Compte rendu

 Commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences

 

– Audition ouverte à la presse, de M. Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion 2

– Audition ouverte à la presse, de M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, chargé des Transports              15

– Audition ouverte à la presse, de Mme Élisabeth Borne, Première ministre, en tant qu’ancienne ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion et ancienne ministre auprès du ministre d’État, ministre de la Transition écologique et solidaire, chargée des Transports              27

– Présences en réunion................................44

 

 


Jeudi
25 mai 2023

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 30

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Benjamin Haddad,
Président de la commission
 


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Jeudi 25 mai 2023

La séance est ouverte à neuf heures trente.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

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La commission d’enquête entend M. Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion.

M. le président Benjamin Haddad. Nous avons l’honneur d’accueillir M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion.

Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Le 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont publié ce qu’il est désormais convenu d’appeler les Uber files, en s’appuyant sur 124 000 documents internes à l’entreprise américaine, datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé les méthodes de lobbying de la société Uber pour implanter en France, ainsi que dans de nombreux autres pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer les taxis dans le transport public particulier de personnes (T3P), secteur qui leur était jusqu’alors réservé.

Notre commission d’enquête a deux objets : d’une part, identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’établir en France et le rôle des décideurs publics de l’époque. Elle formulera ensuite des recommandations quant à l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’ubérisation dans notre pays et les réponses, apportées ou à apporter, par les décideurs publics.

Dans ce cadre, nous avons beaucoup travaillé sur les nouvelles formes d’emploi nées du développement des plateformes numériques, à l’instar du statut d’indépendant, très souvent dévoyé – il s’agit de salariat déguisé. Ce dévoiement donne lieu à des requalifications par le juge, comme l’ont rappelé les représentants de la Cour de cassation que nous avons entendus. Plusieurs plateformes ont été, par ailleurs, pénalement sanctionnées, grâce à l’action de l’inspection du travail, dont les effectifs ont été récemment renforcés – le directeur général du Travail et son adjointe l’ont signalé à l’occasion de leur audition.

Le dialogue social et le renforcement des droits des travailleurs des plateformes sont des sujets majeurs. Grâce aux nombreuses auditions – plus d’une soixantaine – que nous avons menées, nous avons pu constater qu’à la suite des propositions de Jean‑Yves Frouin et du travail de la task force Mettling , le Gouvernement a engagé une réforme inédite, avec la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi – l’Arpe –, le 21 avril 2021. Les premiers accords sur le tarif minimal des courses – pour les VTC et les livreurs – et sur les modalités de rupture du lien commercial entre plateformes et livreurs ont pu être négociés et signés, ainsi que l’agenda social 2023. Nous avons également abordé le management algorithmique – instauré par les plateformes numériques –, la compatibilité des algorithmes avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), le manque de transparence de ces algorithmes pour les utilisateurs ainsi que les risques et les conséquences de la collecte massive de données par Uber et les entreprises du même type.

En tant que ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, ces sujets vous préoccupent autant que notre commission d’enquête. Nous souhaitons connaître votre vision et celle du Gouvernement, notamment quant aux conséquences du développement des plateformes numériques sur le travail en France.

Tout d’abord, pensez-vous que l’État a les moyens de contrôler l’impact de l’ubérisation sur l’organisation du travail et sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes numériques ?

Ensuite, l’Arpe, créée le 21 avril 2021, est-elle adaptée aux enjeux dont nous parlons, alors que son champ d’intervention est limité à certaines plateformes de mobilité ?

Enfin, la négociation en cours sur le projet de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail via une plateforme pourrait-elle être l’opportunité de réguler les relations de travail au sein de ces plateformes, au bénéfice des travailleurs, tout en assurant les conditions d’une concurrence saine et non faussée et la création d’emplois ? Dans l’affirmative, pouvez-vous nous préciser quelle est la position du Gouvernement sur les propositions de la Commission européenne relatives à la présomption de salariat ?

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle, monsieur le ministre, que cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Olivier Dussopt prête serment.)

M. Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion. Je souhaiterais faire une remarque préalable avant de répondre à vos questions : je n’étais pas membre du Gouvernement lors de l’implantation d’Uber, puisque je n’occupe les fonctions qui sont les miennes que depuis un an, et l’entreprise est désormais bien en place, si je peux me permettre cette appréciation qualitative.

Les administrations de mon ministère et de mon cabinet ont, dans le cadre normal de leur travail, tant sous ma responsabilité que sous celles de mes prédécesseurs, rencontré des représentants des plateformes, d’Uber notamment. En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu de contact direct avec eux. J’aurais cependant pu en avoir, dans l’exercice de mes fonctions actuelles ou précédentes, car de tels contacts permettent de mener des politiques publiques plus performantes, en phase avec les réalités économiques et sociales. Je ne porte aucun jugement de valeur sur le principe de telles rencontres. Simplement, les réformes que j’ai menées rue de Grenelle depuis ma nomination n’en justifiaient pas.

Mes réponses s’articuleront autour de trois points : le premier concerne l’encadrement de l’activité des plateformes et la position du ministère du Travail à cet égard ; le deuxième a trait au positionnement de l’inspection du travail par rapport au travail de plateforme et aux entreprises concernées ; le troisième porte sur les relations entretenues entre le ministère – cabinets et services – et les plateformes.

S’agissant du premier point, quatre éléments doivent être soulignés : la loi ; le dialogue social ; la jurisprudence ; le droit de l’Union européenne.

Pour ce qui est de la loi, depuis 2016, les gouvernements successifs ont construit progressivement un socle de droits pour les travailleurs des plateformes. Ainsi, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri », a posé une première pierre en créant une responsabilité sociale des plateformes à l’égard des travailleurs recourant à leurs services. L’idée est la suivante : bien qu’indépendants, ces travailleurs dépendent pour partie des conditions d’activité fixées unilatéralement par les plateformes, qui déterminent notamment les caractéristiques et les prix des prestations ou des biens fournis par ces travailleurs. Les plateformes ont donc une responsabilité sociale vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes, laquelle s’exerce par la prise en charge des cotisations d’assurance volontaire en matière d’accidents du travail, de la contribution à la formation professionnelle et des frais d’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience. Un travailleur peut aussi bénéficier de cette prise en charge s’il a réalisé sur la plateforme un chiffre d’affaires au moins égal à 13 % du plafond annuel de sécurité sociale, soit, en 2023, 5 718 euros. La « loi El Khomri » a également instauré l’équivalent d’un droit de grève pour les travailleurs indépendants ayant recours à une plateforme ainsi que la liberté de constituer une organisation syndicale et d’y adhérer. Notre majorité a ensuite continué à protéger les travailleurs par le biais de la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (« LOM »), qui oblige, entre autres, les plateformes à communiquer, pour chaque proposition de course, la distance et le prix minimal. Ainsi, les travailleurs indépendants n’ont plus à accepter d’offrir un service dont ils ignorent la nature et la rémunération, ce qui a contribué à améliorer leur protection. Cette obligation est assortie d’une série de protections dans le code des transports, dont le droit de refuser une prestation ou encore la garantie de ne pas subir de représailles. En outre, la « LOM » améliore considérablement le droit à la formation des travailleurs indépendants, en rendant, par exemple, obligatoire l’abondement du compte personnel de formation (CPF) par la plateforme, au-delà d’un certain chiffre d’affaires.

Le deuxième élément du cadre normatif est le dialogue social que la France a choisi pour améliorer les droits des travailleurs des plateformes. Il s’agit d’une spécificité de notre pays, que nous défendons dans le cadre des discussions européennes, sur lesquelles je reviendrai. C’est un choix de confiance dans la concertation entre les représentants des travailleurs et ceux des plateformes: c’est le pari du dialogue et du consensus. L’objectif de la concertation est d’élaborer des droits et d’assurer le développement économique du secteur, sans remettre en cause les statuts existants. Il revient toujours au juge, qui apprécie au cas par cas, de requalifier le statut d’un travail, dont les conditions d’exercice ne s’apparentent pas à celles propres à un indépendant.

En application de la « LOM », plusieurs ordonnances ont été prises pour encadrer ce dialogue social. La première est celle du 21 avril 2021, qui instaure le principe d’un dialogue social entre plateformes de la mobilité et travailleurs qui y recourent. L’article L. 7345-1 du code du travail a créé l’Arpe, qui est chargée d’organiser le dialogue social dans le secteur. Sous la double tutelle de mon ministère et de celui des Transports, l’Arpe permet aux plateformes de disposer d’un tiers de confiance qui facilite l’instauration et la conduite du dialogue. Son financement est assuré par une taxe acquittée par les plateformes. Cette ordonnance a également organisé la représentation des travailleurs de plateformes selon le principe d’une élection nationale ; à l’occasion des élections de mai 2022, sept organisations de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) et quatre organisations de livreurs ont été reconnues comme représentatives. Les taux de participation ont été faibles – 1,83 % pour les livreurs et 3,9 % pour les VTC – mais ils ne remettent pas en cause la légitimité des représentants, puisqu’il s’agissait de premières élections, organisées dans un secteur qui n’est ni habitué ni sensibilisé au dialogue social. Par ailleurs, la faible participation peut être relativisée puisqu’elle n’a pas atteint 5,5 % lors des dernières élections dans les très petites entreprises (TPE). Gageons que les prochaines élections, organisées en 2024, seront l’occasion de mieux faire connaître ce scrutin et ses enjeux. L’ordonnance prévoit aussi plusieurs mesures pour les représentants de travailleurs de plateformes : ils sont protégés de la baisse d’activité liée à l’exercice de leur mandat ; ils bénéficient d’heures de formation et de délégation pour exercer leur mission, qui sont prises en charge et compensées forfaitairement.

Une deuxième ordonnance, prise le 6 avril 2022, fixe les modalités de représentation des plateformes de mobilité pour les VTC et les livreurs. La représentativité, précisée à l’article L. 7343-22 du code du travail, résulte, à la fois, du nombre de travailleurs et du montant total de leurs revenus d’activité. Dans le secteur des VTC sont ainsi reconnues, depuis septembre 2022 : l’association des plateformes d’indépendants (API), représentative à hauteur de 60,53 % et dont sont membres Uber et Caocao ; la fédération française du transport de personnes sur réservation (FFTPR), à hauteur de 39,47 %, qui regroupe notamment Allocab, Bolt, FreeNow, Heetch, LeCab et Marcel. Pour ce qui est des livreurs, seule l’API est représentative ; elle regroupe Deliveroo, Stuart et Uber Eats notamment. L’ordonnance établit également les règles du dialogue social en créant une commission pour la négociation des accords sectoriels ainsi que leurs conditions de validité. Quant à l’article L. 7343-29 du code du travail, il prévoit qu’un accord de secteur signé par des organisations de travailleurs totalisant plus de 30 % des suffrages exprimés, homologué par l’Arpe, sera rendu obligatoire, à condition que l’accord soit accepté par des organisations qui représentent la majorité des travailleurs de plateforme. L’ordonnance prévoit enfin des obligations de négociation pour favoriser la conclusion d’accords annuels sur au moins un des quatre thèmes centraux du secteur, à savoir : la détermination des revenus des travailleurs ; les conditions d’exercice de l’activité professionnelle, notamment en matière de temps de travail ; la prévention des risques professionnels et les dommages causés à des tiers ; les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels.

Ce choix de faire confiance au dialogue social a permis d’enregistrer une première réussite : du côté des VTC, les organisations représentatives ont signé un accord, le 18 janvier 2023, qui fixe un revenu minimal de 7,65 euros net par course, ce qui représente une hausse de 27 % du tarif le plus bas pratiqué sur le marché. C’est sur l’entreprise Uber que cet accord aura le plus de répercussions, puisque les autres acteurs avaient déjà aligné leurs minima auparavant. Ce premier accord ne met pas un terme à la discussion sur les revenus sur lesquels il prévoit d’ailleurs des négociations sectorielles début 2023. Il démontre cependant la volonté des acteurs de trouver un consensus et la pertinence du choix que nous avons fait en faveur du dialogue social.

Pour ce qui est des livreurs, trois accords ont été proposés par l’API, le 20 avril 2023 : le premier crée de nouveaux droits, plus protecteurs pour les livreurs, en amont et en aval de la rupture du lien commercial à l’initiative de la plateforme ; le deuxième instaure un revenu minimal garanti horaire de 11,75 euros ; le troisième alloue des ressources supplémentaires aux représentants des travailleurs indépendants. Il s’agit, là aussi, d’une réussite du dialogue social et d’une première étape qui illustre une dynamique positive dans ce secteur d’activité.

Troisième volet du cadre normatif : l’état de la jurisprudence, laquelle est plus importante dans ce secteur que dans d’autres, notamment du fait du rôle crucial que joue le juge prud’homal. La définition du lien de subordination et de la relation de salariat lui revient ; elle fait l’objet d’une appréciation au cas par cas, en fonction de l’analyse d’un faisceau d’indices par le juge. Depuis l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, dit Société générale, du 13 novembre 1996, le lien de subordination est défini comme l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Ce raisonnement s’applique à tout travailleur qui sollicite la reconnaissance d’un lien de subordination, donc à ceux des plateformes qui souhaitent une requalification de leur statut d’indépendant en statut de salarié. Ces critères se retrouvent dans les arrêts récemment rendus par la Cour de cassation, à l’encontre d’Uber notamment, le 4 mars 2020, ou contre Take Eat Easy, le 28 novembre 2018.

Autre exemple : dans son arrêt du 25 janvier 2023, également à l’encontre d’Uber, la chambre sociale de la Cour de cassation a estimé, conformément à sa jurisprudence constante, que la détermination par la plateforme des conditions d’exécution du travail constituait un indice de subordination. À l’inverse, elle a considéré, dans un arrêt du 13 avril 2022, qu’il n’y avait pas de contrat de travail entre un travailleur et la plateforme Voxtur, au motif qu’elle manquait d’éléments pour caractériser l’exercice au sein d’un service organisé. Le droit protège donc les travailleurs des plateformes comme il le fait pour tous les autres, en tenant compte de la singularité et de la complexité de chaque cas.

Le droit de l’Union européenne est le dernier pilier de l’encadrement des plateformes de mobilité. La proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme est en cours de discussion au sein du Conseil des ministres du travail de l’Union européenne après avoir fait l’objet d’un vote au Parlement européen, en février 2023.

Ce projet de directive s’appuie sur le statut afin d’établir une présomption de salariat – des critères permettraient de caractériser une relation de subordination entre un travailleur et une plateforme.

L’enjeu pour nous est de pouvoir concilier le cadre européen avec le dispositif que nous avons bâti en France. Nous regrettons que le texte présenté le 8 décembre 2022 par la présidence tchèque au Conseil des ministres « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » (Epsco) ne soit pas parvenu à réunir une majorité qualifiée. Nous étions prêts à le voter, même s’il impliquait de très grandes concessions par rapport au modèle français – nous l’avons dit lors de la réunion du Conseil et publiquement. Nous nous sommes engagés sur une voie singulière et équilibrée – celle du dialogue social – qui permet d’encadrer le développement économique des plateformes et d’assurer la création de nouveaux droits, définis par les représentants des travailleurs, tout en protégeant le statut des véritables travailleurs indépendants. Cette voie, que nous défendons devant nos partenaires européens, représente un point d’équilibre au sein du Conseil. Elle exige une définition suffisamment précise des critères de la présomption de salariat, prévue dans le projet de directive, pour préserver les statuts existants et le modèle français de négociation collective. Nous restons mobilisés pour aboutir au meilleur texte possible afin d’améliorer les droits de millions de travailleurs de plateformes en Europe et de lutter contre les faux statuts d’indépendants.

Le prochain conseil Epsco se tiendra le 12 juin ; la présidence suédoise a prévu – je crois que l’ordre du jour n’est pas encore arrêté – de procéder à un vote non pas sur la directive, mais sur une orientation générale. Je ne sais pas si ce point restera à l’ordre du jour, dans la mesure où la réunion du Comité des représentants permanents (Coreper), qui s’est tenue hier pour préparer ce prochain conseil, a mis en lumière des positions très différentes entre les États membres. Il ne s’agit pas de divergences entre ceux qui seraient pour ou contre ce projet de directive, mais de prises de position singulières, qui conduisent à la constitution de trois ou quatre blocs d’États.

Le deuxième sujet est celui du rôle de l’inspection du travail. Les plateformes font l’objet d’un contrôle précis dans le cadre de son plan d’action et du plan national de lutte contre le travail illégal 2020-2022 (PNLTI), lequel avait fait de la lutte contre les faux statuts une priorité pour les services déconcentrés de l’inspection du travail. Le plan national d’action de l’inspection du travail pour 2023-2025 renouvelle cette priorité, tandis que le PNLTI pour
2023-2027 – que j’ai présenté aux partenaires sociaux lundi 22 mai – fait de la lutte contre les fraudes par les plateformes de mise en relation l’un des principaux objectifs de l’inspection du travail. Celle-ci a pour mission de vérifier la réalité du statut de travailleur indépendant. Si le contrôle et les investigations – qui peuvent être assez longues à mener – révèlent une relation de subordination entre le travailleur, déclaré indépendant, et la plateforme, l’inspection du travail en tire les conséquences juridiques. Elle engage les démarches qui lui paraissent appropriées – elles peuvent aller jusqu’à une procédure pénale, notamment pour dissimulation d’emploi salarié. Sur ce dernier point, l’article 17 de la convention fondamentale n° 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT) précise que : « Il est laissé à la libre décision des inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites. » Il n’appartient donc à aucune autorité publique, même juridictionnelle, ni à un quelconque tiers de tenter d’infléchir les suites à donner.

