du tout mon avis. D’ailleurs, je ne suis pas avocat et donc pas protégé par le secret professionnel. Les entreprises dans lesquelles j’ai – ou plutôt aurais – exercé des fonctions ne recoupent aucun intérêt stratégique de la France et n’entrent pas en compétition avec elle.

J’ai dit tout à l’heure que les entreprises, qu’elles soient russes ou américaines – j’ai aussi siégé dans des conseils d’administration américains – s’intéressent bien évidemment à vous parce que vous avez une expérience globale, une vision du monde, une capacité à en comprendre le fonctionnement, une analyse des situations économiques. Tant que la relation entre la France et la Russie était normale, je ne voyais pas d’obstacle à siéger au conseil d’administration d’entreprises russes.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Vous avez créé la société 2F Conseil en juin 2012, dix jours avant de devenir député – mandat durant lequel vous ne pouviez pas créer une telle société. En 2016, lorsque vous étiez candidat à l’élection présidentielle, nous n’avions pas, ni en tant qu’opposants ni en tant que simples citoyens, la possibilité de savoir qui étaient vos clients, qui finançait directement ou indirectement votre campagne, ou à tout le moins votre train de vie, pour qui vous aviez travaillé et à qui vous deviez, sinon allégeance, du moins reconnaissance pour vous avoir permis d’exercer votre activité.

Pour ma part, j’y voyais un problème de transparence démocratique. Les autres candidats, nous savions qui ils étaient et d’où provenaient leurs moyens ; vous, non. Avec le recul, j’y vois aussi une question de souveraineté et d’indépendance de la France. Nous n’avons pas eu accès au détail de vos clients ni de vos activités. Nous avons simplement appris par la presse qu’il s’agissait du produit de conférences.

J’ai donc deux questions à vous poser : quelles étaient les activités de votre société, aujourd’hui dissoute, ce qui vous délie de contraintes inhérentes au secret des affaires ? Pouvez-vous nous donner le nom des clients qu’elle a eus pendant ses cinq années d’existence ?

M. François Fillon. D’abord, il ne faut pas tout mélanger. Aucune des activités que vous évoquez n’a financé ma campagne. Le financement d’une campagne présidentielle obéit à des règles extrêmement strictes. Mes comptes de campagne ont été validés. Pas un euro de mes dépenses de campagne n’a été financé par mes activités professionnelles.

Ensuite, je pensais que vous étiez un observateur plus attentif de la presse, qui a jeté la quasi-totalité de mes clients en pâture un très grand nombre de fois. Il y a même eu une instruction judiciaire, ce qui m’autorise à être bref sur ce point.

En 2017, le juge d’instruction a inclus dans l’instruction judiciaire me concernant toutes mes activités professionnelles. Tous mes contrats, tous mes clients et tous mes comptes ont fait l’objet d’une analyse de ce juge qui, comme chacun sait, est assez précis dans sa manière de conduire les instructions. Rien n’a été retenu à charge contre moi. Sur toutes les questions liées à mon activité professionnelle, j’ai obtenu un non-lieu. Il s’agit donc d’une chose jugée sur laquelle je n’ai pas de commentaire à faire.

Pour ne pas complètement vous décevoir, je citerai des clients comme Axa, la société de M. Marc de Lacharrière, Total, une banque d’affaires française importante dont le nom m’échappe… En somme, j’ai mené des missions pour plusieurs groupes français importants. J’ai aidé par exemple cette grande banque à racheter une banque allemande en intervenant auprès des autorités allemandes pour aplanir un certain nombre d’obstacles.

Tous ces sujets ont fait l’objet d’une instruction judiciaire et n’ont donné lieu à aucune poursuite.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Sur un autre sujet, nous avons auditionné M. Jean-Maurice Ripert, nommé ambassadeur de France en Russie par le gouvernement qui a succédé au vôtre. Il a indiqué que des membres d’un parti politique français se rendaient en Russie pour financer leurs campagnes électorales. Tout en s’exprimant avec prudence, il a précisé qu’il s’agissait « de représentants de l’ancien parti Front national ».

Avez-vous eu vent de ces pratiques lorsque vous étiez Premier ministre ou ultérieurement ? Considérez-vous que le financement d’un parti politique français par une puissance étrangère est une ingérence ?

M. François Fillon. À la dernière question, je réponds oui, je l’ai dit tout à l’heure. Je n’ai eu aucune connaissance d’une ingérence de ce type lorsque j’étais Premier ministre. Après, je ne sais pas.

Mais vous êtes vous-mêmes engagés dans la vie politique, vous avez vécu des campagnes présidentielles : les règles de financement sont désormais tellement strictes que je ne vois pas comment une puissance étrangère pourrait financer une campagne présidentielle. Autrefois, cela a beaucoup existé. De nos jours, les règles sont très rigoureuses et leur respect est examiné par les autorités compétentes avec une rigueur encore plus grande. Je serais donc très étonné que de l’argent provenant de l’étranger puisse aboutir dans les comptes de campagne d’un candidat.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Comment définiriez-vous les relations entre les entreprises russes pour lesquelles vous alliez travailler et le gouvernement russe ? Vous avez précisé que, Zaroubejneft n’opérant pas en France, vous n’auriez pas été en situation de conflit d’intérêts. De façon un peu triviale et sans faire injure à vos compétences ni à votre capacité à comprendre le monde, pouvez-vous préciser la plus-value que vous auriez apportée à Zaroubejneft, dont les activités sont concentrées en Asie ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser les étapes du processus de votre recrutement ? L’évocation que vous en avez faite est pour ainsi dire très affinitaire : vous avez rencontré le PDG et les choses se sont faites. Pouvez-vous entrer dans le détail ?

M. François Fillon. D’abord, il faut préciser que siéger au conseil d’administration n’est pas une fonction exécutive. Toutes les entreprises du monde ont un conseil d’administration, avec des administrateurs qui y siègent en général de trois à cinq fois dans l’année. Ils apportent leur regard, leur jugement. Ils sont membres du comité d’audit ou censeurs. Ils exercent des fonctions non pas exécutives, mais de contrôle, auxquelles chacun, dès lors qu’il a une certaine compétence et une certaine connaissance du fonctionnement des affaires, peut apporter une plus-value.

Ensuite, la société Zaroubejneft est incontestablement une société d’État. Le processus de mon recrutement a été le suivant : une sollicitation du directeur de l’entreprise ; une discussion sur la mission, par exemple sur ses contraintes et le rythme des réunions ; puis une nomination par décret, car c’est ainsi que cela fonctionne en Russie. Que pouvais-je apporter à Zaroubejneft ? Un regard sur la situation internationale. En Asie, j’ai développé des activités pour le fonds d’investissement français dont j’étais partenaire, notamment au Japon et à Singapour. Depuis que j’ai changé de vie, je vais souvent en Asie.

