Compte rendu

Commission d’enquête sur la structuration,
le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

 

 Audition, à huis clos, de Mme Françoise Bilancini, directrice

   du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP)............2

– Présences en réunion......................................16


Jeudi
1er juin 2023

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 5

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président


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La séance est ouverte à onze heures.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements auditionne, à huis clos, Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous recevons la directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris, que je remercie de sa présence malgré les délais contraints que notre rythme lui a imposés. Comme plus tôt dans la matinée pour vos homologues du service central du renseignement territorial, cette audition se déroule selon les modalités du huis clos et ne fait l’objet d’aucune captation vidéo.

Madame la directrice, vous savez quelles scènes de violences ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps – entre le 16 mars et le 3 mai pour ce qui concerne notre commission d’enquête. Durant cette période, Paris a connu plusieurs journées et soirées délicates, par exemple dans le quartier de l’Opéra. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’action, comment les autorités peuvent y répondre, voire, pour ce qui est de votre rôle, les anticiper. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées oralement. Je vous invite, par conséquent, à communiquer ultérieurement les éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Avant de vous donner la parole pour un propos liminaire, je souhaiterais vous poser deux questions. D’abord, vous attendiez-vous, au début du mois de mars, à une explosion de violences du type de celles que nous avons connues ? Si la prévision a bien fonctionné, pourriez-vous indiquer ce qu’elle a permis d’accomplir et ce qui, avec le recul, aurait pu ou dû être mieux fait ?

Ensuite, les auteurs de violences sont-ils majoritairement des primo-délinquants, des militants endurcis ou un amalgame de ces deux catégories ? Pour ce qui est des fauteurs de trouble de longue date, comment expliquer qu’il soit si difficile de les traduire en justice pour qu’ils répondent de leurs actes ?

Madame la directrice, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Françoise Bilancini prête serment.)

M. Florent Boudié, rapporteur. Au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, l’identification des groupuscules ou des individus qui commettent des violences à l’occasion de manifestations ou de rassemblements prend-elle une part croissante ou demeure-t-elle constante dans le temps ?

Nous avons cru comprendre la question du financement de ces groupuscules assez secondaire dans la mesure où ce sont des structures souples qui n’ont pas besoin de moyens importants, mais surtout de mobilité et de communication – facilitée par les réseaux sociaux et les connexions numériques. Toutefois, existe-t-il, à votre connaissance, des liens entre ces groupuscules et des structures institutionnalisées, par exemple des associations ? C’est ce que nous font penser les précédentes auditions.

Notre rôle de députés étant de produire du droit, identifiez-vous des faiblesses ou des failles juridiques nécessitant des modifications législatives ?

Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris affiche dans son intitulé les limites de sa compétence territoriale. Nous agissons dans Paris, les trois départements de la petite couronne et les zones aéroportuaires. Nous ne sommes pas compétents au niveau national, le reste des départements étant couvert par le service central du renseignement territorial.

Nous travaillons sur les groupes et les individus susceptibles d’utiliser la violence. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris est un service de renseignement généraliste qui œuvre sur du renseignement d’ordre public. Paris occupe une place centrale pour deux raisons essentielles : la présence des institutions et l’organisation des manifestations les plus importantes. Une grosse moitié de l’activité du service est consacrée à la prévention des troubles à l’ordre public donc, d’abord, à l’organisation des manifestations.

Nous sommes le support de la direction de l’ordre public et de la circulation. En amont de la déclaration de manifestation, mon travail consiste à savoir si une structure – union syndicale, association, etc. – est susceptible d’en organiser une. Depuis 1995, nous ne suivons plus les partis politiques et, en tant qu’ancienne des renseignements généraux, c’est un grand soulagement. Notre ligne est claire : nous ne travaillons pas sur la politique mais nous préparons toutes les actions de contestation. Cela représente un gros tiers du renseignement d’ordre public.

Les radicalités et le pré-terrorisme, notamment la radicalisation islamiste, représentent un quart de mon activité. Le bassin parisien est largement touché par ce sujet dont la menace reste présente.

Comme je le disais, Paris présente une double spécificité : on y organise de grosses manifestations et les représentations diplomatiques s’y trouvent. L’ordre public est donc souvent menacé par des violences, soit au cours des manifestations syndicales, soit du fait de l’activité des diasporas qui se font voir de leurs ambassadeurs. Je pense notamment aux diasporas africaines, qui créent des troubles à l’ordre public ultraviolents dans la capitale.

L’activité de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris est tournée vers l’ordre public. Nous sommes un service territorial, une sorte de grosse région de renseignement. Nous ne sommes pas la direction générale de la sécurité intérieure, qui travaille principalement sur le haut du spectre, mais avec laquelle nous sommes en lien ténu. Nous ne sommes pas non plus le service central du renseignement territorial : nous sommes généralistes comme lui, mais son amplitude géographique est plus large et c’est davantage un service d’analyse.

Nous travaillons, pour une part, de façon ouverte : pour préparer une manifestation, nous allons au contact des syndicats et des associatifs. Pour le reste, nous travaillons avec les outils que nous offre le droit, notamment la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement dont est issu l’article L. 811‑3 du code de la sécurité intérieure. C’est tout le droit et seulement le droit pour suivre les mouvances radicales, qu’elles soient politiques comme celles qui nous intéressent aujourd’hui ou liées à des diasporas étrangères.

J’ai vu que votre commission d’enquête se penche notamment sur les événements de Sainte-Soline. Je ne pourrai pas en dire grand-chose : je ne les connais qu’au travers des comptes rendus de mes collègues. Ce que je peux dire, toutefois, c’est que certains des militants parisiens y étaient présents. Je commence à bien les connaître : cela fait des années que je travaille sur ces mouvances radicales. Ce sont des gens dont j’entends parler depuis plus de dix ans : ce milieu se renouvelle sans se renouveler vraiment.

