Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, commune, ouverte à la presse, de M. Franck Saudo, Président de Safran Electronics et Défense, du général (2S) Guy Girier, conseiller militaire d’Airbus et de l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte, conseiller marine de Naval group, sur les défis de l’économie de guerre.
– Nominations de rapporteurs d’information.
Mercredi
27 novembre 2024
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 25
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
président
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La séance est ouverte à neuf heures deux.
À l’issue de celle-ci, les différents groupes avaient été invités à faire remonter au secrétariat les missions sur lesquelles ils souhaitaient se positionner, en précisant pour chacune un ou des noms de rapporteur. Le tableau récapitulatif distribué a recueilli un avis positif du Bureau lors de sa réunion du 20 novembre.
Chaque mission comprend deux co-rapporteurs, dont un issu d’un groupe s’étant déclaré d’opposition, conformément à l’article 145 du règlement de l’Assemblée nationale. La répartition quantitative des missions entre les groupes est conforme à la proportionnalité de leurs effectifs au sein de cette commission. Certaines missions flash ont vocation à durer environ trois mois, d’autres missions plus longues s’inscrivent dans une durée d’environ six mois.
La désignation des rapporteurs est approuvée à l’unanimité (voir tableau en fin de ce compte rendu).
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons notre cycle consacré à l’économie de guerre en recevant aujourd’hui, en deux séquences, les représentants de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Les entreprises qui la composent figurent en effet au cœur de la mise en œuvre de cette logique d’économie de guerre. Il est donc essentiel que nous puissions les auditionner afin d’évoquer les défis qu’elles rencontrent.
Nous avons le plaisir d’accueillir, pour cette première réunion, M. Franck Saudo, Président de Safran Electronics et Defense, le général Guy Girier, conseiller militaire d’Airbus et l’amiral Stanislas Gourlez de la Motte, conseiller marine de Naval Group. Cette économie de guerre consiste, selon la dernière revue nationale stratégique, à pouvoir produire plus vite et à des coûts mieux maîtrisés pour soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour nos forces armées ou au profit d’un partenaire.
Vous pourrez ainsi évoquer les actions que vous mettez en œuvre pour vous préparer à garantir une profondeur stratégique industrielle à nos armées, dans le cas où elles seraient engagées dans un conflit de haute intensité et de longue durée. Nous savons que le partage des risques, la visibilité sur les commandes, les besoins éventuels de stock et les modalités de financement de vos activités constituent des enjeux clés pour être en mesure de redimensionner l’outil de production et de préparer cette économie de guerre en cas de nécessité. Le respect de la marche prévue en 2025 par la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, de 3,3 milliards d’euros supplémentaires, constitue à ce titre un réel motif de satisfaction.
Au-delà de ces aspects, vous êtes également confrontés à plusieurs enjeux. Je pense par exemple à la question des approvisionnements en composants critiques, à la solidité de la chaîne de sous-traitance ou encore aux besoins identifiés en ressources humaines et en formation. Enfin, je pense également à la question de la simplification normative, à travers notamment la refonte des procédures d’acquisition du ministère des armées et de la transformation en cours de la direction générale de l’armement (DGA).
M. Franck Saudo, Président de Safran Electronics et Defense. Je tiens d’abord à remercier votre commission de nous donner l’opportunité d’être auditionnés. Je propose d’aborder deux points : d’une part, Safran comme employeur et acteur de souveraineté, et d’autre part, la nouvelle donne en matière de défense et d’économie de guerre, ainsi que l’engagement de Safran en réponse à cette nouvelle donne.
Safran est un groupe international de 50 000 collaborateurs en France et de plus de 100 000 personnes à travers le monde, dans les métiers de la production et de l’ingénierie. Safran recrute en France et a réalisé près de 5 000 embauches en cette année 2024 ; mais est aussi un groupe de haute technologie de classe mondiale, numéro deux mondial des dépôts de brevets dans l’aéronautique, et premier détenteur de brevets dans notre pays, toutes industries confondues. Notre excellence technologique est française, puisque 90 % de la R&T de Safran sont effectués sur le territoire national.
Safran réalise 80 % de son activité à l’export. Nous sommes un acteur de l’aéronautique et de la défense, spécialisés dans la conception des moteurs d’avion, des moteurs d’hélicoptères et des missiles, des équipements à bord des avions et des équipements d’espace et de défense. Trois sociétés du groupe Safran évoluent principalement dans la défense et l’espace : Safran Aircraft Engines pour le M-88, le moteur du Rafale ; Safran Helicopter Engines, notamment localisée près de Pau, pour les moteurs de l’ensemble des hélicoptères des forces armées, gendarmerie, sécurité civile et douanes ; et enfin Safran Electronics & Defense, pour les drones, les systèmes optroniques, la navigation et la surveillance de l’espace.
Trois enjeux figurent au cœur du groupe industriel Safran : la souveraineté, la dualité et l’export. La stratégie du groupe Safran repose depuis 2021 sur deux piliers : la décarbonation de l’aviation et la souveraineté. Les activités de souveraineté sont au cœur de la stratégie du groupe, où elles représentent 20 % du chiffre d’affaires. Surtout, les femmes et les hommes du groupe Safran éprouvent une réelle fierté à contribuer à la motorisation et au système de guidage du Rafale, de nos sous-marins nucléaire lanceur d’engins (SNLE) ou du missile M51 dans le domaine de la dissuasion.
Safran s’attache également à la dualité civil-militaire, pour rester un des leaders mondiaux dans ses domaines, grâce à l’innovation. Par exemple, le moteur M88 du Rafale permet de maîtriser les parties chaudes, ainsi que des technologies rares dans la métallurgie. Cette maîtrise permet à Safran d’être un des cinq seuls motoristes complets sur le plan mondial et d’être un acteur majeur du civil international. Enfin, compétitivité et succès dans nos métiers de défense requièrent impérativement d’accéder à des volumes importants. Ils proviennent des activités à l’international et des exportations, qui sont clés pour la soutenabilité de nos activités au service des forces.
Laissez-moi ensuite évoquer la nouvelle donne en défense, celle de l’économie de guerre. Cette nouvelle donne est en réalité la conjonction de deux éléments. D’une part, nous avons définitivement acté la fin de la période des dividendes de la paix, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’augmentation des budgets de défense. D’autre part, le retour d’expérience des conflits récents (Syrie, Haut-Karabakh, Ukraine) dessine en réalité une transformation du champ de bataille. Cette transformation modifie notamment la transparence du champ de bataille, la présence de capteurs aussi bien au sol que dans les airs ou dans l’espace, le brouillage des signaux de radiofréquence, le retour de la guerre d’attrition, l’impératif de pouvoir engager de la masse au-delà de la seule technologie et enfin l’essor des drones légers.
Dans ce contexte, notre responsabilité et notre fierté d’industriels de défense nous engagent à être au rendez-vous de cette nouvelle donne, grâce à trois leviers. Le premier porte clairement sur l’augmentation des cadences. La LPM représente un effort financier important de la nation et en tant qu’industriels, nous devons répondre aux augmentations de cadence. Ces augmentations constituent une véritable rupture après une phase de commandes de faible niveau. Il y a là un enjeu collectif, puisqu’il s’agit non seulement d’augmenter les cadences internes dans nos usines, mais également d’embarquer l’ensemble de la chaîne des fournisseurs. Notre groupe répond présent, et je tiens à saluer le travail réalisé par les femmes et les hommes de Safran et de nos partenaires dans la supply chain, dont l’engagement permet ces succès. À titre d’exemple, les cadences sont multipliées pour le moteur du Rafale. La responsabilité est partagée. Pour pouvoir entraîner les fournisseurs, il est impératif de disposer des commandes permettant de donner de la visibilité qui seule permet aux PME d’investir dans des moyens de production ou des moyens humains, sur plusieurs années. À cet égard, la LPM représente un actif à préserver impérativement.
Ensuite, les enjeux de la transformation du champ de bataille requièrent et vont requérir à l’avenir souveraineté et agilité : à la fois des développements et programmes structurants, mais également des incréments capacitaires rapides. À titre d’exemple, le système de lutte anti-drones Skyjacker, développé en moins de six mois, a été déployé dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Il permet d’obtenir une bulle protégeant un point d’intérêt. Les drones rebondissent sur cette « bulle ». Ensuite, en mer Rouge, les frégates françaises ont été prises à partie par des drones houthis au début de leur déploiement. Face à ces drones, la première réaction a été de tirer des missiles, dont le coût est très élevé. À leur retour en métropole, les frégates ont été équipées d’un système de vision optronique Safran de toute dernière génération, permettant d’identifier de loin la menace. Quand la menace est un drone de 20kg, les frégates peuvent ainsi laisser le drone s’approcher et l’engager au canon de 76mm plutôt qu’avec un missile. Safran a démontré son agilité puisqu’il a fallu seulement quatre semaines pour intégrer ces systèmes optroniques.
