Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

–– Audition, à huis clos, de M. Sylvain Itté, ambassadeur de France au Niger.

 

 


Mercredi
29 novembre 2023

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 28

session ordinaire de 2023-2024

Présidence
de M. Loïc Kervran,
vice-président

 


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La séance est ouverte à neuf heures trente.

 

M. Loïc Kervran, président. Monsieur l’ambassadeur, je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Thomas Gassilloud, qui assiste aux obsèques de Gérard Collomb. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à venir, dans le cadre de notre cycle Afrique, nous aider à mieux comprendre ce que vous avez vécu au Niger avant et après le coup d’État du 26 juillet dernier et, plus largement, nous entretenir de notre politique africaine et de ses évolutions souhaitables ou possibles. Cette audition se déroule dans un strict huis clos.

Ambassadeur de France au Niger depuis septembre 2022, vous êtes rentré en France en septembre 2023 à la suite du coup d’État, après deux mois passés dans des conditions difficiles. Je vous rends hommage, ainsi qu’à l'ensemble du personnel de l’ambassade, pour avoir continué d’assumer votre mission et d’incarner le visage de la France au Niger dans des conditions de tension extrême, de privations et de menaces.

Vous êtes un fin connaisseur du continent africain puisque vous occupiez précédemment la fonction d’envoyé spécial pour la diplomatie publique en Afrique, après avoir été ambassadeur de France en Angola. Nous entendrons avec intérêt votre analyse de la situation politique avant le coup d’État au Niger ; vous nous direz s’il existait des signes avant-coureurs d’une contestation du président Bazoum, démocratiquement élu en mars 2021 et qui s’était beaucoup investi dans la lutte contre les groupes djihadistes et contre la corruption.

Le Niger était souvent présenté comme le laboratoire et le meilleur exemple de la volonté française d’être « présente autrement », par un partenariat de combat d’égal à égal, les forces françaises intervenant exclusivement en appui des forces nigériennes. Cela n’a pas suffi à prémunir la France contre l’instrumentalisation d’un sentiment anti-français par les opposants au régime du président Bazoum. Vous nous direz les leçons qu’il importe d’en tirer.

Nous souhaitons aussi vous entendre nous dire un mot de la manière dont se passe le désengagement de nos armées, de votre appréciation de l’évolution de la menace terroriste et de l’éventualité parfois évoquée de voir se créer un corridor entre le lac Tchad et le Sahel.

M. Sylvain Itté, ambassadeur de France au Niger. C’est un plaisir pour moi de vous rapporter ce que faisait la France au Niger, car il y a beaucoup d’approximations ou en tout cas d’incompréhensions et de méconnaissances à ce propos, et ce qui s’est passé depuis ce 26 juillet qui a vu le renversement du président Bazoum.

On imagine souvent la présence française au Niger, et dans le Sahel en général, comme uniquement militaire ; je veux essayer de vous montrer que notre présence était loin de se limiter à cela. D’ailleurs, j’ai rencontré une bonne dizaine de fois le président Bazoum en un an et si le sujet militaire et la lutte contre le terrorisme étaient évidemment au menu de nos conversations, nous consacrions les trois quarts du temps que nous passions ensemble à parler d’éducation et de développement économique – notamment d’éducation, ce professeur de philosophie jugeant le sujet fondamental pour le développement de son pays.

Je rappellerai tout d’abord la chronologie des événements.

Le coup d’État du général Tiani se déroule le 26 juillet. Je le rencontre le 28 juillet en compagnie de l’ancien président Issoufou. Le 29 juillet, la France suspend sa coopération et son appui budgétaire avec effet immédiat. Le 30 juillet a lieu l’attaque de l’ambassade de France, une des plus violentes qu’une représentation française ait eue à connaître. Le dispositif était celui de l’assaut de l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979 et la volonté était la même ; heureusement, l’issue a été autre. Ensuite a eu lieu l’évacuation des Français et des étrangers, notamment européens, présents sur place ; nous avons évacué plus de mille personnes dont une grosse moitié de Français.

Après quoi, le manuel du parfait putschiste a été appliqué. Les auteurs du coup d’État ont repris les étapes qui avaient été suivies au Mali et au Burkina Faso. Mais au Mali les putschistes ont mis huit mois pour mettre en œuvre leur programme, quatre mois au Burkina Faso et un peu moins d’un mois au Niger. Le 3 août, la diffusion de France 2, France 24 et RFI est suspendue, et les quatre accords militaires passés avec la France sont dénoncés : l’accord de défense-cadre de 1977, les deux accords concernant le stationnement des forces et les conditions dans lesquelles elles pouvaient intervenir, et un quatrième accord qui n’a jamais vraiment vu le jour puisqu’il concernait la force Takuba installée au nord au Mali et qui devait se développer au Niger, ce qui n’a jamais véritablement eu lieu. Le 7 août Ali Lamine Zeine, qui exerçait les fonctions de représentant de la Banque africaine de développement au Tchad, est nommé Premier ministre. Le 25 août, je suis déclaré persona non grata, avec obligation de quitter le territoire dans les 48 heures. Ensuite vient le blocus de l’ambassade et la période un peu compliquée que nous avons vécue.

Les photos de l’attaque de l’ambassade projetées devant vous montrent que celle-ci n’était pas une plaisanterie. Il y a eu volonté d’entrer dans le bâtiment et de l’incendier. Le consulat, vous le voyez, a été entièrement saccagé. On prétend que nous refusons actuellement la délivrance de visas. C’est faux : il n’y a pas refus volontaire ni d’instructions qui vont dans ce sens, mais le consulat a été démoli, et donc le personnel n’est évidemment plus là et l’ambassade subit un blocus qui interdit toute entrée.

Vous noterez sur une autre photo un membre des forces de l’ordre nigériennes censées assurer la protection de l’ambassade juché sur un véhicule de la Garde nationale – d’ailleurs placé contre le mur de l’ambassade pour permettre aux manifestants de grimper plus facilement sur le mur – en train de haranguer la foule, tenant à la main un drapeau russe encore plié car à peine sorti de son emballage. Vous voyez aussi des photos du poste de sécurité que les manifestants ont essayé de brûler, et celles des milliers de pierres que nous avons reçues pendant près de deux heures.

Les gardes nigériens de la société de gardiennage ont été extraordinaires. N’auraient-ils pas eu le courage qu’ils ont montré, auraient-ils déserté comme on aurait pu le comprendre étant donné la violence à laquelle ils ont été confrontés que nous n’aurions pas tenu. Je rends hommage à ces hommes qui nous ont pour une bonne part sauvé la vie.

L’évacuation des ressortissants français a été décidée le soir même de l’attaque de l’ambassade. Le Gouvernement a mobilisé le centre de crise du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) du ministère des armées pour une manœuvre réalisée du 2 au 4 août dans des conditions extrêmement difficiles. Quatre avions militaires sont venus chercher 577 ressortissants français et 502 ressortissants étrangers, sans faire de distinctions. Nous avons ainsi évacué un équipage de la Turkish Airlines, et aussi près de quatre-vingts citoyens américains ainsi que soixante-dix Allemands – alors même que les États-Unis et l’Allemagne proclamaient que la situation sécuritaire ne justifiait pas le rapatriement de leurs ressortissants. D’une part, ils disaient que tout allait bien, d’autre part, ils nous demandaient de rapatrier le personnel de leurs ambassades et de leurs ONG…

Je reviens un instant sur la coopération militaire, formalisée juridiquement par l’accord de 1977 mais qui préexistait à ce texte. L’accord a été complété par deux arrangements inter‑gouvernementaux en 2013 et un arrangement technique en 2015, après l’intervention française au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane. Niamey était alors une base aérienne de projection servant de point d’arrivée et de départ des forces et des matériels et de stationnement des Mirage et des Rafale permettant les interventions, notamment dans la zone « des trois frontières » et au Mali, sur demande des autorités nigériennes. Les forces françaises étaient donc stationnées au Niger depuis 2019 dans le cadre d’un partenariat en trois volets avec les forces armées nigériennes : le partenariat au combat et, en dépit de la présence allemande, italienne et américaine au Niger, seule l’armée française accompagnait les militaires nigériens sur le terrain ; le renseignement ; la formation et la coopération civile et militaire.

Dans la lutte contre les groupes armés terroristes, la France a apporté au Niger un soutien matériel, en équipant et en formant plusieurs bataillons dont, dans la région de Dosso, le 71e bataillon spécial d’intervention, aujourd’hui considéré comme une des unités nigériennes les plus opérationnelles. Nous avons mené de nombreuses actions civilo‑militaires, dans les régions où les forces françaises étaient présentes et ailleurs, pour permettre la réalisation de projets de développement en collaboration entre l’ambassade, l’Agence française de développement (AFD) et les forces militaires. Ainsi, dans le grand camp militaire de Dosso, nous avons non seulement formé et équipé les militaires mais construit des écoles, des cantonnements et des logements pour les soldats et leurs familles, considérant qu’un militaire dont la famille est mal logée et mal traitée ne peut se battre correctement. Nous avions donc essayé de mettre en œuvre un ensemble de moyens très complémentaires dans le cadre d’une action de coopération multidimensionnelle.