Ces groupuscules violents ont évolué. Votre questionnaire écrit évoque les événements de 2003 et le sommet de l’Otan de 2009, que j’ai eu à gérer dans mes fonctions antérieures. À l’époque, c’est l’ultragauche qui était à l’action – dans notre jargon, cela désigne ce qui se situe au-delà de la gauche représentée au Parlement, c’est-à-dire des groupes relevant des autonomes et des antifascistes. Ils étaient à la manœuvre dans les actions contre la loi El Khomri, en 2016, et on les a retrouvés à la manœuvre, très solides, jusqu’en 2018.

Cette ultragauche radicale est hors système, extérieure aux partis politiques : autonome, elle se mobilise sur des sujets comme la violence d’État et les violences policières. Récemment, elle a organisé des actions pour dénoncer « l’assassinat » par la police d’une personne retenue en centre de détention administrative. L’ultragauche dénonce le grand capital, les projets immobiliers qu’elle considère exorbitants – d’où la création de zones à défendre (ZAD) – et elle se rapproche progressivement d’un discours environnementaliste. Plus globalement, elle est contre la finance et les nouvelles technologies, qui représentent pour elle des outils d’exercice de la violence policière.

Cette ultragauche, entendue au sens strict, on l’a vue s’exprimer au travers du black bloc, qui n’est pas un groupe mais un mode d’action. On ne vient pas en noir, on se grime, on s’abrite sous des parapluies et on défile derrière des banderoles rigides. La dernière manifestation symbolique et aboutie des black blocs est celle du 1er mai 2018, sur la place Valhubert, à Paris. Quelque 1 200 individus issus de la mouvance ultragauche, venus de France, d’Italie, d’Allemagne, s’étaient retrouvés à Paris. Les groupes d’ultragauche viennent dans les manifestations en opportunité. Leur but est de faire déborder les manifestations, de faire en sorte que ça se passe mal devant.

Les choses changent en 2019 avec l’arrivée des gilets jaunes : on voit apparaître une violence sans limite, qui n’est plus motivée idéologiquement. Cette violence exprime un ras-le-bol de l’État et du système parlementaire. Il y a une désinhibition totale de la violence qui se manifeste clairement au cours des premières journées, les 1er et 8 décembre, par le saccage des Champs-Élysées et la vandalisation de l’Arc de Triomphe. Tous les symboles de l’État sont visés, et plus seulement à ceux du capital. Cette année 2019 marque une bascule car les violences en tête de cortège ne sont désormais plus l’apanage de l’ultragauche. On a vu apparaître des gilets jaunes radicalisés que nous avons nommés, à la préfecture de police, les ultra-jaunes. ils se sont joints à ce qu’on ne peut plus appeler un black bloc, mais un bloc radical.

Il y a eu une autre bascule autour des manifestations contre la loi n° 2021‑646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, qui ont mobilisé beaucoup de citoyens ordinaires : des jeunes et des moins jeunes dénonçant l’État policier et les atteintes aux libertés. Ces militants, qui ne sont pas toujours grimés, se sont insérés dans les cortèges de tête et dans les blocs radicaux. Ils ont procédé, comme l’ultragauche et les ultra-jaunes, à des dégradations d’établissements bancaires, de symboles de l’État et d’éléments culturels, puisque plus rien n’est préservé. Surtout, ils ont cherché le contact physique, agressif, avec les forces de l’ordre.

Depuis la loi du 25 mai 2021, on voit une nette évolution de ce qu’on appelait le black bloc – évolution confirmée par les dernières grosses manifestations de la période sur laquelle vous vous penchez. Au black bloc s’est substitué ce que la direction de l’ordre public et de la circulation appelle la « nébuleuse ». Le cortège syndical est précédé, depuis 2018, d’un précortège composé de gens qui ne veulent plus manifester sous bannière syndicale. Ils viennent d’horizons divers, sont animés par un fort ressentiment, ont des protestations à faire valoir et contestent aux syndicats la légitimité de le faire. Dans ce précortège, un bloc radical se crée. Il est composé de gens de l’ultragauche qui arrivent habillés normalement et se griment sur place, d’ultra-jaunes qui arrivent habillés en noir et se font donc contrôler en amont, et d’une nébuleuse de jeunes, de lycéens, d’étudiants. Le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a particulièrement mobilisé ce public d’étudiants et de gens parfaitement insérés, mais c’est avec la loi sur la sécurité globale qu’ils se sont laissé emporter dans la violence. La presse a, par exemple, évoqué un polytechnicien qui dit avoir été embarqué. Le facteur de groupe et d’entraînement n’est pas négligeable.

Nous avons toujours travaillé sur l’ultragauche. Depuis 2019, nous avons appris à le faire sur les ultra-jaunes. Nous avons découvert une catégorie de personnes très violentes qu’on ne pouvait rattacher à aucune de nos catégories habituelles – ultradroite ou ultragauche. Ils étaient ailleurs et leur violence était justifiée par un autre ressentiment que la violence politique. Tout cela nous a conduits, non pas à changer nos modes opératoires, mais à élargir le champ des mouvances sur lesquelles nous travaillons. Le phénomène des gilets jaunes a duré et il dure toujours : Paris connaît toujours une petite manifestation de gilets jaunes le samedi et, à l’occasion de la réforme des retraites, ils sont revenus parce que cela touchait le cœur de leurs revendications. L’article 49, alinéa 3, de la Constitution les a remués car, pour ces partisans de la démocratie directe, il a constitué une atteinte suprême.

La mouvance d’ultragauche est solidaire et elle pratique les voyages d’échange avec l’étranger comme les rencontres internationales, pour la plupart clandestines. Je les ai vus se réunir en Grèce, berceau des mouvements anarchistes ; il y avait une grande porosité avec les anarchistes grecs au début des années 2000-2010. Des échanges ont lieu aussi avec l’Italie, qui a une tradition anarcho-terroriste. On a vu des Allemands aux côtés de l’ultragauche française dans le combat contre le nucléaire. La contestation violente des trains Castor (Cask for storage and transport of radioactive material) a notamment donné lieu, en novembre 2011, à des sabotages montés de façon militaire. Il y a aussi des liens en Espagne.