Enfin, au-delà des incréments capacitaires, la nouvelle donne renforce la prégnance des enjeux de souveraineté, dans deux dimensions. La première concerne l’accès à certaines capacités souveraines. Je pense ainsi aux lance-roquettes unitaires (LRU) déployés dans le régiment de Belfort. Le conflit en Ukraine renforce l’importance de ces feux dans la profondeur. L’accès à ces équipements est contraint de deux manières. D’une part, certains pays alliés subissent des contraintes d’approvisionnement rendant ces systèmes non disponibles pour plusieurs années. D’autre part, ces livraisons en provenance de pays alliés sont parfois associées de contraintes de déploiement sur des géographies limitées. Or il s’agit de pouvoir disposer de cette capacité de feu dans la profondeur de façon souveraine. L’impératif de disposer d’une telle capacité souveraine a été reconnu par la DGA, qui a lancé un partenariat d’innovation auquel Safran a répondu et a été sélectionné avec le groupe MBDA. Il conviendra d’être attentif à ce que le programme de développement et d’approvisionnement puisse être lancé après ce partenariat de 18 mois.
Enfin, je souhaite terminer en évoquant la technologie des moteurs d’avions de chasse. Cette technologie est maîtrisée par seulement cinq pays à travers le monde, dont le nôtre. Conserver ces technologies à l’état de l’art représente un enjeu de souveraineté nationale. À cet égard, le retard du programme du système de combat aérien du futur (Scaf) par rapport au calendrier initial nécessite de trouver un moyen alternatif de préserver sur le territoire national les compétences et les technologies, afin de tenir notre rang de motoriste complet d’avions d’armes dans ce domaine. Safran et la DGA travaillent main dans la main pour trouver les financements et la feuille de route permettant à la France de tenir son rang.
En conclusion, la première de nos responsabilités d’industriels consiste à être au rendez-vous des enjeux de la nouvelle donne de l’économie de guerre, en alliant cadence, agilité et souveraineté. Ensuite, l’engagement des industriels requiert des investissements et des prises de risques importantes, à la fois par les grands groupes, mais également par les petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI) de la BITD française. À cet égard, la visibilité dans les commandes est le nerf de la guerre. Cette visibilité est apportée par la LPM. Enfin, il nous faut poursuivre le travail engagé avec la DGA au titre de la simplification des procédures de livraison, d’approvisionnement et de soutien à l’exportation.
M. le général (2S) Guy Girier, conseiller militaire d’Airbus. Airbus est une société européenne, mais ancrée sur ses pays natifs : la France, l’Allemagne et l’Espagne. Nous sommes attachés à soutenir les armées pour répondre à leurs besoins avec la réactivité qu’elles attendent. Airbus réalise un chiffre d’affaires de 11,9 milliards d’euros dans le domaine de la défense, ce qui positionne le groupe parmi les premiers fournisseurs des forces européennes, avec Leonardo. Airbus figure également parmi les quatre fournisseurs principaux du ministère de la défense dans le cadre de la LPM.
La crise en Ukraine et l’évolution du contexte géostratégique ont profondément affecté nos approvisionnements, nos procédures et la dynamique du marché de défense en France et dans le monde. L’initiative française sur l’économie de guerre, assez atypique, est très importante. Elle a mis clairement en évidence que les dépendances et la multiplication des contraintes, résultats de trente années de dividendes de la paix, ont introduit de nombreuses difficultés. Cette réflexion a été initiée par la DGA et l’état-major des armées dans le cadre la préparation de la LPM 2024-2030.
À présent, je souhaite dresser l’état des lieux des actions menées par Airbus en liaison avec l’état-major des armées. Au préalable, je voudrais vous sensibiliser sur la situation du marché européen de la défense, un marché très atypique. Il est excessivement concurrentiel en raison du poids de l’histoire et de l’intervention très récente de l’Europe dans la défense. Ce marché s’inscrit également dans le cadre de l’Otan. En conséquence, l’industrie est malheureusement très morcelée en Europe et concentrée sur des petites séries. À l’inverse, l’industrie de défense américaine bénéficie d’une situation plus avantageuse. À titre d’exemple, le C 130 américain est produit depuis 1950, et dispose d’une profondeur de production qui permet aux États-Unis de piocher dans ses propres productions tout en accompagnant les acquisitions de leurs partenaires stratégiques. Un tel outil n’existe pas à ce jour en Europe, mais nous y réfléchissons, en lien avec la DGA.
Dans le contexte que nous connaissons en Europe aujourd’hui, cette situation s’aggrave. En effet, il est évident que l’industrie américaine fait preuve d’opportunisme au travers de deux notions : l’interchangeabilité et l’arrivée de nombreux nouveaux acteurs sur ce marché, comme la Turquie, la Corée du Sud ou le Brésil. En résumé, le marché européen est compliqué et pour y faire face, le soutien des États est essentiel. Pour nous, tout se joue aujourd’hui en Europe dans le cadre du programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP), pour s’assurer que chaque euro investi dans la défense européenne le soit bien au profit de l’industrie européenne.
Dans le cadre de l’économie de guerre, nous sommes impliqués dans les travaux menés sur deux types d’actions : la sécurisation des approvisionnements et la sécurisation de nos productions. L’invasion de l’Ukraine en 2022 nous a conduits à reconfigurer nos approvisionnements pour sortir d’un certain nombre de dépendances. Je pense notamment à la sécurisation de la filière française du titane. C’est la raison pour laquelle, avec Safran et le fonds d’investissement Tikehau, nous avons investi dans la reprise d’Aubert & Duval, pour un prix d’acquisition de 170 millions d’euros et nous réalisons un effort encore plus important, de 300 millions d’euros pour faire remonter cette filière en compétences. Nous poursuivons cette réflexion avec la DGA autour de nos dépendances sur onze métaux critiques. Dans ce cadre, nous devons analyser nos relations avec de nombreux pays, dont la Chine et le Congo.
S’agissant de la sécurisation de nos productions, nous avons conduit une réflexion nourrie par la crise ukrainienne, au travers des fameux articles 49 et 51 de la LPM. Cette dernière s’est surtout concentrée sur des entreprises qui produisent des munitions ou de l’artillerie sol-sol. Néanmoins, nous sommes complètement impliqués, pour sécuriser nos propres productions sur fonds propres.
Au-delà, soyez aussi convaincus que nous continuons de travailler par nous-mêmes sur un certain nombre de développements internes. Je pense notamment au programme Beluga. En effet, la crise en Ukraine a notamment eu pour conséquence l’effondrement du transport stratégique en Europe, puisque la société ukrainienne Antonov a perdu la majorité de ses moyens de transport et n’est plus en mesure d’assurer le service au même niveau qu’elle le faisait avant la crise. Airbus a réagi en proposant un service complémentaire, pour aider les forces européennes à pouvoir transporter leur matériel de grand volume grâce à l’aide du Beluga. Nous finalisons actuellement ce travail avec les armées.
Enfin, je voudrais souligner que la réflexion a porté sur la simplification et l’analyse de l’approche contractuelle, en lien avec la DGA. Ce travail nous conduit à établir de nouvelles voies pour améliorer nos futurs contrats. En conséquence, je suis très confiant pour l’avenir, parce que nos futurs contrats prendront en compte des mesures de simplification qui sont multiples telles que la simplification documentaire ou la simplification de la prise en compte de la réglementation. Nous nous efforçons d’approcher le sujet d’une façon plus concrète, plus réaliste et plus opérationnelle.
En conclusion, je souhaite évoquer un exemple, qui illustre la nécessité d’introduire à nouveau une culture du risque, qui avait probablement été perdue pendant les trente années de dividendes de la paix. Elle se manifeste notamment à travers la participation de l’industrie à l’exercice Orionis mené par les armées. Celui-ci a clairement démontré que si tous les outils sont en place, il est collectivement essentiel de savoir les utiliser pour que l’opération redevienne notre première préoccupation.
En revanche, je suis convaincu qu’une dégradation supplémentaire du contexte géostratégique conduirait inévitablement à développer une économie « en guerre », marquée par un caractère d’exception sur les ressources qui devraient lui être consacrées.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte, conseiller marine de Naval Group. La société Naval Group est un groupe français de 17 000 personnes, dont la très grande majorité est basée en France, pour un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros l’an dernier, dont 70 % réalisés en France.