Quant à la société Sibur, elle est totalement privée. Elle m’a demandé d’être une sorte de référent sur les sujets d’environnement et de gouvernance, ainsi que sur les sujets sociaux. Je ne peux vous en dire beaucoup plus, n’ayant jamais réellement siégé dans ces conseils d’administration.

Je précise d’ailleurs que je n’ai jamais touché un centime d’argent venu de Russie, dans toute ma vie politique et privée. Certes, si j’étais resté membre de ces deux conseils d’administration, j’aurais été rémunéré, comme tout membre d’un conseil d’administration. Mais ayant démissionné dans les conditions que vous savez, je n’ai jamais touché un centime d’argent en provenance de Russie.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous avez évoqué votre travail pour une société d’intelligence artificielle états-unienne. Par ailleurs, vous avez dit à quel point les États-Unis vous semblent pratiquer l’ingérence plus que toute autre puissance.

Travailler pour cette société ne vous plaçait-il pas dans une forme de conflit d’intérêts plus important que pour d’autres, l’intelligence artificielle étant un enjeu stratégique ? Permettre aux États-Unis de maintenir leur situation hégémonique dans ce domaine peut être considéré comme une forme d’aide un peu curieuse.

M. François Fillon. D’abord, j’ai évoqué l’ingérence américaine sous le prisme du principe d’extraterritorialité. Je ne la place pas sur le même plan que l’ingérence de pays autoritaires. Je voulais juste dire qu’il s’agit d’un sujet majeur pour l’économie française et pour l’économie européenne. Au fond, si vous êtes le patron d’une grande entreprise européenne, vous avez deux souverainetés à respecter : la souveraineté nationale et européenne d’une part, et la souveraineté américaine, qui s’impose à vous en tout état de cause. Un livre magnifique a été écrit à ce sujet par un ancien cadre d’Alstom, qui a fait quelques mois de prison aux États-Unis dans des conditions qui, du point de vue juridique, sont parfaitement scandaleuses. Bien entendu, la différence avec la Russie est que les entreprises américaines ne sont pas liées à ce travail d’ingérence : ce sont des entreprises privées dont la plupart n’ont pas de liens avec le gouvernement américain.

Ensuite, l’entreprise au conseil d’administration de laquelle j’ai siégé pendant cinq ou six ans proposait une forme d’intelligence artificielle peu stratégique, même si elle est assez utile. Il s’agissait d’introduire de l’intelligence artificielle dans la relation téléphonique que vous avez avec vos fournisseurs de services – votre banque ou votre opérateur téléphonique par exemple : au lieu de vous proposer « tapez un, tapez deux, tapez trois », l’intelligence artificielle faire remonter toutes les informations vous concernant. Dans notre pays, cela n’est pas très stratégique car nos règles de protection de la vie privée sont très strictes. Aux États-Unis, c’est gigantesque : on peut par exemple connaître le niveau de revenus moyen de l’immeuble dans lequel vous habitez… Sur cette base, le système d’intelligence artificielle essaie de prédire les questions que vous allez poser et surtout d’imaginer les produits que vous pourriez acheter. Encore plus sophistiqué, l’intelligence artificielle choisit l’opérateur le plus pertinent pour vous répondre.

Mme Mireille Clapot (RE). J’ai sursauté lorsque vous avez évoqué les oligarques russes et j’aimerais que vous précisiez vos propos. Vous êtes un bon connaisseur de la vie économique et politique russe. Vous connaissez donc les liens étroits entre oligarques et pouvoir, qui vont de la connivence à la haine et qui ont pu aboutir à des décès surprenants ou à des accidents inexpliqués, et en tout état de cause à des emprisonnements. J’ai donc été un peu surprise de vous entendre minimiser la différence entre les oligarques russes et les chefs d’entreprise occidentaux.

M. François Fillon. Ce que j’ai voulu dire, c’est que vouloir placer le bien d’un côté et le mal de l’autre, la Russie épouvantable parée de tous les défauts face à l’Occident merveilleux et parfait, est une vision évidemment inexacte. Il y a certes en Russie un système économique totalement vertical et dépendant de l’État, mais c’est aussi le cas en Arabie Saoudite, au Qatar, dans les Émirats, ainsi qu’en Chine – de façon un peu plus complexe mais proche.

Traiter tous les chefs d’entreprises russes de la même façon et penser que tous, parce qu’ils sont chefs d’entreprise et ont réussi, sont des gens corrompus et totalement inféodés au pouvoir, est injuste et ne correspond pas à la réalité. Il y a en Russie des chefs d’entreprise de qualité et d’autres qui se sont enrichis dans des conditions discutables, au demeurant assez liées à la manière dont la Russie a été prise en main par les organismes de conseil anglo-saxons lors de la chute de l’Union soviétique. C’est là que tout s’est joué : l’Union soviétique s’est effondrée, beaucoup d’Américains sont venus expliquer aux Russes comme faire fonctionner l’économie libérale et c’est ainsi qu’ont commencé à s’installer les premiers oligarques, en accaparant des richesses qu’ils n’avaient pas contribué à créer par leur intelligence ou leur travail.

Aujourd’hui, il faut distinguer, parmi les responsables russes, ceux qui relèvent de ce schéma et ceux qui sont des gens de qualité. J’ai rencontré notamment dans l’entreprise Sibur tout une classe de dirigeants de moins de quarante ans souvent formés dans les pays occidentaux et tout à fait comparables à ceux qui gèrent les entreprises occidentales.

Telle était la nuance que je voulais apporter. Je ne nie pas du tout qu’il s’agisse d’un système vertical dirigé par le pouvoir. Dans d’autres pays, il l’est par des familles : en Arabie Saoudite ou au Qatar, les membres de la famille royale possèdent toutes les entreprises du pays. C’est une autre façon de concevoir les choses.

Mme Mireille Clapot (RE). Nous avons entamé les travaux de la commission d’enquête en entendant des experts et des universitaires appeler notre attention sur les ressorts humains pouvant amener un individu à céder aux sirènes de la corruption, aux approches et aux tentatives d’ingérence en général. Il s’agit notamment du besoin de reconnaissance et du besoin d’argent. Vous qui avez observé vos compatriotes lorsque vous étiez aux affaires, puis vos partenaires russes, avez-vous constaté des tentatives d’ingérence basées sur ces ressorts humains parmi les personnes que vous avez côtoyées ?

M. François Fillon. Je n’ai pas eu directement connaissance d’ingérences. On imagine bien que des gens puissent être tentés par des propositions financières alléchantes. Autrefois, l’URSS avait d’autres méthodes pour attirer les Occidentaux dans les filets du Parti communiste. Lors de la première mission que j’ai conduite en Union soviétique, nous avons été exposés à ce risque. L’ingérence est certes une réalité, mais je n’ai jamais rencontré d’exemple d’une dimension telle qu’il m’ait été signalé. Pour moi, il ne s’agit pas d’une généralité.