Les militants d’ultragauche ont eu un coup de mou par le passé. Le mouvement des gilets jaunes ne les a pas beaucoup intéressés. Certains ont été interpellés et sanctionnés après leurs actions contre la loi El Khomri du 8 août 2016. La loi sur la sécurité globale et la réforme des retraites leur ont remis le pied à l’étrier. Dernièrement, certains militants antifascistes parisiens ont mené une action en coopération avec des Irlandais, que l’on devrait retrouver en manifestation le 6 juin. Il y a donc, au niveau international, des échanges politiques et de pratiques.

J’ai déjà évoqué l’évolution de la méthode. L’action de type black bloc, rigide, compacte, en avant de la manifestation, n’est plus la règle. La dernière manifestation de ce type remonte au 1er mai 2018, avec un bloc dur, organisé et homogène. Il était constitué uniquement de gauchistes, bien préparés à l’opération et qui s’entendaient entre eux. Depuis, on a plutôt vu ce que j’ai appelé le bloc radical, et cela vaut pour la période qui vous intéresse. On y trouve l’ultragauche, autonomes et antifascistes, qui n’allait pas laisser passer l’occasion d’intervenir. On y trouve également les ultra-jaunes qui se mobilisent sur le cœur de leurs revendications : l’État qui veut les faire travailler plus, les problèmes de 2019 qui n’ont pas été réglés, et le chiffon rouge de l’article 49, alinéa 3. S’y ajoutent des jeunes et des moins jeunes, pas forcément grimés, parfois masqués et, c’est une nouveauté depuis la réforme des retraites, des groupes de délinquants des banlieues. Auparavant, ils intervenaient tardivement après les manifestations, à la nuit tombée, pour des actes de délinquance acquisitive. Désormais, ils arrivent à partir de dix-sept heures : c’est ce que l’on a vu à l’Opéra. Il n’est pas anodin qu’ils aient attaqué une chocolaterie. Les antifascistes s’en prennent à des banques, des agences immobilières, de gros entrepreneurs comme Vinci, mais pas à des chocolateries ou à des magasins de lunettes. Le 1er mai, au début de la dispersion, un groupe a remonté l’avenue du Trône pour piller tous les magasins.

Les manifestations, désormais, finissent toujours un peu de la même façon. Les jeunes des quartiers difficiles, eux aussi habillés en noir, viennent piller. La mouvance ultragauche se retire rapidement pour éviter les interpellations. Il reste les durs de durs, ceux que l’on voit s’attarder à chaque fois : les ultra-jaunes qui dégradent et s’en prennent aux forces de l’ordre.

Nous travaillons avec les services de la préfecture de police, notamment la direction de l’ordre public et de la circulation, en amont des manifestations. Nous leur donnons une estimation du nombre de participants et nous les informons sur leur état d’esprit. Une manifestation qui va réunir 80 000 à 110 000 personnes – les manifestations contre la réforme des retraites ont été de très grosses mobilisations – aura un important précortège, donc un important bloc radical. En voyant ce qui s’est passé au cours des autres manifestations, et grâce à notre travail d’investigation, on sait quels groupes seront présents et on peut estimer le degré de dangerosité.

C’est ce que nous faisons pour la manifestation du 6 juin. Nous pensons qu’il y aura 40 000 à 70 000 personnes. Les syndicats s’organisent pour être nombreux parce qu’ils ont la volonté de garder la main avant le débat à l’Assemblée nationale le 8 juin. Nous estimons que le bloc radical réunira un peu plus d’un millier de personnes, ce qui rendra la tâche des forces de l’ordre compliquée. Le précortège, quant à lui, est difficile à estimer. Il se forme, au départ, avec les gilets jaunes et la mouvance contestataire radicale, mais des gens descendent petit à petit le long du défilé et se mêlent à eux, si bien que le volume du précortège n’est généralement pas le même à l’arrivée. Il peut passer de 1 000 ou 2 000 individus en début de manifestation à 17 000 ou 20 000 personnes à la fin. C’est le nid du bloc radical.

Je parle de bloc radical car il n’y a plus de black block structuré. À la place, on a une nébuleuse qui serpente dans le précortège. Elle est composée de groupes affinitaires certes habillés en noir, mais qui ne communiquent pas toujours entre eux. Les ultra-jaunes suivent le mouvement mais ils n’échangent pas avec les ultragauchistes et ils ne leur obéissent pas. Les autonomes et antifascistes marchent ensemble, même s’ils sont des groupes séparés. Les autres suivent.

Les ultra-jaunes sont sans limite en termes de violence, notamment sur les forces de l’ordre. Le 1er mai 2017, un fonctionnaire de police a été incendié par un cocktail Molotov qui venait de l’ultragauche. Mais les gilets jaunes ont fait bien pire : attaques physiques directes, jets de cocktails ou d’engins incendiaires bricolés. Ils fabriquent des objets pour faire mal.

Mon travail consiste à dire combien il y aura de manifestants et combien « d’énervés » dans le précortège. En fonction de ces données, le préfet de police bâtit son dispositif. Nous sommes en lien avec la direction générale de la sécurité intérieure et le service central du renseignement territorial : ce dernier nous informe des arrivées de province. Pour lui aussi, il est difficile de faire des estimations. Il sait si les objectifs qu’il surveille vont se déplacer. Sachant qu’un objectif surveillé draine avec lui au moins cinq personnes, on estime ainsi le nombre d’éléments radicaux. En revanche, on ne sait pas évaluer les anonymes – lycéens, étudiants, personnes qui en ont ras le bol – qui se grefferont au mouvement.

Nous avons été surpris de l’ampleur des mouvements contre la loi sur la sécurité globale ainsi que de la manifestation organisée devant le tribunal judiciaire de Paris par le comité Vérité pour Adama le 3 juin 2020. Pour ce dernier, nous avions envisagé 10 000 participants, mais les réseaux sociaux et le retentissement de l’affaire George Floyd ont provoqué un grand élan de solidarité : il y a eu 23 000 personnes. Compte tenu des réseaux sociaux, notamment TikTok et Snapchat, faire des prévisions est difficile. À cela s’ajoutent les réseaux cryptés comme Telegram, sur lesquels nous butons sur le plan technologique.

