Compte rendu
Commission
des affaires sociales
– Suite de l’examen de la proposition de loi visant à régulariser les praticiens et pharmaciens à diplôme hors Union européenne (n° 432) (M. Damien Maudet, rapporteur) 2
– Examen de la proposition de loi visant à reconnaître la pénibilité des métiers « féminisés » (n° 415) (Mme Gabrielle Cathala, rapporteure) 11
– Examen de la proposition de loi visant à instaurer une rémunération maximale dans les entreprises (n° 412) (M. Matthias Tavel, rapporteur) 25
– Présences en réunion.................................41
Mercredi
20 novembre 2024
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 26
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Annie Vidal,
Vice-présidente
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La réunion commence à quinze heures.
(Présidence de Mme Annie Vidal, vice-présidente)
La commission poursuit l’examen de la proposition de loi visant à régulariser les praticiens et pharmaciens à diplôme hors Union européenne (n° 432) (M. Damien Maudet, rapporteur)
Article 1er : Extension et pérennisation du dispositif dérogatoire d’autorisation temporaire d’exercice actuellement en vigueur dans certains territoires d’outre-mer
Amendement de suppression AS14 de Mme Sandra Delannoy
Mme Sandra Delannoy (RN). L’article 1er vise à autoriser des médecins, chirurgiens, dentistes, maïeuticiens et pharmaciens étrangers à l’Union européenne (UE) et à l’Espace économique européen (EEE) à exercer en France métropolitaine après avoir déposé un simple dossier de candidature, sans examen systématique permettant de s’assurer de leur maîtrise de la langue française et de leur capacité à prendre en charge les cas cliniques, ni épreuves de vérification des connaissances (EVC) fondamentales et pratiques en matière de santé.
L’article L. 4131-5 du code de la santé publique crée une autorisation dérogatoire spécifique dans certains territoires et départements ultramarins, pour y faire face à une tension sanitaire notoire. Nous ne souhaitons pas étendre ce dispositif à l’ensemble de la métropole, non pas parce que nous rejetterions les praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) – nous sommes bien conscients que les déserts médicaux s’étendent chaque jour en métropole et que les besoins sont réels –, mais parce que nous estimons que ceux qui désirent exercer en France doivent être soumis préalablement à des EVC ainsi qu’à une vérification de leur niveau de français.
M. Damien Maudet, rapporteur. Aucun Padhue ne devient médecin sans qu’un contrôle soit exercé : des entretiens, notamment avec des représentants des ordres professionnels concernés, sont prévus. Les ruptures de contrat sont d’ailleurs très rares, signe que le modèle fonctionne bien. Les craintes que vous exprimez me semblent donc infondées : l’expérimentation peut être étendue aux territoires de l’Hexagone qui souffrent d’un manque criant de médecins.
Je suis tout à fait défavorable à cet amendement, dont l’adoption viderait la loi de sa substance.
M. Hadrien Clouet (LFI-NFP). Le dispositif appliqué en outre-mer – sous le contrôle de l’agence régionale de santé (ARS) en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique et à Mayotte ou de la préfecture à Saint-Pierre-et-Miquelon – repose sur une plateforme ouverte toute l’année, sur laquelle les candidats déposent un dossier complet, qui est ensuite évalué par un jury composé par profession et par spécialité. L’accès au métier de soignant n’est donc en aucun cas abandonné au libre marché. Pas de sophismes entre nous : il s’agit simplement, ici, de permettre à une personne présentant une certaine ancienneté et dont tous les collègues estiment qu’elle a sa place dans l’équipe d’être admise par l’ARS, dans certains cas, à exercer ses fonctions de plein droit.
Si vous considérez que le dispositif en vigueur en outre-mer est insatisfaisant, dites‑le clairement et démontrez pourquoi : nous pourrions alors en débattre en vue de l’amender. Ce n’est pas ce que je retire de la lecture de cet amendement.
M. Fabien Di Filippo (DR). J’avais moi aussi déposé un amendement de suppression de l’article 1er. J’estime en effet qu’il ne faut pas baisser le niveau d’exigence et de contrôle des compétences des soignants rejoignant nos hôpitaux, car si les formations sont harmonisées au sein de l’Union européenne, tel n’est pas le cas ailleurs. Il faut, en revanche, une fois le niveau de compétences clairement établi, réduire les délais administratifs qui peuvent bloquer les personnes concernées dans une situation de précarité pendant plusieurs années.
Avec cet article, vous tapez à côté de la cible. L’intégration de praticiens étrangers est parfois une franche réussite et certains recrutements sont absolument nécessaires, je ne le nie pas. Seulement, pour des raisons d’intégration, de maîtrise de la langue, ou encore de compétences médicales, d’autres exemples sont des échecs patents sur lesquels on ne peut pas fermer les yeux.
M. Philippe Vigier (Dem). Je ne suis pas favorable à l’extension du dispositif exceptionnel et transitoire déployé dans les départements français d’Amérique, car elle introduirait une certaine fragilité sur l’ensemble du territoire national. Qu’il faille modifier les concours passés par les Padhue et les modalités de validation des acquis de l’expérience, ou encore permettre aux candidats de passer les examens plus fréquemment et autant de fois qu’ils le souhaitent, je n’en disconviens pas : je rejoins le rapporteur sur la nécessité de mobiliser tout un arsenal de mesures qui a été laissé de côté pendant de longues années.
En revanche, je ne souhaite pas que nous ajoutions de la précarité à la précarité, surtout au prix d’un abaissement du niveau d’exigence. Aspirons plutôt à élever le niveau et à régulariser plus rapidement ceux qui doivent l’être, pour le bien du patient comme du soignant.
La commission adopte l’amendement.
En conséquence, l’article 1er est supprimé et les amendements AS13 et AS8 de Mme Sandra Delannoy, AS4 de M. Pascal Jenft, AS0, AS10 et AS11 de Mme Sandra Delannoy et AS5 de M. Pascal Jenft tombent.
M. Louis Boyard (LFI-NFP). Quel est le résultat précis du vote ?
Mme Annie Vidal, présidente. Douze députés ont voté pour l’adoption de l’amendement de suppression et dix ont voté contre.
Après l’article1er
Amendement AS29 de M. Damien Maudet
M. le rapporteur. Il s’agit ici de demander un rapport évaluant la pertinence d’une nouvelle loi de régularisation du « stock » de Padhue, à l’instar de ce qui avait été fait en 2019.
Je reviens d’un mot sur la suppression de l’article 1er, qui prévoyait d’étendre l’expérimentation en cours dans certains territoires d’outre-mer à tout l’Hexagone. Certains ont expliqué craindre que des médecins peu formés soient autorisés à exercer. En plus de renoncer à permettre à davantage de praticiens de soigner les Français, ils expliquent ainsi aux habitants des territoires ultramarins concernés qu’ils peuvent, contrairement à ceux du reste du pays, se contenter d’une sous-médecine. De deux choses l’une : soit le dispositif en vigueur est applicable à tout le monde parce qu’il est utile, soit il est inefficace, voire dangereux, et ne devrait donc avoir cours nulle part, à moins d’envoyer un curieux message aux territoires concernés.
La commission rejette l’amendement.
Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). Madame la présidente, neuf députés du groupe LFI-NFP sont présents, auxquels s’ajoutent deux camarades du groupe EcoS et ceux du groupe SOC. Il serait donc étrange que seules dix personnes se soient opposées à la suppression de l’article 1er. Peut-être y a-t-il eu une erreur dans le décompte du vote.
Mme Annie Vidal, présidente. L’article 1er a été supprimé à douze voix contre dix. Peut-être tous les votants potentiels n’ont-ils pas levé la main ; d’autre part, des députés entrent et sortent de la salle. Les administrateurs ont l’habitude de compter les voix et nous pouvons leur faire confiance pour l’avoir fait correctement.
Mme Anaïs Belouassa-Cherifi (LFI-NFP). Nous ne mettons nullement en cause les administrateurs. Seulement, il est impossible que nous ayons été seulement dix à voter alors que nous étions treize présents.
M. Hadrien Clouet (LFI-NFP). Nous étions même quatorze !
Mme Annie Vidal, présidente. Encore une fois, peut-être tous les participants n’ont-ils pas levé la main au moment du vote. En conséquence, l’amendement de suppression de l’article 1er a bien été adopté, par douze voix contre dix. Les administrateurs se fondent sur le nombre de suffrages exprimés, pas sur le nombre de personnes présentes dans la salle.
M. Louis Boyard (LFI-NFP). Nous demandons une suspension de séance.
La réunion est suspendue de quinze heures quinze à quinze heures dix-sept.
Mme Annie Vidal, présidente. Nous allons refaire le vote après une nouvelle suspension de quelques minutes.
La réunion est suspendue de quinze heures dix-sept à quinze heures dix-neuf.
Mme Annie Vidal, présidente. Je constate que le nombre de présents a sensiblement changé depuis tout à l’heure. Par ailleurs, le fait est que les votants ne lèvent pas toujours la main ostensiblement. Soucieuse de ne pas créer de précédent en revenant sur un vote qui a déjà eu lieu, je m’appuie sur le comptage effectué par les administrateurs. Le vote est valide et l’article 1er est donc bien supprimé.
M. Yannick Monnet (GDR). C’est une décision partiale ! Vous ne pouvez pas changer ainsi d’avis en cours de route !
Mme Annie Vidal, présidente. Remettre en cause la présidence et les compétences du personnel de l’Assemblée n’est pas acceptable. Le vote a eu lieu et le décompte a été effectué. Nous ne pouvons pas revoter alors que l’assistance n’est plus la même. (Plusieurs députés du groupe LFI-NFP s’exclament.)
Mme Stéphanie Rist (EPR). Depuis ce matin, notre camp a perdu de nombreux votes sans en contester les résultats. Si nous revotons maintenant alors que plusieurs députés nous ont rejoints entre-temps, nous créerons un précédent et chacun pourra s’appuyer sur cette jurisprudence pour demander un nouveau vote lorsque le résultat ne lui conviendra pas. Chacun connaît l’impartialité des administrateurs, dont le décompte ne saurait être remis en cause.
M. Yannick Monnet (GDR). Je m’exprime d’autant plus tranquillement que je n’étais pas présent tout à l’heure. Simplement, vous ne pouvez pas changer la règle que vous avez vous-même édictée, madame la présidente. Il semblerait qu’il y ait un doute quant au résultat du vote, raison pour laquelle vous avez annoncé votre intention de le refaire. Constatant que la composition de la salle avait changé, vous êtes revenue sur cette décision. Ce choix me paraît partial. Il est déjà arrivé qu’on décide de revoter. Dans ces situations, il est très fréquent que des mouvements de personnes interviennent, d’autant que vous avez proposé une nouvelle suspension pour que chaque camp rappelle ses membres.
M. Fabien Di Filippo (DR). Même s’il y avait un doute sur le nombre de personnes présentes, il ne saurait y en avoir sur le résultat du vote : en comptant la voix de la présidente, nous arriverions à treize voix pour. L’article aurait donc été supprimé dans tous les cas, y compris en cas d’égalité.
M. Hendrik Davi (EcoS). Nous étions quatorze !
M. Fabien Di Filippo (DR). Tout à l’heure, vous étiez treize. Peut-être expliquerez‑vous bientôt que vous étiez quinze. Vous épiloguez sur une question qui n’aurait de toute façon pas changé l’issue des débats.
Mme Sandrine Runel (SOC). Je demande la parole depuis longtemps mais en vain, preuve que vous ne me voyez pas, madame la présidente... Avec tout le respect que nous devons aux administrateurs, nous étions quatorze à être défavorables à l’amendement et nous avons tous levé la main, même s’ils n’ont peut-être pas vu certains d’entre nous. Faudra-t-il réviser le règlement intérieur pour préciser à quelle hauteur lever le bras ? Nous ne vous demandons pas de tenir compte des personnes arrivées depuis la suspension, mais simplement de prendre en considération ces quatorze voix.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Pour tenter de faire avancer les choses, je propose que les personnes arrivées depuis le premier vote sortent de la salle, pour éviter toute ambiguïté si un nouveau vote devait avoir lieu.
M. Matthias Tavel (LFI-NFP). Immédiatement après l’annonce de l’adoption de l’amendement, notre collègue Boyard a demandé à connaître le nombre de voix comptabilisées, ce qui revenait à exprimer un doute sur le résultat. Vous avez répondu que dix personnes avaient voté contre alors que quatorze personnes ont levé la main. Comment cela se fait-il ? Manifestement, l’amendement de suppression a bien été rejeté.
M. Philippe Vigier (Dem). Par principe, il convient de respecter la présidence. Lorsque, le 5 novembre dernier, dans l’hémicycle, la présidente de séance, membre du Nouveau Front populaire, a annoncé un résultat dont plusieurs députés présents doutaient, nous avons accepté sa décision, dans un souci d’apaisement. Il y a là un principe essentiel. Tout le monde peut se tromper et il sera toujours temps de présenter un nouvel amendement d’ici la séance, mais veillons à ne pas créer une jurisprudence selon laquelle on pourrait remettre en cause les décisions de la présidence. Cela risquerait de créer une hémorragie de contestations dans l’hémicycle, à laquelle aucun groupe n’aurait intérêt.
M. Alexis Corbière (EcoS). La difficulté provient aussi du fait que nous sommes censés voter à la fois dans l’hémicycle et en commission, ce qui rend notre travail assez inconfortable.
Il revient à la présidence de veiller à la sérénité des débats. Dans la mesure où il semble manifeste que le résultat du vote ne correspond pas au nombre de personnes présentes, je propose que nous votions sur l’opportunité de procéder à un nouveau vote. La commission, qui est souveraine, pourrait en décider, ce qui nous permettrait ensuite d’avancer.
M. Louis Boyard (LFI-NFP). Nous avions connu une situation similaire à propos de l’article 1er de la loi sur la gouvernance de la sûreté nucléaire. Un deuxième vote avait alors eu lieu. L’argument du précédent à éviter ne tient donc pas.
Nos débats se déroulent, depuis ce matin, dans un climat serein. Nous ne demandons qu’à ce qu’ils se poursuivent dans le même esprit, ce qui ne sera pas possible si vous refusez de procéder à un nouveau vote. Nous pourrions être tentés, par exemple, de demander un scrutin pour chaque amendement.
M. le rapporteur. Avant de demander une suspension de séance, je précise que la présidente n’avait pas refusé de procéder à un nouveau vote dans l’hémicycle. La règle veut simplement que ce vote intervienne à la fin de l’examen du texte, en l’occurrence le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Qu’il n’ait pas été possible d’y parvenir en raison de votre obstruction ne relève pas de notre responsabilité. Si nous appliquions cette règle ici, nous revoterions l’amendement à la fin de l’examen de ce texte.
M. Gaëtan Dussausaye (RN). C’est vous qui troublez les débats, chers collègues. Un vote a eu lieu. Je conçois que son résultat ne vous convienne pas, mais la composition de la commission n’est plus la même et je ne vois pas pourquoi certains des présents quitteraient la salle alors qu’ils ont la même légitimité que les autres pour voter. Le fonctionnement classique de la commission doit être respecté. Arrêtez de vouloir changer les règles lorsque les résultats ne vous conviennent pas : on croirait les commissaires européens après le référendum de 2005 !
M. François Gernigon (HOR). Lorsque l’incident de séance auquel il a été fait référence s’est produit dans l’hémicycle, je défendais justement l’un de mes amendements. Alors qu’il avait été adopté par la commission, la présidente de séance a omis de préciser les avis de la commission et du Gouvernement avant de procéder au vote. Lorsque nous avons voulu contester ce procédé, elle a fermement répondu que la décision lui revenait. Le même raisonnement devrait s’appliquer ici.
