Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les raisons
de la perte de souveraineté alimentaire de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), Mme Émilie Tafournel, directrice qualité, Mme Isabelle Senand, directrice des études, et Mme Layla Rahhou, directrice des affaires publiques               2

– Table ronde, ouverte à la presse, sur les enjeux géopolitiques de la souveraineté alimentaire : M. Thierry Pouch, docteur en sciences économiques, chef du service Études, références et prospective de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), et M. Sébastien Abis, directeur du club DEMETER, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)              22

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Aprile, présidente du Syndicat national de la restauration collective (SNRC), accompagné de M. Gilles Lamarque, président de la société Anthenor               40

– Présences en réunion.................................49

 


Jeudi
11 avril 2024

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 14

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Charles Sitzenstuhl,
Président de la commission

 


  1 

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

La commission procède à l'audition de M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), Mme Émilie Tafournel, directrice qualité, Mme Isabelle Senand, directrice des études, et Mme Layla Rahhou, directrice des affaires publiques.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Mes chers collègues, la commission d’enquête, après plusieurs discussions au sein du bureau, a prévu de procéder à l’audition d’un nombre significatif de dirigeants d’entreprises de la grande distribution. La séance d’aujourd’hui inaugure cette séquence, puisque nous accueillons les responsables de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), qui regroupe la plupart de ces sociétés. Elle est représentée par M. Jacques Creyssel, délégué général ; Mme Layla Rahhou, directrice des affaires publiques, qui a été désignée pour succéder à M. Creyssel et qui prendra ses fonctions lundi prochain ; Mme Émilie Tafournel, directrice qualité, et Mme Isabelle Senand, directrice des études. Mesdames, monsieur, je vous remercie de vous être rendus disponibles.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jacques Creyssel et Mmes Émilie Tafournel, Isabelle Senand et Layla Rahhou prêtent serment.)

M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution. Compte tenu du changement de fonction imminent, je laisse la parole à Mme Layla Rahhou et interviendrai ultérieurement.

Mme Layla Rahhou, directrice des affaires publiques de la Fédération du commerce et de la distribution. Je vous remercie de nous recevoir et en profite pour vous interroger sur l’objectif précis de cette commission d’enquête. Vous devez probablement rechercher des informations sur notre secteur et sa responsabilité dans la souveraineté alimentaire, dont j’ai vu que les termes de sa définition avaient fait l’objet de nombreux débats. Je tiens à rappeler que la souveraineté française est une souveraineté européenne, dans le cadre du marché unique. Ainsi, les questions d’importation et d’exportation ne concernent évidemment pas les produits provenant de l’Union européenne, puisqu’il s’agit d’échanges intracommunautaires.

Je souhaite profiter de la tribune qui m’est offerte pour rappeler quelques faits sur notre secteur souvent décrié à l’Assemblée nationale alors qu’il fait pourtant beaucoup pour la société : au-delà de son rôle économique, il joue un rôle social et sociétal assez important. En France, la grande distribution est représentée principalement par des entreprises françaises – quelques entreprises allemandes également – et il s’agit du premier employeur privé de France dans les territoires, notamment de jeunes peu ou pas qualifiés. Le secteur joue également un rôle important en matière de promotion sociale puisque 72 % de nos cadres et 83 % de nos agents de maîtrise sont issus de la promotion interne.

Les entreprises que nous représentons sont présentes sur 11 000 points de vente, soit presque un tiers des communes, dont 4 000 dans les communes de moins de 1 000 habitants. Notre rôle est très marqué pendant les crises puisque nous sommes évidemment au cœur de la vie des Français, nous les nourrissons ; mais nous sommes aussi toujours présents pour soutenir le Gouvernement, l’État, les agriculteurs et les consommateurs lors des crises qu’ils traversent. À ce titre, M. Jacques Creyssel reviendra sur l’épisode du covid et la capacité que le secteur a démontrée à cette époque pour gérer l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation.

De même, les enseignes de la grande distribution sont toujours auprès des agriculteurs pour les soutenir dans toutes les crises. Nous agissons pour maintenir les débouchés au moment des crises climatiques – lors des inondations, des sécheresses –, mais aussi pendant les épidémies comme celle de la grippe aviaire. Notre secteur a volontairement accompagné sa filière amont agricole et industrielle au moment de la guerre en Ukraine. Je vous rappelle qu’à cette occasion, le Gouvernement nous a demandé de rouvrir les négociations commerciales et nous avons volontairement passé une hausse de 10 % des tarifs pour soutenir effectivement les industries et les agriculteurs face à la flambée des coûts.

Nous avons également été présents lors de la crise énergétique, puisque notre ministre de tutelle, Mme Olivia Grégoire, nous a demandé de soutenir de manière volontaire les PME industrielles en payant leurs factures énergétiques. Nous nous sommes ainsi engagés à ne pas négocier et à aider les PME à passer leurs tarifs sur l’énergie. Nous avons été présents pendant la crise inflationniste, puisqu’il a fallu, encore une fois à la demande du Gouvernement, mettre en place des paniers de produits consommés par les Français, en prenant sur nos marges pour proposer des prix les moins chers possible, y compris pour les carburants.

Notre secteur est également très actif dans de nombreux autres domaines, qu’il s’agisse de qualité ou de critères environnementaux. Par exemple, 98 % de nos marques de distributeur (MDD) comportent le nutri-score, que nous avons été les premiers à mettre en place. Conformément à la loi « climat et résilience », nos parkings de stationnement vont se transformer en centrales photovoltaïques pour aider l’État à atteindre ses objectifs en termes de mix énergétique. Nous développons également la filière de la voiture électrique, puisque nous installons les bornes électriques pour recharger ces voitures sur nos points de stationnement. Nous avons en dix ans diminué de 30 % notre consommation d’énergie, de 20 % nos déchets et nous distribuons plus de 123 millions de repas par an pour les banques alimentaires.

Ces exemples illustrent l’action au quotidien des enseignes à la fois pour soutenir les consommateurs et pour répondre aux attentes environnementales et de qualité, aux problématiques de pouvoir d’achat, de rémunération des agriculteurs et de maintien du tissu agro-industriel français. Récemment, le ministre de l’agriculture a remis en cause le patriotisme des enseignes, ce qui nous a profondément blessés puisque près 100 % des produits MDD et des rayons traditionnels des viandes, œufs et lait sont d’origine française. Nous soutenons donc l’agriculture française dès que cela est possible.

En revanche, nous sommes soumis à des injonctions contradictoires de manière quotidienne. Le matin, nous sommes convoqués au ministère de l’agriculture qui nous demande d’augmenter les prix pour soutenir les agriculteurs et l’après-midi, nous sommes convoqués par Bercy qui nous demande de baisser les prix pour les consommateurs. Je tenais quand même à rappeler cette réalité qui n’est pas suffisamment évoquée.

Je souhaite évoquer rapidement les lois Egalim successives pour rappeler que la grande distribution représente 40 % des débouchés de l’agriculture française. Nous estimons que l’objectif initial de la loi Egalim, qui visait à protéger la rémunération des agriculteurs et protéger les parties faibles dans la négociation face à la grande distribution, c’est-à-dire les PME industrielles, a été complètement dévoyé par le lobbying des grands industriels. Il importe de le souligner assez fermement devant cette commission d’enquête, puisque je pense que la représentation nationale doit aussi s’interroger sur les lois qu’elle a votées ces dernières années.

Je tiens également à rappeler le triptyque de la loi Egalim 2 : contractualisation, transparence, non-négociabilité de la matière première agricole. Or il n’y a pas eu de contractualisation nouvelle dans les filières, puisque celles-ci ont quasiment toutes demandé à en être exclues. Le législateur a introduit également une option de transparence dans la loi, mais qui en réalité ne permet pas la transparence. Et vous demandez aux distributeurs de sanctuariser une matière première agricole que nous ne connaissons pas puisqu’elle n’est pas donnée dans les contrats par nos fournisseurs.

Si nous continuons de cette manière et si les options de transparence telles qu’elles existent ne sont pas remises en cause, les suites de la loi Egalim ne cesseront de se multiplier, comme autant de rustines sur un texte qui n’est pas équilibré. De plus, nous ne comprenons pas comment certains éléments de la loi votée peuvent aider le monde agricole. L’encadrement des promotions sur les couches-culottes et sur le dentifrice fait perdre du pouvoir d’achat aux Français et les empêche de rediriger cet argent vers les produits alimentaires. In fine, ces mesures votées par l’Assemblée nationale agissent malheureusement contre l’agriculture.

M. Jacques Creyssel évoquera la période du covid, laquelle constitue un exemple symptomatique de ce que notre secteur est capable de réaliser pour maintenir la souveraineté alimentaire de notre pays.

M. Jacques Creyssel. L’épidémie du covid a effectivement constitué une période totalement exceptionnelle, marquée par une perturbation mondiale de l’ensemble des circuits de production et distribution. Cependant, il s’agit également d’un bel exemple de travail collectif puisque nous avons réussi à nourrir tous les Français et à faire en sorte qu’aucun magasin ne soit fermé ou qu’aucun de nos concitoyens ne subisse de difficultés pour accéder à l’alimentation.

Ce résultat est d’abord le fruit d’une hyperréactivité de notre côté. Dès le 15 mars 2020, le jour des annonces gouvernementales, Mme Émilie Tafournel, ici présente, a réuni les directeurs qualité des enseignes et, dans la foulée, un plan a été mis en place afin de laisser les magasins ouverts. En vingt-quatre heures, toute la profession s’est organisée et nous avons pu obtenir des résultats, notamment parce que l’importante production agricole française nous a permis de disposer de suffisamment de produits.

Nous avons conduit un travail collectif assez exceptionnel. La grande distribution et les industriels se réunissaient autour du ministre de l’économie et des finances tous les soirs pour dresser un état des lieux. Le 27 mars, nous avons cru que nous ne parviendrions pas à tenir – j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ce moment devant les deux commissions d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat. À l’époque, nous surveillions deux indicateurs essentiels : d’une part le taux d’absentéisme dans les magasins et chez les industriels, et d’autre part le taux de bonne livraison des commandes. Or les taux d’absentéisme se sont parfois établis à 45 % dans certaines zones. Surtout, nous redoutions que le foyer initial de l’épidémie, à l’est de la France, ne se déplace vers l’ouest du pays, qui concentre une grande partie de l’appareil industriel agroalimentaire.

J’ai personnellement passé, à la demande de M. Bruno Le Maire, un week-end complet à construire un plan de sauvegarde pour établir un rationnement, limiter les heures d’ouverture et demander à l’armée et à la police de se déployer devant les magasins pour éviter les émeutes. Heureusement, nous avons été « sauvés » par quelque chose que nous n’avions pas forcément anticipé : la très grande partie des salariés français étant en chômage partiel ou en télétravail, une partie des conjoints de nos salariés ont pu garder les enfants et nous avons pu atteindre un certain équilibre qui a permis à une partie de nos salariés de revenir travailler.

Quoi qu’il en soit, il faut observer que nous avons produit un travail gigantesque, en liaison avec le monde agricole. Nous avons d’ailleurs mené des actions tellement efficaces qu’en réalité, nous avons manqué de produits français, comme cela arrive malheureusement souvent dans de tels moments. J’ai tiré des enseignements de cette période. Parmi ceux-ci, il apparaît que les difficultés ne proviennent pas forcément des endroits imaginés. Lorsqu’il est question de souveraineté, l’attention se concentre généralement sur les produits qu’il est indispensable d’avoir en permanence. Les principales difficultés techniques concernaient les œufs, parce que nous manquions d’emballages, et le lait, parce que les opercules faisaient défaut. Ces deux éléments n’avaient pas été identifiés a priori.

Par ailleurs, pour traiter ce genre de situation, une souplesse réglementaire absolue est nécessaire. Cela fut le cas grâce aux réunions quotidiennes. En conclusion, ce mouvement collectif exceptionnel a démontré notre capacité de résilience sur l’ensemble de ces sujets.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Disposez-vous du détail de l’origine par zone – France, Union européenne, pays tiers – des denrées alimentaires proposées par la grande distribution ?

Mme Isabelle Senand, directrice des études de la Fédération du commerce et de la distribution. Nous ne disposons pas d’un chiffre global permettant d’avoir une synthèse précise sur l’ensemble de ces marchés. Cependant, selon les données disponibles, les distributeurs français commercialisent avant tout des produits français, ce qui est notamment le cas pour la viande de bœuf, à hauteur de 89 % en volume, contre 45 % en restauration hors foyer. Il en va de même pour la volaille, à 85 % d’origine France en distribution contre 41 % pour la restauration hors foyer.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Qu’en est-il pour les fruits et légumes, les produits laitiers et les produits transformés ?

Mme Isabelle Senand. En fruits et légumes, sur les produits bruts, nous serions entre 80 % et 85 %. Il faudrait cependant entrer dans le détail pour chaque catégorie de produits : par exemple, les pommes proviennent essentiellement de France, ce qui n’est pas le cas pour les agrumes.

Les produits laitiers sont essentiellement d’origine française, notamment pour les MDD, entre 90 % et 100 % selon les enseignes. S’agissant des marques nationales et des produits transformés des marques comme Danone et Nestlé, nous ne disposons pas d’informations précises sur les différents segments commercialisés dans nos magasins.

Globalement, la part des MDD dans les ventes de produits de grande consommation est d’environ 34 % en valeur, tous produits confondus sur les produits transformés.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Dans le domaine des fruits et légumes, nous ne sommes pas à l’autosuffisance mais les réalités sont très contrastées. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer à de nombreuses reprises le problème de l’évolution de la consommation, notamment une appétence croissante des Français pour les produits tropicaux, que nous ne sommes pas en capacité de produire, sauf de manière marginale en outre-mer.

De plus, de nombreux débats portent désormais sur l’irrespect des saisonnalités, qui pose des difficultés à la filière fruits et légumes. Or la grande distribution joue un rôle absolument clé dans les comportements de consommation. Ne considérez-vous qu’une partie de la grande distribution est allée trop loin ces dernières années dans le non-respect des saisonnalités et a habitué le consommateur à des fruits et légumes qui ne correspondent pas aux cycles naturels ?

D’une certaine façon, la distribution et le commerce ne devraient-ils pas conduire une réflexion interne afin qu’une part du fardeau soit portée par vos adhérents pour déshabituer le consommateur à des consommations qui ne sont pas naturelles ? La grande distribution ne devrait-elle pas faire une sorte de mea culpa dans ce domaine ?

M. Jacques Creyssel. Il faut d’abord rappeler que le droit de la concurrence nous interdit de conduire des actions collectives dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres. Cet aspect est extrêmement surveillé et les sanctions pour les fédérations professionnelles s’établissent aujourd’hui jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial de nos adhérents. Par exemple, nous ne pouvons pas passer des accords avec les fédérations agricoles pour mettre en avant les produits français.

Le sujet de la saisonnalité a naturellement été pris en compte par plusieurs enseignes qui, sous la réserve que j’évoquais à l’instant, ont pris des engagements pour limiter la vente de produits hors saison. Cependant, le consommateur a du mal à l’accepter. Si nous pouvons assez bien expliquer qu’il est logique de ne pas trouver de fraises en décembre, les comportements sont plus rigides concernant par exemple les tomates, que les consommateurs veulent pouvoir acheter de manière continue.

Cette culture alimentaire globale de la saisonnalité doit être enseignée en amont, dès l’école, afin que les enfants, dès leur plus jeune âge, reçoivent un certain nombre d’informations qui ne sont malheureusement pas enseignées aujourd’hui. Il faut également souligner qu’en Europe, les saisonnalités peuvent être légèrement différentes d’un pays à l’autre. Cette année, la fraise française est par exemple arrivée avant la fraise espagnole. Globalement, une gestion doit être réalisée pour faire en sorte que les produits de qualité qui proviennent de nos régions soient le plus possible mis en avant.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Je discute avec les agriculteurs depuis de nombreuses années et leur discours est franchement très différent de la tonalité de votre introduction. Il n’a échappé à personne que le monde de la grande distribution a quand même été très ciblé dans la crise agricole que nous connaissons depuis le début de l’année. Sans citer de noms, qui sont bien connus, je constate une forme d’abcès de fixation de la profession agricole vis-à-vis de plusieurs enseignes de la grande distribution. De fait, il n’est pas exclu que la grande distribution porte une part de responsabilité dans la crise agricole que traverse le pays.

Dans les relations difficiles qui peuvent exister entre le monde de la grande distribution et de nombreux agriculteurs, la crise a permis une prise de conscience chez un certain nombre de vos adhérents. Ceux-ci estiment-ils désormais que le monde agricole n’a pas à être toujours la variable d’ajustement du système de la distribution ? En effet, la grande majorité de nos agriculteurs éprouvent ce sentiment.

Il serait intéressant que vous nous fassiez part de votre retour concernant ces critiques nombreuses, que je relaie en tant que député parce qu’il en va là de notre mission de représentants de la nation.

Mme Layla Rahhou. Pouvez-vous préciser les reproches qui nous sont concrètement adressés ?

M. le président Charles Sitzenstuhl. Les reproches concernent notamment les revenus et la manière parfois très brutale dont les négociations commerciales sont menées. Les agriculteurs ont parfois le sentiment d’être mis complètement sous pression, de ne pas avoir le choix. Sur certaines productions, les distributeurs cassent les prix en recourant à des importations quand ces mêmes produits peuvent être trouvés en France. Ces griefs émanant du monde agricole sont anciens. Quelle est votre réponse collective à ce sujet ?

Mme Layla Rahhou. Il faut rappeler tout d’abord que nous ne négocions pas directement avec les agriculteurs mais avec les fournisseurs, c’est-à-dire avec les industriels. Des agriculteurs estiment que la grande distribution étrangle ces fournisseurs, qui à leur tour les mettent sous pression. Cela signifie bien que la loi ne fonctionne pas. Je rappelle que la loi ne doit pas correspondre à un ruissellement, mais à une marge avant : la négociation de premier niveau doit être sanctuarisée au profit des agriculteurs, avant que les fournisseurs ne viennent négocier avec nous.

Malheureusement, cela ne fonctionne pas, comme nous vous l’expliquons à longueur de journée. Le fournisseur retourne ensuite voir l’agriculteur en lui disant que la négociation a érodé ses marges et que ce dernier doit donc baisser ses prix. Or ceci est complètement illégal ; le problème porte bien sur la contractualisation de premier niveau. Évidemment, il est plus facile pour l’agriculteur d’en vouloir au supermarché avec lequel il n’a pas de lien direct. La loi Egalim ne fonctionne pas puisque les étapes de contractualisation et de transparence font défaut. Nous comprenons la colère agricole mais constatons que si le système fonctionnait mieux, ces reproches n’existeraient pas.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Il semblerait que plusieurs enseignes de la grande distribution aient des centrales d’achat à l’étranger. Savez-vous desquelles il s’agit et pourquoi elles ont opéré ce choix ?

Mme Layla Rahhou. Je ne peux pas vous répondre sur le choix stratégique des enseignes, qui pourront vous informer sur les conditions commerciales précises négociées dans les centrales d’achat. En revanche, il est de notoriété publique que les enseignes disposant de centrales d’achat européennes sont Carrefour en Espagne, Leclerc en Belgique et Système U aux Pays-Bas.