Grâce à notre travail avec la direction de l’ordre public et de la circulation et nos partenaires, nous faisons en sorte que l’organisation se passe bien. Ensuite, on compte, on observe, on exploite les réseaux sociaux et les vidéos à disposition pour identifier les gens.

Concernant la coopération internationale, pour savoir si des étrangers vont arriver, nous sommes en réseaux. Si l’un de nos partenaires identifie nominativement des individus radicaux, des interdictions administratives du territoire sont possibles. C’est ce qui a été fait pour des militants étrangers qui comptaient venir à Sainte-Soline. Nous essayons d’empêcher de venir ceux qui ont été identifiés et cela fonctionne. Pour une autre mouvance, nous avions travaillé avec le Danemark pour empêcher un autodafé de Coran sur l’Arc de Triomphe.

Durant la période qui vous intéresse, il y a eu six manifestations déclarées sous forme de journées internationales d’action, et quatorze rassemblements, spontanés ou déclarés, qui ont abouti à des déambulations sauvages. Les dégradations et les violences n’ont pas eu du tout la même intensité et n’ont pas été commises par les mêmes auteurs.

Au cours des six manifestations déclarées, on a trouvé l’ultragauche, les ultra-jaunes et des manifestants lambda radicalisés. Il y a eu de grosses dégradations et des atteintes aux forces de l’ordre.

Lors des rassemblements spontanés, place de la Concorde ou place de l’Hôtel-de-Ville, qui ont été suivis de déambulations sauvages, on n’a constaté que de petites dégradations, des feux de poubelles sans gravité. Il n’y a eu presque aucune prise à partie des forces de l’ordre. L’ultragauche était peu présente. On a vu bon nombre d’ultrajaunes ainsi que des lycéens et des jeunes venus faire la fête. C’était très désorganisé.

Ce sont deux types de rassemblements très différents, mais tout aussi ennuyeux sur le plan de l’ordre public. La nuée de journalistes et de pseudo-journalistes de rue a rendu tout cela spectaculaire, mais le fait que tout le monde filme ne facilite pas le travail des forces de l’ordre, même si je sais que cela permet de pointer des usages abusifs de la force. Les journalistes de rue font n’importe quoi et brisent l’anonymat des militants sur lesquels ils travaillent, ce qui les conduit à se faire violenter. Les journalistes de rue des gilets jaunes sont une bénédiction : ils filment la manifestation de l’intérieur et les gens non grimés de face.

Les violences contre la police, de l’ultragauche, des gilets jaunes, voire de certains lycéens, procèdent de l’idée que le policier est un fasciste. Les membres de l’ultragauche recherchent l’opportunité, ce sont des coucous au sein des différents mouvements. Si une grosse manifestation syndicale est annoncée, ils viendront forcément. Donc, pour répondre à votre question, monsieur le président, nous nous attendions à ce qui s’est passé. Nous imaginions bien que la mobilisation des syndicats allait être forte. BFM‑TV avait d’ailleurs titré : « Un 1er mai unitaire et vengeur ». C’est le titre de ma note sur le sujet.

Nous savions que si l’intersyndicale fonctionnait, cela ferait du monde dans la rue, et que les radicaux y feraient leur nid. Chaque 1er mai s’est mal passé et toutes les grosses manifestations intersyndicales se sont terminées en catastrophe. Ce qui a aggravé les choses, depuis 2019, c’est que les gilets jaunes ont occupé un terrain délaissé par les syndicats. Ces derniers se sont rattrapés depuis et, désormais, les gilets jaunes sont moins nombreux. Mais ils sont quand même là, parce que c’est le fond de leurs revendications. Oui, nous nous attendions à ce que cela se passe mal, à des rassemblements spontanés comme celui de la Concorde. Nous savions que l’interruption du débat parlementaire par l’engagement de la responsabilité du Gouvernement serait le déclic d’un procès en illégitimité et en autocratie.

Nous savions qu’un rassemblement de 7 000 personnes non autorisé à la Concorde évoluerait en déambulation sauvage. L’ultragauche n’était pas tellement présente alors. On l’a trouvée ponctuellement dans les déambulations sauvages, par exemple dans celle qui a fait suite aux événements de Sainte-Soline. C’était un petit rassemblement de 800 personnes devant l’Hôtel de ville. Un rassemblement spontané, c’est dangereux, qui plus est sur une place où, depuis 2019, les gilets jaunes n’avaient pas le droit de manifester. Nous savions qu’ils allaient y être : l’occasion était trop belle. On sait que la présence de chefs des gilets jaunes draine les plus radicaux d’entre eux.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez dit la violence, pour certains, sans limite. Pour décrire ces phénomènes, vous employez par ailleurs les termes de nébuleuse et de mouvance.

Mme Françoise Bilancini. Pour ma part, je parle plus volontiers de bloc radical. C’est la direction de l’ordre public et de la circulation qui utilise le terme « nébuleuse ».

M. le président Patrick Hetzel. Derrière tout cela, n’y aurait-il pas des formes organisationnelles, des structures associatives apportant un soutien ? Le service de renseignement travaille sur le milieu ouvert, mais ne pourrait-on pas trouver des instigateurs sur le darknet ?

Mme Françoise Bilancini. Les groupuscules d’ultragauche ne bénéficient d’aucun financement. À Paris, il y a deux mouvances : les anarcho-autonomes et les antifascistes. Par définition, ils ne sont liés à rien parce qu’ils sont anti-système, anti-partis. Certains vivent dans des squats. D’autres ont un petit boulot. Ils s’autofinancent. Soit ils vivent en communauté, soit ils font ce qu’ils appellent des « autoréductions » : ils déboulent dans un supermarché, font le plein et partent sans payer. Ils le font chez Décathlon pour s’équiper de coupe-vent noirs et de lunettes de piscine. Certains eux ont un travail, je pense à quelques personnes de l’éducation nationale. Du côté des gilets jaunes, on trouve plutôt des travailleurs pauvres et des gens qui perçoivent une allocation chômage. Dans les deux groupes, quelques personnes perçoivent des allocations de subsistance. Ils vivent chichement. Ceux qui sont étudiants sont financés par leurs parents. Les profils sont divers, sans organisation verticale.

