Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Danjean, ancien député européen, ancien président du comité de rédaction de la revue stratégique (2017) (cycle Europe de la défense).              2


Mercredi
19 février 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 44

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président

 

 


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La séance est ouverte à onze heures trente.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir. M. Arnaud Danjean, dont l’audition sera particulièrement utile pour nos travaux sur l’actualisation de la revue nationale stratégique 2022 et notre cycle de travail sur l’Europe de la défense. Figure bien connue de notre commission, Arnaud Danjean est également l’un des meilleurs connaisseurs de l’Europe de la défense.

Après une longue carrière à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), centrée en particulier sur les Balkans, vous êtes devenu député européen en 2009 et avez présidé la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen. Vous avez été réélu député européen en 2014 et 2019 et êtes resté un membre très actif de cette sous-commission, tout en vous investissant au niveau national sur les questions de défense.

C’est en effet à vous que le président Emmanuel Macron a demandé en 2017 de diriger le comité de rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale, expérience que nous serons heureux de partager avec vous dans ces temps de réactualisation de la revue nationale stratégique. Votre regard sera très intéressant sur ces sujets. Vous avez aussi vécu à Bruxelles la relance de l’Europe de la défense à partir de 2016 et son foisonnement d’initiatives désormais bien connues : coopération structurée permanente, Fonds européen de la défense (FED), boussole stratégique, en attendant le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), en cours de négociation.

Pour autant, l’Europe fait face à des défis majeurs, dont le plus important est celui de l’unité. Force est de reconnaître que les États européens développent aujourd’hui une approche différente de la menace. Pour certains pays européens de l’Est ou pour les États baltes, la Russie représente souvent une menace quasi existentielle, ce qu’elle n’est pas obligatoirement pour certains pays d’Europe de l’Ouest et du Sud, plus sensibles aux questions de terrorisme ou migratoires ; où pour des pays comme la Hongrie où la Slovaquie, dont les dirigeants font davantage preuve de compréhension à l’égard de Vladimir Poutine. Ces divergences sur l’appréciation des menaces vont logiquement de pair avec des priorités différentes en matière de défense.

Renforcer l’Otan et maintenir l’engagement américain en Europe constituent ainsi des axes essentiels pour les pays du flanc de l’Est, au point d’entraver tant les initiatives européennes comme Edip que le développement de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne par des achats massifs d’armements américains. À l’inverse, notre pays voit dans la situation actuelle l’occasion d’affirmer l’autonomie stratégique européenne et de renforcer nos propres capacités de défense.

Compte tenu de votre expertise sur ce sujet, quelle est votre vision de la complémentarité entre l’Europe de la défense et l’Otan ?

M. Arnaud Danjean, ancien député européen. Je vous remercie pour votre invitation et précise en préambule que n’ayant plus de fonctions à l’heure actuelle, je m’exprimerai très librement ; mes propos n’engageront que moi et aucunement mes anciens employeurs, fussent-ils récents.

Comme vous l’avez rappelé, monsieur le président, j’ai suivi maintenant depuis plus de deux décennies et à divers titres les développements de la politique de défense européenne, en particulier depuis le Parlement européen où j’ai siégé pendant une quinzaine d’années.

L’actualité récente vient d’une certaine façon confirmer les ambitions françaises que nous avons portées inlassablement depuis la relance de la défense européenne, laquelle date formellement de 1999, après le fameux sommet de Saint-Malo entre le président Chirac et le Premier ministre Blair. Depuis le début de cette relance, la France a toujours revendiqué un rôle moteur et a voulu faire valoir le concept français d’autonomie stratégique européenne. Force est de constater que nous avons éprouvé des difficultés à faire partager cette ambition à nos partenaires européens pour de multiples raisons ; nous devons toujours être prudents dans l’emploi de cette expression.

Les événements des derniers mois tendent pourtant à confirmer ce besoin d’ambition et d’autonomie. Cependant, il ne serait pas adroit de la part de la France de crier victoire, d’autant plus que les développements récents ne s’orientent pas exactement en direction de la conception française.

La France a toujours défendu une politique européenne de défense qui se développerait de façon autonome, et essentiellement tournée vers des opérations extérieures (Opex). Je pense bien sûr à l’Afrique, mais également aux Balkans, au Proche et Moyen-Orient, autant de théâtres sur lesquels l’Otan ne pourrait ou ne voudrait pas s’engager et que les États-Unis ne considéreraient pas comme prioritaires. Il s’agissait donc d’une vision plutôt expéditionnaire. De fait, lorsque l’Initiative Européenne d’Intervention a été conçue et lancée par la France (2017-2018), elle visait à « inculquer » à nos partenaires européens une culture stratégique commune, qui était à l’époque très orientée vers les Opex. C’est en ce sens que nous voulions agréger les Européens aux opérations, notamment en Afrique, qu’il s’agisse d’opérations de combat tel Barkhane ou des opérations de formation comme celles qui avaient été développées sous l’égide européenne au Mali, au Niger, en Centrafrique ou en Somalie.

Or les bouleversements que nous connaissons depuis plusieurs mois mettent en avant des priorités totalement différentes. La défense européenne telle qu’elle se développe maintenant depuis plusieurs années a pour matrice le capacitaire, l’industriel et le financier. Ensuite, l’opérationnel tel qu’il est envisagé aujourd’hui en Europe renvoie à la défense collective sur le front de l’Est, une dimension que la France avait exclue dans sa vision de la politique européenne, car la défense collective, la défense territoriale, restait le cœur de métier de l’Otan.

Le paradoxe est donc le suivant : l’ambition d’autonomie stratégique se trouve validée par les développements actuels, mais l’autonomie stratégique telle qu’elle se développe aujourd’hui en Europe se réalise selon des lignes que nous n’avions pas privilégiées. Dès lors, nous ne pouvons pas simplement nous satisfaire de voir nos thèses validées, car la situation est plus compliquée. Nous devons donc être proactifs et ne pas nous satisfaire d’une victoire intellectuelle concernant les grands développements stratégiques.