Les centrales d’achat ont pour objet d’obtenir de la part de la quarantaine de multinationales de l’alimentaire les meilleurs tarifs possible pour les Français sur les produits de grande consommation. À titre d’exemple, le prix du Coca-Cola est beaucoup plus faible en Allemagne qu’en France, sans aucune raison précise. La centrale d’achat a pour objet de négocier à l’échelle européenne des achats regroupés.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Pourquoi ces trois enseignes basent-elles leurs centrales d’achat à l’étranger et non en France ?

M. Jacques Creyssel. Les centrales d’achat sont situées à l’étranger parce que les entreprises françaises ne sont pas les seules concernées. Leclerc s’associe par exemple avec l'Allemand Rewe. De son côté, Carrefour est présent dans de très nombreux pays européens et il lui semble pertinent d’en choisir un qui lui permette de rayonner globalement.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Sans vouloir me faire le porte-parole du ministre de l’agriculture, il est exact que la question du patriotisme se pose. Les trois entreprises dont il est question sont françaises et dirigées par des Français. Je suis proeuropéen, mais pourquoi ces entreprises ne choisissent-elles pas de garder leur centrale d’achat en France ? De fait, les propos du ministre de l’agriculture reflètent les interrogations de millions de Français.

M. Jacques Creyssel. Ces enseignes vous répondront directement pour le choix en question, mais la vraie question consiste à savoir pourquoi des entreprises industrielles internationales vendent le même produit à des prix significativement différents selon les pays, dans une stratégie très claire de fragmentation du marché, pour obtenir la marge la plus importante. Aujourd’hui, L’Oréal ou Coca-Cola vendent le même produit avec des prix variant de 30 % à 40 % selon les pays et font en sorte que nous ne soyons pas capables d’aller acheter les produits là où ils sont les moins chers.

Les centrales s’efforcent quant à elles d’acheter les produits là où ils sont les moins chers pour faire gagner du pouvoir d’achat aux consommateurs et pour que ceux-ci puissent l’utiliser pour d’autres produits. Quand le consommateur paye son litre de Coca-Cola moins cher, il peut acheter plus de fruits et légumes français. Il ne faut pas raisonner produit par produit mais de manière globale.

Mme Layla Rahhou. Je ne vois pas comment il est possible de remettre en cause le patriotisme d’entreprises françaises qui négocient à l’échelle européenne, au sein du marché unique, avec des multinationales. Les Français s’intéressent surtout à l’offre qui est proposée dans les supermarchés et aux actions menées pour soutenir les agriculteurs français. Mais les centrales d’achat achètent essentiellement des produits ultratransformés par des multinationales qui réalisent de très gros profits, et non des produits agricoles.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Madame Rahhou, vous nous avez expliqué dans votre propos liminaire que vous ne considériez pas que des productions agricoles ou des produits transformés provenant l’UE pouvaient être considérés comme des importations. Le confirmez-vous ?

Mme Layla Rahhou. Oui. Les échanges réalisés au sein des frontières de l’UE constituent des échanges intracommunautaires.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. La balance commerciale nationale souffre d’un déficit de près de 150 milliards d’euros. S’agit-il d’une préoccupation pour vous ? De la même manière, êtes-vous préoccupée par le fait que vos rayons soient remplis de pommes polonaises ou de magrets bulgares ?

Mme Layla Rahhou. Au début de l’audition, nous avons souligné les efforts très importants réalisés par les enseignes pour vendre des produits français issus de l’agriculture française. Cependant, nous vivons effectivement dans un monde ouvert où nous pouvons commercer avec d’autres pays, dès lors qu’il s’agit d’une offre complémentaire. De plus, je ne pense pas que les magrets de canard bulgares soient majoritaires dans les enseignes. Je ne vois pas de problème à l’existence d’une offre européenne dans les rayons, dès lors que la production nationale est soutenue.

Nous sommes responsables du marché intérieur et non du volet export de l’agriculture. Pour autant, nous sommes attachés à une agriculture française extrêmement forte, ce qui implique de se poser collectivement une question que personne ne se pose, celle de sa compétitivité. L’enjeu consiste bien à construire l’agriculture de demain, qui réponde à la fois aux attentes environnementales, sociétales, en termes de qualité, mais aussi à des considérations économiques de compétitivité. Comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, nous sommes prêts à nous réunir autour de la table pour réfléchir aux solutions allant en ce sens.

Mme Émilie Tafournel, directrice qualité de la Fédération du commerce et de la distribution. S’agissant du magret de canard, je rappelle que l’offre nationale est affectée par la grippe aviaire sur le territoire français.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Le rôle des grandes entreprises consiste à être compétitives dans un cadre législatif qui est le même pour tout le monde. Ensuite, il est toujours possible d’acter le fait que les règles sont ce qu’elles sont en raison du marché unique. Mais l’idée de se fournir aussi bien sur le marché européen que sur le marché français ne favorise pas l’intérêt des agriculteurs français. Cela semble traduire un état d’esprit qui ne cherche pas à mettre en avant les produits français, ne serait-ce que par un effort d’affichage.

La balance commerciale doit constituer un souci pour tous. En l’absence de volonté de remettre les choses dans l’ordre, c’est-à-dire que l’agriculture française puisse satisfaire la souveraineté nationale, nous ne pourrons pas compter sur la grande distribution pour faire évoluer la situation, dans le cadre de la loi, afin que les règles soient les mêmes pour tout le monde.

Mme Layla Rahhou. Même si vous ne croyez pas à la capacité des entreprises de mener des politiques volontaires et vertueuses, les consommateurs demandent de la qualité et des produits d’origine française. Pour autant, je confirme que la France est intégrée dans un marché unique et qu’il est normal de proposer des produits européens dans les rayons. Les consommateurs sont également en droit de pouvoir acheter de la mozzarella italienne ou d’autres produits agricoles européens de qualité.

Si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, nous serons confrontés à un repli protectionniste. Les autres pays peuvent également décider d’arrêter d’acheter des produits français en décidant de se limiter à leur production nationale. Je ne suis pas certaine qu’un tel mouvement aiderait nos filières exportatrices.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je prends note de notre désaccord fondamental sur ce sujet. De nombreuses nations témoignent d’un souci de souveraineté alimentaire nationale, ce qui ne leur interdit pas de s’approvisionner en produits qui n’existent pas sur leur territoire. La Chine continuera d’acheter du vin français et nous continuerons d’acheter des produits pétroliers ailleurs. Du reste, l’effondrement de notre balance commerciale montre bien l’échec de la logique d’un marché ouvert.

Vous avez mentionné le maillage territorial des magasins de la grande distribution. Mais celui-ci s’est également opéré au détriment du petit commerce, notamment de centre-ville. Dans ma circonscription, une commune de 2 000 habitants assez éloignée des enseignes de la grande distribution a réussi de ce fait à préserver son petit commerce.

Ensuite, je dois faire part d’une forme de ras-le-bol général de la part de notre Assemblée de voir la grande distribution et l’industrie agroalimentaire se renvoyer la balle sur la question des marges. Il existe malgré tout un décalage entre l’inflation alimentaire, qui a été très élevée, et le prix payé aux agriculteurs. Cela signifie bien que, quelque part, quelqu’un prend sa marge.

Je souhaite également vous questionner sur un secteur plus particulier, où il est difficile de rejeter la responsabilité sur les industriels, celui des fruits et légumes, qui sont des produits bruts, ne faisant pas l’objet de transformation. Selon le tract d’un syndicat agricole, le prix payé au producteur sur les pommes de terre est de 40 centimes par kilogramme, lequel est ensuite revendu 2,60 euros dans les rayons. Le même phénomène se constate par exemple pour la pomme – 35 centimes contre 3,20 euros – le poireau – 88 centimes contre 2,60 euros – les œufs – 57 centimes les six œufs contre 2,67 euros. Ces exemples révèlent un réel problème sur les marges. Qui en profite ?

Mme Layla Rahhou. Tout d’abord, je rappelle que les coûts de distribution s’établissent en moyenne à 25 %. Ensuite, des chiffres officiels de l’Insee ont été dévoilés sur les marges réalisées notamment pendant la période d’inflation. Selon ces chiffres, l’industrie agroalimentaire a surmargé pendant la crise inflationniste. Je précise que nous ne produisons pas de chiffres spécifiques, nous nous fondons sur ceux de l’Insee. De son côté, l’Institut de liaisons des entreprises de consommation (ILEC), le lobby des grands industriels de l’agroalimentaire, sélectionne les données et les périodes qui l’arrangent, sans préciser les noms des entreprises choisies. Je vous invite donc à vous fonder sur les données publiques.

Quant aux marges brutes sur les fruits et légumes, elles sont souvent plus importantes pour la bonne et simple raison que ces produits subissent de nombreuses pertes.

Mme Isabelle Senand. La FCD suit les travaux de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM). Dernièrement, lors d’un groupe de travail, nous avons clairement pu constater que les marges brutes réalisées en grandes et moyennes surfaces (GMS) sont comparables à celles des réseaux spécialisés, chez les primeurs. Selon nous, il n’existe clairement pas de sujet de marges pour les fruits et légumes.

M. Jacques Creyssel. Selon les chiffres de l’OFPM, la marge nette sur les fruits et légumes est d’environ 3 %. Je rappelle que les chiffres moyens des grands industriels dont nous parlions tout à l’heure sont nettement plus élevés. Par ailleurs, d’autres rayons sont déficitaires. Ainsi, le total des marges en distribution s’établissait à 1,3 % en 2021.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. La casse dans les fruits et légumes est inférieure à 10 %. Cependant, même en intégrant cette casse et les coûts de distribution, le passage de 40 centimes par kilogramme de pommes de terre payé au producteur, aux 2,60 euros facturés au consommateur correspond à un écart de 650 %. Les agriculteurs ne le comprennent pas, comment leur donner tort ? En outre, nous sommes tous convaincus que l’OFPM ne dispose pas des moyens nécessaires pour mener sérieusement à bien ses investigations, notamment parce que seulement trois personnes s’y consacrent. La colère des agriculteurs envers la grande distribution semble donc bien légitime.

Mme Layla Rahhou. Je ne peux pas me prononcer sur l’exemple que vous venez de mentionner. J’ignore si les pommes de terre que vous avez évoquées ont été emballées par un conditionneur, c’est-à-dire un intermédiaire. Donnez-nous plus de détails sur ce cas précis et nous essaierons de faire en sorte que l’enseigne puisse vous répondre. Le cas que vous mentionnez n’est pas généralisé.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Il existe par ailleurs un sujet évident concernant la péréquation des marges. Les marges évoluent ainsi fortement selon les produits et il est loisible de se demander si certains secteurs ne payent pas pour les autres. La loi Egalim 1 avait tenté de régler le problème à travers la majoration de 10 % du seuil de revente à perte (« SRP+10 »), ce qui constitue selon moi un dévoiement de la loi puisque cela revient à construire les prix par le haut et non par le bas. Par ailleurs, nous pouvons nous demander si ce « SRP+10 » a véritablement ruisselé. À ce titre, il sera intéressant d’auditionner sous serment les responsables des enseignes.

Toujours en matière de fruits et légumes, la filière de la tomate nous a démontré qu’en pourcentage, la marge sur la tomate française vendue à 3 euros le kilogramme ou même plus cher dans un rayon est bien plus importante que sur la tomate marocaine. La marge est presque deux fois élevée sur la tomate française, parce que la tomate marocaine constitue un produit d’appel vendu à 1 euro le kilogramme. D’une certaine manière, l’agriculteur français finance la tomate marocaine. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

M. Jacques Creyssel. Il faut avoir conscience qu’un hypermarché propose entre 50 000 et 100 000 références. Depuis la nuit des temps, le commerce est un métier de péréquation de marges. De fait, il existe des produits sur lesquels les marges sont plus basses que d’autres. J’imagine que vous ne souhaitez pas que l’administration ou le politique décident de fixer, produit par produit, le choix qu’il faut réaliser.

Le sujet qui doit vous intéresser consiste à savoir si, globalement, ces phénomènes conduisent à des situations extravagantes. Je rappelle que nous sommes le seul pays au monde à publier les marges nettes par rayon ; cela n’existe nulle part ailleurs. Je peux vous garantir que lorsque j’en discute avec mes homologues étrangers, ils en sont estomaqués. Or, de manière globale, nous constatons que nos marges sont extrêmement faibles. Comme je vous l’indiquais précédemment, elles sont en moyenne de l’ordre de 1 % à 2 %. Les magasins de libre-service pur, avec des personnels moins nombreux, présentent des marges un peu plus élevées. Mais dès que du personnel est affecté aux rayons, les marges deviennent négatives, l’exemple le plus criant étant celui de la poissonnerie.

Globalement, ces marges ne sont pas très élevées et elles n’ont pas tendance à augmenter. Il s’agit d’ailleurs de l’un de nos grands problèmes, dans la mesure où nous gagnons entre un et deux points de marge alors même que, au titre de la décarbonation, il faudra dépenser deux points de marge de plus chaque année.

Comme Mme Layla Rahhou l’a indiqué, le problème porte sur la compétitivité de l’agriculture française : par exemple, le coût de revient du concombre français est nettement plus élevé que la moyenne européenne. La question essentielle à se poser consiste donc à savoir pourquoi les coûts de production de l’agriculture française sont beaucoup plus élevés que dans d’autres pays. Nous renvoyons cette question au législateur.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Je répondrai simplement que le pouvoir d’achat et les salaires français sont aussi probablement meilleurs que dans d’autres pays européens. Il faut donc envisager le problème de manière globale.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Seriez-vous éventuellement favorable à un dispositif légal pour essayer de procéder à un rééquilibrage et ne plus pratiquer cette péréquation ? J’imagine en effet que vous êtes d’accord pour estimer que des marges moins importantes sur les tomates marocaines que sur les tomates françaises constituent un problème. Ce phénomène conduit à pénaliser la production française, in fine.

Mme Layla Rahhou. Pour ma part, j’estime qu’un des problèmes récurrents consiste à partir d’un cas particulier observé dans une enseigne et sur une période particulière pour en tirer des conclusions générales qui sont ensuite inscrites dans la loi. Il n’est pas possible de continuer de la sorte ; les lois qui ont été votées nous ont ainsi conduits à une impasse.

J’estime qu’il faut s’attaquer aux véritables problèmes et, spécifiquement, à ceux de la compétitivité de l’agriculture française et du rééquilibrage des négociations commerciales entre les grands groupes industriels et la distribution, notamment la marge avant, afin de procéder à une sanctuarisation de la matière première agricole. Tels sont les sujets essentiels.

Il sera toujours possible d’inventer de nouveaux dispositifs originaux, mais dans trois ans vous seriez contraints de créer une nouvelle commission d’enquête pour nous demander si la marge de la tomate x est plus élevée que celle de la tomate y. C’est la raison pour laquelle je vous demandais en introduction quel était le but de cette commission d’enquête. Selon moi, l’enjeu consiste à répondre à la crise agricole existante. À ce titre, il me semble nécessaire de s’intéresser aux véritables sujets et non de créer des dispositifs qui conduiraient plutôt à complexifier encore plus la situation.

S’agissant des marges, il existait une proposition de loi qui cherchait à bloquer les marges de la grande distribution à 1,21 point, soit en dessous des coûts de distribution. Cela signifie que les études d’impact des textes qui sont proposés à l’Assemblée nationale ne sont pas toujours exhaustives, ce qui pose problème. Il faut cesser de surlégiférer et essayer de se poser des questions concrètes sur les grands enjeux agricoles et les grands enjeux d’équilibre des relations commerciales afin de trouver des solutions pour protéger la rémunération des agriculteurs.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Mon groupe a voté ce texte, qui avait été présenté par le groupe La France insoumise et qui consistait à fixer des « prix plancher » et à encadrer les marges des industriels et de la grande distribution pour lutter contre les marges abusives.

Vous avez répondu à la question concernant la péréquation des marges en objectant que l’exemple des tomates constituait un cas particulier. Mais vous avez vous-mêmes reconnu, monsieur le président Creyssel, que le produit d’appel était promu en écrasant ses marges. En conséquence, je ne pense pas que le problème soit mineur. Par ailleurs, il est toujours possible de s’interroger sur l’entrée facilitée sur le territoire national de productions marocaines. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’un véritable problème qui entre pleinement dans le cadre de cette commission d’enquête sur les raisons de la perte de la souveraineté alimentaire de la France. L’agriculture française n’arrive plus aujourd’hui à produire des tomates parce qu’elle est concurrencée par des tomates d’importation. Or cette concurrence se traduit aussi par la question de la péréquation des marges.

Madame Senand, vous avez indiqué que la part des MDD dans les ventes de produits de grande consommation est d’environ 34 % sur les produits transformés. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Isabelle Senand. Il s’agit des produits de grande consommation frais et libre-service (PGC-FLS).

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je souhaite également revenir sur la question de la francisation. À la suite de la mobilisation agricole, des contrôles ont été réalisés et il est apparu que des phénomènes de fraude évidents existaient. Quel est le rôle de la grande distribution sur le contrôle de la fraude à la francisation ? Quelle est votre responsabilité juridique en cas de fraude ?

Mme Layla Rahhou. Nous ne sommes pas la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de nos propres adhérents ; nous ne contrôlons pas le respect de la loi dans les magasins. Nous ne sommes pas non plus comptables des erreurs qui peuvent intervenir dans les magasins. En revanche, en tant que fédération, notre rôle consiste à participer à l’élaboration des règles et des normes et à informer nos adhérents de la législation en vigueur.

Mme Émilie Tafournel. J’ai étudié les questions de francisation lorsque les annonces ont été réalisées et me suis renseignée sur la nature des non-conformités. Les enseignes m’ont indiqué que certains des contrôles remontaient à deux ou trois ans, ce qui n’excuse en rien la non-conformité. La DGCCRF a apparemment effectué des contrôles majoritairement dans les rayons de produits bruts – fruits et légumes, viandes et marée. Il existait effectivement une marge d’erreur, qui ne relevait pas de la francisation volontaire mais de la non-actualisation des pancartages ou des changements de lots. Des sanctions ont été prises quand la francisation a été avérée, mais, bien souvent, les éléments ont été réactualisés.

Nous ne contrôlons ni ne sanctionnons nos magasins mais nous réalisons malgré tout plus de 12 000 inspections dans nos magasins chaque année concernant le respect des normes sanitaires et de l’étiquetage consommateurs, sur la base de nos propres financements. Les résultats anonymisés sont ensuite partagés dans l’ensemble des enseignes afin que les équipes qualité puissent améliorer leurs procédures et leur management.

La principale question qui se pose aujourd’hui pour les consommateurs et les associations qui les représentent concerne davantage la transparence sur l’information d’origine des produits transformés que celle sur les produits bruts. J’étais moi-même rapporteur du groupe de travail du Conseil national de la consommation (CNC). Nous avons travaillé il y a trois ans à l’élaboration d’un rapport et d’un avis pour lister les recommandations afin d’aller plus loin dans l’information sur l’origine des ingrédients dans les produits transformés.

En effet, le cadre européen est suffisamment souple et interprétable pour faire en sorte que les opérateurs quels qu’ils soient – grande distribution, industriels – puissent avoir des règles plus difficilement comparables et contrôlables. Nous avons donc proposé des mesures très concrètes visant à définir la manière d’identifier un ingrédient dit majoritaire et la manière de fournir l’information de l’origine, dans un contexte de marché unique européen. Ces recommandations ont abouti à un avis et nous nous inscrivons aujourd’hui dans une nouvelle étape, à la demande de Mme Olivia Grégoire, pour mettre en place un dispositif « Origine-Info ». Ce sont les distributeurs qui ont formulé les propositions les plus formelles dans le cadre de ce dispositif.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Dans un rapport de juin 2021 relatif à la compétitivité des filières agroalimentaires françaises, FranceAgriMer relève que les produits d’origine UE concurrencent fortement les produits français lors des appels d’offres réalisés par la grande distribution, notamment pour les biscottes, les biscuits et les pâtisseries de conservation. Pourquoi établir des appels d’offres européens ?