Mme Annie Vidal, présidente. Je vous propose de suspendre la réunion quelques minutes pour permettre à chacun de reprendre ses esprits.
La réunion est suspendue de quinze heures trente à quinze heures trente-cinq.
Mme Annie Vidal, présidente. Après m’être une nouvelle fois assurée du décompte des voix auprès des administrateurs, je vous propose de poursuivre nos travaux, en vous invitant à lever ostensiblement la main lors des prochains votes pour éviter toute ambiguïté à l’avenir.
Article 2 : Création d’épreuves spécifiques de validation des compétences réservées aux Padhue ayant exercé une durée minimale de deux ans en France
Amendement de suppression AS15 de Mme Sandra Delannoy
Mme Sandra Delannoy (RN). Le RN considère la réussite aux EVC comme une condition préalable à ce que les Padhue puissent exercer leur art en France. Il serait inconcevable que des patients soient pris en charge par un praticien dont l’État ne s’est pas assuré au préalable qu’il a reçu une formation au moins équivalente à celle dispensée dans les universités françaises. Afin de ne pas sacrifier la sécurité des soins sur l’autel de l’accès aux soins, nous proposons de supprimer l’article 2.
M. le rapporteur. Vous vous trompez. Nous proposons, conformément aux recommandations de la direction générale de l’offre de soins, de permettre aux Padhue qui ont travaillé deux années en France de passer des examens adaptés. À l’heure actuelle, ils sont mis en concurrence avec des candidats n’ayant jamais exercé et, les épreuves étant très théoriques, peuvent se trouver défavorisés, alors même qu’ils ont déjà fait leurs preuves et sont reconnus par leurs pairs. En supprimant l’article, vous laisseriez perdurer cette situation, ce qui me semble être contraire à votre intention.
Avis défavorable.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS6 de M. Jean-François Rousset
M. Jean-François Rousset (EPR). L’article 2 vise à créer des EVC spécifiques pour les Padhue exerçant depuis au moins deux ans dans un établissement de santé français. Cette mesure nous semble de nature à faciliter la régularisation de ces praticiens, en transformant le concours en examen. Toutefois, leur permettre de passer les épreuves un nombre illimité de fois les autoriserait à se maintenir indéfiniment sur le territoire français malgré des échecs répétés. Or ces évaluations permettent tout de même de sélectionner les praticiens effectivement aptes à exercer durablement en France au regard des standards nationaux.
Nous proposons donc de supprimer la possibilité, pour les médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes diplômés hors Union européenne, de se présenter aux épreuves autant de fois qu’ils le souhaitent. Si cet amendement n’était pas adopté, nous voterions contre l’article.
M. le rapporteur. Vous semblez confondre la possibilité de passer les EVC un nombre illimité de fois et le fait de rester indéfiniment sur le territoire. En réalité, si les Padhue peuvent rester en France, c’est parce que leur statut le leur permet. Si nous n’encourageons pas les Padhue à passer les EVC en supprimant la limite du nombre de tentatives possibles, la plupart, de peur de les rater, resteront dans la situation de précarité qu’ils connaissent actuellement, avec de petits contrats, pour être certains de pouvoir rester en France. Je suis donc défavorable à votre amendement.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS12 de Mme Sandra Delannoy
Mme Sandra Delannoy (RN). La France insoumise propose que les médecins et autres praticiens de santé bénéficient sous trois conditions – être titulaires d’un diplôme obtenu dans un État non membre de l’UE permettant l’exercice de ces professions dans le pays d’obtention, avoir exercé des fonctions rémunérées en tant que professionnel de santé pendant au moins deux années équivalent temps plein depuis le 1er janvier 2015, et exercer en établissement de santé à la promulgation de la proposition de loi – d’épreuves de vérification des connaissances distinctes, pour lesquelles il n’y aurait pas de nombre maximum de candidats susceptibles d’être reçus, contrairement à ce qui s’applique aux médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes et pharmaciens titulaires d’un diplôme hors UE et EEE.
Trouvez-vous cela juste envers les Padhue ayant eu recours à la voie réglementaire pour venir exercer en France, dont le nombre de candidatures aux épreuves est limité ? Envers les étudiants en médecine des universités françaises, dont le nombre de présentations aux examens et concours est également limité ? Ces Padhue autorisés à exercer par voie dérogatoire ne devraient-ils pas s’estimer heureux d’avoir pu exercer avant même le contrôle de leurs connaissances ? Cette possibilité serait le meilleur moyen de discréditer le système applicable à ceux qui empruntent la voie régulière, et un véritable camouflet pour les courageux étudiants français.
Nous proposons donc un nombre maximal de trois présentations par examen.
M. le rapporteur. Les Padhue sont sans doute heureux de pouvoir exercer en France, surtout parce qu’ils ont le métier et l’envie de soigner et d’agir pour notre pays chevillés au corps. Mais le rapport de forces est inverse : c’est nous qui manquons de médecins. Dans le cadre du dispositif dont bénéficient les territoires ultramarins et dont vous avez supprimé la généralisation à l’article 1er – maintenant ainsi les praticiens dans le précariat –, ce sont des centaines de postes qui sont ouverts. Les plus heureux, c’est nous, ce sont nos concitoyens qui sont soignés par des médecins.
Vous proposez que les Padhue qui ont déjà exercé deux ans en France – ce qui, je le répète, n’est pas le cas de tous ceux qui passent les concours – ne puissent se présenter que trois fois. Dans le droit commun, le nombre maximal est quatre fois. Aux termes de l’amendement, si vous habitez en Algérie et que vous y avez obtenu votre diplôme, vous pourrez passer les EVC quatre fois, mais si vous avez le malheur d’avoir travaillé deux ans en France, vous ne pourrez vous présenter que trois fois. Cela ne vaudrait plus du tout le coup de venir exercer au sein du système de santé français. C’est une régression.
Avis défavorable.
M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). Tout d’abord, je trouve vexant et peu valorisant que l’on parle de Padhue et non de praticiens à diplôme hors Union européenne.
Ensuite, avant d’attirer des médecins étrangers, j’aimerais que l’on persuade les praticiens à diplôme français de ne pas quitter la France pour d’autres pays, dont la Suisse. Nous manquons de médecins. Pourquoi ne pas améliorer leurs conditions de travail, notamment celles des médecins libéraux ?
Mme Stéphanie Rist (EPR). L’objectif de la réforme de 2018 à laquelle j’avais œuvré avec Agnès Buzyn était que les médecins étrangers puissent passer les épreuves depuis leur pays, afin qu’ils aient un statut protecteur dès leur arrivée en France à la suite de leur succès à l’examen, au lieu de subir plusieurs années de suite une situation précaire et un statut peu valorisant.
M. le rapporteur. En ce qui concerne l’appellation Padhue, je regrette que vous ne vous soyez pas exprimé plus tôt, cher collègue Isaac-Sibille. Nous aurions évité l’acronyme.
Personne ici ne souhaite le départ des médecins français. Ce qui rend leurs conditions de travail difficiles est le fait qu’ils manquent de collègues.
M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). C’est le fait que l’on veuille les contraindre.
M. le rapporteur. Nous formons autant de médecins que dans les années 1970 alors qu’il y a 15 millions d’habitants en plus : il faudrait peut-être en former davantage. On pourrait aussi s’interroger sur la réforme des examens pour les internes, qui fait que nous en avons 1 600 de moins.
M. Philippe Vigier (Dem). Comme le rapporteur, j’estime que ramener à trois fois le nombre maximal de présentations aux examens serait une régression injustifiée. Restons-en à ce qui est proposé pour celles et ceux qui sont déjà sur le territoire national.
La mobilité des médecins n’est pas nouvelle et elle résulte de la liberté des praticiens, mais aussi des ingénieurs, par exemple, de se déplacer dans l’Union européenne et dans le monde. Pour les en empêcher, il faudrait appliquer un protectionnisme très strict.
Monsieur le rapporteur, ce qui est fait dans les départements français d’Amérique l’est à titre exceptionnel. Je pourrai vous donner des éléments complémentaires, ayant été dans le circuit au moment où la décision a été prise... Sans la possibilité pour les Padhue d’y être régularisés et d’y travailler dans les hôpitaux, la tension aurait été telle que ces derniers n’auraient plus été en mesure de fonctionner. Mais, pour ces praticiens, la précarité reste au rendez-vous. En effet, il ne s’agit pas d’une validation classique, c’est-à-dire, après la réussite aux EVC, deux ans de consolidation dans un établissement privé ou public – et non plus, comme avant la loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, trois ans d’exercice dans une structure hospitalière publique : vous voyez que l’on avait déjà cherché à ouvrir davantage les vannes.
Frédéric Valletoux l’avait bien dit dans son rapport, on a très mal traité les Padhue pendant quatre ou cinq ans, de sorte que, sur le stock, il y en a que l’on peut aller rechercher parce qu’ils avaient échoué à un point ou un demi-point près. Mais soyons responsables : tous ne pourront pas exercer en garantissant une qualité médicale satisfaisante. Cette constatation doit pouvoir transcender les clivages politiques.
M. Yannick Monnet (GDR). Si les médecins partent, ce n’est pas parce qu’on les contraint ! Ils n’ont aucune contrainte : ils peuvent quitter leur territoire sans même prévenir les patients, et maintenant, il faut parfois embaucher leur compagne ou compagnon pour qu’ils acceptent de venir ! Cette absence de contrainte est d’ailleurs un problème, notamment pour la répartition des médecins sur le territoire.
M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). Mon souhait est que l’on forme en France de bons médecins. Or de plus en plus de médecins et d’infirmiers formés en France partent à l’étranger. Je préférerais qu’on les retienne en améliorant leurs conditions de travail plutôt que d’aspirer des médecins étrangers formés en Afrique. Ce serait plus naturel.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS3 de M. Fabien Di Filippo
M. Fabien Di Filippo (DR). Je propose une évolution concrète pour faciliter et accélérer l’intégration des Padhue – je m’excuse pour l’acronyme – dans nos hôpitaux. Après la réussite aux EVC, le parcours de consolidation des compétences dure parfois plusieurs années. Or, au bout d’un an, on sait si un médecin est compétent au contact des patients, s’il s’intègre dans les équipes et s’il a vocation à continuer d’exercer en France. L’amendement tend donc à ramener de deux ans à un an la durée de cette période de consolidation.
M. le rapporteur. M. Di Filippo a raison, à telle enseigne que cette mesure figure déjà dans la loi et sera appliquée au 1er janvier 2025. Défavorable, car satisfait.
M. Fabien Di Filippo (DR). Je maintiens mon amendement, car je ne suis pas d’accord avec ce que le rapporteur vient de dire. Mais s’il est d’accord avec moi, qu’il le vote !
La commission adopte l’amendement.
Amendement AS7 de M. Jean-François Rousset
M. Jean-François Rousset (EPR). Nous sommes tous d’accord pour dire que les pharmaciens diplômés hors Union européenne méritent notre attention quand ils sont là depuis quelque temps et qu’ils travaillent bien. Pour ceux qui n’ont pas réussi leur évaluation, il est important de savoir que notre système de santé repose sur des professionnels de qualité diplômés. On ne peut pas être pour la qualité et contre l’évaluation. Mes arguments concernant les pharmaciens sont les mêmes que pour les médecins.
M. le rapporteur. Pour les mêmes raisons que sur l’amendement AS6, avis défavorable.
La commission rejette l’amendement.
Puis elle adopte l’article 2 modifié.
Article 3 : Gage financier
La commission adopte l’article 3 non modifié.
Puis elle rejette l’ensemble de la proposition de loi modifiée.
La réunion est suspendue de seize heures à seize heures cinq.
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La commission procède ensuite à l’examen de la proposition de loi visant à reconnaître la pénibilité des métiers « féminisés » (n° 415) (Mme Gabrielle Cathala, rapporteure).
Mme Gabrielle Cathala, rapporteure. « Il nous faudra nous rappeler [...] que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. “Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.” Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de deux cents ans. Nous devons aujourd’hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe. »
Ces mots, vous les connaissez : ce ne sont pas les miens, mais ceux d’Emmanuel Macron, prononcés en 2020, en pleine crise sanitaire. Des mots du Président de la République qui, comme pour le reste, n’ont hélas été suivis d’aucun effet.
Pourtant, il est vrai que notre pays tient sur des personnes invisibilisées, trop faiblement rémunérées et trop souvent méprisées. Ces personnes sont en majorité des femmes, car, depuis un quart de siècle, notre pays s’est transformé : les classes populaires sont désormais majoritairement féminines. Ce sont d’abord et avant tout des femmes qui fournissent les services essentiels à notre vie commune.
Elles sont plus de 4 millions à exercer ces métiers, 4 millions d’infirmières, d’aides‑soignantes, d’agentes de service hospitalier, de secrétaires médicales, d’aides à domicile, d’agentes d’entretien, de professeures des écoles, d’enseignantes, d’accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH), d’agentes territoriales spécialisées des écoles maternelles (Atsem), de caissières, de vendeuses, d’auxiliaires de vie sociale, d’aides médico-psychologiques, d’auxiliaires de puériculture, d’assistantes maternelles.
Nombre d’entre elles ont endossé un gilet fluorescent sur les ronds-points le 17 novembre 2018. Six ans après le premier acte des « gilets jaunes », elles étaient toujours là samedi dernier pour réclamer justice et partage des richesses, car, comme elles le disent, elles ont du mal à joindre les deux bouts.
Elles étaient en première ligne pendant la pandémie, chaleureusement applaudies chaque soir aux fenêtres par des millions de Français.
Elles ont été les plus touchées par l’odieuse réforme de la retraite à 64 ans, celle dont nous avons voté l’abrogation ce matin même en commission et que nous abrogerons en séance ce jeudi 28 novembre, car ce sont elles, les femmes, qui subissent le plus fortement carrières hachées, temps partiel contraint, horaires fragmentés et faibles salaires.
Les femmes avaient déjà pâti, plus encore que les hommes, des réformes passées : elles sont les premières victimes de l’allongement de la durée de cotisation nécessaire à l’obtention d’une pension à taux plein, de la diminution des majorations de durée d’assurance accordées au titre des enfants, du passage des dix aux vingt-cinq meilleures années pour le calcul de la pension ou encore du système de décote.
Elles seront aussi les plus touchées par les attaques du Gouvernement, notamment par celles de Guillaume Kasbarian, qui souhaite porter à trois jours le délai de carence pour les arrêts maladie des fonctionnaires prétendument fainéants et absentéistes – une mesure qui touchera en premier lieu les métiers les plus pénibles. Sylvie, longtemps auxiliaire de puériculture à Montpellier, est en colère. Elle le dit : l’« usure professionnelle » est importante. « La petite enfance, c’est très intéressant, mais très dur. Il faut beaucoup porter et se pencher. Le dos et les épaules en souffrent. »
Alors que les femmes l’éprouvent dans leur chair, au quotidien, depuis des siècles, la pénibilité de leur travail est invisibilisée et occultée du fait de biais sexistes profondément inscrits dans nos représentations communes. Des stéréotypes sur des emplois perçus comme naturellement féminins, par opposition à d’autres qui seraient naturellement masculins, ce qui conduit à banaliser les risques qui leur sont liés et, ainsi, à minimiser la charge réelle, physique et mentale, du travail.
De nombreuses études ont montré que les femmes sont davantage que les hommes affectées par les troubles musculo-squelettiques (TMS). Elles sont aussi, plus encore qu’eux, exposées aux risques psychosociaux (RPS) au travail. Pourtant, dans les représentations sociales traditionnelles qui, depuis plus d’un siècle, ont modelé notre droit du travail, les risques les plus souvent associés au travail laissent largement les femmes de côté : efforts physiques intenses, exposition au bruit, aux intempéries, aux produits nocifs sont autant de critères de pénibilité qui concernent majoritairement les hommes. Notre droit oublie les spécificités des conditions du travail féminin, tout autant marquées par la pénibilité physique ou mentale : postures contraignantes, gestes répétitifs, bruit de fond permanent d’un niveau sonore trop élevé, tâches morcelées, manque d’autonomie ou de latitude décisionnelle.