Naval Group est un groupe singulier, qui réalise des bateaux de surface du haut du spectre – de la corvette au porte-avions en passant par les frégates – et des sous-marins nucléaires ou classiques, des systèmes de combat, des armes sous-marines et des drones. Peu de sociétés dans le monde sont ainsi capables de couvrir un tel champ, dont je vais parcourir les quatre segments.
Le premier est celui des plates-formes, les plus visibles et donc les plus connues.
Le second recouvre les systèmes de combat, qui sont au cœur des programmes, car ils permettent d’animer le bateau, de recueillir l’information, de la traduire, la proposer à la décision et transmettre cette dernière aux effecteurs.
Le troisième pilier concerne les armes sous-marines, les torpilles, mais aussi les drones. Naval Group est intégrateur pour tous les drones, et réalise en propre des drones de surface et sous-marins.
La quatrième fonction, enfin, est celle du soutien, ou maintien en condition opérationnelle (MCO). Le groupe couvre ainsi l’ensemble du cycle de vie, puisqu’il s’occupe même de la déconstruction des bateaux. En résumé, la société est uniquement et entièrement dédiée au naval de défense, mais elle couvre l’ensemble de ce paysage.
À présent, je souhaite vous faire part de ma grille de lecture de l’économie de guerre. Naval Group produit d’abord et avant tout des gros objets. Il est très clair que pour nous, l’économie de guerre revêt un sens différent de celui qui concerne les producteurs de munitions ou de consommables. En conséquence, notre philosophie d’économie va s’appliquer dans notre temporalité. La marine et Naval Group vivent dans quatre temps : le temps long de la programmation, le temps court des opérations, le temps futur de l’évolution et le temps du quotidien, qui est le temps du soutien et qu’il ne faut absolument pas négliger.
Le temps long est le plus simple à imaginer. On pense ici aux Barracuda, aux frégates de défense et d’intervention (FDI), aux SNLE 3G ou au porte-avions de nouvelle génération (PANG). Dans ce domaine, trois caractéristiques sont essentielles : la lisibilité, l’évolutivité et la résilience. S’agissant de la lisibilité, Naval Group doit maintenir des compétences à tous les niveaux : dans les bureaux d’études, mais également dans les chantiers. Cette lisibilité est double. De notre côté, il s’agit de montrer que nous sommes capables de maintenir ces compétences et de respecter les délais et les calendriers. Du côté de l’État, il s’agit d’une responsabilité associée à la soutenabilité de la LPM.
Ensuite, l’évolutivité nous rapproche de l’économie de guerre, laquelle implique de pouvoir assumer des hausses de cadence en cas de besoin. Naval Group doit être capable de répondre à cette demande, grâce à son organisation de travail. Le troisième pilier du temps long concerne la résilience, l’épaisseur, notamment dans le domaine logistique. Ainsi, Naval Group a signé le 20 novembre denier l’arrêté appliquant l’article 49 de la LPM, de façon à réaliser des provisions. Ce sujet concerne l’ensemble de notre supply chain, en lien avec la DGA.
Le deuxième temps est le temps court, celui des opérations. On pense généralement aux théâtres de l’actualité, en mer Noire, en mer Rouge ou en Méditerranée orientale, mais il ne faut pas non plus oublier la forte activité opérationnelle en Atlantique Nord, même si elle est plus discrète. Dans ce temps court, il est essentiel de savoir bien dialoguer avec l’état-major de la marine, l’état-major des armées et la DGA. Une boucle de retours d’expérience est en place, dans un souci de réactivité, première problématique du temps court. Quel que soit le problème, des sociétés comme Naval Group sont capables de réagir aux demandes de la marine nationale, qui nous a d’ailleurs remerciés à plusieurs reprises pour notre rapidité.
Il faut également mentionner la boucle longue du temps court. Ainsi, instruits par ce qui se passe sur ces théâtres, nous devons être capables de réintégrer une partie de nos observations en faisant évoluer les systèmes et programmes que nous produisons. Je pense par exemple à l’amélioration des conduites de tir sur l’artillerie, l’ajout de nouvelles capacités de destruction de drones et de missiles. Ce travail est mené autour d’une plateforme d’échanges réunissant l’État et les industries concernés.
Le troisième temps est celui du temps futur et de l’innovation. Le temps court des opérations nous conduit à effectuer des améliorations, des correctifs, des patchs, mais nous devons également être capables à la fois de réagir aux demandes urgentes de la marine, mais aussi de pouvoir en déduire ensemble de nouvelles idées ou de nouvelles améliorations. L’innovation comprend ainsi trois séquences : celle de l’idéation, celle de l’expérimentation, et celle de la priorisation et du déploiement.
Comme exemple d’idéation, le contexte en Méditerranée orientale et en mer Rouge a mis en exergue deux aspects : l’économie de la réponse (à menace donnée, réponse proportionnelle donnée) et la polyvalence des outils de lancement. Dans le domaine de l’expérimentation, il convient de remercier la marine pour les dispositifs mis en place depuis deux ans concernant Perseus, Polaris, le Droneathlon, ou Wildfire.
Le dernier temps est celui du temps réel ou du quotidien, celui du soutien, qui est essentiel. Pour obtenir un retour d’expérience, il faut des bateaux en mer et donc disponibles. Nous menons régulièrement des échanges avec l’état-major de la marine sur ce sujet. Ce soutien peut être résumé par trois exigences : la disponibilité, la fiabilité et la performance. La disponibilité consiste à réaliser les arrêts techniques en temps et en heure, sans retard. Nous y parvenons depuis quarante ans, comme en témoigne le chef d’état-major de la marine qui récemment se déclarait particulièrement satisfait du taux de disponibilité des frégates. Des efforts particuliers sont ensuite réalisés sur la fiabilité. Enfin, nous conduisons un dialogue régulier avec la marine sur la performance, impérative pour opérations qu’elle conduit.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires. À l’issue de ce cycle sur l’économie de guerre, nous conduirons un autre cycle, dédié à l’Europe de la défense. Par ailleurs, je pense que nous aurons l’occasion de revenir lors des échanges sur les aspects relatifs aux RH et aux formations.
Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Frank Giletti (RN). L’expression « économie de guerre » semble avoir définitivement intégré le vocable du gouvernement depuis l’annonce fulgurante, voire surprenante, du président de la République Emmanuel Macron en juin 2022. Mais la France est-elle en guerre ? Cet abus de langage permet au gouvernement de ne pas reconnaître le retard accumulé par notre pays et le continent européen et de se dédouaner en évoquant les « dividendes de la paix ». En réalité, cet abus de langage marque un manque d’ambition, voire une certaine naïveté, alors que le contexte stratégique international est devenu très défavorable. On comprend par là qu’en incitant la BITD nationale à produire plus, plus vite et dans la durée, au prétexte du retour de la guerre sur le sol européen avec le conflit ukrainien, le président de la République dissimule en réalité une nécessité pour la France de rester dans la course.
Entrer en économie de guerre correspond à une ambition, des commandes publiques massives et une simplification des procédures. Or, à ce jour, nous ne constatons qu’une amélioration des cadences, éventuellement une tentative de sécurisation des approvisionnements. Alors que la LPM elle-même démontre que nous nous trouvons bien loin du réel effort fourni en cas de guerre – à la fin de celle-ci, il n’y aura pas plus de bateaux, d’avions ni de chars –, ce message s’adresse à vous, industriels de la défense, qui participez au rayonnement de notre pays par vos savoir-faire uniques, unanimement reconnus sur la scène internationale. Comment cette recommandation présidentielle est-elle accueillie de votre côté ? Quelles différences de production nous permettent d’affirmer que nous sommes véritablement en économie guerre ?
Enfin, j’aimerais conclure par une question spécifique à Safran. Si l’annonce récente du lancement des études liées au standard F5 du Rafale nous a tous soulagés, un élément continue néanmoins d’alerter le rapporteur Air que je suis, puisqu’il s’agit d’un impensé de la LPM qu’il est urgent de prendre en considération. Je pense ainsi au moteur T-REX produit par Safran pour le Rafale. En effet, alors que la masse de la charge utile – qui a déjà considérablement évolué puisqu’elle atteint aujourd’hui plus de deux tonnes – ne cesse de croître et que les besoins en puissance électrique en matière de dissuasion continuent eux aussi d’évoluer, la puissance du moteur T-REX reste quant à elle inchangée.
Afin que ce dernier continue de répondre aux évolutions du Rafale F5 et, dans une réalité alternative, le Scaf, des discussions sont-elles menées actuellement ?
