Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, à huis clos, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées, sur l’actualisation de la Revue nationale
stratégique 2022...................................2
Mercredi
19 mars 2025
Séance de 16 heures
Compte rendu n° 52
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à seize heures une.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées, dans le cadre des auditions consacrées à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) 2022. Cette audition se tient à huis clos, à la demande de Mme Rufo, pour lui permettre de s’exprimer et de répondre plus librement compte tenu des tensions géostratégiques actuelles.
Dans sa communication aux Français du 5 mars dernier, le président de la République a fait le constat suivant : « Nous sommes entrés dans une nouvelle ère ». M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), que nous avons auditionné la semaine dernière, insistait sur la nécessité de prendre du recul et de donner toute sa place à la réflexion stratégique.
Madame la directrice générale, c’est ce que nous souhaitons faire avec vous, tant il est vrai que, où que nous tournions nos regards – vers le flanc est, du côté de la Russie ; vers le flanc sud, du côté de l’Afrique ; vers le flanc ouest, du côté d’Israël, de Gaza et de la Syrie ; vers le flanc nord, où l’ouverture des routes vers l’Antarctique rapproche les espaces stratégiques –, il faut constater que l’ordre international est bousculé, ce qui exige un ajustement de notre vision stratégique.
Ces seules dernières semaines, au cours desquelles les États-Unis ont remis en cause la lecture des alliés de l’agression de l’Ukraine par la Russie et pris leurs distances vis-à-vis de l’Europe, suffiraient à justifier la décision du président de la République, annoncée lors de ses vœux aux armées, le 20 janvier dernier, de procéder à l’actualisation de la RNS 2022, trois ans à peine après son adoption.
Nous sommes conscients que l’exercice auquel nous vous demandons de vous livrer est d’autant plus périlleux et difficile que nous sommes entrés dans une ère d’incertitude, dans laquelle toutes les hypothèses sont plausibles, dont, aux yeux de certains observateurs, la reprise sur le sol européen, à plus ou moins long terme, d’un conflit de haute intensité.
En conséquence, ce que nous attendons de vous, c’est de tracer des lignes directrices, d’identifier les nouvelles et principales menaces d’aujourd’hui et de demain, et d’esquisser quelques voies de réponse.
Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS). Je vous remercie de m’offrir, ainsi qu’à mon équipe qui m’accompagne, l’occasion d’échanger avec vous. Débattre avec vous éclaire notre travail et notre réflexion.
Monsieur le président, vous avez évoqué une nouvelle ère. Tout l’enjeu est de la qualifier. La semaine dernière, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a déclaré : « Nous ne sommes pas en guerre, mais nous ne sommes plus complètement en paix ». C’est assez juste. À tout le moins, nous ne sommes plus dans la situation dans laquelle nous avons vécu au cours des dernières décennies. Je m’attacherai à caractériser cette nouvelle ère.
Vous avez aussi rappelé la nécessité de donner toute sa place à la réflexion stratégique et au dialogue stratégique. En effet, le rapport à l’information et à la vérité est quelque peu bousculé dans cette nouvelle ère. La démarche consistant à ouvrir la réflexion stratégique et à donner les clés de lecture autant que de besoin est une arme fondamentale face à tous les discours susceptibles d’induire, par moment, une certaine confusion. Les militaires parlent de brouillard de la guerre ; certains de nos adversaires savent parfaitement utiliser le brouillard informationnel dans lequel nos concitoyens sont parfois plongés. En la matière, nous avons tous un rôle important à jouer.
Lors de ses vœux aux armées, le président de la République a annoncé une actualisation de la RNS. Nous pratiquons souvent l’autocritique en France, en disant que nous n’avons pas anticipé ni vu venir les menaces. Cette fois, c’est moins vrai. La RNS 2022 a identifié et anticipé bon nombre des tendances qui connaissent une forte accélération à l’heure actuelle. Nous ne sommes pas, comme nous avons pu l’être lors de ruptures majeures, dans une situation de surprise stratégique ou de choc, à tout le moins pas autant que certains de nos partenaires européens. Il faut en être conscient. Il n’en résulte aucun avantage spécifique ni aucune fierté mais une responsabilité. Avoir identifié les tendances stratégiques préalablement à leur accélération nous permet de jouer, en Europe, un rôle central d’explicitation et de prise de responsabilité dans la façon d’y répondre.
Je m’attacherai à vous dire ce qui, à mes yeux, a évolué ou accéléré dans les tendances identifiées par la RNS 2022, afin d’entrer dans le détail de la qualification de la nouvelle ère dans laquelle nous vivons qui, sans être la guerre, n’est pas la paix telle que nous l’avons connue.
La solidarité stratégique, qui était le fondement de la paix et de la sécurité collective, dans laquelle nous avons tous grandi, est à la fois mise à l’épreuve et en évolution assez rapide.
Premièrement, une incertitude pèse sur la relation transatlantique, dont on peut au moins dire, en langage diplomatique, qu’elle présente une certaine volatilité. Cette évolution résulte d’abord de tendances de long terme, au premier rang desquelles la réarticulation des priorités de nos alliés américains vers l’Indo-Pacifique, induisant une bascule des priorités et des moyens américains de l’Europe vers la zone Asie-Pacifique. Ce mouvement a été engagé par l’administration Obama, confirmé pendant le premier mandat du président Trump, poursuivi pendant le mandat du président Biden ; il connaît à présent une accélération assez brutale.
Les incertitudes naissent aussi de la méthode employée actuellement, qui soulève des questions de premier ordre : qu’est-ce qu’une alliance ? Qu’est-ce que le multilatéralisme ? Que signifie partager des valeurs communes ? La moindre des caractéristiques de la période que nous vivons n’est pas que soient à l’ordre du jour ces questions dont les réponses étaient jusqu’à présent considérées comme allant de soi. Il en résulte une forme de perte de repères, mais que nous subissons moins que d’autres pays européens pour l’avoir anticipée.
Cette volatilité de la relation transatlantique est aggravée depuis plusieurs semaines par un phénomène inhabituel particulièrement saillant : l’établissement quasi systématique d’un lien entre questions économiques et questions de sécurité. Mettre en balance des terres rares ou des relations commerciales avec une garantie de sécurité ne ressemble pas à la grammaire de l’architecture de sécurité ni à celle de la relation transatlantique telles que nous les connaissions auparavant.
C’est un fait marquant qui n’existait pas dans ces proportions en 2022. Il faut en tenir compte dans l’actualisation de la RNS 2022. Des approches transactionnelles très désinhibées se déploient, incluant des mesures protectionnistes. Nous l’avons déjà vécu, notamment lors de la pandémie, mais elles s’affirment désormais de façon très nette, en lien avec les questions de sécurité.
Les cadres d’action dans lesquels nous évoluons, notamment l’Alliance Atlantique, sont perturbés par cet environnement. Au cours des dernières années, l’Alliance Atlantique s’est plutôt renforcée, en raison notamment de l’adhésion récente de la Suède et de la Finlande, d’une réaction objectivement bien articulée avec l’Union européenne à la guerre en Ukraine et d’un recentrage sur sa mission de défense collective dans la zone euro-atlantique. Toutefois, l’accélération du pivot américain et la méthode mise en œuvre à cet effet suscitent des interrogations sur le cadre d’action transatlantique et sur sa principale incarnation, qui est l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), fragilisé également par des questionnements sur les valeurs communes – vous avez écouté le discours du vice-président américain à Munich – censées former le socle commun des démocraties qui la composent.
L’évolution rapide et la mise à l’épreuve de la solidarité stratégique résultent aussi du délitement, à présent quasi achevé, des architectures de sécurité. Identifiée dans la RNS 2022, cette évolution s’est confirmée et accentuée, largement du fait de la Russie en ce qui concerne l’architecture de sécurité en Europe, par le biais de la dénonciation de tous les accords multilatéraux permettant de construire un ordre européen et d’une rhétorique prônant le retour à une logique de sphères d’influence au détriment de la construction partagée d’un ordre ou d’une architecture de sécurité reposant sur des engagements de bonne foi des États. Cette architecture de sécurité, rudement mise à l’épreuve en 2022, l’est encore plus aujourd’hui.
Ce qui caractérise enfin l’évolution de notre cadre stratégique, c’est le réveil stratégique auquel est confrontée l’Europe. Sur ce point, il est permis de faire preuve d’un peu plus d’optimisme que sur les autres. Depuis la publication de la RNS en 2022, à peu près concomitante du début de la guerre d’agression à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine, les progrès européens ont été spectaculaires. Il faut le dire et le répéter. Le soutien de l’Union européenne à l’Ukraine a été massif, contrairement à ce que l’on entend parfois dire. Des instruments qui n’étaient pas conçus pour transférer du matériel de guerre et des équipements létaux, tels que la Facilité européenne pour la paix (FEP), ont été largement utilisés à cette fin.