Concernant, par exemple, le port de charges lourdes, les hommes soulèvent majoritairement des objets inanimés, tandis que les femmes soulèvent en premier lieu des personnes : nos malades, nos personnes âgées, nos concitoyens les plus vulnérables. Le critère de port de charges lourdes n’est pas non plus appliqué aux quelque 150 000 caissières qui, chaque jour, en scannant nos courses, soulèvent en moyenne plus d’une tonne de produits en une heure. Il ne vaut pas non plus pour les employées de cantine qui portent quotidiennement, à une cadence aussi lourde que répétitive, des kilos de nourriture et de marchandises, des tables, des chaises ou encore de la vaisselle dont le poids total dépasse le seuil de pénibilité des manutentions manuelles de 15 kilogrammes en poids cumulé.
En conséquence de ces biais sexistes, les critères retenus pour déterminer les seuils au‑delà desquels l’exposition à certains de ces facteurs de risques emporte l’acquisition de droits dans le cadre d’un compte professionnel de prévention (C2P), susceptibles d’être utilisés pour suivre une action de formation professionnelle ou partir plus tôt à la retraite, sont défavorables aux femmes.
Ce constat vaut en particulier pour l’exposition au bruit, dont il est tenu compte dans le secteur de l’industrie, mais pas dans les crèches ni les écoles, alors même que les personnels scolaires sont exposés à des niveaux sonores qui dépassent 80 décibels dans les cours de récréation ou dans leurs classes, d’autant que celles-ci sont de plus en plus surchargées.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les femmes représentent à peine le quart des titulaires d’un C2P, un dispositif qui, de l’aveu même de la Cour des comptes, n’est « pas à la hauteur des objectifs qui lui [sont] assignés ».
Le contenu des tableaux de maladies professionnelles est lui aussi révélateur : il a été pensé « au masculin » et selon des critères ouvriéristes, pour les secteurs des mines, de la chimie ou du bâtiment et des travaux publics (BTP), beaucoup moins pour les secteurs féminisés du soin ou encore du nettoyage.
Il est aussi avéré que la pénibilité des métiers « féminisés » fait l’objet d’une sous‑évaluation, voire, dans les cas les plus extrêmes, d’une invisibilisation.
Dans les secteurs de la santé et du social, du nettoyage et de l’intérim, du commerce et des industries de l’alimentation, les femmes exercent des métiers et occupent des postes de travail pour lesquels les risques professionnels sont sous-estimés et les politiques de prévention insuffisamment développées. Or c’est à tort que ces métiers sont perçus comme peu dangereux. Ainsi, les accidents du travail sont plus nombreux dans les activités de services à prédominance féminine – santé, nettoyage, travail temporaire – que dans le secteur du BTP et, contrairement à une idée reçue, les accidents subis par les femmes sont plus graves que ceux subis par les hommes.
J’ajoute, car cela me paraît révélateur d’une réalité que certains refusent de voir, que les accidents du travail touchant les femmes ont augmenté de 41,5 % entre 2001 et 2019 quand ceux touchant les hommes ont diminué de 27 %. Quant aux maladies professionnelles, elles ont connu une hausse significative, à hauteur de 159 %, pendant la même période. Et il faut avoir à l’esprit que beaucoup de maladies à caractère professionnel ne sont pas inscrites dans les tableaux.
Dans ces conditions, à quoi tient donc la sous-évaluation ? Sans doute, pour une large part, au fait que les dangers auxquels les femmes sont confrontées sont moins visibles que ceux auxquels les hommes font face.
Elles souffrent davantage de TMS, qui représentent près de 90 % des maladies professionnelles déclarées et reconnues par la sécurité sociale, puisqu’elles comptent pour 60 % des personnes qui en sont atteintes. Parmi ces femmes, on trouve les professionnelles de la santé humaine et de l’action sociale ou celles de la grande distribution, qui doivent composer avec de fortes contraintes physiques ou biomécaniques. Ces maladies touchent aussi en masse les salariées du secteur du nettoyage, confrontées au caractère répétitif des tâches et à la pénibilité des postures.
Ces mêmes femmes sont surexposées aux RPS, favorisés par des facteurs de nature variée : les horaires atypiques, les perspectives de carrière inexistantes ou faibles, le contact avec la souffrance ou la détresse humaine, les tensions avec le public, les conflits de valeurs, pour ne citer que ceux-là.
Là encore, le phénomène se manifeste avec une intensité aiguë dans les secteurs notablement « féminisés » : celui du soin, dans lequel tant les exigences émotionnelles que les contraintes organisationnelles sont fortes ; celui du nettoyage, dans lequel le manque d’autonomie des travailleurs est patent et l’isolement marqué ; celui de la grande distribution, où les rapports avec la clientèle peuvent engendrer du stress, voire être empreints de violence.
Du reste, on le sait, les femmes sont également confrontées à des violences sexuelles et sexistes sur le lieu ou dans les relations de travail, qui produisent quantité de dommages. Les chiffres sont alarmants. Huit femmes sur dix considèrent être régulièrement confrontées à des attitudes ou des décisions à caractère sexiste dans le monde du travail, avec les répercussions négatives que l’on sait. Les témoignages que j’ai recueillis me laissent penser que les choses n’ont pas vraiment changé.
Ce tableau déjà très sombre n’est toutefois pas complet. En effet, les femmes sont exposées à d’autres facteurs de risques mal estimés et mal prévenus, qui sont la cause d’affections physiques ou psychiques mal réparées. Un seul exemple : les agents cancérigènes, en particulier dans les secteurs du soin et du nettoyage, responsables du déclenchement de cancers qu’il est très difficile de faire reconnaître comme maladies professionnelles.
Dans les domaines de la prévention des atteintes à la santé au travail et de la compensation de la pénibilité associée aux activités exercées en majorité par les femmes, l’action du Gouvernement n’est pas à la hauteur des enjeux. La situation a empiré à la suite des réformes plus injustes les unes que les autres adoptées depuis 2017.
Soyons clairs : cette proposition de loi ne réglerait pas tous les problèmes. Mais elle met en lumière les difficultés des personnes qui exercent ces métiers essentiels et propose des solutions concrètes pour que soit mieux reconnue et prise en compte l’exposition aux dangers de tous ordres dans les secteurs « féminisés ».
L’article 1er tend à ajouter à la liste des facteurs de risque professionnel énumérés dans le code du travail, qu’il incombe à l’employeur de prévenir, ceux liés à des « contraintes émotionnelles fortes » que certaines activités, dont les contours seraient tracés par la loi, sont susceptibles de créer.
Parce qu’il ne serait ni juste, ni pertinent de faire évoluer la législation au seul bénéfice des salariés de la sphère privée, l’article 2 intègre les emplois dont l’exercice implique des « contraintes émotionnelles fortes » au classement des emplois de la fonction publique relevant de la catégorie active, de sorte que leurs titulaires soient autorisés, eux aussi, à liquider par anticipation leur pension de retraite.
Enfin, le troisième article soumet l’employeur à l’obligation de déclarer l’exposition des travailleurs à ces facteurs de risque ainsi qu’aux quatre facteurs qu’Emmanuel Macron a supprimés en 2017 par les ordonnances Pénicaud – les manutentions manuelles de charges, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et les agents chimiques dangereux –, de sorte qu’ils acquièrent des droits en vertu de ce dispositif et puissent en faire usage pour, entre autres, partir plus tôt à la retraite. Cet article apporte quelques retouches à la définition des facteurs de pénibilité en vigueur afin de mieux prendre en compte les métiers majoritairement exercés par les femmes, s’agissant notamment du bruit, du port de charges et de l’exposition aux produits toxiques.
Je forme le vœu que ce texte soit largement voté, car le contraire porterait préjudice à plus de 4 millions de personnes. Qu’il soit voté pour les 600 000 aides à domicile, qui prennent soin de nos parents et de nos grands-parents ; pour les assistantes maternelles, dont 15 % sont à la tête de familles monoparentales et 30 % à temps partiel, dont 61 % ne s’arrêtent pas de travailler, même malades, par peur de perdre leurs contrats ; pour les infirmières, dont la charge de travail a doublé en dix ans, dont l’espérance de vie est inférieure de sept ans à celle des autres femmes, dont 20 % arrivent à la retraite avec une invalidité. Que ce texte soit voté pour les 136 000 AESH, qui subissent le temps partiel et gagnent 900 euros nets par mois en moyenne ; pour les 50 000 Atsem ; pour les aides-soignantes ; pour les agentes des services hospitaliers ; pour les agentes d’entretien, coiffeuses, esthéticiennes, exposées aux produits cancérigènes ; pour les professionnelles de la petite enfance ; pour les vendeuses et les caissières ; pour les professeures et les enseignantes. Que cette loi soit votée pour toutes ces femmes.
Mme Annie Vidal, présidente. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Emmanuel Taché de la Pagerie (RN). Le code du travail prévoit que les entreprises de plus de cinquante salariés soient soumises à une négociation obligatoire relative à l’exposition aux facteurs de risque professionnel. Cette négociation permet d’aboutir à des mesures de prévention offrant la possibilité aux employeurs et aux salariés d’anticiper les effets de cette exposition.
La France insoumise suggère d’ajouter aux trois facteurs de risque professionnel existants une quatrième catégorie, les « contraintes émotionnelles fortes ». Cette formule n’a aucune valeur scientifique ni juridique et se prête à une interprétation subjective.
Le RN a une proposition concrète à vous faire, autrement plus ambitieuse : reconnaître juridiquement les risques psycho-sociaux. Ce progrès social majeur, sans créer aucune charge ni pour l’État ni pour la sécurité sociale, garantira aux employés et salariés, en particulier ceux du secteur social et médico-social, une meilleure protection contre la pénibilité des métiers féminisés.
Mme Joséphine Missoffe (EPR). La proposition de loi vise à mieux prendre en compte la contrainte émotionnelle et les risques de nombreux métiers où les femmes sont encore surreprésentées. Le groupe Ensemble pour la République estime ces motivations louables, mais n’est pas d’accord avec les méthodes préconisées.
S’agissant des contraintes émotionnelles, la protection de la santé mentale des travailleurs par l’employeur est déjà une obligation consacrée par l’article L. 4121-1 du code du travail, auxquels s’ajoutent les accords nationaux interprofessionnels (ANI) de 2008, 2010 et 2013 portant respectivement sur le stress, le harcèlement et la violence et la qualité de vie au travail.
Depuis 2017, notre modèle de santé au travail repose sur une double logique de prévention et de compensation et sur une orientation claire : mieux vaut prévenir que guérir.
Dans sa rédaction actuelle, la proposition de loi vise à intégrer la contrainte émotionnelle aux facteurs de risque pris en compte dans le cadre du C2P. Nous sommes convaincus que cette bataille se gagnera plutôt par une meilleure prévention au travail, davantage de moyens pour le travail et une meilleure organisation du travail.
En ce qui concerne l’extension du cadre du C2P, le texte revient à l’article 3 sur une ordonnance que le Président de la République a signée en 2017 pour pallier des difficultés de mise en œuvre fragilisant le dispositif précédent. Mais d’autres instruments protègent déjà contre les risques mentionnés, comme la possibilité d’un départ anticipé à la retraite ou le fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle, instauré en 2023.
Nous constatons comme vous la nécessité d’une meilleure adéquation entre les facteurs de risque professionnel et la réalité quotidienne du travail. Dans cet esprit, nous voulons aller plus loin que les ajustements proposés dans le texte et demandons une réflexion plus complète sur l’évaluation des risques professionnels, d’abord dans le secteur social et médico-social, l’un des premiers touchés par le problème.
Mme Mathilde Hignet (LFI-NFP). L’examen de cette proposition de loi est un beau symbole à la veille du centenaire de la grève des sardinières, une grève de six semaines lancée par des ouvrières de conserveries de poisson à Douarnenez pour protester contre la pénibilité de leurs tâches et demander une augmentation de salaire. Je pense aussi à Rachel Keke, ancienne députée, qui a lutté pendant vingt-deux mois avec les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles – un métier féminisé dans lequel les cadences imposées sont de plus en plus contraignantes sans qu’aucune pénibilité y soit reconnue.
Ces luttes révèlent le manque de reconnaissance des spécificités de genre dans le monde du travail. Près de 70 % des femmes exercent des métiers dits féminisés. Les femmes sont surreprésentées dans les métiers du soin et des services aux particuliers – infirmières, caissières, AESH, enseignantes, agentes d’entretien. Mais les métiers « féminisés » comportent-ils moins d’exigences spécifiques que les autres ? La présentation de la rapporteure nous démontre bien que non. Si les exigences physiques peuvent être moins spectaculaires dans leur cas, elles sont bien là. Pensez-vous qu’une aide à domicile qui doit s’occuper chaque jour de nos aînés, les porter, les laver ou qu’une caissière qui soulève en moyenne une tonne de marchandises par heure ne font pas d’effort physique ? Pourtant, leur situation n’est pas prise en compte dans le cadre des risques professionnels. Il est donc indispensable de revoir les facteurs de risque pour tenir compte des contraintes des métiers « féminisés », jusqu’ici invisibilisés.
Les femmes sont surreprésentées dans les métiers du lien. Elles s’occupent des enfants en tant qu’enseignantes ou AESH, des aînés en tant qu’aides à domicile ou aides‑soignantes en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Quand ces métiers ne bénéficient pas de la reconnaissance qu’ils méritent, ils peuvent avoir un impact sur la santé mentale. Cela peut être le cas quand on accompagne des enfants en situation de handicap ou victimes de violences domestiques : la souffrance des personnes dont elles s’occupent rejaillit sur les travailleuses du lien. Pourtant, la santé mentale reste un tabou. C’est pourquoi les contraintes émotionnelles doivent être prises en compte parmi les facteurs de risque.
Je rappelle que, depuis le 8 novembre à 16 heures 48 et jusqu’à la fin de l’année, les femmes travaillent gratuitement du fait des inégalités salariales. Le revenu salarial moyen des femmes reste inférieur de 23,5 % à celui des hommes. Reconnaître la pénibilité des métiers « féminisés » est le minimum.
Mme Sandrine Runel (SOC). Caissières, infirmières, aides-soignantes : plus de 66 % de ces femmes déclarent ne pas être capables d’exercer leur travail jusqu’à la retraite. Il existe dans notre pays une pénibilité qui ne dit pas son nom : celle que vivent les femmes qui prennent soin de nous, de nos anciens, de nos enfants, ces travailleuses de première ligne que nous avons applaudies pendant le covid.
Il est grand temps de sortir d’une vision purement ouvriériste de la pénibilité, et de prendre en considération les conséquences des horaires atypiques, de l’exposition à des risques chimiques et biologiques, des contraintes posturales et articulaires sur la santé des femmes. Cela passe non seulement par le rétablissement des quatre critères de pénibilité supprimés du C2P en 2017, mais aussi par leur évolution. Je salue donc la démarche de ma collègue Gabrielle Cathala, qui propose, par exemple, de prendre en compte le poids cumulé des charges ou d’ajouter les produits d’entretien à la liste des agents chimiques jugés dangereux, actuellement réduite aux seuls produits chimiques industriels.
Mais la pénibilité, ce n’est pas uniquement l’usure du corps : c’est aussi la charge psychosociale. Travailler quotidiennement au contact de personnes malades, vulnérables socialement ou mentalement, est évidemment pénible. Or, depuis 2017, nous avons l’impression que vous ne comprenez pas que ces femmes ne pourront pas exercer leur métier jusqu’à l’âge de la retraite. Cela dénote d’une profonde méconnaissance du monde du travail.