La lutte contre les faux statuts peut conduire, si le faisceau d’indices est suffisant, à établir un procès-verbal pour prêt illicite de main-d’œuvre et travail dissimulé, sans impact immédiat sur la situation individuelle du travailleur qui a fait l’objet d’un contrôle. La requalification de la relation de travail relève du juge du contrat, c’est-à-dire du conseil des prud’hommes, et non pas de l’inspection du travail. Si, à l’issue du contrôle, le statut de travailleur indépendant est avéré, l’inspection du travail n’a pas de compétence matérielle pour intervenir – en dehors des dispositions spécifiques applicables aux travailleurs indépendants –, à l’exception de celles prévues aux deux articles suivants du code du travail : l’article L. 4535‑1 relatif à la coordination des interventions sur les chantiers de BTP en matière de santé et de sécurité au travail ; l’article L. 7341-1 et les suivants qui concernent le droit des travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique, dont j’ai tout à l’heure rappelé le contenu. L’intervention de l’inspection du travail se concentre donc sur le contrôle de la réalité du statut invoqué par le travailleur et la plateforme.

Depuis 2016, dix-huit plateformes – dont huit de mobilité – ont fait l’objet de contrôles approfondis en matière de travail illégal et, plus particulièrement, de faux statuts. Depuis la même année, Uber a été contrôlé à trois reprises : deux fois pour Uber Eats, une fois pour Uber VTC. Les inspecteurs du travail étant, en outre, des agents de constat, ils sont amenés à contrôler directement les chauffeurs de VTC au cours de prestations. Ces contrôles sont enregistrés au titre de l’identité du travailleur indépendant ; il n’est pas toujours possible d’affilier celui-ci à une plateforme.

En 2021, vingt-six contrôles – qui concernaient 426 travailleurs – ont été effectués dans plusieurs régions, soit un échantillon représentatif des plateformes de rattachement Uber Eats, Deliveroo ou Just Eat. Ils ont permis, par échantillonnage, d’évaluer à 14,79 % la pratique de sous-location de comptes sur l’ensemble du territoire national. Des procédures pénales ont été engagées à l’encontre des titulaires de comptes qui agissaient en tant qu’employeurs ne déclarant pas leurs salariés, l’emploi illégal de livreurs en sous-location étant considéré comme du travail dissimulé. Je ne peux que rappeler le principe clair et sans nuance d’indépendance de l’inspection du travail dans l’exercice de ses fonctions. Uber, comme toutes les plateformes ou n’importe quelle autre entreprise, ne peut faire l’objet, en France, d’un traitement différencié. L’inspection du travail détermine les contrôles à mener, notamment dans le cadre des orientations nationales données par la Direction Générale du Travail (DGT). Elle ne peut donc pas être mobilisée à loisir et dispose de toute latitude quant aux suites à donner. Cette indépendance est une garantie essentielle à laquelle, j’en suis sûr, est attachée la représentation nationale.

Enfin, pour ce qui concerne les relations entre les représentants des plateformes et le ministère, elles donnent corps à la concertation ; elles permettent, brique par brique, de construire le cadre juridique du secteur. Tous les grands acteurs ont été régulièrement consultés sans qu’aucune relation privilégiée ou exclusive n’ait été entretenue, pas plus avec Uber qu’avec d’autres. Ces relations n’ont rien d’exceptionnel et les échanges – plus fréquents que ne le laissent supposer certaines observations – ont eu lieu, pour l’essentiel, avec les cabinets et les administrations, comme il est d’usage. Des concertations formelles ont, en outre, été organisées lors de la rédaction des ordonnances. Je n’ai quant à moi – comme je l’ai déjà précisé – jamais rencontré de représentant d’Uber. En revanche, je le répète, les administrations du ministère et mon cabinet ont reçu à plusieurs reprises des représentants de plateformes, dont Uber, à propos de réformes diverses. Les principales plateformes de livraison de repas ont été convoquées au ministère à de multiples occasions. Ces réunions ont abouti à la signature d’une charte de lutte contre la fraude, en mars 2022, avant que je prenne mes fonctions. L’objectif de ces échanges est d’éradiquer le travail dissimulé et la sous-traitance en cascade, dont l’un des effets est l’absence totale de protection sociale des travailleurs.

Pour conclure, j’aimerais dire à nouveau combien il est, selon moi, normal et même nécessaire d’entretenir des contacts avec ces acteurs, pour les associer aux politiques publiques et aux réformes engagées, mais aussi pour bien mesurer les effets qu’ils ont sur l’organisation du marché du travail. Se passer de ces échanges avec les entreprises n’est ni possible ni souhaitable ; j’invite donc à une certaine prudence quant à la manière dont le doute est, parfois, jeté sur la nature des relations qu’entretiennent la société civile et les décideurs.

M. le président Benjamin Haddad. Pouvez-vous nous expliquer dans quelle mesure les différentes décisions de requalification qui sont prises par le juge – Cour de cassation, prud’hommes – doivent engager, ou non, l’acteur public à procéder à des requalifications massives de travailleurs indépendants de plateformes en salariés de ces mêmes plateformes ?

S’agissant des plateformes de livraison, pouvez-vous nous préciser le périmètre de la charte de lutte contre la fraude signée avant votre arrivée au ministère ? Vous paraît-il opportun d’aller plus loin en matière de protection sociale des travailleurs et de lutte contre la fraude ?

M. Olivier Dussopt, ministre. En ce qui concerne les requalifications prononcées par la justice – par les prud’hommes ou par d’autres instances –, nous considérons que ce n’est pas à l’acteur public de requalifier. Le choix que nous avons fait – ce que je qualifie, parfois un peu vite, de présomption d’indépendance – consiste à considérer que les travailleurs qui s’inscrivent sur les plateformes, lorsque ces inscriptions se font volontairement, sont des indépendants qui souhaitent travailler en s’appuyant sur des plateformes. Mais il laisse également la possibilité au juge de requalifier, soit parce qu’à l’issue d’un contrôle, un lien de subordination a été avéré – il appartient alors à l’inspection du travail de saisir les juridictions qui, ensuite, font leur travail –, soit parce qu’un travailleur de plateforme considère que ce lien de subordination existe et qu’il demande lui-même une requalification de son contrat. Ce n’est pas à l’État ou à un autre acteur public de procéder aux requalifications.

S’agissant de la charte signée en mai 2022, elle a notamment pour objectif la lutte contre la sous-traitance irrégulière, en particulier la sous-traitance de compte – situation dans laquelle des travailleurs sont à peine rémunérés et absolument pas protégés – en contrôlant mieux l’authenticité des documents – la validité des titres de transport par exemple. Il s’agit de faire en sorte que l’ensemble des plateformes de livraison assurent le suivi des actions qu’elles mènent.

Nous pouvons toujours aller plus loin. Nous le ferons en mettant en œuvre les priorités et les mesures annoncées lundi 22 mai, dans le cadre du plan national de lutte contre le travail illégal, que mes services tiennent à la disposition de votre commission. Pour ce faire, il faut mobiliser l’Urssaf, le comité opérationnel départemental antifraude (Codaf), qui permet une action coordonnée des services de l’État, et l’ensemble de ceux qui peuvent procéder à des contrôles. Pour aller plus loin, il faut aussi s’appuyer sur le dialogue social et faire confiance aux représentants des livreurs et des plateformes de livraison pour que les trois accords proposés par l’API – qui sont encore en cours de signature – viennent renforcer la charte sociale signée par les différents acteurs.

Pour résumer, il a été utile que l’État prenne l’initiative et suscite le dialogue entre les parties, qui a abouti à une première charte sociale. Le dialogue étant installé, il nous semble plus logique que les acteurs concernés prennent le relais, à charge pour l’État d’encourager de tels accords et de veiller à leur bonne application. Nous faisons confiance au dialogue social qui, en quelques mois seulement, a porté ses premiers fruits.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Monsieur le ministre, si l’on suit votre raisonnement, pourquoi des entreprises continueraient-elles à employer des salariés, avec toutes les obligations que cela implique – cotisations sociales, contribution à notre régime de retraite, respect du code du travail – si elles peuvent maintenir un lien de subordination avec eux en s’affranchissant d’une grande partie de ces obligations – c’est le cas des travailleurs indépendants ? Votre dispositif législatif n’est-il pas un cheval de Troie qui permettra de détricoter le salariat, de défaire le code du travail qui, je le rappelle, a été conquis de haute lutte, en 1910, après nombre de grèves ?

Lors des auditions menées par la commission, nous avons eu l’occasion d’entendre les responsables d’Uber et ceux d’autres plateformes. Tous ont parfaitement conscience que la relation de subordination est une évidence et que, de décision de justice en décision de justice, ils perdent et sont contraints de requalifier les travailleurs indépendants en salariés. Quelle est leur stratégie ? Trouver un tiers statut, à mi-chemin de ceux d’indépendant et de salarié, tout en prétendant défendre le dialogue social. Les responsables d’Uber ont ainsi présenté leur livre blanc A Better Deal, dans lequel notre pays est d’ailleurs cité en exemple. Ils précisent par exemple que la France a achevé « une série de réformes qui ont poussé le secteur à garantir une plus grande transparence et un meilleur contrôle des travailleurs indépendants, tout en leur offrant davantage de protections telles qu’une assurance obligatoire et une formation professionnelle ». C’est exactement ce que vous avez fait valoir dans votre propos liminaire. Les responsables d’Uber ont publié ce document avant la création de l’Arpe mais ils savaient déjà que la France empruntait la voie du dialogue social. Celui-ci apporte certes de nouveaux droits aux travailleurs mais il permet surtout de protéger les plateformes contre la requalification de leur main-d’œuvre indépendante en main-d’œuvre salariée.

Ensuite, la Commission européenne s’est prononcée en faveur d’une directive instituant une présomption de salariat ; le Parlement européen est quant à lui favorable à une présomption de salariat réfragable. Lors de votre audition sur l’avant-projet de loi relatif à France Travail, vous avez, en revanche, assumé votre préférence pour la présomption d’indépendance. Faute de débat, à l’Assemblée nationale, sur la position de la France sur la directive, nous avons auditionné le secrétaire général aux affaires européennes (SGAE). Nous avons bien compris que la France cherche à torpiller la directive sur la présomption de salariat – en ajoutant des critères ainsi qu’une possible exemption pour les pays qui pratiquent le dialogue social. Pour M. Schmit, le commissaire européen en charge du dossier, que nous avons également entendu, la présomption d’indépendance est une véritable ligne rouge. Vous prétendez être les défenseurs de l’Europe mais, lorsque, pour une fois, une véritable avancée sociale est à portée de main – la directive en est une –, vous préférez une stratégie de Frexit.

Enfin, puisque vous défendez le dialogue social, la directive a-t-elle fait l’objet d’une discussion au sein de l’Arpe ? Les confédérations syndicales ont-elles été entendues ? En réponse au courrier que je leur ai adressé, elles m’ont indiqué que non. Elles sont favorables à notre demande – soutenue par tous les groupes parlementaires de la Nupes – d’un débat à l’Assemblée nationale, sur le fondement de l’article 50-1 de la Constitution, assorti d’un vote sur la position de la France vis-à-vis de cette directive.

Le dialogue social semble être la stratégie d’Uber pour empêcher toute requalification, stratégie que le Gouvernement prône également. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Quel sera le vote de la France le 12 juin ?

M. Olivier Dussopt, ministre. Je relève deux confusions dans vos propos. Une présomption d’indépendance, comme une présomption de salariat, peut toujours être renversée. Il n’y a pas de présomption irréfragable. C’est le propre de notre droit de renvoyer la requalification aux autorités juridictionnelles. La présomption de salariat ou d’indépendance n’a qu’une portée juridique limitée en France. C’est la raison pour laquelle j’ai précisé, dans mon propos liminaire, qu’il m’arrivait, parfois, de parler un peu rapidement de présomption d’indépendance pour qualifier notre refus d’une présomption de salariat automatique.

La détermination du lien de subordination s’appuie sur un faisceau d’indices, qui inclut notamment les moyens, le travail au sein d’un service organisé sans pouvoir y échapper ou la capacité à déterminer ses horaires. Un travailleur est salarié si l’employeur peut le sanctionner, s’il a un pouvoir de direction et s’il donne des ordres. C’est sur ces éléments que porte l’appréciation du juge. C’est la première confusion à laquelle j’ai fait allusion.

La seconde concerne les positions prises par les différentes parties prenantes dans la discussion européenne. À travers son vote, le Parlement européen ne défend pas la directive de la Commission : il prône une présomption de salariat automatique et sans critère. La version initiale du projet de directive défendue par le commissaire Schmit comprend quant à elle des critères assez précis, que le débat entre les États membres doit permettre de clarifier.

Je rappelle ensuite qu’il n’existe pas de tiers statut dans notre droit. Ni la « loi El Khomri », ni la « LOM », ni les ordonnances qui ont suivi n’ont prévu la création d’un tel statut. Il s’agit d’un débat qui, selon moi, est derrière nous.

Enfin, je ne sais pas comment vous pouvez dire que la France veut torpiller le projet de directive européenne, alors que nous avons dit lors du conseil Epsco du 8 décembre 2022, que nous étions prêts à voter la proposition faite par la présidence tchèque. Cette position est publique, puisqu’elle a donné lieu à un communiqué de presse, publié notamment sur le site du ministère du Travail et sur celui du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Nous étions prêts à voter ce texte mais il n’y a pas eu de majorité. Lors de la réunion du Comité des représentants permanent (Coreper) d’hier, les divisions étaient fortes. En l’état, l’adoption du texte me paraît difficile mais je suis prudent car chaque État est maître de son vote. Je forme le vœu que nous puissions reprendre les travaux sur la base du texte examiné lors du Conseil du 8 décembre. Malgré les fortes concessions qu’elle implique pour nous, nous étions prêts à voter ce texte : c’est une base de travail qui reste d’actualité.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Monsieur le ministre, la présomption de salariat ou d’indépendance aurait, selon vous, une portée juridique très limitée. Mais, non, c’est l’inverse ! Ce sont deux stratégies radicalement différentes.

Le Parlement européen est favorable à une présomption de salariat réfragable. Que signifie cette présomption ? Que tous les travailleurs des plateformes doivent être requalifiés en salariés, sauf si la plateforme démontre qu’ils sont dans un rapport d’indépendance. L’ensemble des décisions de justice reconnaissent que ces travailleurs sont dans un rapport de subordination. Les arrêts de la Cour de cassation qui ont rejeté la requalification l’ont été faute de pouvoir auditionner les travailleurs, et non pour des raisons de fond. Vous défendez une présomption d’indépendance ou l’ajout de critères supplémentaires, ce qui aurait pour effet de ramener à la situation actuelle, qui oblige chaque travailleur à engager une démarche auprès des prud’hommes. Il existe donc une vraie différence.

Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : que pensez-vous de l’exigence démocratique qui devrait vous conduire à organiser, en vertu de l’article 50-1 de la Constitution, un débat à l’Assemblée nationale, assorti d’un vote sur la position de la France sur la directive ? Les travailleuses et les travailleurs de ce pays devront-ils s’accommoder de votre choix, au demeurant pire qu’un énième 49.3, puisqu’il n’y aurait même pas de débat.

Lors de l’audition de la DGT, nous avons compris qu’il était très chronophage, pour les inspecteurs de l’Urssaf et pour ceux du travail, de procéder à des contrôles. En dépit de la récente augmentation des effectifs rappelée par M. le président, les syndicats font état, sur les dix dernières années, d’une baisse de 20 % des effectifs de l’inspection du travail.

S’agissant du PNLTI 2023-2027, les plateformes semblent véritablement ciblées depuis lundi 22 mai 2023. Dans le plan antérieur, cette question n’avait pas été abordée. Autrement dit, les gouvernements n’ont donné aucune impulsion, au cours des dix dernières années, pour lutter contre le piétinement du code du travail par les plateformes. Par conséquent, aucun moyen n’a été consacré à l’accompagnement des inspecteurs du travail et de l’Urssaf dans cette tâche, qu’il s’agisse de formation ou de méthodologie. Les contrôles qui ont été menés l’ont d’ailleurs été, à chaque fois, à l’initiative d’inspecteurs du travail et non parce qu’une consigne nationale avait été donnée. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

J’attire votre attention sur un dernier point. Nous avons sollicité Bpifrance pour connaître les moyens octroyés aux plateformes, souvent sous forme de prêts d’amorçage, mais aussi, parfois, de subventions. Nous avons ainsi appris que, par exemple, Mediflash avait reçu 450 000 euros de prêt d’amorçage investissement, qui ne seront pas remboursés ; Brigad avait touché près de 4 millions d’euros. Ces plateformes ne sont pas les seules – il y a aussi Frichti, StaffMe, FreeNow, etc. – mais les sommes sont colossales. Pendant la crise du covid-19, certaines d’entre elles ont mis en relation des aides-soignants, sous statut de travailleurs indépendants, et des établissements médico-sociaux publics, comme des Ehpad. Mme Borne, lorsqu’elle était ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion et M. Véran, alors ministre des Solidarités et de la Santé, avaient très clairement expliqué, dans un courrier, qu’il n’était pas possible, et même illégal, de faire travailler des aides-soignants autoentrepreneurs. En effet, ces professionnels devaient être sous la responsabilité des infirmiers et infirmières donc être salariés. Comment expliquez-vous qu’il soit possible de verser de l’argent public à des plateformes qui tirent profit d’une pratique jugée illégale par deux ministres ?