Simultanément, même si ces développements ne sont pas conformes à ce que nous avions forcément anticipé, ils ne remettent pas en cause l’excellence de notre outil industriel, qui est un atout considérable, ni le rang de notre armée en Europe. Avec le retrait des opérations africaines, elle a certes quelque peu perdu le rôle qu’elle incarnait aux yeux des autres Européens, que le général Lecointre qualifiait de « seule armée agissante en Europe ». Désormais, l’armée ukrainienne est réellement agissante, relativisant le poids que nous pouvions avoir dans la période où nous étions les seuls à connaître le prix du sang versé dans des opérations.

Comment devons-nous nous adapter à cette nouvelle donne ? Que devons-nous faire ? D’abord, il est important de ne pas refuser par principe la recomposition capacitaire et industrielle européenne. En France, une réaction spontanée consiste à considérer que nous sommes les meilleurs sur le plan industriel, que nous devons piloter toutes les initiatives prises au niveau européen et qu’il est hors de question de subir des coopérations et des instruments qui ne sont pas intégralement en notre faveur. Il me semble très dangereux de nous draper dans une posture de refus, une posture de déni. Les outils qui se développent à Bruxelles comportement des éléments très intéressants et nous devons y prendre toute notre part, en faisant valoir nos exigences.

Il ne s’agit pas simplement d’accepter passivement ce que la Commission concocte, mais de jouer un rôle proactif. Je constate d’ailleurs avec satisfaction que le commissaire Kubilius, qui a été mon collègue pendant cinq ans au sein de mon groupe politique au Parlement de Strasbourg, est venu deux fois en une semaine à Paris. À ce titre, il faut savoir qu’il ne possède pas forcément une vue très claire de la pensée stratégique française. Nous devons donc continuer à expliquer notre perception. J’ai toujours défendu la position française, mais il faut être conscient qu’elle est singulière et que dans le cadre de l’effort collectif tel qu’il est demandé aujourd’hui, cette singularité n’est pas comprise par tous.

Il nous revient donc de l’expliquer encore et toujours et de faire valoir nos arguments. Cela exige un travail de pédagogie, un travail d’explication, un travail d’échanges ; nous devons être à la fois ambitieux et lucides à l’égard de ce qui est en train d’être mis en place au niveau capacitaire industriel en Europe. Pour ma part, je plaide pour que nous insistions bien sur le fait que les actions de la Commission européenne peuvent s’avérer extrêmement utiles dès lors qu’elle demeure dans son rôle, c’est-à-dire un rôle de facilitateur, de soutien, voire de financeur, mais certainement pas un rôle d’opérateur. La Commission européenne n’est pas un opérateur de la défense. Elle n’en a ni les ressources humaines, ni les capacités techniques, ni l’expertise, ni la légitimité politique.

Même si elle a beaucoup progressé en la matière, compte tenu des instruments établis au cours des années, il serait très dangereux que la Commission européenne cherche d’une façon ou d’une autre à se substituer aux États membres, qui restent les acteurs principaux en matière de défense, y compris sur le plan industriel et financier. In fine, ce sont les États membres qui passent des commandes, qui équipent leurs forces armées et qui les dirigent. Pour nous Français, il s’agit d’une évidence, mais qui n’est pas forcément partagée par des pays aux forces armées très limitées ou qui n’ont pas forcément de base industrielle. Ils verraient plutôt d’un bon œil une prise de pouvoir par la Commission, car elle leur assurerait un démultiplicateur dont ils ne disposent pas par leur seule action nationale. Cela me semblerait un travers dangereux sur le plan des principes, mais également contre-productif parce que la Commission ne saura pas faire. Les économies d’échelle que l’on voudrait ainsi générer seraient dilapidées par des dérives, bureaucratiques ou de saupoudrage, dont nous devons nous passer à tout prix aujourd’hui.

En marge de la Conférence de Munich sur la sécurité, j’ai eu l’occasion de discuter avec Mme von der Leyen et ses équipes, qui me semblent conscientes de cet état de fait. Cependant, il me semble essentiel d’y veiller, dans la mesure où lorsque la Commission se saisit d’un sujet, elle ne le lâche plus. Encore une fois, il ne faut pas refuser de jouer le jeu, mais en étant lucides sur les intérêts que nous avons à défendre. Aujourd’hui, il est souvent question de la consolidation du marché européen de la défense, qui semble être une évidence. Cependant, il faut faire attention à l’approche courante à Bruxelles qui consiste à aborder les questions de défense exclusivement dans une approche économique et financière.

Les instruments financiers seront évidemment cruciaux, mais je suis toujours sceptique face à cette approche stéréotypée qui pense pouvoir tout résoudre en consolidant, par le haut, l’offre industrielle et en rationalisant la demande afin de créer un marché unique de la défense. Je conçois la nécessité d’assouplir l’environnement normatif, mais imaginer que le marché unique de la défense sera une simple translation du « marché unique » que nous connaissons en Europe n’a pas de sens. Il ne s’agit pas d’un véritable marché, car la demande ultime émane réellement quasi exclusivement des États membres et qu’elle est de ce fait marquée par des spécificités essentielles, qu’il faut respecter.

La consolidation de l’offre doit certes intervenir, mais il convient également d’être vigilant vis-à-vis du volontarisme politique affiché. Elle nécessite au préalable d’édicter des priorités qui doivent être très clairement énoncées en termes capacitaires et calendaires, puis de hiérarchiser et coordonner les financements. Monsieur le président, vous avez mentionné une partie des instruments mis en place depuis 2016 au niveau européen, comme le FED, mais l’on pourrait également ajouter la coopération structurée permanente, l’Action de soutien à la production de munitions (Asap), le règlement visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa). Il n’est pas nécessaire à chaque fois d’établir une nouvelle liste des besoins et des manques en matière capacitaire, qui sont bien répertoriés depuis des années.