Au sein de l’Union européenne, la solidarité s’est renforcée en réponse à la guerre d’agression, grâce à des déploiements sur le flanc est de l’Otan et à une solidarité opérationnelle dans le soutien à l’Ukraine. Les formats de dialogue ont fleuri tous azimuts: Weimar, Weimar+, E5… Cela signifie que la conversation stratégique européenne a largement repris et s’est accélérée, ce qui est une bonne nouvelle.
Ce réveil n’est certes pas achevé, mais son intensité est à la mesure de la profondeur de la crise. À l’orée de ce mouvement stratégique européen, veillons à l’inscrire dans le cadre de l’Alliance Atlantique, qui est le cadre de sécurité collective au sein duquel les Européens
– nos partenaires plus encore que nous-mêmes – ont construit leur sécurité. À trop vouloir autonomiser, voire séparer l’Union européenne de l’Otan, nous risquons d’avoir du mal à associer nos partenaires européens à notre démarche.
Outre l’évolution de la solidarité stratégique, la deuxième évolution majeure qui s’est produite depuis la publication de la RNS 2022 est la dégradation continue de l’environnement sécuritaire mondial.
Le nombre de conflits ouverts et de haute intensité a augmenté, au point de nous obliger à engager nos forces sur plusieurs théâtres d’opérations, notamment en mer Rouge. L’usage de la force est devenu plus systématique. Compétiteurs et adversaires adoptent des postures de plus en plus assertives, coercitives et révisionnistes.
Tel est le cas de la Fédération de Russie. Depuis le lancement d’une guerre d’annexion sous voûte nucléaire en 2022, l’agressivité de la Russie s’est singulièrement accrue dans de très nombreux domaines : l’intimidation nucléaire ; le champ informationnel ; le champ cyber ; le sabotage et l’espionnage ; la détention de ressortissants ; l’emploi inédit sur le champ de bataille du missile balistique Orechnik, un missile balistique de portée intermédiaire à capacité nucléaire ; la présence de forces nord-coréennes sur un théâtre de guerre européen ; la mise en cause inédite des intérêts de sécurité de la France et de l’Europe, visant de façon nette et assumée à nous décourager de soutenir l’Ukraine et à activer des leviers d’actions hostiles, de l’Arctique et du Grand Nord à l’espace exo‑atmosphérique et aux fonds marins en passant par des interférences électorales massives, notamment en Roumanie. Par ailleurs, la Russie a renforcé sa coopération avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, formant une alliance clairement défavorable à nos intérêts.
Si la Chine a une posture distincte de celle de la Russie dans la situation internationale actuelle, elle multiplie les exercices militaires autour de Taïwan, accomplit de spectaculaires progrès technologiques dans des domaines sensibles, renforce sa coopération bilatérale, y compris dans le domaine militaire, avec la Russie, pour laquelle elle est devenue à tout le moins un facilitateur de son effort de guerre en Europe, ce qui constitue une évolution significative depuis 2022. La montée en puissance de la Chine et les risques qui en résultent pour notre sécurité, identifiés par la RNS 2022, se sont affirmés.
Il faut enfin tenir compte de la posture de l’Iran, qui a accéléré le développement de son programme nucléaire et multiplié les déstabilisations régionales depuis la publication de la RNS 2022, qui avait identifié ces deux tendances. Les évènements au Moyen-Orient illustrent à bien des égards la gravité de la déstabilisation iranienne dans la région. Par ailleurs, l’Iran intervient sur le théâtre européen par la livraison massive de drones à la Russie, mettant directement en cause nos intérêts de sécurité.
Le deuxième facteur de la dégradation rapide de l’environnement sécuritaire mondial est l’évolution du rapport à l’arme nucléaire, qui est de nouveau au cœur de la compétition de puissance. Elle est clairement devenue un outil de compétition stratégique. Ce n’est pas nous qui l’avons voulu, mais nos adversaires, dans un contexte d’affaiblissement des cadres de sécurité collective précédemment construits. Depuis l’agression russe en Ukraine, les négociations menées dans le cadre du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) sont difficiles. Par ailleurs, la Russie a suspendu la mise en œuvre du traité New Start, qui expirera en février 2026, et a annoncé son intention de dénoncer le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (Tice). Le retour du fait nucléaire combiné au délitement de toutes les normes, architectures et méthodes de coopération élaborées pour réguler les risques est un phénomène aussi inquiétant qu’inédit.
En outre, la Russie a multiplié les signalements stratégiques, notamment par le biais de déploiements de vecteurs, par exemple en Biélorussie. Il y a dans le discours et les signaux nucléaires de la Russie une désinhibition notable. L’évolution de sa doctrine, même calibrée, visant à abaisser le seuil d’emploi n’est pas moins inquiétante. La Chine, quant à elle, poursuit son effort d’expansion considérable de son arsenal nucléaire, et pose, elle aussi, des difficultés dans les instances de négociation du TNP. Le retour du feu nucléaire nourrit les inquiétudes.
Le troisième facteur de la dégradation de notre environnement est la multiplication des conflits et des fragilités au niveau régional. Il y a des interconnexions entre les théâtres de conflits, comme l’illustre le soutien de l’Iran à la Russie. Il est assez inédit, à l’échelle des dernières décennies, que les théâtres de conflits soient à ce point connectés. Les crises se superposent – Ukraine, Proche-Orient, Caucase, détroit de Taïwan – et parfois s’entremêlent. Ce phénomène est une caractéristique marquante des trois dernières années et dont il faut tenir compte dans l’actualisation de la RNS.
La multiplication des conflits et des fragilités au niveau régional n’épargne aucune partie du globe, de l’Indo-Pacifique au Moyen-Orient en passant par l’Afrique orientale – au Soudan et demain peut-être dans la Corne de l’Afrique – et centrale – en République démocratique du Congo (RDC). Cette région est d’autant plus déstabilisée que la coopération fait défaut. Nous le regrettons, mais nous ne pouvons que constater que les cadres et les accords de sécurité qui permettaient de la stabiliser ont été dénoncés.
Enfin, l’évolution très nette des menaces transnationales contribue à la dégradation de notre environnement.
La menace terroriste n’a pas faibli depuis la publication de la RNS 2022. Elle profite des reconfigurations en cours au Moyen-Orient et en Afrique, et prospère, comme toujours, sur le chaos. Les déstabilisations et les foyers de crise régionale non régulés font le lit du terrorisme et contribuent à sa montée en puissance. Ainsi, la zone afghano-pakistanaise est devenue le sanctuaire de la filiale Khorassan de Daech, qui est une menace exogène de premier plan pour la France.
La progression des trafics a une dimension sécuritaire importante, dans la mesure où ils jouent un rôle de démultiplicateur des crises. Là où coexistent traite des êtres humains, filières terroristes et déstabilisation régionale, il y a en général une montée en puissance de plus en plus organisée du narcotrafic, qui tout à la fois nourrit les tensions et s’en nourrit.
Quant à l’accroissement des dérèglements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité, cette menace n’est absolument pas régulée et rien ne permet d’espérer le contraire, l’Accord de Paris sur le climat ayant été dénoncé pour la deuxième fois en dix ans. La mobilisation internationale, en dépit des efforts de la France, n’est pas au rendez-vous. Nous savons pourtant depuis longtemps, pour l’avoir documenté notamment lors de la COP21, que de nombreuses déstabilisations régionales et de nombreux conflits sont des conséquences directes du changement climatique. L’absence d’architecture permettant de réguler cette menace dans le cadre de la coopération internationale confirme malheureusement l’aggravation de ces tendances anticipées par la RNS 2022.
La quatrième évolution majeure observée depuis 2022 est l’extension du champ de la conflictualité et l’imbrication avec les théâtres de crise. Identifiée par la RNS 2022, cette tendance s’est accentuée pour aboutir à une forme d’arsenalisation des enjeux globaux. L’alimentation, l’énergie, l’eau et les ressources en général sont devenues des armes de guerre. Ce phénomène saillant mérite d’être documenté dans la prochaine RNS et dans les travaux que vous mènerez. Notre posture ne peut rester inchangée si ces enjeux, jadis considérés comme à part des questions sécuritaires, sont arsenalisés et utilisés comme des armes de guerre, ce qui est le cas dans tous les domaines.
Il y a un recours accru aux stratégies hybrides, auxquelles nous offrons malheureusement un bon terrain d’expansion. La menace cyber venue de Russie s’accroît. Le vol de données ainsi que l’usage de rançongiciels et d’outils de cyberintrusion renforcent les opérations classiques de déstabilisation. Les espaces communs, du cyber aux fonds marins en passant par les routes aériennes et les voies maritimes, font l’objet de contestations et d’opérations de déni d’accès, bien davantage qu’en 2022. Dans l’environnement spatial, en particulier, les risques d’escalade non maîtrisée et de conflit sont sans précédent, comme l’est l’imbrication des intérêts privés et des intérêts étatiques, la dépendance accrue à certains acteurs privés soulevant des questions.