J’ai la conviction profonde que le risque de corruption en Russie est élevé, mais pas plus que dans les autres pays au régime équivalent. Je considère que la focalisation sur la Russie est nocive, car elle nous rend aveugles aux dangers qui sont ailleurs.

Mme Mireille Clapot (RE). L’invasion de l’Ukraine par la Russie a lieu le 24 février 2022 ; vous démissionnez de vos fonctions le 25. Avec quatorze mois de recul, voyez-vous des signes avant-coureurs de cette catastrophe absolue qui auraient pu vous amener à considérer plus tôt que la ligne rouge était franchie, donc à démissionner plus tôt ?

M. François Fillon. Je pourrais vous répondre que les signes avant-coureurs auraient pu nous conduire à prendre des mesures pour éviter cette catastrophe absolue. Toutefois, soucieux de ne pas gêner l’action du Gouvernement par des jugements sur la façon dont toute cette affaire a été gérée, je m’abstiendrai.

Je me suis trompé sur un point et le reconnais bien volontiers : j’étais convaincu que le président Poutine ne passerait pas à l’acte. La veille de l’invasion, j’ai eu une discussion avec le vice-Premier ministre russe en charge de l’énergie dans le cadre de l’organisation, notamment pour CIFAL, d’une sorte de forum ou de colloque réunissant des entreprises russes et toutes les grandes entreprises françaises intéressées par les questions de l’hydrogène et de la production d’hydrogène propre. Si vous vous souvenez du déroulé des événements, une partie des forces russes massées à la frontière avec l’Ukraine pour des exercices avait été retirée. Tout le monde y avait vu le signe d’une forme de détente. Tel était exactement le climat de l’entretien que j’ai eu la veille de l’invasion.

Si l’on y réfléchit, la décision d’envahir l’Ukraine est terrible. Elle est terrible pour tout le monde, mais d’abord pour la Russie, qui a commis une erreur et une faute qui aura des conséquences à très long terme pour elle, pour l’Ukraine et pour l’Europe. Cela ne ressemble pas au président Poutine que j’ai rencontré de manière intense de 2007 à 2012.

Je l’ai revu à deux reprises, dans des manifestations publiques, de 2012 à 2017. Par la suite, je l’ai vu une fois, en 2018. Je participais au Conseil mondial du sport automobile de la Fédération internationale de l’automobile, dont j’étais l’un des vice-présidents et qui se tenait à Saint-Pétersbourg. Le président Poutine, apprenant que j’y étais, a demandé à me voir.

En chemin vers Moscou, n’exerçant plus aucune responsabilité publique, je me suis demandé de quoi nous allions parler. Après avoir passé en revue les thèmes de l’entretien, j’ai choisi de lui dire d’emblée que la situation d’isolement diplomatique dans laquelle la Russie s’installait en raison du conflit au Donbas et de la question de la Crimée était une impasse, et qu’il devait ouvrir le dialogue diplomatique pour essayer d’en sortir.

Je me souviendrai toujours de sa réponse : il m’a regardé d’un air dubitatif et m’a dit : « Ah oui ? Et avec qui parler ? » N’ayant pas suffisamment réfléchi à cette question, j’ai pensé à la totalité des chefs d’État et de gouvernement européens et ai fini par lui dire de parler avec le président Macron. En rentrant de ce voyage, j’ai appelé le président Macron pour le tenir informé de cet échange et lui indiquer qu’il y avait, de mon point de vue, une voie de dialogue avec la Russie qu’il fallait ouvrir. C’est tout ce que je puis vous dire à ce niveau.

Je pense qu’il y avait des solutions pour éviter cette crise. Nous avons réussi à arrêter la Russie en Géorgie ; je pense qu’il était possible de le faire en Ukraine – peut-être pas au moment où nous nous y sommes pris, mais en 2014, lorsque la dégradation des relations a commencé. C’est en 2014 qu’il aurait sans doute fallu être plus actif sur le plan diplomatique. À présent, ce constat ne sert pas à grand-chose. La situation est dramatique, durera longtemps et ouvrira, de mon point de vue, une fracture très importante entre le monde occidental et une grande partie du reste du monde.

Mme Clara Chassaniol (RE). Vous avez dit ne pas avoir été le témoin direct d’ingérences. Toutefois, vous avez été au cœur des liens diplomatiques et politiques entre la France et la Russie du fait de vos activités politiques et professionnelles. Cette expérience vous a-t-elle permis de constater que des partis politiques ou des élus avaient des liens privilégiés avec la Russie, notamment avec ses dirigeants ou ses oligarques, éventuellement de nature à impliquer des ingérences ou une influence sur la politique nationale ou européenne ? Si vous en avez eu connaissance ou si vous avez pu le supposer, quel parti politique ou quelle personne aurait pu être soumis à cette influence ?

M. François Fillon. J’ai suivi l’audition de Jean-Pierre Chevènement, qui a précédé la mienne. Il a eu une remarque très juste : nous faisons comme si la Russie avait été à un moment donné un pays quasi démocratique et qu’elle était soudainement devenue une dictature. Mais la Russie a toujours vécu sous un régime autoritaire, parfois pire qu’aujourd’hui, si tant est que l’on puisse faire des classements en matière de droits de l’homme et de libertés publiques. Que la Russie soit un pays autoritaire n’est pas une soudaine découverte.

Dans l’histoire de la relation franco-russe, il y a eu des partis politiques plus proches de la Russie que d’autres. Ce n’est pas un scoop. Cela a-t-il eu une influence ? Il y a eu une époque où la Russie affichait ouvertement sa volonté de propager la révolution mondiale et où il y avait en France un parti, le Parti communiste, qui affichait sa volonté d’y participer. Ce lien était très fort.

Un ancien inspecteur des finances et diplomate, Alexandre Jevakhoff, vient de publier un livre fascinant sur les relations entre de Gaulle et la Russie. Il donne des exemples tirés d’archives russes récemment ouvertes. Certains échanges montrent que de Gaulle, lorsque la relation avec les Américains devenait compliquée pendant la Seconde Guerre mondiale, se servait de Staline et de la Russie pour contrebalancer les vilenies que lui faisaient les Américains. Il s’agit d’une réalité documentée par les historiens.

Il y a en France des partis politiques qui ont toujours considéré – le mien en faisait partie, je ne sais pas si c’est encore le cas – que nous avons le devoir d’entretenir une relation spéciale avec la Russie, en raison de la géographie et des considérations que j’ai développées tout à l’heure. Avec le président Sarkozy, nous avons conduit les affaires de la France dans cet état d’esprit.

