Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les raisons
de la perte de souveraineté alimentaire de la France
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA), ancienne présidente de la FNSEA 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Mathieu Courgeau, co-président du collectif Nourrir, Mme Lorine Azoulai, représentante du collège solidarité internationale du collectif Nourrir, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire, et Mme Maureen Jorand, coordinatrice du collectif Nourrir 18
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe André, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), M. Simon Foucault, directeur des affaires publiques, et M. Pierre-Marie Décoret, directeur économie 38
– Présences en réunion.................................60
Mercredi
17 avril 2024
Séance de 14 heures 30
Compte rendu n° 17
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Charles Sitzenstuhl,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures trente.
La commission procède à l’audition de Mme Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA), ancienne présidente de la FNSEA.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous accueillons madame Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA), également ancienne présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) de 2017 à 2023. Vous êtes, madame, une personnalité importante du débat agricole français depuis plusieurs années, vous connaissez bien le fonctionnement de l’agriculture française et celui des mécanismes européens, et c’est à ce titre que nous avons souhaité vous entendre.
L’article 6 de l’ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Madame Christiane Lambert prête serment.)
Mme Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA). L’horizon de l’agriculture française est un horizon européen, et pour cette raison il convient de mêler la réflexion française et la réflexion européenne. L’agriculture française s’inscrit en effet dans différents dispositifs, qu’il s’agisse de la Politique agricole commune (PAC), des politiques régionales et territoriales, des fonds de développement ou encore du Green Deal.
Lorsque j’étais première vice-présidente de la FNSEA, nous avions alerté les pouvoirs publics à propos de la régression de l’agriculture française et de sa perte de compétitivité, dans un exercice que nous avions appelé en 2014 les États généraux de l’agriculture et qui comportait trois thématiques : compétitivité, durabilité et innovation. Nous étions déjà, ainsi que vous pouvez le constater, dans le ton du débat qui nous rassemble aujourd’hui.
Notre contribution aux États généraux de l’alimentation, en 2017, était basée sur le constat que les revenus faibles, voire négatifs, d’un certain nombre d’agriculteurs généraient des difficultés économiques et des arrêts d’activité. Sur les dix dernières années, la France a perdu 100 000 exploitations. Les secteurs les plus affectés sont ceux qui emploient le plus de main-d’œuvre. Également victime de cette réalité, le secteur des fruits et légumes souffre de la concurrence des pays du Sud, mais aussi de celle des pays européens ayant fait de la production agricole un enjeu stratégique face à l’augmentation de la population, et donc l’élévation de la demande alimentaire européenne et mondiale.
La FNSEA a porté le sujet de l’accès harmonisé aux moyens de production, qu’il s’agisse des produits phytosanitaires, des produits de traitement des cultures ou de l’accès à l’eau. Le récent rapport sur l’évolution de la souveraineté agricole et alimentaire produit par FranceAgriMer, Agreste et Météo France montre que la France se situe en quatrième position en termes de produits phytosanitaires disponibles. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, les conditions de production sont bien différentes, mais il existe une véritable difficulté à connaître précisément les moyens de production utilisés.
Le terme de souveraineté alimentaire est apparu plus avant dans les discussions agricoles en mars 2020, à l’amorce de crise du covid-19, lorsque le Président de la République a déclaré que confier notre alimentation à autrui serait une folie, qu’il nous fallait reconsidérer notre souveraineté alimentaire et qu’il assumerait ce choix de rupture. Cette déclaration a suscité beaucoup d’espoir chez les agriculteurs, notamment à la FNSEA. Notre fédération a produit dès le mois de mai 2020 un Manifeste pour une souveraineté alimentaire solidaire qui mettait en avant la nécessité de produire un minimum dans chacun des pays, tout en maintenant une activité de commerce, ce que l’Union européenne appelle l’autonomie stratégique ouverte (ASO), c’est-à-dire produire et commercer, mais dans des conditions équitables.
La crise du covid-19 a mis en exergue le caractère essentiel de l’alimentation et les médias se sont interrogés sur la crainte de pénurie. Depuis, la guerre en Ukraine déclenchée le 24 février 2022 a montré le caractère stratégique de l’alimentation, alors que Vladimir Poutine en a fait une arme de guerre, comme il l’a fait des engrais, puisque la France et l’Europe sont très dépendantes de la Russie pour ses fournitures d’engrais.
Les événements climatiques récents, en France et partout en Europe, montrent par ailleurs que l’agriculture est un secteur d’activité à ciel ouvert particulièrement fragilisé par l’amplification des phénomènes météorologiques violents tels que le gel historique de 2021 ou les sécheresses historiques de 2022 et 2023. Ces événements se répètent et mettent à mal la production.
Pour toutes ces raisons, les agriculteurs ont déjà engagé un certain nombre de transitions et savent qu’il convient d’en engager de nouvelles. Le Green Deal, grand chantier du mandat d’Ursula von der Leyden à la tête de la Commission européenne, fort de ses cent cinquante-quatre textes, dont vingt-sept pour la déclinaison agricole du Green Deal – la stratégie Farm to Fork –, a été conduite selon une méthode descendante autoritaire, sous l’égide d’un commissaire européen, Frans Timmermans, peu à l’écoute et assez doctrinaire.
Le premier reproche que l’on peut formuler à l’encontre de la stratégie Farm to Fork est qu’elle n’a pas fait l’objet d’une étude d’impact globale. Cette étude, le COPA, une organisation qui rassemble soixante-cinq organisations venant de vingt-sept pays et qui porte la voix de 22 millions d’agriculteurs, n’a eu de cesse de la réclamer afin de mesurer les conséquences des objectifs de Farm to Fork qui consiste, je le rappelle, à diminuer les produits phytosanitaires de 50 % et les nutriments de 20 %, à passer à 25 % d’agriculture biologique et à 30 % de terres pour la biodiversité, tout en retirant 10 % de terres productives. Or des études conduites aux États-Unis, puis à l’université de Wageningen et ensuite dans d’autres centres de recherches, ont toutes montré que ces objectifs allaient conduire à un affaiblissement de la production, de l’ordre de 12 à 15 %, et jusqu’à 18 % dans certains secteurs de production comme la pomme ou la betterave. Inutile de préciser que cette perspective ne nous convient pas, d’autant qu’elle se traduit concomitamment par une baisse de revenus pour les agriculteurs, une augmentation du prix des denrées pour les consommateurs et une augmentation des importations de produits agricoles de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes standards que ceux que l’Union européenne veut imposer à ses ressortissants. Ces objectifs entrent donc en contradiction avec l’autonomie stratégique ouverte prônée par l’Union européenne.
Pour toutes ces raisons, nous alertons sur ce projet qui va trop vite, trop loin, trop fort. Nous ne sommes pas hostiles à la transition, qui est indispensable parce qu’il n’y a pas de planète B. Les agriculteurs ont déjà entamé cette transition, mais la politique imposée par l’Union européenne paraît irréaliste et irréalisable. En outre, des événements tels que la crise du covid-19, la guerre en Ukraine, ainsi que les phénomènes climatiques majeurs, montrent que le paradigme a totalement changé. Peut-on conduire une même politique quand le contexte est à ce point bouleversé ? Cela nous apparaît déraisonnable.
La géopolitique nous montre quotidiennement que la dépendance alimentaire d’un certain nombre de pays déstabilise la démocratie mondiale et menace la paix et la stabilité. Au‑delà de l’Ukraine envahie par la Russie, au-delà des troubles en mer Rouge, l’Afrique est aujourd’hui à feu et à sang. Ses territoires sont très convoités pour d’autres intentions que le co-développement que portait la France, parce que la stratégie de terres pour l’alimentation est aussi la stratégie de la Chine, qui est engagée dans un combat de géants avec les États-Unis. La Russie est elle aussi un acteur majeur et va gagner plus de 30 millions d’hectares de terres cultivables en Sibérie à la faveur du réchauffement climatique. En outre, si elle conquiert l’Ukraine, elle accaparerait plus de 25 % de la production mondiale de blé. Dans ce contexte, il va sans dire que l’Europe ne doit pas baisser la garde et doit conserver son potentiel de production.
Plus de soixante accords commerciaux sont aujourd’hui en négociation, signés ou en passe de l’être. Ils nous inquiètent fortement parce qu’on ne peut pas imposer aux agriculteurs des règles draconiennes et, dans le même temps, ouvrir les frontières à tout-va à des produits qui n’en respectent aucune. La conséquence d’une telle contradiction est un désamour pour la construction européenne, ainsi qu’un risque de fragilisation et de radicalisation d’une expression électorale de rejet qui pourrait être dramatique.
L’agriculture a beaucoup gagné avec la Politique agricole commune, dont la France est le pays le plus bénéficiaire. Les agriculteurs ont construit des filières et se sont développés grâce aux politiques européennes. Toutefois, le Green Deal dans son amplitude actuelle doit être une parenthèse, même s’il convient de poursuivre les transitions. Je pense que la méthode de ce Green Deal est à revoir. J’en veux pour preuve qu’Ursula von der Leyden elle-même a décidé le lancement d’un dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’Union européenne, ce qui ressemble à une gifle infligée à Frans Timmermans et à sa méthode descendante. Je suis membre de ce conseil pour le dialogue stratégique et nous travaillons à l’élaboration d’un consensus, préférable à des injonctions descendantes rejetées socialement par les agriculteurs.
M. le président Charles Sitzenstuhl. J’aimerais revenir en premier lieu sur la définition de la souveraineté alimentaire. Vous avez déclaré que ce concept a connu une nouvelle fortune à la faveur des crises de 2020-2022. Nous avons souvent rappelé, au sein de cette commission d’enquête, que le concept de souveraineté alimentaire est issu des milieux altermondialistes des années 1990 et qu’il a connu ces dernières années un regain d’usage et d’intérêt de la part de diverses forces politiques.
J’aimerais vous entendre sur le voyage de ce concept dans le débat public. Nous avons parfois le sentiment qu’il est utilisé à tort et à travers, jusqu’à devenir un concept fourre-tout auquel on fait dire beaucoup de choses. Nous avons eu l’occasion d’entendre au cours de nos auditions, mais aussi dans les débats de l’Assemblée nationale, que cette fortune du concept agace quelque peu les milieux altermondialistes qui l’ont fait émerger. Ceux-ci estiment qu’il a été complètement dévoyé, et vous avez peut-être perçu cet agacement de la part de certains syndicats, par exemple la Confédération paysanne. Quelle est votre appréciation sur l’évolution de ce concept de souveraineté alimentaire depuis trente ans ?
Mme Christiane Lambert. Le débat sur la sémantique n’est pas nouveau, et à mon sens il fait perdre du temps. Je me souviens qu’en 1994, lorsque j’étais à la tête du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA), certains agriculteurs et certains mouvements refusaient que j’emploie le terme d’agriculture durable, parce que des courants de pensée en revendiquaient la propriété. Je considère pour ma part que les mots n’appartiennent pas à un courant de pensée. L’agriculture a évolué vers plus de durabilité, et il convient de s’en réjouir. J’ai soutenu l’agriculture raisonnée et la haute valeur environnementale, et d’ailleurs mon exploitation a reçu ces certifications. Je suis donc une militante de la conjugaison entre performance économique et performance environnementale.
Dans les sphères bruxelloises, le terme de sécurité alimentaire, ou food security, est davantage employé que celui de souveraineté alimentaire, bien qu’il comporte une équivocité puisqu’en langue anglaise food security porte le double sens de safety, qui renvoie à une quantité suffisante, et de security, qui évoque l’irréprochabilité sanitaire et l’absence de risques. Toutefois, le mot « souveraineté », s’il était moins en vogue chez les représentants des pays du Nord, est de plus en plus utilisé. Dans le groupe du dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’Union européenne, la représentante de La Via Campesina insiste sur le terme et souhaite l’imposer, considérant, en effet, que son mouvement l’a inventé.
Il faut se souvenir que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a repris le terme en lui retirant sa connotation idéologique. En effet, l’idée de souveraineté alimentaire portée par les mouvements altermondialistes contient celle d’autodétermination des peuples à se nourrir eux-mêmes et rejette la notion d’échanges commerciaux. Dans le Manifeste pour une souveraineté alimentaire solidaire, la FNSEA a, pour sa part, intégré dans le mot « solidaire » l’idée d’échanges.
La dépendance alimentaire crée une dépendance politique. Quand la Russie exporte généreusement des bateaux de blé vers tel ou tel pays, c’est aussi pour conforter une position d’influence. Lorsque l’on constate que certains pays sont dépendants à 100 % du blé russe, on comprend mieux leurs votes dans les enceintes telles que l’ONU. Le Congo, la Namibie ou le Rwanda sont quelques-uns de ces pays dépendants à 100 % du blé russe, et nous savons bien qu’ils ne seront jamais en mesure de produire les céréales dont ils ont besoin. Dès lors, il convient d’admettre le principe des échanges. C’est la raison pour laquelle, à Bruxelles, on emploie le terme d’autonomie stratégique ouverte, qui lie la notion d’autonomie, qui est stratégique, à celle d’ouverture, parce qu’il s’agit aussi de commerce. Nous commerçons d’ailleurs parfois dans une même filière productive. Ainsi, nous exportons des céréales brutes et des céréales transformées, et nous importons des céréales transformées. Nous exportons et nous importons des pièces de porc.
En outre, les difficultés alimentaires que rencontrent certains pays créent des flux migratoires, notamment vers l’Europe, susceptibles d’entraîner une forme de déstabilisation qui s’ajoute à celle engendrée par l’explosion des prix de l’énergie et des engrais en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Je rappelle que le prix des engrais azotés a crû de 149 % en un an, et qu’une exploitation agricole comme la mienne a vu sa facture d’énergie être multipliée par deux.
Notre groupe de dialogue stratégique, modéré par le professeur Strohschneider, travaille à la production d’une définition consensuelle de la souveraineté alimentaire. Ce travail sémantique est nécessaire parce que les conflits de mots nous font perdre du temps. Depuis la mise à l’arrêt du monde lors de la crise du covid-19, chaque pays redoute des ruptures de chaîne alimentaire et réfléchit à un minimum d’autonomie stratégique tout en gardant la possibilité de commercer. Il ne s’agit pas de repli sur soi ni d’une autarcie à laquelle personne ne saurait prétendre. Mais les échanges supposent un débat sur leurs conditions, notamment sur les clauses miroirs, les mesures de réciprocité et les exigences aux frontières, qu’il s’agisse des aspects sanitaires ou des aspects environnementaux.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Le représentant permanent de la France à la FAO a dressé devant notre commission une cartographie montrant que la question de la sécurité alimentaire se pose dans une large partie du continent africain, ainsi que dans certains pays d’Asie et d’Amérique latine. Cette question, en revanche, ne se pose pas en Europe et en Amérique du Nord. Ce constat est corroboré par les chiffres publiés dans les rapports de FranceAgriMer, qui montrent que la France est quasiment autosuffisante pour une grande majorité des produits alimentaires, même si quelques filières, les fruits et légumes, le poulet ou la filière ovine, posent des difficultés. Autrement dit, il n’y a pas de problème de sécurité alimentaire en Europe.
Dès lors, le débat sur la souveraineté ou la sécurité alimentaire n’est-il pas excessif au regard de la situation de certains pays en proie à de véritables difficultés alimentaires potentiellement génératrices de malnutrition, voire de famine ? Je vous pose cette question de manière abrupte mais elle rejoint ma remarque sur le caractère fourre-tout de la notion de souveraineté alimentaire. Peut-être le débat est-il faussé, parce que la notion possède une force d’attraction qui nous détourne des véritables maux de l’agriculture française et européenne, lesquels ne relèvent pas des sujets de sécurité ou de souveraineté alimentaire.
Mme Christiane Lambert. La FAO estime que la production agricole mondiale va croître de 70 % à l’horizon 2050, en raison de l’élévation de la population mondiale et de son pouvoir d’achat. Où seront produits ces 70 % ? Et par qui ? Avant que l’attitude de Vladimir Poutine ne mette en avant le caractère stratégique de l’alimentation, cette question était moins pressante. Il y a vingt ans, la France exportait du blé en Russie. Puis, peu à peu, la Russie a conquis, avec du blé deux fois moins cher, des marchés qui traditionnellement s’approvisionnaient en France, comme certains pays du pourtour méditerranéen tels que l’Égypte, l’Algérie ou le Maroc. La Russie a également capté tous les marchés ukrainiens, ce qui explique que le blé ukrainien, ne pouvant plus atteindre ces destinations lointaines, inonde le marché européen et met à mal la stabilité européenne, générant un sentiment anti-ukrainien très malsain à l’approche d’une intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne.
De même que l’on peut dire que la guerre en Irak a été une guerre pour la maîtrise de la ressource pétrolière, la guerre en Ukraine est, entre autres, une guerre pour la maîtrise de la ressource alimentaire. Encore une fois, si la Russie conquiert l’Ukraine, 25 à 30 % de la production mondiale de blé lui reviendra. Et si la Russie l’emporte, où s’arrêtera Poutine ? Au sein du COPA, les représentants polonais, hongrois, roumains et bulgares ne cachent pas leur grande inquiétude à propos de potentielles pertes de territoires.
Lorsque j’étais présidente du CNJA, entre 1994 et 1998, la balance commerciale française était déjà déficitaire de 60 à 65 milliards d’euros. L’agriculture apportait 14 milliards d’euros dans cette balance commerciale avec son vin, ses céréales, ses fromages, ses semences, la génétique animale, etc. Nous avons assisté à une nette régression de l’apport de l’agriculture dans le commerce extérieur. Dans le même temps, 100 000 exploitations ont disparu, des territoires se sont diversifiés, désertifiés et ont perdu leur attractivité. Or l’agriculture est un secteur capable d’apporter des devises dans une balance commerciale malade. Nous avons des territoires français qui possèdent un fort potentiel de production. Nous bénéficions d’un savoir-faire agricole, avec des centres de recherche qui apportent des solutions et des agriculteurs performants. L’industrie agroalimentaire est un fleuron français et européen qui crée plus d’emplois que l’aéronautique, qui plus est des emplois répartis sur le territoire.
Le mot sécurité est un mot économique quand le mot souveraineté porte une connotation politique. La question de fond qui se pose à la France est celle de son influence. À Bruxelles, les pays regardent la France et s’inquiètent. Au début de l’Union européenne, la France était un pays leader et le couple franco-allemand était une réalité, y compris en agriculture, où il portait une vision de développement, de modernisation, de performance et d’apports économiques, sociaux et environnementaux aux territoires.
Lorsque Dominique Voynet, alors ministre de l’environnement, a décidé de baisser le seuil des exploitations porcines soumises à la directive sur les émissions industrielles (IED) de 2 000 à 450 porcs, la filière représentait environ 20 millions de porcs en France. Ce chiffre était équivalent en Espagne et en Allemagne. Depuis cette décision, le nombre de porcs en Allemagne est passé à 47 millions, en Espagne à 46 millions, tandis qu’en France il stagne à 23 millions.
Le Grenelle de l’environnement a imposé en 2016 une baisse de 50 % de l’usage des produits phytosanitaires en trois ans sans doter les exploitations des moyens nécessaires à cette réduction. Même si le président de la FNSEA de l’époque, Jean-Michel Lemétayer, était parvenu à ajouter la mention « si possible », l’idée avait été implantée dans les esprits qu’il était possible de réduire l’usage des produits phytosanitaires d’un claquement de doigts.
La France s’impose à elle-même des restrictions sur le glyphosate au moment où l’Union européenne homologue à nouveau des produits. En 2016, Barbara Pompili, alors députée écologiste, menait une campagne médiatique pour se vanter de parvenir à supprimer les néonicotinoïdes. Aujourd’hui, les pays européens émettent des dérogations pour utiliser l’acétamipride, qui est toujours interdit en France.
Ces exemples montrent que le monde agricole avait alerté sur le caractère précipité de ces réformes. Sur tous ces sujets, nous avons été des lanceurs d’alerte, mais nous n’avons pas été autant écoutés que d’autres. Pis, le secteur agricole a été voué aux gémonies et jeté en pâture à un certain nombre d’associations et de mouvements écologistes parmi les plus radicalisés. Il y a eu des attaques personnelles contre des agriculteurs utilisant des produits phytosanitaires. Nous en sommes même venus à voter une loi unique en Europe de lutte contre les troubles anormaux du voisinage, ce qui témoigne d’un climat assez malsain, sur fond de fake news.
J’ai soixante-deux ans. J’observe l’évolution du monde agricole depuis l’âge de dix-neuf ans, lorsque j’ai commencé mon activité d’agricultrice. Et je peux vous dire que je vis avec tristesse et désolation le déclin de l’agriculture française.
Alors certes, le risque de pénurie alimentaire est lointain. Mais lorsqu’on importe 44 % de ses poulets, que les poulets dans nos cantines sont à 70 % issus d’importations, et que dans le même temps LDC, le leader français du poulet, ferme deux cents bâtiments de volailles Label Rouge, allons-nous dans la bonne direction ? La question se pose, et elle doit être rapportée au nombre de personnes exclues de l’accès à une alimentation de qualité, y compris en France, et au nombre croissant de personnes ayant recours à l’aide alimentaire.
La France et l’Europe ont construit leur sécurité alimentaire grâce à la Politique agricole commune, qui a permis de soutenir des filières et des exploitations. Il est nécessaire de continuer à promouvoir cette PAC et de la faire évoluer pour les nouvelles générations d’agriculteurs. Il convient également de prendre la mesure de l’effondrement de l’élevage, qui concerne à peu près toutes les espèces. Les exploitations de polyculture-élevage, qui sont un joyau de l’économie circulaire et apportent une partie de la réponse au déficit d’engrais, devraient être promues. Mais pour cela, il faut convaincre la population française qu’une porcherie ou un poulailler, ce n’est pas une centrale nucléaire et qu’il est possible d’en installer trois ou quatre sur une même commune.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Votre argumentaire m’interpelle parce que je constate à la lecture des bilans que les performances de l’agriculture française sont bonnes, voire excellentes dans certaines filières importantes. Ainsi, la filière laitière connaît un taux d’auto-approvisionnement largement supérieur à 100 %, et exporte massivement. De même, le taux d’auto-approvisionnement en sucre est de 169 % et la France, contrairement à ce que l’on pense, est un très grand exportateur de sucre. La filière céréalière, qui obtient des résultats exceptionnels, fait de la France une véritable puissance agricole et concourt à sa puissance politique. Le chercheur Sébastien Abis, que nous avons auditionné, nous a rappelé que cela n’a pas toujours été le cas, et que nous ne sommes devenus pleinement autosuffisants qu’à partir des années 1970, alors qu’auparavant la France importait beaucoup de céréales depuis les pays étrangers ou depuis ses colonies.
Sans nier bien évidemment les difficultés rencontrées dans certaines filières, le tableau de l’agriculture française n’est-il pas en réalité plus nuancé que la présentation que vous en faites ?
Mme Christiane Lambert. Je suis heureuse de vous l’entendre dire. Toutefois, j’estime que si la photo est belle, la vidéo se dégrade. J’ai rappelé l’époque où l’excédent commercial de l’agriculture française atteignait 14 milliards d’euros. Ce solde était de 1,2 milliard d’euros en 2023.
Il existe de véritables disparités d’un secteur à l’autre. La filière céréalière s’est développée, en effet, mais ses animateurs ne veulent pas connaître le même sort que les autres, c’est-à-dire un decrescendo. Ils ne souhaitent pas emprunter la même trajectoire que la filière fruits et légumes, par exemple. Lorsque j’étais présidente du CNJA, entre 1992 et 1994, nous produisions 400 000 tonnes de pêches et de nectarines, et nous les consommions. Aujourd’hui, nous consommons toujours 400 000 tonnes de pêches et de nectarines, mais nous n’en produisons plus que 200 000 tonnes et nous importons le reste, notamment d’Espagne, où ces fruits sont produits plus tôt dans l’année et pour des coûts nettement moins élevés.
Il convient de faire preuve de discernement concernant les filières. Je n’affirme pas que tout va mal dans l’agriculture française. La loi agriculture et alimentation, dite loi Egalim, offre des débouchés intérieurs et permet d’obtenir des prix plus rémunérateurs qu’auparavant. Après huit années de déflation, nous sommes parvenus en 2019 à faire cesser la baisse des prix et à imposer une prise en compte des coûts de production. Aujourd’hui, le prix du kilo d’agneau atteint un niveau historique, à plus de 9 euros. De même, les cours du lait, de la viande bovine ou de la viande porcine sont élevés et permettent de couvrir l’augmentation des charges. Étant moi-même productrice de porc, je reconnais, dans un souci de transparence, que nos revenus sont supérieurs en moyenne de 10 % par rapport aux autres productions. Ces bons indicateurs, notamment depuis deux ans, sont indispensables pour stopper l’hémorragie des cessations d’activités et attirer de jeunes agriculteurs, à qui nous devons promettre qu’ils obtiendront de meilleurs revenus que la génération précédente.