Enfin, si la conflictualité s’étend, c’est aussi parce que la compétition se déploie partout pour des ressources telles que les terres rares et les métaux critiques. Nos territoires d’outre-mer sont particulièrement exposés, comme le montrent les interférences de l’Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie, qui n’ont rien d’anecdotique, tant elles révèlent l’imbrication entre interconnexion géographique et extension du champ de la conflictualité. Dans la sphère de l’économie, la bataille des normes s’intensifie, alimentant une compétition stratégique de plus en plus débridée.
Tout cela place l’Union européenne et l’Europe en général face à de nouveaux enjeux, au premier rang desquels la nécessité d’être à l’échelle et au niveau dans la compétition technologique en cours, notamment dans les domaines de l’espace, de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique.
Tout en étant confrontée à une dégradation de son environnement stratégique et à une dérégulation mondiale comme elle l’a rarement été dans son histoire, l’Europe doit faire un bond pour rester dans la course. Les crises sont faites de risques et d’opportunités. Si nous voulons continuer d’exister dans la compétition mondiale, nous n’avons pas le choix : il faut saisir cette opportunité.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
Mme Catherine Rimbert (RN). La guerre en Ukraine fait passer au second plan deux terribles conflits en cours, au Soudan et en RDC. La France est pourtant directement concernée. Elle a mené en avril 2023, avec succès, l’opération Sagittaire visant à évacuer des ressortissants européens et américains de Khartoum et du Soudan du Sud. Le conflit en RDC est un facteur de déstabilisation régionale ayant des répercussions économiques, notamment sur des entreprises françaises. Par ailleurs, le terrorisme islamiste n’a pas disparu de la bande sahélo-saharienne (BSS). Il avait pourtant justifié les opérations Serval et Barkhane.
Malheureusement, la diplomatie macroniste, si prompte à s’agiter sur l’Ukraine et sur une illusoire Europe de la défense, n’a que peu de résultats en Afrique. La France est en train de se faire éjecter du continent. Des bases permanentes ferment ; le Tchad a rompu ses accords de défense avec la France.
En déplacement dans ce pays, notre présidente de groupe, Marine Le Pen, a constaté, lors de sa rencontre avec le président tchadien, qu’il n’y avait aucune hostilité de principe envers la France. Nos partenaires africains entendent simplement être traités dans le respect de leur souveraineté. Marine Le Pen a aussi rappelé sa vision, qu’elle avait déjà exprimée en 2017, lorsqu’elle s’y était rendue une première fois, selon laquelle nos relations doivent être « fondées sur le respect absolu des nations, de leurs intérêts et de leur culture ». Tandis que nous faisons face à de sérieux compétiteurs tels que la Russie et la Chine, nous ferions bien d’entendre ce message.
L’an dernier, devant cette commission, le chef d’état-major des armées a rappelé la baisse préjudiciable du nombre de coopérants. Elle s’ajoute à la casse du corps diplomatique par Emmanuel Macron. Le général Burkhard a aussi rappelé la nécessité de garder des points d’entrée sur le continent, notamment à Djibouti et au Kenya.
Les enjeux pour la France sont toujours aussi élevés. Le terrorisme islamiste, vivace dans la BSS, reste la principale menace pour notre pays. Les conflits alimentent une crise économique qui provoque des flux migratoires vers l’Europe. Dans ce contexte, quel est selon vous le modèle de coopération en matière de défense qu’il faut concevoir avec l’Afrique ?
Mme Alice Rufo. En effet, le zoom sur l’Ukraine a pu susciter une forme de myopie. La bande de Gaza était par exemple très peu mentionnée dans les médias ces derniers temps, alors que le conflit y perdure. Soyez toutefois rassurée, la DGRIS est très engagée concernant l’ensemble des théâtres de conflictualité et des zones de risques. C’est même une nécessité professionnelle pour les services de l’État, qui ne peuvent se contenter de l’actualité médiatique et doivent suivre la totalité du spectre de menaces et de défis.
Je vous remercie d’avoir salué l’action de nos armées au Soudan. L’évacuation de nos ressortissants a été rendue possible par le maintien de la base française de Djibouti, qui nous a donné des moyens dont nos partenaires ne disposent pas nécessairement. Je vous remercie d’ailleurs de votre soutien concernant la négociation du nouveau traité de coopération en matière de défense avec la République de Djibouti, qui engage nos deux pays pour vingt ans. C’est un point d’appui essentiel.
La France soutient les efforts de médiation entre la RDC et le Rwanda – la dernière réunion a eu lieu hier à Doha. Nous ne sommes pas absents de la photo. Le président de la République a eu l’occasion de s’entretenir longuement avec les présidents de ces deux pays. Il importe que nous maintenions un rôle équilibré dans les discussions en cours.
Le partenariat avec le Tchad est important. Ce pays occupe une place à part dans la stratégie française de lutte contre le terrorisme sur le continent africain. Nous avons toujours reconnu l’importance et la contribution de ce pays en la matière.
Ce qui s’est produit dans la bande sahélo-saharienne est très grave, d’abord pour les populations locales et les pays concernés. Les juntes qui ont pris le pouvoir ont dénoncé les accords de coopération avec la France. D’après les informations qui nous parviennent, elles combattent moins le terrorisme que ceux qu’elles ont remplacés. Toutefois, nous respectons le principe de souveraineté. Nous essayons de mener un dialogue différent avec nos partenaires du Sahel. Nous avons compris que la posture expéditionnaire adoptée les quinze dernières années en réponse aux demandes des pays africains, notamment avec l’opération Serval, n’était plus adaptée aux enjeux contemporains et à la montée en puissance de l’autonomie stratégique de nos partenaires en Afrique.
C’est une chose de coopérer avec des juntes qui ne combattent pas le terrorisme et se nourrissent d’un sentiment antifrançais très important, comme au Niger ; c’en est une autre de coopérer avec des pays, en partant des besoins qu’ils expriment. Notre manière de soutenir nos partenaires dans la région a changé. Nous sommes moins présents sur place, car nous avons constaté que notre présence dans des bases militaires était instrumentalisée par nos compétiteurs, en particulier par la Russie, pour nourrir un sentiment antifrançais, au détriment de la lutte contre le terrorisme et de la sécurité des populations locales, dans un véritable cercle vicieux.
Nous avons donc changé de méthode. Dans le cadre de la mission confiée à M. Jean-Marie Bockel, la France a proposé une évolution du dispositif à plusieurs partenaires africains. Même si le changement de posture et de politique de la France en Afrique en cours se heurte évidemment à des résistances, il correspond à la nécessité de respecter la souveraineté des pays qui veulent coopérer avec nous. Ceux-ci doivent définir par eux-mêmes leurs besoins, dans le cadre d’un partenariat d’égal à égal. Ce changement permet en outre de clarifier la position des juntes, qui mènent une politique antifrançaise, ne luttent pas contre le terrorisme et n’ont donc pas à nous demander de coopération en la matière – cela tombe bien, elles n’en demandent pas.
M. Yannick Chenevard (EPR). La zone indo-pacifique représente 50 % de l’économie mondiale et inclut les deux pays les plus peuplés du monde. Nous y observons une montée des contestations, y compris en matière de droits maritimes, par exemple dans la mer Rouge. Ces contestations s’étendront peut-être demain au canal du Mozambique, aux détroits de Malacca, de la Sonde, de Lombok et de Taïwan – à l’horizon de 2049, celui-ci sera d’ailleurs le lieu d’un rendez-vous avec la Chine que nous ne devons pas manquer.
Quelque 1,6 million de Français, 7 000 militaires français et plus de 7 000 filiales françaises sont installés dans la zone. La France est donc une nation de l’Indo-Pacifique.
Quel rôle joue la DGRIS dans la coopération en matière de défense avec les pays de la région, notamment l’Inde et l’Australie – qui n’aurait pas dû se tromper lors de sa commande de sous-marins ? Comment la France envisage-t-elle de renforcer son rôle militaire et diplomatique dans la région ?
Mme Alice Rufo. À la différence de nos partenaires européens, nous sommes une puissance souveraine de l’Indo-Pacifique, ce qui nous donne un avantage comparatif important et améliore notre capacité de lecture des enjeux de la zone. En effet, parfois, vu de Paris, on tend à n’étudier celle-ci que sous l’angle de la compétition des puissances chinoise et américaine. Sur place, on prend en revanche conscience des multiples enjeux de trafic, de déni d’accès aux routes maritimes, de mise en cause de la liberté de circulation et de navigation. Nous constatons également l’importance de la lutte contre le changement climatique car celui-ci a des conséquences fortes en matière de souveraineté – pensons au chantage à la souveraineté dans les îles du Pacifique, lié à la nécessité de lutter contre les catastrophes naturelles.