M. Stéphane Vojetta (RE). Je pense comme vous qu’il ne faut pas empêcher les personnes de talent de passer du secteur public au secteur privé et réciproquement : cela est bénéfique pour tous, dès lors que les règles de transparence sont respectées et que les conflits d’intérêts sont évités.

Vous n’étiez plus au gouvernement à la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), en 2013. Avez-vous déjà eu l’occasion de lui soumettre une déclaration de situation patrimoniale ou d’intérêts ? Cette question n’est pas personnelle : j’aimerais simplement connaître votre avis éclairé, en tant qu’expert dans la gestion de fonds d’investissement. Les obligations déclaratives auxquelles sont soumises les personnalités publiques vous paraissent-elles suffisantes pour identifier des conflits d’intérêts ?

M. François Fillon. Je ne sais pas où l’on en est aujourd’hui. Contrairement à une idée reçue, dans le secteur privé, du moins dans le secteur financier, les contraintes sont très élevées. Les contrôles des services de compliance des entreprises sont d’une rigueur extrême. Ils peuvent même virer à l’absurde, par exemple quand ils conduisent à empêcher des établissements financiers d’exercer leurs activités de financement. J’ai le souvenir d’avoir vu un service de compliance refuser un investissement dans une entreprise qui fabriquait des pièces pour les sous-marins nucléaires au motif qu’il n’était pas bien d’investir dans la défense – cela a changé depuis la guerre en Ukraine… Je m’éloigne un peu du sujet des conflits d’intérêts mais c’est pour appeler votre attention sur cette question.

Peut-être est-ce une question de génération, mais j’ai la nostalgie d’une époque où il y avait des arbitres capables de peser le pour et le contre et de prendre leurs responsabilités, au lieu de systèmes automatisés et un peu stupides pesant sur les responsables publics. Par exemple, y a-t-il encore des préfets ? Dans les débuts de ma vie politique, les préfets prenaient des décisions : quand deux services administratifs n’étaient pas d’accord, le préfet était l’arbitre capable de trancher. C’est complètement terminé, car l’arbitre ne veut plus s’exposer à des risques personnels en prenant une décision qui serait un peu « limite » du point de vue juridique. C’est tout le problème soulevé par la HATVP : comment faire pour assurer une grande rigueur dans l’examen des conflits d’intérêts, tout en faisant en sorte que cela ne devienne pas stupide et bureaucratique ?

Par ailleurs, les hommes politiques sont devenus des cibles, pour des raisons tenant tant à la compétition politique qu’au climat social général. Leur patrimoine et leurs activités sont jetés en pâture de façon parfois malsaine.

M. Stéphane Vojetta (RE). Désormais, quand un député est actionnaire d’un fonds, il doit déclarer sa participation dans ce fonds mais pas les actifs dans lesquels celui-ci investit. Pensez-vous que c’est adapté et que cela permet de révéler des conflits d’intérêts potentiels ?

M. François Fillon. Si le député est obligé de déclarer la totalité des entreprises qui sont financées par le fonds, il y a assez peu de chances pour que celui-ci le garde dans ses effectifs…

Est-il possible pour un député d’avoir des activités financières exécutives ? Je ne sais pas. Autrefois, il y avait des tolérances : vous pouviez exercer une profession libérale, avocat ou médecin par exemple, tout en étant parlementaire, mais rien d’autre qu’une profession libérale. C’était une drôle de façon de concevoir les choses : soit on interdit tout, soit on n’interdit rien ! Il n’y a pas des professions nobles et d’autres qui ne le sont pas. Mais tout cela a changé et mes connaissances sur le sujet sont trop datées pour être intéressantes.

M. Stéphane Vojetta (RE). Vous vous êtes montré un fin connaisseur du sujet de l’intelligence artificielle. Je suis donc surpris de l’appréciation que vous portez sur l’influence potentielle de la technologie et des réseaux sociaux sur des élections importantes. Vous avez balayé un peu rapidement, me semble-t-il, les suspicions d’ingérence de la Russie dans le Brexit et dans l’élection de Donald Trump soulevées par l’affaire Cambridge Analytica, en affirmant que les effets ne pouvaient en être que marginaux. C’est sans doute vrai pour le Brexit, adopté avec 1 million de voix d’avance – il aurait fallu faire changer d’avis 500 000 personnes. L’élection de Trump, en revanche, s’est jouée dans deux petits États, à 10 000 ou 15 000 voix près. Dans ces conditions, une action de propagande ciblant très précisément les profils psychologiques et politiques de certains électeurs pourrait faire basculer le résultat.

Lors de l’élection présidentielle de 2017, à laquelle vous participiez, je rappelle que des bots, c’est-à-dire des robots, ont aidé à drainer le trafic des réseaux sociaux pour pousser certaines informations vers certaines personnes. Les réseaux sociaux, en particulier Twitter, Russia Today et Sputnik, ont notoirement pris position contre le candidat Macron en diffusant des « informations » négatives issues des Macron Leaks, tout en étant plutôt discrets dans leur couverture des autres candidats, notamment vous-même, Mme Le Pen et M. Mélenchon. Selon vous, auriez-vous pu être favorisé, à votre corps défendant, par l’interventionnisme de la Russie lors des élections 2017 ?

M. François Fillon. Compte tenu du volume de critiques qui s’est abattu sur moi, je ne vois pas bien où je pourrais voir l’intervention favorable de qui que ce soit. Celui qui a pris le plus gros tombereau sur la tête, c’est quand même moi, et non M. Macron ! Si j’avais été le candidat des Russes et que les Russes avaient été très influents, la quantité d’ordures aurait peut-être été un peu moins élevée.

S’agissant du Brexit et de l’élection de Donald Trump, vous soulevez une question qui est différente et qui dépasse les problèmes d’ingérence : celle de l’utilisation des techniques d’intelligence artificielle au service des campagnes électorales. Et en l’occurrence, à ma connaissance, ce n’est pas la Russie qui est derrière l’affaire Cambridge Analytica.

Quand on connaît la Grande-Bretagne comme je la connais, on sait que le sentiment anti-européen y est historiquement très important. Certes, il peut y avoir une ingérence étrangère, mais on ne peut pas dire qu’elle est précisément la cause du Brexit. Comme chacun sait, j’ai épousé une Anglaise et dès mes premières visites chez elle, j’ai eu droit à chaque repas à la leçon anti-européenne de son père, qui est mort sans jamais changer d’avis sur le sujet.

