Compte rendu
Commission d’enquête sur la structuration,
le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements
– Audition, ouverte à la presse, de la direction générale de la police nationale (DPGN) : M. Frédéric Veaux, directeur général, Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale de sécurité, et Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial 2
– Audition, ouverte à la presse, de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) : général d’armée Christian Rodriguez, directeur général, colonel Sébastien Gay, sous-directeur de l’anticipation opérationnelle au sein de la gendarmerie nationale, et colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire 17
– Présences en réunion..............................37
Mardi
30 mai 2023
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 2
session ordinaire de 2022-2023
Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président
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La séance est ouverte à dix-sept heures.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements auditionne M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagné de Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale de sécurité, et Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial.
M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, je suis heureux de vous accueillir pour les premiers travaux de notre commission d’enquête.
Permettez-moi de commencer par quelques éléments d’information. Nous nous retrouverons dès jeudi matin pour l’audition des services de renseignement, qui ont demandé le huis clos. Pour éviter tout incident, nous suivrons la procédure en vigueur pour les auditions sensibles, à savoir que les téléphones et autres appareils électroniques seront déposés à l’entrée de la salle. Par ailleurs, le préfet de police de Paris a fait savoir sa disponibilité le même jour. Nous le recevrons également, pour une audition cette fois ouverte à la presse. Enfin, comme l’avait suggéré notre collègue Frédéric Mathieu la semaine dernière, nous avons invité la chercheuse Isabelle Sommier. Je rappelle à tous les commissaires que le rapporteur et moi-même sommes ouverts à toutes les propositions.
J’en viens à l’audition de ce jour et j’accueille M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Vous êtes accompagné de Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, de Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, de M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial, et de Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale de sécurité.
Monsieur le directeur général, je n’ai pas besoin de rappeler devant vous les scènes de violences, urbaines et rurales, qui ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps – entre le 16 mars et le 3 mai, pour reprendre l’intitulé exact de notre commission d’enquête. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’actions, et comment les autorités peuvent y répondre en assurant, avec une égale attention, le respect des libertés fondamentales et la sécurité des biens et des personnes.
Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites ainsi que tout élément que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.
Avant de vous faire prêter serment, j’aimerais vous poser deux questions d’ambiance générale.
En premier lieu, quel est le ressenti des personnels qui ont eu à intervenir à Paris et dans les grandes villes du pays au cours de ces manifestations, quatre ans après les Gilets Jaunes ? Faut-il parler de lassitude, d’un déficit de moyens matériels, d’un cadre légal insuffisant ?
Dans un second temps, êtes-vous en mesure d’esquisser un portrait-robot de l’activiste violent ? D’où vient-il ? Est-il seul, en groupe, en bande organisée ? Comment passe-t-il à l’action et avec quels moyens ?
Avant de vous passer la parole, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Frédéric Veaux prête serment.
M. Florent Boudié, rapporteur. Nous vous remercions de votre présence malgré le très court délai qui vous a été imparti pour prendre part à cette audition, et dans un contexte plus que singulier au regard des événements tragiques de la semaine dernière, où les membres des forces de l’ordre ont été cruellement frappés.
À ce stade, au-delà des questions posées à l’instant par le président, je souhaite replacer sur le temps long la question des groupuscules violents, de leur intervention à l’occasion de manifestations, qu’elles soient licites ou non. Les premiers événements en France ayant impliqué des groupuscules violents datent des années 2000. Quels éléments de continuité, peut-être de renforcement constatez-vous ? Quelle dynamique, quel essaimage des réseaux concernés ? Il s’agit de situer ces événements, au-delà de la période qui est la nôtre. Le phénomène s’inscrit dans la durée, mais c’est aussi un phénomène international.
M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Avant de répondre à vos questions, je propose de fournir quelques éléments de contexte et quelques chiffres pour illustrer la nature des événements qui ont conduit à la création de votre commission d’enquête. Il s’agit pour la police nationale d’une opportunité importante de s’exprimer devant le Parlement et d’évoquer ces événements extrêmement graves qui se sont produits au cours du printemps 2023.
L’organisation de la police nationale et des missions de sécurité dans notre pays fait que le préfet est responsable de l’ordre public, le directeur général de la police nationale n’étant que le haut fonctionnaire qui met à disposition des préfets des moyens, des capacités et des doctrines pour faire face à ces problématiques d’ordre public. Le maintien de l’ordre vise à maintenir l’équilibre entre, d’une part, la liberté de manifester et d’exprimer ses opinions et, d’autre part, la sécurité des personnes et des biens, quelles que soient ces personnes : les manifestants évidemment, mais aussi les passants, les commerçants, les journalistes et les forces de sécurité intérieure elles-mêmes.
Pour améliorer et adapter son dispositif, le ministère de l’intérieur a rédigé un schéma national du maintien de l’ordre. Une première version a été publiée le 16 septembre 2020. Elle a depuis été amendée dans un triple objectif : plus protecteur pour les manifestants, plus ferme à l’égard des auteurs de violences et plus explicite à l’égard des citoyens. Les manifestations qui se sont produites au cours de la première partie de l’année à l’occasion de la contestation de la réforme des retraites ont été l’occasion de mettre en œuvre ces nouveaux éléments. Un durcissement de la protestation a eu lieu à compter du 16 mars 2023, date de l’annonce du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution.
En préambule, je voudrais rappeler une évidence : une manifestation est soumise à déclaration préalable pour se dérouler dans les meilleures conditions. La déclaration s’opère au moins trois jours avant la manifestation, ce qui permet à la fois de prendre contact avec les organisateurs et de déterminer ses modalités – parcours, encadrement, spécificités éventuelles. Par ailleurs, la loi du 19 avril 2019 a simplifié les conditions de cette déclaration, notamment en permettant qu’une seule personne y procède et en n’imposant pas sa domiciliation dans le département concerné, ce qui ne devrait pas conduire à ce que certains s’exonèrent de la procédure.
Je vais énoncer quelques chiffres pour illustrer ce qui s’est passé en ce début d’année. Pour ne pas empiéter sur les propos que pourra tenir devant vous le préfet de police, je me concentrerai sur ce qui relève de la direction générale de la police nationale, à savoir l’ensemble du territoire national à l’exception de Paris et de la petite couronne.
Entre le 19 janvier et le 2 mai ont été recensées treize journées nationales d’action, en incluant la manifestation du 1er mai. Sur la totalité de cette période et pour le seul ressort territorial relevant du périmètre des groupes des pelotons mobiles, 1 567 personnes ont été interpellées, dont 1 373 ont été placées en garde à vue. Deux temps distincts ressortent dans le déroulé de ces treize journées nationales d’action. Au cours des huit premières d’entre elles, du 19 janvier au 15 mars, tout s’est bien passé : 361 personnes ont été interpellées, 265 placées en garde à vue sur le périmètre des groupes des pelotons mobiles. Au cours de la deuxième séquence, du 23 mars au 1er mai, ce sont 1 206 personnes qui ont été interpellées, dont 1 108 placées en garde à vue. Les désordres qui ont pu intervenir ont eu un impact direct sur le nombre d’interpellations effectuées.
Le constat est le même s’agissant des policiers blessés, au nombre de 1 471 au cours de ces journées nationales d’action, dont 947 personnels des compagnies républicaines de sécurité (CRS). Je dois préciser une subtilité : sont comptabilisées uniquement les compagnies républicaines de sécurité engagées sur le ressort de la préfecture de police, sachant qu’elles relèvent de l’autorité du directeur général de police nationale. Pour la seule manifestation du 1er mai, 329 policiers ont été blessés. Nous considérons un policier blessé dès lors qu’il subit un préjudice physique, même s’il ne débouche pas sur une hospitalisation.
Si l’on pousse la réflexion sur la manière dont ces manifestations et rassemblements se sont déroulés entre le 16 mars et le 3 mai, on a assisté après le 16 mars à une multiplication des initiatives au-delà même des journées nationales d’action, avec des mouvements coup de poing et des déambulations sauvages, particulièrement dans les villes où est implantée l’ultra-gauche. La tenue de rassemblements spontanés non déclarés, non encadrés et le plus souvent en soirée, mêlant des représentants syndicaux, des sympathisants d’extrême-gauche et des citoyens déterminés, ont engendré des cortèges sauvages et provoqué dans certaines situations des violences urbaines.
On a également assisté à une dégradation de l’atmosphère des journées nationales d’action : la scission des cortèges hors parcours déclaré, dans le but affiché de commettre des violences et des dégradations, des envahissements de voies de circulation stratégiques comme des autoroutes, la constitution rapide et massive de black blocs qui n’avaient pour but que de s’en prendre aux forces de l’ordre et de commettre des dégradations. La constitution de ces black blocs a été relevée dans des villes qui jusqu’alors n’en avaient pas connu, comme à Grenoble. Les journées nationales d’action du 23 mars et du 1er mai en particulier ont été marquées par un pic d’actions violentes, menées par des groupes d’ultra-gauche locaux, ayant entraîné dans leur sillage des jeunes de la sphère estudiantine, des citoyens déterminés – j’utilise cette expression car elle circule parmi les manifestations –, des « ultra-jaunes » comme nous les appelons, et parfois des militants syndicaux plus radicaux.
Par ailleurs, si les fiefs de l’ultra-gauche et les grandes agglomérations comme Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rennes, Lille et Dijon ont été particulièrement marqués par des faits de violence, des dégradations, des destructions, des ciblages d’édifices publics et de violents affrontements avec les forces de l’ordre, des mobilisations ont eu lieu dans des villes dites moyennes, de moins de 50 000 habitants, ainsi que dans de petites agglomérations de 10 000 habitants. Elles ont également été émaillées de troubles importants à l’ordre public, fait inhabituel dans de petites villes. Cette multiplication du nombre de manifestations, jusqu’alors plutôt concentrées dans les métropoles pour favoriser un effet de masse, est une caractéristique nouvelle. Je pourrais citer beaucoup d’exemples : Charleville-Mézières, Le Puy-en-Velay, qui malheureusement est connu depuis le triste épisode des Gilets Jaunes, Morlaix, Épinal et Lorient, qui a connu une attaque en règle du commissariat de police et de la sous-préfecture.
Vous demandez, monsieur le président, qui sont les groupes auteurs de violences. Cette opportunité de semer le trouble a évidemment été saisie par l’ultra-gauche. Ce terme nécessite de ma part un exercice de définition. Pour la police nationale, l’ultra‑gauche désigne des composantes de la gauche radicale qui se distinguent par leur stratégie anti-institutionnelle et anti-représentative. Cette mouvance manifeste son hostilité envers l’État, ses représentants et le pouvoir. Elle se différencie de l’extrême-gauche par son refus de toute représentation institutionnelle. Elle prône des changements radicaux par la déstabilisation des institutions républicaines, en contestant les valeurs démocratiques par le recours à la violence, le plus souvent à l’encontre des biens ou des personnes qui les représentent. Elles agglomèrent des mouvements aux idéologies différentes : anarchistes, autonomes ou mouvance « antifa ». Ces mouvements cherchent à faire prospérer leurs idées, non par des vecteurs démocratiques, mais par la force et la violence. Leur objectif général et partagé est de provoquer le chaos.
En matière de fonctionnement et de mobilisation, les groupes d’ultra-gauche sont davantage inscrits dans des combats locaux, même si on les retrouve ponctuellement dans les grandes mobilisations contre des projets qu’ils considèrent un danger pour l’environnement. Vous aurez sans doute l’occasion d’y revenir avec le directeur général de la gendarmerie nationale pour évoquer le cas de Sainte-Soline. Pour les journées nationales d’action qui se sont tenues dans toutes les villes de France, ils ont préféré se mobiliser dans leurs communes d’implantation. Pour autant, l’existence de liens parfois forts dans la mouvance, en particulier en Bretagne, a pu entraîner le déplacement ponctuel de militants d’une ville à l’autre. Je pense en particulier aux cas de Nantes et de Rennes.
Pour ce qui est des black blocs, dont on évoque régulièrement la présence et qu’on ne prend pas toujours le temps de définir, il convient de souligner qu’ils ont été plus nombreux à participer aux rassemblements pendant cette période. Lors des manifestations de voie publique, la plupart des individus radicaux se rassemblent en black blocs, cagoulés, gantés, dissimulés derrière des parapluies, munis de banderoles renforcées. Au moment de la manifestation, les membres du black bloc sont coordonnés, organisés et guidés par des militants plus en retrait, qui évaluent les dispositifs de maintien de l’ordre en utilisant des drones, des talkiewalkies ou parfois des instruments plus singuliers comme des trottinettes. Souvent, ils déposent leur équipement en amont, sur le parcours du cortège, dans les cages d’escalier, les armoires techniques et même des appartements, pour éviter les contrôles mis en place. Ces mêmes équipements seront abandonnés à l’issue des manifestations : ils ne repartent pas avec, ce qui complique les contrôles et les interpellations après les violences.
Quel est le mode d’action des black blocs ? Évidemment, on les observe la plupart du temps en tête des cortèges, mais on les retrouve aussi éclatés au sein de la manifestation constituée. Au départ du cortège, ils ne sont pas forcément visibles. On est plutôt en présence d’une nébuleuse formée de personnes paradoxalement revêtues de gilets jaunes – ce sont les Gilets Jaunes historiques – et d’individus, vêtus de vestes foncées à capuche, dont le visage est en partie masqué avec des masques chirurgicaux, des écharpes, des lunettes de soleil ou de piscine. Ce groupe devient bruyant, agité, mais n’est pas violent dans un premier temps. Ils se positionnent dans la plupart des cas devant le cortège officiel. Le black bloc peut être composé de plusieurs centaines de personnes, ce qui rend les conditions d’intervention plutôt difficiles. À Lyon, le 1er mai, environ 2 000 personnes composaient ce black bloc.
Le mode opératoire est rodé. Le fait qu’il se constitue progressivement après le départ de la manifestation est sans doute le signe de la volonté du black bloc d’éviter les contrôles préventifs et de compliquer les identifications. La formation du black bloc proprement dit est souvent commandée par le craquement d’un fumigène, l’ouverture d’un parapluie, des messages sur les réseaux sociaux ou tout autre signe de ralliement convenu à l’avance. Le groupe se constitue alors, qui va se noircir avec des individus qui changent de tenue pour s’habiller de noir et se dissimuler le visage. Une ou plusieurs banderoles seront sorties à ce moment pour se protéger. Le groupe devient alors violent et commet des dégradations, tout en agressant les forces de l’ordre. J’évoquais l’utilisation de bâches, qui sont désormais renforcées. Cette technique n’est pas nouvelle mais elle a évolué notablement : elle permet de masquer les individus et elle incorpore maintenant des morceaux de bois rigides, voire de clubs de golf qui, désolidarisés de la bâche, seront utilisés pour commettre des violences. Le déploiement de parapluies noirs contribue aussi à dissimuler ces individus.