En réalité, l’essentiel consiste à aligner les moyens de manière hiérarchisée selon les priorités, quand ils sont aujourd’hui saupoudrés. C’est ici que le bât blesse pour la Commission : si elle décide de concentrer les moyens et de hiérarchiser les priorités, il y a fort à parier que le nombre d’États bénéficiaires sera limité, car peu d’entre eux disposent de l’excellence industrielle pour conduire des programmes sur le spectre haut des besoins. On aboutit donc à cette injonction contradictoire, où la Commission exige une consolidation tout en fragmentant elle-même les crédits qu’elle met à disposition.

Il faudra prendre des décisions qui risquent de fâcher, mais je considère qu’elles peuvent être compensées par ailleurs, par exemple, par des fonds structurels à destination des pays qui ne possèdent pas l’outil industriel adapté. Nous avons tous en tête des contre-exemples lors des premiers appels d’offres du FED, lesquels ont abouti à des décisions dont la logique est très discutable. Nous devons consolider l’offre européenne autour de grands champions européens qui disposent des savoir-faire, des capacités critiques et de l’excellence industrielle. Simultanément, nous devons veiller à ne pas assécher le milieu innovant, les start-up, les PME par exemple dans le domaine des drones ou de l’intelligence artificielle (IA), qui ne sont envisagées dans ces instruments qu’à travers les liens qui les unissent aux grands groupes. Il faut laisser la place à des acteurs qui ne sont pas des acteurs de la défense reconnus en tant que tels aujourd’hui, mais qui peuvent le devenir.

À ce titre, peut-être faut-il réfléchir à des procédures et des financements dédiés, plus souples, plus agiles et plus rapides, pour pouvoir faire prospérer ce type d’acteurs, dont la guerre en Ukraine témoigne de l’apport opérationnel majeur. La France est habituée aux grands programmes structurants. Mais ces programmes devront aussi intégrer de plus en plus d’éléments liés à l’intelligence artificielle, au numérique ou à des solutions duales qui proviennent d’entreprises extérieures aux grands acteurs traditionnels. À côté de ces grands champions se développe un écosystème que nous ne devons pas négliger.

Nous devons donc en prendre conscience au niveau européen et proposer des appareils dédiés. Aujourd’hui, les instruments prévoient certes que les consortiums qui remportent les appels à projets doivent intégrer 30 % de PME, mais il s’agit principalement de sous-traitants. Il est dès lors nécessaire de réfléchir à la manière d’irriguer l’ensemble de l’écosystème de défense, dans la mesure où nos besoins sont à la fois considérables et extrêmement variés.

Je souhaite à présent évoquer les aspects opérationnels. À la lumière du conflit en Ukraine, les exercices de réflexion stratégique se multiplient. Le Livre blanc européen sera prochainement rendu et la France s’est engagée dans une actualisation de sa revue nationale stratégique (RNS). Ces exercices sont intéressants, mais il me semble essentiel de ne pas limiter notre horizon stratégique au théâtre ukrainien. L’histoire nous enseigne que la surprise stratégique intervient toujours. Dans les années 1990 et 2000, cette réflexion se focalisait sur l’aspect expéditionnaire, la gestion de crise à l’extérieur de l’Europe, la capacité de projection. Depuis trois ans, le conflit ukrainien retient toute notre attention, de manière légitime. Mais les exercices de type Livre blanc sont précisément des travaux prospectifs. Au-delà de l’Ukraine qui demeurera évidemment un problème majeur à l’est de l’Europe, il est plus que probable que nous connaissions d’autres types de conflictualités.

Nous devons donc veiller à ne pas nous boucher délibérément l’horizon et à ne pas développer une approche unidimensionnelle. Je pense que nous connaîtrons au sud, au sud-est, en Europe ou hors d’Europe, des risques de crise qui nécessiteront des réponses potentiellement militaires. Méthodologiquement et intellectuellement, il s’agit de rester ouverts à d’autres types de conflictualité que la haute intensité territoriale, négligée pendant des années voire des décennies, mais accaparant toute l’attention aujourd’hui.

Ensuite, en tant que Français, nous devons poursuivre notre effort engagé auprès de tous nos partenaires européens, sans exclusive. Nous avons longtemps raisonné quasi essentiellement à travers le couple franco-allemand, lequel demeure certes fondamental mais ne saurait être exclusif. Nous adorons aussi le « franco-britannique » – même si le même enthousiasme n’est pas toujours partagé Outre-Manche – dans la mesure où nos armées partagent de nombreux traits communs. Nous redécouvrons le « franco-polonais », ce dont je me réjouis. Mais il ne faut négliger aucun pays en Europe, quand nous avons eu tendance pendant longtemps à céder à une forme de snobisme consistant à ne vouloir traiter qu’avec les « grands », ce qui nous renvoyait une image flatteuse de nous-mêmes.

Or nous vivons une période où, à la fois pour des raisons stratégiques et des raisons tactiques – y compris de tactique politique –, nous ne pouvons ni ne devons négliger personne. Je me félicite à ce titre de notre présence militaire en Estonie et en Roumanie. Ces présences sont extrêmement utiles et doivent nous permettre d’aller plus loin sur le plan industriel, diplomatique, économique et culturel. J’estime que nous devrions encore plus élargir ce champ.