Concernant l’élection de Trump, si ce que vous dites est exact et que les Américains sont en train de se prémunir contre de tels risques, alors comment Trump peut-il être aussi haut dans les sondages ? Peut-être ai-je tort, parce que je suis trop marqué par les campagnes électorales que j’ai faites avec les instruments de l’époque, mais j’ai du mal devant tous ces observateurs qui considèrent qu’ils savent mieux que le peuple, à qui il faudrait tout expliquer de peur qu’il ne se trompe dans ses choix. L’idée que le peuple n’est pas capable d’analyser, de comprendre, de voir les trucages dans la vie politique est une erreur. Ma conviction, c’est que les Français voient les choses au laser : ils savent exactement qui sont les candidats, quels sont leurs qualités et leurs défauts, et ils s’expriment assez largement en connaissance de cause. Il est très difficile, au fond, de cacher la vérité de ce que l’on est aux électeurs dans une campagne électorale. Je suis peut-être trop confiant dans la nature humaine mais c’est ma conviction.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). Un rapport remis au Président de la République en 2012 appelait dans ses conclusions à créer un espace économique commun entre la Russie et l’Union européenne. Vous avez rappelé que cette proposition n’avait pas été très bien reçue. M. Jean-Pierre Thomas, ancien député des Vosges reconverti dans le privé, qui s’était vu confier la rédaction de ce rapport, a été nommé en 2018 président du conseil d’administration du groupe russe Rusal, leader mondial de la production d’aluminium. Il n’est plus en poste depuis 2019, semble-t-il à la suite de pressions américaines. Ces activités peuvent-elles selon vous remettre en cause la sincérité du rapport qu’il avait remis en 2012, qui pourrait apparaître comme une lettre de motivation avant embauche ?

En tant qu’ancien Premier ministre, au fait des affaires de l’État et de la politique étrangère, ne pensez-vous pas que la reconversion de hauts cadres administratifs ou d’élus français dans des entreprises étrangères, notamment quand celles-ci sont fortement adossées à l’État, est préjudiciable à notre politique étrangère ? L’élément central, selon vous, est la nature de nos relations diplomatiques : n’existe-t-il pas d’autres éléments à prendre en considération, comme la nature des activités ou bien le respect d’un délai de carence important après la fin des activités publiques ?

M. François Fillon. L’idée d’un espace économique commun avec la Russie est bien antérieure à 2012, le président Sarkozy l’ayant mise sur la table en 2008, lorsqu’il présidait l’Union européenne. Honnêtement, je ne me souviens pas du rapport de M. Thomas mais, en 2012, il était déjà un peu tard pour réaliser cette opération.

Au fond, il y avait deux philosophies. Selon la première, plus on aiderait la Russie à se développer, plus il y aurait d’aspiration à une vie politique et sociale libre et apaisée. Selon la deuxième, rien ne serait jamais possible avec la Russie et l’on aurait la guerre froide jusqu’à la fin des temps. Nous, nous considérions qu’une voie était possible. Je pense sincèrement qu’il y a un Poutine d’avant et un Poutine d’après : le président Poutine a d’abord été obnubilé par le développement économique de son pays – cela correspond à la période que j’ai évoquée tout à l’heure. Puis, ses résultats économiques n’étant sans doute pas excellents et surtout le temps passant, son caractère et son comportement ont évolué.

Car le temps est une donnée très importante dans les régimes autoritaires. Ainsi, dans le système assez intelligent inventé par le parti communiste chinois, le président du pays savait que le nombre de ses mandats était limité à deux et qu’ensuite, il aurait une fin de vie confortable dans une jolie maison au bord de la mer. Le président Xi Jinping a mis fin à ce système : c’est une assez grave erreur parce que le problème du dirigeant autoritaire, c’est que plus le temps passe, plus sa sortie du pouvoir devient hypothétique et dangereuse.

Concernant votre deuxième question, je considère que dans un monde ouvert, tant qu’on respecte les règles, il n’y a aucune raison d’empêcher des responsables d’exercer des fonctions privées au motif qu’ils ont eu par le passé une activité publique, à condition naturellement que cela ne soit pas dans des entreprises qui, d’une manière ou d’une autre, constituent une menace pour l’indépendance nationale. Personne ne m’a posé de questions sur l’affaire des bateaux que nous avions décidé de vendre à la Russie. Pour ma part, j’ai toujours défendu, en tant que Premier ministre, une politique consistant à ne pas vendre des systèmes d’armes sophistiqués à des pays dangereux. Le Mistral n’était pas un système d’armes sophistiqué. En revanche, je me suis opposé à la vente de sous-marins à certains pays parce que je considère que moins il y a de sous-marins sous les océans, mieux la sécurité de mon pays est assurée.

Soit on est en paix, soit on ne l’est pas. On ne peut pas faire des découpages, en essayant de ménager nos intérêts, entre ce qui peut être imposé et ce qui ne peut pas l’être. Personne ne m’a interrogé sur les sanctions mais vous savez que j’y suis totalement hostile, pour trois raisons. La première raison, c’est que cela n’a jamais marché : il n’y a pas un seul exemple dans le monde d’un pays important qui a baissé la tête parce qu’on lui a imposé des sanctions économiques.

M. Julien Bayou. Et l’Afrique du Sud ?

M. François Fillon. En Afrique du Sud, ce ne sont pas les sanctions mais la situation intérieure du pays qui a entraîné le changement du régime. Et songez à Cuba : depuis combien de temps le pays est-il visé par des sanctions ?

La deuxième raison, c’est qu’elles ont des répercussions assez désastreuses sur notre économie mais pas forcément aussi graves qu’on le dit sur l’économie d’en face. En Russie, entre 2014 et 2020, tout un pan de l’économie s’est créé pour répondre aux sanctions : la Russie produit aujourd’hui du fromage et de la viande bovine, ce qui n’était pratiquement pas le cas autrefois, et c’est vrai aussi dans bien d’autres secteurs.

La troisième raison est encore plus grave. Il faut se rendre compte que les sanctions viennent toujours du même endroit : les États-Unis et l’Europe. Ce sont les Occidentaux qui imposent des sanctions au reste du monde. Si vous ne ressentez pas à quel point cette politique fait monter dans le monde un ressentiment contre les Occidentaux, alors vous ne voyez pas arriver l’orage qui va malheureusement s’abattre sur nous. Nous ne pouvons plus parler au reste du monde comme si nous étions les maîtres de la classe. Nous avons le devoir de faire preuve d’un tout petit peu plus de compréhension et de tact dans notre manière de traiter le reste du monde. Si une immense majorité de la population mondiale réside dans des pays qui ne s’associent pas aux sanctions contre la Russie, ce n’est pas parce qu’ils soutiennent la Russie mais parce qu’ils ne supportent plus ce qu’ils considèrent comme une forme d’arrogance de la part de pays riches face à des pays plus pauvres.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). S’agissant de la nature des activités, trouveriez-vous normal qu’un ancien ministre de la défense travaille dans une entreprise étrangère du secteur de l’industrie de la défense ?