Vous avez raison, monsieur le président, de nuancer le tableau en l’examinant en détail. Il convient en effet de faire preuve de discernement et, à ce titre, de tenir compte de l’inquiétude légitime des acteurs des grandes cultures, confrontés à un marché international instable et à une flambée des prix de l’énergie et des engrais.
Par ailleurs, lorsque le rapport de FranceAgriMer évoque la situation du poulet, il omet de préciser la raison de l’effondrement du poulet et de l’augmentation forte des importations, en l’occurrence la grippe aviaire, qui fut un accident sanitaire dramatique ayant anéanti le cheptel dans bon nombre de régions et traumatisé les éleveurs. Parviendrons-nous à nous repositionner sur les créneaux de marché que nous avons perdus au profit des Polonais et des Ukrainiens ?
M. le président Charles Sitzenstuhl. Le cas du poulet est intéressant. La consommation de poulet a explosé mais la production, si elle a augmenté, n’a pas su suivre ce rythme.
Mme Christiane Lambert. En effet. Ce retard s’explique par les conséquences de la crise de la grippe aviaire mais aussi par le retard pris dans la construction de bâtiments. Souvenez-vous des propos tenus à l’Assemblée nationale, lors du débat sur la loi sur les troubles anormaux de voisinage, par Nicole Le Peih, députée du Morbihan. Elle a souligné que dans son département, le premier département producteur de volailles en France, aucun bâtiment neuf n’avait été construit en 2023.
Le volet investissement et modernisation des bâtiments agricoles est souvent cité au niveau européen parmi les leviers permettant d’améliorer notre sécurité alimentaire. De nouvelles règles de biosécurité et de bien-être s’imposent aux éleveurs afin de construire des élevages durables et d’améliorer les conditions de travail. En outre, les bâtiments vieillissent, et les plus vieux sont de véritables passoires thermiques. Mais le coût du bâtiment d’élevage a augmenté de 30 % en deux ans. Par exemple, le devis d’un bâtiment d’élevage, qui était de 390 000 euros il y a trois ans, est passé à 545 000 euros aujourd’hui. À l’époque, les taux bancaires étaient de 1,75 %. Ils s’établissent aujourd’hui à 3,75 % pour les jeunes agriculteurs. Je vous laisse imaginer la prise de risque financière que suppose la construction d’un bâtiment pour les agriculteurs, conjuguée à de fortes contestations locales.
À ces contraintes économiques et sociales s’ajoute un impact psychologique. Les jeunes agriculteurs sont accablés et hésitent à se lancer. La parole politique est par conséquent très importante. La France régresse. Si nous ne construisons plus de nouveaux poulaillers dans le but de satisfaire la hausse de la consommation, nous serons contraints d’importer davantage de produits, qui ne respectent pas les mêmes règles que les produits français.
Au Brésil, la filière poulet et la filière porc ont fusionné dans ce que les Brésiliens appellent la filière « protéines animales », ce qui vous donne une idée de la considération portée au bien-être animal et à l’élevage. En Ukraine, 90 % de la production de volailles est concentrée entre les mains de la société MHP, propriété d’un oligarque. Ses bâtiments d’élevage contiennent jusqu’à 24 millions de volailles. Dès lors que l’unique facteur déclenchant l’achat est le prix, un tel producteur sera toujours privilégié. On nous dit qu’il faut éduquer le consommateur. C’est exact, mais, en réalité, le prix reste le premier critère d’achat. Et il est difficile de dire au consommateur qu’il n’a rien compris et qu’il doit payer ses produits plus chers.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous avez plaidé de façon claire pour une agriculture ouverte et exportatrice. Dès lors, prendre position contre le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) n’est-il pas contradictoire ? Les agricultures européenne et française sont gagnantes dans le cadre d’un tel accord. Les échanges du secteur agroalimentaire entre la France et Canada sont nettement au bénéfice de l’agriculture française.
Mme Christiane Lambert. En effet, la France est globalement gagnante dans cet accord puisque nous exportons davantage de vins ou de produits laitiers. Cependant, la filière bovine s’est montrée très hostile au CETA et a réclamé des garanties. Pour être très objectif, il convient de reconnaître que nous n’avons pas importé les volumes redoutés par les éleveurs français, parce que les standards de production en vigueur au Canada ne sont pas encore ceux qui ont été fixés dans le cadre du CETA. Un accord tel que celui-ci est un accord global, avec des secteurs gagnants et des secteurs perdants. Il relève également d’une lutte politique qu’il ne m’appartient pas de commenter.
L’accord entre l’Europe et l’Australie a fait lui aussi l’objet d’un vif débat, et d’ailleurs il n’a pas été signé grâce à la détermination du gouvernement français d’y inclure des clauses miroirs. Les Australiens voulaient exporter du bétail mais refusaient toutes nos normes et tous les éléments qualitatifs. Ils ne voulaient s’exprimer qu’en volumes et ignorer toutes les obligations auxquelles les éleveurs européens sont soumis. J’ai accueilli dans mon exploitation la présidente des agriculteurs australiens pour lui exposer nos pratiques en matière de bien-être animal, de biosécurité, de démédication. Elle est tombée des nues, disant que les éleveurs australiens étaient incapables d’atteindre de tels standards.
Ce qui est dangereux en France l’est aussi en Amérique du Sud et ailleurs. Cependant, il sera difficile d’imposer à d’autres pays les standards européens, et cela interroge sur les handicaps de compétitivité que nous nous imposons. L’Union européenne fait la promotion d’accords commerciaux riches de clauses miroirs. Or, pour l’instant, les pays avec lesquels elle négocie les refusent. L’Europe soutient la montée en gamme à travers des stratégies telles que Farm to Fork, mais les autres pays ne suivent pas. Dès lors, il convient de se prémunir contre un décalage, tout en préservant la possibilité d’un monde ouvert aux échanges.
J’ai rappelé dans mon propos liminaire que Farm to Fork comporte vingt-sept textes très exigeants. Un certain nombre ne verront pas le jour en raison des oppositions de certains pays membres. Mais ils reviendront dans le débat. C’est la raison pour laquelle, si un dialogue stratégique se met actuellement en place, il convient d’avancer dans ces discussions à un rythme soutenable et de tenir compte de la rapidité avec laquelle les entreprises agricoles sont capables de supporter des évolutions. L’agenda de Farm to Fork était draconien et muet sur les renforcements de la PAC nécessaires à la mise en place d’une production plus verte. Produire plus vert coûte plus cher, quel que soit le secteur. Un phénomène analogue est constaté dans le secteur automobile, et ses représentants nous ont félicités d’avoir osé dénoncer d’emblée le dangereux empressement de l’Union européenne. Nous l’avons dénoncé, en effet, mais nous n’avons pas toujours été entendus. Or le contexte actuel, entre les conséquences de la crise du covid-19, la guerre en Ukraine et un climat d’instabilité globale, appelle à une progressivité de la transition. Celle-ci ne saurait se faire contre les agriculteurs. Frans Timmermans s’y est essayé, et son attitude véhémente a été dramatiquement contre-productive. Devant le COPA, devant quatre-vingt-quinze ressortissants de vingt-sept pays, il a dit : « Que puis-je dire de positif sur l’agriculture ? Rien. Que faites-vous de bien en matière d’environnement ? Rien ». Ce même monsieur Timmermans a toujours refusé de me rencontrer en tant que représentante des agriculteurs, ajoutant qu’il consentirait à le faire le jour où je serai d’accord avec lui. Je vous laisse imaginer la sérénité du débat à la suite de telles déclarations.
Avec Farm to Fork, la Commission européenne et quelques députés européens ont voulu nous faire gravir vingt marches de progrès d’un coup, au pas cadencé et à coups de trique. Il en résulte aujourd’hui que nous sommes contraints de régresser et de revenir à dix marches de progrès. Des progrès ont certes été accomplis, avec la mise en place de dispositifs exigeants tels que les écorégimes, ou bien les importations d’Ukraine dans une perspective de solidarité agricole. Mais nous sommes revenus dix marches en arrière et l’Europe a braqué tout le monde, tant les agriculteurs que les écologistes qui s’élèvent quant à eux contre le détricotage de la PAC.
L’échec est donc patent, et il est dramatique parce que de nécessaires transitions se présentent à nous, ainsi que nous le rappellent les événements climatiques. Les agriculteurs en sont bien conscients. Mais la récente protestation, qui a touché vingt-cinq des vingt-sept pays membres, et même le Québec, montre que la transition ne saurait être aussi rapide. Je redoute que nous ne payions très cher ce manque de réalisme sur les questions agricoles. La bulle bruxelloise entretient des fantasmes sur une agriculture qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous avons auditionné la Confédération paysanne et le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), qui sont adhérents à La Via Campesina et qui, tous deux, envisageaient sans peine l’aspect commercial des productions agricoles. Quant aux Jeunes Agriculteurs, que nous auditionnerons prochainement, ils nous ont proposé la définition de la souveraineté alimentaire suivante : « La souveraineté alimentaire est la production en toutes circonstances sur un territoire donné de l’alimentation en quantité, en diversité et en qualité dont sa population a besoin. Cette alimentation, rémunérant justement ses producteurs, doit être accessible au plus grand nombre. La souveraineté alimentaire doit s’exprimer tant au niveau national qu’au niveau européen. L’importation de denrées extérieures, même en étant sécurisée, ne saurait satisfaire une vision ambitieuse de la souveraineté alimentaire. » Je n’ai finalement pas l’impression que le désaccord entre la FNSEA, ou le COPA, et les héritiers de La Via Campesina soit si important.
Dans les diverses approches de la souveraineté alimentaire, il existe le souci commun d’une agriculture nationale, voire européenne, capable de nourrir la population, avec des filières produisant au maximum pour répondre à une demande locale, et une agriculture qui exporte ses excédents et importe ce dont la population a besoin. Nous passons peut-être trop de temps sur des questions sémantiques, comme vous l’avez suggéré, alors que les positions sont finalement assez proches.
Mme Christiane Lambert. Je partage ce point de vue. La semaine dernière, au cours des débats du groupe de dialogue stratégique, le président du CNJA a eu cette formule, « il faut produire pour nourrir plus de bouches », en réponse à un intervenant assez radical qui préconisait de réduire la production afin qu’elle ne soit destinée qu’aux Européens. Je constate que les positions évoluent, et à cet égard je suis assez confiante sur la capacité de s’entendre au niveau européen. Ainsi que je l’ai fait remarquer, l’expression food security permet d’associer les deux idées de quantité et de qualité. La peur de manquer et l’usage politico-stratégique de l’alimentation par Poutine ont encouragé les diverses positions à évoluer vers davantage de compréhension mutuelle.
Vous avez dit, Monsieur le rapporteur, qu’il fallait exporter ce que l’on produit de manière excédentaire. Je ne suis pas d’accord avec cette idée. On n’exporte pas parce qu’on a des produits en trop. Si on exportait seulement ses excédents, que se passerait-il lorsque, l’année suivante, on viendrait à manquer d’un produit ? Non, l’exportation est une stratégie. La filière céréalière est un fer de lance de notre agriculture, tout comme la viticulture. On n’exporte pas des céréales ou du vin parce que la production excède la consommation locale, on exporte parce que nos produits sont attendus à l’étranger.
Certains pays sont des importateurs structurels, parce que les importations représentent une condition de stabilité politique et de lutte contre la famine. La FAO a publié récemment un document qui montre que le nombre de malnutris a augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine. Je rappelle que l’objectif de développement durable n° 2 de l’ONU, dit objectif « Faim zéro », fixé en 2000, n’a pas été atteint. Quelque 800 millions de personnes souffraient de malnutrition avant la guerre. Aujourd’hui, elles sont 300 millions de plus en raison de l’augmentation du prix de l’alimentation et la déstabilisation des flux commerciaux. Cela montre combien l’enjeu de stabilité politique dépasse les débats habituels sur l’alimentation.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Certains syndicats agricoles prônent une forme d’exception agricole consistant à sortir les productions alimentaires du jeu des marchés, quand la FNSEA se montre traditionnellement, à l’image de son positionnement au moment de la négociation de la PAC en 1992, favorable à une logique de commercialisation. Cette logique de commercialisation n’est-elle pas porteuse d’effets pervers, en ce qu’elle entraîne une spécialisation de l’agriculture sur des productions qui s’exportent très bien, au détriment d’autres productions ? Je pense par exemple à la production de légumes, qui est sans doute moins rentable que celle des céréales mais qui est importante en termes de souveraineté alimentaire.
Mme Christiane Lambert. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), aujourd’hui, est en état de mort cérébrale. Les relations commerciales s’expriment désormais à travers des accords bilatéraux. Pourtant, le thème de la loi des avantages comparatifs, qui était porté par l’OMC, est encore débattu aujourd’hui. Cette loi informelle stipule qu’il faut produire à l’endroit de la planète qui présente le plus d’intérêt économique. Ainsi, l’Amérique du Sud devient le fournisseur mondial officiel de viande, la Chine le fournisseur mondial officiel de jouets, de textile, de pommes, etc. Et les pays qui ne présentent pas d’avantages équivalents sont condamnés à dépendre des autres. Cette vision était, évidemment, problématique.
L’accord de Paris en 2015 représente un élément nouveau qui est insuffisamment intégré dans les accords commerciaux, dont on parle trop peu et que le COPA a mis en avant dans le cadre de ses propositions. À l’époque où un certain nombre d’accords ont été pensés, par exemple celui avec le Mercosur, l’accord de Paris n’avait pas été signé. Aujourd’hui, on ne peut plus discuter d’échanges de produits sans parler de leur empreinte carbone, et c’est la raison pour laquelle des clauses miroirs ou des normes de réciprocité sont introduites dans les accords. Nous souhaitons pour notre part que l’appréhension des enjeux du carbone, en termes d’empreinte carbone et de coût du carbone, soit intégrée dans les accords commerciaux. Or, s’il existe un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), l’Union européenne refuse d’y inclure l’alimentation, au motif qu’un tel dispositif serait trop complexe à mettre en œuvre, et se contente des engrais.
L’Europe a réduit de 11 % ses émissions de gaz à effet de serre en huit ans, quand d’autres pays n’ont fait aucun effort. Les pays non européens se montrent davantage compétitifs que les pays européens parce que, souvent, ils ne remplissent pas les exigences qui s’imposent à nous. Ceci éclaire le sentiment qu’éprouvent les agriculteurs d’être dans une souricière en Europe, avec une production non délocalisable faisant face à un afflux de produits qui ne respectent pas les mêmes règles que les leurs. Certains accords commerciaux bilatéraux sont positifs. Mais trop souvent l’agriculture, qui est présente dans tous les pays alors que l’industrie, la chimie ou la technologie ne le sont pas, sert de monnaie d’échange.
Enfin, il ne faut pas oublier l’accord de Blair House qui, en 1992, a fait des protéines la chasse gardée des États-Unis. Plusieurs gouvernements ont tenté de relancer une filière de protéines. Un plan protéines avait été établi sous la présidence française de l’Union européenne, que la Commission européenne a refusé dans un premier temps avant de l’accepter. La production de protéines pour l’alimentation tant humaine qu’animale est extrêmement importante pour la France, qui en importe beaucoup. Or, sans mise en compétitivité des filières et sans filières locales de transformation, il sera difficile d’imposer aux agriculteurs de produire des protéines tant qu’il sera plus intéressant de produire autre chose.
Ce sujet des protéines et de la végétalisation des protéines a été abordé au cours du dernier conseil des ministres informels sous présidence belge. J’ai mis en garde contre un certain courant de pensée, présent à Bruxelles et que certains tentent d’importer au sein des instances du dialogue stratégique, qui voudrait pousser à baisser la consommation de viande. Ses partisans sont favorables au maintien des prairies, même sans animaux, en omettant totalement les avantages associés à l’élevage en termes de biodiversité. Il convient de bannir cette approche en silos, selon laquelle l’élevage est néfaste en termes d’émissions carbone et formidable en termes de biodiversité, et promouvoir une approche globale. Ainsi, la production de poulet est bénéfique à tous points de vue, puisqu’il s’agit d’une viande qui ne fait pas l’objet d’interdits culturels et qui est accessible et bénéfique pour la santé. Il est donc tout à fait opportun de produire des protéines animales avec des protéines végétales cultivées en Europe.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je rebondis sur votre propos relatif à l’OMC, selon vous en état de mort cérébrale, ce qui laisse une certaine latitude aux États. Considérez-vous que l’Union européenne joue son rôle au mieux de ses intérêts, par comparaison avec les autres pays ?
La protection du marché intérieur était, à l’origine, un des piliers de la PAC. Cette volonté protectrice est-elle selon vous toujours en vigueur ? Est-elle efficace aujourd’hui ? Les niveaux de taxation vous paraissent-ils suffisants ? Selon moi, il est permis de questionner cette volonté européenne. Je pense à la filière du miel, mais aussi à ce qui a été évoqué par votre successeur à la tête de la FNSEA, Arnaud Rousseau, lors de son audition devant la commission des affaires économiques, à propos des 300 000 tonnes de viande bovine importées depuis le Mercosur.
Mme Christiane Lambert. Les mesures de protection européennes ne sont pas connectées aux nouvelles règles, notamment celles de l’accord de Paris, ni aux obligations de respecter des bonnes pratiques environnementales. Aussi, à votre question sur le caractère suffisant des mesures protectrices européennes, je répondrai simplement : non.
L’Europe est le lieu du consensus. Rien ne s’y obtient sans majorité. Aujourd’hui, qui a intérêt à importer des produits du Mexique ou du Chili ? Ce n’est pas la France. L’élevage français représente 40 % du cheptel allaitant européen. Nous sommes le premier pays producteur de viande bovine en Europe. Il est par conséquent normal que, sur le sujet de la viande bovine, la France soit le pays le plus sensible. Parvenir à un consensus en Europe est un jeu d’équilibre dans lequel la France a des intérêts parfois offensifs, parfois défensifs. Que ceux qui sont défavorisés protestent est dans l’ordre des choses, et, une fois la signature apposée sur un accord, un accompagnement des secteurs les plus pénalisés doit être mis en place. L’Union européenne a intégré des pays tels que la République tchèque, la Pologne ou la Roumanie, qui sont très compétitifs et qui font naturellement valoir leurs atouts. Dès lors, parce que nous sommes une union, les discussions sont parfois serrées pour aboutir à un consensus. Il faut faire des pas les uns vers les autres.
Aujourd’hui, le débat est très vif avec l’Ukraine, qui possède de très grandes exploitations héritées de l’Empire russe, qui n’est pas membre de l’Union européenne et qui, par conséquent, n’est pas soumise aux mêmes règles sanitaires, environnementales et administratives que les pays membres de l’Union. Pour intégrer l’Union européenne, les Ukrainiens devront s’approprier l’acquis communautaire. Mais certains agriculteurs ukrainiens préfèrent refuser les aides européennes plutôt qu’accepter le Green Deal et la conditionnalité des règles européennes. Or l’Europe est un tout. Dès lors, intégrer l’Ukraine suppose de prendre son temps, de ne pas franchir les étapes trop vite comme ce fut le cas en 2004 pour le bloc des pays d’Europe centrale et orientale. Si autant de pays frappent à la porte de l’Union européenne, c’est bien qu’elle représente un parapluie de protection, de paix, de stabilité et de développement.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Si autant de pays souhaitent intégrer l’Union européenne, c’est aussi parce qu’ils souhaitent accéder au marché unique européen. C’est également une des motivations de l’Ukraine.
Vous avez dit que l’agriculture représentait souvent une monnaie d’échange dans les traités de libre-échange. Pourriez-vous développer ce point de vue ?
Mme Christiane Lambert. De nombreux et divers secteurs français et européens souhaitent exporter davantage. Et, en effet, les intérêts agricoles français font souvent figure de monnaie d’échange. Les pays vers lesquels nous souhaitons exporter nos produits sont moins avancés que l’Europe en termes de technologie. Dès lors, qu’ont-ils à vendre ? Des produits agricoles bon marché, puisque leur main-d’œuvre est moins chère et qu’ils ne sont pas tenus de respecter un certain nombre de règles, notamment environnementales. Si nos agriculteurs sont amers, c’est parce que ces produits s’imposent aux dépens des leurs sur le marché, et satisfont la consommation.
Nous avons perdu beaucoup de nos producteurs de fruits pour ces raisons. L’Argentine, qui est un très gros pays producteur de pommes et de poires, dispose d’un cahier des charges pour l’export et d’un autre cahier des charges pour la consommation intérieure, ce qui est très significatif. Les producteurs argentins connaissent les conditions exigées pour pénétrer le marché européen, qui intéresse le monde entier avec ses 450 millions de consommateurs au pouvoir d’achat élevé. Ce marché, en outre, s’appuie sur des structures de distribution et de commercialisation très organisées qui permettent d’atteindre très rapidement le consommateur.
Bien entendu, les pays qui souhaitent intégrer l’Union européenne souhaitent également accéder au marché européen. À cet égard, que les ressortissants de certains pays désirent à l’inverse quitter l’Union européenne est un comble. Si aujourd’hui un nouveau référendum était organisé sur le Brexit, seuls 12 % des Anglais voteraient en sa faveur. J’entends le ras-le-bol des agriculteurs français à propos de l’Europe. Mais les 9 milliards d’euros qui leur sont versés chaque année ne proviennent pas du budget français, à ma connaissance. Dès lors, il convient de mettre en garde les agriculteurs contre certains discours annonçant des lendemains qui déchantent.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Permettez-moi de rappeler que si ces 9 milliards d’euros versés aux agriculteurs français proviennent bien de l’Union européenne, la France contribue à hauteur de 27 milliards, et en récupère 17, soit un déficit de 10 milliards d’euros.
La balance commerciale agricole française se dégrade au sein du marché européen et s’améliore avec les pays hors d’Europe, ce qui tendrait à démontrer qu’il existe une distorsion de concurrence au sein du marché unique. Même un pays intégré depuis longtemps comme l’Espagne bénéficie d’un avantage compétitif, à la faveur d’une main-d’œuvre moins chère qu’en France. Quelles sont, selon vous, les pistes à envisager pour que le marché unique continue à fonctionner, tout en préservant une agriculture nationale ? Faut-il aller vers une harmonisation sociale entre les pays ? Ou bien faut-il remettre en question le fonctionnement du marché unique ?
Mme Christiane Lambert. En matière de normes sociales, d’importantes disparités subsistent, malgré certains rapprochements. Les choix opérés par la France sur le niveau de rémunération et le temps de travail ont eu pour conséquence d’amoindrir sa compétitivité par rapport à d’autres pays moins généreux en termes d’âge de la retraite ou de niveau de rémunération moyen. C’est flagrant pour les filières des betteraves, des pommes, ou encore des endives.
Par ailleurs, le blocage idéologique en France au sujet de l’irrigation amenuise la compétitivité nationale. Aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède ou en République tchèque, des pays qui se situent à latitudes plus élevées que la France, les agriculteurs stockent de l’eau, parce que les prédictions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) se vérifient, avec un excès de précipitations en hiver et un manque d’eau en été. Il convient de lever ce blocage en France. En outre, la France a pris du retard sur la réutilisation des eaux usées, à la fois pour l’industrie et pour l’agriculture.
Ainsi notre pays accumule des handicaps de compétitivité, si bien qu’il est contraint d’importer des produits en provenance des pays membres de l’Union européenne qui, contrairement à elle, ont fait de l’agriculture un secteur stratégique.
Notre Manifeste pour une souveraineté alimentaire solidaire mentionne plusieurs conditions permettant de faire de l’agriculture un secteur stratégique. Ainsi, il convient de créer un pacte de confiance avec les consommateurs, afin qu’ils se positionnent par leurs achats en soutien de l’agriculture française et lui permettent de se moderniser. Nous devons également réorienter nos politiques publiques, notamment sur le volet de la compétitivité et sur la juste rémunération des productions agricoles. Ensuite, bien que certains courants en appellent à libérer l’agriculture des machines et du « technoscientisme », l’innovation doit être valorisée. Il faut aller vers une harmonisation des conditions de production au niveau européen. Enfin, il est nécessaire de fixer un nouveau cap à la production, c’est-à-dire de réécrire un Green Deal plus réaliste.
Nous vivons dans un monde concurrentiel, en agriculture comme dans tous les domaines, à cette différence que l’agriculture n’a pas la possibilité de délocaliser, même partiellement, sa production.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Pourriez-vous revenir sur le rapport de FranceAgriMer que vous avez mentionné, et qui place la France en quatrième position en Europe en matière de produits phytosanitaires ?