Mme Layla Rahhou. J’imagine qu’il s’agit des appels d’offres sur les MDD, qui relèvent de la politique des enseignes. Si l’offre française est la plus qualitative selon l’enseigne qui a lancé l’appel d’offres, elle sera probablement retenue. Mais, encore une fois, nous évoluons dans un marché unique et non dans un marché aux frontières fermées. Et, encore une fois, l’effort réalisé sur les produits « origine France » par les enseignes est extrêmement marqué.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Cela n’est pas le cas, en l’occurrence. Vous nous indiquez que le consommateur exprime sa volonté de consommer français mais la grande distribution ne voit pas de difficulté à s’approvisionner ailleurs qu’en France.

Enfin, entre 2021 et 2022, la marge brute de la grande distribution a augmenté de 57 % sur les pâtes alimentaires, de 13 % sur les légumes et de 28 % sur le lait écrémé. Comment expliquez-vous cette augmentation ?

Mme Isabelle Senand. Ces chiffres émanent-ils d’un rapport de l’OFPM ?

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je ne dispose pas de la source.

Mme Isabelle Senand. S’agissant des pâtes alimentaires, il s’agit de mémoire de chiffres provisoires qui avaient été publiés il y a un an. Les pourcentages qui sont indiqués concernent-ils l’évolution de la marge brute ou de la marge nette ?

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Il s’agit de la marge brute.

Mme Isabelle Senand. Je n’ai pas d’explication à vous fournir immédiatement. Nous regarderons.

M. Jacques Creyssel. Nous vous dirons ce qu’il en est. Le rapport de 400 pages de l’Observatoire des prix des marges porte sur des centaines de produits, dont certains voient leurs prix baisser, mais d’autres augmenter, selon les années. Mais encore une fois, en cumulé, l’ensemble témoigne plutôt une d’une stagnation voire d’une érosion des marges en question.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous avons besoin d’obtenir une réponse sur ces augmentations de prix.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous attendons de votre part des retours écrits sur ces aspects, si possible rapidement. Vous les adresserez au rapporteur en me mettant en copie.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Madame Rahhou, vous avez indiqué que les lois Egalim avaient été dévoyées par les grands industriels. Pouvez-vous détailler précisément cette affirmation ?

Mme Layla Rahhou. La loi Egalim 3 émane d’une proposition de loi (PPL) rédigée intégralement par l’ILEC, comme l’exposé des motifs le précise bien. La PPL a été déposée une première fois par le député Julien Dive, puis déposée à nouveau, mot pour mot, par Frédéric Descrozaille, pour devenir la loi Egalim 3. L’ILEC ne détaille pas autant que nous le faisons ses actions de lobbying. De notre côté, notre exercice est plus transparent puisque chaque amendement fait l’objet d’une ligne de déclaration auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Nous estimons que cette loi favorise trop largement les grands industriels. Si les agriculteurs et les PME ont besoin d’être protégés dans leurs négociations avec la distribution, nous ne comprenons pas la légitimité d’une telle protection pour les grandes multinationales. Par ailleurs, la loi Egalim 2 a intégré des amendements proposés par l’ILEC qui prévoient une option de non-transparence.

M. Rodrigo Arenas (LFI-NUPES). Je vous remercie pour la franchise de vos réponses, qui met en lumière le rôle des lobbies dans les décisions législatives et gouvernementales. Ces actions interrogent, puisque nous sommes aussi les garants de l’intérêt général, du bien public et de la protection du consommateur, du producteur et de ses intermédiaires.

Au fil des discussions conduites dans le cadre de la commission, il est apparu que la France dispose des moyens de nourrir nos compatriotes, ce qui n’est malheureusement pas le cas de tous les pays du monde. Je remarque cependant que l’angle de la souveraineté, qui n’est pas le mien, ne s’inscrit pas seulement dans un cadre européen.

La France a fait le choix d’être nourrie majoritairement par le travail des paysans et non par l’action des industriels. Le Maroc a été évoqué, mais je rappelle que sans ses phosphates, nous ne serions pas en mesure de fertiliser la terre et permettre la culture des produits agricoles, dont les tomates ou les céréales. De plus, nous vendons nombre de nos productions aux pays du grand Maghreb, du Maroc à l’Égypte, pays dans lesquels les entreprises françaises de distribution sont implantées, parfois au détriment d’organisations locales, dont certaines sont séculaires. Le jeu en question s’exerce donc à l’échelle planétaire, au-delà des considérations simplement patriotiques.

Vous avez indiqué que vous ne poursuiviez pas une mission de service public. Cela me semble être erroné. En effet, la loi Coluche place la grande distribution en situation de service public puisque l’État a finalement renoncé à récupérer les invendus ou les produits destinés à sortir du marché, pour permettre à des associations – à l’instar des Restos du cœur – de récupérer des produits agricoles et industriels qui auraient sinon vocation à être détruits. J’ai le sentiment que depuis les années 1980, nous sommes parvenus à trouver une forme d’équilibre qui permet de résoudre les problèmes de gâchis. Pensez-vous qu’il faille faire évoluer cette loi, afin de ne plus connaître de pertes, notamment face aux enjeux écologiques ? Il me semble en effet que cette loi doit être certainement actualisée, d’autant plus que ces associations déplorent la diminution de leurs subventions.

Ensuite, quel rôle le législateur devrait-il jouer face à « la triche » opérée par certaines multinationales ? Je pense notamment à Nestlé, qui a vendu de l’eau pouvant porter atteinte à la santé de nos concitoyens. Quelle est votre part de responsabilité, en tant que distributeurs ? Comment faire en sorte que ce cas de figure ne se reproduise plus ? Je suis cependant conscient des limites normatives de la loi et crois au rôle de l’école pour progresser en matière de comportements alimentaires.

Il existe désormais un certain nombre de produits qui n’étaient pas proposés auparavant, comme les produits en vrac ou les produits qui ne sont pas calibrés pour être sur les rayons, mais qui trouvent preneurs, alors qu’ils étaient auparavant jetés. Quel rôle la distribution pourrait-elle jouer pour valoriser ces « légumes moches », dont les valeurs nutritionnelles sont identiques aux autres ?

Enfin, nous avons bien compris que vous n’êtes pas les seuls acteurs participant à la formation des prix. Quel rôle pensez-vous devoir jouer pour permettre de garantir un « prix plancher » rémunérateur pour les agriculteurs ? Comment garantir aux paysans qu’ils ne seront pas perdants, quels que soient les produits considérés ?

Selon vous, quels produits devraient bénéficier d’un soutien pour vous permettre de vous fournir localement et non à l’étranger, d’autant plus quand les prix sont fixés à l’échelle internationale ? Nous avons pointé une vraie fragilité de notre souveraineté face à la fixation de prix par des marchés internationaux, à l’instar de la place de Chicago pour les céréales.

Mme Layla Rahhou. Nous ne sommes pas favorables aux mesures relatives au « prix plancher ». Vous savez d’ailleurs que les syndicats agricoles sont divisés sur cette question, les syndicats majoritaires y étant opposés. Il faut être vigilant face à cet indicateur de coût unique de production, dans la mesure où les prix sont également fixés sur des marchés internationaux, comme vous l’avez indiqué. La loi prévoit la prise en compte de plusieurs indicateurs pour trouver une formule, évidemment en accord avec les producteurs, et se rapprocher d’une rémunération juste. Je rappelle que les objectifs de rémunération sont fixés dans les indicateurs de coût de production, comprenant environ deux SMIC, mais également la rémunération du capital.

Comme la loi le précise, les indicateurs de coût de production doivent être intégrés, mais ils ne peuvent être les seuls à être pris en compte. De fait, lorsque l’indicateur de prix de marché est plus favorable, il obtient la préférence des agriculteurs. L’objectif consiste à construire une formule équilibrée qui soit pertinente à la fois quand les marchés sont en hausse et quand ils sont en baisse. En tant que chefs d’entreprise, les agriculteurs doivent gérer les risques, dont les risques climatiques, mais établir des « prix plancher » revient à faire fi de la compétitivité de l’agriculture et des écarts-types entre les différents coûts de production, qui peuvent être extrêmement élevés selon les exploitations.

S’il convient de veiller à éviter un écroulement global, les lois de l’économie demeurent immuables : les exploitations les moins compétitives disparaissent. L’essentiel consiste à soutenir l’agriculture et trouver une rémunération correcte qui, de toute manière, s’établit sur des moyennes. En revanche, il est impossible de fixer un seul indicateur pour tout le monde. Cela n’aurait aucun sens puisque les structures de coût diffèrent selon les exploitations.

Mme Émilie Tafournel. La loi nous impose de proposer une part de 20 % de produits en vrac ou sans emballage dans certains rayons à l’horizon 2030. Cet élément pose malgré tout problème en termes sanitaires, compte tenu des risques de contamination par les nuisibles. À ceci s’ajoutent les problématiques du vol et de la « démarque inconnue » dans les rayons en libre-service. Puisqu’il s’agit d’une demande d’une partie des consommateurs et d’une contrainte réglementaire, nous y travaillons, mais nous nous rendons compte que les innovations proviennent des industriels, qui proposent aujourd’hui des solutions marketées prenant en compte les contraintes sanitaires, avec des emballages carton qui sont apposés sur des robinets en magasin.

La problématique des « fruits et légumes moches » a été identifiée par nos enseignes, qui y travaillent individuellement, en collaboration avec des intermédiaires comme l’association SOLAAL, qui établit un lien entre les agriculteurs, les industriels et la grande distribution concernant les rebuts qui ne se vendraient pas dans nos magasins.

La loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, dite loi Garot, interdit la destruction des invendus encore consommables. Cela pose d’ailleurs un problème aux associations d’entraide, puisque la diminution du nombre de produits gaspillés réduit mécaniquement la quantité de produits qui leur étaient jusque-là fournis par les principaux donateurs que sont les enseignes de la grande distribution, alors même que le nombre de personnes dans le besoin augmente en raison de l’inflation. Il convient également de mentionner les intermédiaires comme Phenix, Comerso ou Too good to go, qui fournissent des solutions concrètes avec des paniers surprise et le « stickage » des produits à date courte et à prix réduit. Ces solutions rencontrent ainsi un véritable succès chez les consommateurs. Enfin, au titre de la FCD, nous nous rendons deux fois par an chez ANDES (Association nationale de développement des épiceries solidaires). Dans un mois, nous irons ainsi à Rungis avec l’ensemble des enseignes pour discuter des bonnes pratiques et essayer de nous améliorer dans cette pratique du don.

La question des eaux de Nestlé est un sujet particulièrement actuel auquel j’accorde une très grande attention. Il s’agit plus, en l’espèce, d’une crise médiatique que d’une crise sanitaire. Nestlé assure à ses partenaires commerciaux, dont la grande distribution, que ses eaux sont conformes aux règles sanitaires. De mon côté, je n’ai eu de cesse de questionner l’administration et les cabinets ministériels pour en avoir la confirmation, sans avoir obtenu de réponses pour le moment. Pourtant, les administrations ont été particulièrement réactives lors des épisodes précédents, par exemple ceux concernant Lactalis ou Buitoni.

M. Rodrigo Arenas (LFI-NUPES). Je vous informe que j’ai procédé à un signalement sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale concernant les eaux Nestlé.

Les industriels ont réalisé des efforts réels pour mettre en évidence les jambons sans antibiotiques ou sans nitrites. Selon vous, ce type de démarche devrait-il être développé ou n’a‑t‑il pas d’impact sur la consommation ? Je vous pose cette question car il semble que le nutri-score ait atteint ses limites, d’autant plus que les informations sont souvent inscrites en très petits caractères. Faudrait-il insister sur des codes couleur, comme il peut en exister dans les pays anglo-saxons ? Quel rôle la grande distribution pourrait-elle jouer en matière d’étiquetage et comment les législateurs pourraient-ils agir sur ces sujets ? En effet, si nous nous inscrivons dans une démarche de souveraineté, il faudrait davantage privilégier les circuits courts pour garantir un contrôle plus efficient et susceptible de mieux faire respecter la loi française. Ces types de pratiques sont-ils de nature à renforcer une consommation plus locale ?

Mme Émilie Tafournel. Nos enseignes adhérentes sont souvent accusées par l’amont de vouloir aller un peu plus loin que la réglementation en termes d’information des consommateurs. Nous sommes en quelque sorte un juge de paix, puisque nous représentons le dernier maillon avant les consommateurs. Nous n’étions pas initialement favorables au nutri-score mais nos enseignes ont pu constater que la demande des consommateurs était réelle et elles ont donc joué le jeu. Cela peut d’ailleurs poser un problème au niveau européen dans la mesure où des pays nous ferment leurs portes et nous empêchent de livrer des produits qui mentionnent le nutri-score.

Nous sommes par ailleurs de fervents défenseurs de l’information étiquetée. Dans le domaine des nitrites, l’enjeu ne porte pas que sur l’étiquetage, il concerne aussi une problématique industrielle et sanitaire. À ce sujet, le Gouvernement a mené une démarche assez exemplaire en réunissant tous les acteurs autour de la table. Nous avançons sur ce sujet, d’ailleurs beaucoup plus rapidement que l’Europe ne le fait. Nous étions favorables à ce plan et nous continuons à diminuer les taux de nitrites en lien avec nos partenaires, les industriels fabricants qui fabriquent nos produits MDD.

Il convient aussi d’évoquer la succession de crises concernant les fromages, notamment les fromages au lait cru. En compagnie du ministère de l’agriculture et de la filière des fromages au lait cru, nous avons milité en faveur d’un étiquetage spécifique des fromages au lait cru, en expliquant que ces produits ne doivent pas être consommés par les jeunes enfants, les femmes enceintes et les personnes immunodéprimées. Cette démarche est inédite et nous avons dû convaincre la filière pour lui expliquer qu’il ne s’agissait pas d’écarter ou de discréditer ces produits, mais bien au contraire d’assurer la protection des consommateurs.

Le législateur peut nous aider en nous accompagnant dans le cadre européen, notamment concernant la démarche « Origine-Info ». En effet, sur le plan juridique, les propositions que nous formulons vont clairement à l’encontre des principes du règlement relatif à l’information du consommateur sur les denrées alimentaires, dit règlement INCO. Celui-ci nous interdit par exemple d’énumérer les pays d’origine des ingrédients.

En outre, nous sommes très attachés à l’information et à l’acculturation des jeunes consommateurs de demain en matière de le bien-manger, d’étiquetage ou de composition nutritionnelle. Sans le concours de nos enseignes adhérentes, nous avons publié un guide intitulé « Les clés pour bien manger » qui est diffusable à très grande échelle. Celui-ci explique ce qu’est une assiette saine, comment lire l’étiquetage, faire attention au gaspillage alimentaire, notamment à domicile. J’ajoute que l’Agence de la transition écologique (ADEME) réalise également des guides très bien rédigés sur l’alimentation saine et durable, traitant par exemple des produits locaux ou de la décarbonation.

Bref l’information du consommateur est un des piliers de notre démarche.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Madame Rahhou, parmi les difficultés que rencontre l’agriculture française, vous avez mentionné à plusieurs reprises sa compétitivité. Le sujet peut se poser effectivement mais je ne comprends pas complètement votre analyse. Vous affirmez que la juste rémunération de l’agriculture française est affectée par son manque de compétitivité. J’imagine que si vous vous permettez de juger la compétitivité des agriculteurs, cela signifie que celle du secteur que vous représentez est supérieure à la leur. Est-ce bien le cas ?

Mme Layla Rahhou. Je pense que vous n’avez pas compris mon propos. La compétitivité de l’agriculture relève évidemment la responsabilité du chef d’entreprise ou de l’exploitant et des choix qu’il opère à ce titre. Mais elle est également liée au surcroît de normes de la réglementation française et aux surcoûts associés, qui n’existent pas dans les autres pays européens. Il ne s’agissait pas de ma part d’accuser les agriculteurs mais de voir comment nous pouvons collectivement travailler à améliorer leur compétitivité.

Notre secteur, le premier employeur de France, est lui aussi affecté par une accumulation de normes, que nous essayons de médiatiser. Les pouvoirs publics ont toujours estimé qu’il est extrêmement résilient et qu’il est possible de le surréglementer et de le surtaxer sans entraîner de conséquences. Malheureusement cela n’est plus le cas puisque nous sommes maintenant en compétition avec des plateformes internationales et nous avons besoin de retrouver des gains de compétitivité pour investir, à l’instar de l’industrie et de tous les autres secteurs. Malgré tout, il est exact que les agriculteurs souffrent plus que le secteur du commerce.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les gains de productivité moyens des agriculteurs depuis cinquante ans s’établissent entre 4 % et 4,5 % quand ceux du commerce sont seulement de 3 %. Nous aurions pu comparer ceux de l’industrie si elle avait survécu à vos pratiques. L’essentiel des gains de productivité de l’agriculture n’est donc pas capté par les agriculteurs eux-mêmes pour améliorer leurs revenus, mais par l’industrie qui transforme les produits et par votre secteur. À défaut de réaliser vos propres gains de productivité, vous assurez votre rentabilité en aspirant ceux de l’agriculture.

Mme Layla Rahhou. Je ne suis pas certaine d’avoir bien compris votre raisonnement. En revanche je m’inscris en faux contre l’idée que nous aurions tué l’industrie agroalimentaire, qui est en réalité un des derniers fleurons de la France. J’ajoute que la grande distribution est un des principaux clients de cette industrie. J’ignore si vous parlez du partage de la valeur entre les différents maillons de la chaîne de l’alimentation ou si vous parlez de l’évolution de la compétitivité de chacun des secteurs. Je n’oppose pas l’agriculture au commerce mais la compétitivité de la France à celle des autres pays.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Le coût de production des biens agricoles a diminué de 70 % à 80 % depuis la fin des années 1960. En revanche, le prix de vente de l’alimentation dans la grande distribution est stable sur la même période. Cela signifie que les consommateurs paient toujours environ le même prix, nonobstant l’inflation et la variation du salaire réel. Les agriculteurs ont donc réussi à diminuer leurs coûts de revient, mais sans en bénéficier. Qu’est‑ce que cela vous inspire ?

M. Jacques Creyssel. Il n’existe pas d’études sur la grande distribution durant les quarante dernières années. Je m’interroge donc sur les chiffres que vous avez indiqués. Le commerce est un secteur extrêmement diversifié. Encore une fois, nous sommes le premier employeur français. En conséquence, dire du mal de la grande distribution revient à dire du mal de l’ensemble du commerce, qui emploie 3,6 millions de salariés, soit 10 millions de personnes quand on intègre leurs familles.

Les marges de la grande distribution sont tendanciellement plutôt à la baisse. Elles sont extrêmement faibles, plus faibles que dans tous les autres pays. Malheureusement, le niveau des impôts de production et des normes pesant sur l’agriculture en France est bien plus élevé qu’ailleurs, comme ne cesse de le souligner la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA).