Lorsque nous avons organisé à Nouméa le dialogue SPDMM (South Pacific Defence Ministers’ Meeting) avec les pays riverains du Pacifique Sud, nous avons su éviter l’approche centrée sur la compétition entre grandes puissances, qui prévaut à Washington, pour mieux coller aux besoins des pays de la région, en développant un agenda de coopération proche des enjeux quotidiens locaux.
De toute évidence, le détroit de Taïwan est un sujet. En matière de respect de la liberté de navigation, notre posture n’est pas exactement celle des États-Unis. En circulant dans les détroits, nos forces montrent que nous sommes prêts à faire respecter cette liberté. Notre signalement stratégique n’est pas destiné à une puissance particulière. Nous montrons simplement que nous voulons que le droit maritime soit appliqué, selon une logique d’enforcement.
L’Union européenne mène son opération militaire la plus importante, Aspides, dans la mer Rouge, afin de garantir la liberté de navigation. Nous y procédons d’une manière différente du détroit de Taïwan, car nous engageons les puissances régionales dans la coopération. Dans un contexte où les rivalités entre grandes puissances sont amenées à s’accroître, nous devons recréer des espaces de coopération. Notre valeur ajoutée au sein de l’Union européenne est de permettre d’agréger des puissances régionales autour de nous. Nous parlons avec l’ensemble des pays riverains de la mer Rouge, qui sont tous concernés par la question de la liberté de navigation – l’Égypte est actuellement confrontée à un vrai problème à cet égard.
Nous devons également travailler avec l’Inde. Je me suis d’ailleurs rendue à Delhi il y a quelques semaines pour un dialogue sur la sécurité maritime, qui est un pilier de la coopération bilatérale avec ce pays. L’Inde souhaite approfondir le partenariat stratégique avec la France concernant le canal du Mozambique, mais aussi, peut-être, la mer Rouge – ce serait un véritable acquis.
Nous travaillons sur les manières de préserver les voies de navigation, y compris à travers des projets défendus par l’Inde lors du G20 de New Delhi, tel que le corridor économique Imec (India-Middle East-Europe Economic Corridor), un corridor de sécurité maritime dans lequel la liberté de circulation pourrait s’exercer. Même si la réalisation de ce projet s’annonce difficile au vu de la situation au Moyen-Orient, nous voulons développer ce type de partenariat avec l’Inde.
Je ne ferai pas de commentaire sur le choix de l’Australie de construire ses sous‑marins au sein de l’Aukus (l’alliance entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États‑Unis) – j’ai personnellement suivi l’affaire. L’Australie est un pays très important. Je note qu’il participe aux discussions sur les garanties de sécurité à l’égard de l’Ukraine. C’est un signal fort d’engagement pour la sécurité collective. Dans le Pacifique Sud, au-delà de l’épisode Aukus, nous avons renforcé nos coopérations au cours des dernières années.
En Asie du Sud-Est, nous avons beaucoup développé notre coopération d’armement avec l’Indonésie, qui a finalisé l’achat de Rafale. Notre relation historique avec Singapour est extrêmement importante. L’Asie du Sud-Est joue un rôle pivot dans l’économie mondiale et la régulation des tensions internationales. Le président de la République sera cette année l’invité d’honneur du Shangri-La Dialogue. C’est un message très important, alors que le reste du monde pense que nous sommes exclusivement centrés sur l’Ukraine. De fait, nous restons très engagés là où se joue l’essentiel de la sécurité mondiale, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et puissance régionale de l’Indo‑Pacifique.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Vos propos éclairent de nombreux aspects ; quelques-uns doivent toutefois être amendés.
Nous avions souligné qu’il était trop restrictif de réserver la notion de révisionnisme à l’Iran, à la Chine et à la Russie. Donald Trump, qui se propose d’envahir le Groenland, le Canada voire le Panama, confirme le bien-fondé de notre position.
Je ne m’attarderai pas sur les questions régionales. Précisons toutefois que, outre l’action que vous mentionnez au Soudan, il faudra sans doute discuter de l’utilisation dans ce pays d’armes françaises ayant transité par nos partenaires émiriens.
La France est en train de disparaître d’Afrique, avec le retrait de toute force militaire française du Sénégal et de Côte d’Ivoire. Le plan B semble être de s’appuyer sur la Guinée, où la junte au pouvoir est particulièrement sanglante.
J’ai du mal à me résigner à l’idée que la prolifération est inévitable et qu’il faut renoncer à toute initiative en la matière. Certes, la responsabilité de la déstabilisation incombe principalement à certains États, mais n’oublions pas les conséquences de la décision américaine de se retirer du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action ou plan d’action global commun) et du traité INF (Intermediate-Range Nuclear Forces ou traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire) pour contrebattre la montée en puissance chinoise. Existe‑t‑il encore des pistes pour la lutte contre la prolifération ?
Par ailleurs, à cause du réchauffement climatique, nous savons que la population du Pakistan devra avoir vidé les lieux avant 2050. C’est un problème dans un État nucléaire.
Enfin, comment se donner les moyens de contourner ces rivaux à la souveraineté des États que sont les Gafam et plus généralement la Big Tech, américaine ou non ?
Mme Alice Rufo. Je comprends votre propos sur le révisionnisme. J’ai travaillé sur la reprise des négociations avec la Russie dans le cadre des accords de Minsk et ensuite, lors des différentes tentatives menées jusqu’au début de la guerre d’agression contre l’Ukraine pour engager la Russie sur les questions relevant de ce pays, à travers le format Normandie, ainsi que dans le cadre de discussions sur la sécurité européenne et du dialogue Otan-Russie. J’ai été frappée, lors des discussions avec les Russes, par l’utilisation permanente de la référence à l’histoire.
Dans le passé, quand je me suis rendue en Russie, je suis entrée en contact avec l’ONG Memorial, qui avait la particularité de s’appuyer sur un réseau de solidarité pour documenter les crimes du stalinisme – elle avait d’ailleurs obtenu le prix Nobel de la paix. Sa dissolution en décembre 2021, deux mois avant la guerre, m’a beaucoup marquée.
L’instrumentalisation de l’Histoire fait partie de la guerre d’agression. C’est un acte prémédité : d’abord le pouvoir russe a réécrit l’Histoire, puis il a effacé ceux qui la documentaient, avant d’attaquer, pour revenir à l’âge des impérialismes. C’est une méthode systématique, très inquiétante.
Nous ne sommes absolument pas dépourvus de solutions concernant la prolifération. Vous avez entièrement raison, il ne faut pas abandonner le combat et il n’y a aucune raison de se résoudre au retour de la prolifération nucléaire, qui constitue, avec le terrorisme, l’une des principales menaces transverses pour notre sécurité.
Vous avez cité le JCPOA. Il ne faut pas lâcher concernant le TNP. Dans les conférences d’examen, nous jouons un rôle agrégateur au sein de l’Union européenne. Actuellement, c’est au sein du P5 que le dialogue est difficile, à cause des blocages russo-chinois. Les Américains, les Britanniques et nous-mêmes devons tenir bon.
Ce n’est pas nous qui avons dénoncé le JCPOA. Nous nous sommes même battus pour que les États-Unis appliquent de nouveau ce traité. Nous entrons dans un moment de vérité sur cette question. Le dialogue avec les États-Unis est bon. Le format E3, qui nous associe à nos partenaires britannique et allemand, n’a pas complètement disparu de la scène mondiale sur la question nucléaire iranienne. Par rapport à l’époque où le JCPOA a été négocié, il faut davantage parler avec les puissances régionales qui sont directement engagées – je pense notamment à nos partenaires arabes.
S’agissant du réchauffement climatique, notre action des prochains mois concernant les océans comportera une dimension sécuritaire majeure. Dans un document stratégique énumérant les menaces, nous ne devons pas faire l’impasse sur cette question, qui est au cœur de nombreuses problématiques.
Je milite pour l’intégration des enjeux de sécurité et de défense dans les discussions climatiques, car cela permet d’engager certains partenaires. Par exemple, nos interlocuteurs en Inde ne mentionnent pas la COP21 ou d’autres objectifs présents dans le débat public français. En revanche, ils évoquent les dangers de la dégradation des accès aux voies maritimes, la raréfaction des ressources, la compétition de plus en plus manifeste en Arctique. En donnant à l’agenda climatique des connotations en matière de sécurité et de défense, nous pourrons impliquer des pays qui ne sont pas forcément très allants dans ce domaine.