Outre la coopération militaire, il existait une coopération en matière de sécurité intérieure. Le service, dirigé par le commissaire général Éric Belleut, présent à mes côtés aujourd’hui, embrassait toutes les missions de coopération avec les forces nigériennes de sécurité intérieure : soutien à la gendarmerie, à la police nationale, aux douanes, aux gardes forestiers, aux pompiers. Des photos vous montrent l’activité des assistants de coopération placés auprès des différents commandements nigériens. J’insiste sur le fait que ces programmes de coopération, qui ont aussi mobilisé pas mal d’argent, étaient entièrement organisés en fonction des besoins exprimés par les administrations concernées, et spécifiquement mis en œuvre à la demande des autorités nigériennes.

La coopération opérationnelle dans la lutte contre le terrorisme supposait aussi, évidemment, du renseignement pour combattre les trafics : trafics de drogue – de gros réseaux ont été démantelés – et traite humaine puisque le couloir qui part de la région du Lac Tchad et passe par Agadez est l’un des principaux couloirs de trafic d’êtres humains et d’immigrés. À ce sujet, la junte au pouvoir à Niamey, considérant que les Européens ne coopéraient pas suffisamment avec elle, a abrogé le 26 novembre dernier, par ordonnance, la loi de 2015 criminalisant le trafic de migrants. La junte est même allée plus loin : elle a décidé de libérer tous ceux qui, depuis 2015, avaient été condamnés à des peines de prison pour ce trafic, si bien que dans les prochaines semaines, ces gens pourront reprendre leurs activités. Évidemment, une partie des « recettes » provenant de ce trafic viendra très certainement alimenter le régime.

Je vous l’ai dit, la présence française au Niger ne se limitait pas à la sécurité, loin s’en faut. La France était le premier bailleur bilatéral de ce pays, et l’un des principaux bailleurs avec l’Union européenne, elle-même premier bailleur multilatéral du Niger. Nous tenions donc une place essentielle. L’ensemble de nos en-cours d’aide publique au développement représentait plus de 760 millions d’euros dans les trois domaines essentiels sur lesquels nous nous étions focalisés.

Le premier domaine était l’éducation et, à la demande expresse du président Bazoum, il existait des projets de création d’internats de jeunes filles. Au Niger, où la scolarisation est particulièrement déficiente dans les zones rurales, la déscolarisation des filles est très forte dans l’enseignement primaire et plus encore au niveau secondaire, car même si les enfants ont réussi, souvent dans de très mauvaises conditions, à suivre le cursus scolaire, la plupart d’entre elles n’entrent pas en sixième parce que les collèges sont situés dans les chefs-lieux principaux et qu’il n’est pas question de laisser les jeunes filles y partir, pour des raisons financières et traditionnelles. Alors ces jeunes filles sont souvent mariées à 12 ans, et elles ont leur premier enfant à 15 ans. Le président Bazoum voulait véritablement s’attaquer au problème global de l’éducation, particulièrement de l’éducation des filles et nous nous étions profondément investis dans ce domaine. Nous devions ouvrir au mois d’octobre dernier à Zinder le premier internat destiné à des jeunes filles issues de milieu rural. Il n’ouvrira pas, pas pour l’instant en tout cas. Nous étions en mesure de financer ces projets à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros par le biais du Fonds commun sectoriel pour l’éducation.

Nos projets concernaient d’autre part l’agriculture et l’environnement, domaine considérablement monté en puissance dans le cadre des financements par l’AFD. Il ne s’agissait pas d’éléphants blancs mais de projets tout à fait concrets. J’ai visité au mois de mai, dans la région d’Agadez, le lieu de réalisation d’un programme d’irrigation de 67 millions d’euros qui a permis à plus de 80 000 personnes de passer d’une agriculture de subsistance à une agriculture leur permettant non seulement de se nourrir mais de commencer à créer une industrie locale. Nous poursuivions aussi l’aide alimentaire et d’importants projets de pôles ruraux, et nous soutenions une dizaine d’organisations paysannes locales à l’activité tangible. J’entends souvent dire que ces grands projets seraient très vaseux. Je puis vous assurer que ce que nous faisions était tout ce qu’il y a de plus concret et que ces projets servaient directement la population.

Notre troisième domaine d’intervention était l’énergie, sans laquelle il n’y a pas de développement économique possible. Environ 30 % du territoire nigérien est équipé en électricité. Une des priorités du gouvernement du président Bazoum était de mettre en œuvre à marche forcée des projets de développement d’énergie solaire. Une centrale avait été inaugurée à Niamey au mois de juillet, qui ne fonctionnait pas encore quand le coup d’État a eu lieu. Elle a été mise en service depuis lors, dans des conditions loin d’être optimales sur le plan de la sécurité, mais elle permet à plus de 500 000 habitants de la région de Niamey d’avoir de l’électricité. Une autre centrale solaire en cours de construction à Agadez aurait permis d’assurer le développement énergétique de toute cette région. Au travers de l’AFD, de nombreux projets de construction de transformateurs devaient aussi être menés à bien.

L’AFD intervient aussi sur l’accès à l’eau. À Zinder, où vivent 500 000 habitants, un très important projet d’infrastructure était en cours, destiné à améliorer sensiblement la qualité de l’eau. Les extraordinaires nappes phréatiques du Niger font de ce pays l’un des endroits au monde où les réserves d’eau douce sont les plus grandes. Il y a quelques millions d’années, cette région était un lac immense et de considérables quantités d’eau sont disponibles qui ne sont pas très profondément enfouies. À Niamey, où la Société nigérienne de traitement de l’eau était partenaire de Véolia, la qualité de l’eau, de l’avis des experts, est la meilleure de l’Afrique de l’Ouest, et la moins chère, les Nigériens le disant eux-mêmes. De nombreux autres projets opérés par le biais de la coopération décentralisée ont permis à des dizaines de milliers d’habitants de nombreux villages d’avoir un accès à l’eau exceptionnel.

En matière d’accès à la santé enfin, la France n’était pas le premier opérateur direct – c’est l’Organisation mondiale de la santé –, mais l’un des principaux contributeurs au Niger pour tous les programmes, particulièrement dans quelques secteurs considérés comme prioritaires : la santé de la mère et de l’enfant pour réduire la mortalité infantile, et la santé sexuelle et reproductive en raison de volonté du gouvernement et du président Bazoum de prévenir les grossesses précoces. Avec 7,8 enfants par femme, le Niger a le taux de fécondité le plus élevé au monde et, comme beaucoup de Nigériens, le président Bazoum considérait que l’on ne pouvait mettre en œuvre avec succès un programme de développement sans réguler la natalité. Au moment de l’indépendance du Niger, sa population était un peu inférieure à 3 millions d’habitants. Elle est de 25 millions aujourd’hui ; au rythme actuel, elle sera de 50 millions en 2030 et de 100 millions en 2070. C’est un problème fondamental pour le développement du pays.

M. Loïc Kervran, président. Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, pour cette présentation. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupe.

Mme Patricia Lemoine (RE). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie pour cette analyse, dont certains éléments sont inquiétants pour l’avenir. Au nom du groupe Renaissance, je salue votre engagement, qui vous a conduit à représenter dignement la France malgré le danger intense auquel vous étiez exposé. Dès votre installation à Niamey, en septembre 2022, vous aviez fait de la lutte contre le sentiment anti-français une priorité, dénonçant les professionnels de la manipulation et du populisme qui exacerbent les tensions et le ressentiment à l’égard de la présence française au Niger.

Dans ces manœuvres, quel rôle joue la Russie, qui cherche à étendre son influence au Sahel par divers moyens, de la coopération commerciale à l’organisation de grands sommets Russie-Afrique, et qui occupe le champ informationnel de manière particulièrement agressive ? La milice Wagner n’a eu de cesse, en plus de ses activités militaires, de diffuser des éléments de propagande pro-russe, et vous avez mentionné la présence de drapeaux russes lors du soulèvement. Publication de fake news en série sur les réseaux sociaux, financement d’influenceurs opposés à la présence française au Sahel pour renforcer l’hostilité à notre égard… Quel regard portez-vous sur cette stratégie de désinformation et de manipulation de l’opinion ? Pourquoi fonctionne-t-elle ? Comment évoluera-t-elle après le départ précipité des troupes françaises et la disparition d’Evgeni Prigojine, qui a eu d’importantes conséquences sur la structuration du groupe Wagner en Afrique ?

