Compte rendu
Commission
des affaires européennes
Mercredi
25 juin 2025
15 heures
Compte rendu n o 38
Présidence de
M. Pieyre-Alexandre Anglade,
président,
COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Mercredi 25 juin 2025
Présidence de M. Pieyre-Alexandre Anglade, président
La séance est ouverte à 15 heures.
M. le président Pieyre-Alexandre Anglade. Le texte d’aujourd’hui est important, puisque c’est une communication de notre collègue Mme Céline Calvez portant sur l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur la culture, et ses enjeux politiques et juridiques pour l’Union européenne (UE). Notre collège qui intervient en tant que co-référente de notre commission sur les questions culturelles et sociales a réalisé un travail très fouillé que je tiens à saluer.
Mme Céline Calvez, co-référente culture. (EPR). Mes chers collègues, aucun sujet ne bouleverse autant la scène culturelle que celui de l’IA. Quelle conséquence l’IA générative aura-t-elle sur le droit d’auteur, sur les créateurs, et sur nos industries culturelles ? Comme dans d'autres secteurs de la société, le débat dans le monde de la culture est plus qu’animé. Les opportunités et les risques liés à l’IA annoncent des transformations fondamentales. L’IA composerait, conserverait, écrirait, et serait ainsi par elle-même créatrice. Permettez-moi d’émettre quelques doutes. Néanmoins l’IA assiste, confronte, inspire, c’est une source novatrice de créativité pour les artistes.
Les réactions sont parfois diamétralement opposées. Pour certains artistes, l’IA est un outil prometteur, elle repousse même les frontières de la créativité humaine, en offrant des moyens d’expression inédits. Selon eux, elle deviendra un outil courant dans le paysage culturel, à l’instar de ce qu’est devenu l'appareil photographique. Pour d’autres, qui ne peuvent ou qui ne souhaitent pas y recourir, elle constitue une menace existentielle. Des volumes massifs de contenus sont susceptibles d’entrer en concurrence directe avec les créations dites « humaines ». La peur d’une substitution d’activité par l’IA est particulièrement vive, et entraîne déjà des conséquences tangibles sur l’emploi dans plusieurs branches de la création culturelle. Il est ainsi nécessaire de trouver un équilibre entre les développements des technologies de l’IA et la protection des droits des artistes. D’autant plus que ce bouleversement technologique appelle à une collaboration étroite entre les créateurs d'œuvres artistiques et les concepteurs de systèmes d’IA, qui participent à cette création.
Le droit d’auteur, garant de la liberté et de l’économie des artistes, ne doit pas être perçu comme un frein à l’innovation. Il convient dès lors d’encourager un dialogue entre les deux sphères, qui partagent une essence commune - la créativité.
Nous, Européens, avons tout intérêt à ce que ces systèmes soient entraînés à partir de nos œuvres, de notre patrimoine culturel, de nos valeurs. C’est à cette condition que les contenus synthétiques que nous consultons au quotidien permettront de refléter véritablement notre héritage et de contribuer à la préservation de notre souveraineté culturelle européenne. Nous devons également nous assurer que les modèles d’intelligence artificielle sont nourris de contenus variés et représentatifs afin que les résultats obtenus reflètent bien la diversité de notre société. Pour éviter la dégénérescence des modèles d’IA, il est essentiel de continuer à les entraîner avec des données issues de l’intelligence humaine qui soient de qualité. À cet égard, les acteurs de la tech ont tout intérêt à ce que les créateurs humains continuent leurs œuvres et soient justement rémunérés pour leur travail. Leurs contributions étant essentielles au bon fonctionnement, à la légitimité et à la durabilité de leurs modèles.
Enfin, l’IA doit jouer un rôle déterminant dans la démocratisation de la culture, en facilitant l’accès aux œuvres, aux connaissances artistiques. Elle permet de toucher des publics plus éloignés, et de faciliter la découverte des contenus et des œuvres. Pour autant, une hypothèse s’impose : presque tout ce qui est accessible en ligne a vraisemblablement déjà été utilisé ou du moins fouillé, par l'entraînement des systèmes IA, y compris des millions d'œuvres protégées par le droit d’auteur, sans autorisation et sans rémunération.
C’est là que les difficultés juridiques commencent. Le cadre juridique actuel repose sur la directive du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. Ces directives prévoient des exceptions au droit d’auteur, pour la fouille des textes et des données, le text and data mining, c’est-à-dire l’analyse automatisée de grande quantité de données. Au cœur du débat juridique se trouve l’article 4, qui prévoit une exception au droit d’auteur pour permettre à l’ensemble des acteurs fournisseurs d’IA, au-delà de la communauté des chercheurs, de pratiquer la fouille de texte et de données. Cela, à condition que l’utilisation de ces œuvres protégées n'ait pas été expressément réservée par les titulaires de droit et qu’ils n’aient pas exercé leur droit de retrait.
Cette directive a été adoptée plus de trois ans avant l’essor des IA génératives. En plus, l’article 4 a été introduit comme cela, en passant, pendant les derniers moments de négociations, pour couvrir certains cas spécifiques. Il constitue une base légale universelle pour l’entraînement des IA génératives.
Même si le règlement sur l’IA adopté en mai 2024 fait référence à la directive sur le droit d’auteur, il reste tout de même des questions fondamentales. Le législateur pensait-il vraiment au développement de l’IA générative ? Et, sur le plan technique, l’entraînement de ces systèmes est-il réellement assimilable à de l’exploitation des textes et des données ? Les experts consultés penchent clairement pour une réponse négative.
Autre point de friction : selon l’article 4 de cette fameuse directive, l’utilisation des œuvres à des fins d'entraînement n’est autorisée que si le titulaire des droits ne s’y oppose pas activement – c’est le fameux opt-out. Certains experts considèrent une telle disposition comme contraire à la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886.
En outre, d'un point de vue pratique, la question se pose notamment de savoir comment un tel refus d’utilisation doit être formulé. Une mention sur le site de l’artiste suffit-elle ou bien faut-il plutôt que cela se fasse sous la forme d’un fichier robots.txt ? Et que se passe-t-il si l’œuvre a été mise en ligne par un tiers ?
Cette situation est plus insatisfaisante que les développeurs d’IA peuvent avoir des difficultés à identifier les contenus disponibles ou réservés par les créateurs et ayant-droits. L’insécurité juridique est ainsi manifeste. Un registre centralisé des opt-out au niveau européen est actuellement à l’étude, et pourrait offrir une solution pragmatique, apportant une forme de sécurité juridique à tous. Mais je pense qu’il faut aller plus loin.
La directive elle-même prévoit la possibilité d’un réexamen à partir de juin de l’année prochaine. Il s’agit d’anticiper cette échéance.
Les auditions que j’ai menées ont montré que, compte tenu des nombreux acquis offerts aux créateurs par la directive 2019, je pense notamment à l’article 17, il conviendrait d’éviter un réexamen complet de celle-ci. Le risque que la situation des créateurs se détériore et que les décideurs, dans un processus long et complexe, ne mettent pas en place un système de rémunération équitable est trop élevé. Je suis plus favorable à l’élaboration d’une réglementation complémentaire au niveau européen, permettant d’établir un cadre juridique sécurisant pour l’entraînement de l’intelligence artificielle générative.
Le règlement européen sur l’intelligence artificielle (RIA) qui entrera en vigueur le 2 août prochain, est le premier cadre législatif mondial qui encadre le développement et l’usage des systèmes d’IA. Il introduit notamment une obligation de transparence en demandant aux développeurs de modèles d’IA générative de publier « un résumé suffisamment détaillé du contenu utilisé pour entraîner les modèles d’IA génératives ». « Résumé suffisamment détaillé », bel oxymore.
Mais que signifie concrètement cette obligation de transparence ? Quelles données doivent être rendues publiques ? Les créateurs veulent savoir quelles œuvres ont été utilisées, pour éventuellement demander une rémunération tandis que les fournisseurs d’IA veulent protéger leurs données par peur de perdre un avantage concurrentiel.
Ainsi, un « code de bonnes pratiques », devant notamment préciser les obligations en termes de transparence, est actuellement en cours d’élaboration au niveau européen. Toutefois, le dernier projet présenté n’a pas permis de dégager un consensus satisfaisant.
C’est pourquoi d’autres solutions doivent être également envisagées. Une piste envisageable consisterait à instaurer un tiers de confiance. Une telle instance recueillerait les opt-out, ainsi que l’expression du droit de retrait sur toute ou partie de leurs œuvres par les créateurs et ayants droit, et recevrait les informations exhaustives sur les données utilisées pour l’entraînement des systèmes d’IA générative. Un tel système serait transparent mais non public : les systèmes d’IA auraient la garantie de la confidentialité tandis que le tiers de confiance vérifierait que les retraits exprimés ont bien été respectés.
Cette proposition de tiers de confiance me paraît la plus à même de concilier les enjeux de protection des droits d’auteur et d’innovation technologique. Elle pourrait constituer un compromis équilibré pour sortir de l’impasse actuelle entre les ayants droit et les fournisseurs d’IA.
Une autre piste, cumulative, consisterait dans la mise en place d’une présomption d'utilisation des œuvres par les modèles d’IA. Ce serait un renversement de la charge de la preuve en cas de traduction devant les tribunaux. Cela relève plutôt du niveau national qu’européen et ce pourrait être un moyen efficace de répondre à l'opacité affichée par les fournisseurs de modèles d’IA, qui rend impossible pour les titulaires de droits de prouver que leurs œuvres ont été utilisées.
J’ai beaucoup parlé des données utilisées en amont des modèles d’IA, mais nous avons aussi réfléchi à la façon de soulever une autre question fondamentale : à partir de quand une création générée avec l’IA peut-elle être protégée par le droit d’auteur ?
La réponse dépend essentiellement du degré d’intervention humaine. Elle varie selon les circonstances et nécessite une analyse au cas par cas, en faisant notamment une distinction entre les œuvres générées par IA et les œuvres assistées par IA.
Une chose est certaine : lorsqu’un être humain s’inspire d’une œuvre, il achète un billet de musée ou un livre ou la collectivité lui permet d’y accéder. Quelqu’un paie pour avoir accès à cette source d’inspiration. Les systèmes d’IA, eux, se sont nourris de millions d’œuvres, sans payer aucune compensation au créateur ou à l’ayant droit.
C’est pourquoi différents modèles de rémunération sont actuellement à l’étude, tant aux niveaux national qu’européen : des accords de licence individuels ou bien la création d’une place de marché des licences. Ces deux approches constituent une première base solide qu’il faut encourager.
Par ailleurs, je plaide pour un renforcement des fonds sociaux européens afin d’accompagner la reconversion et la rémunération des professionnels affectés brutalement par ces évolutions.
L’intelligence artificielle offre un potentiel considérable pour la culture en Europe, mais elle comporte aussi des risques profonds, voire existentiels. Pour y répondre, nous devons, aux côtés de nos partenaires européens, œuvrer à assurer la transparence et garantir la sécurité juridique ainsi que l’établissement d’un système de rémunération équitable.
Cela doit passer par des discussions entre les titulaires de droits et les développeurs d’IA. Je salue le début des concertations lancées par les ministères de la Culture et du Numérique. Ce n’est qu’à ces conditions, transparence, sécurisation juridique, rémunération et dialogue, que nous pourrons trouver un équilibre durable entre le développement technologique et la préservation de la diversité culturelle européenne.
Mme Constance Le Grip (EPR). Je tiens tout d’abord à saluer la qualité de votre travail, à la fois très approfondi et passionnant. L’avis politique qui accompagne votre rapport met en évidence, avec clarté, approfondissement et méthode, non seulement les opportunités fantastiques que l’intelligence artificielle offre à l’ensemble des secteurs culturels, mais aussi les incertitudes juridiques croissantes, sans éluder la question d’une menace quasi existentielle soulevée par les usages de plus en plus répandus de l’intelligence artificielle générative dans le secteur culturel.
Le cadre juridique actuel, en particulier la directive révisée de 2019, ne correspond plus au choc technologique auquel nous sommes confrontés. Le législateur européen n’avait pas en tête l’intelligence artificielle générative au moment des discussions sur cette révision. L’incertitude et l’insécurité juridiques sont désormais fortes, aussi bien pour les créateurs et les artistes que pour les développeurs. Tous aspirent à pouvoir évoluer dans un cadre plus clair et sécurisé.
Le mécanisme d’opt-out prévu par la directive de 2019 ne suffit plus à garantir une protection efficace des droits auxquels les ayants droit peuvent prétendre. Votre avis politique propose de structurer l’exercice de ce droit d’opposition en instaurant un tiers de confiance européen chargé d’un registre centralisé : c’est une première pierre importante.
Vous proposez également d’instaurer une présomption d’utilisation d’une œuvre lorsqu’un contenu généré présente une ressemblance manifeste avec une œuvre protégée. Cette proposition va dans le bon sens et s’inscrit pleinement dans la logique de transparence, de responsabilité et de sécurité que vous développez. Nous y sommes favorables, car elle ouvre la voie à une meilleure reconnaissance des droits des créateurs et à une juste rémunération.
Enfin, l’orientation que vous préconisez, ne pas engager une révision globale de la directive de 2019, mais plutôt avancer par une réglementation complémentaire venant remplacer ou renforcer certains chaînons manquants des articles 3 et 4, nous semble tout à fait judicieuse.
Mme Céline Calvez, co-référente culture. Votre expertise en tant qu’ancienne députée européenne est précieuse. Vous avez souligné que l’insécurité juridique pèse aussi bien sur les créateurs et les ayants droit que les développeurs d’intelligence artificielle.
Nous avons examiné la mise en œuvre du Fair use aux États-Unis. Les premières décisions des tribunaux américains démontrent que les développeurs d’IA souffrent d’un manque de sécurité juridique.
Je vous remercie de soutenir les préconisations que j’avance. Je considère qu’il ne faut pas réviser l’ensemble de la directive, mais travailler à la mise en place d’un tiers de confiance, et à l’échelle nationale, à la création d’une présomption d’utilisation, impliquant un renversement de la charge de la preuve.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Je vous félicite pour ce travail, qui sera très utile au législateur. C’est une base de réflexion conséquente pour examiner toutes les options possibles. Il est évident que le développement de l’intelligence artificielle bouleverse le monde de la culture.
Vous avez évoqué une comparaison avec l’arrivée de la photographie dans l’histoire humaine. C’est une crainte légitime. Nous pouvons nous inquiéter pour les emplois, pour la reconnaissance du travail des artistes et des créateurs, même lorsque ce travail n’est pas nécessairement monétisé.
Les sociétés d’intelligence artificielle se sont créées et développées dans un véritable Far West, qui leur a permis de piller les œuvres au mépris des droits d’auteur, de la connaissance et de la création.
Le système de l’opt out n’est pas convaincant. Le consentement devrait être la règle. Comme en ce qui concerne le démarchage téléphonique, sans une démarche volontaire il n’y a ni universalité ni liberté.
Vous proposez la création d’une place de marché pour faciliter la gestion des licences. Cette initiative mérite d’être explorée, mais elle doit se garder de devenir un nouvel espace de négociation entre géants du numérique et de l’industrie culturelle, au détriment des artistes indépendants.
Enfin, la transparence est un enjeu majeur. C’est sans doute là que la bataille sera la plus difficile, voire impossible à gagner, compte tenu de l’importance des acteurs en face.
Nous parlons des artistes européens dans le cadre de l’Union européenne mais quid des artistes étrangers qui participent à la création ? Les IA n’ont pas de frontières. Qu’en est-il des artistes africains ou issus du Sud global ?
Enfin, concernant l’universalité de la propriété culturelle, à quel moment les œuvres devraient-elles tomber dans le domaine public ? Avec l’intelligence artificielle, une durée de propriété trois, quatre, cinq ans est-elle suffisante ?
Mme Céline Calvez, co-référente culture. Vous avez utilisé le mot « Far west » pour qualifier la situation actuelle, et c’est effectivement un peu le cas. Les efforts de régulation peuvent être salués, mais nous ne devons pas être naïfs : la valeur des contenus utilisés en amont est insuffisamment reconnue.
Les développeurs d’IA ont indiqué qu’ils avaient besoin de se développer. Les développeurs d’IA entraînent leurs machines sur un contenu qui correspond à une création de valeur en amont, et cela doit être encouragé.
Je vous invite à lire les conclusions adoptées par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) à la suite des travaux de Mme Farchy, qui exposent les différentes options : des licences individuelles ou une place de marché. La mise en place d’un tiers de confiance pourrait être une première étape vers la création d’une place de marché. Il est important bien sûr de ne pas négliger les acteurs de petite dimension qui ont moins de poids et auront besoin d'être aidés par des organes susceptibles de faire valoir leurs droits.
Enfin, la notion de bien public que vous avez évoqué est pertinente. Il convient de préserver le patrimoine culturel qui permet de faire vivre les créateurs. Faut-il faire évoluer le droit de la propriété intellectuelle ? Il ne faudrait s’engager dans cette voie qu’avec beaucoup de prudence, tout en prenant en compte les évolutions en faveur de la liberté de droits.
La communication s’est concentrée sur des préconisations qui ne bouleversent pas l’écosystème de l’IA, pour qu’elles puissent réellement être mises en place. Il convient de ne pas fragiliser ce qui a été durement obtenu en 2019.
M. Alexandre Sabatou (RN). Cette communication évoque un sujet important qui avait fait l’objet d’un rapport en décembre 2024 de l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) auquel j’avais participé.
Ce week-end, j’ai rencontré un artiste qui voyait dans l’IA une opportunité pour l’aider à produire ses œuvres. Il est dans la bande dessinée et il faisait un parallèle avec l'apparition de la tablette graphique, qui avait été initialement conspuée et qui aujourd'hui est utilisée par tous les dessinateurs.
Je salue votre proposition d'instaurer plus de transparence sur les contenus utilisés pour entraîner les IA. Elle permettrait de mieux comprendre le fonctionnement de l’IA tout en participant à la préservation de la diversité culturelle. Les IA s'appuient en effet sur les données dont elles disposent. Or, ces données proviennent essentiellement des modèles anglo-saxons. Nous sommes donc face à une IA qui ne pense pas comme un français ou un européen, mais comme un américain, avec toutes les dérives que vous pouvez imaginer.
Par contre, je crois que vos propositions sont trop protectionnistes. Il ne serait pas réaliste de faire obligation aux développeurs d’IA de demander à chaque artiste l’autorisation d’exploiter leurs œuvres. Un système d’opt-out reviendrait à demander à chaque artiste de faire ce que les géants de l’IA refusent justement de faire au niveau de la transparence. Or, c’est bien à eux de faire ce travail, et pas aux artistes.
Le principal problème est que les IA sont de véritables « boîtes noires ». Comme nous l’avait expliqué M. Yann Le Cun, qui un des pères de l’IA, nous ne sommes plus en mesure de savoir comment et pourquoi une réponse spécifique a été générée. Il n’existe plus de visibilité sur l’origine de la donnée. Je ne détiens pas la solution mais ces éléments rendent le travail très complexe.
On pourrait imaginer le cas de figure où un auteur de caricature réaliserait un grand nombre d’œuvres en s'inspirant de sa propre création pour percevoir plus de droits d’auteur. À l’inverse, certains auteurs de BD m'expliquaient qu'ils seraient ravis que l’IA copie leurs œuvres car cela favoriserait leur travail.
Je regrette la tonalité trop défensive de votre travail. Il faut éviter de préconiser des mesures qui bloquent l'innovation et incitent les développeurs à quitter le territoire. J’ai une question : existe-t-il un consensus sur les solutions que vous proposez ? des options moins contraignantes ont-elles été évoquées ?
Mme Céline Calvez, co-référente culture. Mes préconisations visent à concilier le respect des créateurs et celui des développeurs. Il est crucial de défendre cet équilibre. Par défensif, vous sous-entendez sans doute que la communication n’est pas assez positive sur les usages de l’IA.
Dans le cadre de nos travaux, nous sommes allés à la rencontre d’artistes dont certains se sont emparés des IA pour en faire des outils. Je souhaite les y encourager, car sinon les artistes européens se feront dépasser. Mais s’il est nécessaire de se saisir de l’IA, il importe également d’établir un cadre leur assurant une sécurité juridique.
Il importe également d’informer les citoyens en toute transparence sur l’origine des créations et la part de l’IA. Nous devons mettre en place un cadre européen qui encourage toutes les formes de création, qu'elles soient technologiques ou artistiques, sans remettre en cause les équilibres trouvés par la directive.
Mme Sophia Chikirou (NFP-LFI). Je défends l'idée d'une autorité de régulation qui disposerait de pouvoirs d'investigation importants d’enquête et de sanction, un peu à la manière de l'autorité des marchés.
Mme Céline Calvez, co-référente culture. Vous m’aviez interrogée sur la défense des droits des auteurs et créateurs à l’extérieur de l’Europe. L’Europe est attendue par les autres continents : nous avons tout intérêt à montrer l’exemple car cela pourra bénéficier aux autres.
Lors de l’élaboration du règlement IA, la question avait été posée par certains d’instaurer un régulateur, qui serait considéré comme un tiers de confiance. Cela a été écarté aussi bien par les ayants droit que par les développeurs d’IA au bénéfice d’une solution moins contraignante. Si des critiques persistent sur la faisabilité d’instaurer un tiers de confiance, il convient d’y travailler. Un tiers de confiance pourrait devenir ultérieurement une autorité de régulation.
Mme Constance Le Grip (EPR). Il convient de rappeler que la première organisation de gestion collective des œuvres musicales au monde est française : la Sacem, avec 240 000 membres et 177 nationalités. Cet organisme ne se limite pas aux artistes français : il couvre également des artistes de tous les continents.
Mme Céline Calvez, co-référente culture. Merci de l’avoir souligné. La Sacem promeut une défense des droits des artistes au niveau mondial. Nous avons échangé avec eux sur la présomption d’utilisation utilisée au niveau national, lorsque des procédures de justice ont été déclenchées.
Amendement n° 1 de Mme Constance Le Grip.
Mme Constance Le Grip (EPR). C’est amendement vise à ajouter à l’alinéa 20 ces mots : « dans le respect de l’équilibre général de cette directive ». Je partage la réserve de la co-référente sur les risques d’une révision d’ensemble de ce texte. La réglementation européenne que vous appelez de vos vœux doit se faire dans le respect de l’équilibre général de cette directive.
Mme Céline Calvez, co-référente culture. Avis favorable. Lors du dernier sommet pour les industries musicales France Music Week, les ayants droit, les artistes, comme les plateformes ont souligné l’intérêt de l’article 17 de la directive. Cet équilibre doit donc être respecté.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Cette rédaction me paraît trop floue et ne nous permettrait pas de prendre une vraie position. J’ai l’intention de voter en faveur de votre avis politique dont les propositions vont déjà au-delà des dispositions de la directive. Il ne faut pas maintenir l’équilibre de cette directive puisque c’est ce qui nous empêche d’aller plus loin.
Mme Céline Calvez, co-référente culture. L’article 17 de la directive qui organise les relations entre les plateformes et les ayants droit et les créateurs a atteint un équilibre qui doit être maintenu. En revanche, il est nécessaire d’adopter une réglementation complémentaire pour soumettre les exceptions au droit de fouille à un régime plus exigeant en ce qui concerne la transparence et la rémunération des auteurs.
L’amendement est rejeté.
M. le président Pieyre-Alexandre Anglade. Avant de soumettre l’avis politique au vote, les groupes RN et LFI formulent une demande d’explication de vote.
M. Alexandre Sabatou (RN). Je suis en désaccord avec l’idée que l’Europe devrait montrer l’exemple. Aux États-Unis, les Américains nous encouragent à réguler mais eux-mêmes ne font rien et laissent faire. C’est un avantage donné aux géants américains, qui ont suffisamment d’équipes juridiques pour pouvoir s’adapter aux régulations. Ces dernières ont pour conséquence d’étouffer les petites entreprises ou de les encourager à se délocaliser.
Les décisions doivent être prises non au niveau français ou européen mais international. Les IA sont une technologie mondiale. Dans le rapport établi dans le cadre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), nous avons recommandé que les discussions se déroulent dans le cadre des Nations unies. Pour ces raisons, je salue le travail accompli mais je voterai contre cet avis politique.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Notre régulation est une protection vis-à-vis des États-Unis. Elle est aussi un moyen pour nous de rattraper notre retard et développer une industrie numérique souveraine. Des engagements symboliques ont été pris lors du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle. Toutefois, je défends l’idée d’une gouvernance mondiale de l’intelligence artificielle et de la culture. Nous parlons ici d’un bien commun de l’humanité.
Le projet d’avis politique est adopté.
Mme Céline Calvez, rapporteure. Cette discussion était passionnante. Bien sûr, elle ne peut pas être réglée seulement au niveau français mais la commission des affaires européennes peut être le lieu d’où des messages peuvent être adressés au niveau européen.
M. le président Pieyre-Alexandre Anglade. Nous allons maintenant examiner le rapport d’information de Mme Marietta Karamanli sur le secteur des transports européens face à l’enjeu de la décarbonation. Face à l’ampleur du sujet, vous avez décidé de scinder le rapport en deux tomes, dont la première partie est étudiée aujourd’hui.
Mme Marietta Karamanli, rapporteure. Je suis heureuse de vous présenter aujourd’hui le tome I du rapport d’information sur la décarbonation du secteur européen des transports.
Cette première partie présente une approche transversale de la décarbonation des transports, tandis que le tome II, qui sera présenté à la rentrée, explorera les enjeux et les solutions précises pour la décarbonation de chacun des modes de transports pris individuellement (ferroviaire, routier, aérien, maritime). Cette organisation permettra de concilier une vision à la fois englobante et précise du sujet.
Ce rapport est l’aboutissement d’un travail entamé sous la précédente législature avec ma collègue Pascale Boyer, députée des Hautes-Alpes. Les enjeux structurants du secteur des transports ne devant pas être soumis aux contingences politiques, il m’a tenu à cœur de poursuivre ces travaux sous cette nouvelle législature. Depuis janvier, j’ai ainsi pu mener plus d’une trentaine d’auditions et un déplacement à Bruxelles avec un seul objectif : saisir toute la diversité des enjeux auxquels est soumis le secteur des transports face au défi de la décarbonation.
Le pluriel est important : les transports ne sont en effet pas un bloc monolithique mais recouvrent une diversité de situation et de problématiques. Afin d’adopter une vision d’ensemble pleinement opérationnelle, il m’a paru important de n’en exclure aucun. Les travaux menés ont donc été l’occasion de rencontrer aussi bien des acteurs de la filière ferroviaire, que de la filière aérienne, de la filière routière et de la filière maritime ; en croisant à chaque fois les regards : entreprises, administrations, universitaires, laboratoires d’idées.
Le secteur des transports est « l’éléphant dans la pièce » de la décarbonation. Il représente un quart des émissions de CO2 de l’ensemble de l’Union européenne et un tiers des émissions de la France. Il est le seul secteur pour lequel les émissions n’ont pas baissé par rapport au niveau de 1990, que ce soit en France ou au niveau européen.
Au sein du secteur, les trois-quarts des émissions environ – qu’il s’agisse de la France ou de l’Union européenne – sont causés par le transport routier. Mais le problème de la décarbonation des transports ne se résume à la décarbonation des voitures thermiques, des deux roues, des véhicules utilitaires légers et des poids lourds. Il est important d’avoir une approche globale : d’une part car certaines solutions d’intermodalité reposent sur d’autres modes de transport (par exemple, le report vers les transports en commun pour les automobilistes et le développement du fret ferroviaire en remplacement d’une partie du fret routier) ; d’autre part car tous les secteurs doivent être décarbonés. L’aérien, par exemple, représente 12 % des émissions européennes (en incluant les trajets internationaux). Le volume des émissions du secteur a doublé, passant de 66 millions de tonnes en 1990 à 122 millions en 2022.
Trois facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette difficulté à faire baisser les émissions du secteur.
D’abord les effets rebonds, qui agissent comme autant d’effets pervers et conduisent à accroître les émissions de modes de transport qui, paradoxalement, consomment moins de carburant qu’auparavant pris individuellement. Par exemple, la plus grande efficacité des moteurs thermiques qui sont aujourd’hui moins émetteurs n’a pas empêché l’augmentation du trafic et l’augmentation de la taille et du poids des véhicules (que l’on retrouve également chez les véhicules électriques).
Ensuite, la place insuffisante faite à la sobriété qui a constitué, jusqu’à présent, un impensé dans la politique européenne des transports. Or, décarboner le secteur est illusoire sans une utilisation plus raisonnée de la « ressource transport », au même titre que d’autres ressources – l’eau et l’énergie par exemple. Le progrès technique et l’innovation constituent une part de la solution, bien sûr, mais ils ne suffiront pas à eux seuls.
Enfin, la difficulté à penser les déterminants de la mobilité. Penser la décarbonation des transports, c’est repenser l’organisation de nos villes et notre urbanisme, nos habitudes de déplacement et leurs finalités. Le point de départ doit être de s’attacher à comprendre les choix de mobilité faits par chacun, sans a priori ni considérations passionnelles vis-à-vis de tel ou tel mode de transport, afin d’adapter l’offre modale et d’assurer une transition écologique socialement juste.
Face à ce constat, des mesures ont été mises en œuvre au niveau français et européen pour engager la décarbonation des transports. Dans l’Union, elles passent par la stratégie mobilité durable, sur laquelle j’ai eu l’occasion de présenter un rapport devant cette commission il y a quelques années, qui vise la baisse des émissions du secteur des transports de 90 % en 2050 (par rapport aux niveaux de 1990). En France, elles sont encadrées par la stratégie nationale bas carbone dont la troisième version (SNBC 3) doit être prise par décret d’ici à la fin 2025. Cette stratégie est déclinée, spécifiquement pour le secteur des transports, au sein d’une stratégie de développement des mobilités propres (SDMP). L’objectif est une baisse de près de 30 % des émissions d’ici à 2030 pour une neutralité carbone du secteur à horizon 2050.
D’une manière générale, le cadre législatif et réglementaire applicable, tant au niveau européen que national est cohérent et précis. Néanmoins le caractère ambitieux des objectifs suppose une accélération significative des efforts. Au niveau européen, le rythme moyen de baisse des émissions du secteur devrait être 10 fois supérieur d’ici à 2030 et 15 fois supérieur d’ici à 2050 par rapport à celui mesuré depuis 2005 pour atteindre les objectifs de réduction de CO2 fixés pour 2030 et 2050.
Face à l’ampleur des défis qui sont devant nous, certains préfèrent le déni climatique et le renoncement. Tout au contraire, l’un des messages de ce rapport est le suivant : la mise en œuvre des politiques publiques plutôt que leur remise en cause. Nous le devons à nos concitoyens qui aspirent à vivre dans un environnement sain. Nous le devons à nos entreprises, qui aspirent à un cadre réglementaire stable, dans des secteurs où les investissements se prévoient sur le temps long.
Après le constat, après les mesures mises en œuvre, ce rapport s’attache à dresser les actions qui pourraient être menées à budget constant, d’une part, et en supposant une hausse des investissements, d’autre part.
À budget constant, d’abord, plusieurs mesures peuvent être prises visant à ancrer le réflexe de la sobriété et à rendre possible de nouveaux imaginaires. Par exemple, en interdisant les publicités pour les modes de transport les plus carbonés, à la manière de la loi Evin qui a interdit les publicités pour les cigarettes et encadré celles relatives à l’alcool ; en limitant drastiquement ou en supprimant les vols en jet privé ou les déplacements en yacht – cette mesure pourrait être portée de manière pertinente à l’échelle européenne – ou encore en introduisant un objectif d’économie de carburant dans les compétitions de sport automobile. À cet égard, en tant que députée de la Sarthe, j’échangerai dans les prochaines semaines avec l’organisation des 24 heures du Mans pour voir la forme concrète que pourrait prendre cette nouvelle forme de classement.
D’autres recommandations visent à orienter de la manière la plus optimale possible les investissements fléchés – ou qui prévoient de l’être – vers les transports. Est-il encore temps de développer des infrastructures dont le but est d’accroître les trafics routier et aérien ? La réponse est non et ceux qui diront le contraire font un contre-sens historique. Faut-il investir dans le développement de l’hyperloop, ces trains circulant dans des tubes sous basse pression pour limiter les frottements ? Son développement a été mis à l’ordre des priorités du commissaire européen aux transports alors même qu’il constitue un mode de transport qui, quand bien même il serait techniquement viable – ce qui n’est pas garanti – coûterait des sommes astronomiques et serait réservé à une petite élite.
La situation actuelle de rareté de l’argent public nous impose de privilégier les investissements dans les modes de transports décarbonés qui bénéficieront au plus grand nombre de nos concitoyens : le train, les transports en commun, l’électrification massive des véhicules thermiques, le développement du fluvial. Voilà le sens de ce rapport.
En plus des investissements déjà fléchés vers les transports, de nouveaux investissements seront toutefois nécessaires. La Commission européenne estime que les besoins d’investissements supplémentaires sont de 205 milliards d’euros par an jusqu’à 2030 pour assurer la décarbonation du secteur des transports. Ce montant représente près de la moitié des besoins d’investissements supplémentaires à l’échelle européenne – estimés à 477 milliards d’euros.
Il est important de noter que la grande majorité de ces investissements – de l’ordre de 90 % – devront être consentis par les acteurs privés. Il sera donc essentiel de veiller au maintien de conditions économiques soutenables pour les entreprises, et de continuer de les accompagner dans cette transition en leur donnant la visibilité nécessaire.
Un mot de conclusion. Les efforts à consentir, mes chers collègues, seront importants. Ils seront à la hauteur des changements profonds qu’implique la décarbonation des transports. Mais ces efforts ne seront pas vains. Les transports sont, plus qu’aucun autre secteur, à la croisée de tous les enjeux : la décarbonation bien sûr ; la souveraineté industrielle (voire militaire, à l’heure du retour de la guerre sur le continent) ; et la cohésion territoriale et sociale.
Achever le réseau transeuropéen de transport, renforcer les connexions entre nos pays, relier – comme le propose le rapport Letta – toutes les capitales européennes par le train à grande vitesse. Y a-t-il une manière plus concrète de poursuivre, aujourd’hui et demain, le projet d’intégration européenne ? La décarbonation des transports, mes chers collègues, aura des bénéfices qui excéderont de beaucoup la réduction des gaz à effet de serre. Elle peut être, j’espère que ce rapport vous en convaincra, une merveilleuse opportunité pour construire l’Europe de demain.
Mme Constance Le Grip (EPR). Merci pour cet important travail. Le secteur des transports demeure l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre, représentant près d’un quart des émissions européennes, et environ un tiers des émissions françaises.
Cela justifie que l’Union européenne et ses États membres placent la décarbonation des transports au tout premier rang de leurs priorités — pour tous les modes de transport : automobile, routier, aérien, ferroviaire. Nous connaissons les objectifs ambitieux fixés par l’Union européenne et par la France : une réduction de 90 % des émissions d’ici 2050, une montée en puissance — que je souhaite raisonnable — de l’usage des véhicules électriques, et la neutralité carbone à terme.
Vous évoquez également, avec beaucoup de clarté, une autre réalité : celle des besoins budgétaires massifs. Les engagements ambitieux que vous rappelez exigent des investissements massifs.
Selon l’Institut de l’économie pour le climat, il faudrait 406 milliards d’euros d’investissements bruts par an au niveau européen pour respecter la trajectoire. Nous en sommes encore loin. Le volet transport du mécanisme d’interconnexion pour l’Europe ne mobilise que 25,8 milliards pour la période 2021 – 2027.
Alors même que ces investissements sont nécessaires pour transformer le secteur des transports, l’Union européenne reste confrontée à la question de sa compétitivité et de sa sécurité économique à l’échelle globale.
Le groupe Ensemble pour la République souhaite respecter l’esprit et l’ambition du Pacte vert, tout en restant lucide sur les réalités industrielles, budgétaires et sociales. Il nous semble que nous devons faire du Pacte vert un levier de compétitivité, de souveraineté, et défendre ce modèle européen.
M. Bérenger Cernon (LFI-NFP). Je tiens d’abord à saluer le travail de notre collègue Marietta Karamanli. Ce rapport rappelle une évidence : la décarbonation du secteur des transports ne pourra pas se faire à la marge. Elle suppose des choix politiques courageux.
C’est d’autant plus vrai que le rapport nous apprend qu’en près de 30 ans, les émissions de CO2 du secteur des transports dans l’Union ont augmenté de 25 %, alors que dans le même temps, les émissions globales de l’Union ont baissé de 37 %. La part des transports dans les émissions totales est ainsi passée de 14,7 % à 26,2 %.
Le seul mode de transport ayant réduit ses émissions, c’est le train. Le transport routier a vu ses émissions augmenter de près de 20 %, et l’aérien les a même doublées.
Le fret ferroviaire, qui émet neuf fois moins de CO2 que la route, doit être un pilier de la stratégie de décarbonation. Depuis des années, les gouvernements successifs promettent le doublement de sa part modale. Nous n’avons jamais été aussi loin du compte.
Ce constat vaut pour beaucoup d’autres sujets écologiques.
La France reste plus ou moins stable sur ses émissions. Cependant, malgré l’augmentation de la fréquentation dans les trains, la part modale du ferroviaire ne bouge pas. Cela doit nous interroger.
Le Pacte vert européen nous engage, et semble être un moyen utile pour faire baisser ces émissions. Mais derrière les contraintes, il faut proposer des alternatives. Sinon, ces contraintes deviennent des obstacles. C’est le cas notamment sur la sobriété, que de nombreux acteurs appellent de leurs vœux.
Le renforcement des aides à l’exploitation ferroviaire, à hauteur de 335 millions d’euros cette année, va dans le bon sens., mais pour faire du rail une vraie alternative, il faut des investissements massifs dans les infrastructures et une amélioration du service.
Surtout, il faut rompre avec les logiques qui minent le secteur depuis des années. L’ouverture à la concurrence, présentée comme une modernisation, a en réalité affaibli le service public ferroviaire. Elle fragilise les opérateurs historiques, déstructure les réseaux, et introduit une logique de rentabilité là où nous avons besoin d’aménagement du territoire et de continuité de service.
Concernant vos recommandations, la n° 12 évoque une billettique multimodale digitalisée. Il ne faudrait pas que la numérisation fasse disparaître le guichet humain. L’égalité d’accès passe aussi par la présence humaine.
La recommandation n° 13 sur les cars express régionaux mérite aussi réflexion. Ces services sont souvent peu attractifs face à la voiture individuelle, et ne sont pas toujours une réponse adaptée. On ne règle pas les fractures territoriales en ajoutant des bus.
En revanche, je salue la recommandation n° 4, qui s’oppose au déploiement des méga-camions. C’est une question de cohérence : on ne peut pas prétendre soutenir le rail tout en renforçant le transport routier, le plus polluant.
Décarboner les transports, c’est faire des choix : des choix de rupture, des choix de long terme.
M. Fabrice Roussel (SOC). Alors que se tient en ce moment la conférence « Ambition France Transports », les attentes restent très fortes sur le secteur de la mobilité. Comme cela a été rappelé, le secteur des transports est le premier émetteur de gaz à effet de serre en France, avec 33 %, contre 25 % à l’échelle européenne. C’est ce que rappelle ma collègue Marietta Karamanli dans son rapport, que je salue.
Nos politiques actuelles peuvent sembler ambitieuses, mais rien ne garantit aujourd’hui le respect de nos objectifs climatiques, et cela s’explique par le fait que la décarbonation du transport n’est pas assez engagée.
Pour réduire de 90 % les émissions du secteur d’ici 2050, il faudrait ainsi multiplier par dix le rythme actuel de réduction. C’est irréaliste dans l’état actuel de nos infrastructures et de nos usages. La technologie seule ne sauvera pas le climat. Il faut aussi agir sur les comportements. Pour une transition écologique acceptable et efficace, il faut comprendre les modes de vie et les besoins de mobilité de chacun.
Aujourd’hui, 90 % des Français vivent à moins de dix kilomètres d’une gare, mais un tiers de ces gares n’est plus desservi, et un autre tiers l’est très mal. C’est pourquoi les socialistes et apparentés demandent à l’État un plan d’investissement de cinquante milliards d’euros sur quinze ans pour relancer le ferroviaire d’ici 2040.
Dans cette optique, il est crucial de combiner la réouverture des gares avec le développement des services express régionaux, pour améliorer l’accès aux services publics et aux zones d’activité.
Mais la transition doit aussi être sociale. Elle ne peut se faire au détriment de ceux qui ne peuvent pas se passer de la voiture. Alors qu’en France, 15 millions de personnes sont en situation de précarité de mobilité, nous voulons maintenir le bonus écologique pour les véhicules électriques ; créer une super prime à la conversion ; mettre en place un prêt à taux zéro ; et élargir l’offre de leasing social à cent euros par mois pour 100 000 dossiers supplémentaires.
C’est aussi l’une de vos recommandations, au niveau européen, et cela doit être accompagné par le développement de la tarification solidaire et l’activation rapide du fonds social pour le climat.
La transition des transports doit devenir une priorité nationale et européenne. Nous espérons que le gouvernement et les instances européennes sauront s’approprier les recommandations de votre rapport.
M. Guillaume Bigot, député (RN). Votre rapport préconise d'intensifier la stratégie européenne, plus connue sous le nom de Pacte vert, que j'ai également analysée avec précision dans un récent rapport. L’ensemble des experts auditionnés ont critiqué l’irréalisme de ces objectifs. Atteindre la neutralité carbone en 2050, fantaisiste ! Mettre fin à l’utilisation des véhicules thermiques neufs, dès 2035, irréaliste ! Investir jusqu'à 200 milliards d'euros par an, en France, pour accompagner la transition énergétique, insoutenable !
Le Pacte vert n’est pas seulement absurde, il est injuste. Notre pays se voit imposer de réduire ses émissions de CO2 dans les mêmes proportions que des États membres deux fois plus émetteurs. En conséquence, nos concurrents peuvent se frotter les mains devant ce sabotage imposé par Bruxelles : la France ne représente, en effet, qu’1 % des émissions mondiales.
Alors que le Pacte vert nous conduit au pied du mur et au bord du gouffre, votre rapport préconise un grand bond en avant vers le Pacte vert en matière de décarbonation des transports ! Vous rêvez d'une France inondée de véhicules électrique alors que 90 % des batteries sont importées de Chine et que la plupart de ces véhicules sont produits avec du charbon ! Tant pis pour la planète qui se réchauffe plus vite à cause du Pacte vert, tant pis pour notre déficit commercial, tant pis donc pour le pouvoir d'achat de nos compatriotes ! Fort heureusement en 2024, pour la première fois, les immatriculations de voitures 100 % électriques ont reculé en France et dans l’Union européenne.
Votre rapport n'est pas exempt de recommandations que l’on pourrait qualifier de baroques, tel un service public de covoiturage ! Les technocrates bruxellois eux-mêmes n’auraient pas osé ! Le recours à l'hydrogène, soi-disant vert, pour les transports est présenté comme une technologie mûre. Dans ma circonscription, dans le territoire de Belfort, l’État a fait de l'hydrogène un pivot de la décarbonation. Or l’incendie de sept bus à hydrogène, à Danjoutin, a mis en lumière les limites de cette filière notamment à cause de sa dangerosité. Par ailleurs, pour produire un hydrogène soi-disant décarboné, l’énergie carbonée est nécessaire, sans parler de son coût exorbitant, près de 700 000 euros par bus comparé aux 280 000 euros pour un diesel. Au regard de ces éléments, ne pensez-vous pas qu’il faille freiner une soi-disant décarbonation de nos transports, très mauvaise pour la planète ?
Mme Marietta Karamanli, rapporteure. Je vous remercie pour vos propos, votre reconnaissance du travail effectué ainsi que pour vos critiques, même si je ne les partage pas. Ce ne sont pas les objectifs du Pacte vert qui doivent être remis en cause, mais plutôt une absence de coordination et de calendrier réaliste pour planifier les moyens et les investissements nécessaires. La méthode est critiquable, pas le projet.
Concernant la neutralité carbone, si l’on regarde l’échéancier fixé par les textes européens, nous nous trouvons en difficulté. Nous sommes tous d’accord là-dessus ! Toutefois, cela ne doit pas nous conduire à reculer sur l’objectif de décarbonation des transports, mais plutôt nous engager à demander aux États de s’impliquer davantage pour sa mise en œuvre. Les investissements, principalement en provenance du secteur privé, doivent être mieux coordonnés au niveau européen, pour construire une industrie européenne forte, notamment dans le domaine des batteries. Je ne propose pas un dogme, mais une retranscription fidèle des propositions entendues lors des auditions des différents acteurs du secteur, qu’il s’agisse des entreprises, des laboratoires d'idées, des chercheurs, des institutions, des associations et des constructeurs des différents modes de transport.
Monsieur Bérenger Cernon, oui, vous avez raison d’affirmer que la décarbonation ne doit pas laisser de côté l’ensemble des services. La numérisation est nécessaire, mais cela ne signifie pas pour autant que l’on doive fermer les gares. C'est rare, et pourtant j’ai eu la chance d’assister à l’ouverture d’une gare périurbaine dans ma circonscription pour permettre une liaison entre le train et le tramway afin de desservir des services publics, dont un hôpital. Il aura fallu attendre dix ans. Malheureusement, nous avons également des gares qui ferment ou des guichets non accessibles aux usagers. L’impact social, le service apporté aux citoyens, doivent également être discutés avec les autres États membres.
Monsieur Fabrice Roussel, je partage entièrement vos propositions concernant l’effort d'investissement à faire. Concernant la question de l'impact social, celle-ci n’est pas forcément propre à la décarbonation. Les travaux de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) mettent en évidence que l’impact de la numérisation ou de l’intelligence artificielle sont conséquents. Il ne faut pas le nier mais mieux s’y préparer pour apporter des réponses adéquates pour nos territoires.
Je remercie Mme Constance Le Grip et l’ensemble des commissaires pour la confiance témoignée pour mon travail, qui se veut transparent. Le travail réalisé par la Commission européenne peut comporter certaines incohérences. Je prendrai pour exemple la voiture hydrogène, perçue comme une solution qui s’est finalement avérée irréaliste. Malgré les accompagnements financiers, certains projets peuvent ne pas être menés à bien. Toutefois, si nous n’investissons pas dans la recherche et l'innovation, nous ne trouverons pas les solutions pour répondre aux défis industriels relatifs à la décarbonation des transports ou à d'autres domaines essentiels à la vie quotidienne des Français. Dans le tome II de ce rapport, je ferai des propositions concrètes pour chaque secteur.
La séance est levée à 16 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Guillaume Bigot, Mme Céline Calvez, Mme Sophia Chikirou, Mme Constance Le Grip, M. Alexandre Sabatou
Excusés. - M. Charles Sitzenstuhl, Mme Liliana Tanguy
Assistaient également à la réunion. - M. Bérenger Cernon, M. Fabrice Roussel