En conséquence, il est essentiel de mener une action collective pour diminuer ces coûts de production et rendre l’agriculture française la plus compétitive possible, en se souvenant qu’elle exporte de manière importante et qu’elle doit continuer à pouvoir le faire.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je m’interroge sur votre intervention, qui consiste à faire croire que, parce que nous questionnons ceux qui dirigent la grande distribution, nous insulterions les employés et leurs familles. Cela ne m’apparaît pas particulièrement constructif. Mais dans ce cas, peut-être pouvez-vous indiquer aux Français quel est votre salaire, ce qui nous permettrait de le comparer à celui que vous auriez touché si vous étiez resté dans la fonction publique ?

M. Jacques Creyssel. Ceci n’a aucun rapport avec le sujet qui nous occupe aujourd’hui.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je pense au contraire qu’il existe un lien avec le sujet, car il est important de savoir d’où l’on parle. J’aimerais savoir pourquoi vous représentez les commerçants de France alors que vous n’avez jamais été commerçant, mais un ancien haut fonctionnaire passé ensuite par le MEDEF. Je trouve étrange que quelqu’un qui ne connaît absolument rien au métier qu’il représente vienne donner une leçon à la représentation nationale au prétexte que nous insulterions les familles des salariés lorsque nous ne faisons que l’interroger.

Je pense que les salariés seraient très intéressés par une discussion sur le partage de la valeur ajoutée au sein de la grande distribution. Je ne suis pas sûre qu’il existe une grande solidarité de classe entre une caissière et M. Bompard, le président de votre « machin ». Mais peut-être pouvez-vous nous renseigner sur le salaire moyen des caissiers et de ceux qui mettent en place les rayons et sur le salaire de M. Bompard ? Quels montants gagne M. Bompard cette année ?

M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous aurez l’occasion de poser directement la question à M. Bompard, mon cher collègue. Monsieur Creyssel, je vous laisse répondre aux interpellations de M. Tanguy.

M. Jacques Creyssel. Je ne pense pas avoir grand-chose à répondre, puisqu’il s’agissait d’une déclaration.

Mme Layla Rahhou. Je précise pour ma part que la convention collective de la grande distribution – qui comporte un treizième mois et des pauses payées – est l’une des conventions collectives les mieux-disantes des branches de plus de 5 000 salariés. Le niveau de rémunération moyen est nettement au-dessus du SMIC, à environ 2 800 euros bruts, me semble-t-il, à comparer avec celui d’autres secteurs qui emploient, comme nous, un grand nombre de salariés non qualifiés. Dans la grande distribution, les rémunérations par rapport au niveau de qualification et les conditions de travail sont plus avantageuses que dans les autres secteurs.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’en reviens aux questions que j’ai posées précédemment. Selon l’Insee, les coûts de revient de l’agriculture ont baissé de 70 % à 80 % sur la longue durée. En réalité, l’agriculture française est très compétitive et très productive. Simultanément, le prix moyen à la consommation des produits agricoles et des produits transformés est stable depuis la fin des années 1960. Où cette marge est-elle donc passée ?

Mme Isabelle Senand. Depuis une cinquantaine d’années, le contenu de l’assiette des Français a profondément évolué, avec notamment une augmentation importante de produits transformés. Le nombre d’intermédiaires ayant augmenté dans la transformation, le packaging et la distribution, l’écart s’est creusé entre le coût brut des produits et les prix à la consommation. La marge a été répartie entre les différents maillons de la chaîne.

Mme Layla Rahhou. L’agriculteur parvient effectivement à produire plus qu’il y a cinquante ans, notamment grâce à la mécanisation ou à d’autres intrants. En conséquence, il ne s’agit pas d’une question de marges, mais de la capacité pour les agriculteurs qui ont survécu à vendre plus de volumes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez mentionné le rôle de l’école pour apprendre aux enfants à bien manger. Avez-vous analysé la part des investissements publicitaires consacrés à la promotion de produits qui peuvent être qualifiés de « malbouffe » par rapport à ceux dédiés à la promotion de fruits et légumes de saison ?

Mme Émilie Tafournel. Je n’ai pas analysé ces éléments d’un point de vue économique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez pris des positions publiques en vantant les mérites de l’éducation à la bonne alimentation, en particulier pour les enfants. Compte tenu de cet élément, n’estimez-vous pas pertinent d’interroger vos adhérents sur la répartition de leurs budgets promotionnels, afin de savoir si leurs efforts visent en priorité la bonne alimentation des familles, pour inciter à acheter des produits français sains, ou plutôt à pratiquer des prix cassés sur une pâte à tartiner pleine de matières grasses, d’huile de palme et de conservateurs ?

Mme Émilie Tafournel. Je ne questionne pas les enseignes sur la part de leur budget publicitaire en fonction des produits. En revanche, nous échangeons bien sur toutes les pratiques visant à mettre en avant les produits bruts, les produits d’origine française et les produits dont les nutri-scores sont moins élevés. Nous travaillons également à un catalogue de toutes les actions mises en place par les enseignes en termes de nutrition, qu’il s’agisse de l’information des consommateurs, des partenariats avec différentes associations, des actions menées auprès des consommateurs, des animations auprès des enfants, des visites d’usines et d’agriculteurs partenaires dans les bassins géographiques concernés.

Je ne me décharge pas de la responsabilité qui nous incombe. J’ai notamment indiqué qu’un de nos rôles consiste à étiqueter et à informer le consommateur. J’ai en revanche insisté sur l’importance de l’éducation des jeunes consommateurs concernant la nourriture, la saisonnalité et les différents produits.

Au reste, la publicité fait l’objet d’encadrements et je ne pense pas que les publicités des enseignes mettent majoritairement en avant des produits industriels ou transformés. Certes, les opérateurs disposent de la liberté commerciale de promouvoir le Nutella ou le Coca-Cola, qui sont par ailleurs attendus par les consommateurs, mais ils évoquent également les produits bruts dont il a été question aujourd’hui.

M. Rodrigo Arenas (LFI-NUPES). Je rappelle que la commission d’enquête n’est pas un tribunal et je me désolidarise complètement du ton des propos qui ont été tenus précédemment à votre encontre. Par ailleurs, certaines questions qui ont été posées s’adressent plutôt aux entreprises de transformation.

Les études indiquent que le « dopage » des sols à l’horizon de cinquante ans sera très difficile à réaliser, notamment parce que les phosphates seront moins disponibles, ce qui entraînera une modification de la production, y compris française. Avez-vous anticipé la baisse de la production en raison du manque d’intrants et la manière dont les magasins modifieront leur logistique ? Allez-vous privilégier une production plus locale qui conforterait la souveraineté hexagonale ?

Jusqu’à présent, le modèle privilégié a porté sur l’artificialisation des sols pour l’implantation de grandes enseignes sur plusieurs milliers de mètres carrés. D’une certaine manière, ce mouvement contrevient à la souveraineté puisqu’il concerne des terres qui auraient pu être utilisées pour la production agricole ou l’élevage. Comment anticipez-vous les changements qui auront lieu dans ce domaine ? La manière dont vous proposez et organisez les magasins répond-elle à la raréfaction des ressources et les changements alimentaires associés ? Envisagez-vous de modifier les logiques d’implantation commerciale pour favoriser des logiques plus localistes ? Par exemple, des règles ont été émises en Espagne pour limiter la dimension des supermarchés, notamment ceux qui dépendent du groupe El Corte Inglés.

Mme Layla Rahhou. Les mesures votées concernant le zéro artificialisation nette s’imposent à notre secteur. Je rappelle que la loi « climat et résilience » établit un moratoire sur la création de nouvelles surfaces commerciales sur les formats de plus de 10 000 mètres carrés. Nous devons donc réinventer un modèle en construisant « la ville sur la ville » et en modifiant les mètres carrés de magasins au sein de nos ensembles fonciers préexistants.

J’en profite pour vous dire que la loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables incite à installer des panneaux photovoltaïques sur les parcs de stationnement et les toitures des magasins pour développer l’énergie verte. Or les parcs de stationnement représentaient le dernier foncier disponible pour transférer les mètres carrés de magasins. Malgré ces contraintes, nous nous efforçons de nous réinventer grâce à l’ingéniosité des distributeurs. Une partie des très grands magasins qui doivent être transformés serviront ainsi d’entrepôts.

J’ajoute que les magasins de périphérie constituent les magasins de proximité pour de nombreux Français. Ils font partie de la diversité de notre modèle, au même titre que les centres-villes ou les zones rurales.

Mme Émilie Tafournel. Je ne maîtrise pas les questions relatives aux phosphates dans les sols mais je pourrai me renseigner auprès de mes collègues qui travaillent sur les filières agricoles. Cependant, s’agissant de la productivité des sols et des nutriments, de grands travaux sont menés dans les interprofessions dont nous sommes membres. Nous essayons de trouver des solutions de manière collective. À ce titre, les enseignes et leurs fournisseurs mènent un travail commun, généralement sur la base d’une contractualisation, pour réformer et modifier les pratiques face aux enjeux de décarbonation. La part de la viande, dont les Français sont friands, doit ainsi diminuer, à la fois pour des raisons nutritionnelles et écologiques.

De leur côté, les agriculteurs nous expliquent que passer d’une prairie qui était consacrée à l’élevage à une culture maraîchère oblige un retournement des sols, lequel libérerait le carbone qu’ils contiennent. De la même manière, nous devons travailler sur les ressources et produits issus de la mer et nous testons différents labels et produits auprès des consommateurs pour mesurer leur adhésion en matière de changement des comportements de consommation. À titre d’exemple, nous disposons aujourd’hui des premiers retours sur le nutri-score, lesquels font état d’un réel impact dans le caddie des consommateurs.

Encore une fois, nous croyons aux principes qui s’attachent à l’étiquetage et à l’information des consommateurs, ainsi qu’à leur traduction dans les actes d’achat, pour voir si les orientations que nous prenons ont un impact en matière d’évolution des consommations.

*

*     *

La commission procède à l’audition de M. Thierry Pouch, docteur en sciences économiques, chef du service Études, références et prospective de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), et M. Sébastien Abis, directeur du club DEMETER, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous sommes heureux d’accueillir, pour une table ronde consacrée aux enjeux géopolitiques de la souveraineté alimentaire, M. Sébastien Abis, directeur du club DEMETER, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), et M. Thierry Pouch, docteur en sciences économiques, chef du service Études, références et prospective de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA).

Nous sommes intéressés par vos analyses sur la notion de souveraineté alimentaire, sa perception par les différentes nations et les enjeux qu’elle emporte au plan international.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Sébastien Abis et Thierry Pouch prêtent serment.)

M. Sébastien Abis, directeur du club DEMETER, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Thierry Pouch et moi avions publié en 2013 Agriculture et mondialisation : un atout géopolitique pour la France. Dix ans plus tard, force est de constater un réarmement agricole mondial qui vise à satisfaire des besoins accrus par la hausse de la demande alimentaire – 2 milliards d’habitants supplémentaires en vingt ans. La transition écologique et énergétique de l’économie fait naître des besoins auxquels la production agricole peut répondre. Il y a plus que jamais un appel d’agriculture. Dans de nombreux pays, la souveraineté, au sens premier du terme, est en jeu. L’agriculture y est une préoccupation omniprésente. Le réarmement s’impose pour répondre aux besoins intérieurs croissants mais aussi, pour certains États, pour peser davantage sur la scène internationale par le biais de l’agriculture ou de l’alimentaire – il faut distinguer les stratégies de rayonnement dans ces matières, la Corée du Sud, le Japon et l’Italie ayant fait le choix du second.

En 2024, aucun pays dans le monde – si ce n’est la Corée du Nord, qui est sous perfusion de certains voisins – ne pratique le désarmement agricole. Aucun habitant de la planète ne peut se passer de nourriture. Aucune région, aucun pays n’a de raison de se priver d’agriculture. L’agriculture a toujours été un maillon fort du développement humain, de la fabrication de sécurité humaine. Ces dernières années, on observe une multiplication des missions assignées au monde agricole parmi lesquelles, outre sa vocation nourricière, la contribution à la transition écologique par le biais de la biomasse.

L’agriculture est l’un des rares secteurs autour desquels toutes les thématiques contemporaines peuvent être convoquées. C’est aussi l’un des rares secteurs qui concerne toute la planète, trois cent soixante-cinq jours par an, quelle que soit la météo alors même qu’il en est le plus dépendant.

La France et l’Europe bénéficient d’une situation exceptionnelle par rapport au reste du monde. L’une et l’autre sont plutôt bien placées s’agissant de souveraineté et de sécurité alimentaires, j’insiste sur ce point. Certaines régions du monde sont en souffrance agricole et alimentaire pour des raisons géographiques mais aussi à cause de l’instabilité politique, du manque de confiance collective, d’une gouvernance inexistante ou défaillante, ainsi que de la faiblesse des ressources humaines. Pour se développer, le monde agricole a besoin de prévisibilité. La sécurité alimentaire est toujours menacée dans les pays dont la gouvernance n’est pas optimale.

La situation française et européenne est très bonne parce que les Européens, après des décennies de divisions et de confrontations, ont eu la clairvoyance de construire la paix par une coopération entre États en matière agricole. Un demi-milliard de consommateurs jouissent de la sécurité alimentaire. Il faut le reconnaître, la Politique agricole commune (PAC), malgré tous ses défauts, a offert au consommateur européen un très grand confort alimentaire, qu’assurent les volumes, la qualité, la traçabilité et la durabilité. Pour un prix très peu élevé, celui-ci profite d’une nourriture exceptionnelle. Le grand gagnant de la PAC est non pas l’agriculteur mais le consommateur et le citoyen européen.

Il convient donc de relativiser et de remettre en perspective historique l’inconfort agricole et alimentaire que nous connaîtrions.

Je l’ai dit lors du covid et je n’en démords pas quatre ans plus tard, la souveraineté alimentaire est forcément solidaire. La solidarité doit s’exercer à l’échelle géographique et temporelle. Elle impose une responsabilité écologique pour minimiser l’empreinte de l’activité agricole sur la planète – nous le devons aux générations futures. Les changements climatiques accentuent les interdépendances entre les régions et entre les pays. En France, la solidarité doit aussi se manifester à l’égard des outre-mer.

Il serait temps également de mieux combiner agriculture, pêche et aquaculture. Enfin, une solidarité entre les producteurs et les consommateurs est indispensable. Si on s’obstine à vouloir payer pas cher, on condamne les premiers et les territoires.

Il faut reconnaître l’existence des forces productives. Nous avons besoin de produits transformés – la cueillette de nos lointains ancêtres ne suffit pas à garantir la sécurité alimentaire que nous recherchons de nos jours. La chaîne logistique en France et en Europe fonctionne – on l’a vu lors du covid – et s’est engagée dans la décarbonation. Elle participe activement aux transitions que nous appelons de nos vœux. Elle est au cœur de la souveraineté.

C’est le message que nous avons essayé de faire passer dans l’ouvrage que j’ai cité, il ne faut pas douter de l’importance de l’agriculture et de l’alimentation pour l’avenir. Face aux risques croissants et à la concurrence exacerbée, la France aurait tort de se désarmer. L’agriculture n’appartient pas au siècle dernier.

M. Thierry Pouch, docteur en sciences économiques, chef du service Études, références et prospective de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture. Si la notion de souveraineté alimentaire connaît un regain de popularité dans les discours politiques et économiques, elle a émergé dans les années 2000 lorsque la France a pris conscience d’une certaine érosion de sa compétitivité, non seulement sur les marchés internationaux mais aussi sur son propre marché. Elle subissait alors une forte concurrence de l’Allemagne, des Pays-Bas et du Brésil, qui l’avaient rattrapée et parfois même dépassée. La perte de parts de marché pouvait menacer son outil de production. Néanmoins, les performances globales du secteur agricole et alimentaire n’en ont pas été durement affectées puisque, je le rappelle, depuis 1977, nous n’avons pas connu le moindre déficit commercial agroalimentaire. Cette performance est à souligner dans la mesure où, sur la même période, d’autres secteurs ont périclité, en particulier le secteur industriel. Elle témoigne d’une tendance structurelle et durable.

Le grand retour de la souveraineté alimentaire a également à voir avec la mondialisation. Il signe d’une certaine façon l’échec de celle-ci. Pour les promoteurs de la mondialisation, les phénomènes d'exportation et d’importation devaient se compenser, par le jeu des chaînes de valeur et de l’ouverture des frontières ; autrement dit, on pouvait sacrifier un secteur dont on savait qu’on pourrait obtenir la production autrement et à moindre coût. C’était l’enjeu du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) puis de certains dossiers à l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Il faut sans doute dresser un bilan de la mondialisation car elle n’a pas abouti à l’harmonie des nations promise.

Parallèlement, il ne faut pas sous-estimer plusieurs facteurs qui ont favorisé le retour des États-nations, dont l’intérêt pour la souveraineté alimentaire est une manifestation. La pandémie et surtout la guerre en Ukraine ont précipité les choses, les notions de résilience et de dépendance revenant alors sur le devant de la scène. C’est une donnée très importante : la mondialisation a eu pour effet d’élever considérablement le degré de dépendance des nations les unes vis-à-vis des autres. À la faveur de la pandémie ont été identifiés les secteurs dans lesquels nous étions devenus de plus en plus dépendants. À cet égard, les engrais occupent une place de choix, de même que les protéines végétales. Cette dernière dépendance s’inscrit dans une histoire longue puisqu’elle a été actée au début des années soixante, dans le cadre du GATT, dans une négociation avec les États-Unis pour compenser la création de la Politique agricole commune (PAC). L’accord, en vertu duquel les États-Unis faisaient preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis de l’Europe et de sa politique agricole commune, est toujours en vigueur. La dépendance en matière de protéines végétales s’est accentuée, le Brésil devenant le premier fournisseur de l'Union européenne, devant les États-Unis.

Il a été beaucoup été question ces derniers mois du secteur avicole, en particulier du poulet. Voilà un exemple assez emblématique de notre dépendance récente. Jusqu'à la fin des années 1990, la France dégageait un excédent à la fois en valeur et en volume sur la viande de volaille ; progressivement, on a vu cet excédent fondre au point que la balance est aujourd’hui déficitaire. Cette évolution est aussi la conséquence d’un accord qui a été signé en 1994, à Marrakech, dans lequel il était demandé à l’Europe d’ouvrir son marché après des erreurs de stratégie industrielle. On peut chercher les causes de notre perte de souveraineté dans le domaine de la viande de volaille. Toujours est-il que nous sommes désormais très dépendants de l'extérieur et que nos principaux fournisseurs, j’insiste sur ce point, sont européens. Le premier est la Pologne, suivie de la Belgique, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Il me paraît donc important de nous pencher sur le fonctionnement même du marché européen.

Dans le même ordre d’idées, alors que la viande ovine est déterminante pour certains territoires, nous avons perdu 50 % du cheptel en l’espace de quarante ans et cette tendance risque de s'amplifier, à cause des difficultés de renouvellement des générations d'éleveurs sur le territoire mais aussi des effets potentiels des accords de libre-échange, en particulier celui avec la Nouvelle-Zélande.

L’article 1er du projet de loi d'orientation pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture, qui fait de la souveraineté alimentaire l’un des intérêts fondamentaux de la nation française, est tout à fait bienvenu, dans la mesure où la concurrence est désormais particulièrement cruelle et offensive. Si nous n’y prenons pas garde, notre souveraineté agroalimentaire risque de subir une érosion dans les années à venir. Il faut donc que les politiques publiques s’y attellent.