M. Sylvain Itté. Avant même d’arriver au Niger, le cœur du travail qui m’avait été demandé par la Ministre des affaires étrangères et par le Président de la République dans mes fonctions d’envoyé spécial pour la diplomatie publique en Afrique était justement de me pencher sur la désinformation et la manipulation sur les réseaux sociaux. C’était en 2020. Nous avions constaté que nous nous étions laissés complètement déborder et que nous n’arrivions plus à maîtriser ces agissements. Il m’a été demandé d’établir un diagnostic et de réfléchir à la manière de lutter contre ces façons de faire. Nous sommes très loin d’avoir endigué le phénomène même si de gros efforts et des mesures efficaces ont été pris depuis lors : nous avons seulement un peu résisté.

On parle souvent de « sentiment anti-français » et à mon sens, ce n’est pas le terme exact. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas un sentiment anti-français qui pourrait trouver sa source dans certains comportements de la France – et d’autres, d’ailleurs. Le président Bazoum me disait souvent : « Le problème, c’est que l’on vous reproche aujourd’hui une Françafrique qui n’existe plus depuis vingt ans ». C’est d’ailleurs pourquoi nous avons été chassés du Mali, du Burkina et du Niger : si nous avions utilisé les outils de la Françafrique, nous ne serions pas partis. Nier un sentiment anti-français serait ignorer la réalité, mais je préfère utiliser le terme « discours antifrançais ». Ce n’est pas la même chose, parce qu’au Niger comme au Mali et au Burkina-Faso, ce discours a été organisé et découle d’une stratégie mise au point avec certaines personnes dont je peux citer les noms. Il y a le franco-béninois Kémi Séba, condamné en France pour propos antisémites et violences et dont les liens avec Wagner ont été établis – il les a lui-même reconnus. Il y a aussi Nathalie Yamb, Suisso-camerounaise qui se fait appeler « la dame de Sotchi » puisqu’elle s’est illustrée lors du sommet de Sotchi en 2019 et qui tient un discours d’une extrême violence à l’encontre de la France principalement. Il y a encore le franco-camerounais Franklin Nyamsi, professeur de l’Éducation nationale française dans un lycée à Rouen dont le fonds de commerce est d’attaquer la France. Les deux derniers cités ont été les conseillers de Guillaume Soro dont on connaît les liens étroits qu’il entretient avec la Russie en Afrique, d’ailleurs passé par Niamey il y a dix jours pour proposer, on le suppose les services du groupe Wagner. Si ce groupe n’est pas encore au Niger, c’est que ce n’est pas une ONG : il ne fonctionne que si ça lui rapporte, et pas grand-chose ne rapporte aujourd’hui au Niger.

Pour avoir étudié la stratégie russe au Sahel et en Afrique depuis trois ans, j’ai constaté un avant et un après-guerre en Ukraine. Jusqu’au déclenchement de cette guerre, les Russes menaient une propagande anti-française mais c’était une propagande anti-européenne et anti-occidentale, et si nous étions les premiers visés c’est pour être les plus présents et les plus visibles dans un certain nombre de pays africains. La stratégie des Russes est celle du désordre et du coucou. Ils ne sont pas les instigateurs des mouvements, ils n’en ont ni les moyens ni l’envie. Ils parviennent à financer certaines personnes, on l’a vu au Niger, et déjà au Mali. Ils achètent des gens pour alimenter les outils extraordinaires que sont leurs fermes à trolls, et leur réseau de désinformation leur coûte très peu cher. On a vu les premières expérimentations de désinformation russes à Madagascar au moment des élections présidentielles ; Kémi Séba y était d’ailleurs venu.

Une très bonne enquête de journalistes de France 5 a montré que des gens sont payés pour alimenter entre cinq et vingt comptes anti-français chacun. Depuis quelques mois, on a vu apparaître des fermes à trolls animées par des algorithmes d’intelligence artificielle. Je l’ai perçu très nettement au Niger, où des comptes sont capables de dialoguer et d’interagir avec les personnes à partir de mots-clés. La stratégie des Russes est extrêmement déstabilisatrice parce qu’ils appliquent le vieux principe du KGB « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ». Des énormités sont mises en ligne sur les réseaux sociaux, et il suffit que 10 % de ceux qui prennent connaissance de ces monuments de désinformation les croient pour que le mal soit fait. C’est une machine infernale que nous avons énormément de mal à combattre. Je l’ai constaté au Niger, où j’en ai été la cible dès mon arrivée parce que les Russes m’avaient identifié dans mes fonctions précédentes.

Aujourd’hui encore, à supposer que j’écrive un tweet aussi insignifiant que « Jeudi, il fait beau à Paris », je reçois immédiatement vingt-cinq messages dans lesquels je suis traité de néo-colonialiste. Le ministère des armées et le Quai d’Orsay ont réussi à stopper certaines opérations de désinformation lancées contre moi et contre la France, notamment pendant la crise nigérienne, mais ce combat est extrêmement difficile à gagner. Les Russes sont dans une logique du chaos. Ils n’ont aucunement l’intention de s’installer en Afrique ni d’y prendre des ressources minières – exceptés l’or et le diamant qui sont faciles à extraire et cela, c’est Wagner. Ils n’ont pas de stratégie d’influence à court, moyen ou long terme sur ce continent mais, notamment depuis le début de la guerre en Ukraine, ils ont engagé une politique du chaos et de la désorganisation qui, malheureusement, fonctionne assez bien.

M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur l’ambassadeur, alors que les violences contre les intérêts français se multipliaient, vous et vos collaborateurs êtes restés fidèles au poste et avez accompli votre devoir jusqu’au bout. Au nom de mon groupe, je vous témoigne notre profond respect et notre gratitude. Après l’évacuation de notre ambassade à Khartoum, c’est la deuxième fois en un an que nous devons exfiltrer un ambassadeur et son personnel du sol africain. L’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis en Libye, en septembre 2012, nous rappelle que ces situations peuvent mal se terminer. Nous nous félicitons de l’efficacité des services qui ont mené ces exfiltrations à bien, mais il est légitime de se demander comment nous en sommes arrivés là.

Il faut le reconnaître : en raison des populations concernées, de puissances extérieures telles que la Russie et la Chine ou encore de sa politique étrangère, la France perd petit à petit son influence en Afrique, notamment en Afrique francophone. Nous ne parvenons plus à être informés en amont des événements capitaux que sont les coups d’État et nous avons du mal à contrer la propagande anti-française, vous l’avez dit. Aviez-vous, vous-même, décelé les faits annonciateurs de ce coup d’État ? Aviez-vous prévenu Paris ? La France a semblé étonnée de la survenue de cet événement – n’aviez-vous pas été écouté ? Pouvez-vous nous dire comment l’exfiltration a pu se dérouler et se conclure sans drame ?

M. Sylvain Itté. « La France perd son influence en Afrique » est une déclaration qui me met mal à l’aise. Le terme « influence » n’est pas le bon : on n’a pas à être influents en Afrique, on a à y construire des partenariats utiles à chacun. D’autre part, le continent compte cinquante-quatre pays et il reste à préciser de quelle Afrique on parle en disant que la France « y perd son influence ». J’ai été ambassadeur en Angola, qui n’est pas un pays francophone et avec lequel nous avons connu des moments compliqués au moment d’une guerre civile qui était en réalité la transposition dans ce pays du conflit Est-Ouest. Je peux vous assurer que dans toute l’Afrique australe, toute une partie de l’Afrique de l’Est et beaucoup de pays, la France, loin d’avoir « perdu son influence », est très présente et recherchée. Il faut sans doute se demander pourquoi on en est arrivé là dans la partie francophone de l’Afrique, qui est elle-même très diverse. Mais pour être né au Mali, être allé en Afrique australe et en Afrique centrale, avoir été ministre-conseiller au Cameroun, chef du cabinet du ministre de la coopération et ambassadeur au Niger, j’ai quelques idées sur l’Afrique et à mon avis le sujet est plus complexe qu’une question d’« influence ».

J’en viens aux conditions de mon exfiltration. Les putschistes m’avaient déclaré persona non grata parce que cela permettait d’entretenir leur rhétorique. En même temps, ils ne souhaitaient pas mon départ. Le coup d’État s’étant fait d’une certaine manière « à l’insu de leur plein gré », ils n’avaient pas grand-chose à proposer, si bien que leur seul carburant politique, qui est un carburant populiste, était de désigner la France comme la raison de tous les maux. C’est pourquoi ils ont demandé le départ de nos forces, alors même que la moitié des putschistes étaient présents le 14 juillet à la Résidence – et ce jour-là, le général Toumba, ministre de l’intérieur, était quasiment tombé dans mes bras en me disant combien extraordinaire était la politique française en Afrique en matière de sécurité. Précédemment, lors de la visite au Niger du chef d’état-major des armées, le même général Toumba, qui avait été commandant des forces opérationnelles à Ouallam où se trouvaient les forces françaises, avait longuement expliqué que nous devions rester là et qu’il fallait montrer aux Maliens et aux Burkinabés que le système de coopération avec la France était celui qu’il fallait mettre en œuvre.