M. François Fillon. Il y a certainement d’anciens responsables politiques européens qui travaillent dans des entreprises de défense américaines. Mais sans doute pas russes –  d’ailleurs, les Russes n’en voudraient pas. Mais, oui, certains secteurs sont stratégiques, j’en parlais tout à l’heure.

M. Thomas Ménagé (RN). Selon vous, il est aujourd’hui impossible qu’une puissance étrangère finance une campagne électorale en France, mais cela a été possible par le passé. Quand la bascule a-t-elle eu lieu ? À quels cas passés faisiez-vous référence ? Les contrôles de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) sont tels que l’on peut effectivement difficilement imaginer qu’une puissance étrangère parvienne à financer une campagne, mais à quel moment les méthodes et la moralisation ont-ils permis de faire évoluer ces pratiques ?

Par ailleurs, vous avez cité des articles orientés, parlant de manipulation « soft » de l’information. Considérez-vous que la question des ingérences est utilisée politiquement pour salir, pour nuire, souvent sans fondement, afin d’alimenter des cabales médiatiques contre des opposants politiques ?

M. François Fillon. Vous pouvez lire un article me concernant qui donne le sentiment qu’une enquête a été ouverte contre moi concernant des affaires en Russie. Heureusement, quelques journalistes ont poussé un peu plus loin l’investigation et ont conclu qu’il n’y avait pas d’enquête ouverte contre moi sur ce sujet. Mais une fois que le titre est sur les réseaux sociaux, le mal est fait, voilà tout. Je vis avec cela depuis un certain nombre d’années et je ne veux pas aggraver mon cas en faisant des commentaires qui se retourneront contre moi.

S’agissant des campagnes électorales, tout une série d’étapes ont conduit à encadrer et à moraliser leur financement. Cela commence en gros au milieu des années 1980. Avant, il n’y avait aucune règle : c’était l’époque de l’argent liquide. Puis il y a eu les premières décisions en matière de transparence et de limitation des dons. Nous en sommes arrivés à un système d’une telle rigueur qu’encore une fois, je ne vois pas comment un parti politique ou un candidat à une élection présidentielle pourrait intégrer des financements non autorisés dans ses comptes de campagne. Les contrôles de la CNCCFP atteignent un degré de précision tel qu’elle va jusqu’à analyser les factures d’imprimerie pour vérifier si les tarifs pratiqués sont normaux ! C’est un système très spécifique à la France, qui est un des pays les plus rigoureux en la matière. Aux États-Unis, cela ne se passe pas ainsi : on peut financer sans limites, mais tout doit être transparent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand vous avez quitté Matignon en 2012, l’état de la législation permettait-il, selon vous, de protéger les partis politiques, les personnalités politiques et nos démocraties du financement des ingérences étrangères, ou bien n’est-ce que par la suite que la législation l’a permis ?

M. François Fillon. La législation a été durcie, c’est incontestable, mais elle était déjà très claire en 2012. Le montant des participations était limité. Chacun se souvient du sort qui a été réservé aux comptes de campagne du président Sarkozy en 2012… La CNCCFP va très loin dans son analyse. En 2012 déjà, il était quasiment impossible que de l’argent provenant d’un pays étranger serve de manière significative à financer une campagne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’aimerais revenir sur les ingérences contre lesquelles vous avez eu à lutter lorsque vous étiez Premier ministre. L’affaire des écoutes opérées par les États-Unis à l’encontre de plusieurs responsables politiques de pays alliés, dont la France et l’Allemagne, a fait bien sûr grand bruit mais a eu finalement peu de suites, en tout cas publiques. Pour ce qui n’est pas couvert par le secret défense, pouvez-vous nous indiquer quelles mesures ont été prises par votre gouvernement quand ces écoutes ont été connues ? Étaient-elles d’ailleurs connues de votre gouvernement avant que nous en soyons informés ? Avez-vous envisagé des adaptations législatives ou technologiques visant à protéger notre pays de telles écoutes ?

M. François Fillon. Quand les écoutes ont été révélées, nous n’étions plus aux affaires. Mais en vérité, tout le monde trouve cela normal, comme vous l’avez laissé entendre, parce que cela vient de nos amis américains ; c’est dans la nature des choses, en quelque sorte. L’affaire n’a suscité que deux ou trois jours de commentaires et je pense que personne n’a pris de mesures pour sécuriser les communications téléphoniques des membres du gouvernement, par exemple.

Le président Sarkozy et moi-même n’avons jamais utilisé autre chose que nos téléphones portables. On nous avait donné des téléphones cryptés qui étaient tellement compliqués à utiliser que nous ne nous en sommes jamais servis. J’avais souhaité que l’on interdise les téléphones dans certaines enceintes, notamment celle du conseil des ministres, sans réussir à convaincre. Autrement dit, même au conseil des ministres, n’importe qui pouvait écouter n’importe quoi ! C’est un enjeu important, qui mériterait que l’on y soit beaucoup plus attentif.

J’ai entendu, sur une chaîne d’information, un commentaire sur le nombre croissant d’antennes sur les toits des ambassades russes. La belle affaire ! Croyez-vous qu’il n’y en ait pas sur ceux des ambassades américaines ? Allez vérifier sur celle qui est juste à côté ! Et il en va de même pour les ambassades françaises. Tout le monde écoute tout le monde, et chacun le sait. Cela dit, on ne s’en protège pas assez.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre réponse accroît mon inquiétude ! On connaît pourtant votre parcours et les convictions fondant votre engagement… En tant que Premier ministre, quand vous dirigiez l’action du Gouvernement, vous avez donc constaté que les téléphones cryptés n’étaient pas utilisés car c’était trop compliqué, alors même que l’ampleur des systèmes d’information et d’écoutes déployés par les États-Unis à la suite du 11 septembre était déjà connue – ils bénéficiaient d’ailleurs de la coopération d’alliés comme le Royaume-Uni et l’Australie. De l’autre côté, des puissances potentiellement ou directement hostiles utilisaient les mêmes procédés. Même si nous travaillons depuis cinq mois sur la question, je persiste à m’étonner du fait que plusieurs responsables, politiques ou administratifs, aient constaté de tels manquements sans que des dispositions, mêmes basiques, aient été prises pour y remédier.

M. François Fillon. C’est un problème culturel. Les choses sont peut-être en train de changer, mais j’ai l’impression que l’on n’arrive pas, dans le secteur public, à prendre la mesure de cette menace. J’ai constaté, notamment en tant qu’associé du fonds d’investissement dont je vous parlais, que la rigueur était beaucoup plus grande dans le secteur privé s’agissant, par exemple, des téléphones et de l’usage des mails.