Nous ne sommes pas démunis pour autant. Nous disposons d’un certain nombre d’atouts. Je l’ai dit, nous n’avons toujours pas connu depuis 1977 de déficit commercial agroalimentaire. L’excédent est plus ou moins puissant, il fluctue au gré de la conjoncture économique et de la croissance des échanges internationaux. Plusieurs pays attendent de la France qu’elle continue à produire pour pouvoir les approvisionner. C’est vrai pour la viticulture, les céréales et produits de céréales, les produits laitiers, le sucre, la viande bovine et la viande porcine. Nous nous heurtons néanmoins à un autre problème : nous importons beaucoup plus de valeur ajoutée que nous n’en exportons parfois. Cette lacune n’est pas sans lien avec les efforts de réindustrialisation actuels.

Enfin, nous devons convaincre nos concitoyens de soutenir la réindustrialisation. Cela suppose qu’ils consentent à la proximité de certains bâtiments et de certaines usines d’abattage, etc. Il y va de notre souveraineté et de notre indépendance alimentaires.

La question de la souveraineté ne peut pas être décorrélée de l’évolution de l’économie mondiale. On a souhaité tendre vers une certaine déréglementation des économies et vers l’ouverture des frontières. C’est parfois une bonne chose puisque nous en profitons – il n’y aurait pas d’excédent commercial sans frontières ouvertes – mais le moment est venu de faire un bilan pour essayer de réorganiser l’économie mondiale et de trouver les modes de gouvernance qui lui font aujourd’hui défaut. L’agriculture et l’industrie agroalimentaire françaises sont parfois tributaires de ces défaillances.

M. le président Charles Sitzenstuhl. S’agissant des difficultés du secteur de la volaille, le tournant daterait selon vous de l’accord de Marrakech.

Or j’ai vérifié les chiffres dans les documents de l’Établissement national des produits de l’agriculture et de la mer (FranceAgriMer), ils tendent à montrer que, dans le domaine de la volaille, l’Europe serait autosuffisante tandis que la France serait déficitaire. Pouvez-vous préciser pourquoi vous établissez un lien entre l’accord et les difficultés françaises, puisque l’Europe semble préservée ?

M. Thierry Pouch. Il faut en effet distinguer le cas français et celui de l'Union européenne à vingt-sept. Je l’ai dit, nos principaux fournisseurs sont européens ; la croissance de la production européenne de viande de volaille est tout à fait significative depuis les élargissements successifs.

La comparaison de l’évolution de la production de poulet en France et en Belgique montre une diminution pour la première et une augmentation pour la seconde. Je ne conteste pas du tout l’autosuffisance de l’Union européenne. Je constate que la concurrence s'exerce au sein de l’Union européenne.

Quant au lien entre l’accord de Marrakech et les difficultés françaises, il suffit de regarder les statistiques. Jusqu’à la fin des années 1990, on observe une montée en puissance des exportations françaises de viande de poulet, ensuite la tendance s’inverse et elles diminuent. Le solde reste positif jusqu’au début des années 2000 avant de basculer dans le déficit.

Je comprends votre question car l'accord de Marrakech a été négocié par l’Union européenne. Les conséquences n’ont pas été les mêmes pour tous les États membres, les difficultés ont plus touché la France que la Belgique ou la Pologne.

M. le président Charles Sitzenstuhl. La comparaison entre la France et la Belgique est très intéressante car les deux pays ont des structures sociales et économiques similaires. Votre analyse tend à indiquer que le problème est franco-français. La Belgique fait la démonstration que l’on peut être une économie d’Europe de l’Ouest avec de hauts standards sociaux et économiques et rester très productifs.

M. Thierry Pouch. C’est le cas de l’Allemagne également.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Alors pourquoi un tel problème français ?

M. Thierry Pouch. D’après les statistiques, la restauration hors domicile est en partie responsable du déclin de la production française. Les boulangeries, en particulier, utilisent pour confectionner leurs sandwichs de la volaille qui vient de l’étranger ; il en est de même pour le kebab, les importations représentent 90 % des achats.

Les autres causes du déclin de la production sont identifiées – les poulaillers, les erreurs industrielles commises dans les années 1990 et 2000, parmi lesquelles l’absorption coûteuse des concurrents. Il en résulte qu’il est aujourd’hui moins rentable de produire de la volaille.

La fin des restitutions à l’exportation dans le cadre de l’OMC a également porté un coup fatal à la filière en France alors que d’autres pays européens l’ont mieux supportée. Cela confirme un problème de structuration de la filière française. Il faudrait renouveler les générations, repenser l’organisation de la filière et abaisser les coûts des aliments pour les animaux. Il y a vraiment là un problème franco-français.

M. le président Charles Sitzenstuhl. C’est très intéressant. Ma question suivante porte sur le CETA (Accord économique et commercial global avec le Canada) et le débat qu’il suscite en France. Ce débat peut sembler étonnant car, si l’on s’en tient aux chiffres, l’agriculture française est gagnante par rapport à l'agriculture canadienne. Quel regard portez-vous sur le débat actuel ?

M. Thierry Pouch. D’abord, la volaille était exclue de la négociation commerciale avec le Canada. C'est une précision importante.

Pour avoir suivi le dossier depuis la fin de la négociation et l'entrée en application provisoire de l’accord, j’ai l’impression qu’il était de toute façon en sursis. La commission chargée d’évaluer l’impact du CETA sur l’environnement, le climat et la santé, instituée par le Premier ministre Édouard Philippe, recommandait de veiller à ne pas remettre en cause le mode de consommation alimentaire de l’Union européenne après avoir mis en lumière plusieurs difficultés posées par des substances interdites en Europe et autorisées au Canada. Le contingent canadien de blé dur, contenant de l’atrazine, en est un exemple assez emblématique.

Mais vous avez raison : le CETA se révèle plus favorable à l’Union européenne s’agissant notamment de la viticulture et des produits laitiers. Je rappelle souvent aux élus pour lesquels je travaille que les éleveurs laitiers canadiens sont furieux de cet accord qui leur fait perdre des parts de marché !

Il y a eu, autour de la viande bovine, une certaine effervescence. L’accord stipule pourtant, contrairement à ce qui a été dit, que la viande bovine canadienne ne doit pas contenir d’hormones. Et le Canada n’a pas eu le temps, depuis 2017, de mettre en place une filière de viande bovine non hormonée, ce qui explique le faible tonnage de ses exportations vers l’Union européenne – 1 000 tonnes au total, dont à peine 400 pour la France.

Il me semble que l’on a pris prétexte du CETA pour interpeller les pouvoirs publics au sujet de l’accord avec le Marché commun du Sud (Mercosur), qui prévoit des quantités beaucoup plus importantes s’agissant notamment de la viande bovine, du sucre et de la viande de volaille : le contingent, pour celle-ci, approche les 300 000 tonnes, ce qui risque de fragiliser la filière européenne et, surtout, la filière française.

M. Sébastien Abis. Il peut effectivement sembler étonnant que la France plaide pour l’exportation de ses produits tout en s’offusquant des importations. Cette position n’est pas comprise à l’étranger, comme me le rapportait récemment le dirigeant d’un think tank canadien. Je n’y vois pas d’explications sur le plan économique ; elles sont peut-être politiques.

Le Canada a une population peu nombreuse, un territoire immense et, depuis très longtemps, une puissance agricole non négligeable. On s’est longtemps focalisé sur celle des États-Unis, mais celle du Canada est importante aussi, avec ses spécificités : le pays est le roi mondial du blé dur, du homard et, plus récemment, de la moutarde. L’Australie partage certaines de ses caractéristiques – ADN exportateur, puissance agricole, faible population – mais, tandis que le réchauffement climatique tarit son potentiel, il augmente au contraire celui du Canada : celui-ci est un des rares pays dans le monde où une partie du territoire pourrait sortir gagnante du réchauffement climatique.

C’est dans une perspective de long terme qu’il faut envisager le CETA : pour le Canada, il est intéressant d’avoir un hub européen ou français pour conquérir certains marchés d’Europe ou d’Afrique – continent dans lequel, hormis le Maroc, il est assez peu présent. Je rappelle que, dans la foulée du CETA, quelques grands groupes de distribution français ont été approchés par de grands groupes canadiens, de la même façon que l’un des plus grands négoces européens et le plus grand français ont été approchés par l’un des plus importants du Canada. Ne sous-estimons pas l’ambition de ce pays de devenir une grande puissance agricole exportatrice.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Dans Géopolitique du blé, vous écrivez, monsieur Abis, que le blé possède un véritable pouvoir stratégique et que, sans lui, il ne peut notamment y avoir de sécurité. Vous rappelez aussi que, contrairement à ce que l’on imagine, la production massive de blé en France est assez récente : « Il faut attendre février 1949 pour que soit levé le rationnement du pain et le début de la décennie 1970 pour que les besoins céréaliers nationaux soient couverts sans recours aux achats extérieurs. […] Cela fait donc à peine moins d’un demi-siècle que les Français ne sont plus à la merci du blé mondial – et donc de l’étranger – pour en consommer quotidiennement. »

Pourquoi, selon vous, n’est-il plus question des céréales dans le débat agricole français, alors que nous sommes devenus autosuffisants et sommes mêmes parvenus à en faire une arme économique et géopolitique ? Pourquoi ne parle-t-on que des filières qui rencontrent des problèmes en oubliant celles qui, globalement, vont bien ?

M. Sébastien Abis. J’ai insisté, dans mon propos introductif, sur la nécessité de relativiser certaines craintes relatives à nos performances agricoles alimentaires : en France, le consommateur trouve de tout, tout le temps, partout, pour un coût bien moindre que dans d’autres pays. Quant à l’inflation, elle est restée très relative. Selon moi, elle est même salutaire puisqu’elle permet de rappeler que l’alimentation, restée trop longtemps bon marché, doit coûter plus cher – d’autant plus que la greenflation est le moteur principal de cette inflation.

Les filières produisant les produits les plus consommés ont bénéficié des moyens mis en œuvre pour réduire la dépendance de la France. De la même façon que nous avons eu besoin d’énergie, nous avons eu besoin de calories alimentaires.

Comme toute la planète, la France s’alimente avant tout de céréales. Celles-ci représentent aujourd’hui la moitié des terres agricoles cultivées dans le monde et la moitié des calories alimentaires consommées.

Le blé a la même particularité que le riz : il est en grande partie consacré à l’alimentation humaine, alors que le maïs est d’abord consommé par les animaux et utilisé par l’industrie. Le blé a donc un rôle historique très ancien. Athènes, qui n’en produisait pas, allait en chercher dans une région que l’on appelait alors le Pont-Euxin, c’est-à-dire en Crimée actuelle : rien n’a changé ! C’est d’ailleurs à des fins alimentaires qu’a été développée la thalassocratie.

La Rome antique, qui ne disposait pas de blé en quantité suffisante, avait développé l’annone et s’approvisionnait principalement en Afrique du Nord – tout comme la France, de la seconde moitié du XIXe siècle à la première partie du XXe, dans le contexte historique que l’on connaît.

Dans les années 1950 et 1960, on a cherché, en surfant sur la construction européenne et la PAC, à identifier clairement les filières et les productions devant être développées en Europe et en France à des fins sécuritaires. Or en l’absence de blé, à l’époque, les gens n’avaient rien à manger. La reconstruction de la France d’après-guerre s’est faite sur une base agricole, à des fins de sécurité alimentaire, et le blé en fut l’une des locomotives. Dans Géopolitique du blé, j’utilise l’expression, peut-être caricaturale, de « pétrole doré de la France ».

À partir des années 1970, l’agriculture française a été capable de générer des excédents dans certaines filières et, cinquante ans plus tard, elle continue d’exporter du blé – non pas parce qu’elle impose aux consommateurs du monde entier d’en manger, mais parce que, quand la planète passe à table, elle mange avant tout des céréales !

Or les pays exportateurs de céréales sont peu nombreux. Pour le blé, ils ne sont qu’une dizaine. La Chine et l’Inde, qui en sont de très loin les deux premiers producteurs mondiaux, n’en exportent pas du fait de la taille de leur marché intérieur. Quant à la France, qui s’est invitée dans ce petit groupe de nations, elle en retire une dizaine de milliards d’euros d’excédent commercial par an. La filière céréalière a organisé sa logistique à l’export, contribuant au rayonnement des produits de boulangerie, de viennoiserie et de pâtisserie. Et vous le savez, le pain contribue à la sécurité de nombreux pays dans le monde.

Depuis vingt-cinq ans, alors que la consommation de blé a beaucoup augmenté, les grandes puissances n’ont pas augmenté leurs cadences de production. Certains pays exportateurs traditionnels, comme les États-Unis, ont vu leur production et leurs exportations reculer. La France est restée forte, produisant à peine plus qu’il y a quinze ans et exportant des quantités équivalentes.

Les deux pays qui ont augmenté leur production et leurs exportations sont situés dans la région qui, dans un contexte différent, nourrissait Athènes : ce sont l’Ukraine et la Russie. Après la parenthèse soviétique, ils se sont mis à produire et à exporter de grandes quantités de blé. La Russie réalise aujourd’hui 25 à 30 % des exportations mondiales de blé. Et, à la différence de la France, elle n’exporte pas de la stabilité lorsqu’elle exporte son blé : elle tient par la barbichette un certain nombre de nations, à des fins insécurisantes.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Dans un autre livre paru cette année, Veut-on nourrir le monde ?, vous écrivez : « Il ne faudrait pas que la souveraineté soit instrumentalisée en néonationalisme exacerbé, à même de défaire la mondialisation et ce qu’elle a encore de bon, à commencer par le dialogue entre nations, sociétés et cultures qui génère aussi du progrès, du partage, des innovations et des solutions. » Et quelques pages plus loin : « Sachons peut-être mettre en avant le concept de souveraineté solidaire, en acceptant que les générosités intéressées valent bien mieux pour les équilibres internationaux que les désintérêts égoïstes. Sachons donc éviter que l’appel à la souveraineté se traduise par une course frénétique à la solitude et à l’enfermement, là où l’Everest alimentaire nous attend en équipe remplie d’air. »

Votre analyse corrobore des propos que nous avons entendus au cours de certaines auditions, alors que nous discutions d’une ébauche de renationalisation de la PAC avec les plans stratégiques nationaux (PSN) et du surgissement du concept de souveraineté alimentaire. Je rappelle d’ailleurs que ce concept, utilisé à tort et à travers aujourd’hui, trouve son origine dans l’altermondialisme : il a fait un sacré voyage idéologique ! Ne croyez-vous pas, à cet égard, que nous risquons de faire surgir en Europe des formes de nationalisme agricole ?

M. Sébastien Abis. Cet ouvrage est un essai un peu nerveux dans lequel je file la métaphore de l’Everest pour expliquer à quel point le siècle sera complexe d’un point de vue agricole et alimentaire.

Mon constat, qui n’engage que moi, est le suivant : s’il n’y a pas de planète B pour le climat, il n’y en a pas non plus pour la géopolitique et la sécurité humaine. Je ne vois pas comment l’Europe pourrait rester en sécurité et atteindre la neutralité carbone, voire comment la France pourrait en devenir le paradis le plus vertueux, si le reste de planète se trouve dans une situation de plus en plus instable. J’ai du mal à comprendre comment l’on pourrait concilier un combat climatique qui devrait être universel avec un combat sécuritaire qui, à l’inverse, devrait être national.

La souveraineté alimentaire doit donc être solidaire parce que certains sont mieux dotés que d’autres, qui ne connaissent parfois ni la démocratie ni la paix. En l’absence de solidarité géographique à l’échelle de l’Europe ou de la France, le climat à lui seul peut remettre violemment en cause la sécurité alimentaire de certaines régions. Il ne faut pas chercher à rendre chaque microterritoire souverain comme s’il pouvait tout produire : sur le temps long, la question agricole repose sur des combinaisons et des interactions, dans un contexte qui change en permanence.

Je me félicite du réarmement agricole et alimentaire qui a eu lieu partout dans le monde : les pays n’ont pas le choix. Pour être solidaire, rayonnant, influent, exportateur ou capable d’importer, il faut d’abord être bon à domicile !

Alors que certains pensaient que le XIXe siècle serait immatériel et qu’un seul marché mondial nourrirait tout le monde, la résurgence du concept de souveraineté alimentaire dans les années 1990 a permis de rappeler qu’il fallait produire le plus possible, partout où cela était possible. Aucun pays ne peut se passer d’agriculture, et aucun gouvernement ne peut traiter la sécurité alimentaire comme un sujet périphérique.

Cela étant dit, il n’était jamais question de souveraineté pendant la crise alimentaire de 2007-2008 : toutes les réunions politiques et multilatérales avaient pour objet de trouver des solutions pour collectivement réduire les risques. Depuis trois ans au contraire, alors que l’insécurité alimentaire incite de nouveau à l’organisation de grandes conférences et de réunions de chefs d’État, tout le monde parle de souveraineté et plus personne ne parle de travailler ensemble pour réduire les risques. Le changement s’est fait en quinze ans !

Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans une logique de compétition : nous sommes entrés, à certains égards, dans une logique de confrontation et de chacun pour soi, dans laquelle c’est souvent la loi du plus fort qui s’impose. Or, dans l’histoire, le chacun pour soi n’a jamais généré de stabilité ni de paix. Et, sur le plan agricole et alimentaire, il n’a jamais permis d’augmenter la performance, ni au bénéfice des producteurs ni à celui des consommateurs.

Le sujet de la souveraineté m’interpelle donc : je suis favorable à ce que tous les pays produisent le plus possible dans l’ensemble de leur territoire, sur terre comme en mer – j’insiste sur la production aquacole. Il faut néanmoins garder à l’esprit les interdépendances entre pays qui se sont amplifiées, parfois à l’excès.

La vision du village planétaire était évidemment excessive, mais je ne sais pas si le rendez-vous sur la place du village pour tous n’est pas, elle aussi, une image excessive pour demain.

M. Thierry Pouch. Les secteurs dans lesquels nous sommes dépendants – volaille, fruits et légumes, viande ovine, protéines végétales – sont précisément ceux qui n’ont pas été soutenus par la PAC. La Commission européenne avait en effet renoncé à apporter une aide à la production de soja et d’oléagineux en raison de la dépendance aux États-Unis dans ce domaine.

Il est intéressant de constater que c’est la PAC, avec ses prix d’intervention et ses soutiens à l’exportation, qui nous a permis de conquérir des marchés, de dégager des surplus et de devenir une puissance importante – au point que lorsque le blé ukrainien a fait défaut, certains pays importateurs se sont tournés vers la France.

Le cas de la filière ovine est particulier, car elle a reçu certaines aides. Mais celle des fruits et légumes n’a pas été soutenue, hormis quelques indemnités exceptionnelles en cas d’aléas climatiques. L’Union européenne et les États membres devraient se pencher sur cette question ; en tant que première puissance agricole de l’Union, la France a sans doute un rôle à jouer à cet égard.

Le mouvement La Via Campesina, auquel vous avez fait référence, monsieur le président, avait relancé l’idée de souveraineté alimentaire pour les pays en voie de développement, que le consensus de Washington incitait à se tourner vers l’exportation de produits agricoles plutôt que vers la production vivrière. Peu d’acteurs se sont ralliés à la notion de souveraineté alimentaire à l’époque, mais la notion d’autodétermination, de décision en toute indépendance, renvoie à la définition de la souveraineté au sens de la science politique.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je vous remercie pour vos exposés, dans lesquels j’ai décelé des choses intéressantes et d’autres m’apparaissant comme des contradictions.