En réalité, une fois que j’étais parti, les putschistes n’avaient plus de carburant politique, ou en tout cas un de moins. Aussi, entre le moment où le président de la République a annoncé le départ des forces et le mien, et celui de mon départ effectif, 48 heures se sont écoulées pendant lesquelles les autorités nigériennes ont tout fait pour m’empêcher de partir et ont organisé mon départ pour qu’il soit le plus humiliant et le plus agressif possible. Une voiture de police devait m’attendre à la sortie de l’ambassade, des policiers devaient me menotter pour que l’on m’emmène à l’aéroport civil – ils avaient refusé que je parte de l’aéroport militaire – en passant par le fameux rond-point Escadrille où se trouvaient tous les manifestants et où Kémi Seba, opportunément arrivé le lundi matin, expliquait à la foule qu’il venait soutenir les putschistes et me régler mon compte. Tout cela a été extrêmement difficile à gérer, et si les choses se sont terminées correctement, c’est parce qu’ils savaient que s’ils allaient trop loin cela pouvait mal finir pour eux. Redoutant une intervention française, ils ont fini par considérer que le jeu n’en valait pas la chandelle. Mais la tension a été vive jusqu’à la dernière minute.

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, et à travers vous l’ensemble du personnel du corps diplomatique qui a rempli sa mission jusqu’au bout dans des conditions terribles. On ne compte plus les coups d’État dans la bande sahélo-saharienne alors même que nous disposions de milliers de soldats sur le terrain et que tous nos services de renseignement étaient présents. Comment peut-on expliquer une telle faillite de nos services ? Quels étaient les liens entre l’ambassade et les services ? Nous avions auditionné, également à huis clos, le directeur général de la DGSE, selon lequel, au Mali, l’ambassade n’avait rien vu. Qu’en est-il au Niger ? D’autre part, comment s’est passée la coordination entre l’Élysée, le ministère des affaires étrangères et celui de la défense dans les quelques jours qui ont suivi le coup d’État ? Des décisions ont été prises qui ont mis en péril certains de nos soldats isolés, qui ne pouvaient plus être approvisionnés. Comment tout cela a-t-il été anticipé et coordonné ?

Vous nous avez parlé de l’influence russe. Soit. Mais les troupes américaines restent au Niger sans être éjectées par les putschistes. Comment les Américains ont-ils réussi à négocier cela avec les Russes si, comme vous nous le dites, ils sont les maîtres du jeu ? Et si ce ne sont pas les Russes, comment l’influence russe s’exerce-t-elle pour faire partir la France mais pas les États-Unis ? Comment les Américains ont-ils réussi à conserver une base essentielle à leur présence en Afrique mais pas nous ? Enfin, comment se passent les discussions pour permettre le retrait de nos soldats dans le bon ordre et en sécurité ?

M. Sylvain Itté. Voilà qui me donne l’occasion de revenir sur une question à laquelle je n’avais pas répondu : « Pourquoi n’avez-vous rien vu ? ». C’est que ce coup d’État est dû à un paramètre que personne ne pouvait imaginer : l’implication directe de l’ancien président Issoufou, dont on peut avancer sans grand risque de se tromper qu’il a fomenté ou pour le moins accompagné le coup d’État contre son successeur.

Pourquoi les services de renseignement n’ont-ils rien vu venir ? Au Niger comme au Mali et au Burkina-Faso, la DGSE, était entièrement tournée vers la lutte contre le terrorisme. C’est la mission qui lui avait été donnée en partenariat avec les services de renseignement nigériens, puisque nous n’étions pas là pour mener cette guerre sans y associer les autorités locales dans le cadre d’un partenariat stratégique d’égal à égal. Avec le recul, on peut se demander s’il n’aurait pas fallu disposer de plus d’antennes dans le système politique nigérien. Mais j’aurais tendance à vous dire que nous avions ces antennes, grâce aux deux collaboratrices qui m’accompagnent ici et dont je vous assure qu’elles connaissent la société civile nigérienne comme peu de monde. Nous avons vu s’établir une distorsion entre le président Bazoum, homme éclairé qui avait une vision pour son pays mais qui était sans doute en décalage assez marqué avec le reste de sa société, et une administration nigérienne d’une très grande faiblesse au-delà même des questions de corruption. Le président Bazoum traçait son chemin avec des idées claires, par exemple au sujet de l’éducation des filles, je vous l’ai dit. Mais ses idées n’avaient rien d’évident pour la partie patriarcale traditionnelle de la société nigérienne, qui ne voulait pas entendre parler de pas pouvoir marier ses filles à 12 ans. Il s’est donc heurté à des gens, a peut-être eu des paroles maladroites ou qui ont semblé l’être, et il s’est progressivement coupé de la réalité du pays.

D’autre part, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, le PNDS-Tarayya, créé par M. Bazoum avec M. Issoufou, était devenu un parti pour une part extrêmement corrompu et directement lié au trafic du pétrole géré par les Chinois. Une des raisons du coup d’État est que le président Bazoum, dans la perspective d’une augmentation importante de la rente pétrolière – le pays devait passer de 20 000 à 120 000 barils par jour avec le pipeline partant des zones de production jusqu’au port de Cotonou –, s’est attaqué à dater du mois de mars à la gouvernance pétrolière. Le jour du coup d’État devait se tenir un conseil des ministres pour créer une nouvelle société pétrolière dont le gouvernement nigérien aurait été majoritaire, et le président Bazoum avait refusé que le directeur général soit celui qui lui était proposé par le ministre du pétrole et qui n’était autre que le fils Issoufou.

Notre analyse était que le président Bazoum rencontrerait des difficultés dans un an, quand, entrant dans la deuxième partie de son mandat, il devrait rendre des comptes sur ce qu’il avait promis et ce qui n’avait pas été fait, mais nous n’imaginions pas un instant que Issoufou enverrait le chef de la garde présidentielle, son homme, renverser celui qui était son camarade de parti depuis trente ans. Nous avons effectivement failli, mais pas grand monde n’imaginait un tel scénario.

La coordination entre les services de l’État s’est faite rapidement. Le président de la République était en voyage dans le Pacifique, ce qui a compliqué les choses : avec le décalage horaire, nous avons eu des difficultés à recevoir ses instructions au cours des premières heures qui ont suivi le coup d’État. Mais je l’ai eu au téléphone le lendemain et il a été extrêmement présent. Le jour de l’attaque de l’ambassade, nous sommes passés à deux doigts d’une catastrophe puisque nous avions tiré toutes nos munitions non létales et que je venais de donner au chef de la sécurité l’autorisation de tirer – je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que signifie de donner cette autorisation parce que la vie de 70 à 80 personnes dans l’ambassade était menacée. À ce moment, j’ai appelé l’ancien président Issoufou, dont il était évident pour moi qu’il était dans le coup, pour lui dire d’agir sur les militaires pour arrêter le mouvement des 6 000 personnes qui nous attaquaient. Alors que je venais de raccrocher après mon troisième appel à Issoufou, le président de la République m’a téléphoné pour me demander ce qu’il pouvait faire. Qu’il appelle à son tour Issoufou me semblait la clé de tout. C’est ce qu’il a fait, et il a été convaincant : dix minutes plus tard, le général Modi, numéro 2 de la junte, était devant l’ambassade pour calmer les troupes, et dans les dix minutes suivantes tout le monde était parti. Les éléments de preuve sont donc assez flagrants.

Vous dites que les décisions prises ont mis des troupes françaises en danger. Mais il faut garder en tête la différence avec ce qui valait lors des opérations Barkhane et Sabre, les forces françaises au Niger étaient totalement intégrées aux unités nigériennes pour combattre à leurs côtés. Pas un seul soldat français ne sortait du camp si ce n’est dans le cadre d’une instruction opérationnelle donnée par les forces nigériennes. Aucune opération militaire française ne se faisait hors du cadre de partenariat avec les troupes nigériennes, où que nos troupes soient stationnées. Même la base aérienne projetée française n’était pas une base française mais un espace dans la base nigérienne, et les forces opérationnelles stationnées à Ouallam et à Tabaré n’étaient pas dans des camps français mais avec leurs camarades nigériens. On a du mal à imaginer aujourd’hui comment des soldats nigériens qui, huit jours auparavant, se battaient aux côtés des soldats français ont retourné contre eux leurs canons de 75.