M. Olivier Dussopt, ministre. Je vous laisse votre appréciation des modèles de présomption d’indépendance et de présomption de salariat. J’ai rappelé la loi et la position de la France par rapport à la directive européenne. J’ai indiqué que nous faisions confiance à la fois au dialogue social pour la création de droits et au juge pour la requalification des statuts. Les positions que j’ai défendues devant vous sont finalement la stricte application des votes intervenus au Parlement, que ce soit sur des plateformes ou en matière de droit du travail en général.

Ensuite, pour ce qui concerne l’article 50-1, je considère, à titre personnel, que le Parlement a déjà beaucoup débattu au sujet des plateformes. Cela peut ne pas vous plaire, madame la rapporteure, et je compte sur vous pour tordre mes propos dans une capsule vidéo, comme vous l’avez fait avec ceux du directeur général du Travail.

S’il devait y avoir un débat suivi d’un vote, cela relèverait d’une décision du Gouvernement, sous l’autorité de la Première ministre. Ce n’est pas à un ministre, dans l’exercice de ses fonctions particulières, qu’il revient de prendre une telle décision.

Pour ce qui est des soutiens apportés par Bpifrance, il ne s’agit pas de ma responsabilité mais il ne me paraît pas anormal ni absurde que certaines start-up soient aidées et boostées – pardon pour l’anglicisme – par cet établissement, dans le cadre de ses compétences. Cependant, il ne me revient pas de porter un jugement ou une évaluation. En revanche, l’une des plateformes que vous avez évoquées – et qui a pu susciter des discussions et des appréciations divergentes –, fait l’objet de contrôles menés par l’Urssaf et par l’inspection du travail. Il s’agit de définir comment les relations avec des travailleurs du secteur
médico-social doivent être qualifiées et comment doit s’opérer leur mise à disposition auprès d’établissements de santé. Le choix des horaires de travail est notamment plus difficile à laisser à la seule appréciation des travailleurs concernés, dans la mesure où l’organisation est très collective au sein de ce type d’établissement.

S’agissant de l’inspection du travail, j’ai en mémoire la question que vous m’aviez posée le 1er mars 2023 sur un cas particulier. Permettez-moi d’y revenir pour répondre à votre interrogation. L’inspection du travail avait été saisie du cas de travailleurs qui recouraient à une plateforme de mobilité pour exercer leur activité professionnelle. Le plaignant sollicitait son intervention pour obtenir des masques de protection contre la covid-19. En ce qui concerne les plateformes, l’inspection du travail vérifie la réalité du statut de travailleur indépendant ; si elle considère qu’il ne s’agit pas d’un travailleur indépendant, elle en tire toutes les conséquences juridiques ; elle décide des suites à donner, de manière indépendante et en application des principes directeurs établis selon les priorités définies par le directeur général du Travail. En l’espèce et au vu des éléments apportés, l’inspectrice du travail a décliné sa compétence ; elle a informé le plaignant de l’état du droit applicable et l’a invité à se rapprocher du conseil des prud’hommes. Le requérant a contesté cette décision devant le tribunal administratif de Paris qui a partiellement fait droit à sa demande. Les services de la Direction Générale du Travail ont fait appel, en considérant que l’inspectrice n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation et en rappelant que la protection des prérogatives de l’inspection du travail était essentielle à leur exercice. En effet, si cette jurisprudence venait à prospérer, cela signifiait qu’une autorité juridictionnelle pourrait ordonner de diligenter des contrôles de l’inspection du travail, ce qui est contraire à la convention internationale de l’OIT. C’est d’abord parce que nous considérons que l’inspectrice a bien fait son travail et que sa décision n’est pas susceptible de recours que nous la défendons. C’est ensuite parce que nous voulons préserver le cadre international et l’indépendance de fonctionnement de l’inspection du travail.

Dans le cadre du PNLTI 2020-2022, des formations annuelles sur les questions relatives aux plateformes ont été instaurées au sein de l’Institut national de formation des inspecteurs du travail (INTEFP). Vous ne pouvez donc pas dire qu’il n’y a pas eu d’accompagnement. L’inspection du travail rencontre, il est vrai, certaines difficultés – tout le monde les connaît et j’ai eu l’occasion de m’exprimer sur le sujet lors de l’examen de la mission budgétaire Travail et emploi.

Le nombre d’agents de contrôle est passé de 1 950 équivalents temps plein (ETP) à 1 674 et le taux de vacance est de 15 à 16 %. Nous avons lancé des recrutements plus importants et j’ai prolongé certaines décisions prises par ma prédécesseure pour autoriser le recrutement par détachement et celui de contractuels, évidemment sur des missions qui ne relèvent ni du statut ni, strictement, des prérogatives du corps des inspecteurs du travail. Ainsi, 300 recrutements sont prévus dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2023, ce qui est inédit. Le nombre d’inscrits et d’admissibles au concours est en progression, ce qui nous donne bon espoir. Grâce aux recrutements de 2021 et de 2022, ce sont au total 441 agents qui arriveront dans les services d’ici à 2024 ; les 300 recrutements prévus cette année permettront quant à eux de compléter les effectifs et de faire face aux départs. L’objectif est aussi de mettre fin à la vacance des postes. Il nous faut aussi accroître l’attractivité de l’inspection du travail. J’ai ainsi procédé à une première revalorisation indemnitaire du corps des inspecteurs du travail, en privilégiant en particulier les responsables d’unités de contrôle. Dans le PLF pour 2024, je défends aussi de nouvelles mesures, que l’on qualifie parfois de catégorielles, pour améliorer les conditions d’exercice du métier d’inspecteur du travail.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Non, monsieur le ministre, je ne tords pas la réalité et je ne vous décevrai pas car je continuerai à faire des vidéos ! Mais le code du travail et la défense du salariat sont des questions centrales. Trois remarques : premièrement, les députés du groupe Renew Europe ont voté en faveur de la proposition de directive qui instaure une présomption de salariat, laquelle, contrairement à ce que vous dites, n’a rien d’automatique. C’est une présomption réfragable. Deuxièmement, vous le savez très bien, s’il revient aux travailleurs de faire les démarches pour démontrer leur subordination, ce sera long et coûteux, surtout pour des travailleurs précaires.

Monsieur le ministre, transmettez à la commission le PNLTI dans lequel les plateformes sont ciblées, dites-vous, ce qui n’était pas le cas dans les précédents plans.

M. Olivier Dussopt, ministre. Vous aurez le document, comme je l’ai dit. Je ne partage pas votre appréciation sur le caractère automatique du projet de directive européenne. Quant aux positions exprimées par les députés du groupe Renew Europe, je vous renvoie à la séparation des pouvoirs.

M. Frédéric Zgainski (Dem). Le régime de la microentreprise peut entraîner une certaine précarité pour ceux qui y recourent, mais aussi une concurrence déloyale, notamment dans l’artisanat. Des réflexions sont-elles en cours pour améliorer ce régime ? Ne faudrait-il pas promouvoir – ou mieux faire connaître – d’autres modèles, comme le statut d’entrepreneur salarié ou le portage salarial ?

M. Olivier Dussopt, ministre. Ces questions relèvent plutôt de la compétence du ministère de l’Économie et des Finances. Il s’agit de sujets de débat pour les partenaires sociaux, notamment pour l’Union des entreprises de proximité (U2P), dont on connaît les positions.

Mes services travaillent sur les statuts d’autoentrepreneur et d’entrepreneur salarié ainsi que sur le portage salarial, plus particulièrement dans le cadre des emplois qualifiés. Ce sont des sujets qui, bien évidemment, nous intéressent, y compris sous l’angle de la lutte contre la fraude et le travail illégal ou dissimulé.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Monsieur le ministre, vous avez évoqué la fraude existant sur les plateformes et la nécessité d’améliorer la loi qui les régit grâce au dialogue social.

Pouvez-vous nous donner le nombre ou le pourcentage de faux comptes, dont certains serviraient à faire travailler des personnes en situation irrégulière ? Pouvez-vous préciser les mesures que vous envisagez pour lutter contre cette fraude ?

M. Olivier Dussopt, ministre. Si nous connaissions le nombre exact de faux compte, nous les aurions déjà déconnectés ; il doit en exister plusieurs milliers. Un audit est actuellement mené par chacune des plateformes dans le cadre de la charte sociale, dont le ministère a accompagné la mise en œuvre, en mars 2022.

Je l’ai dit, à l’occasion d’une opération spécifique en 2021, on avait estimé que 14 % environ des comptes de livraison faisaient l’objet de sous-location, mais il ne s’agissait pas de faux comptes. Des améliorations, essentiellement techniques et logistiques, doivent être mises en œuvre. Les services de Bercy – mais je sors de mon champ de compétence – travaillent sur les modalités et sur l’acuité des vérifications opérées lors de la création des comptes, pour éviter notamment que plusieurs comptes soient ouverts avec le même titre d’identité ou la même photo. Ces pratiques peuvent parfois – pour ne pas dire souvent – cacher des situations impliquant parfois des personnes en situation irrégulière. Ainsi, des titres d’identité peuvent être authentiques mais arrivés à échéance. Dans ce cas de figure, des personnes en situation irrégulière peuvent exercer une activité professionnelle légale du fait de leur enregistrement antérieur comme micro ou autoentrepreneur. Les services du gouvernement, au sens large, travaillent donc à améliorer les dispositifs de vérification de la validité des identités et des titres.

Mme Émilie Chandler (RE). Les premiers accords ayant été signés, quelles sont les prochaines étapes en matière de dialogue social ?

M. Olivier Dussopt, ministre. Mon collègue chargé des Transports et moi-même avons assisté à la signature des premiers accords, qui concernaient les chauffeurs de VTC. Nous avons eu la satisfaction d’apprendre, en avril, que trois nouveaux accords pourraient également être signés. La priorité des différentes organisations représentatives de travailleurs de plateformes concerne les revenus – horaires notamment – et les conditions de travail.

Quatre thèmes doivent faire l’objet de négociations annuelles. Les représentants des plateformes et des travailleurs doivent, chaque année, ouvrir des discussions sur au moins l’un d’entre eux. L’Arpe est, en outre, attentive aux conditions d’exercice des fonctions de représentants de plateforme, ce qui est très important dans un secteur où le dialogue social est naissant. Cet aspect a fait l’objet d’accords pour les livreurs et pour les chauffeurs de VTC mais les discussions continuent. Certains représentants des travailleurs nous ont dit vouloir aller plus loin, notamment s’agissant du montant forfaitaire de l’indemnisation perçue lorsqu’ils doivent interrompre leur activité, lors des réunions organisées par l’Arpe, par exemple. C’est donc dans ce cadre-là que le dialogue social va se poursuivre.

Mme Sophie Taillé-Polian (Écolo-NUPES). Vous avez évoqué votre préférence pour la présomption d’indépendance plutôt que pour la présomption de salariat. Vous estimez qu’il s’agit de concepts juridiquement assez proches, ce que, comme Mme la rapporteure, je ne crois pas. En tout état de cause, politiquement, ça ne l’est pas du tout.

Puisque vous défendez le dialogue social, ne croyez-vous pas que le rôle du ministre chargé du Travail est de défendre et d’adopter des positions favorables au salariat quand il y a subordination, quand de petits autoentrepreneurs font face à de grandes, très grandes plateformes qui, elles, ont beaucoup de pouvoir ?

La disproportion de moyens n’est-elle pas telle qu’il serait quand même logique, lorsque l’on se réfère à la social-démocratie, que l’État vienne en soutien des petits ?

M. Olivier Dussopt, ministre. Madame la députée, ce ne sont pas des concepts tout à fait identiques mais ce qui compte, dans un système où le juge peut procéder à des requalifications, c’est la réalité des conditions d’exercice. Ce sont elles qui déterminent l’indépendance ou la non-indépendance – donc la requalification en salariat.

Quant à ma responsabilité, elle est avant tout de permettre aux hommes et aux femmes de ce pays de travailler sous le statut qu’ils choisissent, à condition que celui-ci corresponde à la réalité de leurs conditions d’exercice. Le choix historique qu’a fait la France – et non pas celui que j’ai fait – est de confier au juge le soin de requalifier, s’il considère que les conditions réelles d’exercice d’une activité ne correspondent pas au statut qui est affiché, par l’une ou l’autre des parties.

M. le président Benjamin Haddad. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre disponibilité et pour vos réponses précises aux questions de notre commission d’enquête.

La commission d’enquête entend M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, chargé des Transports.

M. le président Benjamin Haddad. Nous avons l’honneur d’accueillir M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la Transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé des Transports.

Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Le 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont publié ce qu’il est désormais convenu d’appeler les Uber files, en s’appuyant sur 124 000 documents internes à l’entreprise américaine, datés de 2013 à 2017. Cette enquête dénonce un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France – et dans de nombreux autres pays – des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et pour concurrencer ainsi les taxis dans le transport public particulier de personnes (T3P), secteur qui leur était jusqu’alors réservé.

Notre commission d’enquête a pour objet, d’une part, d’identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’établir en France et le rôle des décideurs publics de l’époque. Elle formulera ensuite des recommandations pour mieux encadrer les relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts. Elle a, d’autre part, pour ambition d’évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’ubérisation – c’est-à-dire du développement du modèle Uber – dans notre pays et les réponses apportées ou à apporter par les décideurs publics.

Nous avons été largement interpellés quant à l’évolution de la réglementation et de la concurrence entre les taxis et les VTC, depuis l’émergence en France des plateformes numériques telles qu’Uber en 2013.

Malgré le lobbying d’Uber vis-à-vis des décideurs publics de l’époque – et de tous bords – pour imposer son modèle, la réglementation a systématiquement évolué pour permettre une coexistence pacifiée entre les taxis et les VTC et pour encadrer ces nouvelles pratiques, d’abord avec la « loi Thévenoud », puis avec la « loi Grandguillaume ».

Près de dix ans plus tard, quel bilan faites-vous de l’évolution de la concurrence entre les différents acteurs et de l’application, en France, de la réglementation en vigueur dans le transport public particulier de personnes ?

Au cours des auditions que nous avons menées dans le cadre de cette commission d’enquête, nombre d’intervenants nous ont dit que l’offre était insuffisante, à Paris et dans toute la France, par rapport à ce qu’elle était dans d’autres villes et pays comparables, avant l’arrivée des nouveaux acteurs et avant l’évolution de la réglementation. En 2023, quel regard
portez-vous sur l’offre du T3P à Paris et en France en la comparant à ce qu’elle est ailleurs, en Europe et en Amérique du Nord ?

Notre commission d’enquête a également constaté un manque de données pour comprendre l’évolution du marché de la maraude, réservé aux taxis, et celui de la réservation préalable, sur lequel taxis et VTC sont en concurrence. Comment expliquez-vous cette situation ? Disposez-vous de données suffisantes pour exercer votre autorité ?

Sur le plan environnemental, le ministère des Transports a fait de la décarbonation une priorité ; quel est l’effet du développement des VTC et des livraisons sur les émissions polluantes des transports ?

Sur le plan social, le ministre des Transports assure avec celui du Travail – que nous venons d’entendre – la tutelle de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe), qui a été créée en avril 2021 pour réguler les relations sociales entre les plateformes de mobilité et les travailleurs. Comment le ministère des Transports assure-t-il cette tutelle ? Quel bilan tirez-vous des premiers accords conclus au sein de l’Arpe ?

Enfin, le projet de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail avec les plateformes vous paraît-il de nature à renforcer une concurrence saine et non faussée entre taxis et VTC ? Quelles seraient, selon vous, les conséquences sur le secteur du T3P de l’instauration d’une présomption de salariat telle qu’elle est souhaitée par le Parlement européen ? Pouvez-vous nous expliquer la position de la France sur cette directive européenne ?

Nous aurons, bien sûr, d’autres questions à vous poser au cours de notre discussion.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle, monsieur le ministre, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Beaune prête serment.)

M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, chargé des Transports. Je suis ministre délégué chargé des Transports depuis un peu moins d’un an ; je ne saurais donc m’exprimer sur l’ensemble des épisodes antérieurs.

Depuis 2014, deux lois successives et une ordonnance ont permis de bâtir un cadre pour réguler l’émergence des véhicules avec chauffeur, les VTC, et pour organiser les relations avec la profession de chauffeur de taxi. Je m’inscris dans une relative continuité car je pense que, par petites touches, un équilibre a été trouvé. C’est maintenant essentiellement sur le plan social que nous devons faire des progrès.

Le développement des VTC ne concerne pas que la France : c’est une tendance européenne et mondiale, qui est liée au développement des applications numériques, depuis le milieu des années 2010. Quel est l’impact de ce nouveau secteur d’activité ? Sur le volet de l’emploi – selon nos services et ceux du ministère du Travail –, environ 40 000 chauffeurs de VTC dits « actifs », sur approximativement 100 000 cartes délivrées fin 2022, ont une activité régulière, dont ils tirent des revenus principaux ou complémentaires.

Je le dis très clairement : le développement des VTC est bénéfique. Il a renforcé l’offre et n’a pas eu d’effet – en tout cas rien ne le démontre – de substitution ou d’éviction des taxis. Ainsi, depuis 2014-2015 et l’arrivée de ce nouveau service, le nombre de chauffeurs de taxi a augmenté, pour atteindre 60 000. En 2023, si l’on cumule les VTC et les taxis, on observe un quasi-doublement de l’offre de T3P, c’est-à-dire de transport public particulier de personnes. De même, pour faire le lien avec la question de l’environnement, rien n’indique que cela se soit fait au détriment – là aussi par effet d’éviction – des transports publics collectifs, que nous devons développer en priorité. Dans nos villes, les VTC ont donc apporté une solution de transport complémentaire. Si nous comparons, comme vous m’y avez invité, notre capitale et les autres grandes agglomérations européennes et mondiales, on note que l’offre de VTC ou équivalents est quatre fois supérieure à Londres et à New York, deux autres grandes métropoles touristiques internationales. Le nombre d’autorisations de stationnement de taxis – selon la formule consacrée – est, en effet, plus faible à Paris que dans les autres grandes capitales internationales. Les VTC ont donc apporté un complément, que je crois utile, au dispositif de transport.