Il ne faut pas être paranoïaque : on ne trouve dans le rôle du marionnettiste ni la Chine, ni la Russie, ni des partis politiques. D’ailleurs, ces gens aiment tellement peu les partis politiques que certaines manifestations ont été compliquées pour La France insoumise. En 2017, le podium de Jean-Luc Mélenchon sur une place a été attaqué par des antifascistes parisiens. Au cours de l’une des dernières manifestations, ils ont saccagé un étal du Parti communiste car ils considèrent Fabien Roussel comme un traître. Ils sont contre le système. Les gilets jaunes, eux, sont apolitiques par définition : contre le Gouvernement, contre le pouvoir et surtout dans la violence liée au déclassement social. Pour le dire clairement : ils n’ont pas de fric.

En 2018, au moment du black bloc de la place Valhubert dont je parlais, il y a eu une forme d’organisation. Certaines personnes pouvaient apparaître comme des chefs. Pour coordonner 1 200 personnes, il fallait une théorisation de l’organisation de ces gros mouvements de violence. Ce n’est plus le cas. Les gilets jaunes ont fait preuve d’une violence spontanée. Sur les Champs-Élysées, ils ont visé le Fouquet’s parce que c’était un symbole de l’argent. Ils s’en sont rapidement pris aux forces de l’ordre en leur reprochant de ne pas être de leur côté, au service du pouvoir pourri qui les a rendus misérables et malheureux. Tout cela n’est pas piloté. Dans les gilets jaunes, il y a eu un effet d’entraînement, un effet de masse. On a vu des amitiés se tisser au fil des manifestations. Le rendez-vous du samedi est devenu important pour ces gens qui n’avaient plus grand-chose. Mais il n’y a ni organisation, ni financement occulte.

Mme Marina Ferrari (Dem). Vous avez distingué l’ultragauche, les ultra-jaunes et le tout-venant qui s’agrège aux manifestations. Vous avez indiqué qu’il n’y avait pas de lien entre ces groupes. N’y a-t-il pas, tout de même, une forme de porosité entre eux, ne serait-ce que parce qu’ils utilisent les mêmes réseaux de communication ? Autrement dit, ne risque-t-on pas de voir certains mouvements se consolider du fait de la solidarité qui s’affirme au cours des manifestations ?

Par ailleurs, quel est, selon vous, le risque de radicalisation du mouvement ? Vous avez dit que des étudiants rejoignaient spontanément ces manifestations. Je suppose que vous travaillez avec les universités et les syndicats étudiants. Est-il possible de détecter en amont des profils susceptibles de se radicaliser ?

Enfin, vous avez dit que la coopération internationale fonctionnait bien et qu’on arrivait à bloquer des gens à la frontière. Dans la mesure où certaines personnes sont parfaitement identifiées, pourquoi ne parvient-on pas à les empêcher d’agir ?

Mme Françoise Bilancini. Les militants d’ultragauche n’ont aucun moyen de communication. Ils savent comment on travaille : ils laissent donc leur portable à la maison, ils débranchent tout, se cagoulent et filent avant la nasse.

Les ultrajaunes sont eux aussi cagoulés et habillés en noir. Mais ils oublient souvent de dissimuler un élément qui permet de les identifier. Ils gardent leur téléphone parce qu’il faut qu’ils parlent, qu’ils disent où ils sont, qu’ils commentent. Ils sont contents d’alimenter les réseaux et leur télévision affinitaire.

Nous ne travaillons pas avec les syndicats d’étudiants. Nous ne leur demandons pas s’il y a chez eux des jeunes qui se radicalisent. En revanche, on observe les manifestations. Lorsqu’il y a des arrestations, on récupère les identités et on trace les parcours. Nombre d’étudiants et de lycéens ne sont liés à aucune mouvance. Les lycéens vraiment convaincus peuvent, au bout d’un moment, se rapprocher de mouvements liés, par exemple, à l’Action antifasciste Paris-Banlieue. Il en est de même pour les étudiants. Ceux qui font ce choix sont les plus convaincus et ils n’ont pas peur du risque juridique. Les militants d’Extinction Rebellion, eux, évaluent le risque juridique et n’agissent que s’ils sont sûrs de ne pas se faire prendre. Certains lycéens et étudiants peuvent faire le choix de s’engager, mais cela ne passe pas par le paiement d’une adhésion. Ils viennent, participent aux réunions affinitaires, qui sont plutôt secrètes, et ils s’affilient, mais tout cela de façon informelle.

Mme Marina Ferrari (Dem). Je voulais surtout savoir s’il arrive que des syndicats vous alertent au sujet de certains étudiants.

Mme Françoise Bilancini. Le monde universitaire, qu’il soit enseignant, encadrant ou étudiant, ne coopère pas avec les services de renseignement.

Concernant les identifications, l’idée selon laquelle nous connaissons tout le monde mais nous ne faisons rien fait beaucoup de peine à mes fonctionnaires. Oui, nous en connaissons beaucoup et nous en identifions beaucoup, y compris chez les ultra-jaunes majoritairement venus de province et que nous avons repérés au cours des manifestations. Mais il faut ensuite suivre la procédure judiciaire. Nous le faisons de façon transparente dès que nous le pouvons : nous mettons tout notre savoir à disposition. Ensuite, il y a le traitement judiciaire de l’infraction et la manière dont le parquet la prend en compte. Lorsqu’il n’y a pas assez d’éléments, l’infraction est insuffisamment caractérisée. Une fois caractérisée, les gens sont jugés individuellement pour des faits commis en groupe. De plus, on est souvent à distance de l’événement et les prévenus sont convoqués pour des faits survenus un an plus tôt.