M. Franck Saudo. À propos du moteur T-REX, pour Safran et pour le pays, maintenir la compétence de motoriste complet relève d’un enjeu majeur de souveraineté. Cela suppose d’entretenir les compétences et de développer les technologies nécessaires pour tenir notre rang dans le domaine des moteurs d’avions d’arme. À cet égard, le fait que le programme Scaf ait été décalé par rapport au calendrier initial crée une distance qui met en danger le maintien de compétences.
En conséquence, sans attendre le Scaf, il est absolument impératif de mobiliser les compétences de motoriste, de « faire du muscle » au sens métier du terme sur les technologies des moteurs. En effet, cet enjeu ne figure pas dans la LPM, dans la mesure où le Scaf était attendu plus rapidement et devait assurer ce maintien de compétences. Aujourd’hui, il est essentiel de trouver les voies et moyens de lancer un programme T-REX, actuellement abordé conjointement entre la DGA et Safran, permettant le développement d’une variante du moteur M 88 capable d’atteindre une poussée de neuf tonnes. Celui-ci permettra de faire ce pont entre le moteur actuel et le Scaf, en temps et en heure. L’enjeu de court terme implique de lancer ce développement, d’identifier les financements et d’aller chercher ce moteur de neuf tonnes pour le rendre disponible au début de la décennie 2030.
M. le général (2S) Guy Girier. Je comprends qu’il me revient de parler de l’économie de guerre, sujet éminemment politique. En 2022, nous avons changé de monde et chez Airbus, nous avons poussé la réflexion sur nos dépendances, qui incombent très clairement aux trente années de dividendes de la paix et de la globalisation des marchés mondiaux. Ces dépendances concernent par exemple des matériaux, des équipements électroniques, des moteurs plasma pour les satellites, mais aussi des colles dont la production a été largement délocalisée en Chine, alors même que l’Europe dispose de la première industrie chimique au monde. Nous avons mené cette analyse avec l’état-major des armées et la DGA pour discerner l’impact de ces contraintes sur nos processus actuels. Aujourd’hui, nous corrigeons cet environnement.
M. Sylvain Maillard (EPR). Le retour en Europe du conflit de haute intensité et la révision de la LPM qui s’en est suivie ont entraîné une profonde réflexion sur les objectifs à donner à notre défense et, par ricochet, à l’appareil de production qui le soutient. Cette réflexion s’est cristallisée notamment à travers le vocable « d’économie de guerre ». Dans la perspective du passage à une telle économie, le vice-amiral Malbrunot, qui était auditionné la semaine dernière par notre commission, a souligné la nécessité pour le ministère de la défense de retrouver une « culture du risque », en simplifiant les procédures et en adaptant la réglementation en vigueur, afin d’améliorer la production, aussi bien en termes de quantité que de rapidité.
Cette prise de conscience m’apparaît aussi louable que nécessaire. Observez-vous la manifestation de cette culture du risque dans vos entreprises, dans la gestion et dans le rapport avec l’État ? Par ailleurs, le vice-amiral Malbrunot a également évoqué le besoin d’améliorer les capacités à traiter des obsolescences pour entrer dans une logique de réutilisation des matériels et technologies. Comment vous adaptez-vous à cet impératif ?
M. le général (2S) Guy Girier. La culture du risque constitue effectivement l’un des enjeux. De fait, les articles 49 et 50 de la LPM sont ni plus ni moins un nouveau partage de risque entre l’État et l’industrie. Désormais, il revient à l’industrie de prendre une part de risque encore plus importante. De fait, constituer des stocks nous fait sortir de la logique qui prévalait jusqu’à présent, celle des flux, qui était consubstantielle à l’environnement précédent. L’industrie assume ce risque, lequel entraîne un impact non négligeable sur les trésoreries des sociétés et sur l’ensemble des chaînes aéronautiques et maritimes.
La culture du risque consiste également à reprendre en compte l’enjeu opérationnel dans le cadre de nos approches. Lors de l’exercice Orionis, les états-majors étaient reliés à l’ensemble des acteurs industriels, notamment leurs bureaux d’études. À cette occasion, nous nous sommes rendu compte que nous savions mettre en place des procédures très réactives pour répondre aux besoins. Lors de l’exercice Pégase, un A330 MRTT a connu une panne à Séoul, en Corée du Sud. Puisque la culture du risque était partagée, nous avons trouvé très rapidement la procédure permettant de dépanner l’avion sur place en moins de vingt-quatre heures, en utilisant des moyens sud-coréens.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. S’agissant de la culture du risque, je partage complètement les préconisations de l’amiral Malbrunot. Je distingue quatre risques principaux : le risque contractuel, le risque budgétaire, le risque technique et le risque physique par rapport aux différentes sécurités. Le risque contractuel a toujours existé et fait l’objet de discussions sur son partage entre un industriel et la DGA. Cette discussion est menée actuellement sur les principaux contrats de Naval Group, afin de déterminer le meilleur périmètre de chacun et partager le risque.
Le risque budgétaire est également pris en charge par les sociétés, notamment lorsqu’il s’agit de susciter des innovations. Quand Naval Group investit ses fonds propres dans un objet, il espère nécessairement que celui-ci répondra à un besoin, mais cela n’est pas toujours le cas. Un certain nombre de ces objets doivent ainsi être retenus par l’État, pour permettre l’alimentation dans le temps de cette culture du risque.
Le troisième risque concerne le risque technique. Nous avons reçu des commentaires plutôt favorables de la part d’officiers d’Alfan, rencontrés vendredi à Brest. Les responsables des commandes de bateau ont remercié Naval Group, qui accepte des propositions de réparation « exotiques » sur les systèmes, qui fonctionnent mais ne sont pas listées dans le manuel. Mais il n’est possible de sortir du manuel que lorsque l’on fait par ailleurs preuve de compétences, celles qui permettent de réussir à la fois dans le temps long et le temps court.
La quatrième culture du risque est bien plus compliquée. Elle concerne la culture du risque vis-à-vis des sécurités : sécurité du travail, sécurité de l’environnement, sécurité nucléaire. Naturellement, nous ne ferons pas de courir de risque à nos collaborateurs. Mais il y a aussi une part très livresque associée à ces risques. Quand il faut conduire un dossier d’environnement pour augmenter une surface utile, la culture du risque doit se partager avec l’État, grâce à la simplification des dossiers.
M. Franck Saudo. La prise de risque est une réalité dans l’environnement actuel, comme en témoigne l’exemple du remplacement du lance-roquettes unitaire. Le partenariat d’innovation lancé par la DGA, auquel le consortium Safran-MBDA participe, comprend une partie significative d’autofinancement par les industriels de cette première phase de dix-huit mois, qui va aboutir à des essais. Cet autofinancement constitue clairement une prise de risque pour un industriel, et donc un vrai sens des responsabilités.
En revanche, dans la durée, il importe que cette prise de risque soit récompensée, c’est-à-dire que cette première phase de partenariat et d’innovation, débouche en effet sur un programme tangible.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Le groupe La France insoumise - Nouveau Front Populaire ne partage pas le vocable « d’économie de guerre ». Nous ne sommes pas en guerre. Si nous l’étions, les nombreux efforts que vous déployez aujourd’hui ne suffiraient pas. Une économie guerre ne ressemble pas à ce qui est mis en œuvre pour « faire mieux, faire plus, faire plus vite ». Bien sûr, ce sont des impératifs, mais ils ne sont pas apparus en 2022. En réalité, l’environnement a changé, les exigences sont différentes, mais nous aurions tort de nous payer de mots encore une fois, en croyant que nous serions passés en économie de guerre.
Nous tenons par ailleurs une position de principe, qui est la suivante : nous ne croyons pas que les armes soient des marchandises comme les autres et que le marché doive s’imposer au commerce des armes. Cela implique un certain nombre de conséquences, dont la nationalisation des industries de défense le moment venu. Enfin, le débat budgétaire, contrairement à ce qui a pu être avancé, a été escamoté : il n’a pas lieu.
Nous ne croyons pas à la soutenabilité du projet de loi de finances (PLF) 2025. Je souhaiterais vous entendre à ce sujet. Ensuite, l’économie de guerre sert d’argument au renforcement de l’Union européenne (UE) dans les questions de défense. Le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP) est en cours de discussion. Il semble que la France ait déjà renoncé. Je me rappelle que l’ancienne ministre des armées Florence Parly déclarait que l’article 5 (du traité de l’Atlantique Nord) n’est pas « un article F-35 ». Or il se trouve que 35 % d’EDIP pourraient bénéficier à des entreprises étrangères. Comment appréciez-vous cette décision ?
Amiral, il me semble que pour des raisons calendaires de disponibilité de certains sites industriels, la production des cuves et réacteurs du PANG a été lancée dès l’année dernière sans être financée. Comment Naval Group a-t-il pu en arriver là ?
M. Franck Saudo. Les armements ne sont effectivement pas des produits comme les autres. Les industriels que nous sommes agissent dans un environnement extrêmement régulé par le contrôle des exportations, chaque livraison de matériel faisant l’objet d’une demande d’approbation par l’État. Il n’en demeure pas moins que l’exportation est absolument essentielle pour nos activités dans les domaines de l’aéronautique et de la défense, c’est-à-dire des activités duales civile et militaire. La France, pays de 68 millions d’habitants, ne peut pas se contenter d’un marché national et a besoin des marchés à l’exportation, pour disposer de la compétitivité et de l’excellence technologique nécessaire. En résumé, l’export est le destin de l’industrie aéronautique et défense.
M. le général (2S) Guy Girier. La LPM est très importante pour l’industrie, car elle donne de la visibilité sur nos productions, nous aidant à maîtriser les risques inhérents à la construction, à la production et à la livraison des programmes. À ce titre, le suivi de cette LPM est majeur au regard de l’engagement de l’outil de production, pour satisfaire le besoin des armées. S’agissant d’EDIP, nous partageons la préoccupation visant à ce que chaque euro investi dans la défense revienne à l’industrie de défense européenne, à la fois pour la production, mais aussi la conception. Il en va des savoir-faire européens des bureaux d’études et de la capacité de l’industrie européenne à répondre aux besoins de sécurité et de défense en Europe.
Mme Anna Pic (SOC). Avec 4 000 PME et ETI, dont 1 000 sont considérées stratégiques, et un chiffre d’affaires de près de 30 milliards d’euros par an, la BITD française compte parmi les plus performantes d’Europe. Julien Malizard, titulaire de la chaire « Économie de défense » à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), estime à plus de 18 milliards d’euros constants les dépenses d’équipement réalisées entre 1980 et 2024. De tels investissements classent la France au premier rang des investisseurs européens en la matière. Cependant, l’évolution du contexte géopolitique nous oblige à faire le nécessaire pour retrouver une profondeur industrielle capable de soutenir un effort de guerre dans la durée. Dans cet objectif, à l’occasion de son audition par cette commission il y a quelques jours, M. Malizard a identifié quatre défis majeurs pour notre BITD.
Le premier concerne le plan budgétaire, puisque le budget de la mission défense en 2024 atteint péniblement 2 % du PIB, contre 4 % en moyenne pendant la période de la guerre froide. Le deuxième a trait au capacitaire, puisque certains programmes conventionnels stagnent ou voient leur trajectoire revue à la baisse et le troisième au domaine industriel, en pariant sur le fait que le modèle français BITD resterait inchangé au regard de la trajectoire budgétaire et des commandes. Enfin, sur le plan technologique, M. Malizard a insisté sur le fait que les ruptures technologiques ne doivent pas remplacer les équipements du haut du spectre.
Au regard de ces différentes remarques, plusieurs interrogations me viennent à l’esprit. D’abord, comment s’établit le partage de risque entre l’État et les industriels, s’agissant du passage d’une logique de flux tendus à une logique de massification ? L’effort dont nous parlons peut-il être supporté dans un cadre uniquement national ou au niveau européen ? Que pouvez-vous attendre, dans cette perspective, de la création d’un commissaire européen à la défense ?
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Le fait que l’Europe accorde une importance particulière aux sujets de défense, accélérée depuis la guerre en Ukraine, est effectivement bénéfique. Cela permet de conduire un véritable dialogue à Bruxelles, pour échanger jusqu’au plus haut niveau sur des thèmes qui n’étaient pas forcément abordés avec le même intérêt auparavant.
Une illustration forte est donnée par les budgets. D’ores et déjà, le fonds européen de défense est doté de 1 à 1,2 milliard d’euros par an. Parmi la douzaine de domaines, six ou huit concernent le naval, ce qui permet d’entamer des projets de R&D. Par ailleurs, au-delà de la question de l’éligibilité à EDIP, il faut observer que l’Europe ne cherche pas à prendre la place des États, qui demeurent responsables en matière de défense.
Quand l’Europe promeut des domaines de lutte plus particuliers ou des plateformes, un dialogue est nécessaire. Il existe déjà, mais il doit encore s’intensifier entre les représentants de l’État à Bruxelles, les industriels susceptibles de participer à ces domaines et les instances européennes concernées pour savoir s’il faut privilégier un ensemble intégré – une plateforme dans le domaine naval – ou plutôt des briques technologiques qui se diffusent sur les plateformes des uns et des autres.
En résumé, ce dialogue est essentiel pour concilier l’attention portée par l’Europe sur la défense, une augmentation potentielle des budgets et la bonne coordination entre la vision étatique et la réponse industrielle. Cette cohérence d’ensemble nous tiendra animés pendant encore quelque temps.
M. le général (2S) Guy Girier. Chez Airbus, société européenne, nous estimons que l’Europe représente une part de la réponse. Nous conduisons de nombreux programmes en coopération, qui nous permettent d’apporter de la masse. Ils consolident et sécurisent les outils de production. Dans le contexte de l’économie de guerre tel qu’il se présente, ils offrent une partie de la réponse. Cependant, je m’associe pleinement aux remarques qui viennent d’être formulées, parce que les responsabilités de l’Europe sont limitées. Les États sont en charge de leur sécurité, de leur propre défense. L’Europe doit apporter une facilité d’accès aux capacités au profit des États. Tel est l’un des enjeux des discussions EDIP en cours actuellement.
M. Franck Saudo. Madame la députée, le passage à la masse nécessite des augmentations de cadence très importantes et mobilise des enjeux RH pour trouver les compétences nécessaires dans un certain nombre de métiers. Cela conduit les industriels à trouver des solutions en rupture. Sur notre site de Fougères en Bretagne, spécialisé dans les métiers de l’électronique, les difficultés de recrutement ont par exemple conduit les équipes à « embaucher sans CV », afin que des personnes intéressées par travailler pour Safran rejoignent des sessions de formation. Ces dernières leur offrent l’opportunité d’évaluer si le métier leur correspond dans un premier temps, puis de poursuivre éventuellement la formation. Celles qui témoignent des compétences nécessaires sont embauchées.
Mme Anne-Laure Blin (DR). Vous avez esquissé les contours de ce que vous entendez par « économie de guerre », laquelle correspond à une économie qui se restructure drastiquement pour soutenir les efforts de guerre, accompagner nos industries et garantir notre souveraineté. J’estime aussi que l’économie de guerre passe aussi par une bataille « bureaucratique », car l’amélioration de l’efficacité publique est essentielle pour les Français, mais également nos entreprises, et a fortiori nos entreprises industrielles.
Concrètement, quelles mesures ont été mises en place par le ministère de l’économie mais aussi celui des armées pour faciliter la vie de vos entreprises et de vos sous-traitants, notamment dans le cadre de cette économie de guerre ? En 2022 la DGA et un certain nombre d’industriels déploraient l’absence d’une cellule de planification de la remontée en puissance. La situation a-t-elle évolué depuis 2022 ?
M. Franck Saudo. Cette volonté de simplification des procédures d’acquisition et de réception des matériels a débuté, mais elle doit se renforcer. Par exemple, sous l’impulsion des équipes de la DGA en charge de la qualité, des chantiers de terrain réunissant la DGA et les industriels ont eu lieu sur le chantier particulier de la réception des matériels. Grâce à ces mesures de simplification, le temps de réception a pu être réduit de deux semaines. Pour autant, ce travail doit se poursuivre et s’amplifier dans les mois à venir, car il nous faut des outils différents, dès lors que nous devons produire en masse et soutenir les augmentations de cadence.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Le volontarisme de la DGA est réel en matière de simplification et concerne notamment la simplification dans les spécifications, dont les enjeux élevés reflètent les besoins opérationnels et le sérieux de l’État dans ses achats. Cette simplification concerne également les démarches contractuelles, dans le cadre de l’instruction 1618. La conception d’un bateau s’appuie sur un règlement de classe, réalisé le plus souvent en France par Bureau Veritas. Ce socle, bâti sur l’expérience, donne satisfaction à 90 %. La deuxième couche, celle des SCAT, est quant à elle aux mains de la marine et de la DGA. Elle concerne des spécifications supplémentaires qui viennent enrichir et donc, d’une certaine façon, alourdir le règlement de classe.
Dans ce domaine, une vraie prise de conscience est intervenue et s’est notamment matérialisée pour le programme en cours sur les bâtiments de guerre des mines (BGDM). Un dialogue à trois entre la DGA, la marine et Naval Group permet de bien répondre aux besoins de la marine et au règlement de classe tout en filtrant les SCAT. De fait, l’ensemble étatique constitué par la marine et la DGA veille à ce que chaque demande supplémentaire fasse l’objet d’une véritable analyse de la valeur. Dans la marine, la philosophie consiste fréquemment à doubler les équipements, par une sécurité fondée sur l’expérience, mais les degrés de fiabilisation sont tels qu’ils permettent de revisiter cette politique. Simplifier oblige ainsi souvent à mener un très grand travail d’ingénierie pour revoir les spécifications.
M. Damien Girard (EcoS). J’étais ce lundi en visite sur le site lorientais de Naval Group, dans ma circonscription, pour y rencontrer les équipes construisant les futures frégates de défense et d’intervention française. Celles-ci font preuve d’un savoir-faire fondamental à notre base industrielle et technologique de défense. Les soudeurs, les charpentiers tôliers, les mécaniciens de précision, les ajusteurs et beaucoup d’autres, sont indispensables. Le ministère des armées travaille déjà à l’identification de ces métiers en tension dans un cadre interministériel. De même, certains acteurs de l’industrie de défense, comme Naval Group, mènent des actions concrètes en matière de partenariat et de formations.
La remontée en puissance de notre industrie nécessite de redimensionner la chaîne de production et de recourir à suffisamment de personnels compétents. L’urgence ne peut pas être la norme dans l’industrie. Dans un contexte de réarmement mondial, notre réservoir de compétences doit s’élargir dans la durée. Quelle marge de manœuvre demeure à la disposition de l’industrie de défense pour attirer et fidéliser des talents ? Quel rôle l’État peut-il jouer pour l’accompagner ?
Je souhaite enfin attirer l’attention de cette commission, car nos auditionnés sont certainement déjà convaincus par le cas particulier du respect de la planification. Le décalage des commandes prévues initialement par la LPM engendre des risques d’inactivité de l’industrie, préjudiciables à la solidification de sa main-d’œuvre. C’est ainsi le cas pour nos navires de premier rang.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Pour Naval Group, il s’agit du cœur du sujet. Au-delà de toute considération sur l’économie de guerre, la question essentielle consiste à savoir si le modèle industriel actuel saura accélérer en cas de besoin. D’une part, ce modèle est bon : la superficie et les métiers d’une société comme Naval Group permettent de disposer d’une empreinte et d’un périmètre suffisamment large pour répondre aux sollicitations. D’autre part, le sujet RH doit être au cœur des réflexions, au-delà des questions de production à court terme. Demain, nous ne pourrons répondre aux exigences de la marine et de l’État qu’en conservant des compétences.
Ainsi, au titre de la fabrication et du soutien, Naval Group dispose de 226 métiers pour pouvoir être à la hauteur des demandes de la marine. Le maintien des compétences dans la durée, pour désigner, développer, construire et entretenir, est essentiel. La marge de manœuvre que vous évoquez concerne notamment les efforts de formation qui sont conduits à travers les écoles internes. Notre groupe a par exemple créé, en compagnie d’autres acteurs, une école de soudeurs à Cherbourg.
L’autre aspect concerne la réponse de l’État et je ne peux que m’accorder avec vous concernant le respect de la planification et donc de la LPM en matière d’autorisations d’engagement et de crédits de paiement. Cette démarche est nécessaire pour permettre à Naval Group de maintenir ses compétences.
M. le général (2S) Guy Girier. Cet aspect du recrutement est effectivement crucial, compte tenu de la remontée en cadence du domaine aéronautique civil, mais aussi des besoins militaires, dans un environnement qui est lui-même en tension, de façon globale. Nous observons aujourd’hui le redémarrage d’un certain nombre de fonctions, dont le nucléaire, qui doit opérer un grand nombre de recrutements, au moment où la jeunesse se préoccupe par ailleurs des enjeux environnementaux.
À cet effet, Airbus entretient lui-même ses outils de formations. Nous disposons ainsi d’un « lycée Airbus » situé à Toulouse, mais aussi un collège dans le nord de la France, à Albert, qui nous permettent de former des métiers spécifiques. Dans un secteur aéronautique mondial où la dualité d’usage constitue un atout favorable, nous utilisons et utiliserons au mieux l’ensemble de nos compétences, en fonction des circonstances.
M. Franck Saudo. Dans la période d’augmentation de cadence actuelle, nous avons rencontré des difficultés de recrutement dans certains métiers. Je pense par exemple au brasage ou certains métiers de la mécanique. Ici intervient un paradoxe : le niveau de chômage demeure à 7 % en France, mais il n’est pas toujours facile de recruter. L’enjeu porte ici sur les leviers permettant de faire se rencontrer les besoins industriels, les moyens de formation et la disponibilité des talents. Les industriels participent à cet effort de formation grâce à des écoles spécifiques, mais aussi à tous les dispositifs permettant de faciliter la mobilité des salariés sur le territoire.
Vous avez évoqué par ailleurs la fidélisation de nos salariés. La plupart d’entre eux sont animés par la fierté et la passion de leur métier. De ce point de vue, l’ensemble des prises de parole en soutien de l’esprit de défense alimentent cette fierté et cette passion des femmes et des hommes de notre groupe, lesquelles sont essentielles pour l’augmentation des cadences.
Mme Josy Poueyto (Dem). Les défis de l’économie de guerre se sont installés dans le débat politique et économique du pays. Ces dernières semaines, notre groupe a défendu fermement le respect de la marche budgétaire de la LPM pour 2025. L’innovation reste une des priorités des prochains mois, dans l’objectif d’être prêts pour le combat du futur, tout en ne négligeant pas les menaces actuelles.
Le groupe Les Démocrates est particulièrement attaché à tout ce qui permet d’aborder dans d’excellentes conditions les enjeux des guerres de demain. Nous devons encore gagner en efficacité dans nos capacités d’adaptation. Pour y parvenir, à l’heure du numérique et de la haute technologie, nos armées ont aussi besoin d’équipements dotés d’architectures ouvertes. Nos armées ont besoin de procéder à des adaptations continues des systèmes, face à des menaces qui évoluent très rapidement et en permanence, sans exiger des validations de procédures interminables.
Pour l’heure, si je comprends bien, les industriels ne seraient pas prêts à partager des informations de cet ordre au nom de la propriété intellectuelle, ce qui nous fait perdre à l’évidence de l’agilité et du temps. Une chose est sûre : les militaires attendent une évolution favorable dans ce domaine. Messieurs, quelle est votre analyse en la matière ? Quels sont les arguments de blocage ? Quelles garanties attendez-vous et comment imaginer rapidement des solutions qui répondraient aussi bien aux contraintes de la propriété industrielle qu’aux contraintes des armées ?
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Vous avez évoqué le partage des données d’information. Naval Group, dans sa fonction d’intégrateur, embarque de nombreux équipements provenant de multiples industriels, dont Safran et Airbus. Par conséquent, le partage de données opérationnelles est nativement intégré, afin que les systèmes d’arme soient efficaces.
Ensuite, la question du tiers de confiance qui se posait il y a quelques années, a été tranchée par la marine, avec la création du centre de services de la donnée et de l’intelligence artificielle à Toulon, où les industriels sont priés de se rendre pour travailler sur des données. Des marges de progression demeurent concernant les données de réparation de tel ou tel équipement. L’ouverture des données de soutien nécessite déjà le partage d’un certain niveau d’information par les différents industriels, mais il est certain que dans un objectif de performance et de fiabilité, il nous faut encore aller plus loin.
Enfin, vous avez mentionné les architectures ouvertes. Naval Group intègre parfaitement la nécessité de faire évoluer tant le système de combat (combat management system) que le système de gestion de la plateforme (platform management system), mais la notion d’architecte numérique demeurera essentielle, pour s’assurer que cette ouverture n’engendre pas des dégradations, des faiblesses ou des lacunes.
M. le général (2S) Guy Girier. Airbus est une société européenne, habituée aux coopérations. Les questions de propriété intellectuelle se règlent lors de l’entrée dans les programmes, en entente avec l’ensemble des partenaires. Les résultats obtenus sur l’A400M, le CASA ou l’A330 MRTT démontrent que les obstacles sont gérés pour mener les programmes à long terme. En résumé, nous avons ces échanges dans le cadre de nos programmes. Certains partenaires ont peut-être moins l’habitude de le faire.
M. Franck Saudo. Précédemment, nous avons évoqué les prises de risque par les industriels. Une partie de cette prise de risque en autofinancement nécessite d’être récompensée, notamment grâce la propriété intellectuelle, qui permet d’attaquer d’autres marchés face aux concurrents. Simultanément, les thématiques de propriété intellectuelle ne doivent pas empêcher de chercher de la valeur au service des forces. À cet égard, comme le général Girier le souligne, il existe un ADN de coopération, lequel permet de conduire certaines réalisations. Je pense ici à nouveau au partenariat d’innovation sur le programme FLP-T, le remplacement du lance-roquettes unitaire (LRU) en partenariat entre MBDA et Safran, exemple de mise en commun et de travail coopératif au service des forces.
M. Édouard Bénard (GDR). À quoi correspond l’économie de guerre ? Il s’agit à la fois de disposer de stocks conséquents, de relocaliser en France la production, de diversifier les sources d’approvisionnement étranger en métaux rares ou autres composants critiques, d’augmenter les cadences de production, d’adapter la production industrielle, de renforcer la résilience des entreprises concernées face aux risques de sabotage, notamment depuis le cyberespace et de retrouver une BITD souveraine et autonome. L’économie de guerre telle qu’elle nous est présentée concerne seulement l’industrie d’armement, même si elle touche d’autres secteurs et implique tous les groupes que vous représentez.
Je me concentrerai sur une de ces contradictions bien précises au regard des éléments précités : nous sommes nombreux à craindre de voir l’industrie spatiale française déclassée. M. le général, Airbus Defence and Space a annoncé le mois dernier la suppression, d’ici 2026, de 2 500 postes dans cette filiale, qui compte 35 000 emplois dans le monde.
Airbus doit faire face à des retards de livraison de satellites en raison de choix technologiques qui n’étaient pas assez matures lors de leur commercialisation. Ainsi, une dizaine de gros satellites, notamment de communication, attendent d’être finalisés. Je pense aux satellites de la gamme Eurostar E3000 et OneSat à plus de six tonnes.
L’investissement dans la constellation OneWeb n’offre pas les résultats attendus, car celle-ci doit faire face à la concurrence de Space X avec sa constellation Starlink, forte de plus de 6 000 satellites proposant des services directement aux utilisateurs finaux. Airbus ne produit ni munition, ni artillerie. Stratégiquement, la réduction des investissements dans le spatial interroge, dans ce contexte. Quel est l’impact de telles décisions du groupe dans la perspective d’une économie de guerre, voire « en guerre », pour reprendre vos propos.
M. le général (2S) Guy Girier. Le domaine spatial européen rencontre des turbulences à l’heure actuelle, pour diverses raisons. Il convient naturellement de mentionner le New Space, à l’initiative d’Elon Musk, qui est parfaitement soutenu par l’administration américaine. Cet appui lui permet d’ailleurs de mener une approche très agressive du marché spatial dans le monde. Il s’agit là du premier élément de stabilisation.
Le deuxième élément de déstabilisation de l’espace concerne l’évolution des architectures. Je serai néanmoins plus mesuré sur les difficultés de OneWeb face à Starlink. Avec les constellations se pose la problématique du choix d’architecture entre les systèmes géostationnaires et les systèmes en orbite basse. De nouveaux modèles économiques se mettent en place et contribuent également à déstabiliser le marché. Enfin, le soutien institutionnel sur les marchés de défense est interrogé par cette évolution d’architecture, car il doit se positionner.
Pour autant, la visibilité demeure intéressante. Nous regardons l’avenir avec beaucoup d’intérêt. Un certain nombre de commandes importantes à l’export nous permettent d’adapter l’outil spatial européen, dans un contexte où celui-ci a tendance à perdre son unité européenne et s’émietter.
M. Matthieu Bloch (UDR). Face à la multiplication des foyers de tension dans le monde et à la menace nucléaire qui ressurgit en Europe, la France doit accélérer son réarmement. Au groupe UDR, nous sommes conscients que l’acquisition de moyens militaires conséquents est incontournable à la réaffirmation de la puissance française dans le monde. Nos fleurons industriels permettront à la France de peser dans le nouvel ordre international.
Les efforts que vous déployez afin d’accélérer la cadence de production sont admirables. Aussi, la récente révision de la doctrine nucléaire de la Russie vient interroger le rôle de la dissuasion dans les conflits actuels. La dissuasion est un pilier fondamental de notre sécurité nationale. Ainsi, je tenais à saluer le programme de construction du premier SNLE 3G. Naval Group, en tant qu’acteur clé de cette filière d’excellence, porte une responsabilité unique dans le maintien et le développement de cette capacité stratégique.
Un autre défi majeur concerne le MCO de notre matériel, qui impose une maintenance longue et complexe. Chaque jour d’indisponibilité du matériel impacte directement nos capacités de défense. Or des solutions existent, comme les jumeaux numériques et la maintenance prédictive. La production et la maintenance nécessaire nécessitent des composants critiques, parfois issus d’autres pays. Cette dépendance pourrait entraîner des conséquences sur la sécurité de nos approvisionnements.
Quels outils innovants sont envisagés afin de réduire ces indisponibilités de matériel tout en garantissant la fiabilité et la sécurité de nos systèmes ? En matière de souveraineté industrielle, quelles stratégies sont prévues pour sécuriser nos approvisionnements, notamment en termes de matériaux sensibles comme les alliages pour coque et les équipements électroniques ?
M. Franck Saudo. Les outils digitaux permettent notamment de réaliser la maintenance prédictive. Depuis plus de quinze ans, les équipes de Safran offrent une disponibilité de 100 % aux forces armées pour les moteurs d’hélicoptères. Pour y parvenir, nous utilisons notamment l’intelligence artificielle et les algorithmes pour anticiper les défaillances et alimenter la supply chain.
Ensuite, vous soulignez la question de la disponibilité des alliages rares ou des composants électroniques. Certains composants électroniques comme les wafers sont intégralement produits à Taïwan. Nous devons y faire face, par les stocks, mais aussi par un dialogue partenarial avec les différents industriels de défense et les grands acteurs du monde des microprocesseurs.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Parmi les outils à disposition, la maintenance prédictive constitue effectivement une avancée. Cependant, il faut réserver les capteurs aux équipements qui le méritent, ils ne peuvent être multipliés sur l’ensemble des équipements.
Par ailleurs, Naval Group profite de son histoire et des nombreux retours d’expérience. Je pense notamment au sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Rubis, dont le dernier exemplaire sera retiré en 2029. Ces bateaux étant arrivés à Toulon en 1982, nous disposons déjà d’une expérience d’exploitation de quarante ans. Cela permet d’exploiter les données et informations recueillies lors des entretiens passés pour pouvoir alimenter l’ingénierie de soutien et réaliser ce soutien au juste besoin.
S’agissant du second point, la sécurisation des approvisionnements, elle repose sur trois leviers : la constitution de stocks, la diversification des sources et la sécurisation de la supply chain en France, soit par une visibilité suffisante, soir par des rachats.
M. Thierry Tesson (RN). Ma question s’adresse particulièrement à Naval Group. Comme l’a rappelé le vice-amiral Malbrunot lors de son audition, l’économie de guerre concerne également des programmes de temps long, particulièrement pour la marine nationale, car la construction de bâtiments peut prendre plusieurs années. Dans le cadre d’un engagement majeur de la France sur le champ aéronaval, si nous devions remonter très rapidement en puissance sur ce secteur ou si une large partie de notre flotte devait être mise hors de combat, quelles solutions industrielles pourraient émerger ? De manière plus précise, quels sont les leviers à la disposition de Naval Group pour réparer le plus rapidement possible les bâtiments endommagés ? Qu’en est-il du drone naval utilisé par l’Ukraine en mer Noire ou des mines qui ont trouvé un intérêt récent dans ces nouveaux conflits ?
Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). La guerre en Ukraine a mis en lumière des défis cruciaux pour notre industrie de défense, qui doit s’inscrire dans une logique d’économie de guerre, laquelle nécessite notamment d’augmenter la capacité de production pour répondre à une demande croissante. Je salue évidemment les efforts et la vitalité de nos industries dont vous êtes d’excellents représentants.
Dans un contexte extrêmement concurrentiel où la technologie peut engendrer une immense différence sur le champ de bataille, comment continuer à innover tout en répondant au cahier de commandes en forte augmentation ? Comment les ruptures technologiques comme l’intelligence artificielle (IA) guident-elles vos ambitions stratégiques tout en protégeant nos données technologiques sensibles ? Je pense par exemple à l’acquisition par Safran de l’entreprise Preligens.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Mon intervention s’adresse à M. Franck Saudo et à Safran Electronics & Defense. À Dijon en Côte-d’Or est située une usine de votre société produisant des boules optroniques aéroportées pour hélicoptères et drones. En septembre, Safran a acquis Preligens, l’un des leaders de l’IA pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. Cette branche est devenue Safran AI, rattaché à Safran Electronics & Defense. Quels seront les impacts de l’intégration de la société Preligens au sein de Safran s’agissant du développement de technologies telles que l’optronique ? Au-delà, quelles sont les tendances actuelles et à prévoir pour le marché de l’optronique dans le contexte actuel ?
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Monsieur Tesson, vous avez mentionné la capacité de faire plus et plus vite. Notre site de Lorient est aujourd’hui capable de produire deux frégates par an, pour la marine nationale et pour l’export.
S’agissant de la capacité de réparation en cas de coup dur, trois volets doivent être abordés. En premier lieu, les RH concernent le sujet des compétences précédemment évoqué, et notamment la faculté de Naval Group de rassembler des forces suffisantes pour venir en aide aux programmes de soutien. Ensuite, le déploiement constitue une des forces de Naval Group, récemment décliné à Djibouti, Abu Dhabi ou Singapour. Enfin, la politique d’infrastructures navales de la France a été particulièrement pertinente, notamment en comparaison de celles menées par certains alliés. Elle nous permet de ne pas faire attendre le bateau à l’extérieur et de pouvoir le réparer très rapidement.
M. le général (2S) Guy Girier. Madame Hoffman, vous nous avez interrogés sur la capacité d’innovation et l’intelligence artificielle. Airbus investit sur fonds propres environ 3,5 milliards d’euros par an dans la recherche. À ce titre, l’IA figure au cœur de nos préoccupations, depuis longtemps. Ainsi, nous l’avons introduit dans tous nos cockpits pour sécuriser l’utilisation des avions de ligne et faciliter l’activité des équipages à bord. De même, Airbus est opérateur du renseignement en France, où l’IA joue également une place très importante. L’un des enjeux clés concerne la gestion en masse des données de renseignement, pour pouvoir apporter des analyses les plus pertinentes, au bon niveau.
M. Franck Saudo. Safran a récemment acquis la start-up Preligens, un des succès de la french tech, qui dispose d’une capacité absolument unique au monde. La vision stratégique consiste à combiner ses compétences en matière d’IA dans deux domaines : les équipements de défense – notamment ceux qui sont produits sur le site de Dijon, qui est passé de 250 personnes à 360 personnes lors de la période récente – et l’IA au service de l’humain, pour l’aider dans la prise de décisions. L’IA dont on parle ici garde évidemment « l’humain dans la boucle ».
M. Bernard Chaix (UDR). Le contexte géopolitique s’est sévèrement dégradé ces dernières semaines, avec la réapparition d’une menace nucléaire sur le continent européen. Le groupe UDR est convaincu que la France doit redevenir une puissance militaire incontournable, seul chemin nous permettant de peser sur les décisions du monde à venir. Nos fleurons industriels sont indispensables dans ce cadre. Les PME assurent entre 30 % et 80 % de la chaîne d’approvisionnement des équipements militaires. Alors que la cadence de production s’accélère, ses sous-traitants font face à une forte tension, voire un risque de saturation.
Quelle solution permettrait une meilleure coordination entre maîtres d’œuvre et sous‑traitants ? Quel bilan tirez-vous de la modification des conventions entre la DGA et vos groupes concernant la chaîne de sous-traitance et visant à s’adapter au nouveau contexte d’économie guerre ?
M. Thibaut Monnier (RN). La forte tension pesant sur nos stocks stratégiques demande une réponse au défi du MCO de nos équipements militaires, dans une perspective de guerre à haute intensité. Par exemple, sur nos 438 hélicoptères, tous ne sont pas en état. En 2019, seulement. 39 % des hélicoptères de manœuvre, 54 % des hélicoptères d’assaut et 51 % hélicoptères de la marine sont en mesure de voler. Les raisons tiennent à l’obsolescence, l’usure, le manque de personnel et l’approvisionnement en pièces détachées.
Même si les nouveaux équipements sont aujourd’hui conçus pour bénéficier d’une logistique et d’une maintenance de nouvelle génération et que les industriels prévoient des réserves capacitaires, la haute intensité nécessitera des recrutements, des formations et un cadencement renforcé. Pensez-vous que les efforts consentis par la LPM suffiront pour répondre aux défis actuels, notamment avec une gestion du MCO à flux tendu ? À la suite des premiers contrats de soutien opérationnel signés avec l’armée ou la sécurité civile, êtes-vous favorable à plus grande externalisation dans ce domaine ?
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Ma question s’adresse précisément à l’amiral de la Motte. Cette année semble en effet marquer le lancement de la construction du PANG, car les premiers crédits de paiement prévus dans la LPM lui sont enfin alloués. Néanmoins, il me semble que, pour des raisons calendaires de disponibilité de certains sites industriels, la production des cuves des réacteurs nucléaires a été lancée l’année dernière.
Comment, à votre connaissance, une telle production a-t-elle pu être financée ? Les industriels ont-ils avancé les centaines de millions d’euros dont nous parlons ? Ont-ils servi d’intermédiaire entre l’État et les banques ? Considérez-vous normal que, dans le cadre d’une économie de guerre, les industriels avancent ainsi des sommes, et que ce mode de financement, où l’État n’intervient qu’en deuxième rideau, est une bonne chose ?
M. le général (2S) Guy Girier. Dans le domaine des hélicoptères, la verticalisation du contrat a fourni une réponse, qui a demandé un engagement financier important de l’État. Désormais, nous sommes passés au deuxième stade de mise en place de ces dispositifs où les investissements réalisés commencent à donner leur efficacité tant opérationnelle qu’économique.
Vous avez également mentionné les flux tendus. L’article 49 de la LPM porte sur les stocks, mais également les conditions de réalisation du MCO, avec l’obligation de réaliser un certain nombre de stocks pour assurer l’activité aérienne maximale telle que prévue par les contrats.
M. Franck Saudo. Monsieur Chaix, vous avez posé une question relative à l’efficacité et le travail collectif entre maîtres d’œuvre et sous-traitants, enjeux essentiels de la BITD. Au-delà du comportement coopératif de chaque acteur de l’écosystème, des mécanismes collectifs de place doivent être établis pour identifier les difficultés des sous-traitants et apporter des solutions, notamment face aux problèmes de trésorerie. Le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) mène ce travail collectif d’identification et de recherche de solutions, au bénéfice de l’écosystème.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Monsieur Lachaud, la réalisation des premières pièces pour le PANG n’est pas liée à l’économie de guerre. Par ailleurs, il faut surtout souligner que le porte-avions nouvelle génération associe quatre acteurs : Naval Group, TechnicAtome, Framatome et les Chantiers de l’Atlantique. Le programme doit ainsi tenir compte des contraintes industrielles des deux acteurs Framatome et Chantiers de l’Atlantique, qui réalisent une part plus importante de leur chiffre d’affaires dans le civil.
S’agissant du financement, je suis désolé de ne pas pouvoir apporter des précisions. Mais l’acquisition d’une bride de cuve ne relève pas d’une démarche d’auto-financement de Naval group.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
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Informations relatives à la Commission.
Mme Caroline Colombier et M. Loïc Kervran sont nommés co-rapporteurs d’une mission d’information intitulée « Recrutement et fidélisation : gagner la bataille des ressources humaines du ministère des Armées » ;
MM. Thomas Gassilloud et Damien Girard sont nommés co-rapporteurs d’une mission d’information intitulée « Masse et haute technologie : quels équilibres pour les équipements militaires français ? » ;
Mmes Natalia Pouzyreff et Marie Récalde sont nommées co-rapporteures d’une mission d’information intitulée « L’opérationnalisation de la nouvelle fonction stratégique influence » ;
MM. Matthieu Bloch et Fabien Lainé sont nommés co-rapporteurs d’une mission flash intitulée « L’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique » ;
Mme Corinne Vignon et M. Arnaud Saint-Martin sont nommés co-rapporteurs d’une mission flash intitulée « Les satellites : applications militaires et stratégies industrielles »
Mme Alexandra Martin et M. Frédéric Boccaletti sont nommés co-rapporteurs d’une mission flash intitulée « La sensibilisation de la jeunesse à l’esprit de défense ».
La séance est levée à onze heures sept.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Blanchet, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, Mme Caroline Colombier, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, M. Michel Gonord, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, M. Aurélien Pradié, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Aurélien Saintoul, M. Thierry Tesson, M. Romain Tonussi
Excusés. – M. Christophe Bex, M. Aymeric Caron, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, M. Emmanuel Fernandes, M. Pascal Jenft, M. Fabien Lainé, Mme Murielle Lepvraud, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon
Assistaient également à la réunion. – M. Bastien Lachaud, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Jean-Luc Warsmann