Heureusement, nous avons adopté ce matin une proposition de loi d’abrogation de la retraite à 64 ans, cette réforme si injuste qui n’a rien fait pour prévenir et reconnaître la pénibilité tout au long de la carrière et au moment de la retraite. Il est temps de légiférer pour prendre en compte cette pénibilité dans les métiers les plus féminisés : nous le devons à nos travailleuses, et à toutes celles et tous ceux qu’elles accompagnent et protègent au quotidien.
M. Nicolas Turquois (Dem). Contrairement à ce matin, je n’aborderai pas de manière légère et imagée l’examen du troisième des quatre textes inscrits à l’ordre du jour de votre niche qui relève de la commission des affaires sociales. Vous êtes évidemment parfaitement libres d’y inscrire les textes que vous voulez, mais vous savez pertinemment qu’en raison de leur nombre, la proposition de loi que nous nous apprêtons à examiner n’a aucune chance d’être discutée en séance publique. C’est d’autant plus regrettable que ce sujet mériterait un véritable débat.
Le groupe Les Démocrates tient à dénoncer le cynisme avec lequel vous détournez et instrumentalisez le travail législatif à votre seul profit : non seulement le travail des parlementaires, de leurs collaborateurs et des services de l’Assemblée nationale n’a pas vocation à servir votre communication, mais en plus, en privilégiant les effets d’annonce à une volonté réelle et déterminée de faire concrètement avancer les choses, vous ne faites que décevoir les attentes des femmes que vous prétendez défendre – et c’est plus regrettable encore. Si vous tenez tant à améliorer le quotidien des femmes qui exercent des métiers pénibles, pourquoi ne pas inscrire ce texte en premier point de l’ordre du jour, plutôt qu’en sixième, afin de vous assurer qu’il sera examiné ?
Sur le fond, nous souscrivons évidemment à votre volonté de mieux reconnaître la pénibilité auxquelles les femmes sont exposées dans certains métiers. Néanmoins, ignorant complètement la négociation entre les partenaires sociaux, vous retenez dans ce texte une définition relativement large des activités pénibles qui seraient particulièrement féminisées, sans aucune concertation. Ainsi, tout fonctionnaire qui serait exposé à une activité en lien avec la prise en charge de victimes de violences verbales pourrait partir à la retraite dix ans avant l’âge légal : ce n’est pas une réponse crédible au problème que vous soulevez.
Les Démocrates ne vous ont pas attendus pour se mobiliser en faveur d’une meilleure prise en compte de la pénibilité. En 2023, lors de l’examen de la réforme des retraites, un amendement permettant d’instaurer des entretiens d’évolution professionnelle aux âges clés de la vie pour les travailleurs effectuant des métiers pénibles a été adopté à notre initiative.
Déplorant votre approche d’un sujet aussi important, nous voterons contre cette proposition de loi.
M. François Gernigon (HOR). Cette proposition de loi a pour objectif de mieux reconnaître la pénibilité des métiers « féminisés », dans lesquels les femmes sont majoritairement en première ligne. Aides-soignantes, auxiliaires de vie, agentes de nettoyage, éducatrices : bien plus que des emplois, ces métiers sont une vocation, un sacrifice, un acte de dévouement quotidien. Les femmes qui les exercent portent sur leurs épaules le soin des autres, la dignité des plus fragiles et, souvent, la paix sociale. Pourtant, leur labeur reste trop souvent dans l’ombre, invisible aux yeux même de ceux qui en bénéficient. Ces mains qui soignent, qui nettoient, qui éduquent, qui apaisent, méritent bien plus que des applaudissements éphémères : elles méritent notre respect durable, notre reconnaissance sincère et notre engagement. C’est pourquoi le groupe Horizons & Indépendants soutient l’objectif de ce texte.
Dans une volonté louable de reconnaître davantage la pénibilité des métiers majoritairement exercés par des femmes, votre texte vise à ajouter les contraintes émotionnelles fortes à la liste des facteurs de risques professionnels, et à y réintroduire les quatre facteurs de risques supprimés par l’ordonnance de 2017. Or, s’ils ont été supprimés, c’est précisément parce qu’ils complexifiaient de manière excessive l’appréciation de la pénibilité au travail. L’expérience a confirmé la nécessité de se concentrer sur des critères de pénibilité clairs, mesurables, applicables. La réintroduction de ces critères, jugés source de confusion, voire inapplicables par les employeurs, risquerait de conduire à une appréciation inégale de la pénibilité selon les secteurs et, partant, de nuire à l’efficacité globale du dispositif.
Pour ces raisons, le groupe Horizons & Indépendants s’opposera à cette proposition de loi, au profit du travail transpartisan auquel le Premier ministre s’est engagé à participer lors de sa déclaration de politique générale.
Mme Karine Lebon (GDR). Cette proposition de loi pose une question restée trop longtemps absente du débat public, et je salue donc votre démarche.
Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques, en 2022, les femmes étaient davantage exposées aux RPS que les hommes, parce qu’elles exercent plus souvent des métiers de services, qui les exposent tout à la fois à des situations émotionnelles complexes, à de fortes exigences physiques, et à de fortes contraintes d’organisation du temps de travail qui se répercutent sur leur vie personnelle.
Selon la consultation réalisée par la CGT auprès de professionnels du soin et du lien, qui a conforté ce constat, les contraintes physiques de ces métiers sont même similaires à celles des travailleurs manuels : port de charges lourdes, positions inconfortables, gestes répétitifs, nuisances sonores. Ces travailleurs sont également exposés à des produits potentiellement dangereux et à la saleté, et contraints à une proximité physique susceptible d’augmenter les risques d’infection virale.
Selon une étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), les pénibilités subies par les femmes au travail sont trop souvent rendues invisibles par les biais de genre et une insuffisante prise en compte des spécificités d’exercice de leur métier.
Cette proposition de loi, qui vise à inscrire un nouveau facteur de risque professionnel dans le code du travail – les « contraintes émotionnelles fortes » – et à améliorer leur prise en compte au titre du compte personnel de prévention de la pénibilité, constitue donc une avancée en matière de reconnaissance de la pénibilité des métiers majoritairement occupés par des femmes. Elle permet de questionner les critères de pénibilité, aujourd’hui insuffisants pour prendre en compte les risques spécifiques aux métiers à dominance féminine : ces « contraintes émotionnelles fortes » sont pourtant l’expression de la mutation des métiers et des conditions de travail.
Nous devons faire évoluer la définition de la pénibilité et ses modalités de reconnaissance pour l’ensemble des travailleurs. Or les avancées obtenues pour les femmes profiteront aussi aux hommes. Investir dans l’humain est tout aussi nécessaire que de prendre en compte les conditions de travail de la moitié de la population.
Je terminerai avec une pensée pour cette mère, fleuriste de profession, qui, depuis le décès de sa fille de 11 ans d’un cancer, se bat pour faire reconnaître l’exposition des fleuristes aux pesticides, plus importante encore que celle des agriculteurs.
Mme Josiane Corneloup (DR). Cette proposition de loi visant à reconnaître la pénibilité des métiers dits « féminisés » entend améliorer la protection des femmes par le code du travail. Si les objectifs du texte sont louables, ses auteurs oublient que la pénibilité et la sinistralité au travail sont loin de ne concerner que les métiers dits « féminisés » : au contraire, les hommes sont davantage exposés encore à la pénibilité et au risque d’accident du travail, qui concerne 57 % des hommes contre seulement 43 % des femmes. Dans le secteur privé, une personne concernée sur deux est un ouvrier, une catégorie qui compte près de 70 % d’hommes.
Sans nier la pénibilité des métiers les plus féminisés, présents principalement dans les secteurs du soin, des services à la personne, du social et du médico-social, nous devons chercher à améliorer la prévention et la santé pour tous, plutôt que de catégoriser les métiers pénibles en fonction du genre. Afin de contribuer au développement de la culture de prévention dans l’entreprise, il faut inciter les comités sociaux et économiques à sensibiliser l’ensemble des salariés aux questions de santé et de sécurité au travail, en partageant régulièrement, avec le plus grand nombre, les connaissances sur les risques et leur prévention, mais aussi renforcer les moyens de l’assurance maladie consacrés aux programmes de prévention de trois risques professionnels majeurs – TMS, manipulation de produits chimiques et chutes.
Par ailleurs, nous sommes opposés à l’ajout d’un risque intitulé « contraintes émotionnelles fortes », dont la définition juridique est plus que floue et la portée plus large que les seuls métiers du sanitaire, du social et de l’éducation. Le texte ne précise d’ailleurs pas comment l’inspection du travail contrôlera la conformité des conditions de travail à cette nouvelle disposition.
Aussi, le groupe Droite Républicaine votera contre ce texte.
Mme Sophie Taillé-Polian (EcoS). Je tiens tout d’abord à remercier mes collègues de La France insoumise de mettre au cœur de nos débats la question du travail des femmes, encore plus durement touchées que les hommes par l’inique réforme des retraites qui nous a été imposée en 2023.
Le précédent gouvernement avait d’ailleurs promis une grande loi sur le travail, qui devait être l’occasion d’aborder la question de la pénibilité : nous l’attendons toujours. D’ici à ce qu’il se décide à agir, il est donc bienvenu que les groupes du Nouveau Front populaire – en particulier La France insoumise – prennent à bras-le-corps le sujet de la pénibilité des métiers dits féminisés.
En effet, si les conditions de travail se sont améliorées dans certains secteurs principalement masculins, comme le BTP, la pénibilité des activités féminisées, comme le secteur de l’aide à domicile et des services médico-sociaux, s’est significativement accrue. Selon un rapport de la Cour des comptes, le nombre de jours d’arrêts de travail imputables à un accident du travail ou à une maladie professionnelle dans le secteur médico-social était trois fois supérieur à la moyenne constatée dans l’ensemble des autres secteurs en France. La proportion de femmes souffrant de TMS a également beaucoup augmenté, et atteint aujourd’hui 60 %. Il est donc grand temps de reconnaître que les métiers tertiaires et féminisés sont eux aussi très exposés à la pénibilité, et d’agir enfin.
Historiquement, les risques liés aux métiers dits masculins ont conduit à des accidents plus graves, entraînant de fait la sous-estimation, voire l’invisibilisation, des risques spécifiques liés aux métiers plus féminisés. Il convient donc de rééquilibrer la prise en considération des risques, afin d’assurer une meilleure prévention, une meilleure protection et une meilleure réparation à tous les salariés : c’est tout l’objet de ce texte, que le groupe Écologiste et Social soutiendra.
Mme Annie Vidal, présidente. Nous en venons aux questions des autres députés.
M. Matthias Tavel (LFI-NFP). Monsieur Turquois, si La France insoumise inscrit tant de textes dans sa niche, c’est précisément parce qu’elle ne maîtrise l’ordre du jour qu’une fois par an ! Si vous souhaitez si ardemment que cette proposition de loi soit inscrite à l’ordre du jour d’une semaine de l’Assemblée, n’hésitez pas à en faire la demande. Quoi qu’il en soit, j’espère que nous pourrons l’examiner en séance la semaine prochaine.
Je tiens à remercier la rapporteure pour son travail sur ce texte, qui répond à des situations sur lesquelles j’ai été alerté dans ma circonscription. Lors de la réforme des retraites, j’ai rencontré des femmes assurant le nettoyage de sites industriels dans le bassin de Saint-Nazaire, comme l’usine Airbus ou les Chantiers de l’Atlantique. Elles m’expliquent que très tôt, parfois même dès 40 ans, elles souffrent de douleurs aux coudes, aux genoux, au dos, du fait de leur métier.
Face à cette situation, la première réponse est évidemment l’abrogation de la réforme des retraites – nous nous y sommes employés ce matin. Mais il faut aller plus loin et permettre aux travailleurs soumis à la pénibilité de partir de manière anticipée. Au-delà des métiers de l’entretien, cela concerne aussi le secteur social et médico-social, et l’enseignement.
J’en profite pour dénoncer les propos scandaleux tenus récemment par le multirécidiviste Nicolas Sarkozy : non, les enseignants ne travaillent pas que 24 heures par semaine ! Et ils le font dans des classes surchargées, contraints, lorsqu’ils interviennent auprès des plus jeunes enfants, de se baisser sans cesse pour être à leur hauteur. Dans de telles conditions, je mets quiconque au défi d’exercer ce métier jusqu’à l’âge de départ en retraite que vous avez imposé l’année dernière – et que nous allons, fort heureusement, avancer.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). La reconnaissance de la pénibilité doit beaucoup aux luttes syndicales dans l’industrie, secteur très masculinisé. Si la reconnaissance de la pénibilité spécifique à certains métiers très féminisés a tant tardé à être inscrite à l’agenda politique, c’est autant à cause de ce biais sexiste qu’en raison de la faiblesse de l’engagement syndical dans ces métiers, qui imposent souvent une grande dispersion – cumul d’employeurs ou de clients, émiettement des horaires.
La pénibilité de certains métiers est souvent occultée par l’engagement présupposé et les compétences naturelles que l’on prête à celles qui les exercent. C’est le cas, par exemple, des métiers de la petite enfance : il est forcément agréable de s’occuper des enfants en crèche ou en maternelle ! Et pourtant, c’est aussi pénible de subir le bruit et de se casser en deux plusieurs heures dans la journée pour prendre soin des petits, surtout quand on vieillit. C’est aussi le cas des métiers de l’accompagnement des personnes âgées, qui implique notamment le port de corps lourds.
Tous ces facteurs spécifiques aux métiers féminisés, déjà particulièrement pénalisés par la suppression des critères de pénibilité décidée par Emmanuel Macron, sont aujourd’hui insuffisamment pris en considération. Je remercie donc la rapporteure pour cette proposition de loi indispensable.
Mme la rapporteure. Monsieur Taché de la Pagerie, comme je l’ai expliqué, la reconnaissance de la notion de contrainte – ou d’exigence – émotionnelle forte est une demande forte du secteur. On la retrouve d’ailleurs dans un récent rapport du Sénat consacré à la santé des femmes au travail. Je serai donc défavorable à votre amendement, qui vise à remplacer cette notion par une référence aux « risques psycho-sociaux ».
Madame Missoffe, je comprends que vous soyez mal à l’aise, car l’article 3 du texte tend à revenir sur la suppression, en 2017, des quatre critères de pénibilité par les ordonnances Pénicaud. Sous couvert d’améliorer le texte, votre amendement à l’article 1er ne ferait au contraire que le rendre plus vague et donc inopérant. J’y serai donc défavorable.
Monsieur Turquois, votre intervention était caricaturale : reprocher à un groupe qui ne maîtrise l’ordre du jour qu’une seule fois par an de vouloir susciter un débat sur un sujet qui concerne 4 millions de personnes est pour le moins étonnant. Si vous voulez vraiment que ce texte soit débattu lors d’une semaine de l’Assemblée, n’hésitez pas à le soutenir : j’ai proposé à tous les collègues de le cosigner, mais vous n’avez pas répondu. Cela nous éviterait au passage de consacrer ces tribunes censées être transpartisanes à des sujets aussi inutiles que la fraude sociale ou la répression des mineurs, comme ce sera le cas en décembre.
Certes, ce texte n’est inscrit qu’en sixième point de l’ordre du jour de jeudi prochain. Mais si chacun se tient correctement, respecte le débat, et que personne ne fait d’obstruction sur la proposition de loi pour abroger la retraite à 64 ans, son examen sera plié en une heure et demie et nous aurons amplement le temps ensuite d’examiner tous les autres textes. Et même si ce n’était pas le cas, rien n’empêche un autre groupe du NFP de décider de l’inscrire dans sa propre niche. Nous ne travaillons donc pas pour rien.