Concernant les Gafam et la Big Tech, les régulations de l’Union européenne, même si elles ne vont pas jusqu’à celles adoptées en Chine, sont importantes. Elles constituent un juste milieu entre, d’un côté, la liberté absolue et l’absence d’ordre public, et, de l’autre, la censure. La régulation européenne est pionnière. Elle progressera avec le DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Markets Act). Ces questions ne sont pas au cœur de mon travail actuel, même si je peux mentionner plusieurs cas de guerre informationnelle. C’est sur la base d’un régime de sanctions que nous avons interdit les chaînes RT (Russia Today) et Sputnik de diffusion en France. Les régimes de régulation qui respectent la liberté tout en maintenant une forme d’ordre public sur internet dans une période de guerre informationnelle doivent être développés. Nous avons intérêt à exporter un tel modèle à l’étranger. Sinon, nous n’y arriverons pas. Les exemples sont nombreux : notre position concernant la 5G semblait dure aux observateurs extérieurs. Finalement, l’Inde a également exclu la Chine de ses réseaux 5G. Nous devrions essayer d’exporter le modèle européen en la matière et d’agréger autour de lui
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je vous remercie pour ces propos clairs et ce panorama large.
La prolifération est une question majeure, or la crise en Ukraine est en elle-même un facteur potentiel de prolifération. La stratégie de sanctuarisation agressive de la Russie change complètement la donne. Nous savons tous qu’il n’y aurait probablement jamais eu de guerre en Ukraine si ce pays n’avait pas renoncé à l’arme nucléaire en signant le mémorandum de Budapest, par lequel la Russie garantissait les frontières de l’Ukraine.
L’Iran figure évidemment parmi les pays potentiellement proliférants. Quid de la Corée du Sud, qui risque d’en devenir un, surtout en raison du comportement pour le moins erratique de la Corée du Nord – qui se manifeste également en Russie ?
Quelle lecture avez-vous des propos tenus par le premier ministre Donald Tusk devant la Sejm, la Diète de la République de Pologne ? Selon lui, la Pologne doit se développer jusqu’au nucléaire mais, n’ayant pas eu connaissance du verbatim, je n’ai pas compris s’il évoquait ainsi les armes nucléaires des autres puissances de l’Otan, notamment des États-Unis, ou s’il envisageait une solution polonaise.
Dernier élément de la crise des outils de sécurité collective, les pays baltes et la Pologne, voire la Finlande, envisagent de dénoncer la convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel et la convention d’Oslo sur les armes à sous-munitions. Ces décisions risquent-elles de faire tache d’huile ?
Mme Alice Rufo. Vous avez raison, la sanctuarisation agressive de la Russie ouvre la voie à un nouvel âge de la prolifération nucléaire. Le non-respect du mémorandum de Budapest, par lequel la Russie promettait de ne pas envahir l’Ukraine, a suscité l’inquiétude de nombreux pays. Ils ne veulent plus se contenter de garanties négatives pour leur souveraineté, leur avenir, leur liberté, leur existence. Or la plus grande garantie de sécurité au monde est celle prévue à l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Cette garantie a évidemment une dimension nucléaire assumée, dont nous sommes les fervents défenseurs.
Même si le « pivot asiatique » évoqué par les États-Unis devant l’Otan ne concernait en théorie que les armes conventionnelles, les autres membres de l’Otan se posent désormais la question de la nature des garanties de sécurité américaine – incluent-elles ou non le nucléaire ? Un pays tel que la Corée du Sud se pose la même question.
Ainsi, du côté russe, la menace monte, avec une nouvelle rhétorique, une évolution de la doctrine nucléaire et le positionnement d’armes nucléaires en Biélorussie. De l’autre côté, nos partenaires s’interrogent sur la nature des garanties de sécurité dont ils disposent. Cela crée un risque de prolifération, même s’il n’est pas encore documenté. Pour l’heure, le risque de prolifération reste classique, et concerne au premier chef des pays tels que la Corée du Nord ou l’Iran.
La meilleure réponse consiste à maintenir notre position : la prolifération nucléaire est une menace. Nous sommes membres permanents du Conseil de sécurité et nous avons la responsabilité principale de la paix et de la sécurité internationales. L’architecture de sécurité du TNP est un acquis. Il faut défendre les mécanismes actuels de non-prolifération, qui ne sont pas du tout périmés.
Nous devrons jouer notre rôle concernant les garanties et l’architecture de sécurité. Pendant longtemps, nous avons pensé qu’il suffisait que nous assurions notre propre sécurité, que l’Europe pouvait se reposer sur l’Alliance atlantique, et nous avons accepté que, malgré nos efforts, l’Europe de la défense ne progresse pas. Désormais, la sécurité de certains pays européens est directement en question, si bien qu’il faudra renégocier certaines architectures de sécurité.
Nos antéprédécesseurs, quand ils ont négocié les traités d’alliance et de coopération en vigueur ont dû se poser les mêmes questions que nous aujourd’hui. Notre boussole doit être claire : nous devons renforcer la sécurité et la souveraineté de nos alliés dans le respect du droit international et des engagements qui ont garanti notre sécurité, à commencer par ceux en matière de non-prolifération. Nous avons évidemment un rôle majeur à jouer, en tant que puissance dotée.
Je n’ai plus en tête les déclarations exactes de Donald Tusk, je sais qu’un tweet sur le sujet a également suscité de nombreuses réactions. La Pologne est évidemment en première ligne face à la guerre d’agression russe en Ukraine. Ce pays a un positionnement extrêmement atlantiste et entretient des liens très étroits avec les États-Unis. Même si je ne me permettrais pas de commenter les propos du premier ministre polonais, je les ai reçus comme un signal annonçant l’évolution de la posture polonaise à ses partenaires européens et aux États-Unis.
Nous souhaitons que la Pologne aille dans notre sens, celui de l’autonomie stratégique européenne. C’est d’ailleurs le sens de nos efforts diplomatiques concernant ce pays, qui passent par la négociation d’un traité bilatéral similaire à celui que nous avons signé avec l’Allemagne, l’Italie ou la Grèce. La Pologne vit une évolution très importante. Nous avons tout intérêt à l’accompagner.
Enfin, nous restons signataires des conventions d’Ottawa et d’Oslo – j’ai négocié ce dernier traité, qui porte sur les armes à sous-munitions, quand j’étais plus jeune. Je ne peux commenter les décisions des autres pays. Les États-Unis n’ont jamais été partie de la convention d’Oslo. Vous vous souvenez que l’administration Biden était revenue sur sa décision initiale de ne pas fournir d’armes à sous-munitions à l’Ukraine il y a maintenant plus d’un an.
D’un point de vue militaire, les armes à sous-munitions aident à tenir des lignes. Le choix de nos partenaires et alliés semble donc dicté par l’efficacité militaire et je ne le blâmerai pas. Les pays baltes, en particulier, ont largement puisé dans leurs stocks et ont fourni un effort très important pour l’Ukraine. Quant à nous, nous restons engagés par les conventions d’Ottawa et d’Oslo.
M. le président Jean-Michel Jacques. Si l’on en croit les informations disponibles sur internet, ces armes sont utilisées sur le champ de bataille en Ukraine.
Mme Alice Rufo. Les Russes ne sont pas de fervents partisans de la lutte contre les mines antipersonnel.
M. le président Jean-Michel Jacques. Apparemment les Ukrainiens les utilisent aussi.
Mme Alice Rufo. C’est une guerre, donc ce n’est pas beau.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Ma question n’avait absolument pas pour objet de mettre en cause nos alliés du flanc est, en particulier les Baltes et les Polonais, dont la situation est bien différente de la nôtre. Je voulais simplement avoir votre avis sur les risques qu’une telle décision fasse tache d’huile.
Mme Alice Rufo. Les pays qui le peuvent – et nous en sommes – doivent continuer à défendre le droit international, qui est la meilleure sécurité dont nous disposons dans la période.
Je ne fais pas de parallèle, et vous non plus, entre ce que fait la Russie et ce que fait l’Ukraine. Il y a, d’un côté, une puissance qui agresse, et de l’autre, une puissance qui se défend. Ce n’est pas la même chose. La France est une puissance de paix et d’équilibre, qui promeut le respect du droit international. Il faut y être fidèle et ne pas envoyer de signaux en sens inverse.
Depuis l’annonce par l’administration Biden de la livraison d’armes à sous‑munitions, je n’ai pas observé d’effet majeur sur la scène internationale, si cela peut vous rassurer.
M. le général Bruno Cunat, adjoint au chef du service Europe, Amérique du Nord et action multilatérale de la DGRIS. La dénonciation envisagée de la convention d’Ottawa doit être replacée dans un cadre plus général. Nos partenaires orientaux essaient d’anticiper une potentielle bascule de l’effort russe, si un cessez-le-feu durable devait intervenir en Ukraine, laquelle bascule mettrait une forte pression sur leurs frontières. Les atrocités russes à Boutcha les ont vraiment traumatisés. Chez les Estoniens notamment, elles ont réveillé la mémoire des invasions. En dépit du dispositif de nation-cadre de l’Otan sur lequel ils peuvent compter, ils veulent éviter de céder le moindre pouce de terrain en cas d’attaque russe. C’est à ce prisme qu’il faut lire le retrait de la convention d’Ottawa.