M. le président Patrick Hetzel. Vous dites que vous utilisez l’arsenal juridique disponible, « tout le droit et seulement le droit ». Y a-t-il des faiblesses dans ce domaine ?

Mme Françoise Bilancini. Non, nous avons tout ce qu’il faut. Quant au traitement judiciaire, je ne suis pas magistrate. Mais je pense le code pénal assez copieux pour qu’on y trouve le nécessaire. Après, tout dépend de la politique pénale et de ce que veut le parquet.

Nous veillons à toujours contextualiser les choses avec les services enquêteurs, à préciser de quel groupe il s’agit et s’il y a récidive. Nous insistons sur l’importance de prononcer des interdictions judiciaires de manifester ou de paraître à une manifestation et, surtout, de les inscrire à temps au fichier des personnes recherchées. Nous connaissons les personnes sous interdiction judiciaire. Nous essayons de les retrouver dans les manifestations. Mais la récidive n’est pas forcément prise en compte.

Dans le domaine administratif, nous avons toutes les entraves possibles et imaginables. La dissolution, c’est bien. Mais à quoi bon dissoudre des groupes informels dont on est à peu près certain qu’ils vont se reconstituer ? Ce ne sont pas des entités où l’on cotise en échange d’une carte d’adhérent. Si on les dissout, ils se reforment sous un autre nom et avec un nouveau logo et nous, en termes opérationnels, nous perdons énormément de temps et de matière.

Nous avons les outils nécessaires mais je ne connais pas la politique des parquets, ni le temps dont ils disposent pour traiter ces affaires. Sur les dernières manifestations, nous avons travaillé avec la police judiciaire pour identifier les personnes qui ont grièvement blessé des policiers. Nous l’avons très bien fait et les journaux l’ont relaté. Mais les avocats qui défendent les militants d’ultragauche sont souvent d’anciens militants : ils ne veulent pas qu’on dévoile les identités, refusent les tests ADN... Par ailleurs, l’audience est souvent reportée et, lorsqu’elle a enfin lieu, on a tout oublié.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous avez dit que certains des militants que vous suivez pouvaient intervenir en d’autres lieux, par exemple à Sainte-Soline. Quels sont les liens qui peuvent s’établir sur le terrain ? Que pouvez-vous nous dire des formes d’entraide ?

Même si vous avez dit que les militants se gardent bien de diffuser sur les réseaux sociaux, il semble tout de même que ces derniers ont un rôle en amont pour créer des groupes ou partager des informations. Les réseaux sociaux semblent être une source d’information essentielle, sur laquelle nous devrions nous-mêmes davantage nous pencher.

Mme Françoise Bilancini. Notre travail de veille a effectivement permis de découvrir que des militants de la mouvance antifasciste parisienne s’étaient rendus à deux reprises à Sainte-Soline. Si nous le savons, c’est d’abord grâce aux réseaux sociaux parce qu’ils ont des sites affinitaires que nous surveillons et sur lesquels on a trouvé le lieu et la date du rendez-vous. Ce qui est dit sur les réseaux sociaux ne correspond pas toujours à la réalité. Mais nous avons su que certains y allaient vraiment. Nous les avons signalés aux collègues de Sainte-Soline. Nous avons échangé du renseignement opérationnel, des photographies.

Ils étaient à Sainte-Soline parce qu’ils savaient qu’il y aurait des manifestants d’horizons divers, que ça allait déborder. Ils sont comme des papillons attirés par la lumière : ils se mêlent à la manifestation pour la faire dégénérer, créer de la violence et se confronter aux forces de l’ordre. L’environnement n’est pas trop leur sujet et les bassines, à la limite, ils n’en ont pas grand-chose à faire. Mais elles rapportent de l’argent puisqu’elles bénéficient aux très gros producteurs de maïs de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), et c’est Vinci qui creuse les trous. Vinci, pour eux, c’est Satan.

Ce sur quoi on peut s’interroger, c’est sur l’attitude des autres acteurs – partis, syndicats, autres manifestants, résidents, locaux – qui savent très bien ce qui va se passer.

Mme Sandra Marsaud (RE). Qu’est-ce qui vous fait dire qu’ils le savent très bien ?

Mme Françoise Bilancini. Parce qu’un tel rassemblement attire forcément des gens qui vont casser.

M. Florent Boudié, rapporteur. Parlez-vous des risques de débordement d’une manifestation interdite ou bien aussi des manifestations traditionnelles ?

Mme Françoise Bilancini. Déclarée ou non, la manifestation de Sainte-Soline aurait eu lieu. À partir du moment où il y a un rassemblement avec un message politique à faire passer et la possibilité de casser du gendarme, l’ultragauche vient. Pour les antifasciste, je le répète, le premier fasciste, c’est le policier. Les autonomes cassent autant mais dans un autre état d’esprit, notamment pour voir s’ils pourraient ériger une zone du type Notre-Dame-des-Landes. Qu’une manifestation soit interdite est, pour eux, un motif supplémentaire de venir. Mais si la manifestation avait été déclarée, ils seraient quand même venus. Lorsqu’il y a un événement comme un G7 ou un sommet de l’Otan, on sait qu’ils viendront. On trouvera des manifestants politiques ordinaires et des manifestants syndicaux, suivant le thème du sommet, et un contre-sommet à l’intérieur duquel il y aura des gens venus commettre des violences. Ce n’est pas une surprise pour nous.

L’article 49, alinéa 3, de la Constitution a eu un effet de détonateur, que nous avions anticipé, mais la violence des dernières semaines n’est pas plus importante que celle d’autres épisodes passés. C’est plutôt un problème de mémoire que de mouvances. On a oublié ce qui s’est passé au sommet de l’Otan de 2009, ou à Biarritz, Gênes et Hambourg. Dans de moindres proportions, je me rappelle la loi El Khomri du 8 août 2016 et les manifestations de soutien à Zyed et Bouna en 2005.