Monsieur Gernigon, contrairement à ce que vous affirmez, les quatre critères supprimés en 2017 ne l’ont pas été parce qu’ils étaient inopérants, mais parce que le Medef voulait faire des économies ! Je note par ailleurs que, comme beaucoup d’autres, vous employez le champ lexical du « sacrifice » et du « dévouement » de celles qui exercent ces métiers. On a tendance à héroïser ces professions – comme s’il était formidable de travailler 50 heures par semaine pour un Smic et, à la retraite, une pension médiocre ! Comme si, aussi, ces professionnelles se satisfaisaient de n’être applaudies que lors d’une pandémie, avant de retomber dans l’oubli.
Avec cette proposition de loi, nous proposons d’agir concrètement pour que la pénibilité de leurs métiers soit reconnue et qu’elles puissent bénéficier d’une retraite anticipée. Cette proposition fait partie d’un ensemble plus large de propositions dont nous ne pourrons pas toutes discuter lors de notre niche – lutte contre le temps partiel contraint, dégel du point d’indice, augmentation des salaires, création d’un grand service public national de la petite enfance, ou encore, mesure féministe centrale, retraite à 60 ans avec quarante annuités. Il est d’ailleurs étonnant que ceux qui prétendent défendre le travail des femmes soient favorables à la retraite à 65 ans, une mesure qui serait évidemment un désastre pour les professions les plus pénibles.
Madame Corneloup, vous nous reprochez d’être trop restrictifs, arguant que les hommes souffrent aussi de la pénibilité au travail. Nous ne le nions pas, et c’est bien pour cela qu’en 2023, nous défendions aussi les égoutiers, les éboueurs, tous ceux qui exercent des métiers pénibles et qui pâtiront le plus du recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Le nombre de morts au travail augmente, et nous avons donc également formulé de nombreuses propositions pour prévenir les accidents du travail. On ne peut pas en dire autant de vous, qui êtes favorable à la retraite par capitalisation à 65 ans !
Madame Lebon, vous avez dénoncé à juste titre l’exposition aux pesticides des 30 000 femmes fleuristes en France : comme l’illustre l’exemple récent que vous avez cité, cette exposition les met en danger. D’autres métiers, que je n’ai pas cités dans mon intervention liminaire, sont exposés à des facteurs de risques particulièrement graves : les agentes d’entretien des centrales nucléaires et les femmes travaillant dans les cabinets de radiologie, exposées à la radioactivité, ou les coiffeuses et les esthéticiennes, condamnées à inhaler à longueur de journée des produits cancérigènes.
Article 1er : Faire des facteurs liés à des contraintes émotionnelles fortes des facteurs de risques professionnels au sens du I de l’article L. 4161‑1 du code du travail
Amendement AS2 de Mme Joséphine Missoffe
Mme Joséphine Missoffe (EPR). L’article 1er vise à ajouter à la liste des facteurs de risques professionnels prévue à l’article L. 4161-1 du code de travail la référence aux « contraintes émotionnelles fortes » imposées par certaines activités, comme les métiers du soin et du lien.
Bien que louable, l’intention est déjà satisfaite par l’article L. 4121-1 du code du travail, qui dispose que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». L’ANI du 2 juillet 2008 relatif au stress au travail mentionne même explicitement les pressions émotionnelles comme une composante du stress au travail, lui-même considéré comme un RPS.
Néanmoins, puisque nous partageons votre attachement au bien-être et à la santé au travail, nous proposons, par cet amendement, d’ajouter plutôt à la liste des principes généraux de prévention incombant à l’employeur l’obligation de tenir compte de « facteurs subjectifs » – puisque c’est le terme retenu par les partenaires sociaux dans l’ANI – susceptibles de provoquer ou d’aggraver un état de stress au travail.
Mme la rapporteure. Le problème, c’est que vous ne complétez pas l’article 1er : vous le remplacez par une nouvelle rédaction, moins protectrice pour les femmes qui exercent les métiers visés par le texte.
Contrairement à ce que vous prétendez, les dispositions prévues à l’article 1er ne sont pas satisfaites par le droit actuel : l’employeur est effectivement tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, mais pas de prévenir spécifiquement les risques liés aux contraintes émotionnelles fortes. Et pour cause : contrairement à d’autres risques professionnels, comme la manutention manuelle de charges, les postures pénibles, les risques chimiques, les températures extrêmes ou encore le bruit, elles ne figurent pas dans le code du travail – c’est tout l’objet de l’article 1er.
Juger cette précision superfétatoire reviendrait, en quelque sorte, à considérer que la liste des différents RPS qui figure dans le code du travail est inutile. C’est étonnant.
En outre, l’article 3 de la proposition de loi vise à obliger les employeurs à déclarer l’exposition des travailleurs à tous les facteurs de risques professionnels, afin qu’ils puissent acquérir des droits au titre de ces risques et utiliser leur C2P de la pénibilité pour financer une formation ou un complément de rémunération en cas de réduction de la durée de travail, ou demander un départ anticipé à la retraite. Or, si nous modifions l’article 1er, les salariés exposés à des contraintes émotionnelles fortes seront privés de cette possibilité. C’est pourtant tout l’enjeu de cette proposition de loi. Il me semble donc préférable de nous en tenir à la rédaction actuelle.
Mme Sandrine Runel (SOC). Le groupe Socialistes et apparentés ne soutiendra pas cet amendement, qui vide complètement l’article 1er de son sens et dénature le texte. L’intérêt d’inscrire ce nouveau risque dans la loi est précisément de ne pas s’en remettre uniquement à la bonne volonté de l’employeur pour prendre des mesures visant à protéger les professionnels exerçant ces métiers ou, à tout le moins, à les accompagner et les soulager.
En tant que parlementaires, nous devons nous assurer que la pénibilité est non seulement reconnue, mais aussi prise en charge équitablement dans tout le territoire.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS1 de M. Emmanuel Taché de la Pagerie
M. Emmanuel Taché de la Pagerie (RN). L’article 1er vise à créer une nouvelle catégorie de risques professionnels. Lors de son audition, la directrice de l’union régionale des professionnels de santé des Hauts-de-France avait jugé préférable de l’intituler « risques psycho-sociaux » plutôt que « contraintes émotionnelles fortes » – d’où cet amendement.
La reconnaissance juridique des RPS constituerait un progrès social majeur : elle permettrait de s’assurer que ces risques font l’objet d’une attention particulière dans le cadre des négociations obligatoires sur l’exposition aux facteurs de risques professionnels, et donc que les employeurs sont tenus de proposer des mesures de prévention spécifique en la matière. Cela ne créerait aucune charge, ni pour la sécurité sociale, ni pour l’État.
Mme la rapporteure. Cette proposition n’a pas été soutenue par les partenaires sociaux, les représentants des caisses de retraite, les sociologues et les autres professionnels que nous avons entendus.
La notion de « contraintes émotionnelles fortes » me semble assez claire, d’autant qu’elle est déclinée selon les secteurs d’activité. Au reste, elle pourra toujours être précisée davantage par voie réglementaire. En réalité, cette notion n’importe pas tant que les droits créés par l’article 1er.
Avis défavorable.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS6 de Mme Gabrielle Cathala
Mme la rapporteure. Cet amendement rédactionnel vise à supprimer l’alinéa 8. Lors du dépôt de la proposition de loi, nous avions indiqué qu’il revenait à la Haute Autorité de santé d’énumérer les catégories d’activités susceptibles d’être concernées par le nouveau risque, mais cette dernière n’est pas en mesure de remplir cette fonction, et l’article L. 4161-1 du code du travail prévoit déjà que les précisions sur les facteurs de risques professionnels relèvent du domaine réglementaire.
La commission adopte l’amendement.
Puis elle adopte l’article 1er modifié.
Après l’article 1er
Amendement AS3 de Mme Joséphine Missoffe
Mme Joséphine Missoffe (EPR). Malgré nos divergences politiques, nous serons tous d’accord pour reconnaître que les métiers du secteur social et médico-social jouent un rôle essentiel pour assurer le maintien du lien social, la prise en charge des personnes vulnérables et la cohésion de notre société.
Ces professions, majoritairement exercées par des femmes, imposent des conditions de travail particulièrement exigeantes, sur le plan physique et mental. À l’image du rapport sur la pénibilité du métier d’infirmière libérale demandé à l’Inspection générale des affaires sociales en mars dernier par Frédéric Valletoux, cet amendement vise à demander un rapport tendant à évaluer l’adéquation des facteurs de risque professionnels et des critères de pénibilité actuellement définis avec les RPS spécifiques au secteur social et médico-social, et, pour chaque facteur de risque, de fournir une définition susceptible d’être inscrite dans la loi et de déterminer les seuils d’expositions. Cela permettra d’évaluer objectivement les contraintes subies par les professionnels.
Mme la rapporteure. Le rapport que vous demandez serait circonscrit au seul secteur social et médico-social. Or, comme je l’ai expliqué, les métiers du secteur du nettoyage, mais aussi les esthéticiennes ou les coiffeuses, par exemple, présentent des risques professionnels spécifiques.
Par ailleurs, ce rapport aurait vocation à définir les facteurs de risques professionnels et à déterminer les seuils d’exposition. J’en déduis que l’article 1er du texte, qui a précisément cet objectif, n’était finalement pas si inutile que vous avez voulu le laisser croire !
Enfin, la santé des femmes au travail, et en particulier le thème de la pénibilité, a déjà fait l’objet de nombreux travaux menés par différents acteurs – la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat, la Dares, des sociologues. Les objectifs du rapport que vous demandez étant déjà satisfaits, j’émettrai un avis défavorable.
La commission rejette l’amendement.
Article 2 : Intégrer à la liste des emplois de la fonction publique classés en catégorie active les emplois impliquant des contraintes émotionnelles fortes
La commission adopte l’article 2 sans modification.
Article 3 : Soumettre l’employeur à l’obligation de déclarer l’exposition des travailleurs à tous les facteurs de risques professionnels recensés au I de l’article L. 4161‑1 du code du travail
La commission adopte successivement les amendements rédactionnels AS4 et AS5 de Mme Gabrielle Cathala, rapporteure.
Puis elle adopte l’article 3 modifié.
Article 4 : Gage de recevabilité financière
La commission adopte l’article 4 non modifié.
Puis elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.
La réunion est suspendue de dix-sept heures à dix-sept heures cinq.
*
La commission procède ensuite à l’examen de la proposition de loi visant à instaurer une rémunération maximale dans les entreprises (n° 412) (M. Matthias Tavel, rapporteur).
M. Matthias Tavel, rapporteur. Au regard des rémunérations astronomiques et indécentes versées ces dernières années aux dirigeants des plus grandes entreprises, cette proposition de loi répond à un véritable besoin.
« C’est choquant, c’est excessif » : tels sont les mots que le président de la République employait en 2022 pour qualifier la rémunération de Carlos Tavares, directeur général du groupe automobile Stellantis. Cette année encore, ce dernier défrayait la chronique et répondait, en provoquant le Parlement : « Si vous estimez que ce n’est pas acceptable, faites une loi. » Il venait d’augmenter sa rémunération de 56 % pour la porter à 36,5 millions d’euros, soit 100 000 euros par jour ou encore 1 700 fois le Smic ! Qui peut prétendre valoir 1 700 fois plus qu’une autre personne, ou avoir des besoins 1 700 fois supérieurs ? Personne. « Faites une loi », nous a-t-il dit : nous y sommes. Le Parlement est mis au défi, je vous propose de relever le gant.
Quelques chiffres nous mettront d’accord. En 2023, la rémunération totale moyenne des présidents exécutifs des entreprises du CAC40 s’établissait à 7,1 millions d’euros par an, en hausse de 37 % par rapport à la situation d’avant la crise, en 2019. Carlos Tavares n’est pas le seul concerné. Cette année, la rémunération de Bernard Charlès, directeur général de Dassault Systèmes, s’élève à 46,8 millions. Celle de Daniel Julien, président de Teleperformance, atteint 10,8 millions alors qu’il prévoit un vaste plan de départs dans son entreprise. On pourrait encore citer Florent Menegaux, directeur général de Michelin, qui licencie 1 254 salariés tout en percevant 3,8 millions d’euros.
L’envolée de ces rémunérations, d’année en année, est d’autant plus choquante qu’elle est déconnectée de la dynamique des plus bas salaires. Rappelons que dans le secteur privé, un salarié sur deux gagne moins de 2 183 euros net par mois. Avec l’inflation, le salaire net moyen réel a baissé de plus de 3 % en deux ans. Or, d’après les estimations du cabinet de conseil Proxinvest, les rémunérations des présidents exécutifs des groupes du CAC40 ont augmenté de 6 % en 2023. Entre 2011 et 2021, leur hausse cumulée atteint 90 %, un quasi‑doublement en dix ans !
Les écarts de rémunération dans les plus grandes entreprises s’envolent en conséquence. L’association Oxfam a ainsi calculé qu’entre 2011 et 2021, l’écart entre le salaire moyen des dirigeants des cent plus grandes entreprises cotées en bourse et le salaire médian de leurs salariés est passé d’un facteur 64 à un facteur de près de 100 – et même de 93 à 163 pour les seules entreprises du CAC40. Le milliardaire américain Warren Buffett avait donc raison quand il déclarait : « Il y a une lutte des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »
Des inégalités salariales d’une telle ampleur sont assez récentes. Néfastes, elles doivent nous alerter et interrogent les fondements de notre modèle social. Elles sont injustifiées et injustifiables à plusieurs égards.
D’abord, du point de vue de la justice sociale et écologique, les polémiques régulières autour de ces rémunérations témoignent du fait qu’elles ne sont pas justifiées aux yeux des salariés et des citoyens. Elles contribuent à nourrir un sentiment de défiance et à fragiliser la cohésion sociale, tant à l’échelle des entreprises concernées que de la société dans son ensemble. Pour la sociologue Élise Penalva-Icher, que nous avons auditionnée, les salaires sont, au-delà de leur dimension matérielle, des symboles qui peuvent tout autant rassembler autour de valeurs reconnues et partagées qu’accroître les frustrations et les tensions sociales. Au sein des plus grandes entreprises, la défiance et le sentiment de déconnexion ressentis par les salariés devant de telles rémunérations sont de nature à saper la motivation et le sentiment d’appartenance commune. Pour nous, il s’agit de replacer les dirigeants au cœur de leur entreprise, avec leurs salariés, plutôt que de les laisser dans un entre‑soi de dirigeants hors-sol qui auraient fait sécession de leur entreprise et de la société tout entière.
Du point de vue économique, ces rémunérations ne sont pas non plus efficaces ou légitimes. Il faut déconstruire les nombreuses idées reçues sur leur lien avec la performance, le talent ou les compétences individuelles. Notons d’abord que le plafonnement par décret, depuis 2012, de la rémunération des dirigeants du secteur public à hauteur de 450 000 euros par an a démontré que le salaire n’était pas l’unique critère pour attirer et recruter des dirigeants. Ce plafond s’applique aujourd’hui à des établissements publics et à des entreprises de grande taille et internationalisés, tels qu’Aéroports de Paris, Électricité de France, France Télévisions, la SNCF ou la Banque publique d’investissement. On peut être en désaccord avec la stratégie menée par EDF – je le suis moi-même concernant la centrale de Cordemais – sans considérer que Luc Rémont est un patron incompétent, pas plus que Jean Castex ne l’est à la tête de la RATP. Le raisonnement doit donc distinguer la compétence du niveau de rémunération. N’oublions pas non plus que dans l’économie sociale et solidaire, certaines structures fixent un plafond de rémunération égal à dix fois le montant du Smic ou du minimum de branche. Dans la fonction publique aussi, l’écart est fixe entre le bas et le haut de l’échelle.