Pour ce qui est de la régulation, et sans revenir sur les grandes étapes déjà franchies par la « loi Thévenoud », la « loi Grandguillaume », les ordonnances que vous avez autorisées et la loi d’orientation des mobilités (LOM), nous devrons renforcer notre action dans deux domaines. Le premier est celui de la lutte contre la fraude, qui relève de mes services et de ceux du ministère de l’Intérieur. Des commissions locales et départementales de T3P prononcent un certain nombre de sanctions – soyons honnête, quelques dizaines par an. Ce petit nombre pourrait s’expliquer par la rareté des dérives. Il peut également signifier que les procédures de sanction doivent être mieux connues, mieux appliquées ou améliorées. Je suis prêt à réfléchir à la manière d’y remédier, notamment à partir des travaux de votre commission. La préfecture de police devra sans doute intervenir dans le périmètre de Paris et de la petite couronne. Le préfet de police, Laurent Nuñez, est déterminé à augmenter les effectifs de ceux que l’on appelle familièrement les Boers, pour leur permettre de remplir encore plus efficacement leur mission : contrôler le respect des obligations légales et réglementaires comme la mise à disposition d’un terminal de paiement électronique, l’absence totale de discrimination ou le respect des compteurs, etc. Nous renforcerons encore davantage notre action dans les semaines et les mois qui viennent, en particulier à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques, que Paris accueillera l’année prochaine.

S’agissant des droits sociaux, des mesures ont été prises au niveau national et européen. En France, nous avons progressivement défini un cadre ad hoc autour des négociations pour garantir le respect des droits sociaux, notamment celui des cotisations sociales en matière d’accidents du travail, depuis la loi de 2016.

Nous avons également créé l’Arpe, l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi. Il s’agit d’un établissement public, sous la cotutelle de mon ministère, au sein duquel des accords ont déjà abouti. Olivier Dussopt et moi-même nous sommes rendus au siège, avec les représentants des plateformes et des chauffeurs, pour consacrer l’accord conclu sur une rémunération minimale de 7,65 euros par course. Nous l’avons dit, il ne s’agit que d’une première étape, même si elle est importante. Je pense que le cadre social commence à produire ses effets. Le taux de participation à ce qui est l’équivalent des élections professionnelles est faible, c’est vrai, mais il n’est pas pire que ceux que l’on constate dans les petites structures et qui dépassent rarement les 5 %. Il s’agissait, en outre, d’un premier scrutin, qui s’est tenu dans un secteur d’activité relativement nouveau et très fragmenté. Ce taux est appelé à progresser à mesure que ces élections gagneront en notoriété et le secteur en maturité. C’est donc une étape, qui a permis des avancées sociales. Un accord de méthode a également été signé en début d’année, qui a permis d’engager des discussions complémentaires – la presse s’en est fait l’écho ces derniers jours –, à l’instar de celles qui sont en cours concernant les revenus minimaux, pour dépasser l’accord de janvier 2023.

Il a été engagé au niveau européen un débat important qui relève davantage du ministère du Travail que de celui des Transports. La France est à l’origine de la proposition de directive européenne. J’ai rencontré pour la première fois M. Schmit, le commissaire à l’emploi, peu après mon entrée en fonction comme secrétaire d’État aux Affaires européennes, en septembre 2020, c’est-à-dire bien avant que la France n’en fasse un élément important de sa présidence de l’Union européenne. Nous avons demandé qu’un texte juridique permette de réguler le marché européen et ne se contente pas de formuler des recommandations ou de donner des lignes directrices. Nous l’avons fait pour offrir des garanties sociales importantes aux pays européens car ils sont tous confrontés au même défi. L’absence de socle commun laisse perdurer la coexistence de règles différentes, plus ou moins protectrices, et les actions en justice ne suffisent pas pour garantir un cadre social lisible et protecteur.

La Commission européenne a ensuite mené des consultations, puis proposé un texte qui repose sur une présomption de salariat. La solution préconisée était de garder la même logique qu’au niveau national, c’est-à-dire de définir un cadre ad hoc et de ne pas plaquer à 100 % le modèle du salariat sur une activité nouvelle et très diversifiée. On parle beaucoup des chauffeurs et des livreurs mais il existe de nombreuses autres activités, dans l’informatique ou l’événementiel par exemple, qui ne sont pas forcément mal rémunérées ou peu qualifiées. Les plateformes sont très diversifiées en France et en Europe et nous avons toujours pensé qu’il était préférable de définir un cadre social ad hoc, pour protéger les vrais indépendants et sanctionner les employeurs de faux indépendants. Lorsque l’on interroge ceux qui recourent à des plateformes, beaucoup disent vouloir garder leur indépendance et leur autonomie mais demandent des droits sociaux renforcés. C’est cette troisième voie qu’a défendue la France mais ce n’est pas celle qu’a retenue la Commission européenne. Le débat se poursuit. Je ne suis plus en charge de la négociation aujourd’hui mais je crois qu’il faut poursuivre deux objectifs : différencier et clarifier. En effet, les critères, les modes de fonctionnement ou les niveaux de rémunération des activités de plateforme ne sont pas tous les mêmes. D’autre part, si des critères de présomption ou d’inversion de la présomption de salariat restent obscurs, nous ne protégerons ni les acteurs économiques ni les travailleurs requalifiés en salariés.

Je souhaiterais terminer mon propos en abordant la question de l’accessibilité, qui relève directement de ma responsabilité – et de celle du ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées. La transformation du secteur des T3P, notamment en prévision des prochains Jeux olympiques et paralympiques, est un véritable défi. Nous avons ainsi voulu renforcer le dispositif de passage à 1 000 taxis accessibles aux personnes à mobilité réduite (PMR) sur le périmètre des taxis parisiens d’ici à 2024. La loi relative aux Jeux olympiques et paralympiques, que le Parlement a très récemment adoptée, permettra de délivrer des autorisations de stationnement supplémentaires, à condition que des travaux d’amélioration de l’accessibilité soient effectués sur les véhicules.

M. le président Benjamin Haddad. Pourriez-vous détailler les mesures que vous avez prises pour lutter contre la fraude ? Des plateformes, en particulier des plateformes de livraison, ont été condamnées en justice à plusieurs reprises pour travail dissimulé, voire pour avoir sous-loué des comptes à des sans-papiers. Le cadre actuel et les dispositions prises
sont-ils suffisants ?

M. Clément Beaune, ministre. Des sanctions administratives et judiciaires sont prononcées chaque année à l’encontre des taxis ou des VTC. J’ai évoqué tout à l’heure le dispositif des commissions locales de T3P, présidées par les préfets de département. Ce sont les services préfectoraux qui sont chargés d’organiser autant de commissions disciplinaires que nécessaire, en fonction des faits qui leur sont transmis ou qu’ils identifient.

Par exemple, dans le périmètre de la préfecture de police, qui supervise environ 40 % des taxis en France, seize commissions disciplinaires (taxis, VTC et autres véhicules à moteur) ont eu lieu en 2021. Quatre-vingt-cinq professionnels ont été sanctionnés à l’issue de procédures contradictoires et se sont vu retirer leurs cartes professionnelles. On parle donc de quelques dizaines de cas. Faut-il changer ce dispositif ? Je ne crois pas : il faut au contraire le stabiliser et faire en sorte que les procédures soient plus nombreuses, pour signifier à ceux qui seraient tentés de frauder que ces commissions existent et que des sanctions sont appliquées.

L’unité de contrôle des transports de personnes au sein de la Direction de l’Ordre Public et de la Circulation (DPOC) de la préfecture de police, autrement dit les Boers, est déterminée à mener davantage d’opérations de contrôle, dites coup de poing, auprès des taxis et des VTC. Il s’agit de vérifier que les règles sont bien appliquées et, à défaut, de sanctionner les éventuels manquements, comme l’absence de terminal de paiement électronique ou, pour le VTC, la pratique de la maraude, réservée aux taxis.

S’agissant de l’équilibre entre taxis et VTC, faut-il faire évoluer le cadre réglementaire, qui s’est construit par étapes, grâce notamment aux « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » ainsi qu’à la LOM ? Je ne le crois pas. Les représentants professionnels des taxis et des VTC, que je reçois régulièrement, me donnent l’impression que, si tout n’est pas parfait, le cadre général est bien en place. Il ne faudrait pas rallumer un conflit désormais apaisé, d’autant plus que certains chauffeurs mènent les deux activités, puisque cela est possible sous certaines conditions. Quelques droits et devoirs sont, en revanche, différents. Ainsi, si les chauffeurs de taxi peuvent être hélés et faire de la maraude, ils doivent aussi supporter des contraintes plus importantes en matière d’examen professionnel ou, historiquement, d’achat de licence. A contrario, si les VTC sont soumis à des obligations initiales moindres, ils ne peuvent pas marauder. Ces règles sont-elles toujours respectées ? Sans doute pas, si l’on en croit les fédérations professionnelles. C’est donc davantage sur l’application des règles que sur leur évolution – ou alors à la marge – que nous devons nous concentrer.

D’autre part, des chartes d’engagements complémentaires signées par certains acteurs, notamment par les plateformes de chauffeurs VTC et de livreurs en mars 2022, ont également porté leurs fruits. Ainsi, la vérification des critères de dépôt des documents par ces plateformes a conduit, au cours de l’automne et de l’hiver derniers, à des centaines, voire des milliers de déconnexions de comptes. Il est important que les plateformes vérifient mieux le respect des règles et qu’elles renforcent les contrôles.

Enfin, mon prédécesseur, Jean-Baptiste Djebbari, et Élisabeth Moreno, l’ancienne ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, avaient signé avec les plateformes de VTC une charte d’engagement relative à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Cette charte prévoyait notamment de définir des boutons d’alerte. Cette mesure doit être mieux appliquée et renforcée et je souhaite l’étendre aux taxis. J’ai réuni un comité de lutte contre les violences sexuelles et sexistes il y a quelques jours : cet engagement a été confirmé par les plateformes de VTC et par les organisations représentatives des taxis.

M. le président Benjamin Haddad. Les interrogations que nous avons quant à l’équilibre à trouver entre taxis et VTC ou entre innovation et protection ne sont pas propres à la France. Existe-t-il des exemples ou des contre-exemples que nous pourrions suivre et quelle comparaison peut-on faire entre la France et ses principaux partenaires ?

M. Clément Beaune, ministre. À ma connaissance, les éléments de comparaison sont un peu fragiles car la tendance est récente et les situations sont bien différentes d’un pays à l’autre. Ce que l’on constate, c’est que les VTC – ou leurs équivalents à l’étranger – se sont développés dans toutes les grandes capitales européennes, depuis le milieu des années 2000, en même temps que la technologie, les applications et les plateformes de mise en relation. Il y a quelques mois, une plateforme de chauffeurs de VTC bien connue indiquait que la France, en particulier Paris, était son deuxième marché urbain mondial et le premier hors des États-Unis. Cela signifie qu’il y avait sans doute une place à prendre pour compléter une offre de transport au sein de laquelle, je le redis, il n’y a pas eu de baisse – au contraire – du nombre de licences de taxi. Il reste même sans doute de la place pour offrir encore plus de T3P au cours des prochaines années, que ce soit des taxis ou des VTC. Tous les pays européens ont cherché à réguler, soit par des lois et des règlements, soit par des décisions de justice, notamment dans le domaine social. Ces décisions ont parfois abouti à la reconnaissance de cas de salariat, comme en Espagne et au Royaume-Uni, sans que cela ait un effet généralisateur. Peu de pays, pour en avoir été le témoin, ont prôné une régulation européenne. Je le dis sans arrogance française : ce sont des élus de notre pays au Parlement européen et notre gouvernement au sein du Conseil de l’Union européenne qui ont défendu l’idée d’un cadre commun. On peut ensuite discuter pour décider s’il faut une présomption générale de salariat, une présomption de salariat assortie de critères – comme cela semble s’esquisser au Conseil – ou s’il faut un cadre de régulation ad hoc, comme celui que nous avons commencé à bâtir à l’échelon national. Le modèle que nous avons développé, par étapes – loi de 2016, ordonnance de 2021, création de l’Arpe et du dialogue social –, est unique. Il doit être préservé voire renforcé.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Vous dites que c’est la France qui a souhaité un texte et qui, d’une certaine façon, a impulsé le travail de l’Union européenne pour réguler les relations entre les plateformes et les travailleurs.

La France ne défendait-elle pas plutôt une ligne directrice respectueuse des règles de la concurrence, plutôt que l’article 153 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), relatif aux droits des travailleurs ? Elle voulait, en effet, donner le droit aux indépendants de bénéficier d’un dialogue social, sans pour autant risquer d’être accusée de déroger aux règles de la concurrence. Sa volonté était, par le biais du dialogue social, d’éviter toute requalification en salariat, tout en reconnaissant l’existence de relations commerciales. En ce qui vous concerne, alors que vous étiez secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, vous avez assumé un désaccord avec la proposition de la Commission européenne, le 15 décembre 2021, à Strasbourg, juste avant la présidence française de l’Union européenne. Or la feuille de route de la Commission européenne sur une directive concernant ces relations est bien antérieure à la PFUE (présidence française de l’Union européenne), puisque c’est Mme Ursula von der Leyen qui en a engagé les travaux.

Dans son étude d’impact, la Commission européenne a montré que sur 28 millions de travailleurs de plateforme, au moins 5 millions – surtout des livreurs de repas et des chauffeurs de VTC – seraient requalifiés en salariés, selon les termes du projet de directive de présomption de salariat. Vous avez dit, tout à l’heure, qu’il faut protéger les vrais indépendants et sanctionner le recours aux faux indépendants. Êtes-vous favorable, maintenant que vous êtes ministre des Transports, à la requalification en salariés de l’ensemble des chauffeurs de VTC, puisque toutes les décisions de justice attestent qu’ils sont dans une relation de subordination et que dans son étude d’impact, la Commission européenne dit qu’il faudrait les requalifier en salariés ? Ou bien êtes-vous toujours en désaccord avec la Commission, comme vous l’étiez le 15 décembre 2021, à Strasbourg ?

Vous vantez, comme M. Dussopt, la volonté de la France d’instaurer un dialogue social. Avez-vous, au nom de ce dialogue social, convoqué une réunion de l’Arpe pour qu’il y ait un débat, assorti d’un vote, au sein de cet établissement, sur la position que la France devrait défendre au sujet de ce projet de directive de préférence irréfragable de salariat ? Sachez que j’ai demandé à votre homologue ministre du Travail s’il avait consulté les organisations et confédérations syndicales, auxquelles j’ai écrit. Toutes m’ont répondu ne pas avoir été sollicitées par le Gouvernement.

En tant que ministre, que pensez-vous de la demande que je soutiens, avec La France insoumise et tous les groupes qui composent la Nupes, qu’il y ait un débat suivi d’un vote à l’Assemblée nationale, au nom de l’article 50-1 de la Constitution, concernant ce projet de directive européenne, afin que l’on sache ce que la France défend ?

M. Clément Beaune, ministre. Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris mais je vais essayer de répondre aussi précisément que possible.

En ce qui concerne le volet européen : je n’ai pas dit que c’était au moment de la présidence française de l’Union européenne, qui a démarré le 1er janvier 2022, que le débat avait été engagé autour d’un projet de directive, puisqu’il avait déjà été déposé à ce moment-là. J’ai dit que, bien avant cette présidence française, mais dans sa perspective, la France avait défendu l’idée d’un texte législatif européen à valeur contraignante – directive ou règlement, je crois que nous n’avions pas formulé de préférence – sur la régulation des plateformes, plutôt que de simples recommandations, lignes directrices ou autres indications. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’entendre M. Nicolas Schmit, le commissaire à l’emploi, et de lui poser cette question précise, mais je crois qu’il ne démentirait pas l’engagement de la France pour demander un texte européen sur le volet social.

Pour ce qui est du contenu de ce texte, ce n’est pas un scoop et je l’assume parfaitement : je ne suis plus en charge de cette négociation mais j’ai été partie prenante des épisodes précédents, en tant que secrétaire d’État chargé des Affaires européennes. Nous avons défendu l’idée qu’il fallait un texte européen commun mais que la présomption généralisée de salariat n’était pas la voie la plus protectrice. Je ne l’ai jamais caché. Un cadre social ad hoc me semble la meilleure voie pour avancer, conformément à ce que nous défendions en France. C’est assez cohérent, vous en conviendrez.

Faut-il différencier par type de profession, puisque les situations diffèrent selon que l’on est livreur, chauffeur de VTC ou que l’on travaille pour d’autres genres de plateforme ? Cela ne me choquerait pas. La justice a d’ailleurs eu à connaître de cas de personnes travaillant pour une grande plateforme bien connue, pour lesquelles elle a constaté que, dans le droit français, les critères du salariat étaient de facto réunis. Faut-il, par exemple, prévoir des règles plus protectrices pour les chauffeurs de VTC ou pour les livreurs qui sont, en général, compte tenu de la taille des plateformes et du développement du secteur, des acteurs très réguliers, voire totalement stables ? Je n’y serais pas opposé pas non plus. Nous discutons les règles européennes et nous défendons cette approche différenciée et ad hoc. Si la directive est adoptée, ce que je souhaite et ce que le Gouvernement défend, nous appliquerons, comme il se doit et quelles qu’elles soient, les règles européennes.