Il y a sans doute des enseignements à tirer de tout cela. Cependant, on a souvent reproché à la France de mener ses opérations militaires, telles Barkhane, sans tenir compte de la souveraineté des États concernés. Au Niger, nous faisions l’inverse, et c’est d’ailleurs pourquoi la force ne s’appelait plus « Barkhane » : c’étaient les forces françaises au Sahel, intégrées aux forces nigériennes.

Les États-Unis, pour garder leur base d’Agadez, ont placé la libération du président Bazoum et le retour à l’ordre constitutionnel au bas de leurs priorités ; certains pays européens n’ont d’ailleurs pas fait mieux. On reproche souvent à la France d’avoir soutenu des régimes considérés comme illégitimes ; en l’occurrence, nous soutenions un président élu légitime. Le secrétaire d’État Anthony Blinken était venu à Niamey, tout comme sept ministres allemands ou européens en un an. Tout le monde venait voir le président Bazoum, et chacun sortait de ses entretiens avec lui en faisant son éloge. Les Américains ont cru pouvoir faire ami-ami avec la junte, notamment avec le général Barmou, formé aux États-Unis et ancien chef des opérations spéciales. Ce faisant, ils ont commis la même erreur que nous, croyant que parce qu’il avait été formé aux États-Unis il leur était acquis, ce qui n’est pas le cas du tout. À ce jour, les Américains ont divisé leur effectif par deux : ils avaient 1 100 personnes, ils en sont à la moitié et ils se posent sérieusement la question de savoir s’ils vont rester sur leur base d’Agadez, car il n’est pas question pour eux d’aller sur le terrain et il n’y aura plus de militaires français pour le faire à leur place. Il n’est donc pas impossible que les Américains quittent un jour le Niger. Nous connaissions bien le contingent italien, qui se limitait à des programmes de formation ; les Allemands faisaient également de la coopération et de la formation, mais ils ne sont jamais sortis sur le terrain. En bref, des États qui étaient les premiers à soutenir Bazoum ont été les premiers à l’abandonner.

Sur les conditions de désengagement des forces, mieux vaudrait interroger l’état-major mais, pour m’en être entretenu hier encore avec le commandement des forces, je sais qu’il s’est fait dans les meilleures conditions possibles, les militaires nigériens nous ayant laissés partir parce qu’ils craignaient une intervention militaire. Je crois savoir qu’aujourd’hui ne restent plus que 300 militaires français sur la base de Niamey, des logisticiens qui assurent le démontage et le désengagement complet. L’ensemble des matériels sensibles, hélicoptères et drones ont été rapatriés au terme d’une importante rotation d’hélicoptères. Les Nigériens nous interdisant de passer par Cotonou, tous les véhicules blindés lourds ont dû traverser le Niger. L’opération devrait être terminée, dans de bonnes conditions, à Noël.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Monsieur l’ambassadeur, je m’associe, au nom de notre groupe, à l’hommage rendu à votre action et à l’ensemble du personnel de notre ambassade à Niamey. Nous avons depuis longtemps de belles preuves du rôle du corps diplomatique : je pense à ce que vous avez fait au Niger, je pense aussi à votre collègue Martinon qui a dû gérer le départ d’Afghanistan dans les conditions que l’on connaît. C’est une très belle image de la France.

Je vous interrogerai sur les causes plus générales du coup d’État. Mis à part la gestion de l’activité pétrolière et le rôle du président Issoufou, pensez-vous que les tensions tribales ou en tout cas la composition ethnique du Niger ont joué un rôle ? Selon la presse française, le président Bazoum aurait payé le fait d’être issu de la frange arabe de la population ; qu’en pensez-vous ? D’autre part, ce que vous avez dit de son engagement en faveur de l’éducation des jeunes filles m’a fait penser à la fin du shah d’Iran, qui essayait d’avancer à marche forcée, ce qui avait heurté une partie de la population traditionnelle iranienne. Enfin, quels intérêts de la France au Niger doivent être préservés, même si on a probablement surévalué le rôle des coopérations économiques et si l’uranium des mines d’Arlit est loin d’être aussi stratégique qu’on a bien voulu le dire ?

M. Sylvain Itté. Il ne faut ni surévaluer ni sous-estimer les tensions tribales et ethniques. Le Niger se distingue des autres pays de la région par une intégration ethnique notable. À la différence de ce qui vaut au Mali notamment, on y voit de nombreux mariages inter-ethniques. Ce n’est pas un sujet fondamental. Cela étant, il y a deux grandes familles au Niger, les Haoussas et les Zarmas. La région de Niamey est principalement peuplée de Zarmas. En gros, le pouvoir économique est aux Haoussas et le commandement supérieur des armées va souvent aux Zarmas ; le général Modi est un Zarma. Niamey était depuis toujours majoritairement opposée à Bazoum : il n’a obtenu que 22 % des voix aux élections présidentielles de 2021 et, au moment du coup d’État, certains milieux zarmas de Niamey ont pu penser qu’avec l’arrivée de Modi au pouvoir, même si Tiani est un Haoussa, ils pourraient peut-être prendre certains postes qui leur avaient échappé jusqu’alors. Mais ces questions n’ont pas été au cœur des événements.

M. Bazoum est effectivement arabe, et certains contestent sa nationalité nigérienne : ainsi du colonel malien Maïga le disant libyen lors de l’assemblée générale des Nations unies de 2022. C’était un élément de fragilité réel pour Bazoum qui n’a pas de base électorale ethnique. Certains disent aujourd’hui, et je ne suis pas loin de partager cette analyse, que si Issoufou a choisi Bazoum pour lui succéder face à un autre candidat, Hassoumi Massaoudou, c’est précisément parce que Bazoum appartenait à la minorité arabe et que, sans base électorale importante, il ne pourrait jamais vraiment le concurrencer sur les plans électoral et politique. En résumé, ces questions ne sont pas déterminantes mais elles jouent un rôle assez important.

Les intérêts économiques de la France dans la région et au Niger en particulier sont quasiment nuls. Il n’y a pratiquement plus d’entreprises françaises ni européennes dans le pays. Malheureusement, le plan de retour des entreprises européennes au Niger, qui était sur le point d’aboutir, avec la création d’une zone franche où plusieurs entreprises européennes avaient été convaincues de venir s’installer, va tomber à l'eau. Aujourd’hui, les principales entreprises qui ont des intérêts économiques au Niger sont, de très loin, chinoises, et on trouve des Turcs dans le bâtiment et les travaux publics. La France n’y avait quasiment plus d’intérêts.

On entend répéter inlassablement « l’uranium, l’uranium ». Mais Orano s’apprêtait à exploiter une nouvelle zone de forage dans des conditions d’extraction extrêmement compliquées qui allaient demander plus de 100 millions d’euros d’investissement auxquels devaient s’ajouter 40 millions d’euros de projets de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), dont les internats pour jeunes filles, l’entreprise finançant une partie de ces projets. Aujourd’hui, l’uranium nigérien représente de 10 à 14 % de la production d’Orano, et les coûts d’exploitation, extrêmement élevés, allaient coûter plus cher encore étant donné la difficulté des méthodes d’extraction à mettre en œuvre au cours des années à venir pour les nouveaux gisements. C’est pourquoi les sociétés étrangères ne se bousculaient pas pour remplacer Orano. La ministre des mines du président Bazoum avait approché les Chinois pour leur demander de faire une offre pour l’exploitation d’une mine d’uranium en concurrence avec Orano. Selon mes informations la Chine était disposée à travailler dans l’uranium au Niger, mais à condition que ce soit avec nous. Aujourd’hui, il n’y a personne, et Orano n’est pas la cible de campagnes d’attaques pour l’instant : les putschistes savent pertinemment qu’il n’y a personne pour les remplacer.

Nos intérêts stratégiques se comprenaient dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, sur laquelle nous pourrons revenir.

M. Christophe Blanchet (Dem). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie, au nom du groupe démocrate, pour le courage et sang-froid dont vous avez fait preuve avec vos équipes, et pour les éclaircissements que vous nous avez apportés. La clarté de vos propos et votre franchise rendent cette audition passionnante comme rarement. Qu’est-ce qui vous a fait prendre conscience que le coup d’État était joué ? Vous avez décrit le discours anti-français perceptible et évoqué les réseaux sociaux. J’ai eu des contacts avec beaucoup d’expatriés dans différentes régions d’Afrique ; ils disent faire le constat, dont je ne sais s’il reflète la vérité, que le discours antifrançais s’entend même sur France 24. Qu’en pensez-vous ? Vous avez mentionné l’abrogation par le général Tiani de la loi réprimant le trafic de migrants. C’est une déstabilisation à terme de l’Europe et de la France qui s’annonce, avec l’arrivée prévisible de flux sans doute organisés par des mafias. Selon vous, cette manœuvre est-elle uniquement motivée par des raisons économiques et politiques ou est-elle influencée par le pays tiers dont vous avez montré les drapeaux frais sortis de leur emballage ?