Ensuite, la structure actuelle des rémunérations des dirigeants du CAC40 repose à plus de 80 % sur des parts variables et des primes, ainsi que sur l’attribution d’actions gratuites ou de stock-options. Ce mode de rémunération incite les dirigeants à se focaliser sur les résultats financiers à court terme au détriment de l’intérêt de long terme de l’entreprise, de l’emploi, de l’investissement productif ou de la bifurcation écologique. Preuve que la rémunération du dirigeant a peu à voir avec l’intérêt général, Oxfam relevait au printemps dernier que le CAC40 était très loin d’investir les montants nécessaires dans la bifurcation écologique. L’industrie française est malade de cette financiarisation : il est temps que la direction des entreprises ne soit plus alignée sur les seuls intérêts des actionnaires. Le cas de Stellantis suffit à montrer l’écart entre la rémunération d’un directeur général et la réalité productive et sociale d’une filière dans laquelle les plans sociaux se multiplient.
Enfin, les auditions que j’ai menées auprès de chercheurs, d’un cabinet de conseil aux actionnaires, d’associations ou encore de l’Autorité des marchés financiers ont toutes mis en évidence les effets délétères des modes de gouvernance et du fonctionnement des conseils d’administration : un entre-soi très puissant et des mécanismes de réseaux, avec des effets de comparaison et d’entraînement entre dirigeants. Les augmentations des uns justifient souvent celles des autres, sans aucune autre raison économique.
Ces constats appellent une intervention forte des pouvoirs publics qui, bien qu’annoncée à de nombreuses reprises, n’a jamais été mise en œuvre ailleurs que dans le secteur public.
Dans le secteur privé, le pari de l’autorégulation est un échec manifeste. Le code de bonnes pratiques Afep-Medef, pourtant régulièrement révisé en réaction aux diverses polémiques, n’a aucune portée contraignante. Les entreprises cotées qui s’y réfèrent le font volontairement et ne sont alors soumises qu’à une seule obligation légale : celle de justifier le fait qu’elles n’appliquent pas les bonnes pratiques, selon le principe anglo-saxon comply or explain – appliquer ou expliquer. Notons également que ce code a la particularité, en France, d’être élaboré de manière unilatérale par le patronat, sans intervention des pouvoirs publics ni consultation des autres parties prenantes – pas même les représentants des actionnaires. Il est donc illégitime et peu exigeant.
Dans ce contexte où prédominent les règles de bonnes pratiques, la loi française est très insuffisante pour limiter l’accroissement des écarts de rémunération dans les grandes entreprises. Elle prévoit essentiellement des dispositions visant à garantir la publicité et la transparence des rémunérations des dirigeants, dont l’application a paradoxalement contribué à une surenchère entre grandes entreprises – ce qui démontre une nouvelle fois la nécessité de mesures d’encadrement strictes. Quant au double vote contraignant des actionnaires sur la rémunération des dirigeants, introduit en 2016 par la « loi Sapin 2 », sa portée reste largement symbolique. Dans la pratique, les résolutions concernant les rémunérations des dirigeants sont très rarement rejetées, en raison de l’entre-soi précédemment évoqué.
La proposition de loi que je soumets à nos débats vise à enrayer la course à des rémunérations hors normes, qui sont tout à la fois injustes et injustifiées et contribuent à fragiliser la cohésion sociale. D’une part, elle instaure un écart de salaire maximum. D’autre part, elle incite les entreprises à réduire cet écart et à revaloriser les plus bas salaires en proportion des plus hautes rémunérations.
L’article 1er plafonne la rémunération maximale dans une entreprise à vingt fois le montant du salaire le plus faible versé dans cette même entreprise. Cet écart est cohérent avec ce qui se pratique dans le secteur public depuis 2012. Je tiens à souligner que la très grande majorité des entreprises le respectent déjà, si bien que les seules concernées par notre proposition de loi sont les moins vertueuses. Si la rémunération la plus basse d’une entreprise se situe au niveau du Smic, son PDG pourra percevoir 340 000 euros net par an, soit 28 500 euros par mois ! Or, d’après l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la rémunération moyenne des dirigeants d’entreprise s’élève à 5 000 euros net par mois, soit quatre fois le Smic, très loin des montants stratosphériques qui justifient cette proposition de loi. Notre proposition procède enfin d’un cercle vertueux car elle fixe non pas un plafond mais un écart. Si les dirigeants les mieux payés veulent continuer de l’être, ils le pourront à condition d’augmenter à due proportion les salaires les plus bas.
L’article 2 instaure un mécanisme fiscal incitatif à la réduction des écarts de rémunération dans les entreprises. Plus précisément, il exclut des dépenses de personnel déductibles pour le calcul de l’impôt sur les sociétés la fraction de rémunération excédant un plafond égal à douze fois le montant annuel du salaire le plus faible. Cette mesure permettra de dégager des recettes fiscales supplémentaires dans une période où le Gouvernement en cherche. Cet écart de un à douze est plus faible que celui que nous proposons à l’article 1er – lequel est lié au cadre constitutionnel contraint et reste à nos yeux bien supérieur à ce qui est moralement et économiquement acceptable. J’ajoute que dans certains secteurs, l’écart moyen entre les rémunérations les plus faibles et les plus hautes est encore moindre.
En résumé, cette proposition de loi vise à inciter les entreprises concernées par des écarts de rémunération à réviser leur politique salariale dans le sens de la justice sociale et de l’efficacité économique.
Mme Annie Vidal, présidente. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Gaëtan Dussausaye (RN). La portée de votre proposition de loi est avant tout symbolique. Certes, les montants de salaires que vous évoquez sont astronomiques et difficilement concevables : ils peuvent étonner, voire choquer. Cependant, s’il est voté, ce texte ne soulagera en rien les finances de l’État – il ne soulagera que les caisses des très grands groupes, sans garantie de l’usage qu’ils feront des sommes économisées. De surcroît, cette proposition de loi concerne moins d’une centaine de personnes ; vous avez d’ailleurs vous-même rappelé que la grande majorité des dirigeants d’entreprise ne percevaient pas de telles rémunérations.
Philosophiquement, votre texte me pose néanmoins problème. Nous ne sommes pas dans Tintin au pays des Soviets : le rôle de notre assemblée n’est pas de jouer les DRH dans les entreprises et de fixer les grilles de salaires. Au demeurant, les revenus des dirigeants que vous visez sont essentiellement constitués d’une participation aux résultats, de dividendes, d’actions ou de primes.
Il y a deux questions sur lesquelles nous devrions d’abord travailler. D’abord, comment fait-on pour augmenter les plus bas salaires ? Le RN propose d’augmenter de 10 % l’ensemble des salaires jusqu’à trois fois le Smic, en échange d’une exonération des cotisations patronales. Toutes les entreprises, y compris les plus petites et celles dont la trésorerie est la plus fragile, pourraient ainsi augmenter leurs salariés. Ensuite, comment s’attaquer aux véritables injustices que sont, par exemple, les parachutes dorés attribués à des patrons qui ont tout raté ? Nous défendrons un amendement à ce sujet.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Votre proposition de loi aborde la question du partage de la valeur au sein des entreprises et permet de rappeler les nombreuses avancées intervenues depuis 2017, telles que la loi de 2023 mettant en place un régime de participation négocié et permettant à l’employeur de verser deux primes de partage de la valeur d’un montant pouvant atteindre 6 000 euros par an. Ce texte retranscrit un accord conclu entre les partenaires sociaux dans le respect du paritarisme et du dialogue social qui caractérisent le modèle français d’organisation du travail, à rebours de votre proposition dirigiste.
Vous souhaitez que la rémunération annuelle la plus élevée ne puisse pas dépasser le montant de la rémunération la plus basse multiplié par vingt. Ce faisant, vous mentez : loin de vous attaquer aux seuls patrons du CAC40, vous imposeriez dans chaque entreprise un véritable blocage des salaires sous un montant annuel maximal équivalent à vingt fois le Smic annuel, soit 400 000 à 500 000 euros brut par an. On est bien loin des dizaines de millions de Carlos Tavares et des patrons du CAC40 ! Toute peine mérite salaire, dit l’adage, mais reconnaissons aussi que les talents, les qualifications et les réussites exceptionnels méritent des rémunérations elles aussi exceptionnelles. Eh oui, chers collègues, la réussite n’est pas un gros mot. Qu’elle soit individuelle ou collective, elle doit rester l’aspiration qui fait avancer notre société, tandis que vous voulez nous soumettre à une égalité par le bas.
Si nous votons ce texte, nous pouvons dire adieu aux talents dont nos entreprises ont besoin. Ils ne viendront plus travailler en France ou n’y resteront pas, quand le marché des transferts leur offrira des rémunérations cinq ou dix fois supérieures à Londres, à Lisbonne, à Barcelone ou à San Francisco. Et ni votre exit tax ni votre imposition universelle ne les feront rester ! Si nous votons ce texte, il ne restera de surcroît plus personne pour payer les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu – ce qui diminuera les recettes fiscales, au bas mot, de 7 milliards d’euros !
Tant l’article 1er que l’article 2 prévoient des dispositifs hors sujet, démagogiques et inopérants, qui auraient des impacts catastrophiques sur nos acteurs économiques et sur les comptes de la nation. Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Ensemble pour la République votera contre cette proposition de loi.
Mme Béatrice Bellay (SOC). Nous remercions nos camarades du groupe LFI-NFP d’avoir déposé cette proposition de loi, qui reprend celle de notre collègue Dominique Potier, discutée en 2021 et visant à répondre au problème moral, social et même sociétal que posent les écarts de salaire. De 2011 à 2021, la rémunération des dirigeants des cent plus grandes entreprises françaises a crû en moyenne de 66 %, tandis que celle des salariés n’augmentait que de 21 %. On fait croire que les PDG sont plus méritants que les salariés, et que les résultats des entreprises ne reposent que sur leur génie exceptionnel, au point de justifier qu’ils perçoivent des rémunérations des milliers de fois supérieures. Ce modèle nous mène vers une rupture au sein de notre société ; il nourrit le mécontentement de nos concitoyens, qui ne le comprennent pas. Les arguments que l’on nous oppose ne sont pas admissibles.
Ce modèle montre partout sa faiblesse, et peut-être devrons-nous être le phare qui éclaire le reste du monde. Le ruissellement ne fonctionne pas. Imaginons simplement que certaines personnes n’auront pas assez de vies pour dépenser tout ce qu’elles gagnent. Revenons-en à une société plus juste et plus équilibrée. C’est ce que suggère cette proposition de loi en faveur d’une plus grande justice sociale, que nous soutiendrons.
M. Sébastien Peytavie (EcoS). Travailler plus pour gagner plus : voilà ce que les gouvernements successifs n’ont cessé de nous promettre pour agir efficacement sur le pouvoir d’achat des Français et rassurer les marchés. Mais aujourd’hui, la sacro-sainte valeur travail n’a jamais aussi mal rempli sa promesse de vivre dignement. Au contraire, on travaille plus pour gagner moins.
Face à des inégalités économiques qui ne cessent de se creuser depuis des décennies, la question de la limitation des écarts de salaire en entreprise revient logiquement dans le débat public. De plus en plus de gens n’arrivent plus, avec le fruit de leur travail, à joindre les deux bouts. À cet égard, le mouvement des « gilets jaunes » et, plus récemment, celui des agriculteurs ont mis en lumière le sentiment d’injustice qui traverse le monde du travail. Ils nous rappellent la brutalité des inégalités dans notre société capitaliste.
D’une part, les inégalités se creusent considérablement. Selon un rapport d’Oxfam publié en 2023, la rémunération moyenne des PDG des cent plus grandes entreprises a augmenté de 66 % entre 2011 et 2021, tandis que celle des salariés ne progressait que de 21 % et le Smic de 14 %. Le directeur exécutif de la société Stellantis, Carlos Tavares, gagne ainsi 518 fois le salaire moyen. J’entends nos collègues de droite me dire que je n’aimerais pas ceux qui réussissent ; je leur réponds que rien ne peut justifier un tel écart et de telles inégalités.
D’autre part, le travail est de moins en moins rémunérateur puisqu’en bas de l’échelle, les salariés voient leur pouvoir d’achat reculer sous le coup de l’inflation. Pire, il ne protège même plus de la pauvreté : notre pays compte en effet 1 200 000 travailleurs pauvres, un nombre en hausse d’un tiers en vingt ans.
Ce sont donc les Français et les Françaises qui subissent de plein fouet l’inflation et les politiques néolibérales de réduction du coût du travail menées durant les dernières décennies. Rappelons-le : le travail est un vecteur de richesse et non un coût. Dans ce contexte, l’instauration d’une échelle mobile des salaires permet de réduire les inégalités de revenus tout en revalorisant le travail. C’est l’une des forces de cette proposition, à laquelle notre groupe souscrit pleinement.
M. Philippe Vigier (Dem). Je ne suis pas d’accord avec vous, monsieur le rapporteur, mais je respecte votre combat. J’entends depuis de très nombreuses années le discours selon lequel la seule solution consisterait à encadrer les rémunérations. J’ai même souvenir d’un ancien Président de la République, redevenu député, qui voulait tout prendre à partir d’un million d’euros ! Cette déclaration marqua le tournant de l’élection présidentielle. Depuis, on sait ce qu’il en est advenu. Quelques semaines plus tard à peine, les grands sportifs menaçaient de quitter notre pays si l’impôt devenait confiscatoire.
Je vous sais de bonne foi, monsieur le rapporteur, mais si la mesure que vous proposez est mise en œuvre, les dirigeants seront payés depuis l’étranger, comme c’est déjà le cas pour certains. Sachez que la part de gains qu’une entreprise comme Total réalise en France est déjà très inférieure à celle qu’elle réalise à l’étranger. Et rappelez-vous qu’avant le Brexit, Londres était l’une des trois premières places boursières au monde, avec Tokyo et New York.
Notre groupe est favorable à une meilleure rémunération des salariés, notamment à l’intéressement, à la participation et aux dividendes. Nous défendons aussi la taxation des superdividendes, même si nous ne sommes pas parvenus à convaincre le Gouvernement sur ce point. Nous sommes pour l’encadrement des montages dits CumCum et des reventes d’actions. J’avais déposé, avec des élus communistes, la première proposition de loi visant à taxer les transactions financières ; on m’avait alors objecté que cette mesure devait s’appliquer au niveau européen, ce qui est désormais le cas. Menons ensemble un combat, mais pas à l’échelle française, car nous ne gagnerions pas. On vient d’apprendre que la famille Arnault venait de racheter une partie du Paris Football Club : c’est sa réussite, en France et dans le monde, qui lui a permis de faire cet investissement.
L’encadrement que vous proposez ne marchera pas. Je dis oui à la vertu que vous prônez, mais non à la méthode que vous employez.
M. François Gernigon (HOR). Cette proposition de loi constitue une ingérence significative dans la gestion interne des entreprises. Elle compromet la liberté d’entreprendre, un principe fondamental consacré par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Les dirigeants doivent avoir la latitude nécessaire pour définir des politiques de rémunération adaptées à leur secteur, à leur stratégie et à leur réalité économique. Leur imposer des plafonds rigides, c’est fragiliser leur capacité à innover, à recruter et à rester compétitif. Établir un écart salarial maximal revient à nier la diversité des situations économiques. Les dirigeants de petites et moyennes entreprises s’investissent souvent à titre personnel et se rémunèrent modestement pour développer leur entreprise. Pour eux, cette mesure serait non seulement injuste, mais aussi contre-productive. Pire : dans les grandes entreprises, elle limiterait la capacité des dirigeants à attirer les talents dont ils ont besoin pour réussir dans un contexte globalisé.
Nous avons déjà les outils nécessaires pour mieux partager la valeur : la participation, l’intéressement, les primes. Ces dispositifs fonctionnent et encouragent une redistribution équitable des fruits de la croissance. Plutôt que d’ajouter des contraintes inutiles, renforçons-les pour répondre aux attentes légitimes des salariés. Sachez que les salariés de LVMH font partie des 20 % des Français les mieux rémunérés, quelle que soit leur catégorie. Qu’y a-t-il à ajouter ?
Il faut cesser de caricaturer les entreprises comme vous le faites en les présentant comme des lieux d’inégalité systémique. Les 4 millions d’entrepreneurs et de chefs d’entreprise créent des emplois, de la richesse, et font vivre nos territoires. Stigmatiser leur action avec ce genre de proposition ne fera qu’affaiblir notre économie. Le groupe Horizons & Indépendants s’oppose fermement à cette proposition : nous croyons à une économie fondée sur le dialogue social et la responsabilité.
M. Yannick Monnet (GDR). Je répondrai à notre collègue que la caricature, aujourd’hui, se trouve dans la disproportion des inégalités salariales. Au groupe RN, je dirai que sa proposition consiste à augmenter les salaires sur le dos de la sécurité sociale. En réponse à mon collègue Vigier, enfin, je soulignerai que la dimension confiscatoire ne pose pas de problème à la majorité lorsqu’il s’agit de priver les personnes sans emploi de certaines de leurs indemnisations.
Les députés du groupe GDR ont défendu dès 2016 un encadrement des rémunérations. Rappelons qu’entre 2011 et 2021, les rémunérations des PDG ont augmenté de 66 % quand celle des salariés ne progressait que de 21 %, et le Smic de 14 %. Il y a donc bien un problème. Le salaire étant l’expression même de la reconnaissance du travail, comment peut-on parler de valeur travail si l’on ne traite pas cette question ?
Il y a bien sûr des talents parmi les PDG, mais la richesse se crée avec tous les talents d’une entreprise. Notre débat est politique et philosophique. Je comprends qu’il existe des différences de salaire, liées par exemple aux responsabilités exercées ou à la formation, mais je considère qu’aucun talent ne justifie qu’un homme ou une femme gagne 1 000, 10 000 voire 100 000 fois plus qu’un autre.
M. Olivier Fayssat (UDR). Cette proposition est en contradiction totale avec l’une des valeurs les plus vigoureusement défendues par l’UDR : la liberté d’entreprendre. Elle aurait des effets directs et indirects préjudiciables pour les entreprises, notamment sur le recrutement de talents exceptionnels. En tant que Marseillais, je serais d’accord pour qu’elle s’applique à titre dérogatoire au Paris Saint-Germain et que les salaires des joueurs soient plafonnés à vingt fois celui des stadiers ; en revanche, je ne voudrais pas qu’elle s’applique à l’Olympique de Marseille ! Je ne pense pas, de surcroît, que les résultats espérés soient atteints : la mise en place d’autres éléments de rémunération, comme des primes sur objectifs ou des dividendes, rendrait cette mesure inefficace – et elle risquerait de ne pas vous plaire ! Rappelons enfin que la fiscalité française organise une redistribution importante des revenus, dont 57 % des ménages sont bénéficiaires nets. En bref, cette mesure, qui nous paraît très démagogique, n’aurait aucun résultat.
Mme Mathilde Hignet (LFI-NFP). Le contexte dans lequel nous examinons cette proposition de loi n’aura échappé à personne : les plans sociaux se multiplient, souvent au sein d’entreprises financièrement bénéficiaires. C’est notamment le cas dans une usine de Valeo, dans la Sarthe, alors que le premier donneur d’ordres de l’entreprise n’est autre que M. Tavares, le patron de Stellantis, dont la rémunération a atteint en 2023 la somme de 36 millions d’euros, soit l’équivalent de près de quarante vies au Smic ! C’est aussi le cas chez Auchan, propriété de la famille Mulliez, dont la fortune a crû en 2023 de 8 milliards d’euros, soit 40 %, et a atteint un montant équivalent à 10 000 vies au Smic.
Cette situation révoltante démontre une dynamique de prédation de la richesse créée qui ne peut pas durer. L’absence de justice dans les référentiels de rémunération, d’abord, pose un problème à la société dans son ensemble. Là où il n’y a pas de justice, il ne peut y avoir de cohésion sociale. En outre, ces rémunérations extravagantes sont coûteuses pour la terre et menacent notre capacité à y vivre. Oxfam démontre que 1 % des plus riches sont responsables de 16 % de l’ensemble des émissions mondiales de CO2 liées à la consommation. Du point de vue économique, enfin, ces rémunérations socialement injustifiables affaiblissent l’outil de production. Qu’elles soient versées en monnaie sonnante et trébuchante ou en dividendes, elles dévitalisent la capacité d’investissement et d’innovation. Pourtant, nous sommes à un moment de l’histoire où des investissements massifs sont nécessaires à la bifurcation écologique des modes de production.
Je vous invite à adopter cette proposition de loi, parce qu’elle s’attaque de front à un problème de sécession sociale, qu’elle vise à retrouver des modes de vie soutenables et qu’elle défend notre capacité à engager la planification écologique.
M. Fabien Di Filippo (DR). Avec ce texte, La France insoumise souhaite instaurer une rémunération maximale dans les entreprises. Vous vous doutez bien que la philosophie économique de notre groupe est radicalement différente. Nous n’avons jamais considéré qu’il y aurait moins de pauvres s’il y avait moins de « riches » ou de personnes aisées.
François Hollande avait tenté ce type d’expérience en taxant à outrance les revenus au‑dessus d’un certain seuil et, même si ce dernier était très élevé, il a dû faire machine arrière très rapidement. Ce n’est pas en stigmatisant les personnes qui réussissent que l’on aidera davantage les autres.
Nous devrions plutôt nous interroger sur les freins qui font que, malgré leurs efforts, certaines personnes ne parviennent pas à accéder à un emploi stable et à une situation économique satisfaisante. L’égalité des chances est fondamentale et il faut faire le maximum pour l’établir. Mais la question des rémunérations doit relever de la politique salariale de l’entreprise. Les acteurs privés doivent être libres d’agir.
Nous donnerons des arguments plus détaillés lors de l’examen des amendements, mais vous avez compris que nous sommes d’emblée farouchement et totalement opposés à cette proposition de plafonnement des revenus. Elle n’aboutirait qu’à faire fuir un certain nombre d’entreprises, détruire des emplois, affaiblir notre économie et détériorer la situation des plus fragiles.
Mme Annie Vidal, présidente. Nous en venons aux questions des autres députés.
M. Damien Maudet (LFI-NFP). Trois jours après le 17 novembre, date anniversaire du début du mouvement des « gilets jaunes », cette proposition est pour l’honneur des travailleurs et sans doute pour un monde meilleur.
Durant la période du covid, on a bien vu que ce sont les soignants et tous ceux qui travaillaient dans les commerces et la logistique qui ont tenu le pays. Cela n’a été une surprise que pour le Gouvernement. Dans un rapport commandé par la ministre du travail, Christine Erhel avait mis en exergue le fait que les travailleurs de la deuxième ligne, notamment les caissiers et les manutentionnaires, étaient souvent payés moins de 900 euros par mois, alors que leur rôle est essentiel. La ministre du travail avait décidé de ne pas légiférer, se déclarant persuadée que le dialogue social permettrait d’aboutir à quelque chose. L’Insee a finalement indiqué que ces travailleurs étaient ceux qui avaient le plus perdu de rémunération. Or, dans le même temps, les salaires des PDG du CAC40 viennent d’atteindre des records, avec une rémunération moyenne de 7 millions d’euros – soit 130 fois plus que leurs salariés.
Les caissiers de Carrefour ont vu leur salaire baisser de 0,6 %, mais le PDG de ce groupe est payé 426 fois plus qu’eux. Je ne remets pas en cause son talent ni sa force de travail, mais qui mérite de gagner 426 fois plus qu’un caissier ? Les PDG étaient-ils dans les magasins, au péril de leur vie, au moment du covid ? Je n’en suis pas sûr. Ce sont alors des salariés qui ont tenu le pays à bout de bras, pour nous tous ; ils méritent une revalorisation de leur rémunération.
Nos collègues macronistes versent des larmes de crocodile en déplorant que cette proposition de loi empêchera certains de toucher des millions d’euros. Mais on peut aussi la voir comme un moyen de mieux payer les salariés essentiels.
M. Hendrik Davi (EcoS). Je ferai un peu de philosophie sur la valeur travail, à destination de nos collègues du RN et de la droite.
Qu’est-ce qu’un salaire ? C’est un revenu qui vous donne le droit d’acquérir des biens et services issus du travail des autres. Si vous gagnez quatre fois plus qu’un autre salarié, cela vous donne le droit de disposer du travail de quatre de vos concitoyens. Si vous gagnez vingt fois plus, cela vous donne le droit de vous approprier le travail de vingt salariés, et cela revient à estimer que votre productivité est vingt fois supérieure à celle d’un autre individu, ce qui n’est pas possible. Comment expliquer que Carlos Tavares, le patron Stellantis, ait touché au titre de l’année 2023 une rémunération de 36,5 millions d’euros, soit 1 700 fois le salaire d’un technicien du groupe ? Cela n’a aucun sens. Avons-nous affaire à Superman ou à l’homme qui valait 3 milliards ? Est-il doté de superpouvoirs ? Je ne le crois pas. Voter pour cette proposition constitue donc le minimum syndical en matière de justice sociale.
M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Ce texte donne lieu à un débat sur les principes. Il a été question de réussite à de nombreuses reprises, mais qu’est-ce que réussir ?
En 2015, Emmanuel Macron affirmait : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Il a ensuite précisé sa pensée, toujours aussi complexe, en disant : « Nous ne redresserons pas l’économie de notre pays si nous considérons que réussir, c’est une mauvaise chose. » Réussir, ce serait donc accumuler sans fin et, pour reprendre une formule célèbre, nager dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Nous ne sommes pas d’accord avec cela.
C’est un vrai problème d’entendre certains collègues parler de stigmatisation à propos de cette proposition de loi. Ceux que vous stigmatisez en permanence, ce sont les bénéficiaires du revenu de solidarité active et les ouvriers, que vous ne défendez pas, alors que des aides sont versées sans conditions aux entreprises. J’ai rencontré les ouvrières et les ouvriers de Michelin, à Vannes, qui défendent leur emploi, ainsi que ceux de Mademoiselle Desserts, à Saint-Renan, qui ont obtenu 40 euros brut par mois au bout de quatorze jours de grève. Cela s’appelle une grève réussie, avec de la joie dans la lutte et des rencontres...
Cette phrase de Machiavel peut tous nous instruire : « Les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, [les plus riches] peuvent plus puissamment et plus violemment susciter des troubles. » C’est, d’une certaine manière, ce qui s’est passé avec le non-respect des élections du 7 juillet et le refus de laisser le Nouveau Front populaire gouverner. Vous êtes fondamentalement opposés au partage des richesses, et vous souhaitez protéger les milliardaires.
M. Alexis Corbière (EcoS). Des chiffres ont été donnés, mais peut-être devrions‑nous avoir, l’espace d’un instant, une réflexion philosophique. Les grands principes républicains d’égalité et de justice sont, selon moi, des éléments constitutifs de ce pays. Les grands acteurs de la Révolution française mettaient en garde contre le fait de remplacer l’ancienne aristocratie par une nouvelle, encore pire : celle des riches.
Moi qui suis laïc, je souhaite évoquer les grands courants spirituels, qui sont tous fondés sur le partage. J’invite nos collègues qui vont voter contre cette proposition de loi à penser à saint Martin partageant son manteau avec un homme qui avait froid. Vous acceptez sans broncher que certains portent 500 manteaux sur le dos quand d’autres n’en ont pas.
Cette discussion n’est pas seulement d’ordre comptable : elle est d’ordre moral, philosophique. Notre collègue Tavel nous propose un moment de moralité, et je l’en remercie. J’affirme ici que lorsqu’on est républicain, on est attaché à la morale. Sans elle, il n’y a pas de société. Il est immoral qu’il y ait autant d’inégalités.
M. Christophe Bentz (RN). M. Maudet a invoqué les « gilets jaunes », que l’extrême gauche a pourtant stigmatisés pendant des mois car ils incarnent la France du travail et du mérite.
Votre proposition de loi est, en définitive, une trappe à bas salaires. Ce n’est pas en tapant sur ceux qui réussissent que vous allez soutenir ceux qui ont des petits salaires. En janvier 2023, vous vous êtes opposés, par sectarisme, à notre proposition de loi visant à inciter les entreprises à augmenter les salaires nets de 10 % en exonérant ces hausses de l’essentiel des charges patronales. Cela aurait pourtant permis de porter le Smic net à plus de 1 500 euros. Si vous voulez vraiment soutenir ceux de nos concitoyens qui ont des bas salaires, soyez plus cohérents !
M. Louis Boyard (LFI-NFP). Les charges patronales n’existent pas : il s’agit de cotisations, d’un salaire socialisé. J’insiste sur le fait qu’on ne doit pas parler de charges lorsque l’on est commissaire aux affaires sociales, car c’est le langage du Medef.
Supprimer des cotisations n’augmente pas les salaires mais vide les caisses de la sécurité sociale. Et comme le RN refuse toute hausse de cotisations, il est incapable de financer l’abrogation de la réforme des retraites lorsqu’il la propose.
M. le rapporteur. Je note la très grande convergence entre l’extrême droite et la Macronie, réunies pour défendre les intérêts des actionnaires – ce que nous avions déjà constaté quand elles avaient refusé notre proposition de rétablissement de l’impôt sur la fortune.
Vous avez évoqué le partage de la valeur en parlant d’intéressement, de participation et de primes, mais jamais des salaires. Or, en fixant un écart dynamique entre le plus petit et le plus haut salaire, ce texte a aussi pour but d’augmenter les salaires. Vous dites viser cet objectif, monsieur Bentz, mais votre proposition de loi aurait seulement conduit à réduire les cotisations sociales patronales et à affaiblir la sécurité sociale. C’est cette méthode, qui coûte déjà des dizaines de milliards, qui permet de venir ensuite nous expliquer qu’il ne faut plus rembourser des médicaments, qu’il faut geler les pensions de retraite et que l’hôpital n’a plus les moyens de fonctionner. Nous avons besoin des cotisations sociales et des hausses de salaires pour financer la sécurité sociale, c’est-à-dire la prise en charge collective des difficultés de la vie.
Plusieurs d’entre vous avez invoqué la liberté d’entreprendre. Tout d’abord, cette dernière n’est pas absolue. Le Conseil constitutionnel lui-même reconnaît qu’elle peut être limitée, notamment pour des raisons d’intérêt général. C’est le cas en l’espèce : les écarts de rémunération portent atteinte à l’intérêt général du pays, à son ordre public social, à la cohésion de la nation et à la capacité des entreprises concernées d’investir dans la transition écologique alors que l’écosystème compatible avec la vie humaine est menacé. C’est donc même de l’intérêt général planétaire qu’il est question.
J’insiste sur le fait que le montant et le mode de calcul des rémunérations les plus élevées portent atteinte à l’intérêt général économique. Si les suppressions d’emplois et les fermetures d’usines sont actuellement si nombreuses – nous avons parlé de Michelin et d’Auchan, mais nous pourrions aussi mentionner Valeo et General Electric –, c’est parce que les dirigeants de ces entreprises considèrent que leur rôle exclusif est de satisfaire les actionnaires en leur versant des dividendes. Ils ne cherchent pas à développer l’emploi et l’appareil de production, ni à répondre à l’enjeu de la bifurcation écologique. Cette proposition de loi protège donc en quelque sorte les entreprises contre la rapacité de leurs actionnaires.