Mme Delphine Batho (EcoS). S’agissant de la Russie, dont il a été peu question jusqu’à présent, pouvez-vous décrire la menace qu’elle représente puis analyser ses points forts et faibles pour la période à venir ?
Vous avez évoqué la volatilité de la politique américaine, ce qui est un terme diplomatique pour parler d’un renversement d’alliance ou d’une trahison, pour reprendre le mot de Claude Malhuret. J’ai bien compris l’entre-deux dans lequel cherche à se placer notre pays afin de pouvoir rallier tous nos partenaires européens à l’autonomie stratégique. Jusqu’à quel point faut-il prendre acte de l’évolution de l’alliance transatlantique ?
La réforme constitutionnelle et le plan d’investissement, qui viennent d’être adoptés en Allemagne grâce aux voix écologistes, font référence à un concept élargi de la sécurité, qui intègre le climat et la résilience. Derrière toutes les évolutions de la situation internationale, il y a le paradigme de l’effondrement écologique. Il est présent partout, que l’on parle du Groenland, des terres rares, des terres inhabitables ou incultivables. À cet égard, la situation n’a aucune chance de s’arranger, ce qui appelle sans doute deux évolutions de notre part : la remise en cause de nos dépendances géostratégiques toxiques, en particulier en matière d’énergies fossiles, d’une part, et la recherche d’alliés potentiels au-delà de l’Union européenne, d’autre part. Au jeu de la puissance et de la construction des empires, nous ne serons pas forcément gagnants si nous restons dans nos frontières et même dans celles de l’Europe. Si l’on veut éviter la défaite annoncée, quelle stratégie doit-on déployer pour construire de nouvelles alliances, notamment avec des pays avec lesquels nous sommes déjà liés par des accords stratégiques ?
Mme Alice Rufo. En ce qui concerne la Russie, la menace est ancienne – la Géorgie en 2008, la Crimée en 2014, le soutien au régime de Bachar al-Assad et l’emploi d’armes chimiques en Syrie, que l’on oublie trop souvent. La guerre d’agression d’Ukraine n’est pas le climax mais un point haut de la menace.
Elle s’est accélérée et elle est multiforme. Elle est devenue nucléaire, dans les mots mais aussi dans la posture. Même si les termes sont maîtrisés, l’évolution de la doctrine russe, en vertu de laquelle le seuil d’utilisation des armes nucléaires a été abaissé, n’est absolument pas neutre. À chaque livraison de matériel à l’Ukraine – les chars, puis les frappes dans la profondeur, mais aussi des matériels beaucoup plus rustiques –, la menace nucléaire a été brandie. C’est du chantage nucléaire.
La menace prend aussi la forme d’une déstabilisation de tous les théâtres régionaux. Sont visés aussi bien nos intérêts – par l’entrisme et la désinformation en Afrique – ; nos partenaires – dans le Caucase, la Russie n’aide pas à résoudre la crise entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, que nous soutenons ; notre environnement immédiat – dans les Balkans, les risques de déstabilisation sont importants et documentés. La Russie cherche à la fois à rétablir sa sphère d’influence en Europe et à affaiblir tout ce qui l’en empêche, c’est-à-dire, l’Union européenne et l’Alliance atlantique. La déstabilisation de l’environnement immédiat est un moyen d’y parvenir.
La menace s’étend à des champs nouveaux et de manière très agressive. Ce n’est pas mon cœur de métier, mais je pense par exemple à l’utilisation de l’antisémitisme en France. Les manœuvres russes, qui sont récurrentes dans l’espace informationnel, ont pour but d’exploiter les divisions de la population française, quel qu’en soit l’objet.
J’en viens aux points faibles. D’abord, la Russie devait conquérir l’Ukraine en trois jours, elle ne l’a pas fait ; la Russie voulait empêcher l’Otan de s’étendre, l’Otan s’est élargi ; la Russie voulait diviser l’Union européenne et misait sur son effondrement rapide et son absence de réponse, l’Union européenne a adressé une réponse ferme et s’est renforcée face à elle.
À plus long terme, l’économie russe est entièrement tournée vers la guerre et dans une situation de dépendance à la Chine historique. Le choix stratégique de devenir le junior partner de la Chine n’est pas fondamentalement dans l’intérêt de la Russie.
Le fait de consacrer la totalité de ses forces économiques à l’économie de guerre, dans un contexte où les sanctions font mal, sans tenir compte des besoins de sa population, est un choix de société différent du nôtre.
Le parti de la déstabilisation conduit à un isolement historique de la Russie sur la scène internationale. Avant la guerre, elle était membre permanent du Conseil de sécurité ; elle était autour de la table des négociations sur le JCPOA ; elle jouissait d’une respectabilité internationale très importante. Aujourd’hui, à l’Assemblée générale des Nations unies, qui est un bon test car de nombreux États votent, la Russie est isolée. La guerre l’affaiblit. Sa stratégie reste néanmoins très nettement agressive.
L’analyse des forces et des faiblesses russes est utile dans une perspective d’anticipation, pour imaginer les scénarios – nous le faisons –, mais elle sert plutôt à évaluer nos propres capacités face à eux, le souci étant de ne pas surestimer leurs forces ni de sous-estimer les nôtres. La vérité oblige à dire que nous sommes forts face à la Russie. L’Europe peut compter sur des sociétés développées ; respectueuses du droit international et des droits humains ; attachées à la valeur de la vie humaine, ; dotées de moyens technologiques et d’armées puissantes ; fortes d’alliances et de partenariats, ; et unies face aux événements actuels. N’oublions pas que le soutien de la population française à l’Ukraine ne faiblit pas alors que la guerre dure depuis trois ans. Pour d’autres conflits, on a pu observer une certaine fatigue, une lassitude.
Il ne faut pas sous-estimer nos forces face à la Russie qui, dans les trois dernières années, n’a pas atteint ses buts de guerre – priver l’Ukraine de sa souveraineté, diviser l’Union européenne et fracasser l’Alliance atlantique – et elle n’y arrivera pas. Cela dépend évidemment largement de nous.
Pour ce qui est des États-Unis, j’ai employé un terme diplomatique, c’est vrai, c’est mon métier. L’évolution de l’alliance transatlantique va se jouer dans les prochains mois. La France occupe une place un peu singulière puisqu’elle prône de longue date l’autonomie stratégique pour elle-même, mais aussi pour l’Union européenne, par le biais du concept de souveraineté européenne. Toutefois, nous ne convaincrons pas les autres pays européens si nous ne prenons pas en considération le fait que leur culture stratégique, leur relation aux États-Unis et leur rapport à l’Otan ne sont pas les mêmes que les nôtres. Pendant des années, lorsque nous promouvions l’autonomie stratégique, on me disait partout en Europe : « mais vous n’y pensez pas, madame, vous allez affaiblir l’Alliance atlantique. » Aujourd’hui, la situation est exactement inverse : l’évolution de la posture américaine au sein de l’Alliance doit nous conduire à plus l’investir. Plus on développera ce qu’on appelle le pilier européen de l’Otan, plus on embarquera nos partenaires dans la construction de la défense européenne.
Il faut bien mesurer ce qui nous sépare de nos partenaires européens. En France, nous faisons notre revue nationale stratégique, puis nous adoptons une loi de programmation militaire ; notre chaîne de commandement est courte, ce qui permet des déploiements opérationnels rapides. Pour la plupart de nos partenaires européens, le dispositif opérationnel, stratégique et capacitaire est à l’Otan.
La défense européenne s’est beaucoup développée au cours des dernières années, mais dans la situation actuelle de choc symétrique – une menace russe qui s’accroît sur l’Europe et une instabilité de la relation avec les États-Unis –, nous devons prendre en compte les contraintes et la réalité stratégique de nos partenaires pour la faire avancer, sans renoncer pour autant à notre ambition d’autonomie stratégique. Je ne sais pas jusqu’où ira la bascule américaine. Nous avons un rôle à jouer puisque nous répétons depuis des années que les Européens doivent prendre davantage leurs responsabilités en matière de sécurité, augmenter leurs dépenses de défense, acheter des équipements en commun et développer une préférence européenne, ce qui est la seule manière de développer une industrie européenne forte – une industrie solide est indispensable pour bâtir une défense puissante. Jusqu’à présent, nous n’avons pas toujours été entendus – je ne vais pas vous mentir. Dès lors que les Américains le disent très fort désormais, nous devons prendre le leadership pour accompagner le mouvement et faire en sorte qu’il soit organisé et pas trop brutal pour nos partenaires.