Lorsque vous êtes parlementaire européen, vous êtes obligé de travailler avec tout le monde, car chaque pays, petit ou grand, dispose d’une voix lorsqu’il s’agit de voter, ce que nous avons tendance à ne pas prendre en compte. Aujourd’hui, lors de l’élaboration des règlements européens, nous menons des batailles, notamment sur les critères d’éligibilité permettant de bénéficier des fonds associés. Mais ces batailles ne peuvent être menées au dernier moment ni quelques mois à l’avance. Cela n’a jamais beaucoup fonctionné ; cela ne fonctionne plus du tout. Il faut mener un travail permanent. À ce titre, je regrette le départ de Jean-Louis Thiériot du gouvernement, qui conduisait cette action au ministère des armées, en tant que ministre délégué. Le ministre en a d’ailleurs conscience ; il ne peut s’occuper à lui seul de tous les sujets et au niveau européen, il est nécessaire de conduire ce travail en équipe, afin de traiter tout le monde de façon satisfaisante.

On a beaucoup glosé sur le concept allemand « framework nation » (FNC) au sein l’Otan, mais il réussissait précisément à agréger les pays de taille modeste sur des petits projets capacitaires, qui permettaient de les irriguer. Nous avons conservé l’habitude de privilégier les grands pays ; cette approche a ses vertus, mais également ses inconvénients, notamment dans la période actuelle, où il est nécessaire de bâtir les majorités les plus larges possibles.

Je sais que vous, parlementaires, vous agissez en ce sens à titre individuel ou collectif avec la commission et l’Assemblée ; mais cela me semble moins clair au niveau gouvernemental. Le discours de Bratislava du président de la République m’a semblé très salutaire, mais comme toujours, les discours doivent ensuite être déclinés en actes concrets, dans la durée. Nous devons être plus proactifs et peut-être moins sélectifs parfois, non seulement avec les pays de l’Europe centrale ou orientale, mais au-delà, avec l’ensemble de nos partenaires européens.

Il n’est pas contradictoire de réclamer d’une part une hiérarchie des priorités, la concentration des moyens et parfois l’exclusivité dans un certain nombre d’actions ; et d’autre part de parler à tout le monde pour chercher des points de convergence. Aujourd’hui, le degré d’urgence facilite sans doute ces convergences, mais encore une fois, des batailles s’engagent au niveau européen sur des textes parfois très techniques, mais aux grandes conséquences. Nous ne pourrons les gagner seuls, même si nous avons raison – ou pensons avoir raison.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Caroline Colombier (RN). Je vous remercie pour votre présence ce matin. Même si mon groupe Rassemblement National ne partage pas toujours votre vision sur certains enjeux de notre défense, votre expertise reste précieuse. La revue nationale stratégique évoque la France comme l’un des moteurs de l’autonomie stratégique européenne. Cette ambition est mise à l’épreuve avec la guerre en Ukraine. Les États-Unis affirment vouloir laisser l’Europe assurer la sécurité future de l’Ukraine. Pour les fédéralistes européens, il s’agit là d’une occasion de reprendre un vieux serpent de mer, celui de l’Europe de la défense.

Le Rassemblement National, attaché à la souveraineté de notre défense, ne cessera de dénoncer ce projet qui ne mène à rien et qui ne signifie rien. Au-delà d’une question de principe, l’exemple ukrainien est éloquent. Pour les eurobéats, l’Europe de la défense entraînerait de facto un passage à une Europe fédérale puisqu’une armée européenne assisterait un gouvernement commun. Même si une armée européenne voyait le jour, à quoi sert servirait-elle exactement ?

Le Président Zelensky évoque un besoin d’un million de militaires. Or les principaux européens ne pourraient déployer chacun qu’une brigade de 3 000 à 5 000 hommes et renforcer des bataillons de quelques nations, soit au maximum 40 000 à 50 000 militaires. Du fait des réticences diverses, on estime qu’environ 20 000 militaires seraient mobilisables. La présence de tels effectifs ne serait que symbolique et ne parerait en rien une nouvelle agression russe. C’est pourquoi mon groupe y est fermement opposé.

Aussi, ne serait-il pas plus judicieux de travailler sur l’interopérabilité entre les armées européennes ? Je rappelle ainsi que l’armée française n’est vraiment interopérable qu’avec l’armée belge. Contrairement aux technocrates européens, les militaires ont le sens des réalités et de la pratique. Un déploiement conjoint de force implique une coordination, un ajustement des capacités, une sécurisation des communications, une harmonisation du commandement. Nous en sommes encore loin, malgré l’appartenance à l’Otan qui pousse à une harmonisation des processus.

Dans ce contexte, en quoi la revue nationale stratégique permet-elle de répondre aux défis de l’interopérabilité ? Comment peut-elle être améliorée ?

M. Arnaud Danjean. En propos liminaire, je précise avoir toujours abordé les questions de défense européenne sous un angle non idéologique. Dans ce domaine, au-delà de mes convictions sur la souveraineté nationale, mais aussi sur le besoin d’autonomie stratégique européenne, j’estime qu’il convient de faire preuve d’un grand pragmatisme dans la manière de construire les instruments les plus adaptés au contexte que nous traversons.

Je me suis toujours opposé à l’idée d’une armée européenne, car elle se heurte d’abord à la réalité du commandement effectif. Qui commanderait cette armée ? Qui donnerait les ordres ? Ces questions essentielles étant sans réponse, le débat est clos, selon moi. Certains essayent de relancer ce débat aujourd’hui, mais il me semble tellement hors d’atteinte, hors de proportion et décalé par rapport aux besoins réels, qu’il demeure un faux débat.

De la même manière, l’envoi éventuel d’effectifs militaires en Ukraine ne me semble pas constituer une bonne manière d’aborder le sujet. Cette question divise énormément les Européens eux-mêmes. Il est normal que des états-majors réfléchissent à de telles planifications, dans tous les pays européens et au niveau interalliés, et mettent à l’épreuve différents scénarios. Mais sur le plan politique, personne ne sait quelle sera l’issue des discussions américano-russes, y compris les deux protagonistes eux-mêmes ! Je ne crois pas non plus qu’un plan de paix interviendra rapidement ; il faudra du temps pour l’établir et les modalités pourront varier du tout au tout.