La difficulté vient peut-être également du caractère bureaucratique du système de sécurité : quand vous êtes ministre et qu’un officier des services vient vous expliquer qu’il ne faut pas utiliser internet, pas envoyer de mails et pas aller sur les réseaux sociaux, vous avez tendance à écouter d’une oreille et à faire le contraire. Peut-être faudrait-il avoir des équipes plus modernes dans leur approche de la technologie et de l’usage qu’on en fait, car on ne peut pas imposer, dans une société comme la nôtre, une absence totale d’utilisation des réseaux.

Un jour, j’ai fait installer une borne wifi dans des locaux ministériels sans prévenir les services de sécurité : j’ai vu débouler dans mon bureau quatre ou cinq officiers persuadés que quelqu’un avait introduit un système pirate ! Ils avaient raison, il n’était pas raisonnable de ma part d’avoir agi ainsi, mais résoudre ce problème culturel passe par la mise en place de systèmes technologiques qui ne soient pas trop contraignants et permettent aux responsables politiques de rester « branchés ».

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez décrit le droit extraterritorial américain comme un moyen d’influence ou d’ingérence. Effectivement, entre 2012 et 2017, plusieurs entreprises ont eu à connaître de telles ingérences. D’ailleurs, de mémoire, vous en aviez fait un axe notable de votre programme pour l’élection présidentielle de 2017.

M. Montebourg a déclaré, lors de deux auditions, que l’intelligence économique française, censée alerter les décideurs politiques des tentatives d’ingérence en matière économique ou dans des investissements stratégiques, dysfonctionnait gravement en 2012, à son arrivée à Bercy. Partagez-vous ce constat ? Était-ce pour vous, en tant que Premier ministre, un sujet d’inquiétude ? Si oui, avez-vous tenté d’y remédier ?

M. François Fillon. C’est beaucoup plus grave que la question de l’intelligence économique : il est tout à fait inacceptable qu’un pays, fût-il notre meilleur allié, se permette de sanctionner, de mettre sous contrôle des entreprises qui ne dépendent pas de sa souveraineté. J’ai cherché tous les moyens permettant de lutter contre cette pratique.

Le premier consisterait à ce que les Européens se fâchent et engagent un bras de fer avec les États-Unis sur le sujet. Or une grande partie d’entre eux ne l’acceptera jamais.

Le second – c’est celui que j’avais retenu, même s’il était ambitieux, voire utopique – serait de faire de l’euro une monnaie internationale. Comme vous le savez, j’avais voté contre la monnaie unique, mais lors du débat autour de sa création, l’un des arguments mis en avant par ses défenseurs était justement que nous aurions ainsi une monnaie qui serait l’équivalent du dollar. Cela n’a jamais été le cas. En 2013 ou 2014, j’avais réuni un groupe de travail pour étudier les moyens de faire de l’euro une monnaie internationale, avec Michel Camdessus et d’autres personnes ayant exercé des responsabilités éminentes dans le domaine financier. Nous avions bâti un projet. J’avais fait ensuite le tour des ministres européens des finances. J’avais reçu un accueil relativement poli partout, sauf en Allemagne, où Wolfgang Schäuble m’avait répondu : « Tu as parfaitement raison, mais on ne le fera jamais parce que les Américains assurent notre sécurité. » Je n’avais pas intégré cette dimension, en effet.

L’extraterritorialité du droit américain est vraiment insupportable. J’ai parlé de la BNP tout à l’heure : quand j’ai demandé à ses dirigeants pourquoi ils avaient libellé en dollars des transactions avec le Soudan alors qu’ils auraient très bien pu les mener en euros, ils m’ont répondu qu’en procédant de la sorte, ils auraient immédiatement eu à faire face à des mesures de rétorsion aux États-Unis. Comme c’est une banque qui intervient dans le monde entier, elle ne peut pas se permettre de s’attirer l’hostilité de ce pays.

On peut toujours dire que l’administration américaine a à chaque fois une raison de s’en prendre à une entreprise, par exemple Airbus, mais enfin c’est toujours au moment où une grande entreprise européenne est en compétition avec l’une des leurs que les États-Unis prononcent des sanctions contre elle ou lancent des accusations de corruption. On ne peut pas ne pas penser que, dans la démarche des Américains, il n’y a pas seulement une volonté de rigueur et d’éthique, mais aussi celle de favoriser leurs entreprises et leur économie.

D’une façon générale, il est tout à fait insupportable que les pays européens soient pieds et poings liés. Malheureusement, je n’ai pas de solution car celle que j’avais proposée semble s’éloigner. Quant à l’idée que l’Europe puisse exercer une vraie pression sur les États-Unis, avec des mesures de rétorsion, elle est absolument illusoire car l’Allemagne ou la Pologne ne l’accepteront jamais – en tout cas à un horizon visible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je me permets de revenir sur le point particulier de l’intelligence économique, même si j’ai bien compris que vous considérez que le sujet est plus large. Nos auditions nous ont montré que certaines mesures, notamment la loi Sapin 2 et des décisions prises durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, avaient grandement amélioré la situation par rapport à 2012. J’aimerais tout de même connaître votre opinion sur l’intelligence économique au cours de la période précédente.

M. François Fillon. Honnêtement, je n’ai pas le souvenir que nous ayons été très actifs en matière d’intelligence économique. J’accepte tout à fait l’idée que, depuis lors, des progrès aient été enregistrés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’une des faiblesses ou des failles exploitées par le droit extraterritorial américain réside dans les pratiques de corruption de certaines entreprises françaises. Le phénomène a peut-être été exagéré – ce n’est pas à moi d’en juger – mais ces pratiques existaient bel et bien. Les auditions nous ont permis de comprendre qu’un bureau, à Bercy, était informé de certaines d’entre elles, même si, évidemment, il ne les organisait pas. Je ne sais pas si vous connaissiez l’existence de ce service, mais on est en droit de s’interroger sur le fait que l’État et les gouvernements successifs semblent avoir laissé prospérer ces pratiques, que l’on peut estimer condamnables du point de vue moral et éthique et qui sont en tout cas assimilables à de la corruption, alors que la législation américaine était claire depuis les années 1970.

M. François Fillon. Il y a là une immense hypocrisie de la part des États-Unis, car les entreprises américaines se livrent exactement aux mêmes pratiques. Je ne dis pas qu’il ne faut pas lutter contre la corruption, mais que ce n’est pas aux Américains d’imposer leurs règles en la matière aux entreprises européennes – pas plus que ce n’est aux Européens de leur imposer les leurs.