Je sais que je ne vous convaincrai pas, mais on peut aussi entendre le choix des Américains d’opérer une bascule vers l’Indo-Pacifique, qui correspond à leurs intérêts de sécurité. Il doit faire l’objet d’un dialogue au sein de l’Otan. Nous aurons un rôle à jouer dans la sécurité de l’Europe pour la période qui s’ouvre, avec les Britanniques mais aussi avec l’Allemagne, qui a effectué un virage historique ces dernières semaines.
L’élargissement du concept de sécurité allemand à la résilience est un élément très important. En la matière, nous avons une longueur d’avance puisque le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) est fondé sur l’approche interministérielle et la combinaison de la sécurité intérieure et extérieure. Le concept de résilience sera sans doute au cœur de la nouvelle RNS. M. Gassilloud, qui est l’auteur d’un rapport sur le sujet, en parlerait bien mieux que moi.
Pour répondre à votre question sur nos alliés potentiels sur la dimension écologique, je suis loin de mes bases. La France est le premier pays en Europe à avoir défini une stratégie pour les forces armées. Désormais, cette préoccupation est prise en compte au niveau européen et nous commençons à être sollicités par d’autres pays pour partager notre expérience. Nous pouvons certainement faire beaucoup avec le Canada. J’ai été frappée de constater à Singapour que la dimension écologique est pleinement intégrée pas seulement pour des motifs idéologiques ou au nom de la lutte contre le changement climatique, mais pour des raisons de sécurité. Plus nous durcirons le langage, plus nous considérerons que ce soft power-là est en réalité du hard, plus nous trouverons d’alliés.
M. Thomas Gassilloud (EPR). S’agissant de la résilience, je prends la balle au bond, d’autant que je note avec plaisir que certaines des préconisations de mon rapport sont appliquées petit à petit – Victor Hugo disait qu’il n’y a rien de plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue. Je pense notamment à la distribution d’un manuel de survie aux Français, à laquelle le Gouvernement travaille.
Les relations interétatiques ayant déjà été largement évoquées, j’aimerais me placer à hauteur d’homme. Les États sont composés de citoyens dont l’influence sur les décisions est considérable dans des nations démocratiques et même dans des régimes autoritaires. Si Poutine peut continuer sa guerre, c’est bien qu’il bénéficie d’un soutien, qu’on le veuille ou non, dans la société civile russe ; on pourrait également parler de la Chine et des rapports entre le PCC (parti communiste chinois) et les Chinois. Quel que soit le régime, les questions politiques intérieures jouent un rôle majeur dans les décisions qui sont prises.
Je relève des tendances communes aux régimes autoritaires et aux démocraties. On peut ainsi établir un parallèle entre Trump et Poutine sur trois points au moins : le culte de la personnalité qu’ils cherchent à entretenir, leur raisonnement en sphères d’influence, et un certain affairisme autour d’eux. Comment expliquer ces tendances communes dans des pays si différents ?
Je me demande si l’affolement du monde, pour reprendre l’expression de Thomas Gomart, n’est pas en partie fondé sur l’affolement des sociétés, sur les antagonismes qui s’y développent et sur les pertes de repères collectifs qui poussent les opinions publiques à exiger des solutions plus radicales de la part de leurs dirigeants.
Mon rapport essayait de montrer que notre résilience collective est fondée au moins autant sur la somme des résiliences individuelles que sur les outils dont dispose l’État, raison pour laquelle il importe de voir en chacun de nos concitoyens des solutions à nos crises et non pas uniquement la cible des effets que l’on cherche à produire.
Selon vous, l’article 5 est notre plus grande garantie de sécurité. J’ai plutôt tendance à croire que la plus grande garantie de sécurité dont une nation peut disposer est l’esprit de défense de chacun de ses concitoyens. Celle-ci est à la fois plus forte, plus certaine et plus large face aux menaces hybrides. Il est en effet permis de douter de l’application de l’article 5, à tout le moins, de son périmètre. Cela m’amène à souligner l’importance du réarmement intellectuel, au-delà du développement de nos forces morales, en particulier dans une démocratie. Rien ne sert d’avoir des canons si on ne sait pas quoi en faire. Il n’y a pas d’autonomie réelle sans autonomie conceptuelle. Quel est votre avis sur ce nécessaire réarmement moral ? Comment la DGRIS peut-elle contribuer au développement d’une culture de défense et à une meilleure implication de chacun de nos concitoyens ?
Mme Alice Rufo. Je vais répondre à votre dernière question en tant que directrice et citoyenne.
La DGRIS a évidemment un rôle à jouer en allant davantage vers le public. J’envisage d’ailleurs d’envoyer mes équipes intervenir dans les lycées. C’est très important. La direction générale compte dans ses rangs nombre d’experts, qui connaissent les enjeux et sont capables de les décrypter, de tenir un langage de vérité, de mettre en avant l’objectivité. Il ne s’agit pas de développer des théories ou de donner un avis mais d’exposer des éléments objectifs.
L’expertise émane des agents de la DGRIS mais aussi de tout l’écosystème dont elle fait partie : les think tanks qu’elle subventionne, les prestataires auxquels elle fait appel pour des études, les étudiants dont elle finance les thèses, etc. Cette armée de réserve intellectuelle ne peut plus rester confidentielle. Toutefois, la tâche est complexe car, dans les documents que j’ai sous les yeux, il y a des choses que je peux dire et d’autres que je ne peux pas dire. Nous allons devoir apprendre à nous ouvrir un peu – c’est aussi une évolution de nos métiers – et cette responsabilité incombe à la DGRIS au sein du ministère des armées.
Quant à l’article 5, il s’agit techniquement de la garantie de sécurité la plus robuste dont nous disposons aujourd’hui. Cela étant dit, je suis d’accord avec vous, l’Ukraine ne bénéficie pas de l’article 5 et ce sont manifestement la résilience et la capacité de résistance de sa population qui lui ont permis de tenir tête à une puissance nucléaire. Mon affirmation valait sur le plan technique.
Ensuite, en ce qui concerne la résilience, les modèles de la Suède ou de la Finlande sont intéressants et nous les avons étudiés. Lorsque j’ai interrogé mon homologue finlandais sur les raisons de cet état d’esprit, il a mis en avant l’histoire et la culture. Cela ne peut se construire qu’avec le temps – il faut être patient – ; le travail d’explication doit s’inscrire dans la durée. C’est un des aspects du réarmement intellectuel. Parce que la crise actuelle est à son acmé, tout le monde s’y intéresse, mais il faudrait réussir à maintenir l’attention sur le temps long et continuer à expliquer. C’est une leçon que nous devons tirer de cette période très difficile et compliquée. Lorsque je vais dans un lycée, je passe surtout du temps à déconstruire certains schémas de pensée. Je sais que vous le faites aussi dans vos circonscriptions, mais nous ne sommes pas assez nombreux à le faire.
Votre question sur l’évolution de la démocratie américaine vers le règne de l’homme fort est d’ordre philosophique. J’ai été très marquée, dans mes études, par le discours de Soljenitsyne à Harvard en 1978. Alors qu’il est attendu comme le grand opposant au régime soviétique, son discours, qui a surpris tout le monde, est très dur à l’égard de l’Occident. Après avoir dénoncé l’excès de normes, il annonce la défaite de l’Occident et appelle à un embrasement spirituel. Ce discours de la part du plus grand opposant à un régime totalitaire au monde, qui a frappé les esprits à l’époque, est très intéressant à lire aujourd’hui parce qu’il est à tiroirs.
Je crois que nos démocraties sont fortes. Lors de la pandémie, certains nous ont expliqué que les régimes autoritaires s’en sortiraient bien mieux parce que la liberté d’information et la transparence dans les données constituaient des faiblesses et empêchaient la résilience. Or c’est exactement le contraire qui s’est produit. La liberté académique, la liberté de la science, la liberté dans l’accès aux documents, le dialogue, ce sont tous ces facteurs qui nous ont permis de disposer des vaccins plus vite, de les partager plus vite et de donner corps à la solidarité mondiale.
Il ne faut jamais renoncer à nous-mêmes mais cela relève de chacun en son for intérieur. Nous pouvons juste essayer d’aider un peu.
Mme Delphine Batho (EcoS). Je ne comprends pas pourquoi on ne s’appuie pas sur les capacités de résilience qui ont été démontrées pendant la pandémie. On sait que le pays a tenu par le bas mais aucune leçon n’en a été tirée, faute notamment de retours d’expérience au niveau national.
La comparaison du nombre de vies sauvées dans le monde par les démocraties, d’un côté, et par les régimes autoritaires ou les démocraties ayant élu un autocrate, de l’autre, est sans équivoque. La différence est spectaculaire.
Quel est votre regard sur la question du rapport à la science, qui se pose avec acuité ? Vous avez évoqué les fake news, les vérités qui ne sont plus considérées comme telles, etc. La protection de la science doit faire l’objet d’un combat international. La France n’a-t-elle pas une carte à y jouer ?