Concernant l’Arpe, je n’ai peut-être pas exactement compris quelle était votre idée. Si le Parlement souhaite adopter une loi pour transposer la directive ou prendre des mesures supplémentaires pour réguler encore davantage, l’Arpe n’est pas concernée. Ses missions sont ciblées, limitées et destinées à permettre le dialogue social entre les représentants des employeurs et, désormais, les représentants élus des travailleurs des plateformes. Ce n’est pas à l’Arpe de se substituer à une négociation européenne, menée par le Parlement européen et le Conseil, ni au travail parlementaire. Si le Parlement souhaite consulter pour nourrir ses travaux, c’est à lui de le décider.

Je n’ai plus la charge directe de ce dossier ; vous permettrez donc que je ne préjuge pas de la position du Gouvernement pour ce qui est du recours à l’article 50-1 de la Constitution. Je crois que vous aurez l’occasion d’interroger la Première ministre à ce sujet.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je ne critique pas la cohérence de votre ligne, bien au contraire ! Mais elle correspond totalement à celle qu’Uber a présentée dans son Better Deal et dans les diverses tribunes transmises à la presse, notamment celle datée du 16 février 2021, c’est-à-dire avant la création de l’Arpe. Elle repose sur l’instauration d’un dialogue social pour donner de nouveaux droits sociaux aux travailleurs de plateforme – d’ailleurs, qui pourrait s’opposer au dialogue et aux droits sociaux ? –  mais cette stratégie vise à soustraire l’entreprise à toute requalification de ses travailleurs indépendants en salariés et à limiter son activité à la mise en relation de ces travailleurs indépendants avec des clients. La position de la France, que vous avez rappelée, comme M. Dussopt, revient à défendre celle de la plateforme Uber. Je trouve hallucinant que vous puissiez vous réclamer du dialogue social quand ce dialogue, au sein de l’Arpe, peut aborder toutes les questions – tarifs et autres droits sociaux – à l’exception de celle, fondamentale, du statut.

Monsieur le ministre des Transports, que pouvez-vous dire du fait que, soyons francs, les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » ne sont pas, aujourd’hui, pleinement appliquées ? Ces deux textes sont, en effet, censés interdire la maraude électronique, imposer un retour au garage ou encore instaurer une politique des données et de remontée d’informations de la part des plateformes. Estimez-vous que ces lois sont appliquées comme elles le devraient ?

La précarisation et la paupérisation de ce secteur, y compris parmi les taxis, ont engendré une recrudescence des pratiques illégales, comme le racolage et les arnaques autour des gares et des aéroports. Vous conviendrez que les lois sont faites pour être appliquées. Il est donc urgent d’augmenter les effectifs des Boers, en Île-de-France et dans les grandes métropoles. Vous avez dit vouloir renforcer les moyens de contrôle : comment le Gouvernement entend-il s’y prendre pour le faire ?

Vous avez évoqué les commissions locales de T3P ; un observatoire national de ces transports publics particuliers de personnes devait également être déployé dans tous les départements. Est-ce le cas et dispose-t-il de toutes les données, par département ? Vous nous avez, en effet, fourni des chiffres, mais à l’échelle nationale. Cet observatoire national a-t-il publié des rapports depuis 2018 qui permettraient d’évaluer l’évolution du nombre de taxis et de VTC et celle de la demande ?

Vous avez fait référence aux Jeux olympiques et à l’augmentation des licences, notamment pour transporter les personnes à mobilité réduite. Lors de l’apparition des premières plateformes et des mobilisations qu’elle a suscitées, l’un des arguments brandis par les défenseurs de ces plateformes était la disruption : il s’agissait de mettre à mal le monopole des taxis et de quelques entreprises puissantes. Le président de cette commission a d’ailleurs rappelé, lors de l’audition du dirigeant de la G7, les profits engrangés par son entreprise. Dès lors, pourquoi avoir accordé 500 licences aux grandes sociétés de taxis – donc à la G7 – et seulement 150 aux locataires gérants, futurs artisans ? Alors qu’Emmanuel Macron et ses proches défendaient à l’époque l’ubérisation pour créer une concurrence saine dans le secteur des taxis, la puissance des grandes entreprises a été renforcée, au détriment des artisans.

M. Clément Beaune, ministre. Madame la rapporteure, je suis surpris que vous n’en soyez pas venue plutôt à cette idée, cette insinuation, que toute la politique menée serait celle d’Uber. Je n’ai pas suivi l’intégralité du dossier mais je ne crois pas que les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » ni même la directive soient ce à quoi cette entreprise aspirait. Vous aurez du mal à le démontrer, me semble-t-il. Je ne pense qu’une régulation européenne, que peu de pays souhaitaient – y compris parmi ceux dont les gouvernements associent des partis de gauche ou d’extrême gauche – et que la Commission ne désirait pas davantage soit ce que voulait Uber. Sans l’action de la France, il n’y aurait pas de débat sur la directive – mais on peut en discuter le contenu. C’est la France qui l’a défendue, je le maintiens.

J’assume parfaitement que notre volonté ne soit pas d’interdire ni d’empêcher les grandes plateformes, quelle que soit d’ailleurs leur nationalité, mais de renforcer les exigences. Personne n’a le monopole du social et on peut débattre de la façon la plus efficace de protéger les droits de travailleurs. Faut-il des obligations supplémentaires pour les livreurs et les chauffeurs de VTC ? Je le crois. D’ailleurs, la justice a commencé à en exiger dans plusieurs cas. Que le Parlement s’empare de cette question ne me choque pas mais n’introduisons pas de soupçons là où il n’y a pas lieu de le faire. Ainsi, ce n’est pas l’Arpe qui définit les statuts ou vote la loi. Si le Parlement décidait – ce n’est pas la position que je défends – de voter le salariat généralisé, ce ne serait pas à l’Arpe d’être contre ou pour. L’Arpe est un établissement public qui a reçu pour mission d’organiser le dialogue social. Je vous ai expliqué les raisons pour lesquelles je crois que le modèle actuel porte ses fruits et permet de signer des accords ambitieux, comme en témoignent ceux en cours, qui ne sont pas franchement du goût des plateformes car ils devraient permettre d’augmenter la rémunération minimale des chauffeurs. Si l’on ne veut plus de l’Arpe et que l’on souhaite changer de modèle, c’est au Parlement national ou au Parlement européen d’en décider. Ce n’est pas à l’établissement public de choisir ses missions et ses spécialités. Ce serait une drôle de conception des choses.

Les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » sont-elles bien appliquées ? Oui elles sont bien appliquées. Les services de mon ministère et, le cas échéant, ceux du ministère de l’Intérieur, sous l’autorité du préfet de police, les font respecter. Est-ce que cela signifie qu’il n’y a aucun abus ou que 100 % des manquements aux règles sont identifiés et sanctionnés ? Sans doute pas. Doit-on renforcer les effectifs de Boers ? Ce n’est pas moi qui en décide mais je crois pouvoir dire que le préfet de police en a fait une priorité. Cela vaut d’ailleurs pour les VTC comme pour les taxis, puisque ces deux professions sont soumises aux mêmes règles, à quelques différences près. J’ai réuni à plusieurs reprises les représentants professionnels des taxis et des VTC. Les chauffeurs de taxis réclament un meilleur contrôle des règles relatives à la maraude, qui est leur prérogative, et une aggravation des sanctions en cas d’infractions. Si l’on veut que la loi soit mieux respectée et que les sanctions soient exemplaires, il faut des contrôles, ce qui suppose que les effectifs des Boers soient en nombre suffisant.

Quant aux autorisations de stationnement, le débat est très intéressant. Nous avons créé une aide à l’acquisition et à la transformation de véhicules pour qu’ils puissent transporter des personnes à mobilité réduite (PMR). Cette aide est réservée, par décret, aux taxis. J’ai constaté, en arrivant au ministère des Transports, que nous avions fixé un objectif de 1 000 taxis équipés pour les PMR, c’est-à-dire cinq fois plus qu’aujourd’hui, à Paris et en région parisienne, mais que nous étions très loin de l’avoir atteint. J’ai proposé, avec la ministre des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques, que l’on puisse octroyer, spécifiquement pour ce qui est de l’accessibilité, des licences supplémentaires à des personnes morales, parce que ce sont surtout les entreprises qui ont les moyens de commander rapidement et massivement des véhicules accessibles aux personnes à mobilité réduite. Mais comme je ne souhaite pas que les artisans taxis soient exclus de ce dispositif, seules 500 licences sont accordées aux entreprises, sur la base de la « loi olympique », qui a été votée par le Parlement. Je n’ai pas caché ce point devant le Sénat mais je n’ai pas eu l’occasion de l’évoquer devant l’Assemblée nationale. C’est en effet Mme Amélie Oudéa-Castéra qui s’en est chargée. La gauche sénatoriale a été, je crois, convaincue.

À vous entendre, madame la rapporteure, nous aurions beaucoup d’amis. Nous suivrions les recommandations d’Uber tout en favorisant les intérêts de la G7, deux entreprises qui, vous l’avez dit vous-même, défendent pourtant des positions antagonistes. En réalité, nous essayons de privilégier l’intérêt général, en favorisant la concurrence – je l’assume, car il était important de développer l’offre de VTC, dans un cadre législatif et réglementaire – et en fixant comme priorités la décarbonation et l’accessibilité, grâce aux taxis. Car les uns ne sont pas les ennemis des autres.

M. Philippe Schreck (RN). En début d’audition, vous avez parlé de « développement bénéfique ». Vous évoquiez, je pense, la satisfaction de l’offre. Mais quel en est le coût social ? Ce que l’on appelle la plateformisation, ou l’ubérisation, c’est, en droit du travail, la généralisation de toutes les mauvaises pratiques. Permettez-moi d’en citer
quelques-unes, sans être exhaustif. Je commencerai par celui du travail dissimulé généralisé, car l’on peut considérer qu’en l’état de la jurisprudence, notamment celle de la chambre sociale de la Cour de cassation, toutes les plateformes connaissent le lien de subordination qu’elles imposent et tombent sous le coup du travail dissimulé, tel qu’il est prévu par l’article L. 8223‑1 du code du travail. C’est ensuite l’emploi de salariés en situation irrégulière. Votre prédécesseur a reconnu ce matin l’impuissance des pouvoirs publics, en particulier pour mettre fin à la pratique des faux comptes. C’est également le contournement des règles du travail dominical, du travail de nuit et du repos compensateur. Or la sécurité au travail fait peser une obligation de résultat sur les employeurs. Je citerai encore le défaut de paiement des cotisations sociales ou l’absence de terminaux de paiement dans de nombreux véhicules. Les travailleurs sont forcément et durablement victimes de ces mauvaises pratiques.

Pensez-vous qu’en matière d’acquis sociaux, de protection des travailleurs ou de respect du code du travail, on puisse employer les termes de « développement bénéfique » ?

Ce statut ad hoc – ou cette troisième voie – que l’on voit se dessiner et qui est souhaité par beaucoup de plateformes, n’est-il pas, à terme, l’institutionnalisation de ces mauvaises pratiques, qui ont été mises au jour par des décennies de contentieux et de luttes syndicales ?

M. Frédéric Zgainski (Dem). Depuis l’émergence du métier de chauffeur de VTC, les chiffres de l’Insee montrent clairement une progression de l’activité de transport public de personnes. Pérenniser ce développement, économiquement et socialement, est désormais une nécessité. Nous avons, par exemple, entendu les représentants de plateformes plus coopératives. Que pensez-vous de ce nouveau modèle coopératif ?

Puisque nous siégeons dans une commission d’enquête, quelles idées pourriez-vous nous transmettre à cet égard ?

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez dit, tout à l’heure, préférer un cadre social ad hoc – ce sont vos termes – après avoir déclaré que la France était à l’initiative de la directive européenne. Vous avez également rappelé que vos objectifs étaient la différenciation d’une part et la clarté de l’autre. Cette préférence et ses objectifs ne sont-ils pas un peu contradictoires ? Surtout, qu’entendez-vous exactement par cadre ad hoc ? S’agit-il uniquement de dialogue social, de conventions au cas par cas, donc de jurisprudence, ou peut-on envisager une traduction législative – au moins sur certains points – de ce nouveau cadre, de cette ouverture entre le statut de salarié et celui d’indépendant, de cette troisième voie ?

M. Clément Beaune, ministre. Monsieur Schreck, si j’ai parlé de bénéfice, c’est parce que l’offre s’est développée. Je crois d’ailleurs que de nombreux chauffeurs de VTC, parmi les 40 000 actifs, n’avaient pas de travail avant l’apparition des plateformes. Soyons clairs : l’ubérisation n’est ni mon rêve ni mon projet mais faut-il interdire les plateformes ou les réguler ? Aucun pays européen n’a proposé de les interdire, ni à l’intérieur de ses frontières ni au niveau de l’Union européenne.

Que se passerait-il si l’on décidait d’interdire les plateformes, par règlement ou par la loi, comme on le fait dans certains secteurs d’activité ? Je crois que c’est ce qu’on appelle la prohibition et que nous aurions à déplorer une recrudescence du travail dissimulé, parce que l’outil technique des applications est simple à développer. C’est une question difficile et aucun pays n’a encore trouvé la réponse parfaite. Des positions politiques s’opposent mais tous les pays essaient de réguler, notamment en Europe, et d’instaurer un cadre social qui s’applique. Il y a des débats, sincères, sur la présomption de salariat, la présomption générale de salariat, sur l’instauration de critères pour appliquer ou non cette présomption, pour la différencier selon tel ou tel secteur.

Pour ce qui est de la fraude fiscale, il faut évidemment la combattre, mais elle n’est pas propre à cette activité. D’ailleurs, la fraude était-elle inconnue dans les T3P avant l’arrivée des VTC ? Est-ce que tous les taxis étaient équipés de terminaux électroniques, qui permettaient de s’assurer que les usagers étaient bien servis et que tous les frais financiers étaient retracés ? Je n’en suis pas certain. Est-ce que l’arrivée des VTC a permis au législateur d’appliquer de nouvelles règles qui bénéficient à tous ? Oui, je le crois. Est-ce que le service est meilleur ? Oui, je le crois. Est-ce que la régulation est renforcée ? Oui, je le crois. Est-ce qu’il faut aller plus loin ? Oui, je le crois aussi.

Le travail au noir, le travail dissimulé ne sont pas propres à ce secteur-là. On sait qu’ils existent aussi dans des domaines bien plus traditionnels et que nous n’avons pas interdits, comme le bâtiment et les travaux publics. Il faut combattre ces maux grâce à des moyens renforcés, grâce à l’inspection du travail et à des sanctions exemplaires.

Il faut organiser, réguler et nous n’avons, sans doute, accompli que la moitié de ce travail, au niveau national et européen. C’est en ce sens que j’ai parlé de développement bénéfique, qu’il faut, bien sûr, accompagner d’une meilleure protection sociale.

Madame Roullaud, quand j’ai parlé de clarté, je voulais simplement dire que ceux qui sont concernés par les règles, c’est-à-dire les plateformes, comme acteurs économiques et, surtout, les livreurs, chauffeurs et autres travailleurs, comme bénéficiaires de cette protection, devaient comprendre comment elles s’appliquent. Si la directive est peu compréhensible, parce que les critères sont trop nombreux ou parce qu’ils vont être appliqués différemment d’un pays à l’autre, nous n’aurons pas une protection satisfaisante. Et il faudra remettre l’ouvrage sur le métier. Quant à la différenciation, je la défends et je redis qu’il faut, sans doute, des règles plus protectrices pour les livreurs et les chauffeurs de VTC que pour d’autres professionnels, qui travaillent avec des centaines, voire des milliers de plateformes très différentes. Un chauffeur Uber ou un livreur Deliveroo doivent, à l’évidence, bénéficier d’une protection renforcée.

Madame la députée, cadre ad hoc ne veut pas dire cadre mou ! Cela ne veut pas dire des chartes et des discussions au coin du feu. D’ailleurs – et je le dis à
l’Assemblée nationale –, tout cela résulte de lois : celle de 2016, qui a créé la cotisation en matière d’accidents du travail ; une ordonnance et une loi, voulues par Élisabeth Borne lorsqu’elle était ministre du Travail, qui ont permis d’organiser le dialogue social ; la loi de financement de la sécurité sociale qui, depuis 2023, a prévu une protection sociale complémentaire. Ce dialogue social ne naît pas spontanément. La création de l’Arpe, c’est le législateur qui l’a voulue et le Gouvernement qui l’a installée. Un cadre social ad hoc ne veut pas dire que les dispositions sont légères, contournables, à la carte ou à la demande.

Je précise aussi que parmi les acteurs européens qui ont défendu l’idée de règles ad hoc figurait la confédération européenne des syndicats, présidée par le secrétaire général de la CFDT ; elle ne demandait pas, à ma connaissance, une présomption générale de salariat. Je ne pense pas que l’on puisse reprocher aux syndicats membres de cette confédération – même s’il y avait des débats entre eux – de ne pas se préoccuper de la protection des chauffeurs, des livreurs et des autres travailleurs de plateformes.

Enfin, monsieur Zgainski, selon les indications du Directeur général du Travail, il y a sans doute, en général, plus de 100 000 travailleurs de plateforme actifs. Les plateformes, c’est-à-dire ces applications qui permettent – pour simplifier – de mettre des personnes en relation, concernent beaucoup d’activités différentes. Lorsque vous êtes un prestataire informatique très qualifié, vous n’avez pas tout à fait les mêmes enjeux de rémunération, à garantir et à augmenter, ni de droits sociaux à sécuriser qu’un livreur ou qu’un chauffeur de VTC qui, eux, ont besoin d’une protection renforcée. Je le répète, je pense que nous n’avons pas tout à fait fini de bâtir le cadre législatif et réglementaire européen que nous devons appliquer. Je comprends que c’est l’un des objets du travail de votre commission, que j’espère avoir contribué à éclairer.