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je cite ce rapport : « On n’observe pas, à ce stade, de corrélation forte entre l’interdiction de certains produits phytosanitaires et l’évolution des rendements. La France compte, par ailleurs, parmi les pays qui autorisent le plus de substances actives au niveau européen : elle se situe au quatrième rang avec 284 substances actives pour lesquelles au moins un produit est autorisé, derrière l’Italie (310), l’Espagne (299) et la Grèce (295). »
Mme Christiane Lambert. Plus loin dans ce rapport, un tableau comparatif avec les autres pays européens montre que la Bulgarie et la République tchèque sont les pays qui autorisent le moins de substances actives, mais ces pays ne produisent pas, ou très peu, de fruits et légumes. La caractéristique commune des pays qui en autorisent le plus – Italie, Espagne, Grèce et France – est l’importance de la viticulture, qui recourt à un panel de solutions phytosanitaires bien spécifique.
Ce rapport indique par ailleurs que la France s’est spécialisée dans des productions brutes et importe des productions transformées. L’exemple le plus flagrant est celui des pommes de terre. Les usines de transformation de pommes de terre dans les Hauts-de-France ont quitté la France pour s’installer de l’autre côté de la frontière belge, parfois à dix kilomètres, parce que les permis de construire y sont délivrés deux fois plus vite et que les coûts de procédure y sont deux fois moins élevés. Ainsi, les producteurs français vendent leurs pommes de terre à des usines belges ou des usines françaises installées en Belgique, qui ensuite les renvoient transformées en France. Par conséquent, le bénéfice de la valeur ajoutée échappe à la France. Autre exemple emblématique des Hauts-de-France, les endives et la chicorée souffrent de la concurrence des deux autres principaux pays producteurs, la Belgique et les Pays-Bas, qui se frottent les mains en regardant les restrictions imposées aux producteurs français.
Il existe par ailleurs certaines rigidités bruxelloises difficiles à comprendre, par exemple sur l’usage des fertilisants organiques. La directive nitrates comporte un plafonnement à 170 unités d’azote organique par hectare. Quand l’exploitation produit plus d’azote organique, elle est tenue de le réduire, c’est-à-dire de traiter les lisiers ou de les recycler. Or, avec l’augmentation du prix des engrais, il devient contre-productif de détruire de l’azote organique en France et d’acheter de l’azote, cher, à la Russie ou à la Biélorussie. Pourtant la Commission européenne, sollicitée sur ce sujet, est restée figée et refuse d’optimiser l’usage des fertilisants organiques pour des raisons idéologiques, parce que cela risquerait de favoriser l’élevage. Pour Bruxelles, tout ce qui favorise l’élevage favorise la consommation de viande, et Bruxelles s’emploie à lutter contre la consommation de viande, par exemple en amoindrissant les campagnes de promotion de la viande, comme du vin, d’ailleurs.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Quand vous parlez de Bruxelles, qui désignez‑vous ? La Commission européenne ? L’administration ?
Mme Christiane Lambert. Vous avez raison de me poser cette question. Il y a, à Bruxelles, trois instances de décision. La Commission propose des textes et nomme des rapporteurs, soit à la commission agriculture, soit à la commission environnement, où les textes sont débattus avant d’être votés en séance plénière et de revenir à la Commission. Ensuite, le Conseil européen des ministres de l’agriculture, voire le Conseil européen, c’est-à-dire les chefs d’État et de gouvernement, délivrent un avis. Enfin, un vote a lieu en séance plénière au Parlement européen.
Fort heureusement, bon nombre de députés européens ont les pieds sur terre et parviennent à modérer certaines propositions fantaisistes de la Commission, par exemple lorsqu’elle a proposé de diminuer de 50 % l’usage des produits phytosanitaires. De même, contre la loi sur la restauration de la nature, il y a eu un vote historique des députés européens, y compris au sein de la commission environnement présidée par Pascal Canfin.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Lorsque vous évoquez une hostilité vis-à-vis de l’élevage et de la consommation de viande, de qui parlez-vous ?
Mme Christiane Lambert. Cette hostilité s’est exprimée dans certaines directions à la Commission, où sont proposées les campagnes de promotion. De nombreuses ONG telles que Birdlife, CIWF ou Greenpeace, voire même le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC), font pression pour la réduction de la consommation de viande. En France, la Cour des comptes s’est elle aussi élevée contre la consommation de viande. Au sein du groupe du dialogue stratégique, des associations animalistes militent, au-delà du bien-être animal, contre la consommation de viande, et tentent d’imposer ce débat.
En outre, le verdissement du Parlement européen lors de la dernière mandature a amené à siéger davantage de partis politiques favorables à une complication des règles d’élevage dans le but de lui nuire. À propos des textes relatifs à la directive bien-être dans la proposition de Farm to Fork, la présidente de la Commission européenne a déclaré qu’il était prématuré d’imposer des règles sur l’étiquetage et les conditions d’abattage. Il nous reste donc à débattre du volet du transport, et là aussi nous sommes confrontés à des propositions irréalistes, par exemple la préconisation de la Commission sur le départ des veaux naissants d’élevage laitier à cinq semaines, ou celle sur la fréquence des pauses lors du voyage.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Que pensez-vous de l’état actuel du droit de la concurrence ? Est-il encore adapté aux circonstances actuelles ? Que pensez-vous, par ailleurs, des aides de minimis ?
Mme Christiane Lambert. Le droit de la concurrence a été pensé pour protéger les consommateurs. Aujourd’hui des voix s’élèvent pour alerter sur les limites atteintes en termes de concentration de la distribution dans la majorité des pays, et en particulier en France. La directive sur la lutte contre les pratiques commerciales déloyales de 2019 n’a toujours pas trouvé de traduction concrète dans les États membres. La Commission et le Conseil des ministres européen souhaitent revoir toute l’organisation de la chaîne alimentaire et imposer davantage de transparence dans la répartition de la valeur en mettant en place un observatoire des prix au niveau européen et par filière. Ces dispositions s’inspirent des lois françaises sur l’alimentation, et l’idée fait son chemin. Mais aujourd’hui le droit de la concurrence fait la part trop belle à l’acheteur. Aussi, il convient d’être en mesure d’expliquer que l’alimentation a un prix et que ce prix doit être juste pour les producteurs, afin d’attirer des jeunes qui, quant à eux, ne supporteront pas les niveaux de revenu très bas auxquels était soumise la génération précédente.
Ces dernières années, la multiplication des crises climatiques, sanitaires et géopolitiques nous montre que la réserve de crise, telle qu’elle est prévue, est trop faible. Certains estiment d’ailleurs qu’il faudra ériger un troisième pilier de la PAC, destiné à la gestion des risques. Cela pose clairement la question du budget consacré à l’agriculture, si l’on tient pour un enjeu stratégique la capacité de produire en Europe.
Dans l’organigramme de la gouvernance européenne, le commissaire en charge de l’agriculture est tout en bas, à droite, il est le dix-septième sur la liste. Nous souhaitons qu’il remonte dans la hiérarchie et se situe au plus près de la présidence de la Commission. C’est la raison pour laquelle le COPA propose la nomination d’un commissaire à l’agriculture qui soit vice-président de la Commission européenne. Il serait en charge de la souveraineté alimentaire et des zones rurales, et son statut de vice-président serait à la mesure des 38 % du budget européen dévolus à l’agriculture. Je pense souvent à Franz Fischler, qui a été commissaire européen à l’agriculture durant près d’une décennie. Il recevait une foule d’ONG très exigeantes et très imaginatives. Il écoutait toutes leurs idées puis, à la fin, il leur demandait : « D’accord, mais qui va mettre en place tout ce que vous préconisez ? Ce sont les agriculteurs. Alors, permettez-moi de leur demander leur avis. » Les préoccupations des uns et des autres sont estimables, et leurs idées parfois bonnes. Mais à la fin des fins, ce sont les agriculteurs qui sont sur le terrain tandis qu’eux sont dans leurs bureaux. Écouter les agriculteurs : c’est bien ce qui a manqué au cours du dernier mandat européen.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous avons été surpris de constater que les importations de céréales depuis la Russie avaient augmenté. Elles demeurent nettement inférieures aux importations en provenance de l’Ukraine, certes, mais cette hausse est très sensible. Il s’avère que les céréales ne sont pas concernées par les sanctions prises à l’encontre de l’économie russe. Comment l’expliquez-vous ?
Mme Christiane Lambert. Je ne saurais répondre à cette question, le sujet des sanctions sur les produits russes n’étant pas de notre ressort.
Il existe des courants historiques d’importation de céréales russes et ukrainiennes. Lors du déclenchement de la guerre, en février 2022, l’Union européenne a décidé, par solidarité avec l’Ukraine, d’importer des produits ukrainiens sans droits de douane et sans limites. Il me semble que l’Espagne est aujourd’hui le premier importateur de céréales russes en Europe. Le problème est analogue à celui des engrais, c’est-à-dire que la dépendance crée de la soumission. Certes, les volumes entrants sont faibles. Mais depuis le début de la guerre, les courants d’exportation de céréales russes ont conquis d’autres destinations au détriment des céréales ukrainiennes, lesquelles inondent le marché européen et bouchonnent à l’entrée, ce qui encourage un certain sentiment anti-ukrainien.
Face à cet afflux massif de céréales ukrainiennes, l’Europe a récemment décidé de garder le principe d’importations sans droits à payer pour les références 2021, 2022 et 2023, mais d’obtenir la garantie que les volumes en surplus soient dirigés vers leurs destinations finales que sont notamment la Libye et la Turquie.
Lorsqu’on demande aux agriculteurs ce qui les a poussés dans la rue récemment, plusieurs raisons apparaissent. L’explosion du coût des engrais et de l’énergie représente une perturbation historique. Nous n’avons jamais connu une telle inflation de nos intrants en si peu de temps. Et le premier coupable de ces perturbations et du malaise que nous ressentons, c’est bien la Russie. La deuxième explication à ce mouvement est la mise en œuvre de la PAC au 1er janvier 2023 avec 25 % des droits à paiement de base (DPB) retirés et soumis à l’écorégime, qui a entraîné d’importants retards de paiement. La troisième raison se rapporte à la perspective de la mise en application du Green Deal, qui effraie les agriculteurs.
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La commission procède à l’audition de M. Mathieu Courgeau, co-président du collectif Nourrir, Mme Lorine Azoulai, représentante du collège solidarité internationale du collectif Nourrir, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire, et Mme Maureen Jorand, coordinatrice du collectif Nourrir.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nombre de personnes que nous avons auditionnées ont rappelé la destination première de l’agriculture, qui est de nourrir les hommes. L’objectif « Faim zéro » est le deuxième des dix-sept objectifs adoptés par les États membres des Nations unies dans le cadre du programme de développement durable à l’horizon 2030. Cet objectif est loin d’être atteint.
Nous allons aborder ces sujets avec des membres du collectif Nourrir : M. Mathieu Courgeau, co-président, Mme Lorine Azoulai, représentante du collège solidarité internationale, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire, et Mme Maureen Jorand, coordinatrice du collectif.
L’article 6 de l’ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Mathieu Courgeau, Mme Lorine Azoulai et Mme Maureen Jorand prêtent serment.)
M. Mathieu Courgeau, co-président du collectif Nourrir. Le collectif Nourrir rassemble plusieurs dizaines de milliers d’agriculteurs à travers cinquante-quatre organisations issues de quatre familles : des organisations de protection de l’environnement, des organisations luttant pour le bien-être animal, des organisations de citoyens consommateurs et des organisations de solidarité internationale, afin de faire le lien entre le système agricole et alimentaire des pays du Nord et celui des pays du Sud. La Politique agricole commune (PAC) est notre sujet fondateur. Nous travaillons également sur l’élevage, la loi d’orientation agricole, l’accès à l’alimentation, les revenus des agriculteurs et le commerce. Nos organisations ont contribué à la création de la notion de souveraineté alimentaire et, à ce titre, nous vous remercions d’évoquer ce sujet à travers une commission d’enquête.
Le secteur agricole et alimentaire se situe au carrefour de plusieurs crises. Premièrement, la crise est économique, et les récentes mobilisations d’agriculteurs l’ont rappelé. Bien qu’elle soit insuffisante, la moyenne des revenus des agriculteurs n’est pas mauvaise. En revanche, les inégalités entre agriculteurs s’accroissent. En bas de l’échelle, un paysan sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté et, depuis deux ans, les coûts de production sont en constante augmentation.
Deuxièmement, la crise est sociale, avec un taux de suicide très élevé parmi la population agricole, au point d’être une des principales causes de décès dans la profession. Le mal-être agricole concerne en premier lieu les plus petites exploitations, où les agriculteurs travaillent seuls, et la filière la plus touchée est l’élevage bovin.
Troisièmement, la crise est écologique. L’agriculture est le deuxième secteur le plus émetteur de gaz à effet de serre, mais aussi l’un des secteurs les plus touchés par le réchauffement climatique. Nous venons de connaître un hiver extrêmement pluvieux et des sécheresses très importantes. Ces événements s’ajoutent aux graves épidémies que nous avons connues, telles que la grippe aviaire ou la maladie hémorragique épizootique (MHE). En outre, les indicateurs de la biodiversité sont alarmants, à l’image de la population d’oiseaux communs dans les zones agricoles, qui a chuté d’un tiers en quarante ans.
Quatrièmement, la crise est démographique. Deux cents fermes disparaissent chaque semaine et le nombre d’agriculteurs a considérablement diminué. Cette crise démographique est devant nous, puisque la moitié des agriculteurs arriveront à l’âge de la retraite dans la prochaine décennie.
Cinquièmement, la crise est alimentaire, avec huit millions de personnes contraintes de recourir à une aide alimentaire en France, ce qui est inacceptable dans un pays aussi riche. Au niveau international, 735 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde selon les dernières sources de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), et 2,4 milliards d’êtres humains se trouvent dans une situation où ils ne peuvent pas accéder régulièrement à la nourriture, non pas en raison d’une ressource insuffisante, mais en raison de la pauvreté.
Les politiques agricoles et alimentaires menées depuis plusieurs décennies tiennent une grande part de responsabilité dans ce sombre tableau. Il convient, par conséquent, de les remettre en question, et nous nous y employons.
Mme Lorine Azoulai, représentante du collège solidarité internationale, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire. Ingénieure agronome, je parle au nom de toutes les voix qui portent les enjeux de solidarité internationale au sein du collectif Nourrir. Le CCFD-Terre solidaire est une association qui travaille avec plus de cinq cents partenaires, dans soixante-dix pays. Elle travaille sur la question de la faim et des facteurs qui la causent, dans le monde et aussi en France, parce que les agriculteurs et les consommateurs d’ici partagent nombre d’enjeux avec les agriculteurs et consommateurs de là-bas. Nous vivons en effet un moment particulier où les questions de revenus, de conditions de travail ou d’échanges agricoles se posent sur toute la planète.
Le concept de souveraineté alimentaire émane des mouvements de paysans. Il a été introduit pour la première fois en 1996 par La Via Campesina. Il a évolué par la suite, et il est aujourd’hui reconnu à l’échelle internationale, notamment dans un texte de l’ONU, la Déclaration internationale des droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP), adoptée en 2018.
La souveraineté alimentaire désigne le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite avec des méthodes durables. Elle recouvre également le droit des peuples de définir leur propre système agricole et alimentaire. Elle se distingue de la sécurité alimentaire, avec laquelle elle est souvent confondue. La sécurité alimentaire désigne une situation où les besoins alimentaires sont assurés mais où les populations n’ont pas le choix quant au contenu de leur assiette. La souveraineté alimentaire va plus loin, puisqu’elle suppose de choisir son alimentation et la façon dont elle est produite. Sa définition repose sur trois éléments. Premièrement, elle propose une approche par les droits : droits des paysans, droit à l’alimentation, droit environnemental. Deuxièmement, elle est un principe démocratique, puisqu’elle concerne la manière dont les populations parviennent à exprimer démocratiquement leurs souhaits en matière d’alimentation, et la manière dont on répond à ce souhait. Troisièmement, elle s’adosse à des principes de solidarité et de liberté, la souveraineté alimentaire des uns ne devant pas nuire à celle des autres.
La mise en œuvre du concept de souveraineté alimentaire réclame, en priorité, de nourrir les populations locales avec des productions agricoles locales, ce qui implique une reterritorialisation des productions alimentaires. Elle suppose également de conférer aux États le droit de se protéger des importations agricoles et alimentaires à trop bas prix et de soutenir leurs paysans, à condition que ce soutien ne soit pas lui-même finalement destiné à des exportations à bas prix, en d’autres termes au dumping alimentaire. Elle impose également une réorganisation du commerce alimentaire orientée vers des échanges plus justes et incluant la participation des populations au choix des politiques agricoles. Enfin, elle suppose la reconnaissance des droits des paysans et du droit à l’alimentation.
Au regard de ces éléments, il nous semble que tendre vers la souveraineté alimentaire signifie réduire les dépendances problématiques de nos systèmes alimentaires, aller vers davantage de cohérence des politiques publiques, réorienter nos financements et nos politiques clés, en particulier la PAC, et enfin s’assurer de la présence des paysans dans les territoires.
D’autres points, qui ne sont pas traités dans le débat et dans l’exposé des motifs du projet de loi d’orientation agricole, nous paraissent également importants, notamment la question de la gouvernance des systèmes agricoles et alimentaires et celle de la transition écologique.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous avez bien expliqué, madame Azoulai, que la notion de souveraineté alimentaire comprend celle du choix du système alimentaire. Le système alimentaire bâti en Europe et en France résulte de choix politiques opérés dans les années 1950 et 1960, au moment où les contours de la PAC ont été dessinés. Il me semble que la souveraineté alimentaire est plutôt assurée en France et en Europe, d’autant que les politiques ont été définies dans un cadre démocratique. Partagez-vous ce point de vue ?
Mme Lorine Azoulai. La définition onusienne de la souveraineté alimentaire comprend la capacité des populations à définir leur système agricole et alimentaire. À cet égard, on peut s’interroger sur les mécanismes d’expression des souhaits de la population en matière d’alimentation et de représentation démocratique directe. L’achat alimentaire est l’un de ces mécanismes, mais il est largement limité puisqu’une part importante de notre population n’est pas en capacité d’exprimer ses choix alimentaires uniquement avec son portefeuille.
Lorsque huit millions de Français sont en situation de dépendance forcée vis-à-vis de l’aide alimentaire, on ne saurait affirmer que l’expression démocratique en matière d’alimentation est tout à fait satisfaisante.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Alors il n’existe aucun pays dans le monde où la souveraineté alimentaire est une réalité.
Mme Lorine Azoulai. L’un des axes du travail sur la souveraineté alimentaire consiste à réfléchir aux moyens de redonner aux citoyens la capacité d’exprimer leurs souhaits en matière d’alimentation. Quand on parle de souveraineté alimentaire, on parle d’alimentation. Les principaux concernés sont les personnes qui mangent tous les jours. Si on ne part pas de leurs besoins, on prend le problème à l’envers.
M. Mathieu Courgeau. J’aimerais donner un exemple de ce problème du choix. La PAC a longtemps été menée selon une perspective européenne. Or la dernière réforme de la PAC, en 2023, se caractérise par une forte renationalisation. Dès lors, comment s’assurer que les prises de décision concernant la PAC sont réellement démocratiques ? La déclinaison française de la PAC a été largement définie par le ministère de l’agriculture, sans y associer les parlementaires, sinon à titre informatif. Nous réclamons au contraire que le Parlement puisse s’emparer de cette question et puisse être souverain sur la définition de la PAC, étant donné qu’elle a été renationalisée. La relocalisation de la décision publique est un enjeu important.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Ce que vous évoquez s’explique par les caractéristiques des institutions françaises. La plupart des pays de l’Union européenne sont des régimes parlementaires, où la prédominance de l’exécutif est moindre. Il me semble que votre propos sur le caractère démocratique des choix relève davantage d’un commentaire sur le fonctionnement des institutions que d’une réflexion sur le sujet de l’alimentation.
De manière générale, je considère qu’il est difficile d’affirmer que l’Europe souffre d’un problème de souveraineté alimentaire et de sécurité alimentaire. D’ailleurs, aucune organisation internationale, aucun des chercheurs et des spécialistes que nous avons interrogés, ne le prétend.
Mme Lorine Azoulai. Un des thèmes relatifs à la souveraineté alimentaire sur lesquels nous réfléchissons est celui de nos dépendances, qu’elles soient choisies ou subies, qu’elles soient nécessaires ou non. La question des dépendances aux importations a été largement abordée dans le débat public, en lien avec le contexte politique international et la crainte de dépendre de pays tiers. La question de la dépendance de nos exportations se pose également, et le rapport de FranceAgriMer sur la souveraineté alimentaire publié en 2023 insiste sur ce point. En effet, nos exportations font elles aussi partie de nos dépendances à des pays tiers, en fonction de leur concentration plus ou moins importante.
Il existe en réalité d’autres formes de dépendance que celles qui nous rattachent à des pays tiers. L’une d’elles, dont on parle très peu, est la dépendance aux acteurs économiques qui contrôlent une partie importante des systèmes alimentaires à l’échelle mondiale. Le groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food) a analysé, dans un rapport intitulé « Qui fait pencher la balance ? », l’influence croissante des entreprises sur le marché alimentaire, à tous les maillons de la chaîne, des semences aux produits phytopharmaceutiques, du négoce des céréales à la transformation et à la distribution. Ce rapport met en évidence des concentrations qui interpellent. Par exemple, six acteurs économiques se partagent environ 60 % du marché des semences, et quatre acteurs monopolisent entre 70 et 90 % du commerce international des grains.
Au regard de cette situation, il convient de s’interroger sur la dépendance non seulement vis-à-vis de pays tiers, qui nous fragilise parce que nous n’avons aucune prise sur leurs décisions, mais aussi sur notre dépendance vis-à-vis des intérêts économiques privés, sur lesquels nous n’avons pas davantage de maîtrise.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Votre collectif estime que nous avons besoin d’installer un million d’agriculteurs d’ici à 2025. Étant donné la baisse des effectifs agricoles que l’on constate, comment un tel objectif vous paraît-il accessible ?
Mme Maureen Jorand, coordinatrice du collectif Nourrir. Vous faites ici référence, monsieur le président, au manifeste que nous avons publié à l’occasion du Salon international de l’agriculture de 2023. Ce « million de paysans », qui ressemble en effet à un objectif irréaliste, relève avant tout d’un slogan militant, destiné à construire un horizon positif et encourageant afin de sortir de nos difficultés par le haut. Cependant, nous sommes désormais au cœur du processus législatif. Nous travaillons concrètement, et non plus sur la base de slogans, pour augmenter le nombre de paysannes et de paysans dans nos territoires, parce que nous sommes convaincus qu’il est nécessaire d’interrompre la trajectoire de baisse des effectifs. Je rappelle que la France a perdu plus de 100 000 paysans en dix ans. Cette hémorragie doit être stoppée et nous devons parvenir à un solde positif entre les départs et les installations.
Dans ce cadre, nous portons auprès des parlementaires un plaidoyer en faveur d’une évolution de la gouvernance des politiques d’installation et de transmission des exploitations agricoles. Aujourd’hui, ces politiques ne permettent pas d’accueillir l’ensemble des porteurs de projet. Un tiers d’entre eux abandonnent en cours de route parce qu’ils ne parviennent à trouver ni le bon dispositif, ni les espaces répondant à leurs attentes, ni l’accompagnement requis pour se lancer dans des formes nouvelles d’agriculture.
Je pense en particulier aux personnes non issues du milieu agricole, ou qui souhaitent se réorienter dans le cadre de leur vie professionnelle. Cette population représente un vivier d’agriculteurs. Il convient d’assurer une pluralité dans l’accueil de ces personnes dès la formulation de leur projet et de leur permettre d’accéder à une offre diversifiée sur le type d’agriculture qu’elles pourraient développer. En effet, elles sont souvent attirées par le développement de pratiques agroécologiques ou d’agriculture biologique, et il serait utile d’appuyer financièrement leurs projets.
M. Mathieu Courgeau. Pour en revenir au sujet de la souveraineté alimentaire, j’aimerais souligner que, outre l’enjeu démocratique, l’enjeu de la production doit être pris en compte. Chaque filière est confrontée à cet enjeu et, jusqu’à présent, l’augmentation de la productivité du travail des agriculteurs a permis d’assurer soit un développement, soit un maintien des volumes de production. Ce système nous semble être à bout de souffle dans un certain nombre de filières, en particulier les filières d’élevage. Faciliter l’installation des agriculteurs répond à une multitude d’enjeux, dont celui de garantir des volumes de production, notamment dans les filières où nous sommes en situation de dépendance, par exemple les fruits et légumes. Il convient par conséquent de mettre en œuvre et de réorienter un ensemble de dispositifs et de politiques publics, de manière à affronter le problème du renouvellement des générations.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Il apparaît que La Via Campesina a produit deux définitions de la souveraineté alimentaire. La première est celle que vous avez mentionnée, c’est-à-dire le droit des peuples de définir leurs propres politiques agricoles et alimentaires. La seconde est antérieure, et je la découvre dans le rapport de FranceAgriMer, où il est écrit : « La notion de souveraineté alimentaire a été introduite dans la sphère internationale par le mouvement paysan Via Campesina à l’occasion du Sommet mondial de l’alimentation de Rome, en 1996. La souveraineté alimentaire est le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa propre capacité de produire son alimentation de base, en respectant la diversité culturelle et agricole. Nous avons le droit de produire notre alimentation sur notre propre territoire. La souveraineté alimentaire est une condition préalable d’une véritable sécurité alimentaire. » Pourriez-vous nous éclairer quant à cette double définition ?
Mme Maureen Jorand. Il existe en réalité plusieurs définitions, ou plutôt la définition de la souveraineté alimentaire a évolué au fil du temps. La première définition, celle de 1996 citée dans le rapport de FranceAgriMer, a été étoffée au fur et à mesure des forums mondiaux de l’alimentation et des forums sociaux mondiaux dans lesquels les mouvements paysans et les organisations de la société civile se réunissaient. Elle a évolué en fonction des enjeux et de la prise en compte de certains éléments. Ainsi, le devoir de ne pas nuire à un pays tiers par sa politique agricole et alimentaire a été introduit, me semble-t-il, lors du sommet mondial de 2004. De même, les enjeux de durabilité ont été détaillés dans le cadre de la définition, au début des années 2000. La définition aujourd’hui intégrée dans le cadre de l’UNDROP reprend l’une des versions les plus abouties de la définition de La Via Campesina.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Cette nouvelle définition postule que le droit du peuple à la définition de ses propres politiques agricoles alimentaires peut être satisfait dans la mesure où l’on considère, par un choix démocratique incontestable, la possibilité d’importer une part de son alimentation. En ce sens, elle apparaît moins complète que la définition de 1996.
Mme Lorine Azoulai. Tenir compte de la dimension solidaire de la souveraineté alimentaire signifie que l’on fait attention aux impacts de nos importations et de nos exportations sur la souveraineté alimentaire des pays tiers. Si nos importations, et c’est le cas actuellement, pénalisent la capacité d’un pays tiers à atteindre la souveraineté alimentaire, par exemple en termes d’usage des ressources du foncier et des ressources en eau, alors nous nous trouvons face à une contradiction. Autrement dit, parvenir à la souveraineté alimentaire ne saurait se faire au détriment de celle des pays tiers, c’est-à-dire de leur capacité à nourrir leur population. Il convient toujours d’articuler ces deux dimensions.
Imaginons que les citoyens d’un pays choisissent d’importer leur alimentation. Cette hypothèse, certes, peut être questionnée, dans la mesure où l’intérêt d’importer son alimentation, peut-être à des coûts plus importants et pour une qualité moindre, au détriment des productions et des producteurs locaux relève d’un choix discutable. Mais imaginons tout de même qu’un pays suive cette voie. Dans le cadre de la souveraineté alimentaire, ce pays ne saurait déroger au devoir de ne pas nuire à la souveraineté alimentaire des autres, et serait tenu de ne pas recourir à l’accaparement des ressources ou au dumping alimentaire. Dans l’autre sens, un pays dont l’agriculture est essentiellement tournée vers l’export au détriment de sa population ne serait pas davantage compatible avec le concept de souveraineté alimentaire.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. La volonté me semble partagée, dans vos rangs ou dans ceux de la Confédération paysanne et du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), que nous avons auditionnés, de parvenir à une agriculture souveraine, capable de satisfaire au maximum les besoins de la consommation.
M. Mathieu Courgeau. Nous ne sommes pas opposés aux échanges. Nous ne souhaitons pas que tous les échanges internationaux soient suspendus et que toutes nos denrées alimentaires soient produites exclusivement en France. En revanche, nous militons pour relocaliser ce qu’il est possible de relocaliser. De ce point de vue, une marge importante existe, et l’investir permettrait de réduire largement nos dépendances et d’améliorer notre alimentation. Bien entendu, il y aura toujours des échanges internationaux, par exemple de cacao ou de café. La question est celle des échanges justes. Le collectif Commerce équitable France, qui fait partie de nos organisations, travaille d’ailleurs intensément sur ces questions de justice économique des échanges.
Mme Lorine Azoulai. Axer un système alimentaire exclusivement sur le commerce international entraîne une dépendance au marché mondial, par conséquent une dépendance aux acteurs économiques et aux marchés financiers, puisqu’un certain nombre de matières premières agricoles se trouvent aujourd’hui sur les marchés financiers. Nous avons pu constater, lors de l’entrée en guerre de la Russie en Ukraine, la volatilité des prix due à des phénomènes de spéculation excessive. Cette volatilité des prix peut impacter de manière très sensible notre industrie agroalimentaire et nos producteurs.
Il est nécessaire en effet de questionner la dépendance de nos systèmes alimentaires aux flux financiers et de prendre en compte, ce que l’on ne fait pas, un certain nombre de coûts cachés. La FAO a évalué, dans un rapport sorti récemment, les coûts de nos systèmes alimentaires actuels à 15 000 milliards de dollars par an. Le collectif Nourrir n’adopte pas une posture dogmatique consistant à promouvoir une autarcie et un arrêt complet des échanges. En revanche, il interroge la nature de ces échanges en termes de coûts, de justice et d’équité sociale.
Enfin, il faut s’interroger sur les impacts de nos importations et de nos exportations sur les pays tiers. Aujourd’hui, des poudres de lait écrémé engraissées à l’huile de palme arrivent sur les étals des marchés ouest-africains, étiquetées comme du lait et valant deux fois moins cher que le lait local. Est-ce vraiment à ce genre d’échanges que nous souhaitons aboutir à travers le commerce international ?
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’entends l’essentiel de votre message. Cependant, il me semble que la nouvelle définition de la souveraineté alimentaire est moins satisfaisante au regard de votre propos que celle de 1996, qui faisait prévaloir le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa propre capacité de produire son alimentation. Cette dimension a disparu dans la nouvelle définition, ce qui laisse à penser que celle-ci ouvre la voie à une commercialisation de l’alimentation plus libre et dépourvue de ce souci de maintenir une production locale.
Au cours de nos auditions, des intervenants ont rappelé que la France exporte beaucoup de céréales à des pays ne disposant pas de la capacité de les produire eux-mêmes. Considérez-vous que cette dimension de l’export soit opportune et légitime ?
Mme Lorine Azoulai. Selon le rapport de FranceAgriMer, le taux d’auto-approvisionnement de la France en blé dur est de 148 %. Or la France dépend à 75 % des importations. Autrement dit, nous produisons largement assez par rapport à nos besoins, et pourtant nous importons les trois quarts du blé dur que nous consommons. Bien entendu, si l’on entre dans le détail de ces importations et de ces exportations, nous constatons que la France exporte majoritairement du grain et importe majoritairement des produits transformés, tels que de la semoule et des pâtes. Pour citer un autre exemple, notre taux d’auto-approvisionnement en poudre de lait écrémé s’élève à 265 %, c’est-à-dire que nous produisons le double de nos besoins. Et pourtant, là aussi, nous importons 26 % de la poudre de lait écrémé que nous consommons. Il est donc nécessaire, avant de penser à l’exportation, de reconsidérer la rencontre entre l’offre et la demande au niveau national.
Certains pays sont en effet soumis à des conditions pédoclimatiques et environnementales qui ne leur permettent pas de produire ce dont leur population a besoin. Des échanges commerciaux avec ces pays sont bien entendu opportuns, à condition qu’ils soient solidaires et justes. Mais ces pays ne représentent pas une majorité. D’autres pays, plus nombreux, voient arriver sur leurs marchés locaux des produits importés, vendus à des prix défiant toute concurrence, qui déstabilisent leurs filières locales. La France est l’un d’eux, et la récente mobilisation de nos agriculteurs n’est pas sans rapport avec cette situation.
Pour ces différents cas de figure, il est permis de s’interroger sur ce qui relève de la satisfaction des besoins et ce qui relève de la déstabilisation des modèles agricoles et des capacités à développer des filières productives. C’est la raison pour laquelle nous militons pour que soit accordé à tous les pays, y compris ceux qui ne sont pas en capacité de produire, le droit de choisir son modèle agricole et alimentaire.
Mme Maureen Jorand. Les mécanismes d’export ont complètement transformé les capacités productives, mais aussi alimentaires, de nombreux pays. Par exemple, les exportations de blé et de céréales en Afrique de l’Ouest ont modifié les habitudes de consommation et augmenté la consommation de pain et de pâtes. Or ces pays disposent de nombreuses sortes de céréales adaptées à leur contexte pédoclimatique, qui ont été quasiment oubliées. Dans ces mêmes pays, les importations de riz asiatique ont empêché, malgré le lancement de plans d’autosuffisance en riz, l’émergence d’une production locale, parce que les producteurs n’arrivaient pas à vendre leur riz, concurrencé par les brisures de riz thaïlandais auquel la population avait été habituée par les importations massives. Cet exemple montre l’impact à moyen terme des politiques d’exportation de certains types de denrées et la nécessité d’une politique elle aussi de moyen terme, permettant de revenir à des productions locales à des semences locales et à des habitudes alimentaires correspondant aux productions possibles sur le territoire.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Monsieur Courgeau, vous avez parlé de la productivité et d’un système à bout de souffle, et je sais que votre collectif défend l’agriculture biologique. Avant votre audition, nous avons entendu Mme Christiane Lambert, qui nous disait que l’objectif défini par le Green Deal d’une proportion de 25 % d’agriculture biologique conduirait à des baisses de production. Dès lors, le modèle que vous préconisez est-il compatible avec la souveraineté alimentaire, dans un contexte de croissance de la population, et donc des besoins alimentaires ?
M. Mathieu Courgeau. Vous posez là une question fondamentale, dont il nous arrive d’ailleurs de débattre avec Mme Lambert. L’argument d’une baisse de production n’est, selon nous, pas le bon, et prend le problème à l’envers. Il faut rappeler que nous produisons aujourd’hui suffisamment de calories pour nourrir l’ensemble de la population mondiale. Dès lors, pourquoi des populations souffrent-elles de la faim ? Parce qu’elles subissent les conséquences des guerres, des crises climatiques et des règles injustes du marché mondial de l’alimentation. Ce sont ces questions-là qu’il nous appartient de résoudre, plutôt que de nous soucier de produire davantage en France et en Europe. Même si nous augmentions nos productions, ces populations ne seraient pas en mesure d’y accéder, précisément en raison de la pauvreté, des guerres, etc.
Un second élément de réponse consiste à se projeter dans l’avenir. L’enjeu pour nous, Français et Européens, consiste, dans un contexte de réchauffement climatique et d’effondrement de la biodiversité, à préserver nos écosystèmes afin que nos enfants et nos petits-enfants soient en mesure de se nourrir dans vingt ou cinquante ans. De ce point de vue, l’avenir est clairement à l’agriculture biologique. Le collectif Nourrir défend un modèle d’agroécologie paysanne dont l’agriculture biologique fait partie, qui consiste à baser les solutions sur la nature, sur la complémentarité entre élevage et cultures. Ce modèle est le plus à même d’affronter les défis qui se présentent à nous.
Mme Lorine Azoulai. Faut-il produire plus ? Cette question est importante mais il convient d’en préciser les termes. Produire plus de quoi ? Pour quelle finalité ? Et pour qui ? À quelle échelle ? Nous entrons là dans la complexité du sujet. Si l’on considère la production à l’échelle mondiale, on constate qu’il n’est pas nécessaire de produire davantage de calories. Si l’on resserre la focale sur la ferme France, il s’avère que nous avons besoin de produire davantage de fruits et légumes, puisque nous en importons entre 33 et 37 % hors fruits tropicaux et hors pommes de terre.
Pourquoi produire davantage ? Pour se nourrir et nourrir plus de monde, ou bien pour s’offrir de nouveaux débouchés commerciaux ? Si l’objectif d’une hausse de la production n’a pour fin que l’alimentation, je le répète : nous produisons suffisamment de calories. Si l’objectif est de produire davantage de produits ultra-transformés et de calories vides, c’est-à-dire des aliments qui n’apportent aucun nutriment indispensable à la santé et qui risquent, en outre, de nous rendre malades, peut-on encore parler d’alimentation ?
Concernant les méthodes de production et les capacités productives de l’agroécologie, il me semble là encore qu’il convient d’introduire de la nuance et de la complexité. Le rendement est un indicateur qui à lui seul n’éclaire pas véritablement sur ce que recouvre la productivité. Le rendement ne donne aucune indication sur la qualité d’un produit, par exemple sur sa teneur en fibres, en vitamines ou en micronutriments. En outre, le rendement est aisé à calculer sur des monocultures, mais difficile à évaluer sur des mélanges de cultures. Si l’on se contente du rendement comme seul indicateur, alors la comparaison entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique peut en effet tourner à l’avantage de la première. Mais une vision plus large de l’agriculture conventionnelle met en lumière, à moyen et long terme, des phénomènes de rupture causés par le changement climatique ainsi que des phénomènes de résistance. Par exemple, des plantes deviennent résistantes à certains types de pesticides, et lorsqu’il y a une résistance, les rendements ne s’affaissent pas, ils s’effondrent.
Si l’on se place à présent dans la perspective des régions où sévit la faim, à savoir essentiellement l’Asie de l’Est, l’Afrique et les Caraïbes, la recherche démontre l’efficacité des programmes et des projets d’agroécologie. Ainsi, le projet Calao, qui date de 2017, a montré qu’il était possible d’augmenter, jusqu’à les doubler, les rendements de sorgho, de mil ou de maïs. Une méta-analyse de l’ONG Global Justice Now, intitulée How agroecology can feed Africa, établit que, entre 2001 et 2009, la mise en place de pratiques agroécologiques a permis non seulement d’augmenter les rendements, mais surtout d’augmenter les revenus agricoles. La question de la faim étant également un problème de pauvreté, augmenter les revenus entraîne une amélioration de l’accès à l’alimentation. Je pourrais citer également la méta-analyse réalisée par l’agroécologue chilien Miguel Altieri, Agroecology scaling up for food sovereignty and resiliency, qui s’appuie sur des exemples en Amérique latine et en Afrique, où les rendements en maïs et en soja ont crû sans recours aux herbicides et aux engrais chimiques.
La question du rendement et de la productivité est importante, mais il convient de la considérer avec finesse et de la relativiser en fonction des parties du monde dans lesquelles on conçoit ce raisonnement.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je suis quelque peu surpris que vous évoquiez les calories, parce que le propre de la souveraineté alimentaire est aussi de proposer une alimentation diversifiée. Il me semble que raisonner seulement en termes de calories est réducteur.
Mme Lorine Azoulai. Vous avez tout à fait raison. Nous avons voulu indiquer que, pour s’en tenir strictement sur le plan des quantités et des volumes, et sur le plan de l’énergie, c’est-à-dire ce que l’estomac réclame pour survivre d’un jour à l’autre, la production mondiale est suffisante. Si l’on raisonne en termes de souveraineté alimentaire, en revanche, il convient de se placer à des échelons plus locaux. À cette échelle, on peut trouver des endroits où l’on produit suffisamment de calories, mais pas suffisamment de fibres, de protéines végétales ou de vitamines, parce que la production de fruits et légumes est elle-même insuffisante.
La diversification est cruciale. Aussi, il importe de sortir de la logique de spécialisation de nos systèmes agricoles et alimentaires, afin d’y réinjecter la diversification que l’on retrouve dans les régimes alimentaires.
Mme Maureen Jorand. La sécurité alimentaire correspond, dans les méthodologies de comptabilité de la FAO, à un rapport entre production de calories et apport calorique nécessaire à un humain en fonction de son activité. Lorsqu’on parle de l’apport calorique, il convient en effet de le pondérer en fonction des besoins nutritifs, et c’est là qu’intervient la notion de souveraineté alimentaire, qui introduit des éléments de relocalisation et de diversification.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Différents intervenants que nous avons entendus au cours de nos travaux ont pourtant souligné les différences de rendement entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique dans quasiment toutes les filières. C’est pourquoi j’ai repris l’argumentaire de Mme Lambert sur la menace que fait peser le Green Deal sur la production, et par conséquent sur la capacité à nourrir les populations.
M. Mathieu Courgeau. L’agriculture biologique représente peut-être une menace pour la production aujourd’hui, mais elle nous permettra de produire demain. Tout n’est pas parfait dans le Green Deal, comme dans toute politique publique. Cependant, il convient de saisir les opportunités qu’il nous offre en matière de pesticides, d’engrais ou de développement de l’agriculture biologique afin d’assurer notre souveraineté alimentaire dans les décennies à venir. J’estime que nous devons raisonner à cette échelle de temps, et ne pas nous contenter de l’immédiat et du court terme.
Par ailleurs, je pourrais ajouter aux études citées par Mme Azoulai le rapport produit par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), intitulé Ten years for agroecology in Europe (TYFA), qui démontre la possibilité de parvenir à construire une Europe agroécologique à l’horizon 2050, en réduisant drastiquement les engrais chimiques et les pesticides et en encourageant les agriculteurs à adopter des pratiques agroécologiques telles que les mélanges de cultures, par exemple. Cela permettrait à l’Europe de devenir producteur net de calories, contrairement à la situation actuelle où nous importons des calories. Un tel horizon suppose des choix différents de ceux qui sont opérés aujourd’hui, et de revoir nos modèles de production.
Mme Lorine Azoulai. Comme nous l’avons indiqué, nous dépassons largement nos capacités d’auto-approvisionnement dans certaines filières. Dès lors, une légère baisse des rendements dans ces filières ne serait pas dramatique. Exporter moins, n’est-ce pas également faire moins de dumping alimentaire, et donc moins nuire aux filières locales dans les pays vers lesquels nous exportons ?
D’autres leviers peuvent être actionnés. Ainsi, lutter efficacement contre le gaspillage alimentaire, qui représente aujourd’hui un tiers de l’alimentation produite, ouvre une immense marge de manœuvre.
Enfin, le scénario TYFA évoqué par M. Courgeau comporte une réflexion sur l’évolution des régimes alimentaires. Aujourd’hui, les régimes alimentaires des pays occidentaux rendent leurs populations malades, ce que mettent en évidence les chiffres sur l’augmentation des maladies non transmissibles, le diabète, l’obésité ou les maladies cardio-vasculaires. Réduire certains types d’aliments peut nous permettre de bénéficier d’une alimentation non seulement de meilleure qualité et meilleure pour la santé, mais aussi moins coûteuse. J’ai cité tout à l’heure le chiffre avancé par la FAO sur le coût annuel de nos systèmes alimentaires, 15 000 milliards de dollars. Une grande part de ce coût est liée aux impacts de nos systèmes alimentaires en termes de santé.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Votre collectif a exprimé des critiques à l’égard du fonctionnement et des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui vous fait d’ailleurs un point commun avec Mme Lambert. Pourriez-vous détailler ces critiques ?
Mme Lorine Azoulai. Un de nos groupes de travail questionne l’état des échanges commerciaux et des règles du commerce international définies par l’OMC en matière d’agriculture et d’alimentation. Ces règles n’ont pas changé depuis 1995 et les accords de Marrakech. Un certain nombre d’éléments mériteraient d’être révisés.
En premier lieu, il convient de prendre en compte les enjeux environnementaux et les enjeux sociaux de la production, et de considérer que deux produits ne sont pas équivalents s’ils n’ont pas été produits dans des conditions sociales et de respect des droits humains et environnementaux similaires.
En deuxième lieu, la marchandisation et la financiarisation de l’alimentation doivent être questionnées. En effet, notre alimentation dépend pour une part importante d’acteurs du monde de la finance qui en accaparent une grande partie et qui sont à l’extérieur de la chaîne alimentaire, ce qui entraîne des risques. Par exemple, on observe comment des fonds d’investissement lient de façon artificielle le cours du blé avec le cours d’autres matières premières n’ayant absolument rien à voir avec l’alimentation. Ainsi, les prix de l’alimentation deviennent totalement décorrélés de leur valeur et de leur qualité, et corrélés aux prix d’autres matières premières, voire aux prix d’actions d’entreprises.
M. Mathieu Courgeau. L’OMC est en panne depuis plusieurs années et les échanges internationaux sont en forte augmentation à la faveur de signatures d’accords de libre-échange de gré à gré, de pays à pays. Il importe de refonder un cadre international pour un commerce juste et, concernant l’agriculture et l’alimentation, ce cadre doit être géré par la FAO, à condition qu’elle soit réformée sur un certain nombre de points. Quand on parle de souveraineté alimentaire, il convient de travailler aussi sur la gouvernance internationale des échanges agricoles et alimentaires.
Mme Lorine Azoulai. Certains dispositifs de régulation reviennent sur le devant de la scène, notamment les mesures miroirs, qui permettraient de niveler par le haut les échanges agricoles et alimentaires. À cet égard, la posture de la France et de l’Union européenne interroge quant à leur volonté réelle d’encourager ces mesures face à l’OMC et de défendre des échanges tenant compte des dimensions sociales et environnementales.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Quel est le point de vue du collectif Nourrir au sujet du progrès technique ? Tous les défis de la transition, me semble-t-il, ne pourront être résolus à travers le seul prisme des modèles agroécologiques vertueux. Certaines solutions passent par la technologie. Je pense aux New Genomic Techniques (NGT) par exemple, mais aussi au développement de la robotique et du numérique.
M. Mathieu Courgeau. La question n’est évidemment pas d’être pour ou contre la technologie. La véritable question à se poser est plutôt : la technologie au service de quoi ? Au service de qui ? Et à qui revient la valeur ajoutée ? Depuis l’avènement de l’agriculture moderne, les gains de productivité du travail obtenus grâce au progrès technologique sont partis sur les filières amont et aval, tandis que les agriculteurs ont peu bénéficié de la valeur ajoutée de la technologie.
Lorsqu’on construit une maison peu gourmande en énergie, on choisit d’abord une orientation optimale, on choisit des matériaux pour l’isoler, on met en place des systèmes de récupération de chaleur, etc. Et à la fin, peut-être, on choisit un bouton domotique connecté qui commande l’ouverture des volets. Mais on ne commence pas par là. À notre sens, l’entrée dans les questions de souveraineté alimentaire par la technologie n’est pas la bonne. Il faut aborder ces questions par le prisme de la conception des systèmes agricoles et alimentaires, et ensuite considérer quelles technologies sont en mesure d’améliorer leur fonctionnement.
Dans mon exploitation agricole, nous produisons beaucoup d’herbe, nous avons des haies, nous n’utilisons ni pesticides ni engrais chimiques. Cela ne nous empêche pas de posséder une salle de traite équipée de capteurs pour les chaleurs des vaches. Mais cet équipement est intervenu à la fin. Nous avons d’abord mis au point notre système, et ensuite nous avons considéré l’éventuelle utilité de ces capteurs. Les politiques publiques seraient bien inspirées d’encourager les agriculteurs à raisonner ainsi et à évoluer vers des systèmes agroécologiques.
La PAC représente un enjeu fondamental pour aller vers plus de souveraineté alimentaire. Elle représente 9 milliards d’euros par an sur les 22 milliards du concours public à l’agriculture. Nous sommes favorables à un changement du mode d’attribution des aides de la PAC qui, aujourd’hui, s’effectue largement sous la forme d’aides à l’hectare, un critère pour le moins absurde. Attribuer les aides en fonction de l’actif agricole et des efforts des agriculteurs en matière de transition environnementale nous semblerait revêtir davantage de sens. Par ailleurs, nous plaidons en faveur d’une réorientation des aides vers les filières en difficulté, par exemple les filières de fruits et de légumes, qui bénéficient très peu des aides de la PAC.
Mme Lorine Azoulai. Le modèle que nous défendons contient aussi de la technologie, mais nous privilégions la low-tech par rapport à la high-tech. De plus, l’agroécologie est elle-même très technique. Elle suppose d’interroger une multitude d’interactions et de mettre en place des infrastructures très complexes. L’agroécologie est un système hautement intensif en matière de connaissance et de technologie, non pas une haute technologie reposant sur des composants, de l’énergie ou du numérique, mais une technologie du vivant.
On semble oublier un peu trop souvent que la technologie, par exemple la robotique ou le numérique, n’est pas dématérialisée. Elle repose sur l’usage de matériaux, donc sur une forme de dépendance, tant à l’égard de pays tiers d’où nous les importons que d’acteurs économiques et financiers qui en ont la maîtrise. Ne miser que sur la technologie, c’est aussi aggraver des formes de dépendance contraires à l’exigence de souveraineté.
Un rapport du Bureau d’analyse sociétale d’intérêt collectif (BASIC) sorti en 2021 interroge la place du numérique dans les systèmes alimentaires et décrit l’arrivée en force des géants du numérique dans ce secteur. Souhaitons-nous vraiment confier notre alimentation à Google, Facebook, Amazon et consorts ?
La question de la technologie est par ailleurs inséparable de celle de son coût. À cet égard, le coût d’entrée des technologies agroécologiques est sans commune mesure avec celui des hautes technologies, qui nous éloigne également de la souveraineté, tant à l’échelle des exploitations agricoles qu’à celle de la société tout entière. La recherche de résilience économique des exploitations demande de trouver un équilibre plutôt que de miser uniquement sur des technologies onéreuses et qui accroissent, à plusieurs niveaux, la dépendance.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Tout le monde s’accorde sur le constat d’une captation de la productivité par les intermédiaires, et le Parlement s’emploie à y remédier à travers la loi Egalim ou les prix plancher. En parlant de souveraineté à propos de la technologie, vous soulignez en creux l’incapacité française à produire elle-même ces outils. N’est-il pas possible d’envisager ensemble ces deux problématiques ? C’est-à-dire d’imaginer, par exemple, la construction d’une salle de traite automatisée dont le gain de productivité profiterait en premier lieu au producteur ?
En outre, les technologies peuvent simplifier des travaux pénibles. Je pense aux éleveurs, qui exercent un métier très exigeant et peu attractif en raison des contraintes qu’il fait peser sur la vie quotidienne.
Je pense qu’il est possible de concilier les apports de la technologie et la nécessité d’empêcher la captation des gains de productivité par l’amont et l’aval de la production. Il me semble que, dans votre raisonnement, on s’interdit de penser à des gains de productivité au motif qu’ils seraient confrontés à des obstacles que, par ailleurs, je ne nie pas.
Mme Lorine Azoulai. La productivité et la pénibilité sont deux problématiques distinctes. De nombreuses pistes méritent d’être explorées afin de réduire la pénibilité du travail agricole et du travail au sein de la chaîne alimentaire. Et notre propos consiste justement à nous demander si nous avons bien exploré toutes ces pistes, ou bien si nous privilégions une piste parmi d’autres. Il consiste surtout à interroger le choix sociétal sur lequel s’appuie ce privilège accordé à un type de solution.
Si l’on met de côté la question du partage de la valeur et que l’on imagine un monde idéal où des entreprises distribueraient de façon équitable de la valeur, la question de la technologie et celle des matériaux nécessaires pour la produire se poseraient encore. La technologie, on le sait, repose sur l’exploitation de matières premières, dont les terres rares, qui emportent d’immenses enjeux.
J’y insiste, il faut s’interroger sur le coût de la technologie. Si nous voulons des exploitations résilientes économiquement, si nous voulons que les agriculteurs obtiennent un revenu décent, les technologies les plus coûteuses représentent-elles la meilleure solution ? Encore une fois, il ne s’agit pas de rejeter de manière dogmatique les technologies. Certaines, à l’évidence, sont utiles, notamment pour réduire la pénibilité du travail, comme vous l’avez souligné, monsieur le rapporteur, mais aussi pour améliorer la productivité. Mais ne serait-il pas judicieux d’explorer plus avant la low-tech et les technologies du vivant, qui sont infiniment moins coûteuses et apportent davantage d’autonomie à nos producteurs ? L’analyse coûts-bénéfices me semble pencher sensiblement en faveur de cette seconde voie.
M. Mathieu Courgeau. L’injonction à augmenter la productivité du travail agricole me paraît devoir être questionnée en termes d’endettement, de charge mentale et de pénibilité du travail. Il faut également considérer ce qu’une agriculture de plus en plus technologique représente par rapport au désir d’un jeune agriculteur de s’installer. Comme beaucoup d’autres, j’ai eu envie de devenir agriculteur pour le contact avec la nature et avec les animaux, et non pas pour passer ma journée devant un ordinateur à gérer mon troupeau. Je veux dire par là qu’il faut valoriser cette envie sociale de faire corps avec le métier d’agriculteur, ce métier qui consiste à produire de la nourriture.
Si nous voulons relever les défis environnementaux et de biodiversité, nous devons retrouver de la complexité, par exemple le mélange des cultures ou les liens entre les cultures et les infrastructures agroécologiques. Appréhender cette complexité passe par l’œil de l’agriculteur et sa perception sensible davantage que par un apport technologique. Nous devons pouvoir compter sur des technologies qui s’adaptent à ces systèmes complexes, et non l’inverse.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. En parcourant le site du collectif Nourrir, j’ai pu lire le détail de l’origine de vos financements. S’agit-il des financements du collectif en lui-même, ou bien de celui des organisations membres ?
M. Mathieu Courgeau. Il s’agit du financement du collectif.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Parmi ces sources de financement, j’ai trouvé la fondation Ecotone, créée en 2018, qui est une fondation d’entreprise du groupe Ecotone, leader européen de l’alimentation bio, végétarienne et équitable. J’ai trouvé également la fondation Heinrich-Böll, qui est une fondation politique affiliée au parti politique des Verts allemands. Un rapport de l’École de guerre économique (EGE) de juin 2023 avait mis en lumière les ingérences allemandes, et en particulier le « sabotage de la filière nucléaire française ». Le financement du collectif Nourrir par ces deux entités, et je ne mentionne qu’elles, n’est-il pas de nature à jeter le trouble sur la nature du message que vous portez ?
M. Mathieu Courgeau. Premièrement, nous aimerions que tout le monde fasse preuve d’autant de transparence que nous en dévoilant ses sources de financement, ce qui, vous le savez, est loin d’être le cas. Deuxièmement, vous posez la question du financement de la société civile qui, par nature, ne dispose pas de financements, contrairement aux entreprises. Nous ne recevons pas d’argent public pour le travail que nous produisons, ce qui pose, selon moi, une véritable question démocratique.
Mme Maureen Jorand. La fondation Heinrich-Böll est une fondation basée en Allemagne, où les modalités de financement de fondations liées à des partis politiques diffèrent totalement des pratiques françaises. Elle ne finance pas le collectif Nourrir et son fonctionnement, il ne s’agit pas d’un financement structurel. Cette fondation finance des projets auxquels le collectif Nourrir participe et qui permettent d’entretenir un dialogue franco-allemand sur des enjeux européens. À titre d’exemple, je citerai le webinaire organisé par la fondation Heinrich-Böll sur les mobilisations agricoles, ou le financement d’une conférence sur les enjeux de la Politique agricole commune à Bruxelles. Par ailleurs, je signale que le collectif Nourrir ne travaille pas du tout sur la question du nucléaire.
Concernant la fondation Ecotone, je pense qu’il s’agit d’un financement de l’époque de Pour une autre PAC, qui était la structure antérieure au collectif Nourrir. Je ne dispose pas de plus d’éléments, sinon que nous n’avons pas reçu de financement de sa part depuis le lancement du collectif en 2022.
Mme Lorine Azoulai. Les dépenses associées au lobbying des seuls fabricants de pesticides représentent 10 millions d’euros par an sur le marché européen. Je pense que le devoir de transparence quant aux financements doit s’appliquer à tous, et que le chiffre que je viens d’indiquer est significatif d’un « deux poids, deux mesures » dans l’effort de transparence qui est demandé aux uns et aux autres.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je ne doute pas de votre sincérité, mais les entreprises qui vous financent par l’intermédiaire de fondations ne le font pas de façon innocente. Ecotone vous finance bien dans un but précis.
M. Mathieu Courgeau. Nous ne sommes plus financés par Ecotone, il s’agit d’une erreur de mise à jour sur notre site. Nous l’avons été il y a quelques années, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Certes, mais je vois aussi, parmi vos sources de financement, la fondation Léa Nature, fondation d’entreprise du groupe Léa Nature qui, je suppose, vous donne de l’argent avec une idée derrière la tête.
Mme Maureen Jorand. La fondation Léa Nature finance également des projets. Permettez-moi de clarifier notre méthode de financement. Nous disposons d’une charte de financement interne à laquelle est soumis chacun de nos financeurs. Je pourrai vous la transmettre si vous le souhaitez. Les fondations, quelles qu’elles soient, n’interviennent pas dans notre projet politique ou dans nos activités. Nous proposons des projets à différents bailleurs, qui décident de les appuyer ou non. Ces projets sont de nature différente, il peut s’agir d’une campagne de sensibilisation sur l’agroécologie, d’un événement permettant de mieux faire connaître la politique agricole commune en France, ou de vidéos à destination des réseaux sociaux. Nous choisissons nous-mêmes nos activités dans le cadre d’un comité de pilotage, et sur la base d’un plan d’action défini au préalable. J’y insiste : nous soumettons des projets à des financeurs, et non l’inverse. Ce ne sont pas des financeurs qui viennent nous voir en nous demandant de porter un projet.
M. Mathieu Courgeau. Nous serions ravis de bénéficier de financements publics pour exercer notre activité et, pour parler franchement, nous nous passerions bien de l’argent des fondations. La question du financement d’un collectif comme le nôtre est une véritable question démocratique, qui rejoint celle de la souveraineté alimentaire. Comment financer l’expression des organisations de citoyens, en l’occurrence des organisations d’agriculteurs, qui par nature sont des organisations non marchandes ? La réponse devrait être l’argent public, mais nous sommes bien en peine d’en obtenir. Cela dit, vous avez raison de nous poser ces questions relatives à nos financements qui, de manière plus générale, relèvent des questions sur le financement de la démocratie et sur la construction de la souveraineté alimentaire dans son aspect démocratique.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je vous remercie pour ces réponses, et je reconnais que vous êtes parfaitement transparents puisque vous ne cachez pas vos sources de financement. Cela étant, je reste sur l’idée qu’être financé par des fondations d’entreprise jette un doute quant à votre indépendance. Au cours de nos auditions, des représentants de la filière bovine ont fait remarquer que certaines associations, peut-être d’ailleurs membres de votre collectif, sont financées par la Silicon Valley.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Mais qui finance la filière bovine ?
M. Mathieu Courgeau. Monsieur le rapporteur, si vous nous adressez une question sur l’origine de nos financements, alors il faut l’adresser à tout le monde.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous pourrons à l’occasion poser la question aux représentants de la filière bovine, mais il me semble que les interprofessions sont financées par des contributions volontaires obligatoires.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Donc par des entreprises.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Oui, certes, mais ces entreprises financent leurs représentants légitimes, ce qui me paraît naturel. Ce qui me paraît moins naturel, c’est qu’une organisation mène un combat militant, tout à fait respectable par ailleurs, en étant financée par des intérêts privés qui sont porteurs d’un agenda. C’est une question qui, pour moi, reste en suspens.
Mme Lorine Azoulai. Il serait très instructif de dresser un tableau comparatif des financements de chaque acteur que vous auditionnez. Vous vous rendrez certainement compte que notre collectif ne jouit pas du tout des mêmes moyens financiers que d’autres.
Le collectif Nourrir, en tant qu’organisation représentant les intérêts et les voix des citoyens, regroupe des organisations ayant chacune un modèle de financement qui lui est propre, et chacune une base de bénévoles et d’adhérents souvent importante. On peut dès lors estimer qu’il serait tout aussi légitime qu’elle reçoive des financements publics, issus des impôts payés par ces mêmes citoyens, afin de l’aider à exprimer la voix, les souhaits et les interrogations de ces citoyens.
Mme Maureen Jorand. Je précise qu’une partie de nos financements provient de cotisations de nos membres, qui sont des organisations de la société civile. Ces organisations non seulement disposent, elles aussi, de budgets bien plus limités que ceux des entreprises membres des interprofessions, mais sont en outre tenues de rendre des comptes des activités qu’elles mènent avec leurs propres budgets. Nous rassemblons également des structures de taille très modeste, qui reposent beaucoup sur le bénévolat et à auxquelles nous ne pouvons pas nous permettre de réclamer des milliers d’euros pour participer aux travaux du collectif.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Si les questions que vous a posées monsieur le rapporteur sont légitimes, il me paraît très sain que vous n’ayez aucune difficulté à y répondre et que, de votre propre initiative, vous fassiez publiquement état de vos sources de financement. Cette thématique du financement mériterait un travail d’investigation colossal. Si on l’entame avec les ONG et les structures associatives, il faudrait dresser un panorama complet et interroger d’autres structures reposant sur des logiques de financement différentes. On y découvrirait certainement que des intérêts économiques privés y sont engagés dans des proportions tout autres que dans votre cas. Étant libéral, cela ne me pose aucun problème à titre personnel. Notre commission auditionnera après vous l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et nous pourrions lui poser la même question sur l’origine et l’utilisation de ses financements.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Représenter des entreprises privées est la raison d’être d’une interprofession. Quand nous auditionnons des interprofessions, nous sommes évidemment conscients qu’elles s’expriment au nom des intérêts des entreprises qu’elles représentent. Le collectif Nourrir, et un certain nombre d’associations qui en sont membres, ne sont pas les représentants d’intérêts d’entreprises. Ce sont des ONG, souvent animées par des bénévoles dont la position militante, encore une fois, est respectable. Mais des entreprises peuvent tirer un certain avantage des combats militants que vous portez. Dès lors, je m’interroge sur la manière dont les entreprises privées se servent de votre combat militant en le finançant, et sur l’ambiguïté et le manque de transparence que cela implique. Il me semblerait plus légitime qu’une interprofession de ces entreprises se constitue, qu’Ecotone en fasse partie, et alors nous les écouterions en sachant parfaitement depuis quelle position elles s’expriment.
Mme Lorine Azoulai. Il me semble que l’on ne peut pas placer au même niveau des lobbies agissant au nom d’intérêts économiques privés et le travail d’ONG et d’associations qui supportent des intérêts publics et non marchands.
D’abord, les financements ne se situent pas du tout dans le même ordre de grandeur. Je vous invite à comparer le budget du collectif Nourrir et celui dont disposent l’ANIA ou l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (INTERBEV). Vous vous rendrez compte que nous ne sommes pas aux mêmes échelles.
Au-delà de la question du financement se pose celle des pratiques. De ce point de vue, nos méthodes de travail diffèrent radicalement. Nous jouons la carte de la transparence et du lien avec les personnes que nous représentons, c’est-à-dire les voix paysannes et les voix des publics précaires qui n’ont pas accès à une alimentation saine.
Nous sommes tout à fait prêts à entendre d’éventuelles critiques sur nos modes de financement, mais il me semble qu’elles doivent être mises en balance avec ce qui se passe du côté des acteurs économiques et qu’il convient de faire la part des choses.
M. Mathieu Courgeau. Et nous attendons avec intérêt, monsieur le rapporteur, votre proposition de loi sur le financement de la société civile.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je propose de revenir sur la pénibilité. En Occident, la pénibilité des métiers agricoles a nettement diminué depuis un siècle grâce à la mécanisation, sur laquelle se greffent désormais les avancées dans le domaine de l’informatique. Cela me semble invalider une part de votre raisonnement sur la technologie. Certes, le progrès a ses externalités négatives, à l’image des engrais, qui posent un problème en termes de santé publique et de qualité des sols tout en ayant été un facteur de progrès. Mais il me semble indéniable que la mécanisation a amené un progrès social majeur en agriculture. Et cette mécanisation est le fait des grandes entreprises du secteur de l’agriculture, soutenues par un système financier qui a apporté les capitaux nécessaires. Le capitalisme peut être porteur de progrès social, pour dire les choses ainsi, et l’agriculture en est l’un des meilleurs exemples.
Mme Maureen Jorand. Vous évoquez des améliorations technologiques qui, en effet, ont permis de réduire la pénibilité et de faciliter le travail des agriculteurs. Néanmoins, il convient de rappeler que des phénomènes de fuite en avant, de surmachinisation et de surmécanisation ont entraîné du surendettement, et des fermes sont aujourd’hui intransmissibles pour cette raison. Autrement dit, certaines dynamiques de progrès ont eu des effets très négatifs pour certains agriculteurs.
Notre propos ne consiste pas, nous l’avons souligné, à rejeter la technologie par principe. Il convient cependant d’appliquer un principe de précaution, en particulier sur le triptyque robotique-numérique-génétique. Aujourd’hui, l’appréhension de ces nouvelles technologies est essentiellement basée sur les promesses des fabricants. Mais de nombreuses études ont montré qu’il existe peu d’éléments démontrant un impact environnemental et social concret et positif de ces technologies. Il nous semble donc nécessaire que la puissance publique et des chercheurs indépendants puissent évaluer les impacts réels et attendus des nouvelles technologies.
Bien entendu, il convient de soutenir en priorité les technologies permettant d’accroître l’autonomie des agriculteurs. Les technologies à usage collectif, telles que les stations météorologiques connectées, sont également des pistes intéressantes. Mais il faut se garder de pousser les agriculteurs à s’endetter pour acquérir des nouveautés technologiques.
En outre, certaines technologies – et je dis bien « certaines » – permettent d’optimiser le modèle agricole actuel et détournent du nécessaire retour à la diversification. Encore une fois, l’enjeu consiste à se prémunir contre une forme de standardisation qui empêche le développement d’autres types de pratiques agricoles.
M. Mathieu Courgeau. Une partie des 22 milliards d’euros du concours public annuel à l’agriculture est destinée au financement de la technologie. De plus, des financements sont accessibles pour acquérir du matériel, qui se conjuguent à des mécanismes permettant de défiscaliser l’achat d’équipements. Tout cela représente un coût important pour les finances publiques. On peut se demander si tout cet argent public ne serait pas mieux employé autrement. Ne serait-il pas plus utile de financer des mesures agro-environnementales et climatiques afin de permettre aux agriculteurs de faire évoluer leur système vers l’agroécologie ?
L’argent manque pour mettre en œuvre des mesures permettant aux agriculteurs d’évoluer vers l’agroécologie, de baisser leurs coûts de production et de gagner en autonomie. Seul un quart du territoire peut accéder à ces mesures agro-environnementales et climatiques. Là encore, l’enjeu concerne le bon usage de l’argent public.
Mme Lorine Azoulai. Vous avez présenté, monsieur le président, les technologies comme un progrès social, et évoqué la mécanisation lourde ou les pesticides et les engrais de synthèse. J’aimerais rappeler que ces technologies sont un héritage de la Seconde Guerre mondiale qui a été adapté dans nos systèmes agricoles.
Par ailleurs, il convient de rapporter le sujet de la pénibilité au taux de suicide actuel dans le milieu agricole. Que nous dit ce taux de la pénibilité du travail agricole ? Et que nous dit-il du progrès ? Le progrès technologique et le modèle dominant ont-ils su améliorer le bien-être des agriculteurs ? Si c’était le cas, le taux de suicide ne serait peut-être pas aussi effrayant qu’il l’est aujourd’hui.
Enfin, il me semble qu’il existe un « deux poids, deux mesures » lorsqu’on met en opposition un modèle agricole high-tech et l’agroécologie. Dès que l’on évoque l’agroécologie, on nous interroge – comme vous l’avez d’ailleurs fait, monsieur le rapporteur, et à juste titre –sur les risques en termes de perte de productivité ou de baisse des rendements. On nous demande d’apporter des preuves que ce modèle est susceptible de produire des impacts positifs. Mais lorsqu’il s’agit de raisonner sur un modèle high-tech, modèle d’ailleurs hypothétique puisqu’il est mis en œuvre de manière très minoritaire à ce jour, on lui demande finalement assez peu de garanties en termes de productivité, de rendement, mais aussi de qualité de l’alimentation, d’amélioration du revenu des agriculteurs, de résilience économique des exploitations, de conditions de travail, de préservation des ressources environnementales dont nous avons besoin pour produire, etc. Il nous paraît indispensable de rééquilibrer nos questionnements autour de l’avenir de l’agriculture.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je dois convenir que vos arguments visent juste, ce qui montre combien le débat sur l’agriculture est vif et que l’équilibre n’est pas si simple à trouver.
J’aimerais vous poser une dernière question sur les productions destinées à l’exportation, en particulier les céréales, qui sont emblématiques. Nous produisons de grandes quantités de blé parce que, en effet, nous exportons massivement. Vous considérez que nous exportons de manière excessive vers certains pays, ce qui déstabilise leurs systèmes agricoles et nuit au développement de leurs filières. Je ne conteste pas totalement ce diagnostic. Cependant, votre discours n’est-il pas invalidé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dans la mesure où l’attitude extrêmement hostile des Russes vis-à-vis de nos intérêts et leur manière d’utiliser explicitement l’alimentation comme une arme nous condamnent à continuer à produire énormément de céréales ? N’est-il pas préférable qu’un certain nombre de pays d’Afrique soient nourris par des céréales françaises, produites dans une démocratie respectant certaines valeurs, y compris dans sa politique étrangère, que par des céréales russes ? Comment résolvez-vous cette équation ?
Mme Maureen Jorand. Aujourd’hui, les producteurs et les industriels du secteur de la volaille subissent les conséquences du conflit russo-ukrainien. Ils se disent fortement impactés par les importations en provenance d’Ukraine. Cette guerre montre bien, à mon sens, qu’il est nécessaire de changer de logique et de démondialiser les systèmes alimentaires.
La France mène une politique d’exportation et, en parallèle, une politique de développement censée favoriser l’agriculture familiale dans les pays en voie de développement. Certes, ces deux politiques sont loin d’être dotées de manière équivalente, mais, d’une certaine manière, elles se contredisent. Appuyer davantage la politique de développement représente un levier à actionner, plutôt que laisser ces populations dépendre de nos exportations, lesquelles sont elles-mêmes dépendantes de la volatilité des prix des produits agricoles. Cette chaîne de dépendances aboutit à des situations dans lesquelles des pays en voie de développement sont contraints de payer extrêmement cher l’accès à nos céréales parce qu’ils en ont besoin à court terme.
Des réponses à ces problématiques avaient été discutées lors du G8 en 2011 mais n’ont jamais trouvé de traduction sur le terrain. Par exemple, la mise en place de stocks tampons avait été évoquée afin de préserver certains pays de la fluctuation des marchés. Il s’agissait de constituer des stocks régionaux et de permettre aux pays de s’approvisionner dans ces stocks lorsque les prix sont élevés, puis de les reconstituer lorsque les prix sont bas. Un tel dispositif aurait relevé d’une véritable logique de développement au service des populations en les protégeant des aléas de la géopolitique mondiale.
M. Mathieu Courgeau. Un lien peut être établi avec la migration, qui est un sujet d’actualité. Les agriculteurs sont ceux qui souffrent le plus de la faim dans les pays du Sud, et parfois la faim les pousse à emprunter les voies de la migration parce qu’ils ne sont plus en mesure de nourrir leur famille, en partie à cause de nos exportations. Dès lors, mener de véritables politiques d’aide publique au développement, et permettre de créer des ensembles qui se protègent économiquement avec des droits de douane permettant d’augmenter le prix des produits, participe également à réduire les flux migratoires vers l’Union européenne. Répondre au problème de la faim par les seules exportations suscite des difficultés en cascade dans la marche du monde.
Mme Lorine Azoulai. Vous suggérez, monsieur le président, de privilégier une forme de dépendance au détriment d’une autre – de privilégier la dépendance aux céréales françaises ou européennes plutôt qu’aux céréales russes. Mais il existe une troisième voie, qui consiste à sortir de la dépendance. Les pays dépendants prônent d’ailleurs cette troisième voie. Nous avons entendu de nombreux dirigeants africains se déclarer, au sortir de la crise du blé, en faveur d’une recherche de souveraineté alimentaire, de la même manière que nous le faisons en Europe.
La crise du blé a mis en évidence leur dépendance au marché mondial, aux fluctuations de marché et à la volatilité des prix, ainsi que ses impacts sur les populations. Je rappelle qu’au cours du deuxième trimestre 2022, les prix du blé ont explosé et que le coût des importations a doublé dans certains pays, entraînant une flambée des prix des denrées alimentaires. Au Liban, le prix du pain a augmenté de 70 %. Lorsque des ménages consacrent 50 % de leur budget à l’alimentation et que ce budget double brutalement, ils se trouvent dans une impasse.
Si nous souhaitons, à l’échelle nationale, être davantage souverains et moins dépendants, il convient, par cohérence, de souhaiter la même chose pour les pays avec lesquels nous commerçons. Et, au-delà de cette cohérence interne, l’enjeu est géopolitique. Il concerne la nature des relations que nous souhaitons entretenir avec nos partenaires commerciaux. Voulons-nous établir des relations agressives dans lesquelles l’alimentation devient une arme à la faveur de nos exportations à bas coût ? Ou bien souhaite-t-on établir des relations plus saines, basées sur des échanges plus justes et plus équitables ?
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La commission procède à l’audition de M. Jean-Philippe André, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), M. Simon Foucault, directeur des affaires publiques, et M. Pierre-Marie Décoret, directeur économie.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous terminons notre journée d’auditions en accueillant M. Jean-Philippe André, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), M. Simon Foucault, directeur des affaires publiques, et M. Pierre-Marie Décoret, directeur économique.
Messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour répondre à nos questions.
Après avoir reçu la semaine dernière les représentants de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), il était logique de vous entendre. Nous avons déjà beaucoup entendu parler des industriels au cours de nos auditions. Nous aurons donc l’occasion de vous poser des questions, notamment au sujet de certaines allégations à votre sujet. Je précise qu’au cours du mois de mai, nous procéderons à l’audition de plusieurs acteurs majeurs de l’industrie agroalimentaire française.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. André, Foucault et Décoret prêtent serment.)
M. Jean-Philippe André, président de l’ANIA. Monsieur le président, c’est une gageure de traiter votre sujet en dix minutes, y compris en propos liminaire ! Je me contenterai donc d’introduire les principaux thèmes que nous aimerions évoquer.
Tout d’abord, j’aimerais souligner que notre association a vocation à représenter la première industrie de ce pays : ce n’est pas la chimie, ni le luxe, mais bien l’industrie agroalimentaire. Ce fait n’est pas assez connu. Si vous vouliez réunir les principaux acteurs de la chimie, une dizaine de personnes suffiraient pour vous offrir une vision complète de la filière. Notre problème – et j’imagine que la vocation de vos travaux est de le transformer en atout – est que nous sommes entre dix-huit et dix-neuf mille acteurs. Notre secteur est fortement atomisé. L’essentiel, soit 98 % du nombre total d’entreprises, est constitué de très petites entreprises (TPE) et de petites et moyennes entreprises (PME). Cependant, les 2 % des plus grandes entreprises du secteur représentent 82 % du chiffre d’affaires. Quatre cent cinquante mille personnes travaillent dans notre filière. Le chiffre d’affaires cumulé est de l’ordre de 210 à 220 milliards d’euros.
En outre, pour les Français, mais aussi pour les étrangers, ce secteur est emblématique de la France. J’ai vu ce matin que l’industrie française du luxe était célébrée à travers les tenues olympiques, mais le modèle agroalimentaire français est tout aussi bien considéré à l’étranger que celui du luxe, tant en matière de produits que de marques ou de variété.
Il se trouve que nous nous retrouvons au centre de l’actualité à l’occasion de crises. Ce n’est pas le meilleur moyen, mais nous acceptons cette règle du jeu. Je suis président de l’ANIA, mais également président de Haribo en France depuis dix-huit ans – je ne suis pas exécutif actuellement. Au moment du covid-19, tous les ministères nous ont sollicités afin que nous continuions à produire. De nouveau, au moment de la crise liée à la guerre en Ukraine, nous avons été appelés. On nous a demandé de continuer à produire en dépit de l’augmentation des coûts. À travers ces crises, nous avons découvert – ou peut-être redécouvert – le concept de souveraineté alimentaire. C’est toujours dans les périodes de pénurie que l’on découvre les vertus de notre industrie.
Lorsque je suis invité par des journalistes sur des plateaux, je leur explique qu’il existe deux métiers fondamentaux pour la population : ceux qui les nourrissent et ceux qui les guérissent. Si vous ne pouvez pas manger ou être soigné, votre fin est proche. Sans prétendre que des métiers sont plus importants que d’autres, force est de constater que la nourriture et les soins sont nos deux besoins primaires.
Pour en venir à la proposition de résolution ayant conduit à cette commission d’enquête, je pense qu’indépendamment de la production agricole en amont, la souveraineté alimentaire est impossible sans l’industrie agroalimentaire. Nous aimerions attirer votre attention sur le fait que ce second volet manque souvent dans les définitions.
J’insiste également sur le fait que la France est un pays important sur le plan agroalimentaire. Nous pouvons toujours parler de la « perte » de la souveraineté, mais j’ai plutôt tendance à avoir un discours plus optimiste, à l’inverse de la tendance en France à toujours considérer le verre d’eau à moitié vide. Nous sommes encore un pays très important au niveau mondial. Il ne doit y avoir plus guère que dix à quinze pays dans le monde qui soient exportateurs nets en termes de calories. La Chine n’en fait pas partie, pour des raisons que l’on peut comprendre, et l’ensemble du continent africain non plus.
Souvenons-nous que du temps de nos grands-parents ou de nos arrière-grands-parents, ce n’était pas le cas. L’abondance alimentaire permettant d’exporter n’était pas atteinte. C’est au fil du temps, notamment depuis la fin des années 1970, qu’elle a acquis ce statut. Cette abondance alimentaire devient une force de frappe pour notre pays, non seulement pour nourrir les Français, mais aussi pour exporter.
Concernant les résultats de notre industrie, je pense que nous pouvons les résumer par une formule scolaire : « très bon élève, mais peut mieux faire ». Nous ne méritons plus les lauriers car nous ne sommes plus les premiers, mais je ne pense pas pour autant que nous méritions le bonnet d’âne. Nous devons essayer de nous améliorer collectivement. Vu de l’extérieur, la qualité alimentaire est très bonne dans notre pays. Chaque année, les Français réalisent 47 milliards d’actes d’achat dans les supermarchés et les hypermarchés et leur première attente, bien avant la diversité ou le prix, c’est la sécurité alimentaire. La sécurité alimentaire dont nous jouissons en France est reconnue et nous est enviée dans le monde entier.
Par ailleurs, notre balance commerciale est encore excédentaire, et ce depuis la fin des années 1970. Sommes-nous pour autant sur la bonne voie ? J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer à des ministres, à des Premiers ministres et au Président que si nous étions gérés comme une entreprise privée, nous n’accepterions pas que la part de la France sur le marché mondial soit passée de 9 % – ce qui la plaçait au premier ou deuxième rang mondial – à 4,5 %. Ceux qui auraient laissé faire cela ne feraient probablement plus partie de l’entreprise concernée. Nous avons des forces, que nous n’exploitions pas suffisamment étant donné que nous perdons des parts de marché. Nous comprendrions plus facilement si nous étions submergés par la force de frappe de grandes puissances comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, mais nous sommes dépassés aussi par nos collègues européens. La France est devenue importatrice nette de produits alimentaires à l’échelle européenne. Nous devons nous demander si cela est normal. Et si nous n’avions pas les vins et spiritueux, la situation serait bien plus dégradée. Ce secteur est un très grand arbre qui cache la forêt en quelque sorte.
Nous devons être conscients que l’industrie agroalimentaire ne peut pas être prise en étau entre l’amont agricole et le monde de la grande distribution. La perte de valeur est dommageable à notre filière. Vous aurez certainement noté que la part de l’alimentation dans le budget des foyers avait tendance à s’éroder régulièrement. Selon la catégorie socioprofessionnelle, cette part varie de 12 à 20 % ; il y a vingt-cinq ans, elle pouvait atteindre 28 ou 30 %.
La chaîne de la valeur est constituée de la manière suivante : nous avons quelque quatre cent mille exploitations agricoles, environ dix-neuf mille entreprises agroalimentaires et une petite dizaine de distributeurs. Nous devons réfléchir à l’équilibre de cette chaîne de valeur. Je pense que nous devons produire en France et qu’une stratégie de décroissance ne serait guère audible pour notre secteur. Nous devons être attentifs à la santé économique des entreprises du secteur agroalimentaire. Nous ignorons notamment les coûts des engagements pris en matière de transition énergétique. Le choc de simplification dont l’Assemblée nationale s’est saisie doit intégrer l’accompagnement des industriels – nous aurons des recommandations concrètes à soumettre. Les conditions de concurrence doivent être équitables en Europe. L’export est un atout pour la France. Comment se fait-il que la moitié seulement des entreprises françaises de l’agroalimentaire soient exportatrices alors que cette proportion atteint huit dixièmes en Allemagne ?
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour moi de revenir sur le phénomène de food bashing. Quoi qu’il en soit, nous ressentons une forme d’industrial bashing contre notre activité. Nous sommes des transformateurs. Notre métier est noble. Or aujourd’hui nous nous retrouvons au cœur de multiples débats, dont celui de l’alimentation « ultra-transformée », qui mettent à l’index les transformateurs que nous sommes. Dans d’autres pays aux atouts juste comparables aux nôtres – j’ai travaillé et vécu douze ans en Italie pour le groupe Danone –, mais où l’industrie agroalimentaire est dotée d’une force de projection beaucoup plus efficace.
Vous allez être concernés, pour la énième fois au cours des dix dernières années, et pour la deuxième ou troisième fois au cours des trois dernières années, par une nouvelle séquence de révision législative – Egalim 4, loi Descrozaille. Nous pourrons vous dire ce que nous en pensons, mais, in fine, aucune loi n’a été suffisante, dans quelque pays que ce soit, pour permettre à l’industrie agroalimentaire et à l’amont agricole d’être efficaces, productifs et créateurs de valeur. La loi peut être une forme d’accompagnement mais nous ne devons pas penser qu’un législateur parviendra à régler tous les problèmes avec une énième loi.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Quelle est la proportion de produits agricoles français utilisés dans votre industrie ? Avez-vous des statistiques ?
M. Jean-Philippe André. L’industrie agroalimentaire française achète 70 % de la production agricole française.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je vous interrogeais au sujet de la proportion de produits français parmi ceux utilisés par votre filière. Avez-vous des ordres de grandeur en fonction des catégories de produits ?
M. Pierre-Marie Décoret, directeur économie de l’ANIA. Nous ne disposons pas de données toutes filières confondues. Il existe de grandes disparités entre filières. Dans les industries de première transformation – volaille, lait, etc. –, de l’ordre de 99 % des matières premières sont d’origine française. D’autres branches de notre industrie sont confrontées à une dépendance de produits venant d’autre pays, notamment pour la transformation de produits exotiques comme le café ou le thé. Des disparités peuvent aussi apparaître en fonction du lieu d’implantation. Nos industries sont au cœur du territoire et utilisent de la matière première principalement d’origine française, mais, d’une campagne à l’autre, la production locale peut éventuellement ne pas suffire, tant et si bien que les usines comblent une partie de leurs besoins d’approvisionnement avec des productions d’origine européenne voire au-delà.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Êtes-vous en capacité de nous indiquer, par exemple pour vos adhérents qui transforment des fruits et légumes, quelle part de ces produits est d’origine française ? Même question pour les principales filières de viande – bœuf, porc et volaille. Vous avez déjà répondu pour la filière laitière et cela correspond à ce que nous avons déjà entendu.
M. Pierre-Marie Décoret. Je peux vous répondre pour les branches industrielles qui font partie de notre association, ce qui n’est pas le cas des transformateurs de fruits et légumes ou des premiers transformateurs de viande. Les industries de première transformation, implantées au cœur des territoires, sont très dépendantes des rendements agricoles. Je pense notamment à la meunerie, la sucrerie ou la transformation de produits laitiers. Ces usines utilisent à 99 % des produits d’origine française.
M. Jean-Philippe André. Dans notre périmètre se trouvent la meunerie, la production de sucre de betterave, les brasseurs – et en tant qu’ancien brasseur, je peux affirmer que les proportions sont similaires –, mais pas la transformation de viande ou de fruits et légumes.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous n’avez donc pas d’adhérents dans la filière de la viande…
M. Jean-Philippe André. Nous en avons dans la charcuterie.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Disposez-vous des statistiques pour cette filière ?
M. Jean-Philippe André. Nous vous les ferons parvenir. Par ailleurs, il est important de savoir que dans les supermarchés et hypermarchés, 80 à 85 % des produits alimentaires sont transformés en France.
M. le président Charles Sitzenstuhl. J’ai vu sur la fiche de préparation qui m’avait été transmise que l’ANIA est affiliée au Medef, mais qu’elle ne l’était pas entre 2009 et 2013. Pourquoi s’est-elle désaffiliée à cette période et pourquoi est-elle revenue ensuite ? C’est une question accessoire, mais cela a attiré mon attention.
M. Jean-Philippe André. Je crains que ce ne soit pour des raisons financières essentiellement, en lien avec le paiement des cotisations. D’ailleurs, en tant que président de l’ANIA, je ne siège au conseil exécutif du Medef que depuis le début de l’année.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous avez évoqué le débat sur l’ultra-transformation. Les membres de l’ANIA produisent différents produits ultra-transformés. Ces derniers sont fortement décriés, au nom de considérations de santé publique, en France comme dans le monde entier. Vous évoquiez ceux qui guérissent et ceux qui nourrissent, mais la nourriture ultra-transformée peut avoir des conséquences négatives sur la santé et une partie de ces produits est fabriquée en France. Quel est l’état des discussions au sein de l’ANIA à propos de cette problématique de santé publique ? Certains produits ont-ils vocation à être modifiés ? Vos industries apportent de nombreux emplois et beaucoup de valeur à la France, mais on pourrait aussi considérer le coût social assez considérable des produits consommés par tout un chacun.
M. Jean-Philippe André. Hasard du calendrier, la semaine dernière, nous étions auditionnés au Sénat par la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale. L’angle de lecture était différent : il s’agissait d’analyser les conséquences financières pour la collectivité de la problématique que vous évoquez. Les industriels du tabac ont notamment été auditionnés et nous sommes passés juste après. En tant que président de l’ANIA, cela me pose problème. Nous pourrions afficher un désaccord à propos du qualificatif « ultra-transformé », qui est malheureusement entré dans le langage commun.
Je suis dans ce métier depuis quarante ans. J’ai vendu de la bière, en qualité de directeur commercial chez Kronenbourg en Alsace, j’ai travaillé dans l’eau minérale et aujourd’hui dans les bonbons. En tant que professionnel de l’alimentation, mon objectif est d’élever le produit au plus haut niveau de performance afin que les consommateurs l’achètent. Le mot « alimentation » contient le « T » de « transformateur » et je n’insisterai jamais assez sur le caractère fondamental de ce métier. Vous aurez noté que dans mon introduction, j’ai expliqué que vu de l’étranger – je vous rappelle que j’ai travaillé en Italie – l’industrie agroalimentaire française est vue comme exemplaire. Je ne prétends pas que nous le soyons et nous avons sans doute de nombreuses voies d’amélioration possibles, comme dans tous les métiers, mais nous sommes vus comme tels.
En tant que professionnel de la filière, je ne comprends pas le sens du mot « ultra-transformé ». Cela sous-entend que nous ajouterions à nos produits des éléments qui ne devraient pas y figurer. Dans tous nos métiers, nos recettes ainsi que le packaging de nos produits sont fondamentalement différents par rapport à il y a quinze ans, et dans quinze ans ils le seront encore. Aujourd’hui les bonbons sont vendus dans des sachets en plastique ; dans dix ans et même bien avant, les consommateurs ne l’accepteront plus. Même les amateurs de bonbons auront besoin d’alternatives avec par exemple des produits moins sucrés. J’ai vendu la Kronenbourg avec passion et le taux d’alcool de la 1664 que je vendais dans les années 1990 était complètement différent de celui d’aujourd’hui.
Étant donné votre position, je vous invite à ne pas participer à ce concert sur les produits ultra-transformés. Soyons clairs : si les scientifiques ou les parlementaires que vous êtes veulent qu’un produit soit banni de nos recettes, ils doivent le dire. Il n’existe aucun produit interdit que nous continuerions à utiliser. Si les connaissances scientifiques ou l’opinion publique évoluent de telle sorte que les parlementaires doivent envisager la suppression d’un produit, prenez des décisions en ce sens. Aujourd’hui, tous les produits vendus dans les commerces respectent le cahier des charges et sont donc parfaitement conformes aux exigences légales et scientifiques. Du point de vue des connaissances scientifiques actuelles, nos produits sont sains. Ils doivent être durables et nous nous y appliquons – ce n’est pas simple car cela aura des coûts, et nous devrons intégrer cela dans les négociations. Ils doivent aussi être accessibles. Il ne faudrait pas que nous ayons la mémoire courte : nous sortons à peine d’un épisode d’inflation inédit depuis trente ou quarante ans. Nos produits doivent pouvoir être achetés par le plus grand nombre. Le débat sur l’alimentation « ultra-transformée » contribue au bashing que je dénonçais tout à l’heure. Nous ne retrouvons pas cette attitude de dénigrement systématique dans d’autres pays. J’ai travaillé avec l’Allemagne. Les exigences y sont les mêmes – les parlementaires allemands sont tout aussi exigeants qu’en France, de même que l’équivalent allemand de l’ANSES, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail –, mais les produits ne sont pas frappés d’un dénigrement systématique. Je ne pense pas que nous le méritions, d’autant que nos produits sont plutôt enviés à l’étranger.
M. le président Charles Sitzenstuhl. En d’autres termes, l’ultra-transformation n’existerait pas… Quelle est la position de l’ANIA ?
M. Jean-Philippe André. Les additifs introduits dans les produits ont une utilité. En aucun cas ces additifs ne sont nocifs pour la santé. Libre à vous en tant que consommateur de ne pas acheter de produits qui contiennent tel ou tel additif.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous avez déclaré que vous auriez besoin que l’on vous explique ce qu’est l’ultra-transformation. J’ai fait une recherche sur mon téléphone pendant que vous parliez et j’ai trouvé très facilement des documents de Santé publique France, un organisme qui dépend directement du ministère de la Santé. Le terme « ultra-transformé » y est utilisé. J’ai également trouvé une page de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) de juin 2023 qui évoque les aliments ultra-transformés. Il y est indiqué que la surconsommation de ces produits semble être associée à des troubles de la santé mentale – pour le coup, il ne s’agit pas de la santé physiologique. Je suis étonné par votre déclaration qui consiste à nier l’existence de l’ultra-transformation alors que des productions scientifiques publiques se réfèrent à ce terme. Si Santé publique France utilise le terme « ultra-transformation » dans ses publications et si l’INSERM, un organisme de recherche public, évoque aussi le sujet, y compris très récemment, c’est bien que cela existe. Comment devons-nous interpréter vos déclarations ?
M. Jean-Philippe André. Les produits peuvent contenir des additifs comme des conservateurs par exemple. Si le fait d’utiliser des conservateurs pour allonger la durée de consommation d’un produit à quelques semaines, voire plusieurs mois, relève de l’ultra-transformation, pourquoi ne pas utiliser cette définition, mais en aucun cas cette dénomination ne saurait être péjorative pour les produits concernés. Tel est le sens de mon message.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Péjorative dans quel sens ?
M. Jean-Philippe André. L’idée selon laquelle un produit serait plus ou moins bon pour la santé en fonction du nombre d’additifs mentionnés sur l’emballage est fausse. Cela introduit l’idée – de bonne ou de mauvaises fois – selon laquelle les industriels auraient introduit sur le marché des produits qui ne seraient pas sains. On ne peut pas tenir un tel discours. Je suis en total désaccord. Nos 47 milliards d’actes d’achats concernent des produits transformés. Il faut bien introduire des conservateurs pour que vous ayez une chance d’apporter le produit chez vous et de le conserver dans votre réfrigérateur ou votre placard pendant quelques semaines, voire plusieurs mois. On peut toujours débattre sur le fait qu’il faille investir davantage – c’était le sujet d’un débat avec l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) – sur l’éducation alimentaire. Une nourriture variée est importante, mais c’est un autre sujet. Ne qualifions pas les produits de l’industrie agroalimentaire de produits « ultra-transformés » et n’empruntons pas le même raccourci que certains pour en déduire que ces produits ne seraient pas sains.
M. le président Charles Sitzenstuhl. En somme, vous niez le fait que les produits ultra-transformés posent un problème de santé publique. C’est quasiment ce que vous venez de dire…
M. Jean-Philippe André. Si vous achetez en magasin un des produits de l’industrie agroalimentaire française, le consommer est sans risque pour votre santé. Si d’aventure vous consommez à outrance certains produits, c’est votre choix, mais je ne vais pas réguler vos choix d’alimentation ni leurs conséquences sur votre organisme. Je l’affirme très nettement : les produits sur le marché sont sains. Si nous commencions à induire une idée contraire, ce serait un débat très dangereux pour notre profession !
M. le président Charles Sitzenstuhl. Pourrait-on considérer que les consommateurs seraient insuffisamment informés des effets néfastes sur la santé de ces produits dits « ultra‑transformés » ? Dans le cas des spiritueux par exemple, le public est informé qu’une consommation excessive peut nuire à la santé. En effectuant des recherches complémentaires, j’ai trouvé une publication de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, qui d’ailleurs semble vous avoir auditionné. Une littérature de plus en plus abondante pointe des problèmes de santé publique majeurs du fait de la consommation déraisonnable de produits ultra-transformés. Si l’on considère que ces problèmes sont une charge pour la collectivité, on peut en déduire que la communication à destination des consommateurs devrait être renforcée. Je n’ai pas trop le sentiment que ce soit pour un certain nombre de produits ultra-transformés.
M. Jean-Philippe André. L’entretien que nous avons eu avec l’ARCOM il y a deux semaines me permet de faire le lien avec ce sujet. Tout comme l’ARCOM, nous travaillons avec des chartes, car communiquer est un enjeu majeur pour nous. Ces chartes contiennent des engagements de financer des programmes courts à destination des plus jeunes – nous ne les produisons pas nous-mêmes. À travers une charte de quatre ans, nous nous sommes engagés à sortir des programmes pour les enfants. Notre présence y est aujourd’hui déjà marginale. Nous ne voulons pas prendre le risque qu’un enfant seul devant son poste de télévision soit exposé à un matraquage publicitaire sur un produit. Le produit en lui-même n’est pas nocif pour peu qu’il soit consommé en quantités raisonnables.
Je rebondis sur votre exemple de l’alcool, que je connais bien en tant qu’ancien brasseur. Au moment de la loi Évin, nous n’encouragions pas les consommateurs à boire trois litres de bière par jour. Quand j’ai commencé dans l’industrie du bonbon, pratiquement tous les bonbons étaient vendus par sachets de trois cents grammes. Aujourd’hui, il n’en existe plus. Nous menons un travail éducatif. Nous ne souhaitons absolument pas que les enfants consomment trois cents grammes de bonbons par jour ! Nous recommandons une portion de vingt à vingt-cinq grammes, une quantité considérée comme raisonnable. Les produits sont parfaitement sains pour les consommateurs, mais ils doivent être éclairés. Nous communiquons en ce sens et nous continuerons à le faire. Peut-être d’ailleurs les législateurs nous inviteront-ils à encourager les consommateurs à consommer des fruits et des légumes. J’insiste une nouvelle fois : tous les produits correspondent parfaitement aux standards de santé.
M. Simon Foucault, directeur des affaires publiques de l’ANIA. La difficulté est qu’il n’existe pas d’étude scientifique qui permettrait de définir des produits ultra-transformés par rapport à des produits transformés ou peu transformés. Le terme est certes utilisé dans des publications de l’INSERM, mais la note de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques – qui nous a en effet auditionnés – pointe l’absence de définition scientifique de l’ultra-transformation. Notre position est que, tant que ce terme n’est pas défini, nous ne pouvons pas limiter la publicité sur ces produits réputés ultra-transformés. Nous n’avons pas de grille de lecture nous permettant de les caractériser par rapport aux autres. L’ANSES s’est saisie du sujet et devrait rendre un avis d’ici fin 2024.
M. le président Charles Sitzenstuhl. L’industrie agroalimentaire a été mentionnée à plusieurs reprises depuis le début de nos auditions, notamment à propos des revenus des agriculteurs. La grande distribution et les industriels ont tendance à se rejeter mutuellement la faute. Au cours des derniers mois, vous avez été ciblés par de nombreuses attaques à propos des marges réputées excessives de l’industrie agroalimentaire, notamment durant la période de forte inflation. Quel est votre sentiment sur le sujet ?