Oui, pour vendre des avions ou des systèmes d’armement, Boeing a certainement utilisé des méthodes condamnables, et des entreprises européennes ont fait la même chose. C’est aux gouvernements concernés de combattre ces pratiques. Ce qui n’est pas acceptable, c’est qu’un gouvernement étranger nous impose ses règles. En effet, on ne pourra jamais être sûr que ce gouvernement est sincère et qu’il agit uniquement pour combattre la corruption, plutôt que pour faire tomber une entreprise européenne qui le gêne. À cet égard, le fait que les sanctions américaines se soient concentrées sur de grandes entreprises françaises en situation de concurrence avec des entreprises américaines est tout de même troublant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans votre introduction, vous avez aussi mentionné des ingérences provenant de la Turquie, du Maroc et de l’Algérie sous la forme de consignes de vote. Pourriez-vous développer ce point ? Sous votre gouvernement, des mesures ont-elles été prises pour contrer, limiter ou empêcher cette forme d’ingérence ?

M. François Fillon. C’est dans cet esprit que nous avions entrepris la création du Conseil français du culte musulman. Il s’agissait de faire en sorte que la religion musulmane échappe progressivement à l’influence de ses parrains, c’est-à-dire, en fonction des nuances de cette religion, la Turquie, le Maroc et l’Algérie. Oui, des consignes de vote ont clairement été données par ces pays à travers leurs responsables religieux. Je ne dis pas que notre réaction a donné un résultat remarquable, mais il est déjà important d’être conscient que le phénomène existe. Car il s’agit d’une ingérence directe : ce n’est pas un fantasme qu’on observe à travers je ne sais quel réseau social.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour la bonne compréhension de tous, vous voulez dire que ces gouvernements étrangers, à travers leurs réseaux d’imams, donnent des consignes de vote pour toutes les élections françaises, par exemple les municipales, les législatives ou la présidentielle ? Cela favorise-t-il un parti plus que d’autres, ou bien cela varie-t-il ?

M. François Fillon. Des consignes de vote ont été données, au niveau local comme au niveau national, en faveur de partis plus favorables au culte musulman, ou qui semblaient l’être. Ces consignes s’annulaient d’ailleurs parfois en raison de l’existence d’obédiences différentes. Quoi qu’il en soit, il s’agissait là d’ingérences considérables compte tenu du nombre de personnes qui pouvaient être sensibles à de telles consignes, à savoir les ressortissants, les anciens ressortissants ou les personnes ayant des attaches avec ces pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Justement, cette information me préoccupe. Cette influence a-t-elle été quantifiée, par vous ou par les services ? Vous êtes-vous interrogé à ce propos avec votre gouvernement ? Certaines élections locales sont serrées. À votre connaissance, des scrutins ont-ils basculé en raison de consignes de vote données depuis l’étranger, dans des territoires où les populations qui pouvaient s’y montrer sensibles étaient en nombre important ?

M. François Fillon. Je ne suis pas en mesure de quantifier le phénomène et ses conséquences. Je ne m’aventurerai donc pas sur ce terrain, mais de nombreux élus locaux, y compris parmi ceux qui sont présents ici, ont constaté que la gestion de certaines mosquées qui dépendent des États en question posait un problème. C’est la raison pour laquelle nous avons essayé de diminuer les ingérences étrangères dans la gestion des lieux de culte en créant le Conseil français du culte musulman et en nous efforçant de bâtir ce que nous appelions l’islam de France.

Mais je ne vous apprends pas l’existence de ces ingérences : ce sont des faits parfaitement connus et documentés, à propos desquels il existe une littérature.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur une de vos réponses qui ne m’a pas paru complète au regard de l’objet de cette commission. Vous avez évoqué les articles de presse. Certains procèdent à des assimilations, certains ont des titres qui circulent partout alors que leur contenu, beaucoup moins accessible, est beaucoup plus nuancé, si ce n’est contraire. La diffusion de tels articles peut avoir une influence sur les processus électoraux, ou tout simplement sur l’information de nos concitoyens ou de leurs relais.

Vous ne souhaitez pas faire de déclarations supplémentaires à ce propos ; c’est votre droit, évidemment. Toutefois, compte tenu de votre expérience, quel regard portez-vous sur l’évolution de la vie politique française au cours des vingt dernières années, notamment dans la manière de faire campagne ? On remarque certaines tensions pendant les périodes électorales. Tous les partis politiques ont été frappés, à des degrés divers. Certains sont accusés d’être favorables au Venezuela, d’autres à la Russie ou aux États-Unis. Des noms d’oiseau et des soupçons s’échangent concernant des personnalités engagées. Selon vous, cette pratique a-t-elle toujours existé ? Existe-t-elle d’ailleurs, ou cette observation est-elle dénuée de fondements sérieux ?

Bref, cette commission d’enquête cherche à établir la réalité des ingérences dans notre démocratie, mais aussi à savoir si l’accusation d’ingérence peut être utilisée pour manipuler l’opinion dans l’autre sens.

M. François Fillon. Ces pratiques ont toujours existé. Dans les campagnes électorales d’autrefois, on accusait les communistes d’être aux ordres de Moscou et les centristes d’être payés par Washington.

Je serai prudent dans ma réponse car je ne suis plus au cœur des choses comme vous l’êtes : mon appréciation n’est donc peut-être pas totalement pertinente. Cela dit, il me semble que, dans le passé, le débat dans la presse était plus contradictoire. Désormais, on a le sentiment que, s’agissant de certains sujets, un papier sorti à huit heures va se propager toute la journée sur tous les autres sites de journaux, chaînes d’information et réseaux sociaux avec une certaine forme d’unanimisme.

Je lis beaucoup la presse américaine. Si je prends l’exemple de la guerre en Ukraine et de la situation en Europe, je suis frappé par le fait que le débat y est beaucoup plus ouvert : on y lit des arguments pour et des arguments contre, alors même que les États-Unis sont le pays le plus engagé dans le combat contre la Russie. Chez nous, j’ai beau chercher, les médias sont unanimes, ce qui n’est jamais bon. En disant cela, je ne porte pas de jugement sur le conflit : je dis simplement qu’il n’est jamais bon que la quasi-totalité d’un système médiatique défende la même thèse.

Je vois là peut-être une détérioration par rapport à ce que j’ai connu dans le passé. Autrefois, il y avait un débat contradictoire violent, et chacun allait vers le média dans lequel il avait confiance et dont il pensait qu’il défendait ses idées. Aujourd’hui, sur certains sujets, notamment ces accusations que vous avez évoquées contre des partis qui seraient vendus à je ne sais qui, il y a une certaine forme d’unanimité.

 

La séance est levée à dix-neuf heures cinquante-cinq.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Nadège Abomangoli, M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Julien Bayou, Mme Clara Chassaniol, Mme Mireille Clapot, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Hélène Laporte, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Kévin Pfeffer, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Stéphane Vojetta.

Excusé. – M. Charles Sitzenstuhl.

Assistaient également à la réunion. – M. Frédéric Cabrolier, Mme Annie Genevard, M. Hervé de Lépinau.