M. le président Benjamin Haddad. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre disponibilité et pour vos réponses précises aux questions de notre commission d’enquête.

 

La commission d’enquête entend Mme Élisabeth Borne, Première ministre, en tant qu’ancienne ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion et ancienne ministre auprès du ministre d’État, ministre de la Transition écologique et solidaire, chargée des Transports.

M. le président Benjamin Haddad. Nous avons l’honneur d’accueillir Mme Élisabeth Borne, Première ministre, en tant qu’ancienne ministre chargée des Transports et ancienne ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion.

Madame la Première ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendue disponible pour répondre à nos questions.

À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d’investigation ont publié ce qu’il est désormais convenu d’appeler les Uber files. S’appuyant sur 124 000 documents internes à l’entreprise américaine, datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé les méthodes de lobbying de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu’alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d’enquête poursuit un double objet : d’’une part, identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France et le rôle des décideurs publics de l’époque, mais aussi émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l’ubérisation – en France et les réponses apportées, ainsi que celles à envisager de la part des décideurs publics.

Pour comprendre les enjeux et répondre à ces objectifs, notre commission a procédé à plus de soixante auditions et entendu plus de 110 personnes : le lanceur d’alerte Mark MacGann, les journalistes à l’origine de l’enquête, des représentants des chauffeurs de taxi et des VTC, des livreurs, des syndicalistes, des avocats, des magistrats de la Cour de cassation, des dirigeants de nombreuses plateformes numériques, des sous-traitants, des directeurs d’administrations ou d’autorités administratives indépendantes telles que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), l’Autorité de la concurrence –, des experts, parmi lesquels M. Frouin, M. Mettling et des économistes. Nous avons aussi entendu d’anciens députés, d’anciens membres de cabinets ministériels et d’anciens Premiers ministres.

Dans la mesure où vous avez été ministre chargée des Transports entre mai 2017 et juillet 2019, notre commission a estimé nécessaire de recueillir votre témoignage sur les conditions de la concurrence entre les VTC et les taxis, ainsi que sur la mise en œuvre de la « loi Grandguillaume » du 30 décembre 2016. Après plusieurs interventions législatives entre 2013 et 2017, notamment la « loi Thévenoud » de 2014 et la « loi Grandguillaume » de 2016, le secteur du transport public particulier de personnes est désormais bien encadré. La régulation l’a donc aidé à trouver un équilibre après l’arrivée des VTC en France, comme cela a été le cas dans tous les marchés européens ou nord-américains comparables.

Des difficultés subsistent, qui peuvent être liées au manque de données pertinentes, pour appréhender l’évolution en valeur et en volume du marché de la réservation préalable, où les taxis et les VTC sont en concurrence, en dépit de certaines exigences de la « loi Grandguillaume ». Pourriez-vous expliquer cette situation ?

Chargée du ministère du Travail à partir du 6 juillet 2020, vous avez fixé les priorités de l’inspection du travail et avez été à l’origine de la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi – l’Arpe –, à la suite des recommandations de M. Frouin, ainsi que de la task force Mettling. Vous avez notamment contribué à préparer la position de la France sur le projet de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre des plateformes. De quelle manière avez-vous encouragé une meilleure régulation de l’activité des plateformes numériques de mobilité ainsi que les relations sociales qu’elles entretiennent avec leurs partenaires, qui sont le plus souvent des autoentrepreneurs indépendants ?

Quelle fut votre réaction, au ministère du Travail, à la suite des différents arrêts de la Cour de cassation conduisant à requalifier certains chauffeurs VTC ou livreurs sous le statut de salarié, compte tenu de l’existence d’un lien de subordination ? Quelle est aujourd’hui la position de la France concernant les propositions de la Commission européenne pour introduire une présomption de salariat des travailleurs des plateformes dans tous ces secteurs d’activité ?

Vous avez dévoilé mardi dernier des objectifs chiffrés de la trajectoire de décarbonation de la France à l’horizon 2030. Avez-vous pu, au préalable, évaluer les conséquences de l’ubérisation d’une partie de l’économie sur l’environnement ? Pouvez-vous nous indiquer de quelle manière les secteurs du transport public particulier de personnes (T3P) et de la livraison seront concernés par les objectifs de décarbonation ?

Enfin, notre commission d’enquête a travaillé sur les relations entre les représentants d’intérêts et les décideurs publics. Elle a recueilli de nombreuses propositions, qui vous ont été transmises, visant à renforcer sensiblement la transparence de la vie publique. Pouvez-vous nous indiquer la position du Gouvernement les concernant, sachant toutefois que, depuis les faits relatés dans les Uber files, le cadre a évolué à la suite de la « loi Sapin 2 » et de la création de la HATVP ?

Avant de vous laisser la parole, je dois vous demander de vous conformer à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Élisabeth Borne prête serment).

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre des Transports, ancienne ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion. Avant de répondre plus précisément à vos questions, je souhaiterais revenir en quelques mots sur les différentes actions qui ont été menées depuis l’émergence des plateformes afin de mieux les réguler et protéger les travailleurs.

L’apparition des plateformes est encore très récente en France, puisque c’est en 2011 qu’Uber a commencé à opérer dans notre pays. Les plateformes ont considérablement modifié nos pratiques et l’organisation de certains secteurs en créant de nouvelles offres, parfois en concurrence avec des acteurs déjà présents – je pense en particulier aux VTC –, mais aussi en provoquant parfois un changement d’échelle considérable pour certains services, comme celui des livraisons à domicile.

Ces plateformes ont, en outre, créé de nouveaux emplois et des possibilités d’insertion professionnelle, selon un modèle qui a considérablement évolué en douze ans : de jobs étudiants ou de travail d’appoint, ces emplois sont devenus souvent la seule source de revenus des travailleurs, notamment chez les livreurs, et les rémunérations ont été tirées vers le bas du fait d’une concurrence féroce entre les différents acteurs.

Ces évolutions ont posé des questions en France, comme partout en Europe ou aux États-Unis, où les mêmes phénomènes étaient à l’œuvre. Le législateur a d’abord cherché à apaiser les tensions entre les VTC et les taxis qui s’estimaient victimes d’une concurrence déloyale – c’est l’objet de la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux VTC. La question du cadre social a ensuite émergé et, en 2016, la « loi travail » a apporté des premières réponses avec la participation des plateformes à la formation et à une assurance contre les accidents de travail, mais aussi avec le droit de se syndiquer et de faire grève.

Néanmoins, il ne s’agissait encore que de mesures aux effets limités et insuffisants, au regard de l’ampleur des changements en cours. En tant que ministre chargée des Transports puis de la Transition écologique dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités, et ensuite en tant que ministre du Travail, je n’ai eu de cesse de prendre des mesures pour mieux réguler ces activités et protéger les travailleurs des plateformes.

Je me suis fixé trois principes : doter les travailleurs des plateformes de réels droits sociaux ; permettre à ceux qui souhaitaient être indépendants de l’être réellement ; faire confiance au dialogue social pour faire émerger des solutions efficaces et adaptées.

C’est dans cette optique que la loi d’orientation des mobilités a considérablement œuvré à rétablir l’équilibre entre les travailleurs et les plateformes – je pense au droit de refuser une prestation, à celui de choisir ses plages d’activité et d’inactivité ou encore aux protections contre les représailles et les ruptures.

Comme ministre du Travail, la construction d’un dialogue social juste et effectif a fait partie de mes grands chantiers. Ainsi, en avril 2021 et en avril 2022, deux ordonnances ont été prises pour construire un cadre de dialogue social et de négociation collective dans les secteurs des VTC et de la livraison à domicile. Avec ces textes, nous avons établi des normes obligatoires pour réguler les effets de la concurrence sur les droits des travailleurs, comme peuvent le faire les conventions collectives pour les salariés. Ces dispositifs sont en place depuis septembre 2022.

J’ajoute qu’en tant que ministre, j’ai installé l’Autorité des relations sociales et des plateformes d’emploi – l’Arpe – afin d’aider et d’accompagner la négociation collective. Près de 125 000 personnes étaient inscrites sur les listes électorales pour participer aux élections des travailleurs des plateformes – environ 40 000 chauffeurs et 85 000 livreurs. Aujourd’hui, les résultats sont là puisque deux accords ont déjà été conclus pour les VTC visant à établir un tarif minimal de course proche de celui des taxis et à donner plus de moyens aux représentants des travailleurs pour exercer leurs missions. Quant aux livreurs, les trois accords trouvés en six mois posent le principe d’une rémunération minimale de l’activité, d’un dialogue social et de la fin des déconnexions arbitraires.

Pour autant, nous avons uniquement réalisé une partie du chemin, et j’engage évidemment les plateformes à aller plus loin, notamment dans le cadre de la négociation d’une rémunération minimale d’activité – elle a commencé pour les VTC.

Je voudrais souligner que ce modèle de dialogue social est unique en Europe et qu’il fait de la France un des pays les plus protecteurs des droits des travailleurs des plateformes. C’est bien le Gouvernement qui a donné un cadre et permis les conditions d’une discussion plus équilibrée entre plateformes et travailleurs.

En parallèle de ce modèle de négociation collective unique, nous avons décidé de mener une politique de contrôle soutenue. Ces contrôles ont mis en évidence le recours indirect par les plateformes à des travailleurs en situation irrégulière à travers la sous-location de compte. Cette pratique, illégale, bafoue les principes de nos droits sociaux en plaçant les personnes en situation irrégulière dans de véritables situations d’exploitation. Nous avons exigé une mobilisation forte des plateformes pour un meilleur contrôle, notamment en régulant mieux les sous-locations de comptes. Nous avons obtenu des engagements de leur part, qui ont été matérialisés par une charte qu’elles ont signée.

Tous les pays ayant été confrontés au développement des plateformes, nous avons travaillé au niveau européen à bâtir un cadre commun. En décembre 2021, à quelques semaines de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, la Commission européenne a proposé un projet de directive. Elle a fait des choix de fond mais les termes des traités ne lui permettaient cependant de passer que par la présomption de salariat, en conformité avec sa compétence de protection des travailleurs.

En tant que présidente du conseil des ministres du Travail, j’ai présenté ce projet de directive, en faisant preuve de la neutralité qui s’impose à la présidence. À partir de juillet 2022, la France a formulé des propositions d’amendement pour disposer de critères de présomption de salariat cohérents et adaptés à notre droit et pour respecter notre cadre de négociation collective, qui fonctionne bien, comme en témoignent les cinq accords que nous avons obtenus.

En décembre dernier, nous étions prêts à approuver le texte de compromis proposé par la présidence tchèque mais nous avons été confrontés à une minorité de blocage. Aujourd’hui, sous présidence suédoise, nous continuons à faire des propositions constructives et souhaitons qu’un texte puisse aboutir.

Voilà, en quelques mots, les grandes lignes de l’action de la France pour réguler les pratiques des plateformes depuis leur arrivée en 2011. À chaque étape, nous avons réagi pour éviter une concurrence déloyale envers les acteurs déjà installés, tout en prenant des décisions fortes pour protéger les travailleurs et leur permettre de faire entendre leur voix. C’est le fil rouge de l’action du Gouvernement et c’est la volonté qui m’a animée dans toutes les fonctions que j’ai occupées.

M. le président Benjamin Haddad. Le ministre Clément Beaune, que nous venons d’entendre en tant qu’ancien secrétaire d’État aux Affaires européennes, a souligné le rôle moteur de la France dans la régulation et l’harmonisation au niveau européen de la question de la protection sociale des travailleurs des plateformes. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce rôle et sur la position de la France dans ce débat ?

Que pouvez-vous dire de l’encadrement des relations entre les représentants d’entreprises privées et les décideurs publics ? Voyez-vous des voies d’approfondissement ou d’amélioration à la suite de la « loi Sapin 2 » et de la création de la HATVP ?

Mme Élisabeth Borne. Comme je l’ai indiqué, la Commission européenne a proposé son projet de directive en décembre 2021, c’est-à-dire juste avant la présidence française du Conseil de l’Union européenne, pendant laquelle – puisqu’on nous reproche souvent de vouloir bloquer le processus – nous aurions pu mettre le texte de côté. Ce fut en réalité tout le contraire, puisque nous avons organisé pas moins de sept groupes de travail qui ont permis d’avancer sur ce texte et de présenter un rapport de progrès au Conseil de juin 2022, avant de passer le relais à la présidence tchèque.

En décembre 2022, un accord a failli intervenir mais nous avons été confrontés à une minorité de blocage, alors même que la France était prête à prendre le texte. Le commissaire européen, que vous avez aussi entendu, était présent au Conseil de décembre 2022 et était également prêt à l’accepter. Il devait donc estimer que cette version-là était satisfaisante.

Pour rappeler notre position, l’objectif du texte est de lutter contre les faux indépendants et non pas d’empêcher le travail indépendant. Il s’agit, par conséquent, d’établir des règles qui correspondent à la réalité du lien existant entre les plateformes et le travailleur. Si le lien est de subordination, alors ce dernier doit être considéré comme un salarié, même s’il est formellement indépendant, et, à l’inverse, s’il n’y a aucun lien de subordination il peut être regardé comme indépendant.

Nous sommes d’accord avec cette approche de bon sens mais toute la question est de savoir comment déterminer les critères qui permettent de constater la subordination. Si ces derniers sont trop généraux et insuffisamment précis, il n’est pas possible d’apprécier la réalité du lien, de distinguer les différents cas de figure qui se présentent et d’en tirer des conclusions sur la nature du travail effectué – activité salariée ou indépendante.

L’objectif du texte serait, selon nous, manqué si l’appréciation et la qualification restent floues alors même qu’il est supposé apporter de la sécurité juridique en clarifiant les situations sur le fondement d’une liste précise de critères et qu’il revient en définitive au juge de trancher les situations. Nous sommes résolument engagés dans la recherche d’une position équilibrée qui permette à la fois de favoriser l’emploi en luttant contre les faux indépendants, et, à l’inverse, de préserver le statut des véritables travailleurs indépendants qui souhaitent le rester, tout en protégeant le modèle des accords collectifs qui porte ses fruits.

Ce texte, contrairement à l’approche que nous avons pu avoir en France, ne crée pas de droits collectifs pour les travailleurs des plateformes, sauf si les critères figurant dans le texte permettent de requalifier ces derniers en salariés. De fait, la régulation du travail indépendant ne fait pas partie des compétences de la Commission européenne. Cette approche peut donc être complémentaire de celle que nous adoptons en France. Elle permettrait, si ce texte aboutit – ce que nous souhaitons –, de clarifier les critères de requalification pour distinguer le champ du salariat, où s’appliquent les protections habituelles des salariés, du champ des activités qui n’y entrent pas et où se déploie la construction de droits collectifs conduite en France grâce aux différents textes que j’ai mentionnés. Le comité des représentants permanents (Coreper), qui s’est réuni hier, n’a cependant pas vu émerger une majorité sur ce texte ; ce sera peut-être le cas d’ici au prochain Conseil « Emploi, politique social, santé et consommateurs » (Epsco).

En ce qui concerne les propositions de transparence évoquées au cours des travaux de votre commission d’enquête, il n’y a aucun doute que le mandat confié par les citoyens aux élus exige la transparence comme contrepartie. C’est le sens de la loi anticorruption « Sapin 2 » de décembre 2016, ainsi que des lois pour la confiance dans la vie politique de septembre 2017, qui sont venues renforcer cette exigence. L’approfondissement des mesures destinées à renforcer la transparence de la vie publique et à prévenir, notamment, les conflits d’intérêts, fait actuellement l’objet d’un travail interministériel dans le cadre de l’évaluation de cinquième cycle de la France par le Groupe d’États contre la corruption (Greco). Certains seront plus à même que moi de parler des travaux en cours et d’établir s’il y a encore des pistes d’amélioration dans ce domaine, notamment la HATVP, le secrétariat général du Gouvernement (SGG) et la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP).

M. le président Benjamin Haddad. Pour les prochains travaux de l’Arpe,
voyez-vous d’autres pistes d’amélioration dans la relation entre les plateformes et les travailleurs ou en matière de protection sociale ?

S’agissant de M. Mettling, la presse a fait mention de 200 missions de service aux entreprises, qu’il aurait effectuées dans le cadre du cabinet Topics sur des questions touchant à la transformation du travail, aux enjeux du travail hybride, aux problématiques de management et aux conséquences de la transformation des modèles de travail sur les salariés. L’une de ces missions était réalisée pour le compte du cabinet de conseil A.T. Kearney, qui travaillait pour Uber. Cela fait-il partie des sujets qui ont pu être soulevés lors de sa nomination à la tête de l’organisation ?

Mme Élisabeth Borne. Les premiers accords négociés par les représentants des travailleurs et les plateformes portaient sur la rémunération. Le droit à la déconnexion faisait aussi partie des sujets fréquemment mentionnés par les chauffeurs et les livreurs. Ces sujets ont été encadrés dès le départ dans la loi d’orientation des mobilités. Des négociations peuvent encore être menées sur ces champs-là mais il ne m’appartient pas vraiment de définir les domaines dans lesquels les travailleurs des plateformes souhaitent des améliorations ; ils ont des représentants pour exprimer leurs attentes.

L’Arpe est un opérateur particulier en ce que sa démarche est de permettre à des travailleurs indépendants de créer des droits collectifs. Il nous a en effet semblé important qu’il puisse y avoir, au moins au démarrage, un facilitateur du dialogue social. Une fois que les modalités de discussion entre les représentants des travailleurs et les plateformes seront rodées, peut-être pourrons-nous constater que cette fonction n’est plus nécessaire.