M. Jean-Philippe André. Comme je le dis souvent, en position de management, il ne faut jamais se justifier. Je pense qu’il convient d’adopter la même position sur ce sujet. Je me permettrai un rapide point historique. Comme les chiffres le montrent, l’industrie agroalimentaire a connu, avant la crise du covid-19, sept voire huit années de déflation. Cela signifie que pendant sept années de suite, auprès de mes sept clients, j’ai dû consentir une baisse des prix de mes produits, et ce indépendamment des variations des coûts de production, des matières premières, de personnel, etc. C’est comme annoncer à un collaborateur que son salaire baisse sept années de suite. Ce serait insupportable, comme cela l’est pour nous. Et comme le ferait un salarié confronté à une baisse de salaire, une entreprise est alors contrainte à un certain nombre de décisions palliatives. Quand, pendant sept années de suite, une entreprise de l’industrie agroalimentaire a dû consentir à abaisser ses marges, ne lui demandez pas de se développer à l’international. Je pense notamment aux TPE et aux PME, qui ne pensent guère qu’à garder la tête au-dessus de l’eau pour ne pas couler.
Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, nous avons en effet été interpellés à propos de nos marges. Notre réponse s’est appuyée sur un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) sur la période 2019-2022, 2019 pouvant être considérée comme la dernière année du « monde d’avant ». Cette étude portait sur l’évolution des revenus agricoles, qui avaient augmenté de 14 à 15 %. Cela s’explique certainement par la mise en place d’Egalim. L’industrie agroalimentaire avait quant à elle connu une augmentation de ses revenus de 1 à 2 % tandis que la grande distribution affichait une hausse de 8 à 9 % de mémoire – nous pourrons vous communiquer les chiffres exacts.
Entre-temps, au deuxième semestre 2023, l’Insee a publié un rapport qui faisait état d’une progression des marges de 48 %. Comme nous l’avons expliqué à Bruno Le Maire – car nous étions souvent dans son bureau au cours de la période inflationniste –, ce chiffre ne correspond pas à notre perception. Il a d’ailleurs lui-même considéré qu’il s’agissait certainement d’une erreur de diagnostic – peut-être pas exactement en ces termes. Par exemple, l’industrie du tabac a été incluse à tort. L’ANIA est favorable à tout ce qui peut apporter de la transparence sur la construction de la valeur au sein de la filière, avec les règles que vous voudrez bien fixer. La seule condition que nous demandons est que cette exigence concerne l’ensemble de la filière. Un outil qui ferait office de thermomètre périodique pour le monde agricole, la distribution et nous ne nous poserait aucun problème. Il nous serait très facile de montrer que nos marges n’ont pas augmenté de 48 % l’an dernier – si c’était le cas, nous le saurions … Tous nos adhérents et tous les syndicats de métiers partagent cette position. Je pense que nous devons mettre cet outil en place.
Quand le seuil de revente à perte de plus de 10 % a été mis en place, il avait été prévu – étant donné qu’il s’agissait d’une expérimentation – de produire un rapport sur l’usage de ce dispositif. Je vous invite à mettre en place des systèmes d’évaluation qui permettraient de nourrir régulièrement les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. Si vous ne le faites pas, d’ici deux ou trois ans, vous serez confrontés aux mêmes interrogations sur la manière dont les fonds sont utilisés et dont la valeur est créée. Pour notre part, nous pouvons parler à livre ouvert sur le sujet. Si vous voulez connaître la valeur créée par une entreprise, il vous suffit de consulter Infogreffe, vous pouvez y voir l’évolution de son chiffre d’affaires et de son résultat net. Dans une situation de compétition et de tensions, je vous recommande d’avoir la même vision des distributeurs. Personne ne peut exactement évaluer les profits de groupements tels que Leclerc, Système U ou Intermarché. Avec les restructurations en cours, d’ici à la fin de l’année, entre 52 et 54 % des parts de marché de la distribution en France seront détenues par des indépendants.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Savez-vous quels sont les types de produits pour lesquels les marges sont les plus élevées et les moins élevées ?
M. Jean-Philippe André. Votre question est assez compliquée !
M. Pierre-Marie Décoret. Elle est plus que complexe… D’un produit à l’autre, d’une gamme à l’autre, d’une entreprise à l’autre, je serais bien incapable de vous répondre… Au-delà du prix de cession aux distributeurs, nous industriels n’avons pas la main sur les prix pratiqués dans les rayons. Nous maîtrisons – ou plutôt nous négocions âprement – le prix de cession aux distributeurs, mais en aucun cas les prix affichés en rayon ne sont les nôtres.
M. Jean-Philippe André. Votre question est éminemment complexe. En tant qu’ancien président des Confiseurs de France, je n’avais ni le pouvoir ni le droit – au regard du droit de la concurrence – d’interroger mes confrères. Je serais donc incapable de répondre à votre question, même pour une filière réduite comme celle des confiseurs.
M. Pierre-Marie Décoret. Encore une fois, si vous voulez connaître le chiffre d’affaires et la marge d’EBITDA d’une entreprise, il vous suffit de consulter les comptes déposés au greffe.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Ce n’était pas le sens de ma question. Je ne vous demande pas le niveau de marge pratiqué pour chaque marque ou chaque entreprise. Vous représentez l’ensemble de la filière agroalimentaire française, ou tout du moins les industriels. Je souhaite simplement savoir si certaines familles de produits ont tendance à présenter des marges plus élevées, ou moins élevées, que les autres. C’est une question simple. Si j’avais devant moi des représentants de l’industrie automobile, je leur demanderais par exemple s’ils réalisent plutôt des marges élevées en vendant des citadines ou des SUV.
M. Pierre-Marie Décoret. Et chaque groupe vous répondrait que tout dépend de la stratégie de l’entreprise. Certaines entreprises choisissent de pratiquer des marges plus élevées sur leurs nouveaux véhicules électriques, d’autres au contraire le font pour les véhicules thermiques. Certaines pratiquent des marges plus élevées pour les véhicules haut de gamme, d’autres sur le bas de gamme.
Nous ne pouvons pas répondre à votre question pour une catégorie de produits donnée. Prenons l’exemple des eaux minérales. Selon qu’il s’agit d’une marque de distributeur (MDD) ou d’une marque nationale, la marge de l’industriel peut aller d’un centime par bouteille à plusieurs centimes. Nous ne pouvons pas vous communiquer ces informations et nous n’en disposons d’ailleurs pas, pour des raisons liées aux règles du droit de la concurrence. Nous ne pouvons pas interroger nos adhérents sur les marges qu’ils pratiquent par famille de produits. Si vous voulez apprécier leur rentabilité de manière générale, il vous suffit de consulter leurs comptes.
M. Jean-Philippe André. Je ne voudrais pas que vous soyez frustrés par notre réponse. Nous pourrions éventuellement interroger la trentaine des syndicats de notre branche à propos de la richesse moyenne créée en leur sein. Nous pouvons essayer de récupérer ce genre d’information si c’est important à vos yeux. Mais prenons garde à la manière dont nous les interrogerions afin de ne pas violer les règles de droit de la concurrence. C’est la seule recommandation que je pourrais émettre.
M. Pierre-Marie Décoret. Vous pouvez également vous référer aux publications de l’Observatoire sur la formation des prix et des marges (OFPM). Le prix en rayon est décomposé entre les revenus des producteurs, des transformateurs, des logisticiens et des distributeurs. Nous nous appuyons sur ces données, qui sont le fruit d’un travail conjoint entre les pouvoirs publics et les professionnels du secteur. Ces indicateurs nous semblent pertinents en dépit de leurs lacunes – car ils sont publiés avec un peu de retard.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je reste sur ma faim. Vous êtes censés connaître mieux que nous le fonctionnement de votre industrie. En plus, monsieur le président, vous êtes dans le secteur depuis très longtemps. Ma question est très simple : quels sont les corps de métier où les marges sont les plus élevées ? Vous n’êtes pas capable de répondre. Je suis très étonné. Soit vous ne voulez pas me répondre, soit vous ne connaissez pas votre filière. Comprenez ma frustration de ne pas pouvoir avoir de réponse simple à une question simple. Je ne vous demande pas le niveau de marge pour chaque marque ni pour chaque groupe industriel au dixième de point près. Je souhaite simplement savoir sur quels types de produits les marges sont très bonnes ou moins bonnes. Je ne comprends pas que vous ne puissiez pas répondre à cette question simple.
M. Jean-Philippe André. Mais votre question n’est pas simple ! Je n’ai même pas le droit de vous répondre en tant que confiseur. Je peux vous parler en tant que représentant de Haribo. Une entreprise comme Haribo réalise un taux d’EBIT de l’ordre de 5 % – ce n’est pas le taux de résultat net. Du temps où j’étais brasseur, nos résultats étaient de l’ordre de 10 %, mais il s’agissait d’un autre métier, et pour les produits laitiers, nous obtiendrions encore des niveaux différents. Les plus grands industriels dans le secteur laitier en France arrivent péniblement à dégager 2 à 3 % de taux de résultat opérationnel. Il n’est possible de répondre à votre question qu’avec un représentant de chaque métier concerné.
M. Simon Foucault. On pourrait répondre à cette question dans un monde hypothétique où chaque secteur serait contrôlé par une seule entreprise. Mais, comme l’a souligné M. Décoret, les marges sont propres à chaque entreprise car elles dépendent de leur stratégie commerciale. Nous n’avons pas cette visibilité et ce serait contraire aux règles de la concurrence. Nous avons une vision globale du fait des statistiques qui sont communiquées par les pouvoirs publics pour la filière agroalimentaire française, mais les règles de droit de la concurrence nous interdisent formellement d’avoir accès à une vision de la stratégie commerciale des entreprises.
M. le président Charles Sitzenstuhl. En consultant votre site internet, j’ai vu que parmi vos adhérents figurait la Fédération des industriels de charcuterie traiteur (FICT).
M. Jean-Philippe André. Ce sont les charcutiers-traiteurs. Ils achètent de la viande de porc et la transforment en saucisson ou autre.
M. le président Charles Sitzenstuhl. J’ai vu par ailleurs que le groupe Bigard serait adhérent à l’ANIA.
M. Jean-Philippe André. C’est faux !
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous n’avez donc, parmi vos adhérents, aucune structure qui soit directement ou indirectement liée à la filière bovine ou à celle de la volaille.
M. Jean-Philippe André. Indirectement, oui.
M. Pierre-Marie Décoret. L’ANIA ne compte pas, parmi ses adhérents, des entreprises du premier maillon de la transformation de la viande, c’est-à-dire l’abattage et la découpe. La transformation charcutière intervient ensuite, une fois que l’animal a été abattu.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous avez indiqué tout à l’heure, au sujet de l’annonce d’une augmentation de 48 % des marges dans le secteur agroalimentaire, que vous aviez déjà confié au ministre chargé de l’économie que vous ne compreniez pas l’origine de ce chiffre, et qu’en réalité, vous n’aviez pas les moyens de connaître les marges des industriels. Si vous n’avez pas été en mesure de répondre au ministre à l’époque, c’est parce que l’ANIA, pour des raisons légales notamment, n’a pas la possibilité de connaître l’évolution des marges de ses adhérents…
M. Jean-Philippe André. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Le rapport de l’Inspection générale des finances qui portait sur la période 2019-2022 ne nous posait aucun problème, mais l’étude spécifique de l’Insee qui a abouti à ce taux de 48 % nous a tous fortement surpris. Nous avons alors expliqué au ministre et à ses équipes que nous n’avions pas connu une telle augmentation de nos marges. Nous en sommes arrivés à la conclusion commune que le diagnostic n’avait pas été correctement posé. Nous allons travailler avec eux pour trouver le bon outil de mesure. L’OFPM ou une autre structure de Bercy pourra le mettre en place. Nous sommes favorables à la transparence sur la chaîne de valeur.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous avez déclaré que ces chiffres ne coïncidaient pas avec ce que vous aviez constaté, mais sur quelle base portait votre constat puisque l’ANIA n’est pas en capacité d’interroger ses adhérents sur leurs marges ?
M. Pierre-Marie Décoret. Il suffit de considérer les données de comptabilité nationale publiées tous les trois mois par l’Insee et de les comparer aux résultats des entreprises. Ces résultats sont connus puisque les comptes de nos adhérents sont publiés. Nous les interrogeons aussi non pas sur le niveau de leurs marges, mais sur leur évolution. En 2023, seul un industriel agroalimentaire sur dix a déclaré qu’il avait connu une progression de ses marges au cours de l’année 2023. Pour un industriel sur deux, elles ont au contraire diminué et pour un peu plus du quart, les marges ont stagné. Ainsi, seule une infime minorité de notre industrie a été concernée par des hausses de marges en 2023. Ne confondons pas l’arbre avec la forêt. L’année 2023 restera globalement une mauvaise année pour la rentabilité de notre industrie agroalimentaire.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Comment l’Insee parvient-il à évaluer les marges tous les trois mois sans avoir accès aux comptes de résultat ?
M. Pierre-Marie Décoret. Le décalage était tel entre les données de comptabilité nationale et la perception de nos entreprises que nous avons essayé d’en comprendre les sources. En réalité, les données de l’Insee couvrent l’ensemble de la filière agroalimentaire, ce qui représente un périmètre beaucoup plus large que celui de l’ANIA. Certaines industries sont assimilées au secteur agroalimentaire alors que leurs activités sont différentes, par exemple celle de la transformation du tabac. Le tabac est un produit agricole et les marges ne sont pas les mêmes que dans notre industrie. Les données de l’Insee incluent également l’artisanat commercial, alors que nous ne considérons pas les artisans commerçants tels que les charcutiers, boulangers ou poissonniers comme des industriels. Par ailleurs, les données de l’Insee englobent les exportations, tant et si bien qu’il n’est pas possible de connaître les marges réalisées sur le territoire national. Or les marges à l’exportation ont tendance à être plus élevées dans notre industrie par rapport à celles obtenues sur le territoire français.
Ainsi, les limites méthodologiques que nous avons constatées de la part de l’Insee nous invitent à nuancer très fortement les conclusions. Le ministre chargé de l’économie, qui a accès aux comptes de nos entreprises, a lui-même reconnu que le diagnostic posé par l’Insee sur notre industrie pour 2023 n’est pas le bon.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je ne demande qu’à vous croire, mais la différence peut-elle réellement s’expliquer par les industriels du tabac ou les commerçants artisans, qui d’ailleurs ne sont généralement pas considérés comme pratiquement rentables ? Ces activités représentent une part relativement limitée de votre secteur en termes de chiffre d’affaires. J’ai donc du mal à me satisfaire de votre explication. Quant à l’export, cela peut être un sujet vis-à-vis de l’achat des productions agricoles. Nous avons eu l’occasion de voir au cours des auditions précédentes que les industriels, pour justifier les prix bas auxquels ils achètent les productions agricoles, utilisent un argumentaire basé sur la nécessité de s’aligner sur les marchés mondiaux. Votre argument me laisse assez sceptique. Je comprends qu’il soit difficile d’avoir une lecture transparente de tout cela, mais nous restons sur notre faim.
M. Pierre-Marie Décoret. Je n’ai pas dit que la présence des artisans commerçants dans le périmètre considéré était la principale explication du décalage de perception entre les données publiées par l’Insee et les comptes de résultat de nos entreprises. Il existe de nombreuses autres limites que je ne détaillerai pas. L’Insee réalise ses enquêtes à partir d’un petit panel d’entreprises et pour seulement une partie des produits commercialisés. Les prix moyens de référence ne tiennent absolument pas compte de la couverture des entreprises. En l’occurrence, le moment de l’achat des matières premières peut avoir une grande incidence sur le coût de revient et donc sur la rentabilité. Ces nombreuses limites méthodologiques peuvent expliquer ce décalage de perception. Une nouvelle fois, nous sommes prêts à être transparents sur la rentabilité de nos activités, comme nous l’avons fait dans le cadre de rapports avec l’OFPM ou l’Inspection générale des finances. Nous sommes prêts à nous plier à cet exercice à condition que le reste de la chaîne de valeur fasse de même.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Cette commission d’enquête a organisé des auditions pour l’intégralité de la chaîne. Je suis prêt à concevoir que vous ayez subi un écrasement de vos marges au moment où les coûts de production ont augmenté, et que lorsqu’ils ont pu baisser, un effet de rattrapage a eu lieu et est peut-être allé un peu trop loin. C’est la question que nous nous posons.
M. Jean-Philippe André. Je comprends votre question. Une nouvelle fois, l’IGF a publié une enquête qui couvrait la période 2019-2022. Vous vous demandez si les entreprises de notre secteur n’ont pas essayé de reconstituer leurs marges en 2023. C’est légitime. Nous ne pouvons pas être plus proactifs que de vous conseiller de demander à l’IGF de prolonger son étude à l’année 2023. Nous n’avons jamais contesté les conclusions pour les années précédentes et nous ne contesterions pas celles pour 2023. Mais ce n’est pas à nous de développer l’outil de mesure.
Je vous rappelle que l’été dernier, nous étions confrontés à une situation ultra-inflationniste. Nous étions convoqués tous les quinze jours à Bercy. L’ANIA a joué son rôle et les conseillers du ministre ont été largement informés par les entreprises. Je ne sais pas si vous avez entendu parler du « top 75 » à l’époque. Les résultats des 75 plus grosses entreprises étaient mis à la disposition des équipes de Bercy. Nous avons constaté que nous n’avions pas affaire à une augmentation de la rentabilité de 48 %.
Nous sommes prêts à participer activement à la transparence à condition qu’il s’agisse d’un outil fiable. Celui de l’IGF est plutôt de bonne facture. Demandez donc que l’étude soit prolongée à 2023. Si, en fin de compte, vous vous rendez compte que les marges dans l’agroalimentaire ont explosé – ce dont je doute fortement – alors vous pourrez nous demander des explications.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. L’ANIA compte parmi ses adhérents des très petites entreprises comme des multinationales. Avez-vous constaté des écarts de marges entre les PME et les multinationales ?
M. Jean-Philippe André. Je me risquerai à répondre que oui, mais la question est plutôt celle de leur fragilité que de leurs marges. Tout concourt à ce que les plus petits soient les plus exposés. Si je représente un gros acteur, j’ai à ma disposition une gamme de produits large et je pèse davantage dans la négociation avec les distributeurs. Mais le plus grand adhérent de l’ANIA ne représente guère que 3,5 % du chiffre d’affaires d’un supermarché. Pour les marques de taille moyenne, ce poids est de l’ordre de 0,1 à 0,2 %. Quant aux plus petits acteurs, ils sont pratiquement invisibles. Ces derniers sont la plupart du temps contraints de collaborer avec les distributeurs pour produire des MDD. Leur lien de dépendance vis-à-vis du distributeur est donc éminemment important. Ce sont aussi les plus petits acteurs qui ont principalement eu recours aux prêts garantis. Au final, la marge d’une PME est indéniablement plus faible que celle d’une entreprise de taille intermédiaire ou d’un grand groupe.
J’ajoute aussi que dans huit ou neuf cas sur dix, les filiales françaises des groupes étrangers sont celles qui dégagent les marges opérationnelles les plus faibles. La concentration du secteur de la distribution rend les négociations commerciales très compliquées.
M. Pierre-Marie Décoret. Avec les négociations pour 2024 et la différenciation entre les entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur ou inférieur à 350 millions d’euros, nos TPE et PME n’ont pas constaté d’amélioration de leurs relations commerciales avec les distributeurs. Ce différentiel de traitement ne profite donc en rien aux plus petites entreprises. Et d’ailleurs, une PME sur deux a conclu ses négociations pour 2024 avec une baisse de son tarif moyen. Une PME sur deux est donc confrontée à une situation déflationniste.
M. Jean-Philippe André. Cette information ressort d’un sondage auprès de nos adhérents.
M. Pierre-Marie Décoret. Nous sommes convaincus que cette différenciation n’est pas souhaitable pour les plus petites entreprises puisqu’elle n’améliore en rien les relations commerciales avec l’aval.
M. Simon Foucault. Nous avons évoqué Egalim 4 et les diverses autres lois. Ces dernières années, trois lois différentes ont porté sur les négociations commerciales et une quatrième pourrait s’y ajouter. Cette instabilité juridique est préjudiciable à l’ensemble de l’industrie agroalimentaire et plus particulièrement aux TPE-PME. Nous avons mesuré que pour ces entreprises, un changement de législation représentait un coût de 12 000 euros. C’est une somme importante pour une petite entreprise, mais assez négligeable pour un grand groupe.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. La différenciation portait sur l’avancée des dates de négociations commerciales. L’objet n’est pas d’établir un bilan de cette loi. Je me suis personnellement abstenu. Un dispositif bricolé sur un coin de table semble être une réponse un peu rapide.
Quant au fait que la plus grande entreprise de votre secteur ne représente que de l’ordre de 3 % des ventes d’un magasin, ce poids peut être relativement important à l’échelle d’un rayon. En outre, les marques nationales bénéficient clairement d’une position dominante. Le rapport de force entre les distributeurs et les grands groupes n’est certainement pas le même qu’avec les PME.
M. Jean-Philippe André. Fort heureusement, une centaine d’entreprises sont indispensables grâce à leurs marques. Mais indispensables à qui ? Aux consommateurs, pas aux distributeurs ! Par ailleurs, si un groupe ne représente que 3 % du chiffre d’affaires d’un de ses clients, ce dernier peut représenter 15 à 20 % des ventes de son fournisseur. Ce rapport de force est encore plus disproportionné avec les petits acteurs. Plus les acteurs sont petits, plus ils sont dépendants des distributeurs. Il y va de leur survie. Leur poids est insignifiant face à des groupes qui peuvent réaliser 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et même s’ils ne dégagent que 2 % de taux de résultat, 2 % de 50 milliards font tout de même un milliard… Une PME déjà de taille intermédiaire qui réalise 60 millions d’euros de chiffre d’affaires ne peut guère obtenir davantage que 2 ou 3 % de marge.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’en viens aux lois Egalim. Quelles dispositions facilitent selon vous l’évasion juridique des centrales d’achat ? Comment les distributeurs contournent-ils la législation avec les centrales d’achat européennes ?
M. Jean-Philippe André. En France, d’après la loi, la matière première agricole n’est pas censée être un objet de négociation. C’est ce que le législateur et les parlementaires ont voulu. Quand je commence à négocier avec mes clients en France, il ne devrait théoriquement même pas y avoir de débat. Nous en aurions pour une demi-heure, le temps que j’explique avec pédagogie en quoi mes coûts ont évolué, puisque nous intégrerions cela dans le tarif. Ce n’est pas tout à fait ainsi que les négociations fonctionnent en France.
Une quarantaine de sociétés, qui se distinguent par le poids de leur marque en France et sans doute sur le continent européen, sont invitées à négocier dans des lieux aussi « exotiques » qu’Amsterdam, Bruxelles ou Madrid. On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi là-bas. À Madrid, le droit applicable est le droit espagnol. À Amsterdam, c’est le droit néerlandais. Les législateurs français estiment, pour des raisons que vous connaissez mieux que nous, qu’il est important et stratégique de protéger les agriculteurs, et ces entreprises, qui font partie de ces 2 % qui réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires de la filière, négocient 60 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Si l’on n’y prend garde, deux évolutions sont possibles. Tout d’abord, les entreprises en question risquent de passer à 100 % de leur chiffre d’affaires négocié à l’étranger. Un seul distributeur de très haut niveau n’est pas encore doté d’une centrale d’achats européenne, mais il y sera sans doute conduit en fin de compte, même si ce n’était pas sa volonté première, afin de bénéficier des mêmes avantages que ses concurrents. Le deuxième risque que nous identifions est que de belles marques régionales françaises, qui n’ont pas la même dimension que les groupes multinationaux, adoptent les mêmes pratiques guidées par la force de leurs produits.
Lors d’une discussion avec Bruno Le Maire en présence du ministre de l’agriculture, nous avons évoqué le sujet et il a alors eu une idée qui m’a semblé de bon sens, même si elle serait compliquée à mettre en œuvre : la loi française s’appliquerait pour tous les produits d’origine française ou achetés en France, même si les négociations ont lieu à l’étranger. L’idée est sans doute plus compliquée à réaliser sur le plan juridique. D’ailleurs, il ne serait pas indispensable de recourir à une loi : une telle disposition pourrait être mise en place par les acteurs eux-mêmes d’un commun accord, considérant l’importance à garantir la souveraineté alimentaire. Les acteurs de la filière agroalimentaire décideraient alors de négocier leurs affaires en France. Nul besoin d’un législateur pour cela.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je connais la problématique des centrales d’achat européennes, mais je souhaitais surtout savoir quelles dispositions de la loi Egalim elles contournent. Il me semble que la non-négociabilité des matières premières agricoles est introduite par l’article 4 d’Egalim 2.
Connaissez-vous par ailleurs l’article L. 442-7 du code de commerce, qui interdit à un acheteur de produits agricoles ou de denrées alimentaires de faire pratiquer des prix de cession abusivement bas par ses fournisseurs ?
M. Jean-Philippe André. Je le connais et nous l’avons d’ailleurs évoqué avant la dernière réunion. Quelle est votre question ?