J’ai l’impression qu’il existe un assentiment général autour de l’idée selon laquelle chaque pays doit développer une agriculture capable de nourrir sa population, sans s’interdire d’échanges commerciaux. Même des syndicats agricoles très marqués à gauche comme la Confédération paysanne, qui est membre de La Via Campesina, l’acceptent.

Or je ne vois pas bien en quoi cette définition de la souveraineté par La Via Campesina ferait référence à l’autarcie ou au repli sur soi. Dans son acception la plus fréquente, qui est aussi celle du Gouvernement, la notion de souveraineté alimentaire renvoie à la capacité, pour l’agriculture française, de nourrir les Français. Approuvez-vous cette analyse ?

M. Thierry Pouch. Je suis tout à fait d’accord : la définition de la souveraineté alimentaire selon La Via Campesina ne correspond pas du tout à celle de l’autarcie. Il s’agissait en priorité d’être autosuffisant.

Il est d’ailleurs assez intéressant de voir que, dans ses rapports successifs, FranceAgriMer évalue la souveraineté alimentaire en se référant au niveau d’autosuffisance filière par filière. C’est pour cela que j’ai rappelé que nous n’étions pas autosuffisants en ce qui concerne les fruits, les légumes, la viande ovine, les engrais et les protéines végétales.

Pour La Via Campesina, la priorité était de nourrir la population avant d’exporter. La Confédération paysanne a toujours critiqué la vocation exportatrice de la France.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Effectivement.

Monsieur Abis, vous avez souligné qu’un réarmement agricole était en cours dans le monde entier. Mais certaines des auditions que nous avons menées ont donné l’impression que cette volonté n’est pas forcément partagée au sein de l’Union européenne. Les études d’impact du Pacte vert pour l’Europe montrent clairement que l’on ne va pas dans la direction d’un tel réarmement. La volonté de préserver l’environnement est louable mais elle ne correspond pas à celle de conserver des capacités de production, qui s’exprime ailleurs dans le monde.

M. Sébastien Abis. Ce sujet présente plusieurs aspects.

Tout d’abord, il ne faut pas confondre déclin et déclassement. La France est moins bien classée dans certains secteurs d’activité et filières à l’échelle internationale parce que d’autres acteurs nous sont passés devant en raison des efforts qu’ils ont consentis et d’effets de taille. Pour autant, notre performance s’est améliorée dans les secteurs concernés ; nous n’avons pas décliné. En France et en Europe, on a souvent tendance à confondre ces deux notions en matière agricole, alors que la nuance est importante.

Ensuite, après l’échec du projet de Constitution en 2005, l’Europe a tâtonné pendant une dizaine d’années pour trouver une impulsion et une vision de long terme. Le Pacte vert a permis de retrouver une véritable ambition pour l’horizon 2050, ce qu’attendaient une grande partie des citoyens européens. Il prévoit un armement agricole et écologique, mais pas forcément un armement économique compétitif et capacitaire.

La question n’est selon moi pas de savoir quelle est la couleur de ce pacte. L’enjeu est le suivant : sommes-nous en mesure d’avoir, dans toutes les nations européennes, des citoyens, des professionnels et des entreprises qui aient envie de participer à une aventure consistant à avoir davantage de sécurité, de bien-être et de développement humain tout en faisant décroître les émissions de carbone ? Là encore, ces dernières années, nous avons peut-être confondu la décroissance et la décroissance des émissions.

Je crois qu’au niveau européen comme au niveau mondial, nous devons plus que jamais intensifier le développement, la sécurité et la santé du vivant, tout en accélérant la décroissance des émissions de carbone.

D’une certaine manière, le même phénomène a eu lieu dans le domaine militaire : nous ne sommes pas moins bons qu’auparavant, mais une partie du monde s’est dotée de capacités qu’elle n’avait pas. Notre position est donc moins confortable et nous sommes moins dominants. De plus, nous avons probablement perdu du temps parce que nous avons douté de l’importance de certains secteurs de la sécurité.

Pour moi, l’agriculteur et le militaire ont le même métier : ils protègent le quotidien de chacun. Et se doter de capacités dans ces deux domaines suppose d’investir dans la durée. Si vous hésitez pendant que les autres accroissent leurs efforts, les écarts s’amplifient et la situation peut devenir de plus en plus inconfortable.

Deux filières sont pour moi emblématiques de ces tergiversations : les fruits et légumes d’une part, les produits de la mer d’autre part.

Depuis vingt ans, tous les Français connaissent le slogan populaire selon lequel il faut consommer cinq fruits et légumes par jour. Fort heureusement, ils ne sont que 30 % à suivre cette injonction politico-nutritionnelle. Si tous le faisaient, il faudrait quadrupler la production ou les importations. Nous n’avons donc pas mis en cohérence les moyens alloués aux forces productives avec cet objectif de santé.

Je me permets d’insister sur notre plus grande dépendance dans le secteur des produits de la mer, afin d’établir le lien plus que jamais nécessaire entre agriculture, pêche et aquaculture. Pour l’essentiel, la politique européenne de la pêche depuis dix ans vise à ne pas pêcher – le Brexit ayant encore un peu compliqué les choses – et, à l’exception de la pétromonarchie norvégienne, nous avons renoncé à l’aquaculture en Europe.

Pourtant, dans les années 1970, nous disposions en France de très bonnes connaissances scientifiques sur l’aquaculture. Mais nous avons renoncé à la développer, peut-être pour les mêmes raisons que celles qui nous ont conduits à hésiter en matière industrielle, voire à désindustrialiser. Il y a encore aujourd’hui des controverses sur l’aquaculture, alors que les Français se tournent de plus en plus vers les produits de la mer. N’en déplaise à certaines régions françaises, on peut acheter des coquillages pour les fêtes mais les Français mangent surtout du saumon, du dos de cabillaud et des crevettes.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Monsieur Pouch, dans votre propos liminaire vous avez ouvert des perspectives sans vous aventurer plus avant. Vous avez semblé assez critique sur la mondialisation, ou du moins avez-vous indiqué qu’il serait nécessaire de s’interroger davantage sur son bilan.

Toutes les auditions ont montré qu’une dérégulation était intervenue par le biais des réformes de la PAC et des accords conclus sous l’égide de l’OMC – vous en avez cité certains.

Je comprends la notion de souveraineté solidaire, mais les membres de cette commission, comme d’autres parlementaires, ont l’ambition de préserver l’agriculture française de la concurrence déloyale. Pourriez-vous développer cette notion ?

M. Thierry Pouch. Il est toujours difficile d’approfondir un propos en dix minutes. J’ai effectivement dit qu’il était nécessaire de dresser un bilan de la mondialisation. Au cours des années 1980 – 1990 pour l’agriculture – les institutions internationales l’ont présentée comme une façon de s’émanciper des États-nations : elles allaient pouvoir organiser le fonctionnement de l’économie dans l’intérêt de toutes les nations et acteurs qui pourraient participer à ce mouvement.

Depuis l’adoption du GATT en 1947, l’agriculture avait bénéficié d’un régime d’exception. La question agricole n’était pas traitée dans un cadre multilatéral, sauf en ce qui concerne des aspects très particuliers – par exemple les protéines végétales. Au début des années 1980, la part de l’Union européenne avait progressé dans les échanges internationaux, alors que celle des États-Unis avait régressé. Au moment de l’ouverture du cycle d’Uruguay, ces derniers ont exigé que le dossier agricole soit abordé dans son entièreté. C’est à partir de là qu’on a commencé à demander aux Européens de démanteler complètement leur politique agricole, de réduire à zéro les soutiens internes et externes et d’ouvrir leur marché. Un certain nombre de compromis ont été trouvés au bout de huit ans, mais ils ont pu être obtenus seulement parce que l’Union européenne a réformé la PAC en 1992. Deux ans après, on signait l’accord de Marrakech. Les dossiers sont donc liés, car l’Union européenne ne voulait pas assumer la responsabilité d’un échec du cycle de négociations du GATT. Elle a donc proposé une solution permettant un compromis.

À partir de là, l’Union européenne, à travers les réformes successives, s’est conformée à une logique d’ouverture de l’économie mondiale – ce que l’on voit bien par exemple avec la notion de découplage des aides. Aux États-Unis en revanche, à partir de 2018, le président Trump a accordé des aides exceptionnelles complétant celles prévues par la loi agricole quinquennale. Pour 90 % d’entre elles, ces aides supplémentaires sont couplées, en totale contradiction avec la législation de l’OMC.

Il y a des priorités et quand la situation est assez grave et exceptionnelle, il serait peut-être bienvenu de réfléchir au bilan de cette mondialisation, en essayant de convaincre nos partenaires que l’on est contraint à déroger de manière transitoire au règlement pour essayer de préserver le secteur agricole – dont nous avons tous les deux montré le caractère fondamental.

Comme vous l’avez relevé dans votre question, j’ai associé la souveraineté à la dépendance. De ce point de vue, la situation allemande est très intéressante. Il est exact que leurs exportations dépassent les nôtres mais, depuis que le Royaume-Uni a quitté l’Union, l’Allemagne a le plus important déficit commercial agroalimentaire des Vingt-Sept, compris entre 15 et 20 milliards. On a beaucoup dit que les manifestations d’agriculteurs en Allemagne étaient liées à la fiscalité du gazole. Mais, quand on y regarde de plus près, on se rend compte qu’ils ont pris conscience du niveau de dépendance énergétique du pays et qu’ils ont craint de prendre le même chemin pour les produits alimentaires. Le danger est que l’Allemagne devienne trop dépendante de l’extérieur.

L’Union européenne n’est pas une Europe fédérale. On essaie d’y trouver des compromis sur la PAC, avec le principe de subsidiarité et l’élaboration par chaque pays d’un plan stratégique national. Au fond, cela reste une juxtaposition de politiques. L’Allemagne est en difficulté. Son plan stratégique national ne correspond pas à l’état réel de sa situation agricole.

Le Pacte vert a été conçu en 2019. Mais depuis lors le contexte a changé. Vous avez rappelé à juste titre le contenu des études d’impact, qui mériteraient d’être réexaminées car il existe un risque de décrochage de la production et des exportations européennes. La présence de la Russie et la guerre en cours ont révélé des fragilités.

Tel était le sens de mes propos sur la mondialisation. Encore une fois, il ne s’agit pas de fermer les frontières et de se réfugier dans l’autarcie, mais de réorganiser cette mondialisation au moyen de décisions prises par les États-nations et non plus par des institutions internationales – lesquelles, de mon point de vue, doivent être reconfigurées en fonction du contexte.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. C’est vraiment passionnant. Vous venez de dire que certains s’affranchissent des règles de l’OMC, ce qui n’est pas forcément notre cas. Peut-être faut-il que nous arrêtions d’être naïfs ?

M. Thierry Pouch. C’était un peu le sens de mon propos.

Je précise que le cycle de Doha a débuté en novembre 2001 et qu’il n’est toujours pas achevé. On va finir par arriver à un quart de siècle de négociations. Il y a certes eu quelques avancées, comme la décision d’éliminer complètement les subventions aux exportations, lors de la conférence ministérielle de Nairobi de 2015. Mais ce qui s’est passé il y a trois semaines à Abou Dhabi est assez révélateur de l’incapacité de l’OMC à conclure ce cycle. La raison en est simple : une fois encore, l’Inde a fait blocage. Il est assez intéressant de voir que la mondialisation a consisté à ouvrir les marchés et à intégrer un certain nombre de pays sans voir qu’ils allaient devenir des rivaux.

Tout cela est emblématique du basculement du centre de gravité de l’économie mondiale vers les pays d’Asie, à tel point que l’Inde peut désormais bloquer une négociation multilatérale au motif qu’elle envisage de constituer des stocks publics de produits agricoles pour préserver sa sécurité alimentaire.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. L’agriculture française fait face à la concurrence mondiale, mais surtout à celle qui s’exerce au sein du marché unique. C’est un vrai problème. Ce marché unique a fonctionné au moins jusqu’aux années 1990 mais l’élargissement progressif de l’Union a entraîné de réelles distorsions de concurrence. On peut probablement résoudre les difficultés environnementales en mettant fin aux surtranspositions, mais comment faire pour rester compétitifs vis-à-vis de pays qui n’ont pas du tout les mêmes niveaux de salaires et de protection sociale ?

M. Thierry Pouch. De mon point de vue, l’alternative est la suivante : soit l’Union européenne s’achemine progressivement vers une sorte de salaire minimum commun – mais la tâche sera longue et compliquée – ; soit on est convaincu que, même si la France réduit ses coûts de production, on trouvera toujours un État membre qui fera mieux que nous dans ce domaine. Il convient alors d’orienter la production vers la gamme moyenne ou le haut de gamme.

Mais cette dernière stratégie est précisément celle actuellement mise à mal par l’inflation et les incertitudes sur le pouvoir d’achat, qui conduisent les Français à se tourner davantage vers les produits d’entrée de gamme. C’est donc un point de blocage important d’un point de vue social, mais aussi fiscal. Il faut essayer de prendre en compte certains critères sociaux européens qui pourraient préfigurer un espace social commun. Je ne vois pas d’autre solution, mais cela va être extrêmement complexe.

L’élargissement en préparation concerne neuf pays, notamment l’Ukraine. Cette dernière va poser problème et il va falloir étudier le sujet de très près. Prenons par exemple les aides à la surface versées dans le cadre de la PAC. La surface moyenne des exploitations en France est de 70 hectares, alors qu’en Ukraine elle est de 480 hectares. Les premiers calculs, plus ou moins contestés, montrent qu’à budget constant l’adhésion de l’Ukraine conduirait à diminuer de 20 % les aides versées dans les autres États membres.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Votre réponse pose plus de questions qu’elle n’apporte de solutions. Ce n’est pas très rassurant.

Comment peut-on résoudre ces difficultés et préserver notre souveraineté alimentaire ? Je comprends que vous voyez deux solutions : mettre en place une harmonisation sociale – ce qui constitue un défi politique que probablement peu sont prêts à assumer – ou remettre en question le fonctionnement du marché unique.

M. Thierry Pouch. Le fonctionnement du marché unique est un sous-ensemble de la mondialisation. L’Union européenne ne doit pas avoir honte de faire un inventaire de ce qui a fonctionné et de ce qui n’a pas fonctionné dans les réformes de la PAC, dans le marché unique et dans les critères de convergence liés à la monnaie unique. Car nous n’allons pas pouvoir opérer les transitions nécessaires pour relever les défis qui nous attendent en conservant des critères aussi stricts, sachant que nombre de rapports montrent que cela va demander des centaines de milliards d’investissement.

Le marché unique pose bien un certain nombre de problèmes, car on a transformé l’Union européenne en espace de rivalités concurrentielles et commerciales. Il faut que l’Europe se penche sur cette question.

Je considère pour ma part que l’Europe s’est construite sur l’agriculture, grâce à une politique commune – et cet adjectif est important. Il ne faudrait pas qu’elle se déconstruise précisément à cause des affrontements entre États membres sur les questions agricoles.

M. Sébastien Abis. Je voudrais illustrer ces tensions internes en Europe à la lumière de la question de la souveraineté alimentaire de la France.

Les dix produits les plus importés en France représentent 6 milliards d’euros par an en moyenne depuis 2020. Par ordre décroissant, il s’agit du saumon – pour un montant de 2 milliards –, des pâtes alimentaires, de l’huile d’olive, des tomates fraîches, des préparations de pommes de terre – y compris les chips –, des fraises, des framboises – la Russie en étant le premier exportateur mondial –, des kiwis, des noisettes – le Nutella est généralement le produit le plus vendu dans les grandes et moyennes surfaces – et des champignons de Paris –  chacun sait que l’appellation n’est pas protégée et qu’ils sont massivement produits en Pologne.

Tout cela pourrait être fait en France.

Le cas de la tomate est emblématique. Il suffirait de développer les éco-serres et de faire comprendre qu’elles sont l’avenir, puisque les Français veulent des tomates tout au long de l’année et que c’en est fini de la saisonnalité. L’éco-serre permet de répondre à cette demande, tout en ayant des bilans énergétique et hydrique favorables. Elle permet aussi de limiter les risques sanitaires. L’éco-serre est une partie de la solution pour tendre vers l’absence d’utilisation de pesticides. Mais il faut pouvoir en construire. Cela représente un coût et des investissements.

Les pâtes alimentaires font partie des produits populaires. On produit beaucoup de blé en France mais de moins en moins de blé dur pour des raisons liées à l’adaptation de cette dernière culture aux zones de production dans le sud du pays. Nous importons beaucoup de pâtes parce que nous n’avons pas assez d’usines qui en fabriquent.

Pourquoi la Turquie fabrique-t-elle et exporte-t-elle de plus en plus de pâtes ? Elle importe tout son blé, y compris du blé tendre russe avec lequel elle fabrique des pâtes. Mais elle dispose d’un outil industriel et veut produire des pâtes et de la farine.

M. le président Charles Sitzenstuhl. En Alsace, nous produisons des pâtes…

M. Sébastien Abis. L’outil industriel fait défaut pour répondre à la demande, ce qui nous conduit à acheter énormément de pâtes alimentaires à l’étranger.

Le cas de l’huile d’olive est lui aussi symptomatique. Nous en produisons certes de très bonne qualité, mais de manière anecdotique. Nous n’avons pas le volume et l’organisation nécessaires pour plus. La très bonne huile d’olive produite à l’échelle de villages sert d’abord à l’autoconsommation puis est éventuellement vendue dans les épiceries fines locales ou parisiennes, à 30 euros la bouteille. Ce n’est absolument pas concurrentiel pour le consommateur. Pourtant, à l’heure où le changement climatique menace la culture de la vigne, nous pourrions en produire plus en France.

Je prends l’exemple de ces dix produits parce que le club DEMETER a publié une étude à leur sujet qui m’a beaucoup marqué. Il est évident qu’il serait très compliqué de produire davantage en France des produits qui y sont très consommés, comme la mangue ou l’avocat mexicain – sans même parler du cacao, du café et du thé. Mais les dix produits que j’ai évoqués sont révélateurs des hésitations sur l’industrie – comme dans le cas du saumon – et sur certains segments de production – par exemple la tomate – alors même que la culture de la tomate en plein air subit les incertitudes climatiques.

Pour les fruits et légumes et les petits fruits rouges, une des grandes difficultés est l’absence de main-d’œuvre. J’en termine en évoquant ce point, dont nous n’avons pas assez parlé lorsque nous avons évoqué la souveraineté alimentaire. On peut construire des installations industrielles et vouloir une agriculture qui produise davantage, mais il faut aussi des gens qui y travaillent. Pour cela, il va falloir bien les rémunérer.

Une exploitation agricole devra être durable, transmissible, diversifiée et sûre. Mais elle devra aussi être profitable, sans quoi il n’y aura pas de souveraineté alimentaire viable. La souveraineté alimentaire des consommateurs passe d’abord par la sécurité des revenus des producteurs.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Monsieur Abis, vous avez relevé dans votre propos liminaire que des stratégies de filière avaient été mises en œuvre lors des premiers temps de la PAC. Les auditions ont permis de montrer de manière très éclairante que ce n’était plus le cas. Les représentants de l’Union des industries de la fertilisation (UNIFA) ont ainsi indiqué qu’il n’y avait pas de véritable stratégie pour développer les engrais verts, tandis que la filière des agroéquipements donne l’impression d’être un peu livrée à elle-même.

Vous avez noté qu’en pratique des États dérogeaient aux règles de l’OMC, monsieur Pouch. Comme notre commission a également vocation à formuler des propositions, pourriez‑vous préciser quelles sont les dérogations possibles dans le cadre du droit de la concurrence et de l’organisation générale du marché unique ? Certains pays y recourent peut-être déjà ? Pourrait-on utiliser davantage la clause de sauvegarde ?

M. Thierry Pouch. N’étant pas un grand spécialiste du droit de la concurrence, je ne peux pas vraiment vous répondre. Il existe certainement des effets de contournement. Lorsque la situation est compliquée, la Commission européenne devrait assouplir les règlements afin de favoriser les regroupements, comme les États-Unis ont pu le faire. On pourrait par exemple envisager des groupements d’organisations de producteurs. Encore une fois, je ne suis pas spécialiste : je ne peux pas approfondir.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les pays occidentaux, en particulier ceux de l’Union européenne, se soumettent généralement aux règles du libre-échange et aux lois du marché, y compris dans le domaine agricole. Les régimes autoritaires comme la Russie, eux, manipulent les lois du marché à leur avantage. Là comme ailleurs, ils retournent nos concepts et nos valeurs, par exemple la liberté, à notre détriment. Ils utilisent comme un boomerang ce qui devrait servir l’intérêt général. Beaucoup de Français, dont moi, ont découvert que si les sanctions imposées à la Russie ne concernent pas ses exportations de céréales, c’est pour préserver le marché mondial, non notre souveraineté alimentaire. Vous avez expliqué que les démocraties pouvaient utiliser l’arme alimentaire pour encourager la stabilité ; dans le cadre de la guerre en Ukraine, nous aurions pu agir contre la Russie en modifiant le rôle qu’elle joue sur le marché mondial. C’est un exemple parmi d’autres. De la même façon, les démocraties européennes ont laissé la Russie conquérir une grande part de l’influence qu’elles exerçaient sur les marchés agricoles : c’est un effet, indirect mais annoncé, des sanctions prononcées à la suite de l’affaire de la Crimée et des interventions dans le Donbass.

Vous avez affirmé que personne n’avait abordé le concept de souveraineté alimentaire ni les problématiques associées. C’est totalement faux. Les partis de gauche alter- et antimondialistes s’en sont préoccupés, comme les partis souverainistes de droite ont toujours inscrit dans leur programme la défense de la souveraineté économique, notamment agricole – c’est également le cas du parti de M. Chevènement, à gauche. En réalité, ce débat était sinon interdit dans la sphère publique, ringardisé, considéré comme non pertinent et déraisonnable, alors qu’il était ouvert en Suisse, au Japon, au Canada, aux États-Unis.

Pour finir, je voudrais évoquer le rôle que jouent les intérêts commerciaux, en particulier ceux des multinationales, dans les habitudes alimentaires. Vous avez évoqué la consommation du saumon. Chacun est libre d’en consommer – cela m’arrive régulièrement. Ces us et coutumes sont le résultat d’actions commerciales, de publicités : la prospective a identifié un marché et on a mené une politique commerciale à même de promouvoir la vulgarisation du saumon et le développement du secteur associé. Si la France décidait de populariser la truite fumée issue de fermes aquacoles, celle-ci pourrait très bien récupérer des parts de marché. C’est vrai de tous les produits : la popularité n’est pas gravée dans le marbre, elle est la conséquence de visions stratégiques que certains secteurs traduisent en pratiques commerciales.

Mon intention n’est pas de vous contredire ; nos analyses prennent en considération l’action des États ou d’institutions comme l’OMC, mais rarement celle des multinationales et des filières, qui pourtant entrent en confrontation ou s’allient avec les États. Or les démocraties européennes n’assument jamais de promouvoir des produits ; elles n’ont de stratégie que punitive. L’État n’intervient sur les filières que pour les dénoncer, les sanctionner, les imposer, les taxer, et punir les consommateurs. Mieux vaudrait agir positivement et favoriser certaines filières, en facilitant l’accès à leurs produits et en les valorisant. Le Gouvernement et la Commission européenne commandent nombre de publicités sur tout un tas de sujets – en ce moment sur la ceinture de sécurité, certes très sympathique mais déjà suffisamment acceptée en France. Ils pourraient mener des campagnes pour développer des filières stratégiques. Longtemps, des publicités ont vanté les produits laitiers ; elles ont disparu.

M. Thierry Pouch. Le cas de la Russie est emblématique de l’application du principe de souveraineté. Entre 1990 et 2000, la Russie a sombré : elle est devenue importatrice nette et ses soldes commerciaux agroalimentaires étaient très négatifs. Pour approvisionner la population, elle était donc dépendante de l’extérieur. En 2000, le président Poutine a déclaré que c’était terminé. Il a mis en place une politique agricole à même de redresser certaines productions, en particulier celle du blé – les courbes illustrent parfaitement son effondrement décennal puis sa remontée. C’est un bel exemple de la manière dont l’agriculture peut servir le redressement national. Il est intéressant d’observer l’évolution d’un pays, devenu dépendant, qui décide de ne plus l’être et applique une batterie de mesures pour se redresser.

Vous dites que l’intérêt pour la souveraineté n’a jamais disparu, certains partis politiques s’en revendiquant. Je suis assez d’accord. Néanmoins, j’ai parfois discuté avec Jean-Pierre Chevènement lorsque j’étais invité à son club de réflexion. Il n’opposait pas le principe de souveraineté à l’Union européenne. Il contestait certains aspects ou modes de fonctionnement de l’Union mais, s’il refusait l’Europe fédérale, il soutenait l’Europe des nations – d’après ce que j’ai compris de sa réflexion, développée sur plusieurs années. Il ne considérait donc pas que la souveraineté était incompatible avec la poursuite de la construction européenne.

M. Sébastien Abis. Au-delà du débat relatif à l’efficacité des sanctions en général, sanctionner les produits alimentaires de la Russie en 2022 aurait fortement aggravé la sismicité de l’insécurité alimentaire mondiale. À ce moment-là, les signaux d’alerte dans ce domaine étaient rouge écarlate en raison du covid et de l’inflation qui, dans certains endroits a sévi avec une intensité dont nous n’avons même pas idée en Europe. Il fallait choisir entre aggraver l’insécurité alimentaire et remplacer la Russie. Notre incapacité à la remplacer a contribué à éclairer certains, qui se sont étonnés qu’on ait laissé la sécurité alimentaire mondiale, qui repose notamment sur le blé, aux mains d’une seule puissance dont le narratif est particulier. Sanctionner le blé russe il y a deux ans aurait diminué d’un quart la quantité de cette céréale commercialisée sur le marché mondial. Je ne sais pas ce que nous aurions expliqué à la partie du monde qui dépend de cette production. Nous n’avons pas ce problème, puisque l’Union européenne et la France produisent du blé. Je m’interroge donc sur cette analyse rétrospective d’une sanction contre le blé qu’il aurait fallu prononcer en 2022. Parce qu’au niveau européen, nous considérons qu’il faudrait sanctionner la Russie dans le domaine alimentaire, pouvons-nous faire fi des réalités qui dépassent notre seul continent ? Je ne sais pas, mais j’ai un avis. Selon moi, il faut considérer le problème dans son ensemble ; la souveraineté alimentaire ne peut être que solidaire.

Votre dernière question, illustrée par l’exemple du saumon et de la truite, est très pertinente. Elle concerne l’industrie, la production et le consommateur, qu’on n’a pas obligé à acheter du saumon. En fait, la truite n’a pas joué le match parce que nous n’avons pas développé l’aquaculture. Prenons un autre exemple pour évoquer les monopoles supposés des produits et des entreprises. Il y a vingt ans, nous avions des téléphones de marque européenne, parfois même française. Ce n’est plus du tout le cas, non parce que les autres nous ont imposé leurs produits ou ont été meilleurs que nous, mais à cause de renoncements industriels et stratégiques.

L’Europe et la France doivent se demander dans quel domaine elles veulent rester fortes, en fonction des enjeux intérieurs, et si leurs choix sont cohérents avec les enjeux internationaux. On peut vouloir fabriquer, produire, être bons dans certains secteurs, mais si cela ne concerne que nous, voire quelques-uns d’entre nous, nos valeurs universelles seront mises à mal.

M. le président Charles Sitzenstuhl. À quoi pensez-vous précisément ? À quels types de produits ?

M. Sébastien Abis. Dans certains secteurs comme l’agriculture et l’alimentation, il faut se demander si l’Europe et la France peuvent avancer dans le siècle en hésitant à préserver leur force et leur sécurité lorsque leurs intérêts propres sont en question, a fortiori lorsque les enjeux sont planétaires également. Allons-nous favoriser la production de services de divertissement, qui sont peut-être des modes passagères, des productions utiles pour quelques-uns, ou qui ne concernent parfois que les Européens ou les Français ? Ou allons-nous essayer d’être forts dans des domaines qui correspondent à des enjeux essentiels pour la planète et qui nous concernent tous ? Il faut faire des choix de production et d’économie, qui sont aussi des choix stratégiques. La réflexion soulève de nombreuses questions, par exemple celle des dépenses de chacun. J’y insiste : dépenser pour l’alimentation n’est pas de même nature que dépenser pour Netflix. Même dans le débat climatique, on compare désormais le carbone émis par la production de l’alimentation et celui émis par Netflix. Moi, je suis plus à l’aise lorsque je crame du carbone pour me nourrir que lorsque j’en crame pour me divertir. Il faut définir l’essentiel. L’Europe et la France doivent à nouveau s’intéresser aux questions stratégiques de cet ordre. Pendant vingt ou trente ans, nous avons hésité, nous avons omis ce qui se passait dans le monde. Nous avons été naïfs : nous avons oublié d’être bons dans les domaines qui sont d’abord bons pour nous. Or l’agriculture alimentaire n’est pas bonne seulement pour nous, elle favorise la stabilité du monde. Autant essayer d’y être performants puisque l’intérêt est double ! Telle est ma conviction sur ces questions.

*

*     *


La commission procède à l’audition de Mme Isabelle Aprile, présidente du Syndicat national de la restauration collective (SNRC), accompagnée de M. Gilles Lamarque, président de la société Anthenor.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Chers collègues, nous accueillons Mme Isabelle Aprile, présidente du Syndicat national de la restauration collective (SNRC), qui est accompagnée par M. Gilles Lamarque, président de la société Anthenor, une société de lobbying dont je précise qu’elle est déclarée à la Haute Autorité pour la transparence vie publique (HATVP).

Madame la présidente, je vous remercie de vous être rendue disponible pour répondre à nos questions. La restauration collective constitue l’un des débouchés les plus importants de l’agriculture et de la production alimentaire française. De fait, un flux très important de la nourriture des Français transite par la restauration collective. Il était donc important pour nous de recueillir votre témoignage et de faire le point avec vous sur l’application des différentes mesures législatives prises au cours des dix dernières années en matière de restauration collective et, plus largement, sur le sujet de l’alimentation qui vous concerne directement.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Aprile et M. Lamarque prêtent serment.)

Mme Isabelle Aprile, présidente du Syndicat national de la restauration collective. La restauration collective concerne des millions de Français : chaque jour, nous servons 10 millions de repas dans 81 500 lieux de restauration, avec un budget moyen de 2 euros ; soit environ 3,5 milliards de repas par an et environ 50 % des repas pris hors foyer. La restauration collective est le cinquième secteur d’emploi, c’est-à-dire 300 000 emplois.

La restauration collective est le reflet de la culture gastronomique française. Les repas se prennent à table, en compagnie, à heure fixe, depuis le plus jeune âge à l’école, en passant par l’entreprise, parfois la prison et l’hôpital, et jusqu’à la maison de retraite. Lors de la première réunion de la coalition mondiale pour l’alimentation scolaire en octobre dernier, le Président de la République a souligné que la restauration scolaire constituait l’un des meilleurs investissements pour les enfants, la société et la planète. Mais au-delà d’être le reflet de la culture française, la restauration collective se distingue par son modèle social.

Elle est née de la nécessité d’apporter une réponse sociale et sanitaire aux besoins de restauration au quotidien. Elle permet de nourrir des millions de Français chaque jour avec un niveau d’exigence remarquable sur le plan alimentaire, nutritionnel et sanitaire, à un prix très sensiblement inférieur à la restauration commerciale. Les sites de restauration sont des lieux de partage et de convivialité : en cela, la restauration collective est aussi vectrice de cohésion sociale. À une époque où le télétravail se généralise, un des premiers motifs pour les collaborateurs de revenir au bureau est de pouvoir déjeuner entre collègues dans leur restaurant d’entreprise.

Le secteur de la restauration collective est assuré à 60 % en régie et il est sous-traité à 40 % à des entreprises de restauration privée. Celles-ci sont représentées par le Syndicat national de la restauration collective, qui est né il y a quarante ans. Il est reconnu depuis 1983 par le ministère du travail comme représentatif de la branche. Il rassemble cinquante et une entreprises de restauration collective, des plus petites aux plus grandes, et il représente à peu près 90 % des sociétés de restauration collective.

Ces sociétés répondent à des cahiers des charges, bases de mise en concurrence de la part des clients tant publics que privés : la ville pour la restauration des élèves dans les écoles ; le département pour les élèves des collèges ; la région pour les élèves des lycées ; les entreprises ou les administrations pour les adultes au travail ; les universités pour les étudiants ; les hôpitaux et les cliniques pour les malades ; les acteurs de la santé et du médico-social pour les personnes en situation de handicap ou les personnes âgées.

Je voudrais également rappeler que les prix de repas sont facturés à nos clients, qui décident seuls des tarifs qui seront supportés par les consommateurs finaux. Les sociétés de restauration évoluent donc dans un contexte extrêmement contraint. Nous devons faire face à un contexte réglementaire inflationniste dont les impacts financiers sont parfois mal mesurés, et des cahiers des charges très stricts. La récente et très forte inflation des coûts ne s’est pas reflétée dans nos prix du fait d’une fréquente inadéquation des formules d’indexation, notamment dans les cahiers des charges de la commande publique.

Selon l’étude Xerfi de 2023, les sociétés de restauration collective (SRC) sont prises en étau entre, d’une part, une très forte hausse de leurs coûts d’approvisionnement ; et d’autre part, les pressions tarifaires exercées par leurs clients, tant publics que privés, qui sont soumis à un contexte économique extrêmement dégradé. Dans ce contexte, le SNRC aspire et s’emploie à garantir la soutenabilité du modèle social et culturel français de la restauration collective, modèle qui contribue fortement à la transition écologique, à la santé publique, à l’égalité des chances et à la cohésion sociale.

En effet, en plus de permettre l’accès à des repas sains, équilibrés et à moindre prix, à des millions de consommateurs chaque jour, nous jouons un rôle majeur d’insertion et d’ascenseur social. Nous recrutons des personnes, parfois sans qualification, parfois aussi très éloignées de l’emploi, que nous formons et que nous accompagnons dans leur développement.

Nous sommes également des acteurs majeurs de la prévention santé. Nous servons 3,9 millions de repas – je parle de la restauration sous-traitée – qui sont adaptés aux besoins nutritionnels des convives et en lien avec leur santé. Par exemple, nous travaillons sur la dénutrition pour les personnes âgées. Nous sommes également des acteurs de la prévention parce que notre capacité à informer et à sensibiliser nos convives aux règles de la nutrition et aux impacts de l’alimentation sur la santé est très importante, grâce aux cinq cents diététiciennes qui sont mobilisées dans le secteur des sociétés de restauration collective.

Enfin, nous jouons un rôle central dans la transition écologique, la lutte contre le gaspillage alimentaire, la sensibilisation de nos convives aux enjeux environnementaux, mais aussi et surtout par la création de filières agricoles et par nos achats locaux. À ce titre, nous partageons la préoccupation des pouvoirs publics concernant la perte de souveraineté alimentaire. Les sociétés de restauration collective font preuve d’un engagement important en faveur de la promotion de l’agriculture locale et de la ferme France, à travers une série d’initiatives collaboratives et durables. Elles ont noué des partenariats significatifs avec des producteurs locaux sur tout le territoire français : des groupements agricoles d’exploitation en commun ; des associations de producteurs – notamment l’association ReColTer en Isère – pour assurer un approvisionnement direct en produits de qualité tels que le lait, les légumes, les fruits, la viande ; des coopératives – comme En direct des éleveurs, en Loire-Atlantique – ; l’achat de grandes quantités de légumes et de volailles auprès de réseaux dédiés ; la mise en place de contrats d’engagement de volume pour soutenir les agriculteurs locaux ; l’achat de bêtes sur pied directement auprès des éleveurs.

Au-delà de ces achats directs, nos adhérents sont également investis dans des projets de développement durable, comme la mise en place de fonds de dotation permettant par exemple la création d’une quinzaine de fermes agro-écologiques et de plusieurs projets agricoles durables ; le soutien des démarches privées éligibles à des certifications environnementales ; des partenariats avec des labels et des organisations qui s’intègrent dans le cadre de la loi Egalim, tels que Bleu-Blanc-Cœur sur tout le territoire ou encore Le Bio d’ici, par exemple en Haute-Savoie.

Au-delà de ces exemples, les taux des achats à la ferme France sont extrêmement significatifs. Selon une enquête réalisée auprès de ses adhérents par le SNRC, le taux d’achat à la ferme France dans la catégorie viande est de 72,2 % ; de 94 % dans la catégorie beurre, œuf, fromage et produits laitiers ; de 45,7 % pour les fruits et les légumes et de 32,5 % pour les produits de la mer. Je tiens à votre disposition la méthodologie qui nous a permis d’aboutir à ces chiffres.

Nos adhérents démontrent donc une volonté claire de renforcer les liens avec la filière agricole locale, de promouvoir des pratiques agricoles responsables et de soutenir l’économie locale. Leur engagement se traduit notamment par des partenariats stratégiques et des projets innovants dont bénéficient à la fois les producteurs, l’environnement et la qualité des services de restauration collective. Ces démarches sont portées par la volonté de nos clients publics, notamment les collectivités territoriales, de soutenir l’économie locale – ne demande récurrente depuis plus d’une dizaine d’années.

La restauration collective a ainsi intégré l’approvisionnement français dans son modèle. Pour autant, aujourd’hui, nos clients se heurtent aux exigences des lois Egalim et « Climat et résilience », qui exigent non des approvisionnements nécessairement français, mais des produits labellisés et des produits bio. Je voudrais vous alerter sur le fait que l’impact financier de ces nouvelles exigences est difficilement supportable pour nombre de nos clients, publics comme privés.

Face à la perte de souveraineté alimentaire, la restauration collective dispose de deux moyens pour agir : acheter localement – les taux sont déjà très élevés, même si nous pouvons encore progresser –, mais aussi accompagner la transition nécessaire à la souveraineté alimentaire. La restauration collective joue un rôle clé dans cette transition en touchant des millions de personnes de tous âges. Ces actions pourraient être démultipliées si nous étions en mesure de sécuriser le modèle économique.

Les achats en restauration collective concédée s’élèvent pour les adhérents du SNRC à peu près à 3 milliards d’euros par an. À notre échelle, nous sommes donc des acteurs du développement de la ferme France. Nous ne pouvons que regretter que les engagements très forts pris par nos sociétés de restauration ne soient pas assez valorisés en termes d’image et parfois de prix. En effet, nos clients se voient aujourd’hui pointés du doigt du fait qu’ils ne disposent pas des moyens financiers suffisants pour répondre aux exigences nouvelles en termes de produits labellisés bio qui sont, encore une fois, détachées des préoccupations de soutien à la ferme France.