Chacun sait, je pense, que Bruno Mettling a effectué une mission pour un cabinet de conseil qui était en contrat avec Uber. En tout cas, cela avait été précisément indiqué quand je lui avais confié la mission de préfiguration de l’Arpe. Nous avions voulu, à l’époque, équilibrer la composition de la mission, avec une travailleuse indépendante et un membre d’un think tank auteur d’un essai intitulé Désubériser, reprendre le contrôle. Vous voyez donc qu’il y avait une certaine diversité dans la composition de cette mission de préfiguration de l’Arpe.

Tout le monde ne pensait pas que cette autorité fonctionnerait mais avec cinq accords obtenus en sept mois entre les travailleurs des plateformes et ces dernières, nous pouvons être fiers de ce que nous avons réalisé en France : nous sommes le pays dans lequel il a été possible de construire une protection collective pour les travailleurs des plateformes. Cela n’existe nulle part ailleurs.

Ces accords montrent qu’il existe un chemin pour construire des droits collectifs pour des travailleurs indépendants et que l’Arpe a manifestement bien joué son rôle de facilitateur – la négociation collective ne fonctionne pas aussi bien dans beaucoup de branches.

M. le président Benjamin Haddad. C’est en effet ce que nous avons entendu de la part des représentants de VTC de l’Arpe, qui ont d’ailleurs souligné la neutralité de M. Mettling.

Les VTC sont arrivés il y a une dizaine d’années en France, en Europe et aux États-Unis, à un moment où l’offre de transport était insuffisante par rapport à la demande, notamment si l’on comparait Paris à d’autres grandes capitales touristiques comme Londres, Madrid ou New York. Aujourd’hui, l’offre de VTC et de taxis est plus importante. Dix ans après leur arrivée, pensez-vous que l’équilibre entre les taxis et les VTC est satisfaisant, en particulier à Paris ?

Mme Élisabeth Borne. L’arrivée des VTC a été un choc pour les taxis et les premières lois qui ont été prises visaient à mieux articuler ces deux modes de T3P qui pouvaient apparaître en concurrence. Elle a eu un effet très important dans la transformation de l’offre des taxis : les plateformes de taxis qui se sont développées ont adopté une forme de relation qui n’est pas très différente de celles des VTC. L’offre de transport public particulier de personnes s’en est trouvée finalement tirée vers le haut. Je note aussi que si le sujet a été conflictuel à l’origine, il n’y a plus de débat aujourd’hui puisqu’un certain nombre de chauffeurs de taxi réalisent parfois des courses en lien avec des plateformes VTC. Je pense donc que nous avons globalement amélioré et le service et les relations entre les taxis et les VTC.

En tant que ministre du Travail, j’étais très vigilante s’agissant du secteur des livreurs parce que cette activité, qui a démarré sous forme de job d’appoint, est devenue le revenu principal d’un certain nombre de travailleurs. Dans les échanges que j’avais avec les plateformes de livraison, j’avais insisté sur le phénomène de la sous-location des comptes qui mettait en position de vulnérabilité de nombreux travailleurs en situation irrégulière.

En outre, je ne pense pas qu’on puisse considérer cette activité comme un emploi durable. Pour répondre à votre question sur les futurs champs de négociation, j’avais invité les plateformes de livraison à réfléchir aux parcours professionnels qu’il était possible de proposer à des personnes commençant leur vie professionnelle en tant que livreur. S’il peut donner un coup de pouce au démarrage ou faire office de job complémentaire, je ne pense pas qu’on puisse trouver dans cet emploi un épanouissement durable.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Madame la Première ministre, il était très important pour notre commission de vous entendre car vous cochez toutes les cases : vous avez été ministre des Transports puis ministre du Travail et vous êtes maintenant Première ministre de sorte que vous avez contribué à définir la stratégie du gouvernement français face à l’ubérisation.

Or nous avons pu voir lors de nos auditions précédentes que la stratégie d’Uber, et plus largement des plateformes, est la suivante : Uber perd toutes les procédures judiciaires engagées à son encontre, en France comme dans l’ensemble des pays de l’Union européenne. Les décisions de justice établissent à chaque fois le lien de subordination qui existe entre la plateforme et le chauffeur de VTC ou le livreur ; dès lors, elles exigent que soient requalifiés en salariés les travailleurs faussement indépendants. Dans ce contexte-là, la Commission européenne a décidé mettre à son agenda législatif une proposition de directive européenne relative aux droits des travailleurs des plateformes. Face à ce projet, Uber a d’abord tenté de défendre un tiers statut – ni indépendant, ni salarié –, avant de développer une autre rhétorique appelant au dialogue social et à de nouveaux droits pour les travailleurs des plateformes. Dara Khosrowshahi, le président-directeur général d’Uber, a d’ailleurs proposé un better deal et, dans une tribune, présenté la France comme un modèle dans ce domaine, vantant le processus qui a conduit à la création de l’Arpe. En fait, la stratégie des plateformes consiste à concéder des droits pour ne pas avoir à requalifier leurs travailleurs en salariés.

Comme vous, les ministres Olivier Dussopt et Clément Beaune, que nous venons d’auditionner, ont expliqué que le Gouvernement était prêt à accepter le texte de compromis présenté en décembre par la présidence tchèque du Conseil de l’Union européenne. Or ce texte visait à torpiller la directive – c’est justement pour cela qu’il n’a pas recueilli la majorité qualifiée. Il s’agissait d’ajouter des critères, des exemptions, des délais suspensifs, etc. Ainsi, la France souhaitait exempter tout État membre de l’Union européenne organisant le dialogue social de l’application de la directive créant une présomption de salariat : autrement dit, les faux indépendants d’Uber ou de Deliveroo, qui font partie, selon l’étude d’impact de la Commission européenne, des 5 millions de travailleurs européens méritant d’être requalifiés en salariés, auraient dû conserver leur statut d’indépendants. Le lien de subordination n’aurait pas été reconnu. Pouvez-vous confirmer que, selon votre point de vue, les travailleurs des plateformes considérés comme de faux indépendants par la Commission européenne doivent garder ce statut d’indépendant ?

La présidente du groupe LFI-NUPES, Mme Mathilde Panot, vous a adressé un courrier vous demandant d’organiser à l’Assemblée nationale, sur le fondement de l’article 50-1 de la Constitution, un débat suivi d’un vote relatif à la position défendue par la France au Conseil de l’Union européenne. Les différentes composantes de la NUPES ont fait de même mais leur demande est restée sans réponse.

Il y a une exigence de transparence et de démocratie. Or les Uber files montrent que les rencontres entre le ministre de l’Économie de l’époque et les dirigeants d’Uber se sont tenues dans des conditions tout à fait opaques. Dans l’ensemble des documents transmis par Mark MacGann, que nous sommes en train d’étudier et qui font état de dix-sept échanges, on découvre que ce ministre et les dirigeants d’Uber avaient mis au point toute une stratégie pour aller dans un sens opposé à la position du Gouvernement. Aujourd’hui, toujours dans une certaine opacité, le Gouvernement défend la même stratégie qu’Uber contre la proposition de directive européenne créant une présomption de salariat, allant même à l’encontre de la position des députés européens Renaissance. Un débat transparent à l’Assemblée nationale, assorti d’un vote, permettrait de clarifier les choses. Vous déciderez-vous à l’organiser ou préférerez-vous utiliser, comme sur les retraites, les articles 49.3 et 40 de la Constitution pour couper court à la discussion ? 

M. le président Benjamin Haddad. Madame la rapporteure, il ne s’agit pas d’une tribune politique. Je vous invite à poser des questions entrant dans le cadre de notre commission d’enquête.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Transparency International l’a démontré : plus il y a de contrôle citoyen, plus il y a de démocratie, mieux on organise la séparation des lobbys et de l’État. Il s’agit donc d’un enjeu démocratique très important. D’ailleurs, les confédérations syndicales m’ont bien précisé qu’elles n’avaient pas été consultées concernant la position de la France sur la proposition de directive créant une présomption de salariat et qu’elles souhaitaient ce débat.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je viens d’entendre, longuement exposé, votre point de vue sur les plateformes. C’est assez original, dans une commission d’enquête : nous avons quasiment assisté à une conférence de presse ! Je vais quand même tenter de répondre à votre question.

J’imagine que vous avez entendu des travailleurs des plateformes et des représentants des VTC. Il se trouve que, depuis le départ, certains de ces travailleurs souhaitent bénéficier du statut d’indépendant, parce qu’ils veulent, par exemple, choisir leur rythme de travail ou travailler pour plusieurs plateformes. Nous souhaitons le leur permettre, en leur donnant toutes les garanties d’une indépendance réelle. C’est ce qui a guidé la position du Gouvernement, lors du précédent quinquennat, et qui continue de la guider. Dès la loi d’orientation des mobilités, des protections supplémentaires ont ainsi été introduites. Nous avons, par exemple, garanti aux chauffeurs VTC qu’ils puissent choisir d’accepter ou de refuser une course ; lorsqu’ils choisissent de l’accepter, ils doivent avoir les éléments nécessaires tels que sa durée, sa destination ou sa rémunération.

Nous considérons et continuerons de considérer qu’il existe une place pour du travail indépendant dans ce secteur. Certes, il peut y avoir de faux indépendants : un certain nombre de décisions de justice ont ainsi mis en lumière l’existence d’un lien de subordination entre une plateforme et un travailleur. Il est utile que les critères permettant de requalifier en salariat la relation entre ces deux acteurs soient harmonisés au niveau européen. En cas de requalification, les droits sociaux des travailleurs sont bien balisés par des décennies de négociations collectives ; en dehors de cette situation, nous considérons que le fait de ne pas être salarié ne doit pas empêcher la construction de droits collectifs pour les travailleurs.

Vous dites que le texte de décembre 2022 était mauvais. C’est votre point de vue – je ne sais pas sur quel élément vous le fondez – mais ce n’était pas celui de la France ni celui du commissaire Schmit, qui l’avait validé.

La position de la France est donc parfaitement transparente : je vous l’ai expliquée. Est-il pertinent d’organiser un débat sur le fondement de l’article 50-1 de la Constitution ? Vous pourriez demander un débat dans le cadre d’une semaine de contrôle. Je note cependant que nous avons déjà longuement débattu de ces questions, que ce soit lors de l’examen de la loi d’orientation des mobilités ou de la ratification de l’ordonnance prévue par ce même texte. Si le Parlement souhaite un nouveau débat, pourquoi pas ? Je ne suis pas la seule à pouvoir en apprécier l’opportunité. Les parlementaires suivant les affaires européennes pourraient avoir, eux aussi, un avis sur ce sujet.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. J’ai posé tout à l’heure à M. le ministre du Travail une question à laquelle il n’était pas tout à fait capable de répondre. Je pense que vous pourrez le faire plus facilement. Lorsque vous étiez ministre du Travail, vous avez cosigné avec M. Olivier Véran, alors ministre des Solidarités et de la Santé, un courrier adressé à la plateforme Mediflash, qui met en relation des professions paramédicales avec des établissements de santé. Vous y énonciez une règle très claire : « En l’état actuel de la réglementation, il n’est légalement pas possible, pour un aide-soignant, d’exercer en tant que travailleur indépendant et d’être mis à disposition auprès d’un établissement de santé ou médico-social sous ce statut. » Vous précisiez que cet exercice pouvait revêtir la qualification de travail dissimulé. Des contrôles de l’Urssaf et de l’inspection du travail ont d’ailleurs été diligentés dans plusieurs établissements médico-sociaux. Je voudrais savoir quelles suites ont été données à ces contrôles ? En effet, Mediflash a reçu, de la part de Bpifrance, 450 000 euros de prêts d’amorçage investissement et 8 000 euros de subventions. D’autres plateformes ont reçu des sommes encore plus importantes – je pense notamment à Brigad, qui propose un service de mise en relation dans les domaines de la restauration mais également de la santé. Ne voyez-vous pas une contradiction dans le fait que Bpifrance participe au développement de ces plateformes auxquelles vous avez, en tant que ministre, adressé un courrier soulignant l’illégalité de leur activité ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je vous remercie d’avoir cité cet exemple qui montre bien que, contrairement à ce que vous sous-entendez, nous ne sommes pas aveuglément convaincus que toutes les plateformes de mise en relation exercent leur activité dans le cadre qui s’impose. Autant j’ai rencontré de nombreux chauffeurs VTC souhaitant être indépendants et exerçant leur activité dans un cadre qui me semble correspondre à ce statut, autant j’ai été choquée de voir des plateformes mettre des aides-soignantes en relation avec des hôpitaux pour exercer une activité prétendument indépendante. Nous espérons tous, en tant que patients potentiels, que les aides-soignantes exercent leur activité sous le contrôle des médecins – dans le cadre, donc, d’un lien de subordination. Je vous confirme que, lorsque j’ai eu connaissance de l’existence de ces plateformes, le ministre de la Santé de l’époque et
moi-même avons donné instruction aux hôpitaux de ne pas faire appel à des aides-soignantes qui, par nature, ne peuvent exercer un travail indépendant au sein d’un établissement de santé. Je n’ai pas été informée de la subvention que vous avez évoquée, qui aurait été versée par Bpifrance, mais nous regarderons au titre de quelle activité la plateforme a pu recevoir cet argent.

Je le répète, il y a des cadres dans lesquels on peut faire le choix d’exercer son activité en tant que travailleur indépendant mais le métier d’aide-soignant n’en fait pas partie, du fait du nécessaire lien de subordination. Il s’agirait d’un détournement du statut, ce qui serait illégal.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Quelles actions ont donc été envisagées, depuis ces courriers, pour que ces plateformes ne puissent plus fonctionner ? De fait, elles continuent, en toute illégalité, leur activité de mise en relation, notamment avec des Ehpad et différents établissements. Le flou est complet et l’État manque à son devoir de faire respecter le cadre légal.

Par ailleurs, je réitère ma question à laquelle vous n’avez pas apporté de réponse précise. La Commission européenne estime qu’au moins 5 millions de travailleurs doivent être requalifiés en salariés, notamment les livreurs et les chauffeurs VTC. Quelle est votre position à ce sujet ? Êtes-vous en désaccord avec la Commission européenne ? Pour le commissaire européen Nicolas Schmit, la présomption de salariat doit être adoptée : la France
franchira-t-elle une ligne rouge en désapprouvant cette directive ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je n’ai pas compris à quelle ligne rouge vous faites allusion.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je vous invite à lire le compte rendu de l’audition de M. Schmit : le commissaire européen trouve que la position de la France et les déclarations de M. Dussopt en faveur de la présomption d’indépendance sont une ligne rouge, en contradiction totale avec la proposition de la Commission européenne.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. J’espère que M. Schmit n’a pas exprimé sa position en ces termes car le rôle d’un commissaire européen n’est pas de poser des lignes rouges à un État membre. J’imagine que c’est une interprétation de votre part.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Ce n’est pas l’expression qu’il a employée.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je suppose donc qu’il s’agit d’une mauvaise interprétation de ses propos.

La lutte contre le travail illégal est une politique publique très forte, qui a une dimension interministérielle importante et qui concerne de nombreux corps de contrôle. La lutte contre les faux statuts – les faux travailleurs indépendants, les faux bénévoles, la fausse sous-traitance – est un axe majeur du plan national de lutte contre le travail illégal. Sur ces sujets, les enquêtes sont particulièrement complexes et peuvent prendre du temps avant qu’une infraction soit qualifiée. Je vous assure que cette question restera à l’ordre du jour du prochain plan national de lutte contre le travail illégal et qu’elle demeurera une priorité du Gouvernement. Je ne suis pas capable de vous dire où en sont les procédures, puisque ce sujet ne relève plus tout à fait de mes attributions, mais j’imagine que les ministres compétents seront à même de vous répondre.

Vous m’avez interrogée sur le devenir du statut des chauffeurs VTC. J’ai essayé de vous expliquer qu’il importait de qualifier la relation entre une plateforme et un travailleur. Si cette relation correspond aux critères bien connus du droit français, qui pourraient bientôt intégrer le droit européen, permettant d’établir un lien de subordination, alors il s’agit d’une relation de salariat. En l’absence de lien de subordination, il s’agit de travail indépendant.

M. le président Benjamin Haddad. Je confirme que le commissaire Schmit n’a pas utilisé les termes employés par Mme la rapporteure. Il n’a pas commenté les déclarations de tel ou tel ministre français et ne s’est absolument pas ingéré dans nos débats de politique intérieure.

M. Andy Kerbrat (LFI-NUPES). La nature d’une relation de travail ne dépend pas des intentions des parties mais de la réalité objective. Ce n’est pas parce que je veux être indépendant que je le suis. Vous avez défendu ces travailleurs que nous connaissons aussi, qui accordent beaucoup d’importance à leur indépendance, mais ce qui compte est l’existence d’un lien de subordination : c’est cela que la directive européenne assume.

En septembre 2021, à l’Assemblée nationale, vous vous êtes exprimée contre une directive créant une présomption de salariat. Nous tenons à votre disposition la vidéo de cette séance. Avez-vous changé d’avis ou demeurez-vous opposée à la directive ? Il me semble plutôt, hélas, que vous avez décidé de vider de sa substance la présomption de salariat, comme en témoignent vos prises de position au Conseil de l’Union européenne, concernant notamment la proposition de la présidence tchèque.