M. Sylvain Itté. Au troisième jour, lorsque je me suis rendu compte du rôle trouble d’Issoufou, j’ai compris que les choses seraient très compliquées. Sans reprendre le déroulement complet des événements, je rappellerai que dès le 30 juillet, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a condamné le coup d’État et fixé un ultimatum aux putschistes, avec menace d’intervention militaire pour rétablir le président Bazoum. On a reproché à la France d’avoir été isolée en ne prenant pas le train des putschistes en marche. En tant que citoyen, je suis très fier de ce que nous avons fait. Le président de la République m’a demandé plusieurs fois si je voulais rester ; je suis resté parce que j’estimais de notre responsabilité d’agir autrement que les Américains et que certains partenaires européens.

Au sujet du discours anti-français, je le dis sans ambages, l’attitude de France 24 et RFI est parfois sujette à interrogations. J’avais demandé plusieurs fois au président Bazoum pourquoi il interdisait les manifestations de l’opposition, notamment du Mouvement M62 – prétendument un mouvement de citoyens et de défense de la société civile, mais dont les leaders ont en grande partie été achetés par les Russes. La raison est qu’il avait autorisé une manifestation du M62 le 19 septembre 2022, que vous pouvez retrouver sur les réseaux sociaux. Réunissant entre mille et 1 500 personnes, avec des drapeaux russes partout et une mise en scène clairement dirigée contre Bazoum, elle a été retransmise immédiatement par France 24 et RFI avec pour commentaire : « Le peuple nigérien se soulève contre le régime ». Bazoum me disait : « J’autoriserai les manifestations le jour où France 24 arrêtera de présenter les manifestations avec des drapeaux russes comme étant la réalité de la société nigérienne ». Nous lui expliquions alors que chez nous les journalistes ont la liberté de leurs propos.

Je vous donnerai un autre exemple. Après le coup d’État, une équipe de France 2 est venue. Prise en charge par le directeur de la communication des putschistes qui n’est autre que le porte-parole de la junte – vous savez, cet aviateur à lunettes qui arbore fièrement l’insigne de l’École de guerre française – elle a été baladée partout par les militaires. Un jour, une première manifestation a été organisée dans le stade de Niamey, qui compte 28 000 places ; le stade était plein – ce qu’on ne dit pas, c’est que pour partie les gens ont été payés pour venir, mais certains étaient là volontairement. Quelques semaines plus tard, une deuxième manifestation a eu lieu dans le même stade, à laquelle les journalistes de France 2 avaient été invités, et amenés par les militaires. Ce jour-là, il y avait moins de 9 000 personnes. L’équipe de France 2 a filmé l’événement, les commentant en disant : « Grande manifestation à Niamey, le stade est plein, avec 22 000 personnes ». J’ai eu les journalistes au téléphone pour leur demander où ils avaient vu ces 22 000 personnes dans un stade de 28 000 places dont ils avaient pu constater qu’il était aux deux tiers vide. D’où avaient-ils sorti ce chiffre ? La réponse a été : « C’est celui que l’on nous a donné ».

Cet exemple de la manière dont la presse, notamment française, a couvert le coup d’État et ce qui s’en est suivi est intéressant, parce que s’il ne fait aucun doute qu’une partie de la population soutient les putschistes, notamment à Niamey, ville zarma qui a toujours été contre le PNDS et contre Bazoum, les manifestations, à l’exception d’une, n’ont jamais réuni plus de 4 500 personnes. Ceux qui connaissent l’Afrique savent que jour et nuit, toute l’année, il y a toujours des milliers de personnes sur les ronds-points. Or, des journalistes arrivent et, montrant des ronds-points, disent : « Voyez la foule » ! Effectivement 300 à 400 personnes « manifestaient » avec des panneaux à la teneur incroyable – « Wagner = la liberté », « La Russie c’est le progrès » – cependant que 3 000 ou 4 000 autres personnes passaient par là, pour qui c’était un moment de fête.

Enfin, je ne sais si l’abrogation de la loi criminalisant le trafic de migrants était programmée ou si elle a été suggérée par les Russes, mais même si elle n’a pas été suggérée, elle était dans la tête de ses auteurs depuis un moment déjà. Ils sont dans une situation financière terrible : ils n’ont plus d’argent et un sommet de la Cedeao va se tenir le 10 décembre qui devrait reconduire les sanctions. Ils sont donc pris à la gorge, et cette manœuvre tend à faire pression sur l’Europe, en espérant que les Européens demanderont à la Cedeao de modérer son ardeur, sans quoi les putschistes rouvriront les vannes d’émigration vers l’Europe. De plus, ce trafic est une source de revenus importante.

M. Loïc Kervran, président. Vous avez indiqué dans une interview avoir reçu beaucoup de soutien de Nigériens au moment de l’attaque, et vous avez rappelé tout à l’heure le rôle qu’ont joué les gardes nigériens de l’ambassade. Pourtant, un journaliste déclarait, dans un reportage diffusé par l’un des médias que vous citiez, que « le sentiment anti-français est unanime » avant de donner la parole à deux personnes disant : « La France n’a jamais rien fait pour nous, ça n’a jamais rien changé, etc. ». C’est dans la ligne de ce que vous expliquiez.

Mme Anna Pic (SOC). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie vivement pour votre liberté de ton et pour les précisions que vous nous apportez. Au début du mois de juillet dernier, le groupe socialiste recevait dans les locaux de l’Assemblée nationale un collectif d’ONG travaillant depuis de nombreuses années dans la zone sahélienne, particulièrement au Niger. Elles venaient nous dire leur inquiétude devant ce qui leur semblait monter dans la société nigérienne. Vous l’avez indiqué, il s’est dit beaucoup de choses sur la présence française au Sahel et sur l’équilibre entre notre soutien militaire et notre aide au développement. Les parlementaires ayant rarement l’occasion de traiter ces sujets, nous avons demandé un débat qui a eu lieu la semaine dernière.

Ces ONG étaient venues nous demander si nous connaissions la feuille de route des troupes redéployées au Niger à la suite du retrait des forces françaises du Mali et nous alerter sur l’agitation que suscitait ce redéploiement, l’incompréhension et le ressentiment que cela faisait monter dans des populations locales parfois très éloignées des centres de décision. Nous avons souhaité poser une question écrite au Gouvernement à ce sujet ; malheureusement, le temps que cela soit fait, trois semaines plus tard, Mohamed Bazoum était renversé. Après le Mali et le Burkina Faso, le Niger devenait ainsi le troisième pays sahélien historiquement proche de la France où avait lieu un coup d’État en un temps très court. Vous avez parlé des fermes à trolls ; mais, selon vous, quels éléments structurels de nos politiques et partenariats ont donné prise à ces manipulations, qui s’appuient nécessairement sur un substrat ? Nous devons avoir un retour d’expérience. Avez-vous ressenti vous-même ce qui montait et, en ce cas, avez-vous fait remonter des informations sur l’éventuel retournement de l’opinion nigérienne quant à l’acceptation de la présence militaire française, comme semblaient le penser les ONG que nous avons rencontrées, étant donné le développement du discours anti-français ? Quelle leçon tirer de ce jeu de domino au Sahel ? Comment restaurer la confiance et les relations diplomatiques entre les pays sahéliens et la France ?

M. Sylvain Itté. Au-delà de mes fonctions d’ambassadeur au Niger, j’ai suivi de très près la présence militaire française au Sahel dans mes fonctions précédentes. Sur le fond, une armée étrangère peut-elle rester dix ans dans un pays sans qu’à un moment donné cela emporte des conséquences et qu’en tout cas elle soit mal ressentie et rejetée ? La réponse est dans la question, mais les situations au Mali et au Niger sont très différentes. Je me concentrerai sur le Niger, où nos forces étaient complètement intégrées aux forces nigériennes et où le rejet de la présence militaire française a été sinon orchestré, tout au moins largement instrumentalisé. Mais si elle a pu l’être, c’est que notre présence posait un problème. Devions-nous être présents, ne le devions-nous pas ? Cette question vaudrait sans doute un débat à elle seule. Mais à la question « Avons-nous servi à quelque chose ? », ma réponse est que du temps de la présence militaire française dans cette région nous avons quasiment réussi à endiguer les mouvements terroristes. Depuis que nous ne sommes plus au Niger, il ne se passe pas de jour sans attaques terroristes – en quatre mois, il y a eu plus de morts au sein de la population civile et des forces de sécurité qu’au cours des trois années précédentes. Donc, dire que la présence militaire française était sans résultats n’est pas vrai, et cela avec des effectifs extrêmement limités.