D’après moi, la véritable question actuelle consiste à savoir comment nous aidons concrètement les Ukrainiens à tenir et à résister. Ils sont en première ligne et le resteront. C’est la deuxième fois en trois ans que l’on nous affirme que des troupes sont prêtes à être envoyées au sol en Ukraine, pour démentir cette idée le lendemain, en évoquant l’envoi d’experts et non de troupes belligérantes. Ces annonces approximatives ne contribuent pas à un débat serein, pourtant nécessaire, sur le rôle que nous entendons jouer dans le dénouement potentiel de ce conflit.

Ensuite, si l’interopérabilité est effectivement nécessaire, le terme tend à être utilisé à tort et à travers, pour éviter d’aborder d’autres sujets et de faire preuve d’ambition. Nous travaillons sur l’interopérabilité depuis des décennies et je réfute l’idée que l’armée française ne soit vraiment interopérable qu’avec l’armée belge. Depuis trente ans, je suis allé sur tous les théâtres où l’armée française a été déployée. J’y ai vu des militaires français travailler extraordinairement bien avec des alliés. L’interopérabilité n’est sans doute pas intégrale, mais elle fonctionne quand même très bien. Il en va ainsi de l’opération Lynx menée en Estonie, où participent Britanniques, Français, Canadiens et Danois. Quel que soit le point de vue de chacun sur l’Otan, l’interopérabilité est au cœur de ses opérations, depuis des décennies. Il est par ailleurs exact que l’interopérabilité entre Européens peut être améliorée. Cette amélioration suppose d’ailleurs d’aller parler à tous nos partenaires, nécessité que j’ai précédemment soulignée.

Vous avez ensuite évoqué l’actualisation de la revue nationale stratégique, qui me semble se heurter à un problème de temporalité, dans la mesure où elle n’intervient que trois ans après la précédente. Si des leçons doivent naturellement être tirées des trois dernières années, la situation internationale évolue tellement rapidement que les scénarios qui seront établis risquent d’être très rapidement invalidés, ne serait-ce qu’en raison de l’incertitude qui pèse sur les options que prendront les États-Unis, options pouvant aller d’un retrait total de leurs troupes en Europe jusqu’à leur réengagement sur une base transactionnelle dans un certain nombre de pays. Il sera très difficile de modéliser l’ensemble des paramètres dans une RNS, dont l’ambition est moins étendue qu’un Livre blanc. Je considère que nous nous précipitons quelque peu pour réaliser un exercice qui gagnerait à être conduit avec plus de recul.

Ma deuxième considération concerne le format choisi. Je n’apprendrai pas aux parlementaires que vous êtes que la défense nationale repose aussi en grande partie sur la cohésion nationale. Les approches qui sont défendues doivent être partagées par nos concitoyens. Malheureusement, aujourd’hui, le débat sur la défense en France demeure trop cloisonné aux seuls « spécialistes », mais qui ne sont pas élus. Je n’ai aucun doute sur leur qualité, leur professionnalisme, leur dévouement, mais j’estime que ce sujet nécessite un débat public. Or si je le regrette, je ne peux que constater que ce débat est aujourd’hui moins consensuel qu’il n’a été dans notre pays. En résumé, je pense que nous gagnerions à élargir ce débat, à ne pas le tenir en catimini.

En conclusion, j’aurais préféré que soit lancé le chantier d’un véritable Livre blanc, un peu plus tard.

M. Yannick Chenevard (EPR). Je m’adresse ce matin à l’ancien membre de la DGSE pour connaître sa vision de la situation. Dans sa loi de programmation militaire (LPM), la France fait porter des efforts extrêmement importants dans les domaines du cyber, du satellitaire et du renseignement. Simultanément, certains des pays membres de l’UE dépendent de renseignements qu’ils ne peuvent pas toujours vérifier. Quel regard portez-vous sur les moyens de renseignement des membres de l’UE ? Quel est le niveau d’indépendance à l’égard des renseignements américains ?

M. Arnaud Danjean. Depuis dix ans, les mêmes priorités sont établies lorsque l’on dresse le constat des manques, en Europe. Il s’agit notamment des moyens ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance). De fait, lorsque j’explique à mes collègues européens le concept français d’autonomie stratégique, je commence toujours par mentionner les trois dimensions de l’autonomie stratégique : l’autonomie d’évaluation, l’autonomie de décision et l’autonomie d’action. Si l’on est d’emblée dépendant des renseignements d’un pays tiers, fût-il allié, cette autonomie est de fait amoindrie.

À ce titre, je me félicite que nous soyons montés en puissance dans le domaine du renseignement et que nous poursuivions cet effort, même s’il est toujours possible de faire mieux. Or de nombreux pays européens ne possèdent pas ces capacités, induisant une excessive dépendance à l’égard de pays tiers. Dès lors, il est nécessaire de renforcer ces capacités, qu’il s’agisse du spatial, du cyber ou des ressources humaines dédiées.

En outre, bien qu’étant une puissance européenne relativement autonome, nous demeurons faibles sur un certain nombre de volets, d’un point de vue opérationnel. Lorsque nous avons déployé la mission Barkhane en Afrique, celle-ci souffrait de deux points de dépendance très importants : la logistique et le renseignement. Ainsi, un certain nombre de frappes sur des objectifs terroristes n’auraient pas pu être conduites sans apport de renseignements américains. Il ne faut pas se voiler la face : cette dépendance européenne est structurelle. C’est une des sources d’inquiétude que je nourris vis-à-vis de l’administration américaine actuelle, qui est aujourd’hui non seulement réticente à partager du renseignement, mais qui pourrait même partager du renseignement biaisé, à la lumière des personnalités qui ont pu être nommées.