En attendant l’application de cette directive nécessaire, soutenue par la Commission européenne, se pose la question du statut flou et souvent illégal des travailleurs sans-papiers à qui l’on vend des comptes. Alors qu’est annoncé un projet de loi relatif à l’asile et à l’immigration, il serait peut-être temps de réfléchir à intégrer ces travailleurs dans le champ de la circulaire Valls sur les régularisations.

M. Frédéric Zgainski (Dem). Alors que les évolutions économiques du XXe siècle avaient entraîné un déclin du travail indépendant, la tendance s’est inversée ces dernières années : une volonté d’indépendance conduit une part croissante d’actifs à privilégier des conditions de travail leur permettant de garder une indépendance réelle. Comment analysez-vous ce nouveau rapport au travail ? Quelle analyse faites-vous des effets économiques entraînés par l’adoption du régime de la microentreprise par les travailleurs ? Comment intégrez-vous également ces éléments dans votre politique visant à conduire notre pays vers le plein-emploi ? Estimez-vous utile d’étendre aux travailleurs indépendants certaines protections actuellement attachées au statut de salarié, telles que la fixation d’une durée maximale de travail ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Monsieur Kerbrat, je ne suis pas sûre que vous ayez totalement écouté mon exposé de la position de la France sur ce sujet.

Le cadre est nécessairement contraint, puisque l’Europe n’est pas compétente en matière de travail indépendant. Le champ de la directive est donc, par nature, limité aux cas où la relation entre une plateforme et un travailleur crée de fait un lien de subordination et relève donc du salariat. Lors des discussions sur cette directive, la position défendue par la France ne consistait pas à douter de la pertinence d’établir des critères européens permettant de qualifier la relation entre une plateforme et un travailleur et de faciliter, le cas échéant, la requalification en travail salarié. Nous avons fait valoir la nécessité de définir des critères clairs : si ces critères sont flous, c’est le juge qui devra se prononcer et la directive n’aura permis aucune avancée. Par ailleurs, l’émergence de nouvelles formes d’activité ne doit pas nous dispenser de créer des droits pour les travailleurs indépendants.

Pour résumer, il existe en France une jurisprudence parfaitement limpide sur les conditions dans lesquelles une relation de travail doit être requalifiée en salariat. Lorsque ce n’est pas le cas, parce qu’une partie de nos concitoyens préfèrent décider librement notamment de leur organisation et de leur temps de travail, nous n’en devons pas moins réfléchir aux protections à apporter à ces travailleurs faisant le choix d’être indépendants. C’est dans cet esprit que nous avons souhaité que les professions libérales puissent bénéficier, pour leur retraite, à l’instar des salariés, d’une bonification de 10 % pour leur troisième enfant.

En effet, M. Zgainski, nous observons une évolution de la relation au travail : une partie de nos concitoyens veulent plus d’indépendance et souhaitent pouvoir choisir, par exemple, de travailler sur certaines plages horaires et non sur d’autres. C’est un phénomène que nous devons prendre en considération. Cependant, je le répète, nous devons veiller à ce que ces personnes faisant le choix d’un travail indépendant soient bien conscientes des droits sociaux dont elles pourront bénéficier. Ainsi, les aides-soignantes ayant utilisé des plateformes prétendant les mettre en relation avec un hôpital ne prenaient sans doute pas toute la mesure de la plus faible protection sociale garantie par ce statut faussement indépendant.

Il ne s’agit pas d’aller contre le sens de l’histoire. De même qu’une partie de nos concitoyens sont moins enclins à accepter des CDI – vous avez sans doute entendu comme moi parler de ces salariés en CDD refusant le CDI que leur offrait leur employeur –, certains travailleurs ne souhaitent pas bénéficier du statut de salarié. Cela doit nous amener à réfléchir collectivement sur la façon de garantir à ces personnes une protection sociale et des droits sociaux suffisants.

Mme Aurore Bergé (RE). Votre audition est particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de mettre en avant toutes les mesures de régulation que notre pays a été le premier à mettre en œuvre – elle nous permet donc de saluer le rôle joué par la France dans ce domaine. Nous voulons, non pas interdire, mais réguler et laisser à nos concitoyens une liberté de choix tout en leur accordant une protection sociale renforcée. Comment
expliquez-vous que la France ait réussi à s’inscrire dans cette perspective et que les plateformes aient accepté de faire un certain nombre de concessions évidemment nécessaires à celles et ceux qui y travaillent ?

J’ai assisté à la première audition des représentants de Deliveroo – je sais qu’il y en a eu une seconde, parce qu’un certain nombre de réponses apportées lors de la première ont été jugées lacunaires. Pour certaines plateformes, nous avons des inquiétudes relatives à des situations de sous-location de comptes ou à l’insuffisance des contrôles internes. Pourrions-nous aller plus loin, par exemple en sanctionnant ces entreprises ou en leur imposant plus de transparence s’agissant des contrôles appliqués ?

Je me réjouis enfin que M. Kerbrat soit tout à fait favorable au futur projet de loi relatif à l’immigration, qui prévoira justement la régularisation des travailleurs de ces métiers en tension.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous n’avez pas toujours été tendre avec les plateformes. En effet, d’après Wikipédia, vous auriez déclaré que le Black Friday 2019, qui suscitait la polémique en raison de ses effets environnementaux, était « d’abord une énorme opération commerciale des grandes plateformes en ligne », dont vous ne pensiez pas « qu’elles soient les amis des petits commerçants ». Dans cette salle, nous sommes tous critiques et nous attendons vos réponses.

Vous avez dit tout à l’heure qu’il fallait mieux réguler la sous-location de comptes. Pourquoi ne pas l’avoir carrément interdite, dans la mesure où elle facilite la fraude ? Envisagez-vous de le faire à l’avenir ?

Vous avez dit également que vous ne vouliez pas d’une législation rigide et que tout travailleur faisant le choix de devenir indépendant devait pouvoir le rester. Telle est la position de la France, notre pays étant, à vos yeux, le plus protecteur dans ce domaine. Or j’ai été très marquée par l’audition d’Alexandre Dol et Hervé Street, qui nous ont raconté avec précision comment certaines plateformes mettaient la pression sur des livreurs qui, au départ, avaient fait le choix de l’indépendance mais n’arrivaient pas à vivre de leurs bénéfices. Ils étaient contraints de baisser sans cesse le prix de la course, qui en devenait inférieur au coût réel. Voilà une arnaque, une situation que nous devons tous dénoncer ! Une présomption de salariat serait certes protectrice, mais si ce choix n’était pas retenu par la France, il faudrait, à mon sens, exiger que les contrats passés avec certains livreurs prévoient une facturation égale ou supérieure au coût réel de la course. La France est peut-être la meilleure mais, à entendre de tels récits, on ne peut pas qualifier notre pays de protecteur ! Dans le pays des droits de l’Homme, les gens ne doivent pas être réduits en esclavage.

Vous serez, je pense, d’accord avec moi, madame la Première ministre, au sujet des avancées à réaliser. Peut-on imaginer d’imposer aux plateformes des contrats-types ? Comment faire pour arriver à une facturation supérieure au coût réel et éviter de fausser la concurrence ?

Je voulais vous poser une dernière question sur l’indemnisation des licences des taxis. Pourquoi ne pas l’avoir décidée à l’époque ? On aurait pu le faire, grâce à la création d’un fonds, comme ce fut le cas pour les avoués. Néanmoins, si vous n’avez pas le temps de répondre à cette question, je le comprendrai.

M. le président Benjamin Haddad. Elle s’éloigne un peu, de toute façon, du champ de cette audition, et nous en avons déjà beaucoup parlé avec les acteurs de l’époque.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Il faut être conscient que la volonté d’instaurer une régulation n’a pas été facilement acceptée par les plateformes. Les premières avancées réalisées dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités ont permis de fixer des limites dans des situations qui n’étaient pas acceptables. Avant cela, en effet, un chauffeur de VTC devait décider en quelques secondes s’il acceptait une course, sous la menace, s’il la refusait, d’une déconnexion de la plateforme, sans avoir une idée ni de la longueur du trajet à effectuer ni de la rémunération de la prestation.

Il y a eu un bras de fer avec les plateformes : soit elles souhaitaient rester dans ce genre de situations et ce serait alors la carte du contrôle et de la requalification qui serait jouée, soit elles étaient prêtes à accepter un cadre donnant davantage de possibilités de choix aux chauffeurs, et il pouvait y avoir un chemin correspondant au souhait de ceux qui désiraient rester indépendants. Cela fait évidemment l’objet de contrôles et cela continuera à faire partie des priorités des différents corps ministériels et interministériels de contrôle, mais je pense que l’on aménage ainsi un chemin pour ceux qui souhaitent avoir un statut de travailleur indépendant, avec ce que cela peut signifier comme liberté, tout en ayant une protection. Cela revient, en quelque sorte, à remettre ces travailleurs indépendants dans la même situation que celle d’un plombier qui n’accepte pas de faire une réparation pour un montant et dans des conditions qu’il ne connaît pas. C’est tout le sens du chemin qui a pu être fait pour qu’il y ait un meilleur cadre de régulation des plateformes.

Je me suis posé, je vous le dis très franchement, la question de l’interdiction de
la sous-location. Il se trouve que cela fait partie des critères que la proposition de directive pourrait considérer comme un indice de travail salarié. Les plateformes nous disent que si l’on interdit la sous-location, et d’une certaine façon la sous-traitance, on les pousse dans le champ de la requalification. Je préférerais que ce critère ne soit pas un indice en matière de requalification et qu’on puisse interdire la sous-location de comptes et toutes les dérives qui l’accompagnent.

Dans ce secteur, comme dans d’autres, je crois beaucoup au dialogue social. S’agissant des difficultés pour certains travailleurs, notamment les livreurs, qui ont été évoquées, l’accord sur un revenu minimum d’activité qui a été trouvé vise précisément à éviter que des travailleurs ne puissent pas vivre dignement de leur travail. Le chemin de la construction de droits collectifs pour les travailleurs indépendants permet d’aboutir à des résultats, en particulier pour les livreurs.

M. le président Benjamin Haddad. Je demande aux derniers orateurs de poser leurs questions rapidement, afin que nous puissions libérer la Première ministre à treize heures.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Excusez-moi, mais je suis le seul ici présent à avoir été taxi avant de devenir député. Il se peut que je ne sois pas très bref car j’ai des choses à dire.

M. le président Benjamin Haddad. Vous auriez pu assister, dans ce cas, à ne
serait-ce qu’une seule autre audition avant celle-ci. Je vous demande vraiment d’être bref.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Je comprends très bien, mais il y a des homicides tous les jours à Marseille. J’ai besoin de relater des faits importants.

Je reviens sur le mot « choc » que vous avez employé, madame la Première ministre, à propos de l’arrivée des VTC. Cela n’a pas été un choc. C’est du fait de votre ingérence que des taxis ont été amenés à se suicider. Des familles ont été touchées, précarisées, endettées. Mesurez vos mots s’il vous plaît.

J’étais aux premiers rangs lors de l’arrivée d’Uber. J’ai vécu, difficilement, de mon activité de taxi pendant dix ans, puis, du jour au lendemain, j’ai vu arriver sur le marché un géant capitaliste, doté d’une force de frappe terrible. Ses chauffeurs n’avaient pas les mêmes contraintes…

M. le président Benjamin Haddad. Pouvez-vous poser votre question ?

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Vos propres questions ont conduit à allonger le débat pour que je ne puisse pas prendre la parole. Laissez-moi m’exprimer : je suis un ancien chauffeur de taxi.

Mme Aurore Bergé (RE). Vous n’êtes pas là en tant qu’ancien chauffeur de taxi mais en tant que député.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Les chauffeurs d’Uber n’avaient pas les mêmes contraintes, ne payaient pas de cotisations et cassaient les prix des courses. Bref, la concurrence était totalement inéquitable et déloyale. À Marseille, face à cette plateforme qui mettait en danger notre situation, j’ai pris part à la grève. Croyez-moi, c’était particulièrement tendu et difficile. Malgré l’arrivée d’un concurrent totalement déloyal, nous avons trouvé un accord, grâce à notre mobilisation, qui avait, comme toute mobilisation, un coût énorme pour nous. Du jour au lendemain, une trahison s’est produite : l’accord a été cassé par un deuxième arrêté.

À l’époque, nous n’avions pas de certitude sur le fait que cela venait du ministère de l’Économie dirigé par Emmanuel Macron, mais je le sentais. Quand la révélation des Uber files a eu lieu l’été dernier, nous avons compris que nous avions raison. Tout le monde nous avait traités de complotistes à l’époque : on a sali nos noms, nos familles, notre corporation, mais nous avions raison.

Non seulement la concurrence entre Uber et les taxis était complètement inégale, mais en plus Uber avait un commis d’office qui était le secrétaire général de l’Élysée, avant de devenir le ministre de l’Économie puis le Président de la République. Cette personne a choisi de défendre les intérêts d’actionnaires d’un grand groupe américain qui ne paie quasiment pas d’impôts en France, grâce à des pratiques fiscales immorales.

M. le président Benjamin Haddad. Je vous demande de poser vos questions.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). J’y viens, mais vous n’entendrez donc pas l’histoire d’un député qui a été taxi et qui a des choses à dire en la matière.

M. le président Benjamin Haddad. Nous avons fait soixante-sept auditions, auxquelles vous n’avez pas participé. Nous aurions pu vous entendre à de nombreuses reprises.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Quelle a été votre participation à Marseille quand il y a eu des homicides ? Moi, j’étais tous les jours dans la rue.

M. le président Benjamin Haddad. Ce n’est pas la question.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Je vois bien, de toute façon, à qui j’ai affaire.

Mme Aurore Bergé (RE). Que voulez-vous dire ?

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Laissez-moi parler, s’il vous plaît. Je suis un parlementaire et j’ai le droit d’avoir la parole en tant qu’ancien taxi. Pardonnez-moi, madame la Première ministre, de prendre ainsi votre temps, mais c’est ce qu’il y a de plus important dans ma vie. Mes parents sont tous taxis.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Si vous avez des questions à me poser, j’y répondrai avec plaisir, monsieur le député.

M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Merci beaucoup, madame la Première ministre. Excusez-moi pour les débordements de mes collègues.

La situation que j’ai rappelée a été instaurée avec le soutien sans faille de Macron à Uber. Comment avez-vous combattu cela lorsque vous étiez ministre des Transports ?
Qu’avez-vous fait pour répondre à cette catastrophe sociale ? Comment expliquez-vous que les membres de la majorité présidentielle au Parlement européen se soient prononcés pour une directive prévoyant une présomption de salariat réfragable, sans critère, alors que le Gouvernement s’y oppose ? Pouvez-vous confirmer que les travailleurs considérés comme de faux indépendants par la Commission européenne doivent rester, selon vous, sous le statut d’indépendant ?

M. le président Benjamin Haddad. Je remercie Mme Agresti-Roubache, qui a eu la courtoisie de renoncer à son temps de parole.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je ne sais pas, monsieur Delogu, si vous avez suivi le début de l’audition : je crois, en effet, avoir essayé de répondre à vos questions.

Je ne pense pas que ce soit le bon cadre pour répondre à tous les propos que vous avez tenus et que, naturellement, je ne partage pas. Je veux simplement vous signaler que je n’étais pas aux responsabilités en 2011. Par ailleurs, je redis que j’ai œuvré dans mes différentes fonctions, qui ont commencé en 2017, pour mettre en place une régulation dans le domaine des plateformes de mobilité. Je ne vais pas redécliner les règles que nous avons imposées : je les ai déjà expliquées.

S’agissant de la directive européenne, je répète que nous partons de l’idée que plusieurs situations peuvent exister.

Il y en a dans lesquelles on a affaire à de faux indépendants parce qu’il existe un lien de subordination. La jurisprudence française est claire sur ce qui conduit à requalifier une relation supposée commerciale en relation de travail et nous sommes tout à fait intéressés par l’établissement, dans la directive européenne, au niveau de l’ensemble des États membres, de critères permettant de requalifier sans ambiguïté, ou facilement, une relation commerciale en relation de salariat quand c’est le cas.

C’est important pour nous mais cela ne doit pas nous dispenser, s’agissant des situations dans lesquelles des travailleurs font le choix d’être des travailleurs indépendants et dans lesquelles la relation existante respecte le statut de travailleur indépendant, de créer des droits sociaux pour les travailleurs. C’est la ligne que je suis depuis 2017.

Il y a place pour différents modèles. Quand celui qui est affiché fait appel à des travailleurs indépendants, il faut s’assurer que c’est réellement le cas, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de liens de subordination qui contreviendraient au principe du travail indépendant, et cela doit par ailleurs s’accompagner de la construction de droits sociaux, de protections pour les travailleurs concernés. Tel est le chemin sur lequel nous nous sommes engagés. Les cinq accords qui ont été conclus en sept mois permettent de conforter les droits sociaux de ces travailleurs indépendants, et je pense qu’il faut continuer dans ce sens.

M. le président Benjamin Haddad. Madame la Première ministre, je vous remercie pour votre disponibilité et pour vos réponses précises aux questions de notre commission d’enquête.

Si des collègues ont des questions supplémentaires à poser, d’autant que certains n’ont pas pu intervenir, nous pourrons vous les transmettre – nous aurons peut-être aussi des demandes de documents à vous adresser.

 

La séance s’achève à treize heures cinq.

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Membres présents ou excusés

 

 

Présents.  Mme Sabrina Agresti-Roubache, Mme Aurore Bergé, Mme Émilie Chandler, M. Sébastien Delogu, M. Benjamin Haddad, M. Alexis Izard, M. Andy Kerbrat, Mme Amélia Lakrafi, Mme Lisette Pollet, M. Philippe Pradal, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Frédéric Zgainski

Excusés. – Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl