Compte rendu
Commission
des affaires culturelles
et de l’éducation
– Dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), audition de M. Camille Latrubesse, ancien inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional, établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS), chargé de l’inspection conduite le 12 avril 1996 au sein de l’établissement Notre-Dame de Bétharram 2
– Présences en réunion..............................13
Jeudi
10 avril 2025
Séance de 10 heures
Compte rendu n° 56
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, Présidente
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La séance est ouverte à dix heures
(Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Camille Latrubesse, ancien inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional, établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS), chargé de l’inspection conduite le 12 avril 1996 au sein de l’établissement Notre-Dame de Bétharram.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, en revenant ce matin sur les événements qui se sont déroulés à Notre-Dame de Bétharram, notamment dans les années 1990.
M. Camille Latrubesse a été chargé d’inspecter cet établissement au printemps 1996, après la révélation, dans la presse, de divers faits de violences infligées à des élèves ayant notamment donné lieu au dépôt d’une plainte par le père de l’une des victimes.
La santé de M. Latrubesse ne lui permet pas d’être parmi nous ce matin. À sa demande, nous avons accepté de l’entendre par téléphone. Comme nous ne pouvons pas le voir, nous avons décidé que cette audition ne serait pas retransmise, mais qu’elle ferait l’objet, comme toutes nos autres réunions, d’un compte rendu écrit, qui sera publié.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Camille Latrubesse prête serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pouvez-vous indiquer quelle fonction vous occupiez en 1996 et rappeler brièvement votre parcours professionnel avant et après cette date ?
M. Camille Latrubesse, ancien inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional. À la demande du recteur de l’académie de Bordeaux, je me suis rendu à Notre-Dame de Bétharram le 12 avril 1996. J’étais alors inspecteur pédagogique régional pour les établissements et la vie scolaire.
Après avoir réussi le concours, je suis devenu inspecteur de l’éducation nationale chargé de l’information et de l’orientation. J’ai été affecté dans l’académie de Toulouse, en résidence à Tarbes, où j’ai assumé la fonction non officielle de collaborateur de l’inspecteur d’académie des Hautes-Pyrénées. J’y suis resté dix ans, avant de travailler dans l’académie de Rennes, pendant cinq ans, puis dans l’académie de Bordeaux, de 1992 jusqu’à ma retraite, en 1997.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais d’abord vous interroger sur le contexte du contrôle de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, que vous avez conduit en avril 1996. Vous venez de dire que vous aviez été directement saisi par le recteur d’académie. Que vous a-t-il dit ? Est-il fréquent qu’un recteur s’adresse directement à un inspecteur pédagogique régional pour lui demander de se rendre dans un établissement scolaire ?
M. Camille Latrubesse. Non, ce n’est pas courant du tout. En l’espèce, le recteur m’a convoqué dans son bureau et m’a expliqué qu’il avait reçu une plainte d’un parent d’élève de l’établissement privé sous contrat Notre-Dame de Bétharram. Il m’a dit qu’il avait absolument besoin d’un rapport et m’a demandé d’aller très rapidement voir ce qui se passait. Alors que nous étions jeudi, il souhaitait disposer du rapport dès le lundi suivant : je devais donc mener ce contrôle en fin de semaine.
J’ai pris mes précautions en téléphonant au directeur de l’établissement, que je ne connaissais pas, pour lui demander de m’organiser des entretiens avec lui-même, des professeurs, des élèves et des parents. Je ne voulais pas perdre de temps. Il s’en est occupé.
Le vendredi 12 avril, je me suis donc rendu dans cet établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez donc été convoqué le jeudi par le recteur – ce qui est exceptionnel –, qui vous a demandé de vous rendre le lendemain à Bétharram, un établissement que vous ne connaissiez pas, et de lui remettre un rapport le lundi suivant. Que saviez-vous alors de la situation sur place, en dehors de la plainte d’un parent d’élève évoquée devant vous par le recteur ?
M. Camille Latrubesse. Je ne savais rien du tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Aviez-vous été informé que la femme du ministre de l’éducation nationale, François Bayrou, travaillait dans l’établissement et qu’au moins un de ses enfants y était scolarisé ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avez-vous découvert ces éléments sur place, ou avez-vous continué de les ignorer ?
M. Camille Latrubesse. Je n’ai pas entendu parler de Mme Bayrou lorsque j’étais à Bétharram. Le directeur n’en a pas fait état. J’ai appris tout cela beaucoup plus tard : je ne sais que depuis février dernier que Mme Bayrou enseignait le catéchisme dans cet établissement. Cela m’a surpris. Je n’ai donc pas eu l’occasion de parler avec Mme Bayrou – pas plus qu’avec M. Bayrou, que je ne connais pas non plus, si ce n’est par la télévision, comme tout le monde.
J’avais tout de même vu M. Bayrou à deux reprises, à Paris. La première fois, le ministre avait réuni les inspecteurs d’académie à la Sorbonne : il nous a donné des instructions et nous a fait part de diverses réflexions. J’ai complètement oublié où la seconde réunion a eu lieu. Mais je ne peux pas dire que j’ai rencontré M. Bayrou : je ne lui ai pas serré la main.
M. Paul Vannier, rapporteur. Venons-en au déroulé du contrôle. Vous avez donc été envoyé à Bétharram pour une journée, un vendredi, avec la demande de remettre votre rapport le lundi suivant. Est-il habituel de se voir imposer un délai aussi serré ?
M. Camille Latrubesse. En réalité, aucun contrôle des établissements privés sous contrat n’était effectué par les inspecteurs chargés des établissements et de la vie scolaire. Aucune demande n’était formulée non plus par les établissements, qui devaient fonctionner sans avoir besoin de nous voir. C’était donc, pour ainsi dire, une découverte pour moi.
La semaine dernière, j’ai été content d’entendre Mme la ministre de l’éducation nationale admettre qu’il n’y avait pas de contrôles ni d’inspections des établissements privés sous contrat, constater que les inspecteurs n’étaient pas assez nombreux et promettre une augmentation de leur nombre le plus rapidement possible.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans les années 1990, vous étiez donc inspecteur pédagogique régional chargé des établissements et de la vie scolaire. Aviez-vous précédemment conduit des contrôles visant à observer le fonctionnement d’un établissement public, par exemple ?
M. Camille Latrubesse. Quand j’étais en poste dans les Hautes-Pyrénées, j’étais, en quelque sorte, l’adjoint de l’inspecteur d’académie. J’ai donc eu l’occasion d’aller dans des établissements publics, mais jamais dans des établissements privés, dont je ne connaissais pas le fonctionnement. Lorsqu’un établissement traversait une période difficile, le proviseur ou le principal pouvait faire appel à moi, en tant qu’inspecteur chargé de l’information et de l’orientation, pour essayer de l’aider et de régler des affaires pas très difficiles – une mésentente entre le chef d’établissement et son adjoint, ou un désaccord entre des responsables syndicaux et la direction, par exemple. Ces missions étaient ponctuelles et assez rares : j’en ai assumé quelques-unes en dix ans d’affectation à l’inspection académique de Tarbes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vos visites dans les établissements étaient donc plutôt rares. Deviez-vous agir dans des délais aussi serrés que celui que vous a imposé le recteur d’académie à Bétharram ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui vous paraît justifier ce délai extrêmement bref ?
M. Camille Latrubesse. Je ne savais pas du tout combien de personnes je rencontrerais dans le cadre de cette mission. J’ai été un peu surpris de devoir mener des entretiens en une journée et remettre mon rapport au recteur le lundi matin. Je ne dirais pas que cela m’a gêné, mais il a fallu que je m’organise pour que tout se déroule au mieux et le plus rapidement possible.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous a-t-on jamais laissé entendre que ce rapport avait été demandé par le ministre de l’éducation nationale, François Bayrou ? Cela aurait-il pu expliquer le délai très contraint qui vous était imposé ?
M. Camille Latrubesse. Non. Le recteur m’a demandé d’aller à Bétharram et de lui faire un rapport ; il ne m’a absolument pas parlé de M. Bayrou. Je pouvais penser que le ministre de l’éducation nationale avait demandé quelque chose au recteur, mais je pouvais tout aussi bien supposer que le recteur, ayant reçu une plainte d’un parent d’élève, prenait seul la décision de me confier cette mission de contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez conduit seul cette inspection, demandée la veille pour le lendemain, dans un contexte très difficile : plusieurs incidents s’étaient produits dans l’établissement, un parent d’élève avait porté plainte et, quelques jours avant votre visite, une professeure, Mme Gullung, avait été victime d’une agression. La pression médiatique était très forte, puisque ces événements étaient évoqués dans la presse, aussi bien locale que nationale. Par ailleurs, même si vous avez dit que vous n’en étiez pas informé, l’environnement familial du ministre de l’éducation nationale était directement mêlé à Bétharram. Pourquoi avez-vous été envoyé seul dans cet établissement ?
M. Camille Latrubesse. Parce que j’étais le seul inspecteur de cette discipline dans l’académie de Bordeaux.
M. Paul Vannier, rapporteur. N’auriez-vous pas pu être accompagné par l’inspection générale, qui a l’habitude d’appuyer des inspections pédagogiques régionales ? Cette possibilité a-t-elle été envisagée ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout. J’ai connu très peu d’inspecteurs généraux, et celui qui venait dans l’académie de Bordeaux ne m’a jamais parlé de Bétharram. Du reste, je ne me voyais pas demander, en trois ou quatre jours, à un inspecteur général de m’aider ou de participer au contrôle. Je ne voyais pas non plus qui, dans l’académie de Bordeaux, aurait pu m’aider. Certes, je côtoyais des inspecteurs spécialisés dans telle ou telle discipline, mais je ne pouvais pas leur demander de m’accompagner. Cela n’aurait pas eu de sens : je devais contrôler un établissement, non les enseignants d’une discipline précise. Je n’ai donc pas eu d’aide : j’ai été seul.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je résume : vous avez été envoyé seul, du jour au lendemain, à Bétharram, alors que vous n’aviez jamais inspecté un établissement privé sous contrat, dont vous ne connaissiez d’ailleurs pas les spécificités. Aviez-vous le sentiment que vous disposiez des moyens nécessaires pour mener à bien la mission que vous avait confiée le recteur d’académie ?
M. Camille Latrubesse. Pour vous dire la vérité, je n’étais pas habitué à aller dans des établissements privés sous contrat. Cela ne se faisait pas, tant dans l’académie de Bordeaux que dans les académies de Toulouse et de Rennes, où j’ai également travaillé. Ces établissements étaient pourtant très nombreux en Bretagne. Je suis donc allé à Bétharram sans aucune référence ni aide. Je me suis débrouillé tout seul.
M. Paul Vannier, rapporteur. Venons-en au contenu de votre rapport, très succinct puisqu’il ne fait que trois pages. Sa conclusion est plutôt positive : « Par un concours malheureux de circonstances, cet établissement vient de connaître des moments difficiles. La qualité du travail qui y est effectué, l’ambiance et les relations de confiance qui y règnent et la volonté de changement qui existe à tous les niveaux sont autant d’éléments positifs et d’atouts pour la réussite de Notre-Dame de Bétharram. » Pourtant, dans ce même rapport, vous rappelez qu’un enfant a reçu un coup d’un surveillant et qu’un certificat médical atteste que cela lui a crevé un tympan. Vous décrivez aussi des châtiments corporels tels que le supplice du perron : en décembre 1995, à 21 heures, un enfant a été tenu « de rester, en petite tenue, hors du bâtiment ». Vous relevez enfin, dans ce rapport très bref, que certains élèves sont chargés de surveiller d’autres élèves, notamment à l’internat, ce qui paraît tout à fait choquant. N’y a-t-il pas une contradiction très forte entre la conclusion du rapport, plutôt favorable à l’établissement, et ce relevé de faits extrêmement graves, notamment lorsqu’il s’agit de châtiments corporels infligés à des élèves ?
M. Camille Latrubesse. Effectivement. Vous n’êtes pas le premier à me poser cette question, puisque des journalistes l’ont fait avant vous. J’admets que ce point nécessite quelques explications.
Les mots que j’ai employés et les conseils que j’ai donnés au directeur de l’établissement visaient surtout à aider et à encourager ce dernier à changer les méthodes et les pratiques ayant cours à Bétharram. Je pensais surtout et avant tout aux élèves. Je savais ce que j’écrivais. Je voulais que cet établissement privé sous contrat, qui avait déjà connu quelques difficultés dont le directeur m’avait fait part, puisse évoluer. J’ai donc demandé au chef d’établissement de réformer l’internat et d’éviter que des dortoirs immenses accueillent en même temps cinquante ou soixante enfants qui faisaient un peu n’importe quoi, sauf quand les surveillants, qui étaient en réalité des élèves un peu plus âgés, intervenaient – cela ne se passait, à en croire le directeur, pas toujours très bien. Je le répète, la conclusion de mon rapport a été écrite afin que les choses évoluent et que les élèves ne soient pas pénalisés ou ne deviennent pas des victimes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez donc visité les dortoirs – ce qui peut paraître étonnant pour une inspection menée dans les années 1990, car ce lieu relève plutôt de la vie scolaire –, constaté leur taille et observé que les élèves n’y étaient pas séparés. Le directeur vous a confié que les choses ne s’y passaient pas toujours très bien. Or, en février dernier, vous avez déclaré sur Radio France : « Je n’ai pas cherché à savoir ce qui se passait dans les dortoirs ou dans des lieux de rencontre des élèves. » Ne vous êtes-vous vraiment posé aucune question ? N’avez-vous pas cherché à en savoir davantage ?
M. Camille Latrubesse. Lorsque j’ai visité les dortoirs, nous étions en plein jour : il n’y avait donc pas d’élèves. Au cours d’un entretien assez important avec le directeur, je lui ai demandé comment les choses se passaient et ce que chacun faisait dans cet endroit. Je lui ai vivement conseillé d’abandonner cette façon de recevoir des élèves en internat : en d’autres termes, je lui ai demandé de modifier ces dortoirs. Mais je savais parfaitement que ma demande se heurterait à un obstacle financier, car la transformation des dortoirs nécessitait évidemment l’engagement de crédits que l’établissement n’avait peut-être pas. Je n’ai pas approfondi cette question, même si je savais que le département pouvait accorder des aides. J’ignore si le problème des dortoirs a été réglé, car j’ai pris ma retraite quelques mois plus tard : je n’ai donc pas eu l’occasion de retourner à Bétharram, et je n’ai eu aucune information sur ce qui s’est passé après mon départ.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui vous a conduit à demander une modification des dortoirs ?
M. Camille Latrubesse. Ces dortoirs étaient très grands. Les équipements sanitaires ne correspondaient pas au nombre d’élèves qui y dormaient. Et, selon le directeur, les surveillants devaient être très attentifs car, le soir, la tranquillité n’était pas toujours assurée à cause du chahut, du bazar, provoqué par des élèves. Il estimait donc que ces dortoirs n’étaient pas adaptés. J’étais d’accord avec lui : cela ne pouvait pas continuer ainsi. J’ai donc exprimé le souhait que les dortoirs soient modifiés de manière à être convenables et dotés d’équipements adéquats – je savais, bien entendu, que de tels aménagements avaient un coût. J’estimais que beaucoup de choses étaient à revoir, et il en convenait. Mais j’ignore ce qu’il a fait pour régler ce problème.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous ne faites jamais le lien entre le chahut évoqué par le chef d’établissement et le supplice du perron, dont on lit dans votre rapport qu’il est consécutif à un chahut qui s’est déroulé dans ce dortoir le 5 décembre 1995.
M. Camille Latrubesse. C’est bien la raison pour laquelle j’ai réclamé une modification des dortoirs et demandé, par la même occasion, au directeur qu’il change la manière d’appliquer la discipline et mette fin à la pratique consistant à faire surveiller les élèves par d’autres élèves.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le supplice que j’évoquais relève davantage du châtiment corporel que de la discipline.
Dans votre très court rapport, vous vous focalisez sur Mme Françoise Gullung, qui enseignait les mathématiques dans l’établissement et qui, avant que vous vous rendiez sur place, avait tenté, à de nombreuses reprises, d’alerter, par courrier, le ministre de l’éducation nationale de l’époque, François Bayrou, le procureur de la République et la gendarmerie sur les violences qu’elle observait à Bétharram. Le nom de cette professeure est celui qui revient le plus fréquemment dans votre rapport. Avant votre déplacement, votre attention avait-elle été attirée sur Mme Gullung ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout. J’ai appris l’existence de cette professeure de mathématiques par le directeur, qui m’a indiqué que cela ne se passait pas très bien avec ses élèves. Surtout, d’autres professeurs m’ont alerté sur le fait que cette personne était arrivée dans l’établissement avec la volonté d’y changer les choses, car elle désapprouvait les méthodes qui y étaient utilisées. Le climat était donc – je l’ai senti très nettement lors de mes rencontres avec les professeurs – très désagréable, pour elle comme pour les autres.
Vous avez sans doute relevé que cette dame n’était pas présente durant ma visite. Pour quelle raison ? Telle est la véritable question à se poser, car, étant en difficulté, elle aurait pu avoir un entretien avec moi et me donner des explications. On m’a dit qu’elle était en congé maladie. Je n’ai donc pas pu l’interroger.
M. Paul Vannier, rapporteur. Selon moi, la véritable question est celle de savoir pourquoi Mme Gullung, avec laquelle vous n’avez eu aucun échange, apparaît aussi fréquemment dans votre rapport. Comment se fait-il que vous prêtiez à cette professeure – qui dénonçait des pratiques « d’un autre âge » – l’intention de « démolir Bétharram » ? Ce faisant, vous reprenez le point de vue de personnels de l’établissement sans les contextualiser ou les nuancer alors que vous n’avez eu aucun entretien avec l’intéressée.
M. Camille Latrubesse. J’ai rapidement constaté que l’ensemble des professeurs avec qui je me suis entretenu étaient contre la position exprimée par cette dame et vivaient mal sa présence et, surtout, sa volonté de modifier des choses au sein de l’établissement. En résumé, l’esprit d’établissement passait avant la considération pour les personnes. Je l’ai perçu très nettement : cette personne était en désaccord non seulement avec les professeurs, mais aussi avec l’établissement dans son entier.
J’ai été en poste pendant dix ans à l’inspection académique de Tarbes. Lorsque ce type de difficultés survenait dans des établissements, nous essayions, l’inspecteur d’académie et moi, de trouver des solutions telles qu’un changement d’établissement. Fort de cette expérience, je pensais – et je l’ai écrit – qu’une des manières de régler le problème était peut-être de trouver à la professeure concernée, avec son accord, un point de chute pour que les choses se passent mieux.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous préconisez en effet de « trouver une solution afin que Mme Gullung », que l’on peut considérer aujourd’hui comme une lanceuse d’alerte, « n’enseigne plus dans cet établissement ». Je retiens de votre propos qu’à Bétharram, l’esprit d’établissement passait avant la considération pour les personnes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Au début de votre audition, vous avez indiqué que vous n’aviez absolument pas connaissance de l’établissement Notre-Dame de Bétharram lorsque vous avez été convoqué par le recteur. Or, dans votre rapport en date du 15 avril 1996, vous écrivez : « Dans cet établissement, qui a fait l’objet, ces derniers jours, de nombreux articles de presse et de reportages sur différentes chaînes de télévision, règne actuellement un climat d’inquiétude et de désarroi, aussi bien au niveau de la direction qu’à celui des personnels. » Pouvez-vous préciser ce dont vous étiez au courant en commençant votre inspection le vendredi 12 avril ?
M. Camille Latrubesse. Je n’étais au courant de rien du tout. Du reste, je n’ai pas cherché à me renseigner, car je souhaitais arriver dans l’établissement sans idées préconçues, sans préjugés, trouver une explication à ce qui pouvait s’y passer d’anormal et proposer des solutions. À mon arrivée, j’ai eu un très long entretien avec le directeur, qui m’a donné quelques renseignements, notamment sur les deux incidents qui s’étaient produits. Je n’avais rien contre l’établissement, sa direction et ses personnels. Je voulais mener mon inspection le plus honnêtement possible, sans être influencé par ce que j’avais entendu dans les médias. Je n’avais rien lu à ce sujet car, étant domicilié à Bordeaux, je ne lisais pas la presse des Pyrénées-Atlantiques.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous souhaitiez donc ne pas tenir compte de ce que disait la presse, notamment le journal de 20 heures, à ce sujet, afin d’être le plus neutre possible.
Ma question suivante a trait à la directrice diocésaine. Vous écrivez dans votre rapport qu’elle était présente. En revanche, vous ne faites jamais mention de son rôle au cours de cette journée. Comment le définiriez-vous ?
M. Camille Latrubesse. Je ne l’ai que très peu vue. Je n’ai pas eu d’entretien intéressant, long, avec elle. Elle m’a expliqué qu’elle exerçait des responsabilités concernant le fonctionnement des établissements privés sous contrat catholiques, mais je n’ai pas eu de plus amples renseignements sur son action ou sa façon d’aider ces établissements. Je ne peux pas dire que j’ai appris d’elle beaucoup de choses. Mais, encore une fois, je ne l’ai vue que très brièvement et je n’ai pas gardé de souvenirs de ce qu’elle m’a dit.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. On considérera donc que vous avez croisé Mme la directrice diocésaine mais qu’elle n’était pas présente lors des entretiens.
S’agissant des dortoirs, vous avez indiqué avoir constaté qu’ils n’étaient pas dotés d’équipements, notamment sanitaires, convenables. Dans votre rapport, vous écrivez : « Les grands dortoirs, qui contiennent plusieurs dizaines de lits chacun, ne permettent pas de maintenir aisément une certaine discipline », sans mentionner la question des équipements. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
M. Camille Latrubesse. Quand j’ai constaté qu’il n’y avait, par exemple, qu’une toilette, j’ai considéré que ce n’était pas convenable. Les douches n’existaient pas, pour ainsi dire, ni les lavabos. Ni les équipements, ni la discipline ne correspondaient à ce que l’on pouvait attendre d’un établissement qui avait une renommée extraordinaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous êtes-vous abstenu de mentionner la question des équipements dans votre rapport parce que vous vous inquiétiez de la capacité de l’établissement à financer la mise aux normes des dortoirs ?
M. Camille Latrubesse. Je savais que ces modifications entraîneraient des dépenses que j’étais incapable d’évaluer mais qui étaient trop importantes pour qu’elles puissent être effectuées immédiatement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaiterais éclaircir quelques points concernant le programme de votre inspection. Vous avez indiqué avoir eu un long entretien, entre 9 h 30 et 10 h 30, avec le directeur, le père Landel, que vous avez revu, durant une heure également, à partir de 16 h 30. Je lis également dans le programme détaillé de vos entretiens que vous avez auditionné deux élèves entre 11 h 15 et 11 h 45, quatre autres élèves entre 15 heures et 15 h 30, et deux autres encore entre 15 h 30 et 16 heures. Vous avez donc entendu huit élèves pendant une heure trente, le reste de la journée étant consacré à des entretiens avec cinq professeurs et quatre encadrants – directeur, conseiller principal d’éducation, aumônier et surveillant.
Compte tenu de l’état des dortoirs et des faits dénoncés, vous semble-t-il suffisant d’avoir consacré une heure trente à des élèves qui ont été choisis par le chef d’établissement, puisqu’ils étaient délégués de classe ?
M. Camille Latrubesse. Vous m’apprenez beaucoup de choses, car j’ignorais ces horaires et ces durées. Je ne sais pas d’où vous tenez ces renseignements, mais je ne les ai mentionnés nulle part. Je les découvre.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ces détails figurent dans une annexe de votre propre rapport. Peut-être ne vous en souvenez-vous pas, mais nous avons obtenu ces documents auprès des archives du rectorat de Bordeaux. Quoi qu’il en soit, la méthode que vous avez utilisée vous semble-t-elle être la bonne pour entendre la parole des élèves sur les faits de violence qui avaient été dénoncés ?
M. Camille Latrubesse. Non, mais je n’ai eu qu’une journée pour réaliser mes entretiens. Je me suis efforcé d’en faire le plus possible et d’entendre des interlocuteurs variés, mais si l’on m’avait laissé plus de temps, j’aurais pu rester sur place deux jours supplémentaires ou une semaine. J’aurais trouvé d’autres choses à approfondir.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Parmi les éléments positifs que vous relevez dans votre rapport, vous écrivez, à propos des élèves : « Tous ceux que j’ai entendus (sauf un qui a été plus nuancé), et qui parlaient en qualité de délégués, ont dit clairement qu’ils vivent très normalement leur scolarité sans subir de châtiment corporel et dans un climat de confiance. » Vous souvenez-vous du témoignage de l’élève que vous qualifiez de plus nuancé ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout. On regarde les choses avec les lunettes de 2025 pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, ce que j’ai vu et ce que je n’ai pas vu. Mais presque trente ans se sont écoulés depuis la rédaction de ce rapport. Les annexes dont vous me parlez, je ne les ai plus. Après avoir remis mon rapport au recteur, je n’en ai plus jamais entendu parler. Ce sont des journalistes qui voulaient me rencontrer au sujet de ce rapport qui me l’ont transmis, il y a deux mois ; ils avaient appris son existence sur internet, où il est accessible. Pour ma part, je ne savais pas où il était passé. J’ai reçu ces journalistes, car je considère qu’ils jouent un rôle important dans une démocratie.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Avant d’exprimer vos demandes de modification, vous écrivez dans votre rapport : « Comme M. le directeur me l’a écrit, et en prenant en compte les résultats de l’enquête conduite auprès des élèves du lycée, il sera nécessaire d’élaborer un “projet de vie”. » À quelle enquête faites-vous allusion ? A-t-elle été diligentée à la suite des faits dénoncés ? Avez-vous eu connaissance de sa réalisation auprès des élèves du lycée ?
M. Camille Latrubesse. Non. Je suppose que c’est une initiative du directeur, mais je ne la connaissais pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Peut-être regardons-nous cette inspection des années 1990 avec les lunettes de 2025, mais je dois vous rappeler que l’arrêté du 7 juillet 1957, qui précise que la chambre d’un internat ne peut contenir plus de douze lits, existait déjà en 1996. Vous auriez dû veiller à son application et indiquer dans votre rapport que les prescriptions qu’il contient n’étaient pas respectées à Bétharram.
J’en viens aux suites de votre rapport. Celui-ci a été remis au recteur d’académie le 15 avril et transmis dès le lendemain au ministre de l’éducation nationale, François Bayrou. Avez-vous été informé de cette transmission ? Était-il courant que l’un de vos rapports d’inspection parvienne au ministre lui-même ?
M. Camille Latrubesse. Vous me l’apprenez, car j’ignorais où ce rapport était passé. Encore une fois, ce sont des journalistes qui me l’ont donné.
M. Paul Vannier, rapporteur. Votre rapport sera suivi par une correspondance entre le recteur de l’académie de Bordeaux et le père Landel, chef de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, dans laquelle le premier conseille le second quant à la manière dont il peut obtenir le départ de Mme Gullung, départ que vous suggérez vous-même dans votre rapport. On peut ainsi avoir le sentiment que vos conclusions sont celles qu’attendait la direction de l’établissement. Du reste, M. Landel vous adresse, le 5 novembre 1996, un courrier qui s’achève par cette formule : « Une fois encore, merci pour ce que vous avez fait pour que Bétharram vive. » Comment comprendre ces remerciements ?
M. Camille Latrubesse. Je ne les connaissais pas ; vous me les apprenez.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il s’agit pourtant d’un courrier qui vous est adressé personnellement par le père Landel, le chef d’établissement de Bétharram.