Le renseignement constitue donc un des axes d’efforts prioritaires à conduire, mais la situation sera compliquée, car cela impliquera de modifier des habitudes prises depuis des décennies. Or la dépendance d’un certain nombre de petits pays européens vis-à-vis du renseignement américain est parfois totale. Ici aussi, il me semble essentiel de les engager, de leur formuler des propositions. Nous devons pouvoir développer des capacités de renseignement à l’usage aussi d’un certain nombre de pays qui ne disposent pas des moyens suffisants. Parallèlement, nous pouvons prendre appui sur des pays d’apparence plus modeste, mais extrêmement efficaces. À titre d’exemple, en Europe, le renseignement des Pays-Bas est particulièrement performant, en particulier dans le domaine cyber. De même, certains de ces pays possèdent une expertise géographique particulièrement utile.

En résumé, il ne faut négliger aucun partenariat, mais aussi aider ces pays à acquérir un degré d’autonomie supérieur à celui dont ils disposent aujourd’hui.

M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Je vous rejoins sur un certain nombre de constats. Vous appelez de vos vœux la mise en place d’un nouveau Livre blanc, le dernier datant de 2013. Il est effectivement plus que temps de mener cette réactualisation. C’est au pilote de la RNS de 2017 que je souhaite poser ma question. Vous avez évoqué le renouvellement de cette RNS en 2021, ce qui vous semblait beaucoup trop hâtif. Le président de la République a annoncé en janvier que cette RNS était d’ores et déjà dépassée et donc, avec elle la dernière loi de programmation militaire, que nous avons votée au pas de charge, sans véritable débat, en raison de « l’urgence ».

Cette accélération du renouvellement des revues stratégiques ne met-elle pas en cause l’existence même d’une loi de programmation ? Si cette dernière doit être revue tous les deux ou trois ans, en quoi relève-t-elle réellement de la programmation ? N’est-ce pas la démonstration que nous n’arrivons pas à programmer notre capacité à réagir à de multiples risques et multiples menaces variées ? Pensez-vous que la RNS de 2021 est aujourd’hui tellement dépassée qu’elle doive nécessiter une relecture ?

M. Arnaud Danjean. Vos questions sont extrêmement pertinentes. Dans le domaine de la défense et au-delà, dans les domaines régaliens en général, une loi de programmation me semble indispensable, car elle fournit une visibilité, une stabilité, et une projection. Comme je l’ai indiqué, j’avais été surpris de l’actualisation stratégique de 2021, qui ne me semblait pas fournir d’apports majeurs par rapport à la RNS de 2017, hormis un constat d’accélération des tendances discernées en 2017, notamment en matière de durcissement de la conflictualité.

C’est la raison pour laquelle il semble nécessaire d’entreprendre un pas de côté et de lancer un débat un peu plus vaste, qui ne soit pas uniquement piloté par la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), des organismes par ailleurs très respectables et très compétents. Il est nécessaire que la représentation nationale puisse s’exprimer, d’autant plus que les consensus sont bien moins établis qu’auparavant sur les questions de défense. Or, in fine, ces travaux sont destinés à nos forces, nos soldats, qui sont prêts à mourir pour nous. Ils réclament à juste titre une cohésion nationale, un soutien populaire, qui ne peuvent être obtenus par des exercices organisés en catimini, dans les cénacles habituels. Nous risquons d’aboutir ainsi à un effilochage de ce sentiment de cohésion dont nos forces armées ont besoin.

J’ajoute qu’en pilotant l’exercice en 2017, j’avais ressenti une forme de frustration, dans la mesure où une simple RNS ne donne pas lieu à de véritables arbitrages. Ce n’est un secret pour personne mais, par exemple, le chef d’état-major de la marine regarde combien de fois le terme « domaine maritime » est cité dans la revue, le chef d’état-major de l’armée de l’air en fait de même pour le « domaine aérien et spatial » et le chef d’état-major de l’armée de terre scrute de son côté les références au « domaine terrestre ». Chaque armée redoute de se voir supprimer des crédits si elle apparaît moins souvent que les autres dans la RNS. Cela conduit finalement à des exercices d’équilibrisme sémantique, qui empêchent de dégager des priorités.

Je ne prétends pas qu’il faille nécessairement procéder à des ruptures ; je ne me sens pas habilité à porter ce jugement qui mériterait un véritable débat de fond. Mais encore une fois, sur le plan méthodologique, ce type d’exercice ne permet pas d’aller aussi loin que les circonstances l’exigeraient. Il faut toujours garder la tête froide et essayer de prendre un peu de recul par rapport à l’actualité immédiate.

Mme Sabine Thillaye (Dem). J’ai eu, comme vous, la possibilité de participer à la Conférence de Munich sur la sécurité. Depuis la guerre en Ukraine, il est exigé de plus agir en Européens, plus vite et en dépensant plus. Malgré quelques avancées, j’ai le sentiment que nous parlons surtout du pourquoi, mais très peu du comment, face à une situation d’urgence. À Munich, j’ai assisté à une table ronde avec la Banque européenne d’investissement (BEI), dont les représentants indiquaient que l’argent privé était disponible, mais qu’il fallait au préalable bien identifier les besoins, pour permettre le ruissellement.

Il existe une boussole stratégique européenne, le Livre blanc européen sera bientôt remis, des travaux sont actuellement menés sur notre revue nationale stratégique et d’autres États européens mènent actuellement le même travail. Comment celles-ci peuvent-elles s’articuler pour établir une ligne de conduite pour le futur, au-delà du conflit en Ukraine ?

M. Arnaud Danjean. Nous connaissons effectivement un foisonnement d’exercices stratégiques. Je pense que nous perdons un peu de temps ce faisant et qu’il conviendrait d’aller directement à l’action, c’est-à-dire aux financements. Depuis des mois, nous entendons, par exemple, dire que la BEI va assouplir ses règles pour autoriser le financement de l’industrie de défense. Des progrès ont été accomplis pour les projets à double usage, mais il faut aller plus loin. De nombreux investisseurs institutionnels manifestent de l’intérêt pour la défense, sont prêts à investir, mais ils redoutent d’être sanctionnés par des organismes de notation ou au titre de normes environnementales et sociales ou par une nouvelle taxonomie européenne. Par ailleurs, le secteur de la défense présente de telles spécificités que les retours sur investissement n’y sont pas forcément optimaux. Malheureusement, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, les propos de la présidente de la BEI ne me sont pas apparus très encourageants. Elle craint une dégradation des notations financières. Pourtant, de nombreux fonds d’investissements américains sont très actifs dans la défense et parviennent à se refinancer sans problème.

Dans ce domaine également, le discours de la France n’est pas toujours très adroit, puisqu’elle met surtout en avant la possibilité de lever de la dette européenne, à travers un nouvel emprunt, des eurobonds pour la défense. Une partie de la solution réside de fait dans ces eurobonds, mais il faut aller au-delà. D’une part, je ne suis pas certain que nous puissions dégager un consensus auprès de nos partenaires, même si les positions évoluent. D’autre part, il conviendrait d’abord d’énoncer les projets dans lesquels ces fonds seront investis. À défaut, les sommes seront dispersées par les États, comme le plan de relance européen NextGenerationEU après le Covid, et l’effet recherché ne sera pas atteint. Je prône à l’inverse une approche projet par projet, en identifiant cinq à six projets capacitaires, accompagnée par un fonds plus agile. Un fléchage doit être établi et il faudra s’y tenir.

Enfin, lors de cette Conférence de Munich sur la sécurité, le discours prononcé par le vice-président américain J.D Vance a suscité un fort retentissement médiatique. Pour ma part, j’ai surtout été frappé par le fait qu’il n’a pas parlé de défense, ni de l’Ukraine ni de l’Otan. Il ne s’est pas aventuré sur les questions stratégiques, alors même qu’il s’exprimait dans un forum spécialisé, il est demeuré dans un domaine qui lui est familier, celui des valeurs et de l’idéologie. J’en tire l’hypothèse que les positions ne sont absolument pas figées et consolidées à Washington sur l’avenir de la relation transatlantique ou sur les options stratégiques, pour le meilleur et pour le pire. Le dialogue des Européens avec Washington sera très compliqué, de plus en plus compliqué, mais il ne sera pas inexistant pour autant.

Mme Sabine Thillaye (Dem). En revanche, j’ai été frappée de l’énergie avec laquelle il a parlé. En comparaison, nous paraissons parfois trop hésitants et sans puissance, en Europe.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Pouvez-vous évoquer un peu plus en détail les priorités qui vous paraissent essentielles ?

Ensuite, vous mentionnez un élément qui me paraît très intéressant : la possibilité pour les pays qui, par définition, ne seraient pas susceptibles de bénéficier directement de ces priorités, d’utiliser par exemple des compensations en fonds structurels. De quelle manière envisagez-vous cette mise en œuvre ?

Enfin, vous soulignez l’importance de parler à tous les pays, y compris ceux qui ne sont pas des « grands ». À l’appui de vos vingt-cinq années d’expérience, considérez-vous qu’il existe d’importantes marges de progression pour nos industriels – notamment les grands ensembliers – d’aller se fournir auprès de sous-traitants issus de pays qui ne disposent pas forcément d’une BITD bien établie. Je pense par exemple à des pièces métallurgiques produites par des entreprises slovènes.

M. Arnaud Danjean. Comme je l’ai indiqué précédemment, je regrette que vous n’ayez pas pu poursuivre votre tâche ministérielle. À Bruxelles, nous souffrons d’un chaînon manquant pour être au quotidien au contact de nos partenaires européens et des industriels. Nous avons besoin de travailler en amont au niveau de la Commission, au niveau intergouvernemental, mais aussi du Parlement européen.

J’ai mentionné l’idée de compensations spécifiques en me rappelant les débats qui étaient intervenus lors du lancement de la coopération structurée permanente (PESCO). À l’époque, deux visions s’affrontaient : l’Allemagne voulait embarquer tous les pays à bord, quand la France privilégiait un plus petit club. La vision allemande l’a emporté, mais les réalisations demeurent très modestes. Pour pouvoir être efficaces, il faut aussi savoir faire preuve d’exclusivité, quitte à se heurter à la « bonne conscience » européenne qui reprochera une Europe à plusieurs vitesses. Mais depuis ses débuts, la construction européenne a toujours progressé à plusieurs vitesses.

Ensuite, certains argueront que les pays n’appartenant pas au « club » bloqueront les projets. C’est la raison pour laquelle j’évoquais les fonds structurels, qui doivent pouvoir être consacrés aux sujets de défense. De plus, certains projets de défense sont tellement duaux qu’ils sont en très grande partie civils, à l’instar de la mobilité militaire, sujet que la France a souvent négligé en considérant qu’il s’agissait là d’une lubie des pays d’Europe centrale et orientale. Mais construire des routes et des ponts, mettre des chemins de fer au gabarit dans des pays qui ne disposent pas d’une BITD bien établie leur permet de bénéficier de financements collectifs.

Les réglementations européennes, en particulier sur le Fonds européen de défense, obligent les grands industriels à bâtir des consortiums dans lesquels figurent au moins trois entreprises issues de trois pays, pour pouvoir postuler à un projet financé par l’UE. Ces industriels peuvent alors faire appel à des partenaires « alibi » issus de petits pays. Cette façon ne me semble pas forcément la meilleure pour faire exister les acteurs de taille modeste.

Votre évocation de la Slovénie me rappelle une anecdote. Je m’étais déplacé dans ce pays en juin 2021, à l’occasion du trentième anniversaire de son indépendance. J’avais discuté à cette occasion avec le ministre de la défense qui me disait que son homologue français ne s’était jamais déplacé dans en Slovénie, quand sur la même période, la ministre allemande se rendait quasiment une fois par mois à Ljubljana, pour traiter notamment de projets capacitaires modestes mais qui permettent précisément de construire l’interopérabilité, mais également de créer une familiarité bien utile lorsqu’il s’agit de remporter des arbitrages à la table du Conseil européen.

Il est certes plus prestigieux de se rendre à Washington ou aux Émirats arabes unis, où les carnets de commandes et les enjeux stratégiques sont plus valorisants, mais encore une fois, nous agissons en Europe, avec des partenaires européens. Vouloir la solidarité européenne et promouvoir l’autonomie stratégique européenne implique d’effectuer ce travail. Je comprends très bien l’importance de disposer de partenaires privilégiés, mais je pense qu’il ne faut négliger personne.

Mme Florence Goulet (RN). Votre expertise dans les domaines militaires, diplomatiques et du renseignement, ainsi que votre récente fonction auprès du premier ministre Michel Barnier, me conduit à vous interroger au sujet de la potentielle vente de missiles Meteor à la Turquie. Le premier ministre grec a de nouveau exprimé ses inquiétudes à Emmanuel Macron il y a quelques jours. Ce missile air-air longue portée, conçu par MBDA a été livré à la Grèce avec vingt-quatre Rafale, lui conférant une très nette supériorité aérienne, notamment face à la Turquie.

Or cette dernière est en train de négocier la livraison de quarante Eurofighter et souhaite également les équiper de Meteor. L’exportation de ces missiles nécessitant l’accord unanime des parties du groupe MBDA, la Grèce demande à la France de ne pas autoriser cette vente, les autres partenaires y étant favorables. Outre notre partenariat stratégique avec la Grèce, l’autorisation de la France serait d’autant plus curieuse que la vente de Meteor à l’Égypte en complément des Rafale avait été refusée par les autres pays partenaires de MBDA.

Ces intérêts divergents ne sont-ils pas le symbole même de l’Europe de la défense qu’on nous vante tant ?

M. Arnaud Danjean. Je ne connais pas les modalités précises des contrats Meteor. En revanche, votre question permet d’aborder le sujet extrêmement sensible et intéressant des exportations d’armement. À ce titre, vous touchez du doigt l’une des grandes difficultés que nous allons rencontrer au niveau européen dans la restructuration capacitaire. Je me suis toujours battu afin que le contrôle des exportations d’armement demeure de la compétence nationale. S’il existe une position commune au sein de l’UE qui permet d’établir un minimum de cohérence, ces décisions relèvent in fine de décisions nationales. Nous ne devons pas nous voiler la face : plus nous allons nous orienter vers des financements européens intégrés, plus un certain nombre d’institutions européennes, dont le Parlement européen, seront tentées d’exiger un droit de regard sur l’exportation ou la réexportation. J’y vois là une dérive potentiellement dangereuse.

Votre question renvoie également à la façon dont nous concevons les ventes d’armes en France. L’aspect commercial est important ; les entités qui procèdent à ces ventes sont des entités commerciales. Mais une fois encore, le domaine de la défense est spécifique, il ne s’agit pas d’une activité comme une autre, car elle comporte une dimension de partenariat stratégique. De ce point de vue, nous, Français, devons être très vigilants à demeurer cohérents. Or je relève parfois quelques décisions surprenantes. Nous accompagnons généralement la vente de certains équipements très structurants de partenariats stratégiques, comme nous l’avons fait avec la Grèce, ce dont je me réjouis. Mais cela implique des engagements. Armer le potentiel adversaire stratégique du pays avec lequel nous avons noué un partenariat pose à tout le moins quelques questions.

Les bénéfices commerciaux ne sont pas à négliger, mais encore une fois, il faut faire preuve de cohérence. Nous ne pouvons pas d’un côté soutenir, notamment auprès de la Commission européenne, que la défense n’est pas un marché comme les autres ; et d’un autre côté balayer ces spécificités quand il s’agit de vendre à des pays rivaux de ceux avec lesquels nous avons établi un partenariat. Nous risquons d’y perdre notre crédibilité et nos partenaires.

La Turquie constitue par ailleurs un cas spécifique. Il s’agit à la fois d’un allié dans le cadre de l’Otan, mais sa politique extérieure dans le Caucase, au Proche et Moyen-Orient, ou en Méditerranée orientale n’était pas nécessairement alignée avec nos intérêts, c’est un euphémisme. L’évocation de la Turquie me permet d’ailleurs de revenir à la question de Mme Colombier sur l’armée européenne. En 2020, un incident a impliqué la marine française et la marine turque, qui se livrait au large de Chypre à des déploiements qui n’étaient clairement pas amicaux. À cette occasion, nous avons joué notre rôle d’allié au sein du « club européen », en venant assister Chypre et la Grèce, mais seulement huit autres pays européens nous avaient soutenus dans ce rapport de force, quand de grands partenaires prônaient la médiation. Imaginons que nous ayons eu une « armée européenne », quel ordre aurait-elle reçu dans un cas de figure comme celui-ci, où les divisions politiques étaient flagrantes entre Européens ?

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos, qui ont largement éclairé la commission sur l’ensemble de ces sujets.

 

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La séance est levée à douze heures cinquante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, M. David Habib, M. Jean-Michel Jacques, M. Bastien Lachaud, Mme Nadine Lechon, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, M. Thomas Portes, M. Aurélien Pradié, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi

Excusés.  Mme Anne-Laure Blin, M. Frédéric Boccaletti, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, M. Alexandre Dufosset, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Catherine Hervieu, Mme Murielle Lepvraud, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Aurélien Rousseau, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon, Mme Caroline Yadan