Sur les moyens de communication utilisés par ces activistes, je ne m’étendrai pas puisque nous utilisons ces éléments pour essayer de comprendre leur fonctionnement et trouver des parades à la manière dont ils agissent.
Quant aux violences exercées par ces black blocs, elles sont très variées. Il existe évidemment des agressions à l’égard des forces de sécurité intérieure. Nous avons apporté quelques projectiles utilisés dans ces manifestations. (Des projectiles sont présentés aux membres de la commission d’enquête.) Je les laisse à votre disposition pour illustrer le type d’armes auxquelles nous faisons face. Des exactions sont également commises à l’encontre des symboles de l’État : mairies, commissariats, préfectures, tribunaux. Des dégradations et des pillages sont commis à l’encontre des symboles du capitalisme : banques, magasins de téléphonie, agences immobilières et d’assurances. Ils dégradent évidemment le mobilier urbain avec du bris, de l’incendie et la constitution de barricades. Ils multiplient les feux sur la chaussée, notamment à partir de poubelles.
Comme vous l’avez vu, ces groupes utilisent des armes par nature ou par destination de plus en plus puissantes, avec pour certains d’entre eux la volonté de « tuer du flic ». Citons l’utilisation de pièces métalliques, qui s’ajoutent aux traditionnels pavés, boulons de chantier, mortiers d’artifice, cocktails Molotov et bombes agricoles. Citons également les petits tridents en acier ou en ferraille posés au sol pour crever les pneus des véhicules des forces de l’ordre. De manière plus récente, nous constatons des jets d’excréments, de bouteilles emplies d’urine, de peinture ou de liquide toxique.
Toutes ces manifestations violentes sont la source de blessures parmi les forces de l’ordre, mais aussi les manifestants et les tiers. À ce stade, je ne peux communiquer que des statistiques concernant les forces de l’ordre, puisque les manifestants sont pris en charge par les sapeurs-pompiers. Même si nous avons des ordres de grandeur, je ne peux documenter avec précision le nombre de manifestants blessés, certains grièvement.
Je n’oublie pas les différentes formes de pression psychologique ou de provocation. Elles visent les forces de l’ordre, mais pas seulement : on en a vu à l’attention des élus et des journalistes également pris à partie. Le principe est de faire peser sur ces personnes des contraintes, en les interpellant de manière nominative, en les filmant, en diffusant leur photographie sur les réseaux sociaux, en les incitant au suicide ou en utilisant des rhétoriques culpabilisantes à l’endroit des compagnies républicaines de sécurité. Je n’entrerai pas dans les détails. Malheureusement, les réseaux sociaux et les médias diffusent régulièrement ce type de comportement.
Les black blocs et l’ultra-gauche ne sont pas les seuls engagés dans des actes violents au cours des manifestations. D’autres profils existent : des étudiants, certains politisés, parfois des lycéens d’ailleurs, prennent part à ces actions violentes afin d’exprimer une haine à l’égard de l’État et de la police. Cette participation est souvent facilitée par l’occupation de sites universitaires, foyer ou creuset du regroupement de ces militants, pour commettre des violences au cours des manifestations.
Comme je le disais tout à l’heure, nous avons aussi des « citoyens déterminés » : le « déter » est un terme utilisé entre activistes. Cela se confirme au travers du pourcentage de personnes interpellées qui ne sont pas connues des services. Cela peut être aussi la conséquence de leur moindre aguerrissement et de leur arrestation plus facile par les policiers alors que ceux qui se préparent et se forment à l’action violente ont de meilleurs réflexes.
Nous avons aussi des « ultra-jaunes », comme je les ai appelés tout à l’heure. Ce sont d’anciens Gilets Jaunes à l’idéologie radicalisée, dont la proportion est restée faible, mais qui se sont fait remarquer en participant encore à des actions violentes.
Nous avons enfin, de manière résiduelle, mais je ne peux les négliger, certains militants syndicaux très radicaux, qui participent à ces actions violentes pour sans doute donner plus d’écho à leur combat. Ils veulent reproduire des actions parmi les plus dures, comme celles qu’ils peuvent observer dans les grandes villes.
Il convient de souligner que le profil des interpellés ne correspond pas à la description de ces radicaux. Ceux que nous arrêtons sont généralement inconnus des services de renseignement. Ils ne sont pas membres de syndicats ou de structures identifiées. Ils ont, pour leur grande majorité, de 20 à 28 ans, avec un profil étudiant, même si nous rencontrons quelques marginaux de plus de quarante ans, parfois sans domicile fixe. Ils sont quasi exclusivement de nationalité française, dont un bon tiers de jeunes femmes. ils ne maîtrisent pas les codes et le vocabulaire de l’ultra-gauche.
Pour ce qui est de l’aspect international soulevé dans les questions que vous nous avez adressées, les journées nationales d’action ont évidemment agité la sphère militante pendant plusieurs mois, notamment autour de la perspective du 1er mai, en suscitant un intérêt certain du monde contestataire européen. Le préfet de police vous en parlera sans doute mieux car Paris a connu la présence de militants venant de l’étranger. Pour autant, sur le périmètre qui relève de la direction générale de la police nationale, on a aussi observé la présence d’étrangers à Strasbourg et aussi à Lyon avec, dans cette dernière ville, des militants de la mouvance « No TAV » active en Italie et opposée à la ligne ferroviaire entre Lyon et Turin.
Peut-être suis-je un peu long, monsieur le président ?
M. le président Patrick Hetzel. Vos propos contribuent à poser des bases de travail indispensables. Notre seule contrainte est notre prochaine audition prévue à 18 heures 30.
M. Frédéric Veaux. Je souhaite évoquer la manière dont la police nationale agit. La préparation des manifestations et le suivi de ces groupes sont essentiels à une réponse efficace au moment des exactions. L’anticipation et le suivi des groupes s’imposent pour limiter les risques que je viens de vous exposer.
En amont, nous mettons en œuvre une stratégie coordonnée avec l’autorité préfectorale, mais aussi avec l’autorité judiciaire pour convenir de contrôles préventifs à partir des réquisitions du procureur de la République et des mesures administratives que peut prendre le préfet – arrêtés d’interdiction, règles de stationnement et de circulation, réglementation du port et du transport sans motif légitime d’objets qui pourraient constituer des armes par destination. Dans cette préparation, l’information des organisateurs et des manifestants est importante pour faciliter le défilé et éviter qu’ils ne se laissent entraîner par les agitateurs. Les mesures de prévention situationnelle, comme nous les appelons, consistent en un repérage préventif du circuit de la manifestation pour éliminer tout ce qui pourrait servir de projectile. Cela implique la fermeture des chantiers, le ramassage des ordures ménagères et la protection des devantures commerciales. Il s’agit également d’échanger avec le public afin de faciliter la transmission des consignes et d’éviter que les manifestants pacifiques soient pris dans les violences. Les réseaux sociaux sont un outil pour cela et leur suivi quotidien par le renseignement territorial nous donne connaissance de l’état d’esprit des groupes contestataires susceptibles d’intervenir au cours des manifestations. Le chef du service central du renseignement territorial vous le confirmera lorsque vous l’auditionnerez.
La constitution de dossiers permet des mesures administratives comme l’interdiction de groupes qu’on peut considérer à l’origine de violences et d’exactions. Nous conduisons des actions de coopération régulières avec les États européens et nous recevons un certain nombre de signalements de nos partenaires étrangers – sur des individus susceptibles de se rendre en France, sur la présence de Français à l’étranger ou sur des techniques utilisées par les activistes locaux. Nous sommes attentifs à ce qui se passe au niveau continental.
La stratégie opérationnelle mise en œuvre est établie localement au regard des spécificités du territoire et des mouvements revendicatifs qui s’y déroulent. Sous l’autorité du préfet de département, nous définissons les effectifs de police ou de gendarmerie à engager, la liste des sites à protéger, les itinéraires à emprunter ou à proscrire, éventuellement l’appel à des renforts nationaux. Paris est très consommateur de moyens de forces mobiles et, comme nous l’avons constaté au cours des journées nationales d’action les plus violentes, nous n’avons pas toujours la possibilité de mettre des unités de forces mobiles à disposition dans certaines villes où le risque de violences est avéré. Nous devons alors solliciter des effectifs départementaux, parfois des renforts zonaux, qu’ils soient de police ou de gendarmerie.
Entre le 16 mars et le 2 mai, pour les journées nationales d’action, plus de 76 unités de forces mobiles ont été engagées en moyenne, avec un pic d’emploi le 28 mars. Ces unités de forces mobiles sont les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile. Les effectifs de la sécurité publique ont été aussi énormément mobilisés, avec une moyenne de 4 500 policiers pour chaque journée nationale d’action. Les effectifs engagés pour le maintien de l’ordre ont été essentiellement les compagnies départementales d’intervention, les brigades spécialisées de terrain et les brigades anti-criminalité.
Je voudrais souligner l’effet positif, me semble-t-il, de certains dispositifs autorisés par le schéma national du maintien de l’ordre ou, depuis peu, par la loi. Les binômes des équipes de liaison et d’information, qui assurent la relation avec les organisateurs des manifestations et avec la population, permettent d’orienter de manière efficace les défilés et de distinguer le plus possible les manifestants pacifiques des agitateurs. L’utilisation des drones était très attendue par la police nationale, notamment à l’occasion des manifestations du 1er mai à Lyon, Bordeaux, Le Havre, Dijon et Nantes. Comme vous l’avez sans doute lu dans la presse, ils ont permis, à Lyon notamment, d’identifier un certain nombre de personnes qui avaient procédé au pillage d’un magasin. Ces premières utilisations ont démontré toute leur efficacité et cette capacité nous permettra à l’avenir d’être plus efficaces dans l’engagement de nos moyens.
De manière plus traditionnelle, la police nationale a pris des initiatives pour empêcher ou enrayer les violences. Les contrôles opérés en amont, notamment, sont très utiles grâce au cadre juridique donné par le procureur de la République. Ils permettent d’écarter un certain nombre d’objets dangereux, mais pas tous et dans des conditions qui ne sont pas toujours satisfaisantes. Les unités de forces mobiles servent surtout à limiter le mouvement des groupes violents en protégeant certains accès et certains bâtiments. En province, elles servent surtout, en poste fixe, à empêcher les activistes de commettre des dégradations dans certains secteurs ou d’atteindre des bâtiments que nous souhaitons protéger.
Les interpellations ciblées sont particulièrement difficiles. Nous faisons appel à des équipages en civil des bridages anti-criminalité pour le faire, et à ce que nous appelons des groupements tactiques temporaires auxquels contribuent les compagnies républicaines de sécurité. Je laisserai le préfet de police en parler car ce dispositif est avant tout mis en place dans la capitale.
Les suites judiciaires sont un élément important de la réponse opérationnelle que la police nationale apporte aux exactions. Les textes applicables dans ces situations concernent des délits spécifiques : la participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations lors de manifestations sur la voie publique, la participation à un attroupement, la dissimulation volontaire du visage sans motif légitime lors d’une manifestation. Nous constatons aussi des délits de droit commun : les violences sur les personnes dépositaires de l’autorité publique, les dégradations de biens privés ou publics, le port d’arme. Enfin, l’infraction de participation à une manifestation interdite est une contravention de quatrième classe, punie d’une simple amende de 135 euros. Nous la mettons en œuvre quand nous sommes en présence de petits groupes.
La difficulté de ces interpellations réside dans la capacité de conduire des procédures qui débouchent sur une réponse judiciaire. Il s’agit d’apporter la preuve de l’infraction. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit une intégration du dispositif judiciaire plus formelle dans la préparation de ces manifestations, afin d’améliorer le traitement judiciaire rapide des auteurs de violences. Pour ce faire, les effectifs de sécurité publique rédigent des procès-verbaux clairs de contexte et de déroulement de l’événement. Autant que faire se peut, et indépendamment de la caméra-piéton des policiers, certains sont munis de caméscopes pour suivre les manifestations et tenter d’identifier ainsi des individus avant qu’ils ne se griment. Un enquêteur est présent au centre d’information et de commandement de la police nationale pour obtenir des informations utiles sur la manière dont les choses se passent et nourrir la procédure. Enfin, la rédaction d’une fiche ou d’un procès-verbal d’interpellation est sans doute l’acte primordial d’une concrétisation judiciaire, mais aussi le plus difficile à accomplir. Il peut s’écouler un temps important entre le moment où la personne est interpellée et celui où elle est conduite devant un officier de police judiciaire qui mènera la procédure et qui n’est pas forcément en possession de tous les éléments à charge.
Pour nous prémunir du risque de piétiner pénalement, des cellules d’enquête ont été créées dans les services de sécurité publique de plusieurs villes : Bordeaux, Nantes, Vannes, Lorient, Lyon, etc. Elles sont l’émanation du dispositif inauguré lors de la crise des Gilets Jaunes. Ces enquêteurs dédiés sont accoutumés à ces situations. Ils travaillent dans la durée pour réunir le maximum d’éléments à charge, notamment au travers de l’exploitation des vidéos disponibles, et faire en sorte de confondre, dans le temps long, des auteurs de violences. Il m’est difficile de citer des affaires dans lesquelles des personnes sont mises en examen, voire écrouées. Toutefois, dans certains cas parmi les plus emblématiques, des individus ont été confondus à la suite de telles enquêtes pour les exactions commises au cours de manifestations.
Par ailleurs, nous avons été confrontés à des faits particulièrement graves commis à l’occasion de ces manifestations, d’où la présence à mes côtés du directeur central adjoint de la police judiciaire. Au regard des règles judiciaires, il ne pourra pas s’exprimer sur ces affaires. Je pense à l’incendie de la porte de la mairie de Bordeaux, à la tentative de saccage du tribunal administratif de Lyon ou à l’attaque d’un commissariat du centre-ville de Rennes. Neuf dossiers sont actuellement confiés à la direction centrale de la police judiciaire. Ils font l’objet d’investigations longues et approfondies de la part des services d’enquête.
En conclusion, et en vous priant de m’excuser pour avoir été si long dans ce propos introductif, vous m’avez interrogé sur le ressenti des personnels. Il s’agit d’un sentiment d’exaspération face aux situations auxquelles ils se trouvent confrontés, c’est-à-dire un déchaînement de violences contre la police. Or, elle n’est là que pour encadrer, protéger et faire en sorte que ces manifestations se déroulent dans les meilleures conditions possibles. C’est la raison pour laquelle nous distinguons entre avant et après le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. En relation avec l’intersyndicale, nous avons pu encadrer des manifestations et des cortèges qui se sont bien déroulés malgré quelques épisodes violents. Ce sentiment d’exaspération s’explique parce des violences qui ont conduit à des blessures extrêmement graves. Quelques images spectaculaires le rappellent comme celles du cocktail Molotov qui a atteint un policier de la préfecture de police. Nous travaillons depuis longtemps à équiper les policiers du mieux possible pour les protéger des coups, des projectiles, mais aussi du risque d’incendie qui devient généralisé quand la manifestation dégénère. La police nationale possède la capacité de résilience qu’on lui connaît : elle peut se mobiliser dans tous les cas et répondre présent quand on le lui demande pour protéger non seulement les personnes et les biens, mais aussi les institutions de la République.