La présence militaire française était-elle rejetée ? Je me souviens d’un déplacement à Ouallam, ville importante où étaient les forces françaises. J’y ai entendu les représentants de la société civile qui par la suite organisaient le blocus de nos forces, expliquer avec des trémolos dans la voix combien ils sont heureux de voir l’armée française présente sur leur territoire. L’imam de Ouallam tient des propos limpides sur les grands bienfaits de la présence française aux côtés des Nigériens et demande une plus forte présence militaire française. Cela fait s’interroger.

J’avais souhaité que notre empreinte militaire soit la plus légère possible. L’état-major des armées partageait ce point de vue, et l’instruction de l’Élysée était claire : notre présence correspond uniquement à l’expression de la volonté nigérienne dans un cadre de coopération avec l’armée nigérienne, et le démontage éventuel doit être possible rapidement. C’est bien pourquoi nous aurons pu dégager la presque totalité de nos forces en trois à quatre mois, ce qui n’avait rien d’évident. J’ai toujours beaucoup insisté pour que l’on ne cède pas à la demande des autorités nigériennes de renforcer notre présence. Je me souviens de la visite, au mois de mai 2022, du président de votre commission, venu à Niamey avec la nouvelle présidente du groupe d’amitié France-Niger. Au cours des rencontres politiques qu’a eues la délégation, chacun demandait l’accroissement de la présence militaire française ; nous étions entre nous d’accord pour ne pas tomber dans ce piège et ne pas nous engager plus loin car nul ne savait comment les choses pouvaient tourner.

Comment retrouver et restaurer la confiance ? Le temps nous manque pour répondre en détail à cette question, mais il faut absolument faire la part des choses. Il serait stupide de nier le sentiment anti-français et de ne pas admettre que nous avons commis certaines erreurs de fond et de forme mais il serait illogique de jeter le bébé avec l’eau du bain et de considérer que l’Afrique dans son ensemble nous rejette. J’ai été insulté sur les réseaux sociaux. Pour 80 % d’entre eux, ces messages injurieux sont le fait de trolls ; ce sont de faux comptes. Mais j’ai reçu des centaines de messages de Nigériens, et il m’en arrive encore tous les jours. Des gens m’écrivent pour me dire « Continuez, c’est bien ce que vous faites, la France doit rester, ça passera ». Je note aussi qu’au Mali, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que le moment serait peut-être venu de se remettre à discuter ensemble, parce que l’on ne peut séparer la France et le Mali. Sans nier les erreurs commises, nous ne devons pas sombrer dans la dépression en croyant que les Africains, notamment de l’Ouest, ne veulent plus travailler avec la France, c’est entièrement faux. Je le redis, il y a cinquante-quatre pays en Afrique, et dans nombre de ces pays nous sommes attendus.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Mélanie Thomin (SOC). C’est un plaisir de vous entendre, Monsieur l’ambassadeur, et je vous remercie pour votre engagement en faveur de la représentation de la France au Niger. Y a-t-il toujours des réseaux favorables à la France dans ce pays ? Des partenariats de projets sont-ils maintenus ? Les militaires français ont formé pendant des années des militaires des pays du Sahel ; ces formations ont-elles laissé les armées sahéliennes suffisamment préparées face à l’offensive terroriste ? Au Mali et au Niger, elles sont en recul. Ainsi, la base malienne de Niafunké a été attaquée samedi dernier par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al-Qaïda. Peut-on considérer que la formation militaire des troupes par la France a été un échec, et n’est-ce pas une raison expliquant notre débâcle ?

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). La semaine dernière, le général Tiani, chef des putschistes, a fait sa première sortie à l’étranger, et il a rencontré le 23 novembre ses homologues à la tête des régimes militaires malien et burkinabé. Ces rencontres auraient en partie porté sur la lutte contre le terrorisme, dans l’idée affichée de transformer le Sahel, zone d’insécurité, en zone de prospérité. Après le retrait des troupes françaises du Niger, comment analysez-vous le risque d’évolution de la menace terroriste dans la région ? La communauté internationale pousse au retour à des régimes démocratiques au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Quelles sont les perspectives, en particulier au Niger ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). Monsieur l’ambassadeur, je rends hommage à votre courage et à votre dévouement exceptionnel. La protection des intérêts français, les négociations diplomatiques et la recherche d’informations demandent une forte implication. En l’état, vos missions sont entravées par votre éloignement du Niger. Comment s’organise votre action à distance ?

Mme Jacqueline Maquet (RE). Le coup d’État a profondément affecté les relations diplomatiques entre le Niger et la France. Cette détérioration, notamment la demande faite par le nouveau régime de voir les 1 500 militaires français quitter le territoire nigérien, s’inscrit dans une série d’événements similaires au Mali et au Burkina Faso où les Français avaient déjà été poussés vers la sortie. Cette évolution montre une hostilité grandissante à l’égard de la France, pourtant appelée il y a quelques années. Depuis le coup d’État et après la fin de la coopération militaire entre les deux pays, le Niger a connu une recrudescence des attaques djihadistes, dont une trentaine ont été recensées, entraînant la perte tragique d’au moins 210 vies, principalement le long des frontières avec le Mali et le Burkina Faso. Peut-on parler d’un échec de la stratégie militaire et diplomatique de la France et de ses opérations militaires au Sahel ? Comment notre pays, autrefois considéré comme le principal allié de ces pays dans la lutte contre le djihadisme, en est venu à être considéré comme indésirable ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). L’enseignement supérieur est la meilleure des armes pour le développement et contre l’obscurantisme. Le Niger, un des pays lauréats du premier appel à projets du programme Partenariats avec l’enseignement supérieur africain, est absent de la deuxième édition. L’institut de recherche pour le développement (IRD) était présent au Niger depuis 1957, s’occupant notamment de la recherche sur l’eau et de la sécurité alimentaire ; pour des raisons sécuritaires, la France a suspendu toutes ses coopérations scientifiques avec le Niger. Quel est l’état des lieux des relations ou des partenariats universitaires et scientifiques ? Comment envisagez-vous le futur de ces coopérations essentielles ?

M. Karim Ben Cheikh (Écolo-NUPES). Je peux témoigner de l’importance du travail accompli par notre représentation diplomatique au Niger, notamment pour l’évacuation de nos ressortissants. Je les ai accueillis à leur retour en France et tous ont témoigné de la mobilisation de l’ambassade ; je vous en remercie. Vous nous avez dit que nous ne pouvons nier nos erreurs, mais qu’elles ont-elles été ? Vous nous avez rapportés une de vos conversations avec le président Bazoum, selon qui on nous reprochait une politique que nous avions abandonnée depuis vingt ans. Mais n’avons-nous pas abandonné au passage les moyens qui allaient avec cette politique ? Voyez la disparition du ministère de la coopération, celle de l’assistance technique, celle de nos moyens d’intervention en subventions, toutes décisions que vous avez suivies de très près. On s’essaye à une reconstruction avec Expertise France et une petite remontée de l’aide publique au développement (APD). Les 767 millions d’en-cours que vous mentionniez tout à l’heure représentent l’APD versée au Niger au cours des dix dernières années, soit environ 0,62 % de notre APD totale et, pendant la dernière décennie, 2,6 milliards d’euros, soit 2,3 % de notre APD totale, ont été versés au Sahel. Il faut remettre les chiffres en perspective. La Françafrique, était-ce bien cette politique qui a effectivement été abandonnée ? A-t-on su reconstruire quelque chose, réallouer ces moyens ? Enfin, tout le monde a salué votre efficacité en tant que diplomate. Pourtant, il a été dit par une réforme que le métier de diplomate n’existe pas ; peut-être qu’en regardant ce que vous faites sur le terrain, on se rendrait compte qu’il existe bel et bien.

M. Frank Giletti (RN). Une entreprise de ma circonscription qui commerçait avec le Niger et qui avait notamment Orano pour client se trouve dans une situation économique difficile. Des mesures d’aide existent-elles pour les entreprises françaises qui comme celle-là ont des créances, doivent payer leurs salariés et n’ont plus de recettes ?

M. Sylvain Itté. Oui, des réseaux au Niger nous sont encore favorables et des projets sont maintenus. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons reconstitué à Paris une ambassade hors les murs, et nous ne chômons pas. Sur place, de nombreux Nigériens ont peur. Les putschistes ont mis en place un régime militaire qui emprisonne ceux qui sont en désaccord avec lui. Énormément de Nigériens sont restés fidèles à une relation avec la France, à commencer par les artistes, consternés que les putschistes aient décidé de dénoncer l’accord bilatéral de 1977 concernant le centre culturel franco-nigérien. Nous avons quotidiennement des contacts avec des gens qui se sont réfugiés en Afrique ou en France, avec d’autres qui viennent et qui espèrent qu’un jour ce régime tombera. Ils attendent de nous que nous continuions à les accompagner, à les aider dans leurs démarches parfois, parce que certains ont été exfiltrés de nuit dans des conditions extrêmement difficiles. De très nombreux Nigériens ne sont pas du tout satisfaits de la situation qui règne dans leur pays, et cela vaut aussi dans les forces de sécurité.

Je ne pense pas que la formation de l’armée nigérienne soit un échec. La France, et avec elle les États-Unis, l’Italie et l’Allemagne, a formé et équipé une armée nigérienne qui est maintenant sans doute la meilleure armée de la région. Aujourd’hui, cette armée n’est pas en mesure d’assurer la riposte contre les terroristes parce que ses unités les plus solides ont été envoyées à Niamey pour protéger la junte, laissant les zones jihadistes sans forces ou avec des forces minimales, mais elle fonctionne plutôt bien. Certes, elle a des faiblesses, mais la formation de l’armée nigérienne, de la Garde nationale, de la gendarmerie, de la police et des douanes donnait des résultats plutôt encourageants.

Une sorte d’internationale des juntes s’installe avec la création de l’Alliance des États du Sahel, conçue par les autorités burkinabées, maliennes et nigériennes pour lutter ensemble contre le terrorisme. Les trois États ont même annoncé envisager de quitter la Cedeao et, une fois sortis du franc CFA, de créer une monnaie, dont on verra qui en voudra. Ces trois pays sont aujourd’hui dans une situation extrêmement difficile, sur le plan économique comme dans la lutte contre le terrorisme.

Au Burkina Faso, la situation sécuritaire est catastrophique. Plus de 55 % du territoire n’est plus sous le contrôle des autorités et Ouagadougou est quasiment cerné par les mouvements djihadistes. Au Niger, Niamey n’est qu’à quarante kilomètres des premiers mouvements djihadistes, et à moins de cent kilomètres de la frontière burkinabée ; c’est très différent de Bamako et de Ouagadougou, situés au centre de leur pays respectif. À Niamey, les terroristes sont à deux pas ; dans le passé, ils ont d’ailleurs frappé à 40 kilomètres de la ville. La situation sécuritaire de la zone des trois frontières dans laquelle nous agissions se détériore d’heure en heure. La région de Diffa, dans le bassin du lac Tchad, d’où nous avions réussi sinon à éradiquer les mouvements terroristes, notamment Boko Haram, ou du moins à rétablir une sûreté suffisante pour que des échanges commerciaux reprennent, repart en vrille ; d’ailleurs, les Américains, notamment la CIA, en sont partis, considérant que la zone n’est plus assez sûre.

La perspective d’évolution du risque terroriste est donc considérable et, mis à part les rodomontades de généraux qui n’ont jamais fait la guerre, on ne voit pas comment cela pourrait s’améliorer à court terme, les groupes armés habituellement adversaires affiliés à Al Qaïda et à l’État islamique au Sahel ayant décidé de faire alliance au Niger. Ils ont compris que c’est un maillon faible et que si cette zone tombait cela entraînerait une déstabilisation globale.

Pour notre part, nous nous efforçons de déterminer comment maintenir certains programmes de coopération et dans quelles conditions. Nous aidons au règlement du cas de gens qui sont dans des situations personnelles difficiles. Nous suivons, grâce à nos contacts sur place, la politique intérieure nigérienne et continuons donc d’alimenter nos autorités politiques en informations sur la situation. En d’autres termes, même sans être à Niamey, nous exerçons activement notre activité et nos missions. J’ignore combien de temps durera cette situation.

Peut-on parler, comme c’est très à la mode, d’un échec de la France ? On ne saurait dire en tout cas que ce soit une victoire, pas plus que pour les Américains en Afghanistan et d’autres. C’est la démonstration que les mouvements terroristes ne sont pas seulement cela : ce sont aussi des rébellions internes de groupes socialement différents. C’est particulièrement vrai au Niger, où 80 % des combattants des groupes armés terroristes sont de jeunes Peuls. Les Peuls ont toujours été maltraités et stigmatisés par les populations locales, au Niger, au Burkina Faso et au Mali. Ils se sont d’une certaine manière enrôlés dans ces mouvements par dépit et parce que des chefs de guerre, en général algériens ou sahraouis, venus de Syrie ou d’ailleurs, leur disent : « Tu as 20 ans, tu es sans avenir ; voilà une Kalachnikov, 100 000 francs CFA par mois et une moto, et tu vas devenir un cador ». Pour ces jeunes gens qui n’ont aucune perspective, c’est une manière de trouver du travail. Pendant un temps, la politique de Bazoum avait permis que beaucoup de ces combattants se repentissent. C’est d’ailleurs une des accusations formulées par Tiani, selon lequel Bazoum avait trahi le pays en libérant des terroristes. Il s’agissait évidemment de tout autre chose : c’était faire le pari de trouver à ces jeunes un projet de vie qu’ils n’avaient pas tout en tapant assez fort sur le plan militaire pour qu’ils se disent que mieux valait peut-être finalement redevenir berger ou aller travailler que de continuer dans la voie terroriste et de se faire tuer. Le résultat n’était pas parfait, mais on allait dans le bon sens. Tout cela a été compromis.

En arrivant au Niger, une de mes priorités était de doubler le nombre d’étudiants nigériens en France. Nous étions bien partis pour cela, la campagne Campus France avait été une grande réussite et des étudiants très nombreux étaient sur le point de pouvoir se rendre en France. Mais nous n’avons pu leur délivrer de visas parce que, je le rappelle une nouvelle fois, on nous a attaqués, on a détruit le consulat et le personnel de l’ambassade et le personnel consulaire ont été rapatriés, leur vie étant en danger. Il faut donc faire la part des choses. Il n’y a pas eu interdiction de délivrance de visas ; d’ailleurs, nous sommes parvenus à régler le problème pour les étudiants nigériens qui ne se trouvaient pas au Niger et dont le dossier Campus France était à jour. La situation actuelle est la suivante : les autorités interdisent toute entrée à l’ambassade de France qui, malgré mon départ, reste depuis deux mois sous blocus, la délivrance de visas est impossible et la campagne Campus France a pris fin parce que les autorités nigériennes ont dénoncé l’accord de coopération culturelle qui liait nos deux pays. Il n’y a pas de volonté française de stopper la coopération universitaire mais les décisions d’une junte qui entraînent des conséquences tangibles. Je ne sais comment les choses évolueront. Nous réfléchissons à la possibilité de traiter des cas spécifiques dans les pays limitrophes du Niger, mais nous ne pourrons donner des visas aux étudiants présents à Niamey. C’est terrible et j’en suis le premier désolé, mais ce n’est pas de notre fait.

Nous gardons l’espoir de pouvoir relancer un jour des projets de coopération, y compris dans le domaine de l’éducation. Nous avons suspendu certains projets parce qu’il est hors de question pour nous de financer des projets dans lequel interviennent les administrations putschistes ; en revanche, tous les projets humanitaires, notamment d’alimentation, sont maintenus. Nous traiterons avec l’AFD, des moyens de garder la flamme allumée.

Enfin, nous essayons de régler systématiquement les factures des entreprises françaises qui participaient à des projets financés par l’État français à travers l’AFD. Mais pour les nombreuses entreprises qui avaient obtenu des marchés auprès des autorités nigériennes, il n’y a malheureusement pas de solution à court et moyen terme et je n’imagine pas l’État français indemniser une entreprise française pour la défaillance de l’État nigérien.

M. Loïc Kervran, président. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie vivement pour cette audition très marquante.

 

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La séance est levée à onze heures quarante-cinq.

 

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Jean-Philippe Ardouin, M. Mounir Belhamiti, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, M. Hubert Brigand, M. Vincent Bru, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Christelle D'Intorni, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Gisèle Lelouis, Mme Patricia Lemoine, Mme Murielle Lepvraud, Mme Delphine Lingemann, Mme Jacqueline Maquet, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Anna Pic, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, M. Fabien Roussel, M. Lionel Royer-Perreaut, Mme Isabelle Santiago, Mme Nathalie Serre, M. Michaël Taverne, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon

 

Excusés. – Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Christophe Bex, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Raquel Garrido, M. Thomas Gassilloud, M. Jean-Michel Jacques, Mme Anne Le Hénanff, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, M. Frédéric Mathieu, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Mikaele Seo, M. Bruno Studer

 

Assistaient également à la réunion. – M. Karim Ben Cheikh, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Huguette Tiegna