M. Camille Latrubesse. Je ne l’ai jamais vu. Je le découvre. Je n’ai pas reçu de remerciements de qui que ce soit pour ce que j’avais fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourtant, vous avez joint ce courrier à un écrit que vous adressez au recteur d’académie le 7 novembre 1996, dans lequel vous revenez sur les suites de votre rapport d’inspection. Vous le transmettez au recteur, car il y est fait état de certaines des mesures qui ont été prises par l’établissement après votre inspection.
M. Camille Latrubesse. Vraiment, je suis incapable de vous répondre correctement, car je n’ai aucun souvenir d’une telle lettre. Ces remerciements, je ne les attendais pas et je ne les ai pas vus.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Peut-être ne vous en souvenez-vous plus, mais vous les avez vus puisque, dans cette lettre du 5 novembre 1996, le père Landel reprend les conclusions de votre rapport et vous informe des mesures qu’il a prises : « Je viens de licencier […] le surveillant avec sa “certaine conception de la discipline”. J’ai éliminé le principe des élèves-surveillants […]. Mme Gullung a enfin trouvé un poste ailleurs. » Et il ajoute : « Je fais tous les efforts pour changer la mentalité des parents, mais c’est si commode d’avoir cette épée de Damoclès pour essayer de faire marcher droit les enfants. » On remarquera, du reste, qu’il n’est pas question de la mise aux normes des dortoirs ni du bien-être des enfants.
Deux jours après, le 7 novembre, vous transmettez ce courrier au recteur, avec solennité et fierté, et vous lui écrivez quelques mots sur votre papier à en-tête : « [Cette lettre] montre que vous avez eu raison de me demander d’aller dans cet établissement à la suite des incidents que nous connaissons, et que le directeur tient compte des recommandations que j’ai pu faire en conclusion de mon rapport. »
Tout à l’heure, vous avez indiqué que vous n’aviez jamais entendu parler des suites données à votre rapport et que vous étiez immédiatement parti à la retraite. Pouvez-vous nous donner la date de votre départ ?
M. Camille Latrubesse. Le 1er septembre 1997.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Soit environ un an et demi après la remise de votre rapport et un an après les suites de celui-ci, que vous avez commentées dans un courrier adressé au recteur, lequel l’a sans doute transmis à un plus haut niveau, comme il l’avait fait pour le rapport initial.
M. Camille Latrubesse. Je vous avoue n’avoir aucun souvenir de tout ce que vous me dites.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 19 février dernier, vous avez déclaré : « J’ai fait un rapport qui ne tient pas la route actuellement. » Pouvez-vous nous expliquer cette déclaration ?
M. Camille Latrubesse. C’est une réponse que j’ai dû faire aux journalistes qui sont venus me voir. Il est évident que je n’aurais pas rédigé le même rapport aujourd’hui, dans la mesure où, depuis, j’ai appris, sur ce qui se passait dans l’établissement, beaucoup de choses que j’ignorais en 1996, ne serait-ce que parce que les victimes, qui se taisaient jusqu’alors, ont pris la parole.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Une dernière question : lors de votre journée d’inspection, quand avez-vous visité les dortoirs et combien de temps cette visite a-t-elle duré ?
M. Camille Latrubesse. Je les ai vus, mais je n’y suis pas resté. J’ai regardé et écouté ce que le directeur me disait.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur Latrubesse, nous vous remercions pour cet échange très intéressant.
La séance est levée à onze heures cinq.
Présents. – M. Arnaud Bonnet, Mme Florence Herouin-Léautey, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Violette Spillebout, M. Paul Vannier
Excusés. – Mme Farida Amrani, M. Gabriel Attal, M. José Beaurain, M. Xavier Breton, Mme Céline Calvez, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, Mme Anne Genetet, M. Frantz Gumbs, Mme Tiffany Joncour, M. Frédéric Maillot, Mme Isabelle Rauch, Mme Véronique Riotton, Mme Claudia Rouaux, Mme Nicole Sanquer