M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie. Nous en venons désormais aux questions.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous avez donné un nombre de 1 471 policiers blessés. Je n’ai pas compris si le terme de départ était nos bornes d’enquête ou le début de l’année civile. Quelle est la proportion de personnes blessées par l’action d’un tiers et la proportion de blessures accidentelles ? Combien de protections fonctionnelles ont été demandées sur la période, combien accordées, et combien éventuellement encore en instruction ?
Vous avez également mentionné un nombre de gardes à vue. Vous avez ciblé certains jours particulièrement intenses, mais pouvez-vous nous rappeler le nombre de gardes à vue sur notre période d’enquête, ainsi que le nombre de poursuites judiciaires suite à ces gardes à vue ?
M. Frédéric Veaux. Nous ne faisons pas le tri parmi les blessures. Mais j’ai la faiblesse de penser que si des blessures accidentelles sont survenues, elles se comptent sur les doigts d’une main. Je ne sais pas si vous faites allusion à quelqu’un qui se tordrait la cheville en descendant de voiture, mais la quasi-totalité des blessures est la conséquence d’agressions.
Entre le 16 mars et le 2 mai, 1 471 policiers ont été blessés, dont 947 membres des compagnies républicaines de sécurité. Ces derniers concernent aussi bien Paris que la province. Le nombre de policiers blessés s’applique uniquement sur le périmètre de la direction générale de la police nationale, hors préfecture de police donc. S’agissant des compagnies républicaines de sécurité, je ne saurais vous dire quelle est la part de ceux engagés à Paris et en province, mais le chiffre s’applique bien à la période qui fait l’objet de votre commission d’enquête.
Nous vous apporterons une réponse écrite pour ce qui est des protections fonctionnelles. Je la transmettrai à monsieur le président et à monsieur le rapporteur.
Enfin, 1 567 personnes ont été interpellées, dont 1 373 ont été placées en garde à vue, pour la totalité des journées nationales d’action. Pour ce qui est de la période visée par votre commission d’enquête, 1 206 personnes ont été interpellées et 1 108 placées en garde à vue.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Sur ces gardes à vue, quel est le pourcentage de poursuites ? Vous évoquiez la réponse judiciaire et la concrétisation pénale tout à l’heure.
M. Frédéric Veaux. Nous y avons travaillé dès que nous avons eu connaissance de la constitution de la commission d’enquête, mais nous n’avons pas encore de chiffre consolidé. Nous vous les transmettrons dès que nous en disposerons de manière certaine. Il faut interroger localement car la concrétisation judiciaire peut aller de l’amende jusqu’à la convocation par officier de police judiciaire, avec un jugement quelques mois plus tard.
M. Michaël Taverne (RN). Je voudrais, au nom du groupe Rassemblement national, vous réitérer notre soutien et notre affection, puisque c’est grâce aux hommes et aux femmes de votre direction générale que nous pouvons vivre en sécurité en France. Or, la sécurité est la première des libertés.
J’ai trois questions techniques concernant le maintien de l’ordre. Le commissaire est, en général, l’autorité civile ou l’autorité habilitée à décider de l’emploi de la force, conformément au code de la sécurité intérieure. Il définit notamment le niveau d’emploi des armes. D’un autre côté, le commandant de la force publique met la force en œuvre après s’être assuré que toutes les conditions étaient remplies. À Paris, l’autorité civile assure en même temps le commandement de la force publique. J’aurais d’ailleurs l’occasion de poser la question au préfet de police. Une vidéo montre un commissaire prendre à partie des membres des compagnies républicaines de sécurité, ce qui fait mauvais genre car il y a amalgame entre autorité civile et commandement de la force publique. Il s’agit d’une remontée des organisations syndicales.
Ma deuxième question est adressée à la directrice de la sécurité publique. Que pensez-vous de la limitation de certains moyens de défense aux policiers, bien que ces derniers soient habilités ? Je fais notamment référence à des grenades de type CM6 ou MP7.
Ma troisième question s’adresse à la directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, direction que j’admire particulièrement pour y avoir servi quelques années. L’objectif affiché est de passer de trois à quatre sections de compagnies républicaines de sécurité, mais la sortie d’école est loin du compte. Avez-vous sollicité le ministre de l’intérieur pour accroître le nombre d’élèves gardiens de la paix affectés aux compagnies républicaines de sécurité ? Le maintien de l’ordre est un métier avec trois semaines de formation spécifique. Une harmonisation des techniques est-elle prévue entre la direction centrale de la sécurité publique et la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité ?
M. Frédéric Veaux. Ne croyez pas que j’empêche mes directrices de prendre la parole, mais ces sujets me tiennent à cœur !
Le ministre de l’intérieur a fixé l’objectif du passage à quatre sections des compagnies républicaines de sécurité à l’échéance des jeux Olympiques et Paralympiques. Nous comptons des sorties de promotion importantes au cours des derniers trimestres de cette année qui, je l’espère, permettront d’atteindre cet objectif et de donner aux compagnies républicaines de sécurité la pleine capacité d’être efficaces, notamment au moment de cette échéance importante pour notre pays.
Je laisserai les spécialistes du maintien de l’ordre parler de cette confusion que vous sous-entendez, en disant que vous l’auriez constatée entre le rôle du directeur du service d’ordre et du commandant de la force publique. Ce sont des discussions techniques dont j’ignore si elles intéressent l’ensemble du Parlement. Malgré tout, le schéma national du maintien de l’ordre précise bien le rôle et la place de chacun. Ce type de confusion ne peut normalement pas survenir. S’il arrive, c’est la conséquence d’attitudes individuelles qui ne correspondent pas aux instructions données aussi bien au corps préfectoral qu’aux commissaires de police ou qu’aux commandants de la force publique sur le terrain.
L’harmonisation des techniques est aussi un sujet qui me tient à cœur. Nous avons posé ce constat à la suite des manifestations des Gilets Jaunes. La directrice centrale de la sécurité publique a aussi été, avant sa nomination, directrice départementale de la sécurité publique des Bouches-du-Rhône ; elle pourra vous le confirmer. La sécurité publique et les compagnies républicaines de sécurité travaillent depuis des mois à des exercices concrets pour assurer leur complémentarité de l’action des forces sur le terrain.
M. le président Patrick Hetzel. Avant de vous passer la parole aux autres membres de la direction générale, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je demande à toute personne qui souhaite s’exprimer de s’y soumettre au préalable.
Mme Pascale Dubois prête serment.
Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité. Il est difficile de compléter les propos du directeur général car tout a été dit. J’insisterai sur l’importance, dans le cadre du schéma national du maintien de l’ordre, des entraînements communs entre la sécurité publique et les compagnies républicaines de sécurité. Ce point est important, car ces compagnies sont reconnues comme les professionnels du maintien de l’ordre, mais il est important de pouvoir échanger notamment sur la tactique à mettre en place. Ces entraînements communs sont entrés dans les mœurs et se font de manière régulière.
La répartition des rôles entre l’autorité civile et le commandant de la force publique ne pose pas de souci majeur. La place de chacun est inscrite dans le schéma national du maintien de l’ordre. Les commandants de la force publique le savent. Une très bonne entente règne sur le terrain. Le commandant de la force publique peut naturellement dire à l’autorité civile comment il voit les choses et comment le dispositif peut être adapté eu égard à l’objectif assigné. Cela se passe en bonne intelligence.
Mme Virginie Brunner prête serment.
Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique. Je ne peux que confirmer les éléments qui viennent d’être délivrés. Une formation a été mise en place dans les directions départementales de la sécurité publique, entre les différentes unités qui ne sont pas forcément, au départ, spécialistes du maintien de l’ordre. Il peut s’agir des groupes de sécurité de proximité, notamment dans les plus petites structures. Elles associent bien sûr nos collègues des compagnies républicaines de sécurité, les gendarmes mobiles et les directions départementales de la sécurité publique qui seraient amenées à venir en renfort. Nous développons en effet de plus en plus les renforts zonaux et nationaux. Ces exercices sont effectués de manière régulière avec l’ensemble des effectifs amenés à concourir au maintien de l’ordre.
M. Ludovic Mendes (RE). Vous avez évoqué des violences physiques. Je m’intéresse aussi aux violences morales et psychologiques, dont on parle peu. Les forces mobiles, compagnies républicaines de sécurité ou escadrons de gendarmerie mobile, ont été très occupées au cours des dernières années, avec l’obligation de délaisser longtemps des familles parfois en difficulté. Quel est aujourd’hui l’état psychique des personnels confrontés à ces violences et qui subissent en même temps les paroles de certains élus et de responsables de parti, qui expliquent que sans agents de police dans les rues, les problèmes dans les manifestations seraient moindres ? Ces propos sont à contester totalement. Quel est l’état de la police aujourd’hui à cet égard ?
Mon deuxième point concerne votre action et le service central du renseignement territorial. Comment faisons-nous pour contrer les mouvances violentes sur les réseaux sociaux ? On peut parler de ProtonMail ou de Mastodon, mais aussi de Telegram, Signal et d’autres. Comment limiter l’impact de ces réseaux cryptés dans les échanges ? Nous savons qu’il y a eu des propositions de transport, potentiellement financés par des associations proches de certains partis politiques. Pouvons-nous le prouver sur le plan judiciaire ? On pourrait parler alors de complicité. On peut démontrer aujourd’hui que des bus ou des billets de train sont financés par des associations ou des partis politiques pour remplir ces cortèges de personnes, bienveillantes ou malveillantes, sans aucun tri.
M. le président Patrick Hetzel. La parole est libre au sein de la commission d’enquête. Mais s’il vous plaît, prenons garde à ne pas instiller des polémiques. Nous pouvons avoir des débats entre commissaires, mais il importe lors de nos auditions de nous en tenir à des éléments strictement factuels. Ne portons pas de jugement à ce stade ! À défaut, je devrais en arriver à une présidence un peu plus directive, ce qui n’est absolument pas mon souhait.
M. Frédéric Veaux. S’agissant des réseaux sociaux et de la communication, et comme je l’ai indiqué dans mon propos introductif, je laisserai les services de renseignement s’exprimer dans un format de publicité qui sera sans doute plus adapté. Mon intention n’est pas de me dérober : ils sont meilleurs connaisseurs que moi et cela permettra de préserver la confidentialité de certaines informations.
S’agissant du transport et du financement en général, la question figure parmi celles que m’a adressées le rapporteur. La participation à ces manifestations n’a pas un coût très élevé, que ce soit par les transports en commun ou par le covoiturage. Le prix est celui du carburant. Les individus sont généralement hébergés dans des squats ou par des amis, ou ils campent dans les zones plus rurales.
Cette mouvance a trouvé à se financer d’une manière tout à fait légale, notamment en constituant des associations qui fonctionnent normalement, parfois même avec des subventions, ce qui pose question. Des moyens de droit existent, si certains veulent en contester la légitimité. Les groupes peuvent par ailleurs organiser des manifestations, événements, concerts ou fêtes, qui permettent de constituer des cagnottes par le biais des contributions de chacun et de financer un certain nombre d’opérations.
Quand ils appellent à se déplacer de manière officielle, ils ne le font pas forcément en avouant l’objectif de tout détruire, mais en avançant l’intention de manifester. La liberté de manifestation reste évidemment un principe auquel il ne faut pas déroger.
S’agissant des violences morales et psychologiques exercées contre les policiers, elles peuvent être, dans la durée, difficiles à vivre, d’autant qu’elles s’exercent souvent sous le regard de nombreux observateurs brandissant leur téléphone portable, guettant le moindre faux pas, la moindre mauvaise parole, le moindre geste déplacé des policiers. La pression est terrible. Nous y faisons face par l’intermédiaire de l’encadrement, du brigadier jusqu’au commissaire, qui doivent être présents sur le terrain, à l’écoute, en proximité, et faire en sorte, quand l’un des nôtres vacille, de le mettre à l’écart et de lui permettre de se reposer.
Ceux qui s’engagent dans les compagnies républicaines de sécurité savent que découcher fait partie des contraintes. Nous avons toujours des candidats pour intégrer ces unités. Nous faisons en sorte que ces déplacements se fassent dans de meilleures conditions que celles du passé, pour permettre de récupérer au mieux après des journées très longues.
On appréhende souvent la manifestation de son début à sa fin mais, notamment pour les officiers de sécurité publique, elle peut commencer très tôt le matin par des occupations qu’ils doivent encadrer, parfois par des rassemblements devant une mairie ou une entreprise. La manifestation a lieu ensuite, puis peut se prolonger en soirée par une déambulation. Ces journées sont extrêmement longues, ce qui contribue à affecter l’équilibre physique et psychologique. Nous y sommes particulièrement attentifs.
M. Serge Muller (RN). En préambule, je me joins à mon collègue Michaël Taverne, pour vous présenter mes respects eu égard au travail que vous et vos équipes accomplissez.
Ma première question s’adresse à M. Philippe Chadrys et concerne les auteurs de violences, en particulier le mouvement des black blocs. Bien qu’on le décrive comme un mouvement anarchiste sans hiérarchie aucune, il est en réalité structuré et organisé. Je pense notamment au recrutement des mercenaires dans les quartiers, qui suppose évidemment une organisation hiérarchique et des liens entre les mouvements européens, et donc une structuration à échelle internationale. On sait également les actions organisées via des messageries cryptées. Cela suppose aussi l’existence de hiérarchies et d’initiateurs. Connaissez-vous leur structuration et leurs têtes pensantes ? Dans l’affirmative, des enquêtes sont-elles en cours pour parvenir à leur arrestation ?
Toujours sur les black blocs, j’ai du mal à saisir les ordres que reçoivent les policiers pour neutraliser les violences. Malgré quelques vagues d’arrestation, elles sont à mon sens loin d’être suffisantes, surtout en voyant la radicalisation qui commence à imprégner ce mouvement. De l’image choquante d’une voiture de police brûlée en 2016 jusqu’à l’immeuble parisien récemment incendié et les policiers brûlés par les cocktails Molotov, on voit une évolution vers la violence. Je le répète : les arrestations sont trop rares, d’autant que ces hommes sont visibles, identifiables, notamment du fait de leur action manifestement violente et de leur style vestimentaire. Certains sont, en outre, connus des services. Ce fut le cas lors des manifestations des Gilets Jaunes, où l’on a laissé venir jusque sur les Champs-Élysées, au cœur des manifestations, des Espagnols, des Néerlandais, des Allemands, des Italiens connus d’Interpol. Ce n’était pas normal. Pourquoi les black blocs ne font-ils pas l’objet d’un traitement drastique, visant à éradiquer leur présence dans les manifestations ?