Mme Alice Rufo. Absolument. Je vais parler de ce que je connais, la recherche stratégique, dont on attend des réponses face aux défis de la période. On en a considérablement besoin. Lorsque je regarde la télévision et les réseaux sociaux, je constate à quel point les gens formés, ayant une lecture historique des évènements et capables d’éviter les pièges, sont précieux. Il faut un vivier et, pendant longtemps, la France n’en avait pas de suffisamment étoffé. Pour combler notre retard en la matière, il a été décidé, lors de la création de la DGRIS il y a dix ans, de créer un programme pour constituer un vivier de chercheurs. C’est ce programme que je défends chaque année lors des auditions budgétaires. Lancé par l’un de mes prédécesseurs, Philippe Errera, il est en train de porter ses fruits ; on commence à atteindre une masse critique de chercheurs de la nouvelle génération. Je travaille d’ailleurs à essayer de les mettre davantage en lumière. Nous allons continuer à les accompagner.
Vous avez raison, nous devons jouer notre carte d’attractivité à l’échelon international. Cela vaut pour la recherche stratégique, même si, pour être honnête, il est impossible de rivaliser avec les départements de War Studies aux États-Unis ou les grands think tanks américains. Mais il y a très certainement quelque chose à développer au niveau européen.
Nous envoyons des membres de nos équipes dans des think tanks étrangers, pas seulement en Europe mais aussi dans l’Indo-Pacifique, à Singapour notamment, pour se former et pour porter notre voix à l’étranger.
Il faut absolument préserver la liberté académique et la liberté de recherche car le rapport à la vérité est en jeu. Dans les programmes que nous mettons en place, nous faisons la différence entre, d’une part, ce qui relève de l’influence, qui est une fonction stratégique, et, d’autre part, ce qui relève de la liberté académique, qui doit être pleinement respectée. Elle est un élément clé pour l’objectivité et l’efficacité des travaux scientifiques qui nourrissent la programmation militaire.
M. Thomas Gassilloud (EPR). Il est tout à fait pertinent de parler de combat systémique entre les régimes autoritaires et les démocraties. À ce titre, nous devons changer de posture en étant moins donneurs de leçons et en montrant, par l’exemple, que les démocraties sont plus résilientes, qu’elles savent utiliser le langage de la force et que la vérité est un réel actif stratégique. C’est en lançant son offensive en Ukraine que Poutine a découvert l’état de ses troupes ; or, dans nos démocraties, les questions un peu agaçantes posées par les parlementaires pour objectiver l’état de nos forces constituent un capital stratégique.
L’implication de chaque citoyen, parce qu’il a envie de défendre son modèle, est essentielle. Saint-Exupéry disait : « Chaque sentinelle est responsable de tout l’empire. » De même, chaque Français doit se sentir personnellement responsable de la défense nationale, comme s’il défendait seul l’ensemble du pays. Même la dissuasion, outil régalien par excellence, n’est réellement crédible et durable que si chaque citoyen qui élit le président de la République en a véritablement compris le sens. C’est pourquoi j’avais tenu à organiser, en dépit des difficultés rencontrées, un cycle d’auditions sur la dissuasion : cela a finalement produit des effets stratégiques, créé du consentement et envoyé des signaux importants.
C’est une excellente idée que d’intervenir dans les lycées. J’en ai moi-même visité quatre avant-hier, et je vous enverrai mon retour d’expérience. Ces interventions sont importantes, non seulement pour les lycéens, auxquels la géopolitique est désormais proposée comme option, et leurs familles, mais aussi pour les députés ou leurs collaborateurs qui les assurent, car elles donnent du sens à leur mission. Je suis sûr que les agents de la DGRIS en reviendront bonifiés et qu’ils percevront davantage encore le sens de leur action au service de la République. On ne perd jamais à aller au contact de la population. Je vous soutiens donc à 200 % !
J’ai trouvé les précédentes actualisations de la RNS assez militaro-centrées, et je crains que l’exercice actuel tombe encore un peu dans le même travers. J’insiste donc une nouvelle fois sur l’importance de combiner l’esprit français, très centralisé et axé sur la puissance publique, avec l’esprit finlandais, lié à l’histoire et à la géographie de ce pays.
L’enjeu essentiel est d’assumer le risque en toute transparence, de recommander à nos concitoyens de garder les yeux ouverts sur le monde, même si cela doit leur provoquer une petite phase d’anxiété, et de reconnaître avec humilité que l’État ne peut pas tout faire. Expliquons aux Français que, pour relever ce défi collectif, nous avons besoin de l’implication de chacun : ce faisant, nous donnerons un nouveau sens à l’appartenance de chacun à la communauté nationale. Par la même occasion, nous renforcerons la cohésion sociale. On a longtemps cru que l’État providence suffisait pour atteindre ce but, mais il faut bien se rendre compte qu’être un consommateur de République ne crée pas forcément de la cohésion sociale… En revanche, si nous faisons en sorte que chacun soit parfaitement conscient de son rôle et de ce qu’il peut apporter à la nation, alors nous serons dans une situation optimale, tant pour la cohésion sociale que pour la défense nationale. Il importe que la RNS prenne en compte cette dimension, bien qu’elle soit un peu difficile à conceptualiser.
Mme Alice Rufo. J’entends ce que vous dites. Alors que la DGRIS participe au développement de la réserve, il faudrait sans doute concevoir une réserve « pensée stratégique ».
M. le président Jean-Michel Jacques. Donald Trump mène des actions si déstabilisantes que l’on peut se demander s’il a vraiment une méthodologie. Le président américain est-il un joueur de poker averti, qui sait ce qu’il fait, ou prend-il des décisions irréfléchies et imprévisibles ?
Pour en revenir à la question des alliances, les États qui composent le Commonwealth adoptent-ils une logique ou une posture commune ? Le Royaume-Uni pourrait-il nouer avec le Canada et l’Australie, pour ne citer que les États principaux, une alliance complémentaire à l’alliance européenne ?
Mme Alice Rufo. Les discussions que nous menons actuellement pour essayer de construire une coalition qui permettra d’apporter, en cas de cessez-le-feu ou d’accord de paix, des garanties de sécurité à l’Ukraine montrent assez clairement quels pays sont prêts à défendre les valeurs démocratiques et la liberté, cette dernière notion étant d’abord comprise au sens de souveraineté – la première liberté d’un pays est en effet de faire des choix souverains pour lui-même. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une logique Commonwealth, mais il est certain qu’une alliance franco-britannique permet de rassembler des pays willing and able, c’est-à-dire volontaires et capables de défendre le droit international, nos intérêts de sécurité et la possibilité pour chaque État de maîtriser son destin. Nous jouons un rôle moteur dans la mobilisation de ces pays. À ce sujet, je vous renvoie aux récents propos du premier ministre canadien ; le fait qu’il ait choisi la France pour son premier voyage officiel est d’ailleurs tout à fait signifiant.
Vous le savez, le président Trump souhaite faire des deals. Il faut en tenir compte. Je souligne à cet égard l’efficacité de la stratégie française et britannique, qui met en avant la nécessité de parler d’abord aux Ukrainiens et de poser des exigences à la Russie. C’est, au fond, rappeler à nos alliés américains la stratégie qu’ils ont eux-mêmes définie, puisque le président Trump a parlé de « paix par la force » – une expression qui nous convient. Nous voulons, pour notre part, nous assurer que l’élément de force existe, et nous rappelons aux États-Unis que nous avons déjà vécu une expérience de paix sans la force, avec les accords de Minsk, qui n’ont pas marché.
Je ne me permettrai pas de commenter le comportement d’une personnalité étrangère : l’imprévisibilité de Donald Trump est un fait. Cependant, la DGRIS ne suit qu’une boussole, celle de la défense efficace de nos intérêts de sécurité, de nos alliances et de nos partenariats. Nous intégrons donc cet élément à notre stratégie. Le président Trump et l’administration américaine ont très clairement indiqué que leurs propres intérêts de sécurité étaient désormais prioritaires, et que leur priorité absolue était la Chine. Nous nous adaptons à cette nouvelle donne et nous avançons. Quelle que soit notre appréciation de la posture d’un allié, il importe de faire ce qui dépend de nous.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, madame la directrice générale, pour cette audition très riche.
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La séance est levée à dix-sept heures trente-huit.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, M. Yannick Chenevard, M. Thomas Gassilloud, M. Damien Girard, M. Jean-Michel Jacques, Mme Josy Poueyto, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye.
Excusés. – M. Christophe Bex, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Manuel Bompard, M. Elie Califer, Mme Cyrielle Chatelain, M. Emmanuel Fernandes, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, Mme Lise Magnier, Mme Anna Pic, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud.