Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

–– Audition, commune, ouverte à la presse, de M. Arthur Banga, docteur en histoire, chercheur, de M. Gilles Yabi, président-fondateur de WATHI (think-tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest) et de M. Karim Bitar, professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth.


Mercredi
15 novembre 2023

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 24

session ordinaire de 2023-2024

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


  1  

La séance est ouverte à onze heures.

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous accueillons pour cette seconde audition de matinée, M. Arthur Banga, docteur en histoire et maître de conférences à l’Université Houphouët-Boigny, que je remercie pour sa présence à nos côtés. En visioconférence, nous accueillons également M. Gilles Yabi, chercheur et président fondateur de Wathi, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, ainsi que, toujours en visioconférence, M. Karim Bitar, professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth.

Le thème de cette audition porte sur les sociétés africaines, leurs transformations, leurs relations avec le pouvoir et l’extérieur. J’espère que vous pourrez revenir selon vos prismes respectifs sur les évolutions intrinsèques aux États africains, aux sociétés africaines et notamment sur le rôle joué par les sociétés civiles dans les grandes transformations qui sont à l’œuvre.

Monsieur Banga, vos recherches portent particulièrement sur les questions de défense en Afrique, l’armée ivoirienne et sur les relations afro-françaises. Au-delà de ces travaux, vous menez des réflexions sur plusieurs questions d’ordre général dans le débat public et vous êtes notamment l’un des chroniqueurs médias les plus suivis en Côte d’Ivoire.

Monsieur Gilles Yabi, vous êtes président fondateur de Wathi, mais également analyste politique et docteur en économie du développement. Vous intervenez régulièrement dans les médias internationaux sur les questions de paix, de sécurité, de gouvernance politique et économique en Afrique de l’Ouest. J’imagine que vous aurez notamment à cœur de nous présenter votre think tank, qui se conçoit comme une plateforme ouverte de production, d’échange d’idées et de formulation de pistes d’action pour transformer les sociétés ouest-africaines ; mais également de nous livrer votre regard sur la consolidation démocratique en Afrique de l’Ouest à l’heure où les coups d’État se sont succédé dans la région.

Monsieur Karim Bitar, ancien élève de l’École nationale d’administration, vous êtes chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des États-Unis. Nous serons notamment heureux de vous entendre et d’échanger avec vous sur les dynamiques propres aux sociétés du Maghreb.

Messieurs, je vous laisse la parole sur tous ces points et sur l’ensemble des sujets que vous souhaiteriez aborder.

M. Arthur Banga, docteur en histoire, chercheur. Je me réjouis que cette question des rapports entre l’Afrique et la France sorte du pré carré présidentiel et soit traitée par l’Assemblée nationale, par les représentants du peuple français. La réflexion que je vous proposerai évoquera la société civile africaine, ses transformations, ses regards et attentes en matière de relations extérieures.

Les sociétés civiles africaines sont en pleine transformation, en partie liée à la jeunesse du continent, puisque près de trois quarts de sa population ont moins de 35 ans. Cette jeunesse est beaucoup plus éduquée, instruite et surtout beaucoup plus connectée aux évolutions du monde, y compris dans les points les plus reculés de l’Afrique. Il s’agit là d’un grand changement par rapport aux décennies précédentes. La jeunesse et la société civile africaines s’intéressent de plus en plus aux questions internationales et au rapport que le continent peut avoir avec d’autres acteurs, notamment africains, quand ces questions ont longtemps été réservées aux experts ou aux diasporas. Cette transformation sociétale concerne également les femmes, qui ont longtemps été éloignées de ces questions et qui commencent à s’y intéresser grâce aux progrès réalisés en matière d’éducation, de formation et de connexion.

La transformation des sociétés africaines s’inspire des transformations et des ruptures mondiales. Elle permet au continent africain d’aborder ces changements et ces ruptures géopolitiques d’un point de vue mondial. Aujourd’hui, si vous allez dans un quartier d’Abidjan, on vous parlera de ce qui se passe en Israël ou en Ukraine.

Finalement, cette société civile s’organise et se structure, notamment face aux pouvoirs en Afrique. Certes, une partie de cette société civile peut être inféodée en quelque sorte aux différents pouvoirs : une bataille se dissimule souvent dans les espaces publics africains entre une société civile proche du pouvoir et une société civile, au sens propre du terme, qui s’attache à la transformation de la société, mais aussi, et de plus en plus, à la vie internationale et aux rapports internationaux sur le continent. Malheureusement, cette dernière peut être souvent persécutée dans sa façon de voir et de s’exprimer ; et quand elle est persécutée, elle peut attribuer la responsabilité de cette persécution d’abord au pouvoir en Afrique, mais aussi à ceux qui sont vus comme des partenaires de ce pouvoir.

Je souhaite à présent m’attarder sur la manière dont la société civile et, au-delà, la société africaine perçoit aujourd’hui ses relations avec le monde extérieur, avec la France et l’Europe. Ainsi que je l’ai dit un plus tôt, ces questions sont de plus en plus présentes, notamment concernant des problèmes nationaux dont les interprétations sont internationales. Par exemple, la question des troisièmes mandats présidentiels touche les sociétés africaines, en dehors du simple cadre national. En effet, les rapports que l’extérieur peut entretenir avec un président qui va prolonger son mandat ou avec un régime qui va être dictatorial peuvent alimenter la réflexion, voire la suspicion, la société civile considérant que ce maintien au pouvoir est lié à des soutiens extérieurs au sein de la communauté internationale.

Sur le plan social, face à la pauvreté et aux difficultés, la société civile recherche des raisons, des ressorts, tels que le franc CFA dans le monde francophone ou le poids important des entreprises internationales dans le système économique local, afin d’expliquer les freins au développement. Ainsi, les questions nationales sont bien discutées dans le cadre de l’Afrique entière. Le même prisme intervient sur les questions de sécurité, notamment dans la lutte contre le terrorisme, qui n’a pas produit les effets escomptés. En la matière, les opérations Serval et Barkhane fournissent des exemples assez symptomatiques. Il convient également de mentionner le poids d’une histoire très compliquée et des perceptions qu’elle suscite.

En attendant de rentrer dans le cœur du débat, les enjeux de la relation avec la France concernent de nombreux domaines, comme le franc CFA, le soutien aux démocraties, les présences militaires et l’usage militaire, mais aussi l’héritage de l’histoire et ses implications dans les rapports de dominants à dominés. Je me rappelle que lorsque l’ambassadeur pour le droit des personnes LGBT+ devait arriver au Cameroun, un tweet a été assez largement repris. Celui-ci disait « Les Chinois nous envoient des infrastructures, les Russes de la sécurité et les Français des homosexuels. » La société civile a l’impression que les agendas internationaux lui sont imposés.

Or je pense que cette société doit jouer un rôle beaucoup plus important. À ce titre, il faut saluer l’initiative de Montpellier, mais surtout continuer de travailler avec elle, dans la mesure où elle peut contribuer en grande partie à la transformation dont je parlais. Dès lors, il importe d’accompagner sa formation et son réseautage, mais aussi de lui donner des outils. À ce titre, je salue la Fondation de l’innovation pour la démocratie, qui doit permettre l’accompagnement de cette société civile qui s’engage en faveur de la démocratie et de l’écologie.

La société civile doit donc prendre une place bien plus importante dans la construction ou plutôt la co-construction de cette relation : nous devons pouvoir aborder ensemble et à tous les niveaux les problèmes qui seront communs. Je pense à la co-construction entre les dirigeants, mais également à la co-construction avec le peuple, les sociétés civiles ou la diplomatie parlementaire. Ces projets doivent donc être montés ensemble, en entendant les remarques et les critiques. Ce bloc permettra alors de donner un avenir à cette relation afro-française.

En conclusion, les sociétés civiles africaines sont en pleine transformation et en pleine rupture. À l’image de toute rupture, celle-ci peut paraître brutale et abrupte, mais elle est nécessaire. La voie pour construire l’avenir de nos relations et pour mieux prendre en compte la place de l’Afrique consiste donc bien à associer ces sociétés civiles à la construction d’un avenir afro-français.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour votre présentation complète, dynamique et inspirante sur ce qu’il est possible de réaliser ensemble, et notamment avec les sociétés civiles. Nous sommes effectivement dans une démarche d’écoute et d’humilité. À ce titre, vous entendre est pour nous extrêmement important.

M. Gilles Yabi, président-fondateur de Wathi (think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest). Mesdames Messieurs les députés de la commission défense de l’Assemblée nationale française, je me réjouis d’avoir cet échange avec vous ce matin depuis Dakar. Je débuterai en évoquant le think tank Wathi, un think tank ouest-africain basé à Dakar. Ancré dans la région, Wathi essaye de mettre au service de cette région une plateforme de production et de circulation de connaissances, d’idées et d’animation de débat public sur les questions qui nous semblent être les plus importantes pour le présent et l’avenir de la région ouest-africaine, en sachant que les frontières de cette région ne sont pas très précisément fixées. Nous travaillons sur l’Afrique de l’Ouest en tenant compte de l’extrême diversité du continent africain et de cette région en particulier. À ce titre, nous ne prétendons pas nécessairement avoir une connaissance suffisante de l’Afrique de l’Est, de l’Afrique australe, de la corne de l’Afrique ou de l’Afrique du Nord. Cependant, la perspective est panafricaine.

Mon intervention portera sur le regard du monde vis-à-vis de l’Afrique en ce moment, le regard des Africains sur eux-mêmes et le regard des Africains, dans leur diversité, sur la France.

Je commencerai – et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse du meilleur moyen de m’attirer la sympathie – par la citation d’un article du New York Times publié le 28 octobre dernier, dont le titre était The world is becoming more African, c’est-à-dire Le monde devient de plus en plus africain. Dans son introduction, cet article indique que « des changements étonnants sont en cours en Afrique, où la population devrait presque doubler pour atteindre 2,5 milliards d’habitants au cours du prochain quart de siècle, une ère qui non seulement transformera de nombreux pays africains selon les experts, mais qui remodèlera aussi radicalement les relations avec le reste du monde. Les taux de natalité chutent dans les pays riches, ce qui suscite des inquiétudes quant à la manière de prendre soin de leur société vieillissante et d’en assurer le financement. Mais le baby-boom africain se poursuit à un rythme soutenu, alimentant la population la plus jeune et la plus dynamique de la planète. En 1950, les Africains représentaient 8 % de la population mondiale. Un siècle plus tard, ils représenteront un quart de l’humanité et au moins un tiers de tous les jeunes âgés de 15 à 24 ans. Selon les prévisions des Nations unies, l’âge médian sur le continent africain est de 19 ans. En Inde, le pays le plus peuplé du monde, il est de 28 ans, en Chine et aux États-Unis il est de 38 ans ».

Des données démographiques pourront également être retrouvées dans le rapport d’information sur les relations de la France et l’Afrique rédigé par vos collègues de la commission des affaires étrangères. Dans la même veine, un autre article de Jack A. Goldstone et John F. May, publié en mai dernier par le magazine Foreign Affairs avait pour titre « L’économie mondiale dépend de l’Afrique ». Il rappelle que si la croissance de l’économie mondiale au cours des dernières décennies a été très fortement bâtie sur la croissance de la Chine, cette croissance était très liée aussi au poids démographique de ce pays et à la main-d’œuvre qui y était disponible, laquelle a permis d’accélérer la productivité de la Chine. L’article mettait en évidence le fait que le seul réservoir de main-d’œuvre aujourd’hui disponible pour le monde est l’Afrique : le continent fournira près de 90 % de la croissance nette de la main-d’œuvre dans le monde d’ici 2040.

L’article du New York Times met en lumière les dynamiques d’urbanisation, mais aussi l’influence culturelle de l’Afrique, à travers notamment ses artistes et ses musiciens. Ces artistes africains se produisent partout dans le monde et atteignent aujourd’hui la jeunesse en Europe, en Amérique et en Asie. Cette influence culturelle constitue un élément très important de cette proposition d’un monde devenant de plus en plus africain. Il s’agit là d’un tournant historique, lorsque l’on connaît l’histoire de ce continent, notamment le dernier siècle et demi, qui fut malgré tout un siècle de domination et d’exploitation du continent africain.

Notre continent n’est pas le seul à avoir connu ce type d’épisode historique, mais il est très clair que la période la plus récente est quand même celle d’une marginalisation du continent. Les différences de dynamisme démographique entre l’Afrique et le reste de la planète sont historiques et engendreront des impacts importants pour les rapports de l’Afrique avec le monde, mais aussi pour le regard des Africains sur eux-mêmes. Arthur Banga a beaucoup insisté sur la connexion de la jeunesse africaine et je pense avec lui qu’il s’agit effectivement d’un élément essentiel.

À force de nous concentrer sur les dégâts réels de la désinformation et des manipulations diverses par un très grand nombre d’acteurs internationaux, nous risquons peut-être d’oublier qu’internet et la téléphonie mobile ont fondamentalement apporté une diversité de perspectives et de sources d’information, pour les populations africaines en particulier. Ces éléments induisent une forme de relecture de l’histoire africaine et de l’histoire du rapport des pays africains avec les anciennes puissances colonisatrices. Cela participe aussi du changement dans la perception que les jeunes Africains ont d’eux-mêmes, de leur pays, de leur culture, de leurs identités multiples, mais aussi de leurs rapports avec la France et tous les autres acteurs internationaux.

Cela ne signifie pas que les défis, notamment démographiques, sanitaires, éducatifs et économiques ne sont pas immenses. Cela ne signifie pas non plus que les conditions de vie en Afrique vont nécessairement s’améliorer de manière significative. Tout dépendra bien sûr des choix politiques qui seront conduits et de la capacité de redresser des politiques publiques qui ont été absentes pendant des décennies.

Ensuite, je souhaite évoquer le rapport à la France en Afrique de l’Ouest et au Sahel. Les termes de « rejet de la France » ou de « sentiment anti-français », très présents dans les médias, ne me semblent pas décrire la réalité : je n’ai pas connaissance d’actes ciblés sur des individus français dans aucune capitale ouest-africaine, ni même dans les pays sahéliens où les relations diplomatiques sont les plus difficiles.

En revanche, il existe un rejet et une contestation de l’influence politique, militaire et économique française telle qu’elle est perçue. Il est tout à fait établi dans certains cas que cette perception est exagérée, mais elle est aussi parfois bâtie sur des faits et surtout sur une histoire réelle de colonisation, de décolonisation et de prolongement de cette influence par des mécanismes que tout le monde connaît aujourd’hui et qui ne sont pas spécifiques d’ailleurs à la France. Toutes les puissances grandes et moyennes du monde essaient de défendre leurs intérêts et le font avec les moyens et la supériorité dont elles disposent.

Aujourd’hui, au-delà de la situation sahélienne sur laquelle nous pourrons revenir, la nécessité de « passer à autre chose », de tourner la page de la décolonisation et des mécanismes mis en place après les indépendances formelles semble se faire jour, pour aboutir à ce que les Ivoiriens ont appelé pendant la crise la « deuxième indépendance ». Pendant longtemps, j’ai trouvé ce terme peu approprié, mais finalement, il traduit l’état d’esprit d’une nouvelle génération, même si elle n’a pas connu la colonisation et la « Françafrique ». Cette génération a une connaissance de ce passé, qui l’incite effectivement à demander une forme de rupture.

En guise de conclusion temporaire, je pense que la France a besoin de prendre conscience du fait que l’histoire coloniale et de l’influence française après les indépendances est extrêmement récente. Les effets politiques, économiques et symboliques de cette influence française sont encore présents. Il faut passer à autre chose et ne pas nier le besoin pour les jeunesses africaines d’avoir de nouvelles relations, qui soient finalement les mêmes qu’avec les autres partenaires dans le monde.

Ensuite, et cela a été souligné dans le rapport d’information de vos collègues de la commission des affaires étrangères, lorsque nous regardons la perception de la France dans la région, nous observons qu’elle est très différente en Afrique de l’Ouest d’une part, en Afrique australe et en Afrique de l’Est d’autre part. Ainsi, la perception de la France est la plus négative là où elle a été politiquement, militairement et économiquement très présente, c’est-à-dire dans ses anciennes colonies. Cela me semble normal. Nous vivons aujourd’hui une forme de transition qui, de mon point de vue, est naturelle et s’inscrit dans la longue durée.

La comparaison des poids démographiques relatifs témoigne d’un grand changement et il est naturel qu’il se traduise également par une demande de changement dans la forme et dans le fond de ces relations.

M. Karim Bitar, professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth. Je m’adresse à vous depuis Beyrouth au Liban, pays qui traverse une véritable crise existentielle, et qui aujourd’hui encore plus fragilisé par la guerre en cours depuis les massacres du 7 octobre, le pogrom qui a coûté la vie à plus de 1 200 civils israéliens, et la réaction démesurée de l’armée israélienne, qui a déjà provoqué plus de 12 000 morts. Ces événements viennent nous rappeler à tous la persistance de la question palestinienne, sa centralité et son universalité.

Ils me permettent d’aborder les questions de l’Afrique du Nord et du Maghreb, l’une des régions qui témoignent d’un sentiment de solidarité particulièrement marqué envers ce qui se passe à Gaza. Nous sommes en train de réaliser jour après jour à quel point le monde dans lequel nous vivons est marqué par une stupéfiante interdépendance. La charge émotionnelle est extrêmement lourde et ce qui se passe sous nos yeux est un conflit global, qu’il n’est pas possible de restreindre à une seule zone. Il ne s’agit pas d’un conflit de basse intensité ni un conflit mineur : il se répercute à Tunis, à Alger, à Rabat et ailleurs.

Ainsi, pour évoquer les sociétés de l’Afrique du Nord et du Maghreb aujourd’hui, je pense qu’il est indispensable de revenir douze ans en arrière, en 2011. À cette époque, nous avons assisté à une véritable rupture épistémologique, avec la révolte de vastes franges de la jeunesse, ce qui a permis la chute de Ben Ali. Le 14 janvier 2011, nous avons vu pour la première fois des êtres humains de cette partie du monde avoir enfin la capacité de se faire entendre par les opinions publiques occidentales.

En effet, l’Occident a longtemps perçu cette partie du monde – l’Afrique et le monde arabo-musulman en particulier – à travers certains prismes déformants, des prismes ethnocentriques et orientalistes. Ils reposaient sur le triptyque suivant : un despote oriental, l’Islam et les ressources. Mouammar Kadhafi était la parfaite illustration de ce despote oriental. L’Islam était également convoqué, sans tenir compte de l’extraordinaire diversité à l’intérieur de cette ère civilisationnelle qui regroupe des dizaines de pays, des dizaines de langues, des dizaines de mouvances religieuses et idéologiques. Enfin, les ressources, essentiellement énergétiques, constituaient la troisième face du triptyque.

Derrière ce triptyque despote oriental-Islam-ressources, on ne voulait pas voir ou l’on occultait les êtres humains de chair et de sang, les populations, les sociétés civiles qui se sont révoltées massivement. Il s’agissait essentiellement de « révolutions de la dignité » : au-delà du pain et de la liberté, les masses réclamaient surtout la dignité. L’expérience tunisienne montre que pendant une décennie, il a été possible d’envisager une transition démocratique. Malgré son incapacité à résoudre tous les problèmes sociaux et économiques, elle a quand même montré qu’il était possible de conjuguer un espace de liberté et une alternance au pouvoir.

Malheureusement, nous sommes revenus aujourd’hui à la case départ : dans la quasi-totalité des pays de la région, la contre-révolution l’a emporté et plus spécifiquement en Tunisie, depuis que le président actuel Kaïs Saïed, enseignant en droit constitutionnel, a suspendu la constitution pour commencer à emprisonner et persécuter tous ses opposants. Il incarne un phénomène de plus en plus répandu aujourd’hui à l’échelle mondiale, celui du retour d’un national-populisme, un autoritarisme mâtiné d’une forte dose de conspirationnisme également. À ce titre, vous avez peut-être entendu récemment sa déclaration assez hallucinante où il évoquait l’ouragan Daniel en disant qu’il s’agissait d’un « complot », parce que Daniel était le nom d’un prophète hébraïque. Ce mélange de nationalisme, d’antisémitisme, de complotisme et de populisme est de retour au pouvoir en Tunisie, alors même que l’on espérait que ce pays constituerait un modèle pour une évolution démocratique, libérale et progressiste, dans tous les pays d’Afrique du Nord, mais également dans le reste du monde arabe.

Je me dois de pointer devant vous une certaine responsabilité française, européenne et occidentale en général dans le retour de cet autoritarisme. Vu du Sud global, nous avons parfois le sentiment de l’existence d’une préférence occidentale pour l’autoritarisme, où les dirigeants de la région sont essentiellement vus comme des gardes-frontières, comme ceux qui empêcheront les vagues migratoires de déferler sur l’Europe. Dès lors, l’Occident a tendance à fermer les yeux sur leurs dérives autoritaires liberticides, pour gagner ainsi une stabilité à très court terme en plantant les germes d’une instabilité de plus long terme, qui risque d’affecter non seulement l’Afrique du Nord, mais également l’Europe. Par conséquent, ce qui se passe en Tunisie est particulièrement préoccupant.

Les Tunisiens ironisent en disant qu’à l’époque de Ben Ali, « on avait le pain, mais pas de liberté » ; que pendant la période de la transition démocratique, « on avait la liberté, mais pas de pain » et qu’on aujourd’hui « on n’a plus ni pain ni liberté ». À cet égard, la période est infiniment plus inquiétante que celle qu’ont pu connaître les régimes les plus autoritaires du monde arabe pendant ces quatre dernières décennies.

En Algérie, la situation est également préoccupante. L’étude des relations franco-algérienne atteste que la cicatrisation mémorielle n’a pas encore pu se faire ; que le passé reste extrêmement présent : soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, de nombreuses récriminations demeurent. La phrase de William Faulkner, « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais passé », s’applique particulièrement bien aux relations entre l’Algérie et la France : le président Tebboune utilise parfois une certaine rhétorique pour mobiliser son opinion publique contre la France. Simultanément, on a également le sentiment que le Hirak, le mouvement de protestation des démocrates et des libéraux algériens, n’a pas eu le soutien qu’il aurait pu mériter de la part de l’Europe et du reste du monde.

Le Maroc offre une situation un peu plus singulière. Le pays est certes confronté à des problèmes sociaux et économiques considérables et certaines atteintes aux libertés publiques, notamment aux droits des journalistes, doivent être signalées. Cependant, le Maroc a réussi un peu mieux à juguler cette colère populaire née en 2011 en réformant sa constitution, et à offrir un certain modèle de respect du pluralisme. Par exemple, le Maroc est l’un des pays de la région où la communauté juive est particulièrement présente et a été protégée pendant la seconde guerre mondiale.

Par ailleurs, le Maroc est l’un des pays qui seront le plus affectés par les événements qui se déroulent en Israël et à Gaza. En effet, le Maroc avait joué le jeu des accords d’Abraham et s’était rapproché d’Israël, en dépit d’opinions publiques qui n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Ce dernier point mérite d’être généralisé : on observe dans toutes les sociétés de la région une rupture entre les opinions publiques et les dirigeants. La Coupe du monde au Qatar en a fourni l’illustration. Lorsque l’équipe marocaine a commencé à gagner plusieurs matchs, les joueurs, sans en référer à leurs autorités politiques, ont brandi le drapeau palestinien et sont devenus en quelque sorte les symboles de la persistance de la question palestinienne, de l’Atlantique jusqu’au Golfe.

Les opinions publiques restent très sensibles aux injustices subies par les Palestiniens et ces images ont sans conduit le prince héritier d’Arabie saoudite, l’émir du Qatar et les Émiratis à réaliser que les opinions publiques n’étaient pas encore prêtes à une normalisation et à un processus de paix avec Israël, tant que les droits des Palestiniens n’auront pas été respectés. Les autorités marocaines doivent aujourd’hui s’efforcer de maintenir un jeu d’équilibriste et de tenir compte de la colère de leurs populations – colère légitime compte tenu du carnage qui se déroule à Gaza –, mais aussi de maintenir ce respect du pluralisme, qui a historiquement marqué le Maroc, et cette capacité à demeurer un intermédiaire.

Le cas de la Libye illustre également une certaine faillite de l’interventionnisme débridé. L’atroce dictature de Mouammar Kadhafi, qui était resté quarante et un ans au pouvoir, est tombée. Mais le fait que la chute de M. Kadhafi ait été la conséquence d’une intervention militaire des pays de l’Otan et que d’innombrables milices locales aient pu émerger conduit la Libye à se retrouver, douze ans après, dans l’incapacité de disposer d’un État ayant le monopole de la violence légitime. Les milices et les armes prolifèrent, rendant la situation encore plus compliquée, celle d’une guerre par procuration entre des puissances régionales comme le Qatar ou les Émirats arabes unis.

La Russie est également présente et se sert parfois des maladresses et d’une certaine hypocrisie occidentales pour essayer de prendre pied, aussi bien en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne. Il me semble aujourd’hui plus que jamais indispensable que l’Europe, et la France en particulier, restent fidèles à ses valeurs de libéralisme, de démocratie, de respect du pluralisme et des droits de l’homme. Nous ne devons pas revenir au schéma d’avant 2011, qui nous faisait croire qu’en soutenant certains régimes autoritaires, nous allions gagner en stabilité et nous protéger de vagues migratoires. Ce soutien ne fait que retarder le problème : en gagnant un répit temporaire, nous sollicitons une colère de plus en plus vive.

Il est absolument indispensable que l’Afrique du Nord puisse aujourd’hui trouver les voies d’un nouveau développement économique et d’un nouveau contrat social, afin de conjuguer libéralisme politique, justice sociale et développement économique. À ce titre, je m’inscris en faux contre cette idée qui revient en force dans le débat public et selon laquelle il y a un « exceptionnalisme » arabe selon lequel les pays d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient ont besoin d’avoir à leur tête des dictateurs qui maintiennent l’ordre et évitent la montée des mouvements terroristes, tout en empêchant l’émigration.

Les masses qui ont manifesté en 2011 étaient là pour montrer qu’il y avait une troisième voie dans cette partie du monde entre d’une part, les régimes autoritaires nationalistes et militariste ; et d’autre part, les mouvements islamistes radicaux. Il existe énormément de libéraux, de démocrates et de progressistes dans le monde arabe qui souhaitent se faire entendre, mais ils ont souvent le sentiment de ne pas trouver d’oreilles attentives de l’autre côté de la Méditerranée. Ils considèrent que les Européens les ont quelque peu abandonnés à leur sort.

Malheureusement, ces libéraux et ces démocrates berbères ou arabes en Afrique du Nord, chrétiens et musulmans au Liban et ailleurs, sont tous devenus minoritaires, dans un monde marqué par l’interdépendance. Cette utilité culturelle ne pourra être gérée que dans le cadre d’une émergence de la citoyenneté, d’une égalité des droits et des devoirs entre tous les citoyens. En outre, le gouvernement français et les autres gouvernements européens doivent faire preuve de beaucoup plus de sévérité envers certains dirigeants autoritaires qui ont repris les vieilles habitudes de la répression. Si tel n’est pas le cas, nous verrons réapparaître les conditions permettant l’émergence, dans dix ou vingt ans, d’une nouvelle vague de mouvements terroristes et d’émigration encore plus importante.

Au-delà de ce qui se passe dans la région, il existe également une responsabilité française, européenne et occidentale. Ce n’est que par un partenariat entre l’Occident et les sociétés civiles que nous pourrons évoluer vers une démocratisation pérenne et non pas uniquement temporaire comme ce fut le cas dans la Tunisie.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour ce panorama très complet de la situation des pays du Maghreb et ce plaidoyer en faveur du développement démocratique et économique qui seul peut apporter des solutions de long terme.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. José Gonzalez (RN). Je vous remercie pour vos interventions enrichissantes. Votre expertise et votre éclairage sur des sujets aussi vastes et complexes que la question des sociétés africaines permettront à coup sûr d’affiner nos travaux parlementaires.

Le continent africain, dont la démographie dépassera 4,5 milliards d’habitants en 2100, devra répondre à de multiples défis. En premier lieu, il s’agit d’un défi économique, car il est confronté à de multiples chocs tels que les effets de la pandémie de la Covid-19, les perturbations des chaînes d’approvisionnement exacerbées par l’invasion de l’Ukraine et le resserrement des conditions financières mondiales. Ces chocs, qui ont entraîné une réduction du taux de croissance réel de 4,8 % en 2021 et de 3,8 % en 2022, ont également permis de démontrer la résilience des économies africaines.

En deuxième lieu, il convient de noter un défi sécuritaire et démocratique. Nous assistons en effet à une aggravation de l’instabilité des sous-régions fragiles comme le Sahel miné par les mouvements djihadistes, tant au sein des pays anglophones tels que le Nigéria le Cameroun que dans des régions francophones du Sahel où la France a d’ailleurs acté la fin de l’opération Barkhane. Nous assistons également un regain des tensions entre États, notamment au sein de la corne de l’Afrique où la fragile Somalie cohabite avec un Soudan instable confronté à un regain de violence et une Éthiopie secouée par le conflit du Tigré.

À cela s’ajoute enfin le défi climatique, car l’Afrique subit les conséquences du réchauffement climatique : hausse des températures, sécheresse, érosion des côtes, risque d’affaissement des sols et inondations. Les défis sont immenses et les moyens limités. Les perspectives économiques soulignent en ce sens l’urgence d’accélérer l’action climatique et des transitions vertes pour stimuler le développement inclusif et durable du continent, afin de répondre aux besoins de financement climatique du continent, estimés à 2 800 milliards de dollars sur la période 2022-2030.

Ces défis entraîneront des conséquences importantes sur les populations concernées et un impact direct sur la crise migratoire d’ores et déjà si aiguë en Méditerranée. Nous sommes intéressés par votre regard sur les perspectives pour les pays africains concernés, les solutions politiques adoptées, la résilience démocratique de ces États et sur le rôle que pourront jouer la France, l’Occident et le monde pour soutenir les pays africains et enrayer la crise migratoire aujourd’hui synonyme de tragédie et de marchandisation de l’humain. Enfin, quel regard portez-vous également sur l’aide au développement et ses effets sur ce continent ? Qu’en est-il de l’aide au développement bilatéral ?

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Il est vrai que la France est confrontée à une forte contestation de sa présence en Afrique sur de nombreux plans. Cependant, il est important de rappeler que ce n’est pas la France en elle-même qui est contestée, mais peut-être davantage une certaine idée de la France, après des années de politique néocoloniale et de Françafrique. Dans quelle mesure les positions tenues par la France sur les différents coups d’État et leur dénonciation à géométrie variable par nos élites politiques ont-elles influencé les ressentis des populations, envers leurs propres élites politiques, les gouvernants et la France ?

Ma deuxième question porte sur le dénigrement de la France. Nous entendons souvent dire que les populations sur place sont influencées par des puissances extérieures notamment la Chine et la Russie. Nous pensons que si des puissances ont pu utiliser effectivement ce ressenti et s’en servir à l’encontre de l’image de la France et potentiellement de ses intérêts, celle-ci porte une grande responsabilité dans ce déficit d’image eu égard aux déclarations de certains de ses dirigeants et aux prises de position officielles. Dans quelle mesure partagez-vous ce point de vue ?

Enfin, nous avons reçu Achille Mbembe précédemment. Il parlait des différentes postures que pouvait avoir la France et il a forgé cette notion assez intéressante de « juste distance ». J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Quels seraient les chemins permettant à la France de retrouver un langage commun avec les pays africains, notamment sur la question écologique et de la défense du vivant ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Je vous remercie pour vos apports très enrichissants. Ma première question concerne le champ des perceptions. Selon vous, les difficultés de perception concernent-elles spécifiquement la France ? D’anciennes puissances coloniales comme la Grande-Bretagne souffrent-elles des mêmes problèmes ? Les histoires coloniales différentes engendrent-elles des conséquences différentes au regard de ces perceptions ? Cette perception négative est-elle plus vaste, dans ce qui est parfois présenté comme « the West versus the Rest » ? Les « Afriques » ont-elles le sentiment d’appartenir à un « Sud global » ?

Enfin, ma dernière question porte particulièrement sur l’intervention de M. Karim Bitar. Nous partageons tous le vœu d’une libéralisation générale, notamment de l’Afrique du Nord. Compte tenu du développement assez généralisé du populisme dans le monde, ne s’agit-il pas néanmoins d’un vœu pieux ? Je pense notamment à la situation de l’Algérie. Le président de la République a évoqué à ce titre l’existence d’une « rente mémorielle » et nous savons à quel point la mémoire des événements de la décolonisation est aujourd’hui un outil de justification du maintien du Front de libération nationale (FLN). Quels sont les espoirs, mais aussi la réalité d’une opposition démocratique en Algérie ?

M. Arthur Banga. Le premier élément à mentionner concerne la cohérence de la politique étrangère : les coups d’État au Mali et au Niger ont été très fortement condamnés quand celui ayant eu lieu au Gabon a fait l’objet d’une bien moindre dénonciation et que celui intervenu au Tchad donnait l’impression d’avoir bénéficié d’une forme de quitus. Ce manque de cohérence affecte la clarté de la position française. Cette forme d’incohérence constitue un véritable problème pour la politique étrangère française. En l’absence d’un minimum de cohérence, les initiatives et les prises de position de principe sur les valeurs démocratiques deviennent inaudibles.

Ensuite, je souhaite revenir rapidement sur la perception de la France par rapport aux autres pays. Il faut comprendre que la France a été le seul pays à mener une véritable politique africaine au lendemain des indépendances. L’ouvrage de Maurice Vaïsse, La grandeur : politique étrangère du général de Gaulle, est à ce titre particulièrement intéressant. La politique étrangère gaullienne était une politique de puissance reposant sur deux pieds : un pied européen avec la construction franco-allemande et le projet européen ; et un pied africain, qui s’appuyait sur les anciennes colonies.

La France a été le pays qui a le plus voulu maintenir des liens militaires, à travers l’implantation de bases militaires, et économiques. Dès lors, la « perception de France » est bien plus aiguë en Afrique, où elle donne l’impression de représenter la voix occidentale sur un grand nombre de sujets, comme la guerre en Ukraine, la crise palestinienne ou les coups d’État en Afrique. La contestation de la France symbolise de plus en plus une contestation de l’Occident.

C’est à ce titre qu’il faut effectivement envisager la question de la « juste distance », même si les contours de cette dernière ne sont pas évidents. Par exemple, faut-il se taire, au nom de cette juste distance, lorsqu’un président élu démocratiquement, qui engage des réformes et qui bénéficie de l’assistance française est renversé par un putsch au Niger ? Il importe donc de trouver un espace entre cohérence et juste distance. Cependant, sur certains sujets, comme ceux relatifs à l’écologie, à la démocratie ou à la pauvreté, il est impossible d’être distant. Dans ces cas-là, la distance se paye.

La démarche pertinente consiste selon moi à aborder cette juste distance en faisant confiance aux organisations régionales africaines, en essayant de s’allier aux décisions qu’elles prennent et en leur donnant plus de moyens. Sur le plan militaire, cette juste distance passe selon moi par la non-intervention : les interventions militaires alimentent le rejet, car elles ont longtemps été synonymes d’interventions politiques et d’ingérence. Aujourd’hui, ces interventions n’ont plus leur place d’un point de vue militaire et doivent être remplacées par une montée en puissance de la formation et de la fourniture d’équipements.

Cette juste distance doit également concerner la monnaie : il est temps de tourner la page du franc CFA. À ce titre, si le discours de 2019 à Abidjan était assez intéressant en termes de réforme, le statu quo demeure. Il importe donc de trouver des mécanismes pertinents pour être moins présent, pour normaliser la relation afro-française et tirer tout ce qu’il y a de positif dans la relation entre la France et l’Afrique, et notamment ses anciennes colonies : les diasporas, la langue, la culture, les échanges universitaires.

Enfin, le soutien aux démocraties doit revenir sur le devant de la scène. En 1990, le discours de La Baule a donné un coup de pouce aux partisans de la démocratie, mais aujourd’hui, ils manquent souvent de ce soutien français.

M. Gilles Yabi. Je commencerai par répondre à la question de M. le député Thiériot concernant la différence de perception entre la France et d’autres anciens pays colonisateurs, en m’appuyant sur la notion de distance. La Grande-Bretagne a ainsi fait preuve d’une plus grande distance que la France à l’égard de ses anciennes colonies africaines. À ce titre, le système politique spécifique de la France n’est sans doute pas suffisamment exploré lorsque l’on étudie la proximité politique qui s’est établie entre la France et un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest. En effet, ce système est très incarné par le président de la République en France. Au fond, de nombreux Africains reprochent en réalité à la France de privilégier des relations politiques directes entre chefs d’État et de se servir de ces relations privilégiées pour obtenir des avantages économiques. Il n’en est pas de même dans les systèmes parlementaires ou qui bénéficient de contre-pouvoirs plus puissants dans les choix de politique extérieure. À ce titre, il semble nécessaire que les pays francophones réfléchissent à des réformes institutionnelles profondes, pour réduire significativement la personnalisation du pouvoir et la présidentialisation des régimes.

Ensuite, j’ai mentionné dans mon propos liminaire les défis colossaux auxquels le continent africain fait face, dans les domaines éducatifs, sanitaires économiques, environnementaux et démographiques. À ce titre, il faut distinguer les aspects conjoncturels (épidémie de la Covid, resserrement des conditions financières internationales, crise en Ukraine) des éléments structurels. L’amélioration des conditions de vie des populations s’effectue ainsi sur plusieurs décennies. Ainsi, la véritable question consiste à se demander pourquoi l’Afrique n’a pas connu des taux de croissance semblables à ceux rencontrés dans d’autres parties du monde, notamment en Asie, et qui auraient permis d’obtenir de meilleures conditions de vie et d’accès à l’énergie. En effet, sans un accès suffisant à l’électricité, un véritable développement économique et social n’est pas envisageable.

S’agissant des dynamiques de longue durée, la question économique stratégique porte sur les ressources naturelles et leur transformation locale. Les facteurs de changement concernent ainsi la faculté de disposer localement d’industries de transformation, pour créer de la valeur sur place. Dès lors, cela implique une remise en cause d’un certain nombre de conditions dans le commerce des ressources naturelles.

Ensuite, les opérations de désinformation sont patentes et factuelles. Il est ainsi possible de montrer que des manipulations de l’information interviennent sur les grands réseaux sociaux, par exemple du fait de la Russie, mais pas uniquement. De nombreux journalistes ont travaillé sur ce sujet et ont pu montrer que derrière ces manipulations, des entreprises de sécurité israéliennes ont parfois agi pour offrir leurs services. Au-delà de cette réalité, je pense néanmoins qu’on ne peut expliquer le rejet de la politique française uniquement par les manipulations de l’information par les réseaux russes. Ainsi, la main russe est souvent évoquée dans les événements qui sont intervenus en République centrafricaine et au Mali. Mais dans ces deux pays, il est possible de montrer de manière très précise les décisions françaises qui ont créé les conditions d’un affaiblissement de l’image de la France et les conditions de renversement d’alliances.

Par ailleurs, le rapport d’information sur la relation entre la France et l’Afrique mentionne clairement le caractère prédateur de la Chine. Cet élément est avéré, mais les Africains vous répondront que les Chinois ne sont pas les seuls et qu’historiquement, une telle prédation a aussi été le fait de la Belgique au Congo et de la France dans des pays d’Afrique centrale et occidentale. Aujourd’hui, les Africains réalisent la nécessité de définir un espace de défense de leurs propres intérêts. En outre, de nombreux pays africains sont à la fois conscients des travers de l’investissement chinois, mais reconnaissent également que sur les vingt à trente dernières années, ces investissements ont joué également un rôle important aussi dans l’amélioration des conditions économiques sur le continent, à travers les infrastructures et la hausse des prix des matières premières.

M. Karim Bitar. Le ressentiment envers la France semble plus élevé, précisément parce que les attentes étaient fortes et que la France nous avait donné l’habitude de faire entendre un son de cloche discordant par rapport à « l’Occident collectif ». La voix de la France était celle qui avait été portée par le général de Gaulle et qui consistait justement à prendre en considération les aspirations, non pas uniquement des Occidentaux, mais aussi du reste du monde. En 2003, lorsque Jacques Chirac et Dominique de Villepin se sont élevés contre l’invasion illégale de l’Irak, jamais le soft power de la France n’a été aussi fort, aussi présent en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et même chez une grande partie des citoyens américains. À l’époque, la France avait su jouer le rôle qui est le sien, rappeler l’importance du multilatéralisme et refuser de déclencher des guerres et des interventions de façon débridée, sans prendre en compte l’avis du Conseil de sécurité des Nations unies.

Quand la France est fidèle aux valeurs qui sont les siennes, la France est acceptée et il y a même une demande, un désir de France. En revanche, dès lors qu’elle semble s’éloigner des grands idéaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est naturel que les opinions publiques dans le Sud se montrent particulièrement critiques, car elles ont le sentiment d’une forme d’hypocrisie.

M. Thiériot se demande avec justesse si continuer de parler de démocratie et de libéralisation ne relève pas aujourd’hui du vœu pieux, compte tenu du contexte international. Il est exact qu’à l’échelle planétaire, nous assistons à un retour des nationalismes autoritaires et à un refus des valeurs des Lumières. Certains sociologues ont même théorisé l’idée d’une « demande despotique », une soif d’autoritarisme, mais je pense que nous sommes là dans une vague liée aux angoisses suscitées par la mondialisation et que cette vague ne sera que temporaire.

Si l’on souhaite véritablement ancrer une relation solide entre la France et les pays du sud de la Méditerranée, malgré toutes les difficultés actuelles, ce n’est qu’en poussant au maintien de la démocratie et des idéaux libéraux que la France pourra être fidèle à sa mission historique. La Tunisie dispose d’une classe moyenne éduquée, mais elle n’a pas pu préserver sa transition démocratique. Cet échec n’est pas lié à l’aspiration d’un retour à la dictature au sein de la société tunisienne. Il est aussi intervenu, car les voix ont manqué en Europe et en Occident pour s’opposer aux dérives du président actuel, pour lui faire comprendre que les temps ont changé et qu’on ne peut plus revenir à la période des années 1970, celle d’un pouvoir personnel totalement arbitraire.

Par conséquent, les efforts doivent être menés des deux côtés. Certes, les défis sont innombrables et le nationalisme autoritaire a le vent en poupe. Mais il n’y a pas de fatalité à ce que le ressentiment envers la France perdure, si l’on crée cette jonction entre les jeunesses assoiffées de changement du Sud et des politiques européennes qui resteraient fidèles à leurs principes et à leurs valeurs. S’il existe un dépit envers la France, il s’agit d’un dépit amoureux, parce que l’on aime la France et que l’on croit dans les valeurs qui ont été portées par des intellectuels français. Or nous pouvons parfois avoir le sentiment que même en France ou en Europe, certains pensent qu’elles ne sont plus à l’ordre du jour, au nom de la realpolitik, de la géopolitique et des intérêts économiques mal compris.

Pour préserver la stabilité de ces sociétés et le développement économique à long terme, il est indispensable de promouvoir également une certaine dose de libéralisme politique. En effet, l’autoritarisme et le développement économique ne sont conciliables que momentanément. Cela put être le cas en Amérique latine pendant une vingtaine d’années, mais à long terme le développement économique ne peut être pérenne que s’il se conjugue avec la justice sociale et avec le libéralisme politique.

Mme Sabine Thillaye (Dem). De quelle manière l’Union européenne en tant que telle est-elle perçue dans les différentes parties de l’Afrique ? Je pense notamment à son positionnement en matière d’aide au développement, mais aussi sur les questions sécuritaires et d’immigration ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Le groupe Socialiste a reçu le 12 juillet dernier les ONG composant le collectif France-Sahel, qui nous alertait déjà deux semaines avant le coup d’État au Niger sur les risques d’une présence et d’une coopération uniquement militaire de la France au Sahel.

Ce collectif évoquait le fait qu’une présence physique de la France uniquement incarnée par des militaires, d’abord dans le cadre de l’opération Barkhane, puis sans aucun cadre à la fin de celle-ci, crée une défiance certaine chez les populations civiles à notre égard. Il demandait au contraire que soient développés rapidement de solides programmes de coopération internationale, en lien avec la société civile, autour de l’aide au développement bien sûr, mais pas uniquement.

Ces programmes devaient aussi concerner tous les autres domaines comme la culture, les arts, la science, la francophonie, l’économie, le sport et bien d’autres sujets encore, pour construire des relations d’égal à égal entre la France et les pays du Sahel. Je sais que vous avez déjà répondu en partie à cette question, mais je souhaitais connaître vos opinions à ce sujet, et en particulier celle de Monsieur Yabi, dont le think tank représente la société civile.

Je souhaiterais également savoir comment construire aujourd’hui des relations plus équilibrées entre la France et le Sahel après le coup d’État au Niger. J’aimerais également évoquer la question qu’a posée tout à l’heure mon collègue, notamment sur les partenariats économiques avec la Chine, mais aussi avec la Russie. Je souhaite tout particulièrement mentionner la question du rapport à la ressource et au bien commun. Ce rapport à la ressource évolue-t-il au sein des pays africains ? Quel regard la société civile porte-t-elle sur l’exploitation de ces ressources par les puissances économiques étrangères ?

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Notre commission débute aujourd’hui un cycle d’auditions dédiées à l’Afrique. Mardi prochain, en séance publique à l’Assemblée nationale aura lieu une déclaration du gouvernement relative au partenariat renouvelé entre la France et les pays africains, suivie d’un débat. J’aurai d’ailleurs l’honneur de m’exprimer au nom du groupe Horizon. Le président de la République, dans son discours du 27 février dernier, a appelé à l’humilité et à la responsabilité en dressant un bilan de l’action française vis-à-vis des pays africains. À cette occasion, il a également tenté de définir une nouvelle approche de la politique africaine de la France davantage axée sur un partenariat avec l’ensemble du continent. Ce partenariat se déclinerait dans divers secteurs tels que l’économie, la culture, le sport ou encore les questions sécuritaires.

Il nous faut construire une nouvelle relation équilibrée, réciproque et responsable avec les pays africains. La stratégie annoncée repose sur trois piliers : la présence militaire les partenariats renouvelés et la jeunesse. À cet effet, je suis absolument convaincue que la diplomatie parlementaire jouera un rôle essentiel. C’est la raison pour laquelle des parlementaires souhaitant s’investir sur ce sujet, dont je fais partie, se sont engagés dans un groupe spécifique dédié aux relations avec l’Afrique. Je suis très confiante pour ma part en notre capacité à proposer des actions, une nouvelle voie d’être et de faire. Nous en avons l’envie. La première question que je souhaite vous poser est peut-être la plus difficile : cette envie est-elle réciproque, partagée ?

Ma deuxième question portera sur les partenariats en tant que tels. Quels sont selon vous les partenariats prioritaires ? Sur quoi pouvons-nous finalement avancer en priorité afin de vous faire gagner du temps et de le faire bien, plutôt que de nous disperser ? Quels en sont les enjeux et éventuellement les obstacles ? Pouvez-vous les partager avec nous ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). Je vous remercie de nous avoir exposé la situation actuelle en Afrique ; vous avez en partie répondu à nos préoccupations. Ma question s’adresse à tous les trois. Devant cette commission, le chef d’état-major des armées françaises a appelé à revoir totalement la politique de la France en Afrique. Notre pays est confronté à un sentiment hostile, voire une haine qui semble croissante sur le continent, notamment dans les pays francophones.

Cette hostilité n’est pas le seul fait de la propagande étrangère, notamment russe. Le président Macron, qui entendait renouveler les relations avec le continent, est dans une impasse et les retraits successifs des troupes françaises attestent de son échec criant. Aussi, nous sommes très intéressés par vos regards sur la perception de la politique de la France dans les pays francophones. Pouvez-vous nous détailler les raisons de ce sentiment anti-français dans les sociétés civiles comme au sein de régimes désormais hostiles ? Par quel chemin selon vous la France pourra-t-elle renouveler en profondeur – et non pas seulement en façade – sa politique en Afrique ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Puisque cette audition est consacrée aux sociétés en Afrique, je souhaiterais vous parler des femmes africaines, qui représentent la moitié de la population du continent. Elles jouent un rôle central dans le développement de l’Afrique et elles ont également un impact significatif dans de nombreux domaines tels que l’éducation, les soins de santé et l’agriculture, l’entrepreneuriat ou encore la politique. Toutefois, elles sont encore confrontées à de nombreux obstacles qui les empêchent d’être plus impliquées et d’avoir un impact sur le développement de l’Afrique.

En matière d’éducation, les hommes et les femmes ne sont toujours pas égaux en Afrique. Dans le domaine économique, les femmes africaines stimulent la croissance, créent des opportunités d’emploi, encouragent l’innovation, mais peu occupent des fonctions de direction et de gouvernance au sein des entreprises. Un autre enjeu essentiel du développement de l’Afrique concerne la santé des femmes. Je pense à l’amélioration de l’accès à des services de santé de qualité, et notamment aux droits en matière de procréation ou aux soins de santé maternelle. Ces éléments sont en effet essentiels pour le bien-être des femmes et le progrès sociétal en général. Enfin, la participation des femmes à la vie politique est également aussi cruciale pour favoriser des processus décisionnels inclusifs et un développement durable. Membre de la délégation aux droits des femmes j’aimerais recueillir votre analyse sur la place des femmes en Afrique et leur contribution au développement de leur pays, mais aussi sur la diversité des situations selon les zones du continent africain.

Quel rôle joue selon vous la religion sur cette place des femmes au sein des sociétés africaines ? Enfin, comment la France peut-elle accompagner au mieux les femmes pour les aider à prendre toute leur place au sein des sociétés africaines aujourd’hui ?

M. Karim Bitar. Il existe un désir de France, mais également un désir d’Europe, particulièrement face au monde américano-chinois qui est en train de se dessiner. Pour que la voix de la France puisse se faire entendre en Europe et dans le reste du monde, un préalable est nécessaire : cette voix ne doit pas devenir la réplique exacte des autres discours occidentaux. Or depuis le début de la guerre à Gaza, un grand nombre d’intellectuels, du Maghreb jusqu’au Golfe, ont le sentiment que plus rien ne distingue la voix de la France de celle d’un autre pays occidental comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Cette tendance a vu le jour à partir de 2007, mais aujourd’hui, il devient véritablement difficile de discerner les nuances entre la position française et celle des autres pays occidentaux, même si le président Macron a quelque peu marqué une inflexion lors ses deux dernières interventions en disant qu’il fallait commencer à œuvrer pour un cessez-le-feu et en dénonçant les bombardements contre les femmes et les enfants.

Le général de Gaulle était un allié fidèle des États-Unis, ce qui ne l’a pas empêché de s’y opposer fermement dans son discours de Phnom Penh, en dénonçant par exemple la politique américaine au Vietnam. En 1967, lors de la guerre des Six Jours, il avait indiqué que l’annexion de territoires par la force allait créer une occupation, laquelle allait faire naître à son tour une résistance, qui allait être qualifiée de terrorisme. Il considérait donc que l’on ne pourrait pas sortir de ce cercle vicieux si l’on acceptait ce principe d’annexion de territoires par la force et si l’on ne revenait pas aux principes fondateurs du droit international. Certes, les temps ont changé et le monde est infiniment plus complexe qu’en 1967, mais la France a accumulé un capital de sympathie, depuis les positions du général de Gaulle jusqu’au refus de la guerre en Irak. Il ne faut pas laisser ce capital de sympathie s’étioler.

La France doit continuer à faire entendre une voix pas nécessairement en opposition avec celle de la famille occidentale, mais un tout petit peu discordante, en introduisant les nuances nécessaires pour prendre en considération le ressenti des peuples du sud. La France, pays qui a produit tellement d’intellectuels et tellement d’historiens, est la mieux placée pour contextualiser les événements et revenir à cette ligne historique qui a été marquée par le tournant gaulliste dans les années 1960 et qui s’est prolongée dans une large mesure avec Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand.

Si tel est le cas, la France et l’Europe pourront véritablement influer sur les États-Unis, qui ont eux aussi besoin d’intermédiaires pouvant construire des ponts avec le reste du monde. À mes yeux, ce sentiment anti-français n’est en rien dû à un rejet des idéaux de la France, il est à l’inverse consécutif à la déception de voir la France être parfois elle-même infidèle à certains grands principes, au nom de la protection d’intérêts économiques et de la nécessité de maintenir une stabilité à court terme, pour éviter des vagues migratoires. Si la France ne met pas son drapeau dans sa poche, si elle continue à faire entendre sa voix lorsque les circonstances l’exigent, elle se retrouvera considérablement renforcée au sein même de l’Europe et elle trouvera énormément d’échos favorables en Afrique et ailleurs.

L’autre question essentielle concerne le rôle des femmes. Les révolutions arabes de 2011 ont marqué une rupture épistémologique parce qu’elles étaient en grande partie menées avec ou par des femmes. Les mouvements syndicalistes, des mouvements féministes tunisiens, des universitaires femmes ont été à l’avant-garde, en s’efforçant de conjuguer le combat nationaliste contre les régimes autoritaires et dictatoriaux avec le combat pour une émancipation sociale et économique, notamment des femmes. La Tunisie bénéficiait d’un long historique : le pays a été l’un des premiers pays à avoir adopté la pilule contraceptive bien avant la France, et a autorisé l’avortement dès 1965, dix ans avant la loi Veil.

En contrepoint, un risque doit être pris en considération ; celui de la mise en place d’une sorte de « féminisme d’État », qui a pu être extraordinairement contre-productif. Par exemple, l’épouse du président de la République tunisienne, Mme Ben Ali, patronnait elle-même le droit des femmes. Le modèle auquel il faut revenir est celui qui a émergé en Égypte dans les années 1920, lorsqu’une femme admirable, Huda Sharawi, a décidé de militer en ne portant plus le voile. Elle a contribué au lancement de plusieurs grands journaux, notamment de langue française, et a créé l’Union des femmes. C’est d’ailleurs face à la percée de ces mouvements libéraux démocratiques, féministes et progressistes, que les Frères musulmans ont vus le jour.

Il existe donc un historique extrêmement important dans lequel on pourrait puiser, à l’image de la Nahda, la renaissance arabe de la moitié du XIXe siècle. À cette époque, de grands intellectuels, hommes et femmes, ont placé au cœur du débat la question de la citoyenneté et de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Boutros al-Boustani, grand intellectuel libanais, disait ainsi que c’était par la citoyenneté et l’émancipation des femmes que viendraient le libéralisme et la démocratie dans le monde arabe. De fait, le combat politique doit être mené à travers ce levier, à condition d’éviter toutes sortes de récupérations politiques.

Par ailleurs, vous avez ajouté une question subsidiaire concernant le rôle de la religion. En effet, l’Occident a tendance à percevoir ces sociétés comme monolithiques et à penser que le rôle des femmes sera par définition marginal en raison de l’existence de courants islamo-conservateurs très présents. Cependant, l’histoire montre que des courants libéraux et progressistes ont insisté sur le rôle que doivent jouer les femmes. De plus, à l’intérieur même des mouvements islamo-conservateurs, des femmes se servent de certaines interprétations du Coran pour dire aux hommes que la vision machiste patriarcale qu’ils leur imposent ne provient pas des textes religieux eux-mêmes.

En s’appuyant à la fois sur les femmes issues du contexte islamo-conservateur qui luttent en s’appuyant sur certains versets plus progressistes du Coran ou certains hadiths favorables à l’émancipation des femmes, mais aussi, dans le camp laïque, sur tous les progressistes et les libéraux, je pense que nous pourrons construire une sorte de courant assez significatif. Certes, il n’est pas aujourd’hui majoritaire. Honnêtement, la moitié de la population d’Afrique du Nord ne serait pas entièrement favorable à la constitution votée en Tunisie, qui permettait l’égalité totale des droits et des devoirs et qui reconnaissait l’égalité entre les hommes et les femmes. Les islamistes avaient initialement essayé de remplacer le mot « égalité » par le mot « complémentarité », mais le parti islamo-conservateur Ennahdha avait finalement reculé face à la forte mobilisation de la société civile. À ce titre, permettre à M. Kaïs Saïed, l’actuel président tunisien, de revenir sur ces immenses avancées a constitué une grande erreur. La décennie de l’ouverture démocratique a été tumultueuse, mais elle a quand même constitué une parenthèse dans laquelle nous pourrons puiser à l’avenir.

M. Gilles Yabi. Madame la députée Le Hénanff, vous nous avez interrogés sur l’existence d’une envie réciproque. Tout d’abord, il faut rappeler la nécessité de tenir compte de la diversité des pays africains. Par conséquent, la relation de la France avec les pays qui furent ses anciennes colonies est très différente de celle de la France avec les autres pays africains. Depuis de nombreuses années, la France a d’ailleurs opéré une diversification de ses partenariats vers des pays comme l’Afrique du Sud, le Nigéria, mais aussi le Mozambique, pays qui dispose de ressources naturelles importantes.

Des tensions existent ainsi entre la France et les pays africains avec lesquels elle avait noué des relations particulières lors des dernières décennies. Ces derniers pays expriment leur volonté de changer les partenariats, mais deux éléments doivent néanmoins être soulignés. Tout d’abord, il faut tenir compte de la hiérarchisation des priorités : ces pays doivent effectuer des choix prioritaires, y compris dans le temps qu’ils vont accorder à la discussion et la négociation des partenariats extérieurs face au temps qu’ils doivent consacrer au renforcement de leurs bases institutionnelles, économiques et sociales, dans un contexte de ressources humaines plus restreintes au sein de l’administration d’État.

Ensuite, ces partenariats extérieurs sont diversifiés : la France est naturellement un interlocuteur, mais au même titre que d’autres pays ou institutions, comme l’Allemagne, l’Union européenne, la Chine ou les pays du Golfe. Dès lors, il ne faut pas nécessairement envisager cet élément comme un message négatif spécialement adressé à la France, mais plutôt comme une nouvelle phase historique.

Par ailleurs, la question des coups d’État au Sahel et de leurs suites a également été évoquée. La dénonciation des coups d’État militaires est conforme aux règles et protocoles que la région ouest-africaine s’est donnée, notamment dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En revanche, décider des sanctions à mettre en place et de la menace d’une intervention est d’un autre ordre. Or je rappelle que des déclarations de soutien à une éventuelle intervention militaire de la CEDEAO ont été effectuées au plus niveau de l’État français. Ce type de message est extrêmement dévastateur pour la perception de la France par les Sahéliens, et les Africains plus largement. De fait, les interventions militaires ont produit des résultats catastrophiques pour l’ensemble de la région.

Vous nous avez également interrogés sur la perception de l’Union européenne (UE) en Afrique. Certains Africains – ils sont peu nombreux – s’intéressent à ces questions et sont conscients de l’action de l’UE sur le continent, notamment en matière de financement des infrastructures. En revanche, bien plus nombreux sont ceux qui perçoivent surtout l’Europe à travers le débat continu sur l’immigration. De fait, beaucoup d’Africains ont surtout la vision d’une Europe qui établit la lutte contre l’immigration irrégulière comme sa priorité absolue. L’Europe, au même titre que les États-Unis, est considérée comme une instance de triage, de sélection, qui cherche uniquement à attirer les talents africains lorsqu’ils font face à des pénuries, dans tel ou tel domaine, notamment celui de la santé. Cette perception est forcément négative, parce qu’elle ne tient pas compte de la longue histoire des migrations qui ont concerné aussi l’Europe pendant très longtemps. Le drame des milliers de migrants morts en tentant de franchir la Méditerranée relève à la fois de la responsabilité des pays de départ, qui ne parviennent pas à améliorer les conditions économiques des jeunes, mais également des politiques migratoires européennes, qui ferment les voies légales de délivrance de visas. De fait, la question migratoire demeure l’élément déterminant dans la vision assez négative que beaucoup d’Africains portent sur l’Union européenne.

Par ailleurs, il existe néanmoins une polarisation sur la France et une distinction entre cette dernière et les autres pays européens. Ainsi, l’Allemagne et quelques autres pays européens ont une lecture quelque peu différente de la situation en Afrique de l’Ouest et dans le Sahel. Par exemple, l’Allemagne est beaucoup plus présente aujourd’hui dans la région sahélienne. Ensuite, la place des femmes dans les sociétés africaines, notamment ouest-africaines, est effectivement essentielle au sein de notre think tank. Cependant, ici aussi, ces questions doivent d’abord relever des sociétés africaines elles-mêmes. Les changements importants décidés par le Parlement français ou un autre parlement d’Europe ne peuvent pas tout de suite s’imposer dans des pays africains. En effet, les évolutions sur ces sujets relèvent de débats internes et parfois féroces sur des points de vue différents. En Afrique, les sujets de société ont également besoin d’un débat public informé, sérieux et constructif.

Par ailleurs, des progrès importants ont été réalisés pour améliorer la représentation des femmes dans l’espace politique. Ainsi, quelques pays africains figurent aujourd’hui parmi les tout premiers au niveau mondial en termes de représentation des femmes dans les parlements. Je pense notamment au Rwanda, mais aussi au Sénégal qui a voté une loi sur la parité, ou au Bénin, qui a mis en place des quotas.

Sur le plan économique, des initiatives ont également vu le jour, notamment de la part d’entrepreneures femmes, pour financer les activités d’autres femmes. À cet égard, je pense que la France peut, de manière réaliste et en conservant une certaine humilité, accompagner ces initiatives déjà établies, en respectant la nécessité de débats publics internes, lesquels feront évoluer ces sociétés sur la place des femmes.

Je souhaite conclure mon intervention en évoquant la démocratie et son soutien. Les sondages soulignent ainsi que 66 % des Africains sont systématiquement favorables à la démocratie et qu’ils considèrent qu’il s’agit là du meilleur système de gouvernement. Dès lors, les contestations portent non pas sur la démocratie en tant que telle, mais sur la dénonciation de démocraties non effectives, de démocraties factices, qui n’obtiennent pas de résultats sur le plan sécuritaire, ni pour l’amélioration du bien-être économique et social. L’enjeu ne porte donc pas sur la démocratie en tant que telle, mais sur la manière de construire des démocraties substantielles et des États efficaces. Ces deux questions sont liées, mais elles ne sont pas identiques. Nous avons besoin d’État, de politiques publiques, mais aussi d’une légitimité politique passant par une démocratie qui ne se réduise pas aux processus électoraux.

M. Arthur Banga. Je partage un grand nombre des idées exprimées par Gilles Yabi, mais nous avons également quelques points de désaccord. Par exemple, j’étais favorable au soutien de la France à une intervention militaire, à partir du moment où elle est prise par une institution africaine légitime, comme la CEDEAO. Malheureusement, des atermoiements ont eu lieu et la junte au pouvoir au Niger est selon moi indigne. Elle s’installe et enracine la pratique des coups d’État. Souvent, les intellectuels africains ne sont pas suffisamment sévères avec les juntes et préfèrent expliquer les raisons pour lesquelles elles prennent le pouvoir. Il ne faut pas négliger la remise en cause même de la démocratie. Le soutien à la démocratie, aux initiatives et réformes démocratiques, est important, particulièrement pour la France, qui se positionne comme le pays de la liberté et des droits de l’homme.

Ensuite, j’estime qu’il existe effectivement une réciprocité dans la volonté de construire une relation nouvelle entre l’Afrique et le reste du monde, et notamment la France. En revanche, il faut également être conscient des faiblesses de notre projet commun, qui tiennent particulièrement aux ombres de notre histoire longue partagée. Il importe donc d’assumer ce passé colonial, qui a conduit à des privations de droits et des spoliations. Dans son ouvrage Pourquoi l’Afrique est entrée dans l’histoire (sans nous) ? Sonia Le Gouriellec cherche ainsi à déconstruire les visions stéréotypées et dévalorisantes du continent africain. À ce titre, je salue l’une des recommandations du sommet de Montpellier concernant le projet d’une Maison des mondes africains et des diasporas.

En outre, il est temps de tenir compte des changements et de voir l’Afrique, et particulièrement l’Afrique francophone, comme un véritable espace géopolitique et non plus comme un pré carré au sein duquel toute concurrence est perçue comme une rivalité. En réalité, la France doit accepter, sans ressentiment, qu’il existe un véritable espace géopolitique où la concurrence et la coopération se construisent en fonction des nécessités et des besoins. La France et l’Afrique disposent d’atouts communs, comme la langue, la culture et les diasporas, par exemple.

Les deux principaux écueils liés à la présence historique de la France en Afrique concernent la monnaie et la présence militaire. Le franc CFA a permis aux économies de mieux résister aux crises, mais il est temps de passer à un autre modèle, tout en conservant les réussites passées. Malheureusement, depuis la Déclaration d’Abidjan 2019, peu d’avancées sont intervenues en la matière. Dans le domaine militaire, la juste distance doit porter sur la transformation, notamment des bases militaires, et non leur disparition pure et simple, pour mettre l’accent sur la formation. Je pense par exemple à l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme, qui est implantée en Côte d’Ivoire.

La culture, les humanités et les échanges, notamment entre centres de recherche universitaires, sont également essentiels. Dans ce domaine, la présence française a régressé alors que l’on voit fleurir de plus en plus d’instituts Confucius ou de clubs canadiens par exemple. Ces moyens permettront justement d’impliquer les sociétés civiles dans la réforme et la pensée, en faveur de la co-construction d’un avenir afro-français. Pour sa part, l’enjeu de l’aide pose question, notamment parce que le mot ramène à une formation de domination magnanime. En revanche, il importe de recherche l’efficacité, en définissant des priorités et en vérifiant les résultats à obtenir au sein des partenariats. Aujourd’hui, certains investissent moins et gagnent plus, en termes d’image.

La condition des femmes a progressé, mais des défis importants demeurent, notamment en matière de scolarisation et de santé. Les relations entre les sociétés civiles, les partenariats et les retours d’expérience nord-sud, mais également sud-sud, sont à ce titre essentiels. Au-delà, il faut accompagner les sociétés civiles dans leurs transformations, en fonction des attentes, mais avec des valeurs claires. En effet, les valeurs de liberté et de la démocratie sont trop souvent mises de côté, au profit des intérêts géopolitiques et économiques. Une fois encore, la cohérence est, là aussi, primordiale.

En guise de conclusion, nous sommes très attachés à l’établissement de ce débat par l’Assemblée nationale, qui représente le peuple français. Ce type d’initiative permettra de reconstruire la relation afro-française, qui s’est trop longtemps limitée à une relation personnelle entre nos chefs d’État, dont les décisions étaient plus établies en fonction de leurs propres intérêts ou ceux des entreprises que dans l’intérêt des peuples. Il est important que les peuples et les humanités retrouvent leur place.

Lorsque je parle avec les responsables de l’ambassade à Abidjan, je les incite à associer la société civile et les entrepreneurs dans les débats et à ne pas se limiter à l’État, aussi légitime soit-il. Les acteurs africains, la société civile et les chercheurs sont à disposition pour agir en ce sens, comme en témoigne notre présence aujourd’hui. J’espère que vos travaux parlementaires permettront d’aller plus loin et de peser réellement dans le débat. Au-delà de la phase de rupture, qui peut comporter ses propres turpitudes et dangers, je suis confiant dans l’avenir de nos relations afro-françaises. Nos liens sont réels, à travers les diasporas, la langue et la beauté de nos continents. La France et l’Afrique pourront ainsi continuer leur long cheminement, dans un cadre plus équilibré, dans un intérêt réciproque et « gagnant-gagnant ».

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour ces échanges très riches, qui permettent de lancer nos travaux.             

 

 

*

*      *

La séance est levée à treize heures.

*

*      *

 

 

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Thomas Gassilloud, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Frank Giletti, M. José Gonzalez, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Gisèle Lelouis, Mme Patricia Lemoine, Mme Delphine Lingemann, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, M. Bruno Studer, Mme Sabine Thillaye, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon

Excusés. - M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Vincent Bru, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Anne Genetet, M. Christian Girard, Mme Murielle Lepvraud, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Fabien Roussel, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Michaël Taverne

Assistaient également à la réunion. - Mme Sophie Mette, M. Jean-Louis Thiériot