Quelles sont les perspectives ? Il faut déjà prendre conscience que nous sommes confrontés à des paradoxes, voire à des injonctions contradictoires, au-delà du service rendu à des millions de consommateurs chaque jour pour améliorer leur qualité de vie, mais aussi leur santé. Les impacts sociaux, sociétaux et environnementaux de la restauration collective sont clairs. Or l’inflation des coûts, mais aussi de la réglementation, sans nécessairement mesurer l’impact financier global et dans un contexte de contraintes financières très fortes pour l’ensemble de nos clients, met en péril ce modèle économique.

Notre faculté de valoriser nos prestations, mais aussi nos impacts, est extrêmement réduite. Nos clients n’en ont pas la capacité financière et ne veulent pas se résoudre à faire payer ces surcoûts aux consommateurs, qu’il s’agisse des familles ou des collaborateurs dans une entreprise. L’inflation alimentaire dégrade les achats des ménages et la cantine, notamment scolaire, demeure le dernier rempart d’une alimentation abordable et équilibrée pour de nombreux enfants. Le repas de la cantine est souvent le seul repas consommé par les enfants.

Après plus d’une décennie d’érosion des marges, la pression sur le secteur ne cesse de se renforcer. Les enjeux concernent la souveraineté alimentaire mais aussi la taxation des contrats courts, les lois Egalim et « Climat et résilience », la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC), nos défis en termes de recrutement, de formation et le risque – pour le moment mis entre parenthèses – de dévalorisation des métiers de nos cuisiniers en restauration collective, qui se verraient apposer indûment sur leur repas le label « non fait maison ».

Quelles sont les orientations souhaitables ? Tous les acteurs de la restauration collective ont salué l’alignement de toutes les parties prenantes et des acteurs de la filière lors de la dernière conférence des solutions du 2 avril dernier. Il s’agit d’une première étape ; nous sommes très attentifs et mobilisés pour la suite. Des travaux indispensables sont d’ores et déjà lancés, notamment au sein du Conseil national de la restauration collective (CNRC), par exemple pour mettre à jour les cahiers des charges publics.

Nous nous réjouissons également de la nomination d’une ministre en charge de la restauration collective privée, ce qui est une première pour nous. Très concrètement, nous appelons de nos vœux, avec tous les acteurs de la filière, une mobilisation générale des décideurs publics – Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité, Régions de France et Départements de France –, mais également des ministres concernés – santé, éducation nationale, travail, solidarités et famille, collectivités territoriales, agriculture et souveraineté alimentaire – afin de faire de la restauration collective une priorité nationale au service de l’intérêt général.

Au-delà de certains ajustements techniques, il convient de repenser le modèle économique de la restauration collective à l’aune des impacts sociaux, sociétaux et environnementaux auxquels elle est confrontée. Cette démarche doit s’accompagner d’une analyse globale des impacts, notamment financiers, des différentes réglementations et lois qui s’imposent et se multiplient. Soyez assurés que le SNRC est partie prenante dans l’amélioration constante de la restauration collective et souhaite la tenue d’états généraux sur fond de réalisme économique, financier et d’exigences sociales, sociétales et environnementales.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous avez indiqué que la restauration collective représente 50 % des repas hors domicile, soit un volume considérable. Quelle est la part des cantines des institutions et acteurs publics d’une part, des cantines d’entreprises d’autre part ?

Mme Isabelle Aprile. Je ne peux pas vous répondre immédiatement mais je vous transmettrai cette information. Nous disposons des taux calculés pour la gestion directe et pour la gestion sous-traitée.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Cette information est importante, notamment dans le cadre des discussions sur la loi Egalim.

Mme Isabelle Aprile. Je vous transmettrai cette information. Je rappelle que la loi Egalim s’applique aussi aux entreprises privées depuis le mois de janvier.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Disposez-vous des grands ratios sur les denrées alimentaires importantes selon leur origine géographique ? Vous avez donné une liste de certains produits, mais avez-vous des indicateurs plus globaux concernant l’origine française, l’origine européenne et celle des États tiers ? Quels sont les grands ordres de grandeur ?

Mme Isabelle Aprile. S’agissant des viandes, qu’elles soient fraîches ou surgelées, l’origine est française à 72,2 %, européenne à 24,9 % et hors Union européenne à 2,9 %. S’agissant de la catégorie beurre, œufs, fromages et autres produits laitiers, la répartition est la suivante : 94 % pour la France, 5,5 % pour l’Union européenne et 0,5 % hors Union européenne ; pour les fruits et les légumes, 45,7 % sont d’origine France, 37,9 % d’origine Union européenne et 16,4 % d’origine hors Union européenne. Enfin, l’origine des produits de la mer est française à 32,5 %, européenne à 16,4 % et hors Union européenne à 51,1 %. Globalement, les approvisionnements sont à 64 % d’origine française, 24,8 % d’origine européenne et 11,2 % d’origine non européenne.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Disposez-vous du détail sur les viandes principales de consommation, c’est-à-dire le bœuf, le porc et la volaille ?

M. Gilles Lamarque, directeur de la société Anthenor. Les chiffres que Mme Aprile a déclinés proviennent d’une enquête réalisée auprès des adhérents du Syndicat national de la restauration collective il y a un peu plus d’un an. Ces données ont été difficiles à consolider et il a fallu se fonder sur le plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire des rubriques agrégées.

Mme Isabelle Aprile. Nous pourrons vous fournir plus de détails.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Disposez-vous des mêmes détails sur les fruits et légumes, notamment concernant les fruits tempérés et les fruits tropicaux ?

Mme Isabelle Aprile. Pas à ce jour.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Lors de votre présentation, vous avez beaucoup insisté sur le fait que vous étiez acteurs de la ferme France, en mettant en avant ces pourcentages. Vous évoquez une origine française pour 72 % des viandes. Mais selon les chiffres de FranceAgriMer, le taux d’auto-approvisionnement français est de 81 % pour le poulet, de 103 % pour la viande porcine et de 95 % pour la viande bovine.

En réalité, vous êtes donc en dessous des capacités de production française. En conséquence, je trouve très étonnant que vous utilisiez l’argument consistant à dire que vous êtes acteurs de la ferme France. Les capacités de production françaises sont supérieures à celles que vous affichez. Il en va de même pour les fruits et légumes puisque, pour les fruits tempérés, le taux d’auto-approvisionnement est de 82 %, de 15 % pour les fruits tropicaux et de 84 % pour les légumes frais.

C’est pourquoi je me permets d’interroger l’argument que vous avez utilisé à plusieurs reprises.

Mme Isabelle Aprile. De mon côté, je me permets de vous rappeler le modèle de la restauration collective évoqué en introduction. Nous servons dix millions de repas chaque jour, avec un budget moyen de 2 euros par repas. Il faut être lucide : l’approvisionnement auprès de la ferme France a un coût. Compte tenu des contraintes budgétaires de nos clients, les taux que nous affichons constituent une performance.

M. le président Charles Sitzenstuhl. De nombreux acteurs de la filière agricole nous indiquent avoir le sentiment d’être ceux qui produisent le plus d’efforts et déplorent que ceux qui sont en capacité d’orienter les marchés reportent la responsabilité sur d’autres maillons de la chaîne, comme les grands donneurs d’ordre ou les consommateurs. Nous avons parfois l’impression d’un débat sans fin où la faute incombe toujours à l’autre.

Mme Isabelle Aprile. J’entends votre position. Comme je le rappelais tout à l’heure, nous répondons à des cahiers des charges et nos donneurs d’ordre, qu’ils soient publics ou privés, établissent ces cahiers des charges en fonction des moyens dont ils disposent. Or ils sont confrontés à des difficultés financières extrêmement complexes. Certains imaginent même arrêter le service de restauration.

Nous ne choisissons pas : nous répondons à des exigences qui émanent de collectivités, de donneurs d’ordre privés, qui agissent selon leurs moyens. Dans ces conditions extrêmement complexes et compte tenu des contraintes d’une réglementation foisonnante, les sociétés de restauration jouent l’ancrage territorial, créent et abondent des filières agricoles. Comme je l’ai dit, nos clients ne veulent pas se résoudre à augmenter les tarifs de leurs propres clients.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Je vous remercie de votre réponse, qui a le mérite de la franchise. Vous vous trouvez très probablement entre le marteau et l’enclume, devant opérer des ordres qui sont donnés par d’autres.

Lors de nos auditions, nous avons abordé différents facteurs qui mettent en difficulté l’agriculture française. Parmi ceux-ci figurent les comportements de consommation et la saisonnalité. La restauration collective a-t-elle pris conscience de la nécessité de davantage tenir compte de la saisonnalité des produits ? Pouvez-vous citer des exemples précis à ce sujet ?

Mme Isabelle Aprile. La réglementation elle-même nous incite à aller vers une alimentation de plus en plus durable et la saisonnalité des produits est un élément que les sociétés de restauration collective prennent en compte pour établir leurs menus. Nous jouons également un rôle en termes d’éducation nutritionnelle, pour sensibiliser à l’impact de la nourriture sur la santé. Cette puissance pourrait d’ailleurs être davantage déployée. Nous appelons de nos vœux des états généraux rassemblant tous les acteurs, les filières, les donneurs d’ordre et les institutions. Il est nécessaire de trouver un modèle économique durable.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je constate que vous n’êtes pas moins vertueux que les autres acteurs. Selon les chiffres du rapport de FranceAgriMer sur la souveraineté alimentaire, les importations sont de 42 % pour le poulet et de 26 % pour la viande porcine et bovine.

Vous avez évoqué la volonté de la restauration collective de pouvoir acheter français. Mais aujourd’hui, la loi Egalim ne porte pas sur cet aspect, le droit européen l’empêchant d’enjoindre aux collectivités d’acheter français. Pouvez-vous donner plus de détails sur les coûts ? Lors de leur audition, les représentants de la filière volaille ont indiqué que le prix du poulet français était à peu près de 5 euros le kilogramme, contre 4 euros pour le poulet brésilien. En revanche, le prix du poulet en Label rouge s’établit entre 20 et 30 euros par kilogramme.

Mme Isabelle Aprile. Je ne peux pas vous donner de réellement de prix. Les labels sous signe de qualité et les labels bio exigés dans le cadre de la loi Egalim représentent un surcoût chiffré à 20 %, globalement.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. À la lecture des indicateurs de souveraineté publiés par le ministère de l’agriculture il y a quelques jours, nous constatons que les produits bio font l’objet de nombreuses importations. Avez-vous une idée de la part des produits français et étrangers dans vos achats de produits bio ?

Mme Isabelle Aprile. Je vous fournirai la réponse, que je ne peux vous apporter immédiatement.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je vous remercie, tant il s’agit d’un vrai sujet. Par ailleurs, il apparaît que si le poulet vendu en supermarché est essentiellement français, la restauration utilise surtout des poulets importés. Vous reconnaissez-vous dans cette analyse ?

Mme Isabelle Aprile. Le poulet importé est surtout utilisé transformé. Les poulets cuisinés sur nos sites sont en très grande partie d’origine française.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous répondez à des appels d’offres. Or nous savons que les collectivités peuvent trouver des astuces, en se faisant conseiller par des services de l’État, pour contourner ce fameux droit européen. Le confirmez-vous ? De quelles astuces s’agit-il ?

Mme Isabelle Aprile. Il existe effectivement des astuces. Les cahiers des charges sont souvent rédigés grâce à des assistants maîtres d’ouvrage qui conseillent les collectivités. Il existe une très grande diversité d’interprétations concernant l’éligibilité des produits à Egalim. Très souvent, nous observons que les collectivités se concentrent sur l’approvisionnement local à travers des circuits courts et bien notés durablement. Nous constatons globalement l’incapacité des collectivités à supporter le coût lié à ces produits sous signe de qualité et bio à hauteur des exigences de la loi Egalim. En tant que prestataires, nous essayons d’agir avec eux autant que possible pour monter en gamme, mais cela demeure compliqué financièrement.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Avez-vous des propositions pour améliorer le dispositif, notamment pour privilégier clairement la production française ?

Mme Isabelle Aprile. Je pense qu’un travail doit être mené, notamment avec le CNRC, sur l’interprétation des critères. La loi « Climat et résilience » et le guide des achats publics élargissent des critères qui remplaceraient les signes de qualité par les notions de circuit court et de bilan de durabilité. Il existe des ouvertures, mais qui demeurent sujettes à interprétation. Or celles-ci doivent être précises, afin que tout le monde soit sur un pied d’égalité dans l’application de la loi Egalim. S’agissant par exemple des critères qui vont au-delà des signes de qualité, nous essayons de définir concrètement à quoi correspondent un circuit court ou la notation en termes de durabilité de tel ou tel produit.

Cependant, même s’il est nécessaire de passer par ces pistes techniques, le modèle de la restauration collective nécessite d’élargir le raisonnement. Au-delà des prix, l’impact de la restauration collective pour l’intérêt général est bien plus large en termes de prévention santé, de transition écologique, de cohésion sociale et d’égalité des chances. C’est la raison pour laquelle nous appelons de nos vœux les états généraux. Nous devons aller au-delà de la simple analyse du coût de la denrée.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. L’essentiel des achats de la restauration collective concerne des produits bruts. Réalisez-vous l’essentiel de la transformation en cuisine ou la restauration collective achète-t-elle également des produits déjà transformés ?

Mme Isabelle Aprile. Compte tenu de nos budgets ultra-contraints, il est bien plus économique d’acheter des produits bruts que nous transformons en cuisine, à l’exception très marginale des produits que nous ne pouvons pas travailler nous-mêmes pour des raisons d’hygiène – je pense notamment aux œufs.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Les coûts de production de cette cuisine ont-ils évolué ? Quel a été l’impact de la hausse des coûts de l’énergie ?

Mme Isabelle Aprile. Les coûts de l’énergie ont un impact élevé puisqu’ils représentent entre 10 et 15 % de la construction d’un prix de repas. La très forte inflation du coût des denrées et de l’énergie a été très mal prise en compte dans nos formules d’indexation. Le Conseil national de la restauration collective va revoir – et nous y travaillons avec lui – les formules d’indexation des prix dans nos contrats, notamment dans les contrats publics.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’ignore si la restauration collective est soumise à une obligation d’affichage des origines. Si tel est le cas, est-elle respectée ?

Mme Isabelle Aprile. Il s’agit effectivement d’une obligation et nous sommes d’ailleurs très fortement contrôlés : nous avons été soumis à 30 000 contrôles de la part de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Nous respectons strictement les obligations en termes d’affichage.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaite revenir sur les injonctions contradictoires que vous avez évoquées. Je rappelle que l’essentiel consiste malgré tout à correctement rémunérer les agriculteurs et les PME qui vous fournissent. Lors des débats sur ces injonctions qui peuvent surgir, je n’ai jamais entendu les grands acteurs que vous représentez indiquer qu’ils ne pourraient plus payer les agriculteurs s’ils devaient remplir les objectifs sociaux, environnementaux ou autres. Si ces injonctions contradictoires mettaient en péril l’agriculture française, un acteur comme Sodexo aurait pu prendre la parole, mais nous ne l’avons jamais entendu. Nous avons l’impression qu’il existe une forme de cercle d’irresponsabilité où chacun se renvoie la balle. Quels objectifs secondaires seriez-vous prêts à sacrifier pour rémunérer correctement les agriculteurs français ou solliciter davantage les fournisseurs français ?

Mme Isabelle Aprile. Il n’existe pas de dissonance entre les agriculteurs, les acteurs de la restauration collective et nos clients. Nous sommes alignés, produisons des constats communs et nous avons d’ailleurs effectué un communiqué de presse commun à l’occasion de la conférence des solutions. Tout le monde est favorable à une amélioration de la qualité de la restauration collective, mais cette réglementation conduit à accroître très fortement les coûts, alors même que nos clients, qui sont in fine les payeurs, n’ont pas les moyens budgétaires d’y faire face. Tel est le sens des injonctions contradictoires que je mentionnais.

Nous sommes également alignés avec Restau’Co, le syndicat de la restauration collective en régie. La vision que j’ai développée n’est pas propre aux sociétés de restauration, elle est globale et partagée par toutes les parties prenantes. Le communiqué de presse dont je parle a été signé également par Restau’Co. Encore une fois, nous partageons le même constat et la nécessité mener une réflexion globale.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne comprends pas où sont les points de blocage si toutes les collectivités territoriales de France, les acteurs de la restauration collective et les agriculteurs sont d’accord. En tant que législateurs, si nous avions une baguette magique, comment pourrions-nous agir pour débloquer la situation ?

Mme Isabelle Aprile. Encore une fois, tout le monde est d’accord sur le constat de ces injonctions contradictoires. Comme je l’indiquais précédemment, il me semble nécessaire de mener une réflexion globale et de se demander en quoi la restauration collective sert l’intérêt général. Je le redis, nous sommes des acteurs importants dans le domaine de la prévention et de la santé, notamment pour éviter les coûts liés aux phénomènes d’obésité. Nous agissons également en matière d’éducation nutritionnelle, nous nourrissons correctement les enfants. Compte tenu de ces éléments, nous trouverons un équilibre dans ce modèle économique.

La baguette magique consisterait à trouver les moyens de financer la restauration collective pour ce qu’elle rapporte en termes de transition écologique, de cohésion sociale et pour les coûts qu’elle évite en matière de santé publique. Mais la réalité est têtue : nos donneurs d’ordre, nos clients, qu’ils soient publics ou privés, n’ont pas les moyens de consacrer plus d’argent au prix des repas. Et une législation qui met l’accent sur l’amélioration de la qualité entraîne une augmentation mécanique des coûts. À partir d’un moment, il devient compliqué de répondre à l’ensemble de ces injonctions, non seulement pour la restauration sous-traitée, mais aussi pour la restauration en régie directe et l’ensemble de la chaîne.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Que pouvons-nous faire concrètement en tant que législateurs ? Que faudrait-il alléger ou supprimer dans la législation ? Les mêmes questions ne cessent de revenir depuis au moins une vingtaine d’années sans que des changements ne soient intervenus. Lorsque j’étais directeur de cabinet de Nicolas Dupont-Aignan dans l’agglomération de Val d’Yerres, nous étions confrontés à des problèmes réglementaires pour nous fournir chez les agriculteurs essonniens ou franciliens. Malheureusement, nous n’avons jamais obtenu de réponses de la part de nos prestataires pour cerner les modifications législatives à adopter. J’ignore comment dégager des solutions, au-delà de payer plus.

Mme Isabelle Aprile. Des adaptations doivent effectivement être conduites. Il s’agit surtout d’adaptations techniques qui sont en cours de discussion avec le Conseil national de la restauration collective. À titre d’exemple, une réglementation impose des grammages et des fréquences d’apparition de plats. Cette réglementation, qui date de près de vingt ans, est obsolète. Il faut absolument adapter les grammages, qui ne peuvent pas être les mêmes pour des enfants de maternelle ou des enfants de six ans.

Si des adaptations doivent être conduites pour diminuer le coût d’un repas, globalement, il sera effectivement important de financer la restauration collective. Le programme « un repas à un euro » a été lancé. Il ne concerne que les communes rurales mais il faudrait l’étendre. Si l’on considère que la restauration collective est nécessaire pour l’intérêt général, il faut trouver des financements. Nous ne pourrons cette réflexion sur la manière de financer la réalité du coût de la restauration collective.

 

La séance s’achève à dix-neuf heures cinquante-cinq.

 


Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Rodrigo Arenas, M. Grégoire de Fournas, Mme Joëlle Mélin, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy

Excusée. – Mme Anne-Laure Blin