M. Florent Boudié, rapporteur. Qu’en est-il des autres pays ?

Mme Françoise Bilancini. Dans les autres pays, on a plutôt affaire à la mouvance anarchiste. En Italie et en Grèce, on parle de terrorisme. En comparaison de manifestations vécues à Athènes, ce que l’on connaît en France est très raisonnable. À Athènes, j’ai vu une violence extrême. Il y a eu beaucoup de morts. La police a tué. Je me suis retrouvée au milieu d’une manifestation ; j’y ai vu le niveau de violence des manifestants et la réponse des forces de l’ordre. On était dans la mouvance ultra-dure.

Rappelons-nous d’événements à l’échelle de la France. Lors du sommet contre l’immigration organisé par le ministre Brice Hortefeux à Vichy, la ville a été dévastée. Nous étions présents : il n’y avait que des durs, très hostiles à la politique migratoire. S’il y a un débat sur un projet de loi relatif à l’immigration, cela va recommencer. On voit de nouveau nos habitués tourner autour des centres de rétention administrative. S’il y a de grosses mobilisations dépassant le mouvement associatif, il y aura des violences. Dans les manifestations des collectifs de migrants, les gauchistes ne sont pas là parce qu’ils ne veulent pas qu’on vienne interpeller des gens en situation irrégulière : ce serait contre-productif. Mais quand elles sont organisées par des partis, ils y vont. Les ultra-jaunes pourraient venir s’y greffer parce que, ce qui les intéresse, c’est le foutoir. Peut-être que cela va refroidir les jeunes et les étudiants. On a vu combien la manifestation contre la loi sur la sécurité globale a mal tourné : place de la Bastille, des collègues ont été fracassés à terre à coups de pierre par des ultra-jaunes. Ce jour-là, quand on était habillé en bleu marine, il ne fallait pas tomber.

On a un niveau de violence significatif. Mais on l’a déjà eu. Lorsque l’ultragauche européenne s’est battue contre le dernier train Castor, en novembre 2011, elle a saboté les rails pour que le train chavire. C’était une opération militaire, pour le coup très organisée. On a enlevé leur portable aux gens. Des militants écologistes de la tendance molle, qui venaient déplier des banderoles, ont été mis en camp. À quatre heures du matin, on les a fait se lever, marcher dans la boue et soulever les rails avec des crics. Nombre de manifestants se sont trouvés mêlés à une action dont ils ne savaient rien et ils n’ont pas eu le droit de retourner au camp. Ceux qui ont été interpellés, comme toujours, sont ceux qui courent le moins vite et qui sont les moins aguerris à la clandestinité.

Vous allez peut-être me trouver blasée. Certes, les violences ont été nombreuses depuis le début des manifestations contre la réforme des retraites. Certes, il y a eu des déambulations où l’on s’en est pris essentiellement aux poubelles. Certes, il y a eu de la casse lors des manifestations interprofessionnelles. Mais cela n’a rien à avoir avec la violence des cortèges des gilets jaunes, où l’on a atteint un sommet. Dans les émissions polémiques sur le schéma national du maintien de l’ordre, généralement à charge, les collègues invités disent tous que c’était très violent. Ce n’est pas un problème de violence, je le répète, mais plutôt un problème de mémoire.

Mme Patricia Lemoine (RE). La médiatisation à outrance, notamment sur les chaînes d’information en continu, contribue-t-elle aux actes de violence ?

Mme Françoise Bilancini. Les médias jouent leur rôle. Ce sont des entreprises commerciales dont le but est de vendre. Des voitures qui brûlent à Paris, c’est vendeur. Certaines chaînes s’en servent pour faire peur et faire de la politique. Les militants de l’ultragauche se moquent de la médiatisation. En revanche, je ne peux pas nier un effet de galvanisation, notamment chez les gilets jaunes ou les gamins qui ont envie de se faire peur. Certains arrachent les petits marteaux dans les bus pour casser des vitrines et ils diffusent les images sur Instagram ou TikTok. Pour revenir à une question posée tout à l’heure, je ne pense pas qu’on retrouvera ces lycéens dans trois ans, une fois passée la crise d’adolescence. Une autre nouveauté, depuis les gilets jaunes, est la participation importante des femmes. Elles viennent avec tous les objets habituellement interdits dans les manifestations et elles sont assez agressives, ce qui complique la tâche des policiers.

Les réseaux sociaux facilitent l’échange. Sans Facebook, il n’y aurait pas eu les gilets jaunes. Ils se sont construits là-dessus. Ils ont ouvert des groupes Facebook par région pour fixer des rendez-vous à Paris. Le mouvement des gilets jaunes est très horizontal et n’aurait pas pu exister sans les réseaux sociaux – comme les convois de la liberté.

Les gauchistes, quant à eux, ont des sites affinitaires où ils font de la politique et expliquent qui ils sont. Ils ont des petites chaînes confidentielles que nous sommes les seuls à regarder. Mais leurs décisions sont prises dans des réunions très fermées où ils se parlent directement. Pour préparer un black bloc comme celui de 2018, ils ont utilisé des cabines téléphoniques. Ils fonctionnent peu avec le téléphone portable et les réseaux sociaux – en dehors de Telegram.

Nous avons tous les outils nécessaires pour faire de la veille ouverte. Quand on voit qu’un sujet intéresse beaucoup de monde, on sait qu’il va y avoir encore plus de mobilisation, y compris des gens non affiliés.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Merci pour le caractère empirique de vos propos, qui permet d’aller au-delà des idées reçues, voire des fantasmes. Pourquoi avez-vous dit être soulagée de ne plus travailler sur les partis politiques ? Depuis le début de cette audition, il est beaucoup question de politique même s’il ne s’agit pas de partis.

Certains des mouvements que vous décrivez font preuve d’œcuménisme à l’échelle internationale. Mais j’ai cru comprendre qu’au niveau national ou local, il existe des antagonismes : au mieux de l’ignorance et du mépris mutuel, au pire des rivalités. Ces inimitiés ont-elles atteint un certain niveau de violence – physique, électronique, autre – en manifestation ou en marge des manifestations ? Peut-on craindre que ces groupes antagonistes en viennent à s’affronter entre eux ?

Mme Françoise Bilancini. Si je ne regrette pas de ne plus travailler sur les partis politiques, c’est parce que je n’aime pas que l’on puisse penser que je fais de la police politique. Je suis à la tête d’un service de renseignement et je fais ce métier depuis trente-cinq à quarante ans. Je mets un point d’honneur à dire que je ne fais pas de politique et que je me moque de savoir sur qui j’enquête. Moi, je travaille sur la violence politique.

Les groupes qui nous occupent ne sont pas des partis, même pas des associations, mais des groupements de fait qui utilisent la violence avec un fond politique. Nous travaillons aussi sur des gens qui n’ont pas de soubassement politique. Certes, les gilets jaunes et les ultra-jaunes ont une conscience politique, mais c’est celle du citoyen déclassé. Je ne travaille pas sur les partis représentés au Parlement – et c’est tant mieux. Si vous saviez comme c’était un drame de devoir prédire qui allait gagner les élections !

Par déontologie et par éthique personnelle, j’ai toujours souhaité faire de ce métier quelque chose d’objectif. Sinon, on ne sert à rien. Mon métier est d’aider à la décision le ministre ou le préfet, pas de lui raconter ce qu’il veut entendre. Cela m’a d’ailleurs valu quelques moments compliqués à l’époque où l’on travaillait sur la politique, où l’on faisait des prévisions électorales et où je n’étais pas d’accord avec mon préfet.

Les antagonismes sont notre crainte majeure. Parlez-vous d’antagonismes entre les deux bords ou au sein du même bord ?

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Par exemple, à l’intérieur de l’ultragauche.

Mme Françoise Bilancini. Au sein de l’ultragauche, il existait un mouvement antifasciste qui a quitté la violence et qui soutient désormais certains partis que vous devez connaître. Nous avons donc arrêté de travailler dessus. Mais l’antagonisme entre les deux mouvements antifascistes parisiens n’est pas réglé puisqu’ils se mettent régulièrement sur la figure, en tête de cortège, dans les manifestations intersyndicales.

Peut-il y avoir conflit entre ultragauche et ultra-jaunes ? Les ultra-jaunes, ce sont un peu des pigeons. Ils disent vouloir refaire le black bloc, ils se griment et ils font des banderoles magnifiques. Les autres les laissent partir devant et ils font ce qu’ils veulent derrière. Les ultra-jaunes et les militants de l’ultragauche sont très différents. Le militant d’ultragauche qui vient faire un bloc arrive à jeun, n’a pas de téléphone et ne se grime qu’une fois sur place. Du côté ultra-jaune, ce n’est pas tout à fait ça. Plus le temps passe, plus ils sont imbibés et cela finit en catastrophe. L’ultragauche les utilise. Il n’y a pas d’antagonisme entre eux, sauf quand les médias des ultra-jaunes viennent filmer : là, ça part au carton.

Il y a aussi la mouvance antagoniste d’ultradroite sur laquelle nous travaillons beaucoup. Avec les antifascistes, ils se chassent beaucoup dans Paris. L’ultradroite a connu un passage à vide après l’affaire Méric. On l’a vue revenir avec les gilets jaunes. Le 1er décembre 2018, on a vu l’ultradroite essayer de prendre les choses en main, en montrant aux gilets jaunes comment défaire les pavés, monter des barricades. Le fond politique des gilets jaunes n’est pas tellement à gauche et ils se retrouvaient sur certains sujets. Au tout début, l’ultragauche s’est intéressée aux gilets jaunes parce qu’elle a vu l’ultradroite. Il y a eu des expéditions punitives dans des manifestations de gilets jaunes, où ultragauche et ultradroite se sont affrontées. Devant la gare de Lyon, ça a été une boucherie. Après, tout le monde s’est retiré. Puis l’ultradroite s’est peu à peu reconstituée. Des groupes ont été dissous et certains se sont reformés sous un autre nom.

Il y a eu des pics, notamment avec la Coupe du monde de football, où nous avons effectué une très grosse opération. On ne parle jamais de ce qu’on fait de bien, mais nous avons pu arrêter soixante membres de l’ultradroite qui préparaient une expédition punitive contre des Maghrébins, sur les Champs-Élysées. On les a pris avec des armes. Du point de vue judiciaire, la bande organisée n’a pas été retenue, la peine a été très individualisée et on aura trois jugements à l’avenir. Pour nous, c’est décevant parce qu’on a consacré beaucoup de moyens à cette affaire et beaucoup de temps à contextualiser les faits.

À l’heure actuelle, on a très peur d’un nouveau Méric. Du côté antifasciste, ils se sont durcis. Après un passage à vide dû à des actions judiciaires, ils se sont fait oublier mais ils reviennent à la manœuvre. Ils ont fabriqué des objets létaux, ils ont tout un catalogue d’outils pour faire mal aux flics. Le collègue qui a pris feu n’avait pas reçu un cocktail Molotov mais l’un des nouveaux engins incendiaires qu’ils ont fabriqués.

Nous allons entrer dans la semaine anniversaire de la mort de Clément Méric et il va y avoir beaucoup d’événements. Une manifestation commémorative va déambuler dans la rue, qui réunira probablement de nombreux militants venus d’autres pays. La mouvance sera réunie pour donner de la visibilité au dixième anniversaire. Le risque, c’est que la mouvance d’ultradroite vienne pour créer des affrontements. Ce serait dangereux car il y aura probablement 2 000 militants de l’ultragauche. Une commémoration sera organisée sur le lieu du décès de Clément Méric. L’aboutissement de cette semaine, qu’ils qualifient eux-mêmes sur leurs médias, sur leurs réseaux sociaux, de semaine antifasciste, ce sera la manifestation interprofessionnelle du 6 juin. On est dans l’idée que cela peut mal se passer.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie, madame la directrice, d’avoir pris part à cette audition.

 

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La réunion se termine à douze heures trente.

Présences en réunion

 

Présents.  M. Florent Boudié, Mme Marina Ferrari, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, M. Emmanuel Mandon, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, M. Michaël Taverne

Excusés.  Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi, M. Julien Odoul