Quand bien même le principe de liberté d’entreprendre est reconnu, il faut aussi mettre en avant un autre texte fondamental : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dont l’article 1er dispose que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ? En quoi la distinction sociale dont bénéficient MM. Carlos Tavares, Bernard Charlès et Daniel Julien est-elle fondée sur une utilité commune qui serait à ce point plus importante que celle de leurs salariés ? Je crois au contraire que la limitation des écarts permet de mettre en valeur les distinctions qui sont supportables.
J’irai même plus loin. Vous avez parlé de talent et de réussite, mais vous avez une bien piètre image du patronat, collègues macronistes, de droite et d’extrême droite ! Pour vous, il serait tout juste bon à agir par appât du gain ou à quitter la patrie dès que son intérêt personnel est menacé. Je peux vous présenter d’autres patrons, qui ont un peu plus conscience de ce que sont la République et une société civilisée. Cela vous changera de ceux que vous rencontrez dans vos milieux et qui, manifestement, renvoient une mauvaise image du patronat Vous caricaturez les patrons, notamment les petits – qui d’ailleurs ne sont pas concernés par cette proposition. Encore une fois, vous poussez les petits afin de protéger les gros, ce que vous faites également dans l’agriculture et d’autres domaines.
Quel est donc le talent de M. Tavares, à part fermer des usines et avoir mis Stellantis dans la situation où elle est ? Et celui de M. Menegaux, à part supprimer 1 200 emplois pour verser 1,4 milliard d’euros aux actionnaires ? Il n’y en a pas. Par contre, certains talents sont très mal reconnus. Venez à Saint-Nazaire admirer le talent d’un soudeur, qui travaille avec une extrême précision pour construire un navire. Vous n’en parlez pas. Pour vous, son talent mérite à peine le Smic – et encore, vous le baisseriez si vous pouviez ! Le talent est chez les ouvriers, les ingénieurs et les techniciens, qui ne réclament pas des salaires aussi mirobolants que ces grands patrons.
La réussite n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle est désintéressée ; et lorsqu’elle doit être récompensée, elle peut l’être sans piocher dans l’assiette du voisin.
Puisque certains ont évoqué les clubs de football, j’aimerais vous rappeler qu’aux États-Unis, un dispositif de limitation salariale, le salary cap, a été instauré pour le championnat de basket-ball. Au demeurant, nous avons sous les yeux le désastre économique provoqué par l’ultrafinanciarisation du football français : les Girondins de Bordeaux ont été liquidés tandis que l’Olympique lyonnais connaît de grandes difficultés. On pourrait aussi évoquer la situation du club du Mans il y a quelques années. Souvent, la démesure s’est accompagnée de projets de grands stades qui finissent par être payés par la collectivité publique. Là encore, le modèle qui repose sur l’absence de limites aux rémunérations n’est pas économiquement soutenable.
Je remercie les différents collègues qui ont soutenu cette proposition de loi, et je salue le travail réalisé il y a quelques années par Dominique Potier. Nous reprenons certaines de ses propositions, tout en prévoyant un écart dynamique : notre texte ne prend pas le Smic pour référence, parce qu’il nous paraît nécessaire de laisser une place à la négociation pour des hausses de salaire dans les entreprises.
Nous partageons évidemment le diagnostic selon lequel les très hauts revenus sont une menace pour la démocratie et la cohésion de la société.
Enfin, nous sommes tout à fait conscients qu’il faut continuer cette bataille à l’échelle européenne, et nous le ferons avec une proposition de résolution européenne. La liste de Manon Aubry avait d’ailleurs abordé cette question des rémunérations excessives lors de la campagne pour les élections au Parlement européen. Nous allons continuer, mais commençons ici. Comme le disait Victor Hugo : « Ce que Paris commence, l’Europe le continue. »
Article 1er : Plafonnement de l’écart de rémunération entre le salaire le plus faible et la rémunération maximale dans une entreprise
Amendements de suppression AS1 de M. Olivier Fayssat et AS4 de M. Fabien Di Filippo
M. Fabien Di Filippo (DR). Nous nous opposons à la limitation de l’écart de revenus à vingt fois le plus petit revenu dans l’entreprise.
Je rappelle que ceux qui ont de gros revenus paient le plus de charges et d’impôts. Parmi les trente-huit pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, c’est en France que les entreprises payent le plus de charges. Aucun de nos voisins n’a été aussi malthusien en matière salariale. Si personne n’a copié les 35 heures, peut-être y a-t-il une raison...
Je m’inquiète beaucoup de l’évolution actuelle de la gauche. Elle semble ne plus avoir de limites. L’idéologie écrase tout. Vous vous affranchissez du principe de réalité et de la nécessité de créer des richesses. Cet article en est sans doute l’un des plus beaux exemples – et c’est la raison pour laquelle je souhaite qu’il soit supprimé.
M. le rapporteur. Avis défavorable, car l’article 1er fixe l’écart maximum entre les salaires dans les entreprises.
Je n’ai d’ailleurs pas entendu comment vous entendiez limiter ces rémunérations indécentes. Je me souviens pourtant de propositions de Mme Le Pen ou de M. Sarkozy, qui disaient que ces rémunérations étaient extrêmement choquantes – mais c’était il y a maintenant plus de dix ans, voire vingt. Même si vous avez versé quelques larmes de crocodile, je n’ai pas entendu de proposition venant du RN ou de LR pour s’attaquer à ce problème. Et si nous faisons cette proposition, c’est parce que depuis des années on a laissé à l’autorégulation patronale le soin de s’en charger, avec le code élaboré par l’Afep et le Medef. Cela ne fonctionne pas. Il faut donc une loi, comme dans le secteur public.
M. Yannick Monnet (GDR). Monsieur Di Filippo, ce que vous dites est faux : les plus hauts salaires ne paient pas davantage de cotisations sociales, car celles-ci sont proportionnelles. On pourrait aussi inverser les rôles : prenez un petit salaire pour payer moins de cotisations, et nous verrons si cela vous convient. Les grands PDG ne paient même pas l’impôt en France, puisque beaucoup trouvent des moyens pour y échapper. Ne dites pas que nous allons les faire fuir, car la plupart sont déjà partis...
M. Stéphane Vojetta (EPR). Le rapporteur général de la commission des finances, Charles de Courson, a récemment écrit que « [...] la concentration de l’imposition acquittée est d’autant plus forte que le niveau des revenus progresse. À titre d’illustration, les contribuables représentant 1 % des foyers les plus aisés concentrent 32 % de l’impôt acquitté. La concentration se poursuit [...] aux niveaux supérieurs de la distribution : 13 % de l’impôt total est acquitté par le millième le plus aisé [...] », soit 60 000 foyers fiscaux. Ces 60 000 foyers paient près de 10 milliards d’euros au titre de l’impôt sur le revenu.
J’aurais compris que l’on dépose une proposition de loi qui limite les rémunérations des patrons, par exemple à 10 millions d’euros par an, ou qui ne touche que les patrons du CAC40. Or, avec ce texte, vous attentez à la liberté d’entreprendre de 60 000 personnes et, en limitant leurs rémunérations, vous privez l’État de 5 à 7 milliards de rentrées fiscales.
D’habitude, vous compensez vos mesures en disant que vous ferez payer les riches. Mais là, il n’y en aura plus en France – ils seront partis dans ma circonscription, aux États‑Unis et en Suisse ! Vous pouvez aussi dire au revoir aux pilotes d’avion, aux chirurgiens, aux radiologues, aux footballeurs et basketteurs professionnels, à certains rugbymen professionnels, aux avocats, aux directeurs d’hôpitaux... En visant 60 000 personnes, vous êtes loin de restreindre votre mesure aux patrons du CAC40.
M. Fabien Di Filippo (DR). Effectivement, les charges sont proportionnelles, mais l’impôt sur le revenu est progressif : ce sont donc les personnes percevant de hauts revenus qui paient les montants les plus élevés.
Par ailleurs, pour que l’économie fonctionne, on a besoin du travail et du capital. Les employés comme les caissiers sont indispensables, mais il faut aussi des patrons et des investisseurs. Si l’on mettait en œuvre l’appropriation publique des moyens de production, comme vous l’appelez de vos vœux, la France de demain ressemblerait à Cuba, à l’Union soviétique, et tout le monde plongerait dans la misère. C’est ce modèle que nous combattons.
La commission rejette les amendements.
Puis elle adopte successivement l’amendement de coordination AS10 et l’amendement rédactionnel AS9 de M. Matthias Tavel.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Si on limite la rémunération, au sein des entreprises françaises, à un montant égal à vingt fois le Smic annuel, soit environ 500 000 euros, on perdra entre 5 et 7 milliards d’imposition sur le revenu. Comment fera-t-on pour compenser cela sur le plan budgétaire ?
M. le rapporteur. On ne mène pas une politique en fonction du chantage exercé par les fraudeurs fiscaux. Nous rattraperions ceux qui quitteraient le pays, et nous les remplacerions dans leurs fonctions – les entreprises comptent de très bons numéros deux ou numéros trois, mus par l’intérêt général, capables de leur succéder.
Les mesures que nous proposons visent à partager les richesses dans l’entreprise, avant imposition. La dynamique salariale que nous espérons créer engendrera des rentrées fiscales. Si les entreprises conservent ces sommes au lieu de les dépenser, on s’y retrouvera également, car cela accroîtra le produit de l’impôt sur les sociétés.
Quant aux plus riches, rassurez-vous, leur patrimoine leur permet de voir venir pendant plusieurs décennies. Ils peuvent en donner une partie pour le bien commun.
La commission adopte l’article 1er modifié.
Après l’article 1er
Amendement AS8 de M. Gaëtan Dussausaye
M. Gaëtan Dussausaye (RN). Nous sommes très favorables à l’idée de demander des comptes à ceux qui ont touché des millions d’euros, en particulier lorsqu’ils sont responsables de délocalisations ou de suppressions d’emplois.
Nous proposons, par cet amendement, de nous attaquer aux parachutes dorés. Les dispositions de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat du 21 août 2007 se sont révélées, à cet égard, insuffisantes. Le PDG d’Alstom est parti avec 4 millions d’euros d’indemnités, ce qui suscite des interrogations compte tenu des retombées économiques et sociales de la vente de la branche énergie du groupe à General Electric. Nous proposons de pallier les lacunes de la loi à ce sujet et, ce faisant, de restaurer un climat de justice sociale dans notre pays.
M. le rapporteur. J’aurais été ravi que vous souteniez, à nos côtés, l’emploi dans l’éolien en mer au sein de General Electric ; or, au RN, vous êtes favorables aux plans sociaux dans cette filière. Nous sommes partisans de l’interdiction des retraites chapeaux, mais, pour votre part, vous proposez seulement de les encadrer, en renvoyant, qui plus est, à un décret la fixation du montant des indemnités de départ. En outre, la question que vous soulevez s’écarte de l’objet de cette proposition de loi, qui concerne les écarts de rémunération annuelle. Les autres questions relatives à la rémunération appellent des textes spécifiques.
Avis défavorable.
La commission rejette l’amendement.
Article 2 : Inciter les entreprises à réduire les écarts de rémunération de un à douze par l’impôt sur les sociétés
Amendement de suppression AS5 de M. Fabien Di Filippo
M. Fabien Di Filippo (DR). L’article 2 vise à ce que, dans l’hypothèse où les rémunérations les plus élevées seraient supérieures à douze fois la rémunération la plus basse de l’entreprise, les charges afférentes ne soient plus déductibles du calcul de l’impôt sur les sociétés. Nous sommes totalement opposés à la pénalisation des structures qui rémunéreraient trop bien une partie de leurs salariés. Nous essayons de préserver, un tant soit peu, la liberté d’entreprise et de ne pas décourager tous ceux qui essaient de créer de la richesse. N’oubliez pas que les prélèvements supplémentaires que vous avez votés, au cours des dernières semaines, dans le budget n’ont de sens que parce que des gens créent de la richesse ; or vous voulez ici les détruire. L’économie ne peut reposer uniquement sur des salariés, sous peine d’aboutir à un système administré, où il n’y aurait plus que des fonctionnaires, ou de priver les entreprises d’un maillon essentiel de leur organisation. Cela ne peut pas marcher ! Cette idéologie mortifère, qui écrase tout et conduit à s’éloigner de tout principe de responsabilité, est très dangereuse pour le pays.
M. le rapporteur. Je tiens à vous rassurer : cette proposition de loi ne vise ni à abroger le patronat ni à instaurer la société sans classes. Cela étant, vous oubliez que le monde des entreprises comprend les coopératives, qui fonctionnent très bien. Nous créons, par cet article, un dispositif d’incitation fiscale. Le code général des impôts prévoit déjà la possibilité de réintégrer la rémunération du dirigeant d’entreprise dans le bénéfice imposable à l’impôt sur les sociétés si cette rémunération est excessive, mais il ne donne pas d’indications permettant de définir le caractère excessif. Nous nous attachons donc à rendre opérante cette disposition.
Je vous invite à retirer votre amendement.
M. Yannick Monnet (GDR). Monsieur Di Filippo, vous ne devriez pas vous préoccuper de ce que nous avons voté, puisque le Gouvernement, que vous soutenez, devrait utiliser le 49.3.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Monsieur le rapporteur, je n’ai établi aucun lien entre la perte de recettes fiscales et l’évasion fiscale. Dans notre pays, 60 000 foyers fiscaux touchent bien plus de 400 000 ou 500 000 euros par an et paient, dans leur ensemble, 10 milliards d’impôt sur le revenu. Si vous plafonnez les salaires à 400 000 ou 500 000 euros, cela entraînera mécaniquement une baisse de 7 milliards des recettes de l’impôt sur le revenu. Par ailleurs, si une entreprise laisse partir ses meilleurs commerciaux, négociateurs et ingénieurs, elle ne parviendra évidemment pas à conserver ses contrats, à vendre des produits aussi attractifs et innovants et, in fine, à maintenir ses revenus. On entrera dans une spirale négative, marquée par la baisse des coûts et des revenus. En un mot, on se retrouvera à Cuba.
La commission rejette l’amendement.
Puis elle adopte l’article 2 non modifié.
Enfin, elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.
La réunion s’achève à dix-huit heures vingt.
Présences en réunion
Présents. – M. Joël Aviragnet, M. Laurent Baumel, Mme Béatrice Bellay, Mme Anaïs Belouassa-Cherifi, M. Karim Ben Cheikh, M. Ugo Bernalicis, M. Louis Boyard, M. Pierre-Yves Cadalen, M. Elie Califer, Mme Gabrielle Cathala, M. Hadrien Clouet, M. Alexis Corbière, Mme Josiane Corneloup, M. Hendrik Davi, Mme Sandra Delannoy, M. Arthur Delaporte, Mme Sophie Delorme Duret, M. Fabien Di Filippo, Mme Sandrine Dogor-Such, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Gaëtan Dussausaye, M. Olivier Falorni, M. Thierry Frappé, M. François Gernigon, Mme Céline Hervieu, Mme Mathilde Hignet, M. Cyrille Isaac-Sibille, M. Michel Lauzzana, Mme Karine Lebon, M. René Lioret, Mme Christine Loir, M. Pierre Marle, M. Damien Maudet, Mme Joséphine Missoffe, Mme Stéphanie Rist, Mme Sandrine Rousseau, M. Fabrice Roussel, M. Jean-François Rousset, Mme Sandrine Runel, M. Emmanuel Taché de la Pagerie, M. Matthias Tavel, Mme Prisca Thevenot, M. Nicolas Turquois, Mme Annie Vidal, M. Philippe Vigier, M. Stéphane Vojetta
Excusés. – Mme Anchya Bamana, Mme Justine Gruet, M. Yannick Neuder, M. Laurent Panifous, M. Sébastien Peytavie, M. Frédéric Valletoux
Assistaient également à la réunion. – Mme Élise Leboucher, M. Arnaud Simion, Mme Sophie Taillé-Polian