M. Frédéric Veaux. Le directeur central adjoint de la police judiciaire n’est pas forcément le mieux placé pour vous répondre, même s’il aura évidemment le soin de le faire. Le renseignement territorial assure un suivi en profondeur, avec la direction générale de la sécurité intérieure, des individus qui composent les black blocs et de ceux que vous qualifiez de dirigeants ou de grands manipulateurs de ces black blocs. Leurs auditions vous en apprendront sans doute davantage que la nôtre.
Vous regrettez les arrestations trop rares. Il est difficile de conduire en même temps des interpellations et des opérations de rétablissement de l’ordre dans un contexte dégradé, où les policiers cherchent à mettre un terme aux troubles et à se protéger eux-mêmes, avec face à eux des individus qui connaissent tous les codes de la police. Ils y réfléchissent, s’y préparent, s’y entraînent. Tout leur positionnement, toute leur attitude, toute leur action pendant ces manifestations conduit à provoquer, à permettre à d’autres de commettre des exactions et à se retirer au moment où les policiers sont susceptibles d’intervenir.
Ils sont évidemment connus des services, qui vous en parleront certainement. Dans un état de droit, il faut apporter la preuve de ce qu’ils font et pas simplement de ce qu’ils sont. Là est la difficulté de l’exercice. Comme je le disais tantôt, la direction centrale de la police judiciaire compte neuf enquêtes en cours sur des faits graves, avec des individus déterminés. Ces enquêtes démontrent que l’on se trouve parfois en présence d’individus qui ne sont en fait impliqués que par les circonstances des événements. Je ne peux pas enfreindre le secret de l’enquête, mais ils voient quelque chose qui brûle et ils contribuent à renforcer le brasier, sans être de grands activistes de l’ultra-gauche. Ces individus font néanmoins l’objet d’une inscription au fichier des personnes recherchées et d’un suivi particulier. S’ils sont contrôlés, nous le savons et les services qui ont décidé leur inscription le savent. Cela permet de suivre de manière attentive leurs déplacements et les personnes avec qui ils circulent.
M. Philippe Chadrys prête serment.
M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire. Comme l’a dit le directeur général, les renseignements territoriaux seront mieux à même de répondre à ces questions. Il n’existe pas de politique unifiée des parquets sur le territoire national puisque les procureurs de la République décident des services à saisir des investigations judiciaires. Nous sommes en charge des faits les plus graves, que ce soient les atteintes contre les personnes, comme à Tulle ou Besançon, ou d’autres infractions comme à Rennes, à Nantes et à Bordeaux notamment.
Sans dévoiler le secret des enquêtes, nous avons procédé à un certain nombre d’arrestations et trouvé des profils très différents, des individus très ancrés dans la mouvance contestataire et d’autres qui ne sont pas là par hasard, mais profitent de l’aubaine pour ajouter du désordre. Nous l’avons vu à Bordeaux : tous types d’individus étaient impliqués lorsque la porte de la mairie a été incendiée. Nous avons procédé dans ce cadre à neuf arrestations. Je ne fais pas de lien, dans les enquêtes que nous traitons, avec le mercenariat et avec les cités que vous évoquez. Je crois que ce sont des choses différentes.
M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez souligné la diversité des profils : ultra-gauche, black blocs, d’autres catégories comme les étudiants, les « ultra-jaunes », etc. Avez-vous une vision des effectifs de ces différentes mouvances sur le territoire national ?
Deuxièmement, vous avez évoqué des profils aguerris, qui se forment aux actes violents. De quelles méthodologies avez-vous connaissance ? Quel type d’organisations ? Quels sont les lieux identifiés et les profils concernés ?
Troisièmement, vous avez parlé d’associations subventionnées, de bases arrière, si je comprends bien, de groupes structurés qui visent à agir violemment. Cette information est importante. Quels éléments pouvez-vous nous communiquer dans le cadre de cette commission d’enquête ? Nous avions tenté d’apporter une réponse juridique à ce sujet dans la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Cet outil est-il utilisé ou non dans ce contexte ?
Quatrièmement, qu’en est-il de l’ultra-droite dans la séquence qui nous concerne ? Quelle définition en donnez-vous ? Quels sont les événements identifiés auxquels on peut associer des individus ou des groupes appartenant à cette sphère ?
M. Frédéric Veaux. Je n’ai pas parlé de l’ultra-droite dans mon propos introductif, considérant cet objet extrêmement résiduel eu égard au périmètre de votre commission. Chaque fois que l’ultra-droite s’est manifestée, elle a été en confrontation avec l’ultra-gauche en des lieux où cette dernière était implantée. Je pense notamment à certaines occupations d’université. Le chef du service central du renseignement territorial pourra sans doute préciser les villes où cela s’est passé. Le phénomène reste très limité. En tout cas, l’ultra-droite n’a pas été impliquée dans les violences commises à l’occasion des manifestations des journées nationales d’action ou des déambulations qui se sont produites pendant la période à laquelle s’intéresse votre commission d’enquête.
Je suis un peu gêné pour ce qui est des trois autres questions, d’abord parce que je ne suis peut-être pas le mieux placé pour vous répondre. Le huis clos semble nécessaire pour en parler de manière sereine. Nous voyons que, localement, un certain nombre d’associations ont pignon sur rue, dans des zones géographiques où l’ultra-gauche est parfaitement implantée. Je prends peu de risques en citant la Loire-Atlantique, l’Ille-et-Vilaine, le Limousin, le Tarn et Toulouse. Certains squats sont installés et presque officialisés à Grenoble ou à Dijon ; ils favorisent l’implantation de cette mouvance de l’ultra-gauche. Ces associations, eu égard à leur objet, sollicitent des subventions auprès des collectivités. Nous avons un exemple au niveau européen. Je me garderai de citer des noms dans ce format de publicité.
S’agissant de la formation aux actes violents, l’ultra-gauche et l’ultra-droite se rejoignent sur ce point. Cette stratégie de violence est réfléchie, pensée et anticipée. Des documents sont rédigés et des sessions de formation organisées pour savoir ce qu’il faut faire pendant les manifestations pour ne pas être interpellé et quand on est interpellé. Tout cela est documenté par les services de renseignement, qui vous répondront aussi sur les masses globales de chacune des catégories de profils.
M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir apporté vos lumières à la commission pendant une heure trente. Nous reviendrons vers vous si des précisions s’avèrent nécessaires. Comme nous vous l’indiquions avant notre discussion, vos réponses écrites aux questions communiquées par le rapporteur nous seront d’une grande utilité.
La séance est suspendue à dix-huit heures vingt-cinq.
*
La séance est reprise à dix-huit heures trente.
La commission d’enquête auditionne le général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, le colonel Sébastien Gay, sous-directeur de l’anticipation opérationnelle, et le colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire.
M. le président Patrick Hetzel. Je suis heureux d’accueillir la délégation de la gendarmerie nationale. Nous avons tous suivi avec attention et une certaine stupéfaction, que ne tempère pas un navrant sentiment d’habitude, les exactions perpétrées dans les rues de Paris et des principales villes de France entre le 16 mars et le 3 mai dernier. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’actions, et comment les autorités peuvent y répondre en assurant, avec une égale attention, le respect des libertés fondamentales d’une part et la sécurité des biens et des personnes d’autre part. La gendarmerie nationale, avec notamment ses escadrons mobiles, est une habituée de ces problématiques.
Toutefois, un élément est apparu dans le tableau. Je ne dirais pas qu’il est inédit mais il est, fort heureusement, moins commun : c’est la violence qui se greffe aux manifestations environnementales. Les images tournées à Sainte-Soline ont frappé les esprits. Beaucoup de citoyens nous ont interpellés dans nos circonscriptions, à raison. C’est un fait sur lequel, là aussi, nous attendons vos analyses avec intérêt.
Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur Florent Boudié. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive dans le temps imparti. Je vous invite à communiquer ultérieurement vos réponses écrites, ainsi que tout autre élément d’information que vous jugerez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.
J’aimerais poser deux brèves questions d’ambiance générale pour ouvrir la discussion. En premier lieu, à l’aune de votre expérience et des retours de terrain, comment qualifieriez-vous les événements du printemps en général, et ce qui s’est produit à Sainte‑Soline en particulier ? Quel est le sentiment qui prédomine : la surprise, la lassitude, une montée des dangers opérationnels ?
Par ailleurs, êtes-vous en mesure d’esquisser un portrait-robot de l’activiste violent ? D’où vient-il ? Quel est son âge ? Est-il seul, en groupe, en bande organisée ? Comment passe-t-il à l’action, avec quels moyens ?
Avant de vous passer la parole, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Le général d’armée Christian Rodriguez prête serment.)
M. Florent Boudié, rapporteur. Mon général, mes colonels, vous savez que cette commission d’enquête s’intéresse d’abord et avant tout aux événements de Sainte-Soline. Dans votre intervention liminaire, nous souhaiterions vous entendre revenir sur le déroulement de ces événements qui, encore une fois, ont conditionné la décision de constituer cette commission d’enquête, dont le champ est certes plus vaste, ainsi que la période temporelle concernée.
Sainte-Soline est-il un événement à part eu égard aux violences constatées dans d’autres circonstances avant, après, en marge d’un certain nombre de manifestations, qu’elles aient été autorisées ou non ? Sommes-nous sur un phénomène singulier ou sur la répétition de phénomènes avant-coureurs ? Je pense en particulier aux événements en Loire-Atlantique, quelques années auparavant. Sommes-nous en présence d’un événement qui agrège des profils spécifiques ou retrouve-t-on des concordances avec un certain nombre d’épisodes de violences antérieurs?
Général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. À Sainte-Soline, 8 000 manifestants se sont affranchis du droit qui régit les manifestations. Parmi ces 8 000 figuraient des personnes venues simplement manifester, mais près de mille individus observés se situaient plutôt dans une logique de mouvement black bloc, si je puis dire, car les black blocs sont plutôt un mode d’action. Ce sont ceux auxquels les gendarmes ont été confrontés en cette fin de semaine.
Sainte-Soline a été une sorte de catalyseur médiatique de la violence assumée, avec des confrontations entre des groupes contestataires et les forces de l’ordre. Pour autant, cette violence existe par ailleurs quotidiennement à l’endroit des militaires de la gendarmerie. J’en fais mention, car la période dans laquelle nous vivons connaît une forme de fragilisation importante. Elle peut s’expliquer, mais je ne veux pas me livrer à une sociologie de comptoir. Elle explique peut-être aussi le fait qu’on observe depuis quelques années une multiplication d’actions violentes contre les forces de l’ordre, mais aussi des faits de destruction ou des protestations symboliques contre ce qui peut représenter l’ordre, l’économie ou l’autorité.
Ceci nous oblige à évoluer pour mieux anticiper et mieux répondre à ces situations compliquées. Cela se traduit aussi, concrètement, par une adaptation des moyens dont nous sommes dotés, mais aussi de l’organisation que nous déployons pour faire face dans les meilleures conditions, c’est-à-dire en limitant les risques et les conséquences pour les personnes qui manifestent comme pour les gendarmes engagés.
Je balaierai d’abord l’activité et les modes de contestation que nous connaissons aujourd’hui, ensuite les moyens et l’organisation que nous privilégions face à ce genre de violences, et enfin les conditions qui semblent nécessaires pour contenir ces mouvements problématiques et favoriser la désescalade dans les manifestations.
La gendarmerie nationale répond depuis quelques années à des demandes toujours plus importantes et à des besoins de force publique toujours plus forts. Notre société évolue et les comportements changent dans nos territoires. Il ne se passe pas une semaine sans que des gendarmes se fassent tirer dessus à plusieurs reprises, ce qu’on n’observait pas auparavant. La succession, voire l’empilement des crises n’y est sûrement pas pour rien. Nous avons connu la crise sanitaire et une forme d’archipélisation, pour reprendre le terme de chercheurs, notamment de la zone gendarmerie. Nous sortions des revendications des Gilets Jaunes quand le covid‑19 est arrivé. Citons également l’Ukraine et l’inflation. Nous avons une somme de raisons qui peuvent expliquer une désocialisation, mais également une part d’inquiétude envers l’avenir. Ce constat est vrai en Europe comme outre-mer.
Le lien n’est pas forcément facile à établir et ce sera une bonne question pour les services de renseignement que vous entendrez prochainement : nous observons de plus en plus d’attaques contre des équipements publics ou privés. Nous avons connu des actions de ce type au cours des trois dernières nuits. La cible était cette nuit le chantier d’une gendarmerie à dix kilomètres de Bure, site de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. Il y a deux nuits, deux pylônes électriques d’une ligne alimentant un site Seveso ont été détruits. Nous constatons un certain nombre d’attaques nocturnes, qui se comptent par dizaines au cours des dix dernières années, avec des risques limités pour leurs perpétrateurs.
Il est compliqué de dessiner le portrait-robot des individus que nous interpellons de manière régulière. On trouve un peu de tout. Nous avons même interpellé deux moines, il y a deux ans et demi, lors d’une attaque contre un relais. Pour autant, une majorité de faits résulte de l’action d’ultras, dans une logique d’opposition à ce qui symbolise l’autorité ou l’économie. On compte de plus en plus d’actions de ce type, ce que nous n’observions pas il y a dix ans.
Dans le même temps, nous constatons une hétérogénéisation des contestations : ce ne sont plus simplement des défilés classiques. Nous voyons aujourd’hui dans les manifestations des choses qui sortent de l’ordinaire. Si j’en reviens à Sainte-Soline, il faut chercher loin pour relever du maintien de l’ordre dit rural, hors des grandes villes. Cela s’est vu par le passé : nous avons relevé il y a quelques années une augmentation des actions contre les grands projets, comme à Sivens. Je ressens aujourd’hui une forme d’accélération au point que la contestation devient quasi systématique. Nous avons dû former des spécialistes pour détacher les manifestants qui s’enchaînent à la cime des arbres : il faut un peu de technique pour aller les chercher et les faire descendre sans qu’il y ait de blessé. Une équipe en est capable au niveau national et nous réfléchissons à en constituer d’autres car ce mode d’action non-violent se multiplie. Or, nous souhaitons éviter que les personnes ne passent une semaine sur un arbre, avec tous les risques que cela comporte.
Les modes d’opposition sont de plus en plus violents. Sur la période considérée par votre commission d’enquête, qui comprend Sainte-Soline mais aussi les manifestations relatives à la réforme des retraites, 146 gendarmes ont été blessés. Pour toute l’année 2019, qui est celle des Gilets Jaunes, 139 militaires avaient subi des blessures. Nous n’avons pas changé nos normes statistiques : cette progression considérable s’explique par une montée de la violence. Sur les 146 militaires blessés de ce printemps, 48 l’ont été à Sainte-Soline, où plus de 5 000 grenades ont dû être tirées. En 2018, nous n’en avions utilisé que 3 500 pour toute l’année sur tout le territoire. Ces chiffres témoignent d’une évolution considérable des moyens mobilisés et des blessés, en grande partie liés à une violence croissante.
Tout ceci nous a amenés à nous transformer et à nous doter de moyens supplémentaires. Il y a eu la décision de créer sept nouveaux escadrons : Dijon, Lodève, Joué-lès-Tours, Thionville, Villeneuve-d’Ascq, Melun et Hyères. Ils seront pleinement constitués en deux ans : les sept premiers demi-escadrons seront formés en juin et les sept suivants l’année prochaine, avant les jeux Olympiques et Paralympiques. Dans le même temps, le ministre a décidé le transfert de missions de garde statique à Paris, qui occupaient l’équivalent de sept forces mobiles, vers la préfecture de police et la garde républicaine ; ceci nous donnera des marges de manœuvre. La flotte opérationnelle de la gendarmerie mobile, forte de 109 escadrons, a été considérablement rajeunie. Concrètement, mille véhicules de mobilité de groupe et quatre-vingt-dix véhicules blindés remplaceront les véhicules de maintien de l’ordre, qui sont obsolètes et qui ont beaucoup souffert pendant la crise des Gilets Jaunes, et nos blindés actuellement en service, qui étaient déjà vieux quand j’étais jeune. Si des questions portent sur ces véhicules blindés ; je pourrai préciser ce que nous en attendons.
Dans le même temps, nous déployons des caméras-piétons, au même titre que les policiers de sécurité publique et les gendarmes départementaux, ce qui est important pour les enquêtes. Elles fournissent aux enquêteurs des éléments de preuve et elles aident à comprendre ce qui a pu se passer. D’autres moyens, comme les équipements de la tenue, limitent les risques auxquels s’exposent les gendarmes engagés dans ces opérations.
Nous travaillons parallèlement sur la doctrine et l’organisation de la gendarmerie mobile, dans le cadre du schéma national de maintien de l’ordre, pour proposer une actualisation prenant en compte nos observations les plus récentes. Un volet important de cette réflexion porte sur la désescalade, l’amélioration du dialogue et la meilleure information des manifestants pour éviter la violence. Un autre pan de nos travaux porte sur la déontologie et l’éthique des gendarmes engagés dans le maintien de l’ordre. Le corps préfectoral suit également des formations au maintien de l’ordre dispensées au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier, puisqu’il est l’autorité administrative lors de ces opérations. Le préfet doit savoir comment se passent concrètement les choses et ce dont sont capables les forces, comme ce dont elles ne sont pas capables.
S’agissant des moyens et capacités de manœuvre, un chantier vise également à accroître la mobilité. Quand je servais dans la gendarmerie mobile, au début de ma carrière et à Paris notamment, nous étions bloqués derrière des barrières. Malgré ce qu’on nous jetait, personne ne bougeait. Les blessés étaient nombreux. On privilégie aujourd’hui la mobilité pour aller chercher ceux qui, au milieu des simples manifestants, commettent des violences. L’exercice est compliqué, mais nécessaire pour prévenir la montée de la tension. C’est la raison pour laquelle nous avons eu recours à des quads à Sainte-Soline. C’est aussi pourquoi nous utilisons des moyens de projection et des équipements d’observation comme les drones, qui nous ont beaucoup manqué jusqu’à leur autorisation. Bien des drones volaient à Sainte-Soline, mais pas les nôtres.
Dans le même temps, il faut pouvoir projeter rapidement des forces capables de répondre à un éventail important de violences. Nous avons créé les dispositifs d’intervention augmentés de la gendarmerie (DIAG), des escadrons avec blindés ou hélicoptères pour agir le plus vite possible. À Sainte-Soline, à l’automne dernier, nous avons projeté un peloton d’intervention par hélicoptère, faisant ainsi échec à une manœuvre qui aurait conduit à un face-à-face quasiment dans la bassine de substitution. Comme dans un incendie, intervenir tôt, c’est se donner des chances d’éviter une confrontation violente et les dommages qui en découlent.
Ces innovations s’accompagnent évidemment d’une formation approfondie sur l’éthique et la déontologie. Nous le faisons depuis toujours, mais sans doute jamais trop, pour éviter des actes déplacés et un usage malvenu de la force. En 2023, nous comptons seulement cinq saisines de l’inspection générale de la gendarmerie nationale, toutes pour Sainte-Soline. Pour autant, il s’agit d’un sujet de préoccupation constante pour prévenir le dérapage individuel. On apprend tout de suite en maintien de l’ordre que la logique d’action est collective. L’acte individuel provoque le risque d’un mauvais geste. J’ai souvenir de manifestations violentes quand j’étais lieutenant : on a moins peur en se sachant tous ensemble. Quand on est nombreux mais qu’on se sent seul, on peut avoir peur en voyant voler des objets qu’on n’imaginait pas pouvoir être lancés. J’ai vu voler des plaques d’égout. J’ai été dans une manifestation qui a connu un blessé par balles. Le groupe fait qu’on n’a pas peur. Il permet aussi un contrôle des gradés et des gendarmes plus anciens sur les plus jeunes : quand un militaire perd son calme, le renvoyer en arrière évite le mauvais geste.
Tout cela s’apprend pendant la formation. Je vous encourage vivement à aller voir ce qui s’enseigne à Saint-Astier, dans des conditions extrêmes, pour faire en sorte que les militaires n’aient pas peur, qu’ils acquièrent ce sens du collectif seul à même de limiter les risques. Quand le groupe réagit, il a plus de chances de compter quelqu’un qui gardera son calme. En tout cas, tel est le premier rôle que nous demandons à l’encadrement.
Nous avons également procédé, ces derniers temps, à un renforcement des savoir-faire et de la formation. Des gendarmes se font tirer dessus presque toutes les nuits et nous avons vu, aux Antilles, le genou de l’un d’eux traversé par une balle. Nous ne pouvons pas, dans le même temps, ne pas nous interroger sur la formation de nos gendarmes, qui peuvent d’ailleurs être déployés hors de nos frontières, comme au Burkina-Faso, par exemple, pour protéger les intérêts français. Nous avons envoyé des hommes en Ukraine pour sécuriser l’ambassade et même, aux côtés du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale, pour l’évacuer vers la Moldavie. Nous mettons en place des formations de combat, c’est-à-dire de manœuvre sous le feu : les bons réflexes en présence de coups de feu donnent des unités plus résilientes, à même de bien réagir et de ne pas à tirer dans tous les sens, ce qui risque d’arriver si l’on essuie des tirs sans y être préparé.
Nous l’avons fait pour nos escadrons et nous avons commencé à le faire pour nos pelotons de surveillance et d’intervention. Je les cite car, dans des endroits où nous n’avions pas assez de forces mobiles, ils ont pu être engagés aux côtés de la police nationale pour défendre des points sensibles, préfectures et sous-préfectures. Là encore, il est bon d’avoir des personnels qui, formés à résister aux dangers et aux difficultés, seront plus résilients et se comporteront mieux face à des personnes dont ils peuvent craindre des violences vis-à-vis des forces de l’ordre.
Enfin, j’aborderai les conditions que je considère indispensables pour contenir l’action des manifestants violents, mais également favoriser la désescalade. Il me semble important de disposer d’un cadre administratif adapté. Nous savons que des individus viennent et s’organisent pour que la manifestation dégénère. Sainte-Soline impliquait des personnes que nous connaissions. Des enquêtes judiciaires sont en cours. Trois convois étaient prévus, chacun avec une couleur : l’un devait être complètement inoffensif, le second être plus virulent et le troisième violent. Mais même celui qui était censé être anodin a de fait comporté des ultras et des black blocs à proximité. Il faut trouver des moyens d’entrave pour éviter que certaines personnes prennent part aux manifestations. Cela se fait pour le football : si celui qui va catalyser la violence est exclu, cela représente une respiration et cela limite le risque de voir éclater la violence.
Quant à la question posée par le rapporteur, il est délicat de définir un profil. Les personnes interpellées sont diverses. Les catégories socioprofessionnelles sont très variables, même au sein des black blocs. Pendant les Gilets Jaunes, nous avons interpellé des personnes qui menaient des vies normales mais qui, prises dans un mouvement dense, ont été excitées par des individus venus exacerber les choses. Nous avons interpellé une infirmière, ce qui a fait le tour des médias. Mon épouse est infirmière : on n’apprend pas à cette profession la violence. Dans certaines ambiances, il devient ardu de résister. Certains sont des spécialistes pour instaurer cette ambiance et pour déclencher le passage à l’acte de personnes banales. Nous l’avons vu, j’y reviens, lors des Gilets Jaunes : des gens ramassant des pavés étaient tout, sauf des black blocs. Nous avons donc un peu de tout parmi nos interpellés. Nous n’en arrêtons d’ailleurs pas forcément beaucoup, notamment à Sainte-Soline, mais nous allons de l’hyper-spécialiste de la manifestation aux manifestants occasionnels qui se laissent entraîner et qui seront ensuite de ceux qui ramasseront des pavés, voire qui lanceront des bouteilles incendiaires. Le renseignement ne répond pas à tout, mais il peut fournir des moyens d’entrave pour tenir éloignés les catalyseurs, au sens chimique du terme, des violences.
Pour éviter les blessés, il faut maintenir une distance entre les forces de l’ordre et les manifestants. Je l’ai vu dans des pays qui ne pratiquent pas le maintien à distance : tout peut arriver une fois au contact. À Sainte-Soline, on a vu des manifestants avec une disqueuse ou un chalumeau attaquer les véhicules de gendarmerie qu’ils venaient d’incendier. L’automne dernier, un gendarme du peloton d’Annecy, conducteur de camion, a reçu des pavés à bout portant. Il a eu la mâchoire fracassée. Tout cela se produit uniquement au contact.
Les tirs lacrymogènes ne suffisent plus face à des manifestants équipés, mais ils contribuent à dissuader le contact. Nous travaillons sur le type de matériel qui permet de conserver la distance. Plus on s’approche, plus les risques sont importants. Une bouteille incendiaire ne se tire pas de 80 mètres, mais plus facilement de 20 mètres. Au contact, c’est la bagarre. J’ai vu des manifestations à Berlin, il y a longtemps, où la police chargeait matraque à la main. Il ne serait pas bon de voir de telles images chez nous. Une grande manifestation a eu lieu en 2017 ; le contact a généré beaucoup de blessés. Pour la petite histoire, je me suis rendu dans les États baltes pour travailler sur la transformation numérique ; en échange, ils m’ont demandé ce que nous faisions en maintien de l’ordre. Nous avons pris contact avec les polices scandinaves à propos du rapport police-population ; là encore, ils nous ont demandé ce que nous faisions en maintien de l’ordre. Nous avons reçu les Marines américains qui voulaient observer nos méthodes de contrôle de foule. Nous ne sommes pas les champions du monde. Mais tous les pays se posent ces questions. Aucun n’a trouvé la solution miracle pour éviter les blessés dans les manifestations. Je n’imaginais pas, il y a dix ans, que la Suède et le Danemark nous demanderaient de les aider à former leur police sur ces sujets.
Nous sommes en quête de moyens pour tenir à distance. Des armes ont été retirées de l’arsenal : les grenades offensives, les grenades GLI‑F4. Ces armes étaient effectivement dangereuses : des mains ont été arrachées par une grenade ramassée. Nous disposons des lanceurs de balles de défense utiles dans la zone de zéro à trente mètres. Nous avons aussi des grenades de désencerclement, mais elles deviennent un peu courtes. Ce constat n’engage que moi, mais je pense que les moyens offensifs dont disposaient les manifestants à Sainte-Soline étaient beaucoup plus dangereux que ceux dont nous étions munis.
Nous avons intérêt à avancer aussi sur la voie de sanctions plus strictes et plus dissuasives. L’exercice est subtil : nous n’interpellons pas à tour de bras. Par le passé, ces pistes ont été creusées – de la loi n° 70-480 du 8 juin 1970 tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance à la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, sans oublier la loi n° 2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés. Il faut continuer d’y réfléchir.
Enfin, les moyens de captation vidéo, notamment grâce aux drones, sont indispensable. Ils sont également dissuasifs. Ils fournissent aux enquêteurs des éléments concrets. Le décret n° 2023-283 du 19 avril 2023 relatif à la mise en œuvre de traitements d’images au moyen de dispositifs de captation installés sur des aéronefs pour des missions de police administrative autorise à nouveau l’usage des drones, ce qui est vital. Par ce biais, nous parvenons à dissuader, à comprendre ce qui a pu se passer et à sanctionner les responsables des violences.
Je pense que nous verrons d’autres opérations de maintien de l’ordre rural sur de grands chantiers. La mobilisation est beaucoup plus systématique et spontanée. Il ne m’appartient pas d’en juger les raisons. Mais j’observe que la bascule dans les faits de violence est plus rapide qu’avant. Sainte-Soline n’a pas été le premier événement : c’est Notre-Dame-des-Landes ou Bure, ce qui nous amène déjà dans un passé relativement ancien. Ma crainte est que nous en ayons encore davantage demain.
Les services de renseignement vous donneront un profil des gens à l’origine des violences et des meneurs. J’observe qu’il y a des étrangers, mais aussi des Français. Il est difficile d’en tirer un portrait-robot. L’une des questions qui m’ont été adressées m’interroge sur un lien de nature politique entre les casseurs. Je ne suis absolument pas capable de vous le dire. J’observe que, parmi les meneurs que nous suivons, tous ne sont pas mus par des considérations écologistes : certains viennent seulement casser. Ce sont souvent les plus actifs et les meilleurs spécialistes de l’agitation, de la catalyse de la violence et de la montée en pression des manifestants qui les entourent.
Les réseaux sociaux ne nous aident pas forcément à anticiper car on peut aujourd’hui facilement faire passer des messages au sein de boucles et de groupes. Certains sont spécialistes des réseaux sociaux et savent faire vivre une information. À Notre-Dame-des-Landes, les Anonymous s’étaient installés dans une caravane au milieu du site. Leur responsable de la sécurité était un ancien officier de l’armée serbe : on va chercher les professionnels où ils sont, avec une bonne connaissance des moyens qui permettent d’animer sur le théâtre, pour reprendre un terme militaire, mais aussi dans l’environnement d’une opération. Ils savent décevoir, au sens militaire de décevance.
M. le président Patrick Hetzel. Beaucoup de points m’ont marqué dans votre intervention. Vous avez dit, en évoquant Sainte-Soline, que les moyens offensifs des manifestants étaient plus dangereux que ceux de la gendarmerie nationale. Cette asymétrie est inquiétante puisque, dans un état de droit, une force est légitime et l’autre, par nature, illégitime. Pouvez-vous revenir sur ce point ? Cela nous amènera à réfléchir aux moyens de prévenir cette situation car il s’agit de ne pas mettre en danger la vie des personnels.
Général Christian Rodriguez. J’ai oublié de dire un mot sur la désescalade, à Sainte-Soline par exemple. Nous avons formé des équipes de liaison pour aller auprès des organisateurs. Or, ceux qui viennent pour être violents et pour casser ne sont pas les organisateurs, même si nous rencontrons parfois des personnes qui jouent un double jeu. Nous pouvons discuter aussi longtemps que nécessaire avec des organisateurs, quand nous arrivons à en trouver. Mais s’ils ne peuvent pas agir sur le déroulement des événements, cela ne sert pas fondamentalement à grand-chose.
D’une manière générale, ce qui me frappe à Sainte-Soline est que des médias affirment que, sans la gendarmerie, il n’y aurait pas eu de violence. C’est une inversion des réalités. Un attroupement armé est illégal. Une chaîne de télévision m’a suggéré de les laisser passer. Or, on n’a pas le droit d’investir un terrain privé pour tout y casser. Mon rôle n’est pas d’apprécier s’il faut ou non des bassines mais, comme j’ai répondu aux journalistes, si des personnes n’appréciant pas leur émission venaient avec des haches au pied du bâtiment pour saccager le studio, ils espéreraient bien que des policiers soient envoyés. La violence n’existe pas du fait de la présence policière. La couverture médiatique a semblé très déséquilibrée.
S’agissant des moyens, leur asymétrie et les armes par destination sont de vrais sujets. Je ne parle pas des secours, car une enquête judiciaire est ouverte. Nous avons beaucoup été attaqués sur nos moyens de maintien à distance, lanceurs de balles de défense et grenades de désencerclement. Sans cela, nous serions au corps-à-corps et il y aurait beaucoup plus de dégâts humains. Le maintien à distance est le seul moyen de limiter les blessés de part et d’autre. Sinon, ce sont des légions romaines contre des Vikings, bouclier contre bouclier, sans moyen de maintenir à distance d’un côté et toujours les bouteilles incendiaires de l’autre. Celles-ci n’ont même plus besoin d’être allumées : quand on les jette et qu’elles rebondissent, elles s’échauffent et elle brûlent d’elle-même. Des images explicites ont été diffusées.
Comment éviter cela ? Nous renforçons l’équipement des personnels, même s’il est moins facile de courir en portant quarante kilogrammes sur soi. Les quads sont un moyen de manœuvre. Si nous alignons des forces pour qu’elles reçoivent des projectiles, nous aurons des blessés, voire pire, et nous ne tiendrons pas le terrain, car c’est impossible dans certaines configurations. Je comprends pourquoi certains modèles de grenades ont été retirés des armureries et il ne faut surtout pas revenir sur cette décision. Mais nous devons trouver des moyens de maintien à distance. Les canons à eau jouent un rôle important. Mais nous ne pouvons en avoir partout : il faut de l’eau et pouvoir manœuvrer. Nous en avions deux à Sainte-Soline, qui ont bien fonctionné.
Tout ce qui permet de prévenir l’acheminement d’armes par destination est bienvenu. Des arrêtés ont été pris mais ils ont été attaqués. Nous n’avons jamais vu autant de boules de pétanque. Nous avons saisi du matériel important : des raquettes pour renvoyer les grenades, des bouteilles incendiaires, des pavés. Pendant les Gilets Jaunes, un gendarme avait montré au Président de la République un pavé qu’il avait reçu : il mesurait vingt centimètres. L’énergie cinétique d’un tel objet lancé à vingt mètres est significative ; il fait mal quand il touche. Le camarade d’Annecy, que j’ai vu récemment, est en pleine reconstruction faciale : il a souffert du pavé reçu dans le visage.
Nous devons trouver des moyens de maintenir à distance. Dans le même temps, il faut être plus mobiles pour éviter le harcèlement au contact et les blessés, voire pire, de part et d’autre.
Mme Edwige Diaz (RN). Au nom du groupe Rassemblement national, je tenais à saluer votre travail et à vous assurer de notre soutien. Comment en sommes-nous arrivés là ? De nombreux moyens ont été mobilisés – arrêtés préfectoraux, retours d’expérience, hausses d’effectifs, infractions spécifiques comme la participation à un attroupement violent et la dissimulation du visage. Pourquoi tout ceci n’a-t-il pas plus d’impact en matière de dissuasion des casseurs ou des éléments radicalisés ?
J’ai lu avec attention votre rapport qui constitue un premier bilan des opérations d’ordre public entre le 24 et le 26 mars à Sainte-Soline. Vous y détaillez, pages 2 et 4, les moyens utilisés, notamment 5 015 grenades lacrymogènes et 89 grenades de désencerclement. Vous y mentionnez également les véhicules calcinés. Avez-vous une idée du montant financier que représente cet événement ? Quel en est le coût pour l’État ?
Enfin, quel est votre sentiment sur l’éventuel impact de la présence d’élus sur les manifestants ?
Général Christian Rodriguez. Pourquoi les mesures prises n’ont-elles pas eu plus d’impact en termes de dissuasion ? Je n’en sais rien. Si elles n’avaient été prises, la situation aurait peut-être été pire. Je pense que ces mesures nous aident.
Je distingue le manifestant classique de l’individu venu casser. Ensuite, il faut interpeller pour poursuivre. Nous devons certainement interpeller davantage. À Sainte-Soline, ce choix n’a pas été fait de peur de créer des dommages. Quand des délinquants violents profitent de la manifestation et de la présence de manifestants de bonne foi, il peut être difficile d’aller chercher quelqu’un. On peut blesser en allant au contact. Celui qu’on veut attraper ne se laisse pas faire. Il est parfois plus sûr de renoncer sur l’instant, de trouver un moyen de reconnaître l’individu et d’essayer d’aller le chercher plus tard. La décision appartient aux cadres sur le terrain. On a vu quelques manœuvres qui visent à se projeter pour aller interpeller, mais elles cessent rapidement car le risque était de se laisser entraîner et d’être isolé de la troupe. Le collectif que je vantais tout à l’heure redevient alors de l’individuel pour les quatre ou cinq gendarmes qui ont pu se projeter.
Pourquoi des personnes viennent-elles pour commettre des violences ? La question devrait leur être posée. Il en existe et nous devons les interpeller.
Nous n’avons pas objectivé le coût des véhicules brûlés et des grenades tirées. Nous pourrions le faire. Mais le but est de maintenir à distance et donc de minorer le risque, tant pour les manifestants que pour les forces de l’ordre. J’aime donc autant que l’on tire beaucoup de grenades. Il me gêne davantage qu’on brûle nos véhicules, mais je préfère que les cocktails Molotov arrivent sur les véhicules plutôt que sur les gendarmes. À Sainte-Soline, les véhicules permettaient de couvrir le terrain à la place des personnels. Quand j’étais jeune, les véhicules étaient gardés éloignés pour ne pas les abîmer. Je préfère abîmer un véhicule plutôt que des gendarmes. On se relève du coût matériel.
La présence d’élus complique effectivement les choses. C’est également vrai après les sommations quand la manifestation n’est plus tout à fait classique. Sur le plan opérationnel, ces situations sont délicates. Il arrive que des élus déposent plainte pour des coups. Un gendarme ne frappe pas délibérément quelqu’un qui porte une écharpe, mais dans la mêlée, on peut recevoir un coup sans qu’il émane de quelqu’un qui voulait le donner. Quand les sommations ont été faites, un attroupement ne se gère pas comme une manifestation autorisée. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit de donner de l’information, de signifier que la manifestation devient un attroupement et qu’elle devient illégale.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Je vous remercie pour cet exposé, surtout pour les éléments qui permettent d’élargir la focale et de contextualiser un peu plus. Ma première question porte sur les quads car on est plus habitué à voir la gendarmerie mobile comme une légion romaine. C’était la première fois que j’en voyais ; je ne sais pas si c’était la première fois qu’ils étaient employés. Je suppose qu’ils sont le fruit de l’expérience passée. Pouvez-vous revenir sur le sujet, peut-être par une note écrite ultérieurement ? À quoi servaient les quads ? Était-ce pour du repérage, de la mise à distance, ou pour préparer des interpellations dont vous avez expliqué à quel point elles avaient été compliquées.
Ma deuxième question est délicate car je ne voudrais pas vous mettre en porte-à-faux vis-à-vis de la direction générale de la police nationale. Même si le nombre de blessés que vous indiquez est très important, le directeur général de la police nationale a annoncé tout à l’heure 1 471 blessés chez les policiers – j’ai fait répéter le chiffre – contre 146 blessés chez les gendarmes, soit un rapport du simple au décuple. Je n’ai pourtant pas l’impression que les escadrons de gendarmerie mobile aient été en retrait pendant la période sur laquelle nous enquêtons. Avez-vous des éléments d’appréciation ou d’explication ? Je ne sais pas si vous aviez connaissance du chiffre de la police nationale. Cet écart me frappe.
M. le président Patrick Hetzel. Je n’ai pas vocation à répondre mais la gendarmerie nationale est sans doute davantage en milieu rural là où la police nationale agit en milieu urbain où les troubles sont plus fréquents.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). La gendarmerie départementale exerce en milieu rural, mais les escadrons de gendarmerie mobile ont été très mobilisés en milieu urbain. Quelques-uns se trouvaient à Paris le 1er mai. J’en ai vu à Rennes. Si j’ai bonne mémoire, l’escadron d’Argentan est intervenu dans le cœur de ville de Rennes pour faire cesser des pillages. Les dispositifs sont souvent mixtes, en tout cas pour la ville que je connais, avec des compagnies républicaines de sécurité et des gendarmes mobiles. On voit rarement uniquement des policiers, mais on voit parfois des gendarmes mobiles intervenir tout seuls sur une manifestation. Je ne crois pas que les escadrons de gendarmerie mobile ne fassent que battre la campagne.
M. le président Patrick Hetzel. Ce n’était pas non plus mon propos.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Le niveau d’emploi de la gendarmerie mobile me semblait assez égal à celui des compagnies républicaines de sécurité, mais je me trompe peut-être.
Général Christian Rodriguez. Vous avez raison : 109 escadrons de gendarmerie mobile et 60 compagnies républicaines de sécurité tournent indifféremment en zones police et gendarmerie, mais les escadrons tournent beaucoup en zone police, en volume, parce que les manifestations ont essentiellement lieu en zone police. Ce n’est pas vrai outre-mer, où les compagnies républicaines de sécurité n’agissent plus, hormis récemment à Mayotte. En revanche, je suis incapable d’expliquer cet écart. Peut-être le nombre de blessés comprend-il les personnels de sécurité publique, les manifestations ayant lieu en zone police. Les pelotons de surveillance et d’intervention sont certes engagés en zone police, mais beaucoup moins de gendarmes départementaux sont mobilisés en renfort de la police que de personnes en sécurité publique qui travaillent chez eux. Je n’ai pas d’autre explication. Je m’étais fait la même remarque que vous.
Sainte-Soline est effectivement le premier cas d’utilisation des quads. Nous les avons expérimentés. Ils avaient deux fonctions. Premièrement, ils permettaient d’avoir des yeux un peu partout en l’absence de drones : des gendarmes pouvaient transmettre à la radio la localisation des cortèges et un descriptif des événements. La comparaison n’est pas tout à fait la bonne, mais nous avons dans les régiments d’artillerie des équipes d’observation pour déterminer où et comment tirer. Quand on utilise des grenades, on prend en compte l’aérologie, le vent, le relief. Les quads ont permis d’ajuster les tirs lacrymogènes en fonction du vent, suivant le point cible. Deux tirs de lanceur de balles de défense se sont produits depuis ces véhicules. Ils donnent lieu à une enquête de l’inspection générale de la gendarmerie nationale. Le déploiement des quads n’avait pas pour objet d’exercer une action offensive sur les manifestants mais, à ces deux reprises, les gendarmes sur les quads ont déclaré avoir eu peur pour leur vie. La photo circule d’une personne tenant une hache et courant après le quad. S’il s’était retourné, dans l’ambiance générale de la manifestation, celui qui tient la hache s’en serait sans doute servi. Néanmoins, l’objectif premier était la reconnaissance : donner des informations aux escadrons.
Il s’agissait ensuite de procéder à des tirs de gaz lacrymogène en étant sûr de l’endroit où ils se répandraient pour faire en sorte, soit de disperser un attroupement qui se rapprochait des forces de l’ordre, soit d’altérer l’itinéraire des convois tels qu’ils avaient été programmés par les meneurs, qui n’étaient pas forcément les organisateurs.
M. Ludovic Mendes (RE). À mon tour, je veux saluer les gendarmes et les remercier de ce qu’ils font au quotidien et, malheureusement, de ce qu’ils subissent. On oublie de leur rendre hommage pour leur travail de tous les jours et non simplement à l’occasion des défilés.
De plus en plus de manifestations sont interdites. De mémoire, celle de Sainte-Soline l’était. Dès lors, le rôle de la gendarmerie et de la police nationales n’est plus le même. Pouvez-vous le remettre dans le contexte et expliquer la différence entre une police administrative et une police de maintien de l’ordre ? Pensez-vous qu’aujourd’hui, le dispositif en vigueur permette de répondre aux risques identifiés à Sainte-Soline, avec des milliers de personnes se déplacent dans une manifestation interdite ? Était-il possible de bloquer l’accès à ces communes, sachant que des maires ont contribué à héberger des manifestants ? Cela a été dit publiquement et certains maires l’ont reconnu.
Selon vous, peut-on agir différemment pour protéger le droit de manifester ? Nous prenons tous des gants pour en parler et nous savons bien que tout le monde ne se déplace pas pour tout casser. Mais quand une manifestation est interdite, la personne présente est par essence hors-la-loi.
Général Christian Rodriguez. Le droit de manifester est une liberté fondamentale. Des dizaines de manifestations se produisent dans Paris tous les jours sans la moindre violence. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris mobilise peu pour les encadrer parce que la certitude que tout va se passer normalement est pratiquement absolue. Les forces déployées ont pour seul but d’éviter des agressions à l’encontre des manifestants. Il faut parfois endosser un rôle de casque bleu entre manifestants et contre-manifestants. Chacun a le droit de manifester et notre rôle est de le permettre. Dans l’immense majorité des cas, cela se passe ainsi.
Ce droit est également assorti de contraintes : il faut déclarer un certain nombre d’éléments à l’autorité préfectorale, qui peut décider une interdiction. Vous savez tout cela. Le code pénal prévoit des infractions à l’encontre de la personne qui organise une manifestation interdite, non déclarée ou avec une déclaration trompeuse. L’article 431-9 du code pénal prévoit six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende. En revanche, la loi ne comporte pas de disposition particulière qui faciliterait l’identification dudit organisateur. Elle pourrait être plus efficace mais je ne suis pas le législateur. Des mesures pourraient aider à remonter jusqu’aux organisateurs, ce qui aurait des vertus dissuasives. Le cadre légal permet les manifestations, et c’est heureux. En revanche, je pense qu’il faut agir à l’encontre des personnes qui sont là pour que les choses dégénèrent – pour dissuader puis pour sanctionner.
Je reviens aux mesures d’entrave que j’évoquais tout à l’heure. L’interdiction de paraître peut nous aider : les agitateurs professionnels ne sont pas là pour la manifestation, mais pour qu’elle dégénère. Ils portent préjudice aux manifestants et aux forces de sécurité, avec des conséquences potentiellement graves.
M. le président Patrick Hetzel. Vous dressiez un parallèle tout à l’heure avec les manifestations sportives. Pensez-vous que l’appareillage juridique disponible à cet égard serait susceptible d’être déployé ?
Général Christian Rodriguez. L’interdiction de paraître est une piste intéressante. Une petite minorité fait qu’une manifestation peut dégénérer et entraîner une majorité : des personnes se trouvent embarquées par quelques agitateurs. S’ils sont absents, il existe une chance que personne ne subisse l’effet de leur entraînement et qu’ait lieu une manifestation classique, sans conflit entre manifestants et forces de l’ordre. Il existe çà et là des mesures qui permettraient d’améliorer les choses. Nous pourrons sans doute expertiser les pratiques qui ont cours à l’étranger pour dissuader certains de venir. Quand je vois des blessés graves lors d’une manifestation interdite, si des personnes sont à l’origine des violences, cette piste mérite d’être débattue.
M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous avez considéré avoir été sous-dimensionné à Sainte-Soline, en matière d’armement, par rapport à certains manifestants. Ai-je bien compris ? Ma question en découle. Des observateurs décrivent comme des armes de guerre le matériel utilisé par les forces de l’ordre : des grenades lacrymogènes, assourdissantes, explosives, de type GM2L, de type Cougar, des lanceurs de balles de défense, etc.
Le bilan de Sainte-Soline est incertain pour diverses raisons, notamment parce que des manifestants n’ont pas osé aller à l’hôpital de peur de se faire repérer. En tout état de cause, on a décompté à peu près 200 blessés côté manifestants, dont trois graves parmi lesquels une personne qui se trouvait encore récemment entre la vie et la mort. Ce bilan peut donc être considéré extrêmement lourd.
Quel est votre sentiment sur ces chiffres et sur la manière dont les forces de l’ordre ont géré ces violences ? Diriez-vous qu’il y a eu dans ces 200 blessés des victimes parfaitement pacifiques, c’est-à-dire des manifestants qui n’avaient rien fait, ne menaçaient personne et qui ont été touchés ? Cela vous semble-t-il possible ? Si c’est le cas, considérez-vous ces blessés comme des dommages collatéraux inévitables ? Dans ce cas, leur nombre ne doit-il pas nous étonner ? Seriez-vous prêt à dire que la gestion du maintien de l’ordre dans de telles circonstances est à affiner, voire à reconsidérer ? Peut-on admettre l’idée que des erreurs ont été commises du côté des forces de l’ordre ? Si oui, lesquelles ?
Général Christian Rodriguez. Je reviens sur ce que nommez les armes de guerre. Au cours des derniers mois, j’ai envoyé des gendarmes en Ukraine et au Soudan. Quand j’ai engagé le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale et les gendarmes mobiles en Ukraine, on nous a dit qu’ils allaient garder l’ambassade et faire de la police technique et scientifique. L’armée ukrainienne allait les protéger. Certes mais, ai-je dit, ils prendront tout de même des armes de guerre. Ce n’étaient pas des grenades lacrymogènes. Quand un commandant a évacué l’ambassade de Kiev vers la Moldavie, on lui a dit à chaque point de contrôle de ne pas rouler la nuit pour éviter d’être assimilé à une colonne de chars et de se faire tirer dessus. Le convoi comptait cinquante véhicules avec trois ambassadeurs et leurs équipes. Je l’ai eu au téléphone : j’entendais les roquettes et les rafales. J’étais content qu’il n’ait pas été équipé d’armes de guerre de type grenade lacrymogène.
La considération que vous évoquez se fonde sur une classification qui inclut dans les armes de guerre les jumelles à intensification de lumière et les postes radio. Alors non, une grenade lacrymogène n’est pas une arme de guerre. Quand les médias emploient ces termes, ils leur font dire ce qu’ils n’ont pas vocation à dire. Encore une fois, si j’avais demandé à mes gendarmes à Khartoum de sauter en parachute armés de grenades lacrymogènes, je pense que j’aurais perdu du crédit vis-à-vis d’eux.
S’agissant des 200 blessés, nous n’en avons pas trace. Des tracts des organisateurs expliquaient aux blessés qu’il ne fallait pas se fier aux services de secours officiel, mais se faire transporter à l’hôpital le plus loin possible et ne pas donner son nom. Cela m’interpelle.
J’irai même un peu plus loin. Je ne reviens pas sur le médecin du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale qui se fait lapider quand il intervient – il m’en a parlé car je suis venu les voir à Sainte-Soline. J’ai vu une vidéo diffusée par Libération au sujet de ce jeune manifestant encore à l’hôpital, ce que je déplore. On y distingue quelque chose, qui doit être une grenade, qui tombe sur le groupe de black blocs et les personnes alentour, puis une personne transportée par les manifestants et extraite de la zone du choc. Dans cette vidéo, les manifestants sont à vingt mètres des gendarmes mobiles. Dans le même temps, un film d’un gendarme montre les différents projectiles lancés de part et d’autre. Les manifestants se rendent compte qu’il y a un blessé, puisqu’ils le transportent et qu’ils l’évacuent. Exfiltrer quelqu’un en le tenant à quatre et en courant sur un terrain accidenté représente une prise de risque notable pour la personne blessée. Si tout le monde s’était arrêté en criant qu’il y avait un blessé, que se serait-il passé ? Les gendarmes, notamment les infirmiers de l’escadron, seraient venus le chercher et l’auraient évacué tout de suite. Telle est ma conviction. En l’occurrence, il a été transporté en deux endroits pendant une heure et demie, je crois. Il aurait pu être traité beaucoup plus tôt. J’ignore si cela aurait changé les choses. Mais cela aurait dû se passer ainsi ; or, cela ne s’est pas passé ainsi. Une enquête judiciaire est en cours et nous pourrons établir les faits. Je vous donne ma réaction à la vue de cette vidéo, car j’ai bien évidemment regardé tout ce qui était diffusé. Je suis depuis près de quarante ans en gendarmerie. Je me suis fait tirer dessus. Quand un gendarme est blessé, je me demande ce que j’ai raté. Il en va de même quand une personne en face est blessée.
Autre exemple : j’ai appelé il y a quelques mois le patron du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale pour le féliciter après l’interpellation d’un individu qui venait de tirer sur sa femme et qui continuait sur les gendarmes. Ils l’ont arrêté en lançant un chien qui a mordu le bras de cet homme alcoolisé. J’ai félicité l’initiative parce qu’un chien est rarement létal. S’ils avaient traité cet homme comme les forcenés le sont régulièrement, il serait mort certainement. En l’occurrence, il a été mordu mais il a été récupéré ; il est sain et sauf.
Les médias ont posé des questions sur la violence des gendarmes. Un gendarme n’est pas là pour être violent, mais pour faire en sorte que les choses se passent le plus normalement possible. Quand je constate tout ce qu’ils ont essuyé pendant des heures, je suis admiratif de la manière dont ils ont résisté.
Nous n’avons pas compté 200 blessés parce que n’avons pas su agir. Mais les organisateurs n’avaient pas réellement organisé les secours. Il aurait été sage de se faire prendre en charge par les gendarmes en présence, comme l’ont fait certains manifestants. Le véritable sujet est là, à mon sens, d’où l’importance du rôle des organisateurs. Il me semble également essentiel d’empêcher que des gens qui ne veulent rien organiser aient la main sur la manifestation et n’assument pas cette responsabilité, pour que l’on puisse manifester dans les meilleures conditions de sécurité.
Une enquête judiciaire est en cours. Elle dira si des erreurs ont été commises. Le cas échéant, elles seront sanctionnées. Pour ma part, je n’en ai pas vu. En analysant l’opération, nous avons constaté une bévue passée au journal télévisé, un tir de lacrymogène sur un cortège qui n’était pas visé. Cela n’a pas généré de blessé, sinon nous l’aurions su. Nous prendrons les mesures qui s’imposent si des erreurs ont été commises. Je n’ai pas d’états d’âme à ce sujet.
M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous n’avez pas tout à fait répondu à la question de la disproportion : il y a tout de même 200 blessés. Leur évacuation est une considération différente. Vous dites que le lacrymogène ne blesse pas même s’il est désagréable. Effectivement. Mais il y a eu beaucoup de personnes touchées. Même si personne ne peut attester ce chiffre, on peut quand même supposer que, sur ces 200 blessés, beaucoup ne devaient être ni violents ni même menaçants. Considérez-vous que toutes les personnes affectées n’étaient pas au bon endroit ou commettaient un acte répréhensible ? Acceptez-vous l’idée qu’il y a un problème de gestion tel que, dans ce genre d’événement, des gens ne présentant aucun danger sont touchés ? Beaucoup trop ou pas du tout, à vous de le dire.
Général Christian Rodriguez. Je ne sais pas si 200 personnes ont été touchées. J’ai entendu le témoignage de l’une des organisatrices, qui a changé le décompte annoncé au cours d’un même entretien : on est passé de 40 à 200 blessés. Je ne sais pas si quelqu’un a pu réellement compter. J’espère que l’enquête permettra d’objectiver et de recenser l’identité des personnes blessées. Pour ma part, je peux vous fournir le nom, les prénoms, les jours d’incapacité totale de travail et les blessures des militaires concernés. Le nombre sera même un peu plus élevé sans doute, parce que des personnes ont consulté plus tard pour des acouphènes et des problèmes dus au bruit. Ce ne sont certes pas les blessures les plus graves. Vous me demandez de quoi je suis sûr, mais je ne suis sûr de rien. L’enquête sera compliquée si personne ne donne son identité.
Si je poursuis le raisonnement, les blessés le sont quand il s’agit d’un attroupement et non d’une manifestation. Un attroupement armé est interdit. Quand on change de nature d’événement et qu’on passe à quelque chose d’illégal, nous prévenons les manifestants par tous les moyens. Je ne peux en dire plus. Les blessés ne l’ont pas été au début de la journée, quand tout le monde marchait tranquillement.
M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je n’ai pas bien compris votre propos sur ce dernier point. Selon vous, si la manifestation était interdite, les gens ne doivent pas s’étonner d’être blessés ? Ou votre propos est-il que vous avez averti les manifestants par un certain nombre de moyens sonores que vous alliez utiliser des moyens de dispersion, que la situation serait dangereuse, qu’il fallait partir ?
Général Christian Rodriguez. Les sommations ne préviennent pas des moyens que nous allons utiliser. Elles consistent à avertir du caractère illégal de la situation. C’est ensuite que l’on recourt à un certain nombre de moyens, d’où la classification des types d’armes que vous évoquiez tout à l’heure. Quand nous communiquons que la situation devient illégale, c’est pour que les personnes quittent les lieux. Nous leur disons d’ailleurs de partir.
M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). À Sainte-Soline, la manifestation était illégale dès le début.
Général Christian Rodriguez. Non. Même si une personne ne connaît pas toutes les finesses de la manifestation et n’est pas au contact des organisateurs, les sommations lui disent quand cela devient illégal et à partir de quand elle doit partir. Ceux qui restent ne sont pas venus manifester et exercer leur droit constitutionnel. Nous leur disons que la situation devient illégale. Ils ne peuvent pas dire qu’ils l’ignorent.
M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Selon vous, la présence à une manifestation illégale implique-t-elle de s’exposer éventuellement à un tir de lanceur de balles de défense ?
Général Christian Rodriguez. Non, je réponds à votre question. Vous me demandez si des personnes ont été blessées alors qu’elles venaient manifester tranquillement en respectant la loi. Elles ne respectaient plus la loi puisqu’elles étaient restées sur les lieux.
M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). On peut savoir la manifestation illégale et vouloir manifester de manière pacifique.
Général Christian Rodriguez. Peut-être, mais dans l’illégalité. Vous me demandez si des personnes respectant la loi ont été blessées ; j’en serais surpris car nous avons annoncé que la situation devenait illégale et qu’elles sont restées. C’est le sens des sommations : les gens ne peuvent ignorer que la situation a évolué et qu’il s’agit d’un attroupement illégal. Rester, c’est enfreindre la loi.
De vous à moi, quand on est à côté d’un black bloc portant lunettes, masque et bouclier, quand les projectiles commencent à voler, un réflexe normal consiste à quitter les lieux. Quand on rentre chez soi la nuit et qu’une personne titube avec à la main un objet qui permet d’être violent, on change de trottoir.
Vous posez une autre question sur les 200 blessés. Quand, dans un même entretien, on multiplie par cinq en trois minutes le nombre de blessés, je suis bien incapable d’objectiver ces blessés dont vous me parlez.
M. le président Patrick Hetzel. Notre rapporteur a quelques questions complémentaires à poser.
M. Florent Boudié, rapporteur. Pour contextualiser la question de notre collègue Aymeric Caron, vous confirmez qu’à Sainte-Soline, si j’entends les données chiffrées mentionnées au début de votre intervention, à peu près un manifestant sur huit est venu avec des intentions radicales. Vous avez parlé de huit mille manifestants et de mille personnes violentes.
Général Christian Rodriguez. Oui. Nous sommes entre huit cents et mille radicalisés, black blocs pour les désigner sommairement, et nous avons estimé le nombre de manifestants à huit mille. Comme vous le savez, les chiffres des organisateurs sont rarement ceux de la police.
M. Florent Boudié, rapporteur. La visibilité était donc très forte sur de potentielles violences.
J’ai une question sur le lien avec les organisateurs et la difficulté à les identifier. Comment ces liens se sont-ils établis en amont ? Y en a-t-il eu ? Avez-vous pu identifier des interlocuteurs pour la prévention des incidents violents, le suivi du déroulement à venir de cette manifestation illégale ?
Une polémique très médiatisée a porté sur la prise en charge médicale et l’accès des services médicaux aux manifestants ou inversement, dans un contexte dont vous avez rappelé qu’il était particulièrement troublé.
Général Christian Rodriguez. Cela a d’ailleurs été filmé et diffusé par certains médias. Nous avons trouvé des organisateurs avec lesquels discuter, quand bien même la manifestation était interdite. La préfète est allée un peu au-delà, mais dans l’idée que les choses se passent pour le mieux. Des échanges ont eu lieu à plusieurs reprises et tout s’est passé naturellement. Les gendarmes départementaux étaient présents avec la connaissance des gens du coin, dont certains figuraient parmi ceux qui organisaient la manifestation.
Les enquêtes judiciaires en cours portent notamment sur les secours. J’ai évoqué le tract incitant les blessés à ne solliciter que les soigneurs de la manifestation et à se faire traiter par les hôpitaux les plus éloignés, sans donner leur identité. Dans une manifestation classique, l’organisateur gère l’évacuation des blessés en lien avec les équipes sur place. Les pompiers étaient présents et nous avons vu des personnes se présenter à eux ou aux gendarmes. Il n’en demeure pas moins que les directives étaient d’utiliser des véhicules de particuliers présents sur les lieux pour évacuer les blessés.
M. Florent Boudié, rapporteur. Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question sur le lien avec les organisateurs. Malgré le caractère illicite de la manifestation, il y a eu une tentative de dialogue sur son déroulement, son organisation et les conditions de son encadrement. Pouvez-vous préciser des éléments de temporalité ? À partir de quand les contacts sont-ils entrés dans les modalités d’organisation et le déroulement de la marche ? Vous sembliez plutôt parler d’échanges au cours de la manifestation. Y a-t-il eu des discussions en amont ? Sur quels grands axes portaient-elles ?
Général Christian Rodriguez. Des contacts ont eu lieu en amont. L’idée était d’expliquer où étaient les forces de l’ordre, ce qui serait interdit, etc. Ils ont dû avoir lieu le vendredi. La manifestation a commencé le vendredi après-midi. Nous retrouverons des éléments précis et je vous les communiquerai. En l’occurrence, l’objectif était de faire en sorte que les organisateurs limitent leurs ambitions.
M. Michaël Taverne (RN). Je réitère notre soutien aux militaires de la gendarmerie, femmes et hommes qui assurent la sécurité des Français partout sur le territoire.
Vous l’avez rappelé à plusieurs reprises : le maintien de l’ordre à la française est un honneur pour nous puisque nous exportons nos techniques à l’étranger. Beaucoup de pays nous envient où, contrairement à ce que certains peuvent dire, on va au contact en causant des dommages collatéraux et énormément de blessés. Dans une manifestation aux Pays-Bas, État démocratique jusqu’à preuve du contraire, les policiers avaient dû tirer tant la violence était importante.
Sainte-Soline a choqué l’ensemble des Français et les gendarmes eux-mêmes. Comme vous l’avez dit, la violence est de plus en plus importante et décomplexée. La tactique du maintien de l’ordre à la française est de maintenir à distance et de favoriser la dispersion. Ici, plus de 5 000 grenades lacrymogènes et 80 grenades de désencerclement ont été tirées. Pensez-vous qu’il faudrait beaucoup plus employer les moyens comme le lanceur de balles de défense calibre 40 ou la grenade de désencerclement, par rapport aux grenades lacrymogènes, pour essayer de mettre fin plus rapidement à la violence émanant de groupuscules.
Général Christian Rodriguez. Il faut employer la bonne munition ou la bonne arme en fonction de l’effet recherché. Au début, les grenades lacrymogènes permettent de tirer plus loin et de maintenir à distance. Dans l’idéal, elles devraient suffire pour dissuader de venir au contact. Le lanceur de balles de défense s’emploie à 30 mètres maximum, quand les groupes s’approchent clairement. Les grenades de désencerclement s’utilisent encore en deçà. L’arme ne permet pas à elle seule de calmer tout le monde.
Nous recherchons le maintien à distance. Dans l’idéal, la grenade lacrymogène doit suffire, en tout cas pour ceux qui viennent manifester, se laissent embarquer, mais sont peu équipés et peu résolus. La vraie difficulté vient de ceux qui sont hyper‑équipés, ne sont là que pour en découdre et cherchent le contact. Le lanceur de balles de défense et la grenade de désencerclement sont les derniers moyens pour éviter le pire.
Beaucoup de grenades ont été tirées, d’abord parce que nous n’étions pas en ville. On ne peut pas comparer Sainte-Soline aux manifestations parisiennes. Une grenade lacrymogène en terrain plat a beaucoup moins d’effet que dans un cadre encagé par des bâtiments. Nous avons tiré beaucoup pour saturer l’atmosphère, empêcher les personnes d’avancer et dérouter les convois. Le fait d’avoir utilisé seulement 89 grenades de désencerclement montre qu’il n’y a pas eu d’abus. Il en va de même pour les tirs de lanceur de balles de défense, dont je n’ai plus le nombre en tête. De manière générale, les gendarmes y recourent peu car le but n’est pas de blesser quelqu’un. Nous devons disposer d’un arsenal qui permette de maintenir le plus loin possible de nous les personnes qui ont envie d’aller au contact avec des intentions qui ne sont pas seulement amicales.
M. Philippe Guillemard (RE). Vous avez expliqué que les interpellations durant la manifestation sont difficiles. Les moyens vidéos et les moyens d’identification dont vous disposez permettent-ils l’identification après une manifestation ? J’imagine que ceux que vous décrivez comme des catalyseurs de violence sont souvent masqués et changent de vêtements. Avons-nous des éléments sur ce qui peut être mis en œuvre pour les retrouver après les faits ?
Général Christian Rodriguez. Dans le cadre d’une action judiciaire, nous saisissons tout ce qui peut permettre d’identifier quelqu’un qui aurait commis des exactions. Des images de drone peuvent aider à reconnaître quelqu’un quand il ne porte pas de masque. Nous avons essayé des produits marqueurs dans un cadre judiciaire, un outil supplémentaire qui n’était qu’expérimental. Il semblerait naturel qu’un débat porte sur le sujet. Certaines personnes font aussi l’objet d’enquêtes judiciaires dans la durée. Le propre d’une enquête judiciaire est de récupérer un maximum de données pour voir si elles convergent pour imputer des faits à une personne. La tâche n’est pas simple. Pour poursuivre quelqu’un, il faut être sûr qu’il a commis quelque chose.
Nos dispositifs comportent des équipes de police judiciaire. Des gendarmes enquêteurs étaient avec les escadrons pour constater, puis travailler sur les personnes en question. Nous avons compté dix-huit gardes à vue à Sainte-Soline, ce qui n’est pas énorme. Cela s’explique sur le plan opérationnel. Mais nous devons trouver des modes d’action qui permettent d’interpeller davantage des auteurs d’infraction pendant ces manifestations.
M. Ludovic Mendes (RE). Une commission d’enquête s’est tenue sur l’organisation des manifestations sous le mandat précédent, rapportée par Jean-Michel Fauvergue. Chaque fois qu’ils ont été saisis, les enquêteurs de la gendarmerie ou de la police ont pu démontrer que toutes les violences et toutes les personnes blessées n’étaient pas de la responsabilité des forces de l’ordre. A-t-on pu établir lors des dernières manifestations que les projectiles lancés par les manifestants eux-mêmes créaient des blessés au sein de ces groupements ?
Général Christian Rodriguez. Ce sont des enquêtes compliquées. Nous avons pu, lors des manifestations des Gilets Jaunes, rapprocher la munition du lanceur de balles de défense qui avait tiré. Il est plus dur de trouver le lanceur d’une bouteille incendiaire. On trouve paradoxalement plus aisément les auteurs de manquements des forces de sécurité, car tout y est tracé. Le lanceur de balles de défense, par exemple, est dans les mains d’un tireur assisté d’un contrôleur. On sait qui tire quoi. De l’autre côté, les initiatives sont moins encadrées.
Encore une fois, je n’ai pas d’états d’âme : on ne peut être gendarme et se permettre des choses que la loi interdit. On arrive à retrouver des auteurs de violences au cours des manifestations, mais beaucoup moins qu’il n’y a des gens qui jettent des objets divers sur les forces de l’ordre.
M. Ludovic Mendes (RE). Ma question portait moins sur les forces de l’ordre que sur les dommages causés entre manifestants eux-mêmes. Un débat a porté sur Sainte-Soline et d’autres manifestations où les jets de pavé, de pierre et autres ont pu blesser des manifestants eux-mêmes, en faisant croire que c’étaient des violences policières.
Général Christian Rodriguez. Ce sont des questions que nous nous posons selon la nature de la blessure. Le médecin peut dire si elle est liée à un pavé, mais il est souvent difficile de savoir comment la blessure est survenue. Je n’ai pas en tête de manifestant blessé par un autre manifestant à Sainte-Soline. Cela peut arriver mais nous sommes incapables d’en faire le décompte.
Mme Sandra Marsaud (RE). Vous avez dit qu’après une période de manifestation non violente, une forme de bascule s’est opérée. Vous avez prévenu par divers moyens du changement de stratégie de maintien de l’ordre. Peut-on imaginer quelle aurait été cette stratégie s’il n’y avait pas eu d’attroupement armé ? Peut-on imaginer qu’elle se serait adaptée pour attendre que, petit à petit, les personnes se dispersent ?
Général Christian Rodriguez. La situation aurait dû être celle-là. Je récuse l’idée qu’il y aurait eu des violences causées par la présence de gendarmes. À Notre-Dame-des-Landes, nous constations régulièrement de grandes rondes, où les personnes se donnaient la main. Les escadrons étaient là au cas où, mais l’ambiance était festive. Les gendarmes n’étaient pas au contact. Heureusement, la situation est très souvent celle-là. Je suis intimement convaincu qu’il n’y aurait eu aucune violence sans les black blocs, même au contact, comme l’auraient sans doute souhaité une grande majorité de manifestants ce jour-là.
Mme Félicie Gérard (HOR). Le mode opératoire des groupes violents évolue et rend votre travail de maintien de l’ordre et de protection toujours plus difficile. Nous constatons une recrudescence des saisies d’armes avant et pendant les manifestations. Vos équipes doivent s’adapter. Votre but est avant tout de maintenir les manifestants violents à distance pour éviter l’affrontement physique.
Y a-t-il moyen d’agir encore davantage en amont par des barrages filtrants ou autre ? Le but serait d’éviter que les armes, les objets dangereux pour autrui ou les moyens offensifs dont vous avez parlé n’arrivent sur les lieux de manifestation. En aval, quelles limites juridiques et quelles difficultés techniques rencontrez-vous pour lutter efficacement contre les exactions des groupes violents ?
Général Christian Rodriguez. Beaucoup de contrôles ont été organisés en amont, d’abord aux frontières. Les services de renseignement ont mené un travail important d’échange avec leurs homologues étrangers pour savoir qui pouvait venir. Nous avons mis en place un contrôle de zone, avec des vérifications à des points de passage, comme cela se fait pour les manifestations parisiennes. Toutefois, nous ne pouvons pas contrôler tout le monde. Sur quelle durée contrôler ? Nous savons qu’il y aura certainement l’automne de Sainte-Soline. Si quelqu’un passe aujourd’hui cacher des projectiles quelque part, qu’y faire ?
Nous avons contrôlé 24 000 véhicules en commençant une semaine à dix jours avant la journée de la marche. Plus s’approchait la date, plus ces contrôles étaient denses, ce qui a permis de saisir, de mémoire, 800 armes par destination. Nous vous préciserons les chiffres par écrit. Nous avons aussi découvert que des projectiles avaient été dissimulés depuis longtemps près de la zone. Nous avons même découvert des cachettes après coup.
En aval, c’est le rôle des enquêtes judiciaires dont j’ai parlé. Elles ne sont pas simples mais elles sont classiques, sachant que certains individus sont connus et suivis. Nous les retrouvons à chaque manifestation et nous nous doutons qu’ils risquent d’arriver sur d’autres théâtres. Tout ce travail, sous le contrôle des magistrats, permet d’imputer des infractions à leur auteur pour qu’ils puissent être traduits en justice. Les poursuites pénales et leur issue ne peuvent être satisfaisantes que si nous sommes capables d’alimenter l’autorité judiciaire avec des éléments effectivement imputables à la personne interpellée.
S’agissant des éléments techniques qui pourraient nous aider, une réflexion pourrait porter sur la nature des infractions, par exemple le transport d’armes par destination, même si on a le droit de transporter des boules de pétanque. En revanche, certaines circonstances sont compliquées à expliquer. Notre travail ne s’entend qu’encadré par un magistrat et par des contrôles. On pourrait permettre de placer plus facilement en garde à vue les personnes interpellées ou travailler sur des infractions qui donnent plus de pouvoir aux enquêteurs. Cela ne doit s’entendre que si, parallèlement, tout est correctement supervisé. Ces mesures ne doivent pas dévoyer le droit de manifester. Tout est question d’équilibre.
M. Alexandre Vincendet (LR). Vous avez mentionné seulement 18 gardes à vue lors des événements de Sainte-Soline. J’imagine votre frustration. Je vous laisse imaginer aussi la frustration de nos compatriotes qui voient que huit cents à mille éléments radicaux veulent « casser du flic », « casser du gendarme », bref attenter à la vie de ceux qui sont là pour maintenir l’ordre, et que tout cela aboutit à 18 interpellations.
Vous avez mis en avant le choix à faire entre maintien de l’ordre et interpellation, mais travaillez-vous d’ores et déjà sur de nouvelles méthodes au vu de l’évolution des techniques employées par les délinquants pour éviter de se faire reconnaître : dissimuler son visage, s’habiller en noir et de la même façon, se faire transporter loin des hôpitaux ? On a pu parler de marquage. Réfléchissez-vous sur ce sujet et pensez-vous que nous devions le faire progresser à l’encontre de personnes de mieux en mieux entraînées, de plus en plus aguerries et qui connaissent les failles du système ? Allez-vous vous adapter pour mieux interpeller, malgré les contraintes de la préservation de la sécurité physique des gendarmes sur place ?
Général Christian Rodriguez. Nous essayons de nous adapter en permanence, par exemple avec les quads et les drones. Oui, nous sommes en train de travailler sur des manœuvres qui permettent de mieux interpeller. Dans l’intérêt de tous, mieux vaut interpeller tôt quand les délits commencent à être commis. Je ne peux pas vous livrer toutes les pistes sur lesquelles nous investissons. Je crains que nous n’ayons de nouveau des manifestations de ce genre. Nous devrons être plus mobiles et plus performants dans nos interpellations.
Les gardes à vue que je dénombrais ne prennent pas en compte celles qui ont eu lieu ou qui à la suite des enquêtes judiciaires en cours. Le propre de l’action judiciaire est que tout ne se fait pas en flagrant délit : il faut aller chercher les éléments pour ensuite mettre en cause quelqu’un avec le bon motif.
M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir apporté des réponses précises aux questions posées pendant pratiquement deux heures. Nous reviendrons vers vous si des précisions s’avèrent nécessaires. Il nous serait agréable de disposer de réponses écrites au questionnaire qui vous a été transmis à l’initiative du rapporteur.
Je remercie l’ensemble des collègues membres de la commission qui ont pris part aux travaux. Je vous souhaite à tous une bonne soirée.
La réunion se termine à vingt heures vingt.
Présents. – M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, M. Romain Daubié, Mme Edwige Diaz, Mme Félicie Gérard, M. Philippe Guillemard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, M. Benjamin Lucas, M. Emmanuel Mandon, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, M. Ludovic Mendes, M. Pierre Morel-À-L’Huissier, M. Serge Muller, M. Michaël Taverne, M. Alexandre Vincendet
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi, M. Julien Odoul