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Cette disposition, introduite par une ordonnance et qui était prévue dans la loi Egalim 1, interdit à un premier acheteur d’obtenir des productions agricoles auprès des producteurs à des prix inférieurs aux coûts de production. Nous avons d’ailleurs discuté ce matin d’une décision récente du tribunal de commerce de Bordeaux en faveur d’un viticulteur qui avait vendu des lots de vin à des négociants à des prix qui ne couvraient pas ses coûts de production. Dans sa décision, il s’est appuyé sur cet article du code de commerce. Ce concept existait déjà auparavant, mais il a été élargi aux productions alimentaires dans la loi Egalim 1. Cela revient finalement à interdire à un premier acheteur d’acheter en dessous des coûts de production. Connaissez-vous cette disposition ? Je ne sais pas si vous étiez déjà président de l’ANIA au moment du vote de la loi Egalim 1… Cette disposition est-elle connue dans votre secteur ?
M. Pierre-Marie Décoret. C’est visiblement une disposition qui n’est pas pratiquée au quotidien par les opérateurs. On peut imaginer plusieurs raisons à cela. La première est qu’il faut laisser des marges de manœuvre à la négociation commerciale. Nous ne vivons pas dans une économie administrée, tant et si bien que nos prix d’achat et de vente ne sont pas fixés par l’État. Mais surtout, au cours de la négociation entre le producteur et le premier acheteur se pose la question des écarts de performances importants qui peuvent exister d’une exploitation agricole à l’autre. Quel coût de revient ou coût de production agricole faut-il retenir ? Pour commencer, ces deux notions sont différentes. Doit-on considérer comme référence le coût de revient le plus faible parmi les agriculteurs ou au contraire le plus élevé ? Cette interdiction d’acheter pour un prix inférieur au coût de revient se heurte à la question de la définition du coût de revient de référence, filière par filière. Comment définir un seuil tel que les prix inférieurs seraient considérés comme abusivement bas ? Nous savons tous, dans notre industrie, ce que sont des prix bas, nous l’avons vécu avec la déflation. Nous avons tous à cœur que les agriculteurs soient correctement rémunérés pour la qualité de leur production, mais je m’interroge quant à l’applicabilité de ce concept, qui recouvre la notion de prix plancher que l’on entend dans le débat public. En effet, cela revient de facto à fixer un prix plancher entre l’agriculteur et son premier acheteur.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous ne sommes pas en train de débattre sur un projet de loi. Cette loi existe bel et bien. Vous êtes visiblement perplexes quant à l’opérabilité de cette disposition légale. Je pense que nous devons endosser une part de responsabilité collective et je ne cherche donc pas à vous faire porter le chapeau, mais la première partie de votre réponse laissait entendre que cette disposition n’était pas appliquée car vous n’étiez pas d’accord, et cette volonté semble être partagée par beaucoup d’autres.
La disposition légale me semble assez claire. Il est précisé : « Pour caractériser un prix de cession abusivement bas, il est tenu compte notamment des indicateurs de coûts de production mentionnés [dans divers articles] du code rural et de la pêche maritime ou, le cas échéant, de tous autres indicateurs disponibles dont ceux établis par l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. » Cela revient donc à tenir compte des coûts de production. Pourquoi cette disposition relativement récente – l’ordonnance date du 24 avril 2019 – n’est-elle pas appliquée ? Parce que personne ne veut l’appliquer, ou bien parce que personne ne sait comment l’appliquer ? Cette disposition, qui figurait dans le projet de loi Egalim 1, a sans doute fait l’objet d’une large concertation à laquelle l’ANIA a dû prendre part. Comment se fait-il que cette disposition ait été votée et que l’on se rende compte aujourd’hui que personne ne la respecte ?
M. Pierre-Marie Décoret. Sans entrer dans le détail de la disposition que vous citez, le cadre d’Egalim a permis des évolutions tangibles au niveau de la contractualisation entre le producteur et son premier acheteur, notamment sur la base d’indicateurs de coûts de revient définis dans un cadre interprofessionnel. C’est une bonne chose. L’ANIA soutient ce cadre réglementaire et plus largement la sanctuarisation de la matière première agricole dans les négociations.
Nous sommes cependant confrontés à une problématique de définition du coût de revient moyen dans certaines filières, compte tenu des écarts croissants que nous constatons entre les coûts de revient des exploitations agricoles. Nous-mêmes sommes confrontés à des écarts importants au niveau des coûts de revient des industriels. Des débats sont en cours en vue de définir des prix de référence. Quoi qu’il en soit, nous sommes tous d’accord quant au fait que la matière première agricole doit être payée à un niveau permettant une juste rémunération du producteur.
Attention cependant à ne pas fixer les prix d’achat pour les industriels sur la base des coûts de revient alors qu’il n’est absolument pas garanti qu’ils puissent obtenir un prix de cession supérieur en aval. Nous ne négocions pas avec les distributeurs sur la base de nos coûts de revient. Les négociations débutent avec des demandes de baisse tarifaire qui ne correspondent en rien à nos coûts de revient. Nous sommes prêts à nous rapprocher des coûts de revient agricoles en amont pour peu que nous puissions nous-mêmes négocier nos prix de cession sur la base de nos propres prix de revient.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je précise que nous avons auditionné l’union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (UNELL), qui nous a fait part du fait que des indicateurs n’existaient pas seulement sur les coûts de revient, mais également sur les coûts de marché également. Nous aurons l’occasion d’auditionner Lactalis à ce sujet.
Votre déclaration à propos de la manière dont les négociations se déroulent est intéressante. L’idée originale de la loi Egalim était celle d’une marche en avant pour la construction du prix, alors qu’en réalité le prix est construit « par le bas » à partir des prix de vente de la grande distribution. Je comprends que vous n’ayez plus en mémoire les déclarations qui ont eu lieu dans le cadre de la consultation sur le projet de loi Egalim 1. Je demanderai des précisions à Bercy au sujet de cette ordonnance et vous pourrez m’adresser une contribution en réponse par la suite. Comment se fait-il que cette disposition assez révolutionnaire n’ait pas fait l’objet de remarques de votre part, si vous perceviez des difficultés à fixer des indicateurs et à appliquer ce principe. Nous avons l’impression que cette disposition a été adoptée à quatre heures du matin dans un hémicycle vide sans que personne n’en soit informé. Plus grave, quatre ans après, on s’aperçoit que cette disposition légale n’est pas appliquée, et qu’elle est même méconnue des acteurs économiques.
Cela pourrait être la source de contentieux importants puisqu’il s’agit d’imposer aux deux négociants poursuivis devant le tribunal de commerce par ce viticulteur un rattrapage sur les prix pratiqués dans les contrats passés entre 2019 et le dépôt de la plainte. Si cette décision vient à être confirmée définitivement, cela ouvrira la voie à de nouveaux contentieux pour des montants considérables. Cela pourrait mettre en péril une grande partie du secteur agroalimentaire, au-delà des seuls négociants de Bordeaux, mais aussi les entreprises que vous représentez. Pour cette commission d’enquête, il me semble important de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Comme se fait-il que l’article 17 de la loi Egalim 1 soit passé inaperçu et soit devenu une source potentiellement considérable de contentieux ?
M. Jean-Philippe André. Vous avez déjà presque la réponse à votre question. Vous vous demandez pourquoi la loi n’est pas appliquée. En France, nous avons souvent tendance, quand des lois ne sont pas appliquées, à les remplacer par de nouvelles lois plutôt que de faire en sorte de les appliquer.
Il me semble effectivement que cette disposition légale est méconnue, mais au-delà se pose une problématique d’opérationnalité. Les négociations se déroulent rarement comme le voudrait la logique. Les discussions ne démarrent pas sur la base du nouveau tarif, mais sur les conditions d’achat de l’année précédente. En d’autres termes, le discours du distributeur est le suivant : « J’ai bien reçu votre proposition de tarif à 104, mais aujourd’hui, j’achète votre produit à 100, et j’ai besoin de descendre à 97. » Ce que Pierre-Marie Décoret a essayé de vous expliquer, c’est que, si les exploitants agricoles jouissent de mesures protectrices dans le cadre de leurs négociations avec leurs acheteurs, ce n’est pas le cas des industriels de l’agroalimentaire lorsqu’ils sont confrontés à des demandes de baisse tarifaire de la part des distributeurs.
Comme je le disais en introduction, la meilleure des lois ne peut pas imposer la bonne foi au sein des négociations. Si les agriculteurs ont la possibilité de négocier un prix de vente de leur production qui leur permette une juste rémunération, nous n’avons aucune garantie de pouvoir négocier en fonction de nos propres coûts de revient. Personne n’a parlé l’an dernier de l’augmentation des salaires, notamment du Smic, le surcoût énergétique n’a été que partiellement pris en charge, et seule l’augmentation des matières premières agricoles a été prise en compte. Dans le cadre de sondages auprès de nos adhérents, nous avons pu voir qu’en moyenne, ils ont réclamé une augmentation de tarifs de l’ordre de 4 %, mais qu’ils n’ont finalement obtenu qu’une augmentation de moins de 1 %. Si cela correspond aux données réelles, cela entraîne une perte de marges.
Ainsi, pour déterminer si un prix est abusivement bas, il faut s’interroger sur le domaine de référence.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Si cette disposition était connue et appliquée, le débat sur les centrales d’achats européennes – qui se limite à la non-négociabilité des matières premières agricoles – serait inutile. Si les agriculteurs avaient eu la garantie d’une rémunération équitable, nous n’aurions pas eu besoin d’une loi Egalim 2. La non-négociabilité des matières premières agricoles induit une construction du prix par le haut. De même d’ailleurs pour le SRP+10 (seuil de revente à perte), que vous avez évoqué tout à l’heure. D’ailleurs, le Parlement a de réels doutes à ce sujet et n’a pas réussi à obtenir de rapport de la part du Gouvernement sur la question. Nous en sommes à six mois de retard me semble-t-il. Quant à l’Egalim européen, il relève d’une belle illusion.
Vous avez évoqué très justement le ruissellement du SRP+10, mais avez-vous une idée de celui de la non-négociabilité de la matière première agricole ? Certains industriels ont signé des contrats avec les distributeurs qui leur permettaient de sanctuariser les prix des matières premières agricoles sans avoir signé avec les producteurs, mais avez-vous une idée du ruissellement effectif ?
M. Jean-Philippe André. J’en reviens au rapport de l’IGF. Les agriculteurs ont bénéficié d’une augmentation de 14 % de leurs revenus, ce qui est sans doute lié à cela. Personne dans le monde agricole ne conteste les effets d’Egalim : les marges et les revenus du monde agricole ont été redressés. Le problème est que le système a probablement été déstabilisé par la soudaine inflation que nous avons connue.
M. Pierre-Marie Décoret. D’après les indicateurs dont nous disposons par l’intermédiaire du ministère de l’Agriculture, l’évolution des revenus du monde agricole a été plutôt positive en 2022 et 2023. La sanctuarisation de la matière première agricole a sans doute joué, mais également le redressement des cours des marchés agricoles. Je ne prétends pas que certains exploitants, notamment les viticulteurs du Sud-Ouest, ne connaissent pas de difficultés, mais globalement, 2022 et 2023 ont été de plutôt bonnes années pour le monde agricole par rapport à la moyenne historique, y compris pour la production de viande.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Les prix payés aux agriculteurs ont augmenté mais, comme vous l’avez d’ailleurs rappelé, les coûts de production également. La problématique des marges est donc toujours d’actualité. Au début de mon mandat de député, j’avais été désigné co-rapporteur dans le cadre de l’évaluation de la loi Egalim 2. Nous avions eu connaissance de votre cri d’alarme à propos de la matière première industrielle. Je ne vous relance pas sur ce sujet vu le temps dont nous disposons, mais j’en suis parfaitement conscient.
Au sein de cette commission d’enquête, une question liée à la souveraineté alimentaire est revenue à plusieurs reprises : certaines filières sont confrontées à un déficit d’appareils de transformation. C’est particulièrement criant pour la meunerie : nous exportons une partie de notre blé dur avec 75 % d’importation. Les chiffres de FranceAgriMer ont le mérite d’exister, mais il nous manque quelques clefs de lecture. Nous avons affaire à un déficit d’appareils dans les filières de l’industrie agroalimentaire. Êtes-vous d’accord avec ce constat et avez-vous des pistes d’explications ?
M. Pierre-Marie Décoret. Vous avez cité l’exemple du blé dur, mais on pourrait aussi citer celui de la pomme de terre. Certaines filières ont tendance à exporter des produits bruts et importer des produits finis. En substance, nous exportons du blé dur et nous importons des pâtes alimentaires, nous exportons des pommes de terre et nous importons des frites et des chips. Un tel mode d’organisation de la chaîne de valeur existe donc effectivement, mais il ne constitue pas une norme. Il est fréquent de voir des produits transformés en France être exportés.
L’utilisation d’unités de transformation à l’extérieur de nos frontières peut être liée à plusieurs considérations. La première est une optimisation des flux logistiques. Pour un producteur de colza implanté dans le nord-est de la France, il peut être intéressant, pour des raisons logistiques, d’envoyer la production par le Rhin vers des unités de trituration allemandes plutôt que de lui faire traverser la France en camion pour alimenter les usines nationales. Dans certaines filières, il est difficile de valoriser le made in France. C’est le cas typiquement des pâtes alimentaires. Les consommateurs prisent davantage les pâtes de fabrication italienne. Nous pouvons nous réjouir que le blé dur produit en France puisse être utilisé dans les usines de transformation italiennes. La situation est différente pour la pomme de terre. La chaîne de valeur est en pleine transformation. Historiquement, la France était exportatrice de pommes de terre brutes et importatrices de produits transformés, mais aujourd’hui des projets de relocalisation industrielle ont démarré, par exemple chez Altho en Bretagne ou dans le nord de la France. L’objectif est de valoriser davantage la ressource locale de pommes de terre afin qu’elle soit moins souvent exportée en Belgique ou aux Pays-Bas pour être transformée.
Un rationnel économique peut justifier l’implantation d’usines en France, encore faut-il que les industriels ne doivent pas attendre dix ans pour obtenir les autorisations administratives. Certains acteurs comme Bridor ont été découragés par les délais.
Un problème de capacité des filières peut effectivement se poser, mais il convient aussi de s’assurer de l’existence d’un rationnel économique pour la construction de nouveaux moyens. J’ai tendance à penser que généralement, lorsque le rationnel économique existe, les opérateurs de la filière construisent de nouvelles capacités de production en France. L’industrie de la pomme de terre est le meilleur exemple dans le contexte actuel.
On a parfois tendance, dans la filière des grains, à considérer que nous devrions plutôt exporter des produits transformés que des produits bruts. Vous citiez l’exemple du blé dur, mais la question peut aussi se poser pour le blé tendre. Il faut surtout produire ce que les clients veulent. Si nos clients étrangers veulent des produits bruts qu’ils pourront transformer sur leur territoire, nous devons pouvoir les leur fournir. De même, certains pays peuvent être peu intéressés par l’achat de farine française, préférant importer du grain d’autres pays pour le transformer et créer ainsi de la valeur sur leur territoire. C’est en produisant ce que les clients veulent que l’on crée de la valeur. Si au lieu de cela nous produisons ce qu’ils ne veulent pas, nous n’avons aucune chance de valoriser le produit.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Votre discours est intéressant. Monsieur le président, vous avez précisé tout à l’heure que la moitié des entreprises françaises étaient tournées à l’export contre huit sur dix en Allemagne ; cela correspond-il vraiment aux souhaits des clients ? Existe-t-il un problème avec l’exportation ?
M. Jean-Philippe André. Dans l’agroalimentaire, la capacité à exporter est largement liée aux ressources financières dont on dispose. Si, en tant que chef d’entreprise, je n’arrive pas à créer de la valeur, exporter deviendra pour moi une priorité de troisième ou quatrième ordre : mon objectif premier est de surnager en France histoire de pouvoir payer mes fournisseurs. Je pense que la problématique financière est la principale source d’explication.
M. Pierre-Marie Décoret. Nous devons d’ailleurs être conscients que l’export constitue un relais de croissance pour notre industrie, en particulier vers les pays tiers. Le marché français a plutôt vocation à stagner compte tenu des tendances démographiques et de l’évolution de nos habitudes alimentaires, l’Europe est entrée dans son hiver démographique, mais, d’ici trente ans, la planète comptera deux milliards de nouvelles bouches à nourrir et la population mondiale augmentera quotidiennement de l’équivalent de la ville de Reims ou de Toulon. Nous devons nous mettre en ordre de marche pour saisir les opportunités dans ces pays tiers.
J’ajoute que la rentabilité est bien souvent meilleure à l’export que sur le marché français, où l’équation économique est plus complexe. Les pays tiers sont donc porteurs en volume et plus rentables. À nous de développer la culture du développement international au sein de nos entreprises afin qu’elles soient en mesure de saisir ces opportunités à la juste mesure de leurs atouts.
M. Jean-Philippe André. Qui plus est, la volonté d’exporter est particulièrement légitime dans notre secteur. Il existe plusieurs moyens pour redresser les comptes de l’État, l’un d’eux étant de créer de la valeur nouvelle, et s’il est un secteur où c’est possible, c’est bien l’agroalimentaire. On entend parler d’autres causes nationales, mais je pense que nous avons de la valeur à créer. Encore faut‑il mobiliser les acteurs.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Sans revenir sur le sujet de la complexité à obtenir les autorisations administratives, qui a été mentionné à plusieurs reprises, nous serions intéressés par une contribution écrite de votre part, ce qui nous permettrait d’alimenter notre futur rapport et d’y inclure des propositions concrètes. Si vous avez encore les éléments que vous aviez apportés dans le cadre de la loi Egalim 1, cela m’intéresserait beaucoup.
J’ai une question sur l’utilisation des symboles de la France à travers la loi Egalim 2. L’article 12 ou 13 prévoyait que l’utilisation des symboles de la France soit réservée aux produits transformés en France et dont, si mes souvenirs sont exacts, l’ingrédient principal représentant au moins 50 % de la matière première soit produit en France. Êtes-vous d’accord avec cette disposition ? Aujourd’hui, du miel simplement mis en pot en France peut se voir apposer le logo français, tout comme des pots de confiture faite avec des cerises étrangères. Pensez-vous qu’il faille protéger davantage la production agricole française de ce point de vue ?
M. Jean-Philippe André. Nous aurions sûrement formulé des réponses alambiquées à cette question il y a trois ans. Ces deux dernières années, nous avons appris que nous devions être complètement transparents vis-à-vis du consommateur. Dans votre exemple, nous ne devons pas laisser croire au consommateur final qu’un produit dont seule la dernière transformation a été opérée en France est un produit français. Cela renvoie aux discussions qui ont actuellement lieu au sujet de l’Origine-score. L’objectif est de mieux informer le consommateur sur l’origine du produit. Il ne s’agit pas, pour des raisons de pure mercatique, d’apposer un logo français sur un produit pour mieux le vendre. Nous soutiendrons toute initiative qui ira dans le sens d’une meilleure information du consommateur car nous pensons que c’est le sens de l’histoire.
M. Simon Foucault. L’ANIA est et a toujours été favorable à une information claire de l’ensemble des consommateurs. C’est la raison pour laquelle nous soutenons l’initiative Origine-info lancée par la ministre Olivia Grégoire. Nous contribuons activement à l’élaboration du cahier des charges avec l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire.
Attention toutefois, avec des dispositions comme celle que vous évoquiez, à ne pas jeter le discrédit sur des produits qui ne sont pas disponibles en France comme les cerises ou encore les châtaignes. Certaines filières ont disparu en France ou ne subsistent que de manière marginale, ce qui oblige les industriels à importer des produits étrangers. Certes, dans certains secteurs, nous sommes en train de reconstituer une filière, et c’est plutôt une bonne nouvelle.
M. Jean-Philippe André. Je pense que l’angle d’approche doit être l’information. Ce n’est pas parce que nous sommes obligés d’utiliser une certaine proportion de produits étrangers que ces derniers sont mauvais. En revanche, il est important que le consommateur puisse savoir que le produit est par exemple à 90 % d’origine française, et que la part française comme la part étrangère contribuent à un produit sain.
M. Pierre-Marie Décoret. Outre la réduction de nos dépendances critiques – en lien avec la souveraineté alimentaire –, le soutien aux exportations et la valorisation de notre excellence, il me semble important que votre commission ait à l’esprit une préoccupation importante de l’industrie agroalimentaire : certaines filières créent de la valeur sur les territoires en important des matières premières agricoles – le café ou le thé par exemple – et en les transformant pour alimenter le marché français, voire exporter des produits finis. Il me semble important de ne pas exclure ces industriels du champ de votre réflexion sur la souveraineté alimentaire de la France.
M. Simon Foucault. Pendant nos échanges, j’ai sollicité la FICT au sujet de la part des matières premières agricoles françaises utilisées par les charcutiers-traiteurs. Je vous livre leur réponse : « À part le sel, quelques aromates et quelques additifs, les produits de charcuterie ne sont constitués que de matières premières agricoles. 75 % de la production porcine française est transformée en charcuterie selon l’interprofession porcine Inaporc et l’achat de la viande représente plus de 50 % du coût de fabrication d’une charcuterie selon la Banque de France. »
M. le président Charles Sitzenstuhl. Merci pour cette précision, mais cela ne répond pas véritablement à ma question. Je ne vous ai pas demandé la part de la production de viande porcine française qui était transformée en charcuterie, mais quelle part de la charcuterie produite en France était réalisée avec de la viande porcine française.
M. Simon Foucault. Je n’ai pas la réponse, mais cela figurera dans notre contribution.
M. le président Charles Sitzenstuhl. J’ai moi aussi effectué quelques recherches entre-temps. L’information selon laquelle le groupe Bigard était affilié à l’ANIA était effectivement erronée, mais pas complètement inexacte non plus. Il existe en effet une relation de second degré par l’intermédiaire de la FICT, étant donné que M. Bigard siège au bureau de cette fédération.
Ma dernière question concerne la filière laitière. Même s’il y existe aussi des difficultés, globalement, elle se porte plutôt bien. Les indicateurs de production sont bons, voire très bons, ce qui nous donne la capacité d’exporter une large variété de produits dérivés du lait. Toutefois, un problème semble se poser à propos du beurre, comme on peut le voir à travers les données de FranceAgriMer. Le taux d’auto-approvisionnement y est descendu à 78 % et une fragilité nous a été signalée oralement. L’industrie agroalimentaire française ne pourrait-elle pas essayer de faire davantage preuve de patriotisme ? Ce genre de débat a eu lieu durant la crise agricole en février. Ne pourrions-nous pas faire en sorte, compte tenu de la force de la filière laitière française, que l’intégralité du beurre commercialisé en France soit d’origine française ?
M. Pierre-Marie Décoret. Ce problème se pose pour une cinquantaine de produits agroalimentaires qui concentrent environ 20 milliards d’euros de déficit de notre balance commerciale. Une large part du déséquilibre de la balance commerciale s’explique par les importations d’une dizaine de produits comme le beurre, la mozzarella, l’huile d’olive, les pâtes alimentaires, etc. Ce sont autant de chantiers de reconquête de notre souveraineté alimentaire pour le secteur agricole et agroalimentaire français.
Je retiens le beurre en tant que chantier pour la filière laitière et cela est d’ailleurs ressorti de votre audition avec le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL). N’oublions pas que certaines de ces importations s’expliquent par un déséquilibre de matière. Nous valorisons la matière grasse autrement, notamment dans les fromages, tant et si bien que nous avons besoin d’importer de la matière grasse pour produire du beurre. Cela relève donc d’un choix de positionnement de la filière. Thierry Roquefeuil s’est exprimé à ce sujet au cours de son audition.
La même problématique se pose pour la volaille : pour répondre à la demande croissante de poulet, notamment de filets de poulet, il faudrait qu’un poulet contienne quatre fois plus de filets. Les comportements de consommation n’évoluent pas toujours dans une direction qui favorise notre balance commerciale. La consommation grandissante de mozzarella, d’huile d’olive, de saumon et d’avocats, par exemple, alimente notre déficit extérieur. Les déséquilibres ne sont donc pas forcément la conséquence de choix d’orientation de la filière, mais aussi celle de l’évolution des comportements de consommation, sur lesquels nous avons beaucoup moins de prise.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous nous retrouverons le 30 avril pour la suite de nos travaux.
La séance s’achève à vingt heures trente-cinq.
Présents. – M. Nicolas Forissier, M. Grégoire de Fournas, M. Charles Sitzenstuhl
Excusées. – Mme Véronique Besse, Mme Anne-Laure Blin