Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées, pour un point sur le contexte international stratégique et les perspectives de l’actualisation de la Revue nationale stratégique 2022.              2


Mercredi
9 avril 2025

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 56

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président

 


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La séance est ouverte à seize heures quinze.

M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur le ministre, nous vous recevons avec plaisir pour une audition que, actualité aidant, les commissaires attendaient impatiemment.

Nous avons remis en fin de semaine dernière nos contributions à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) de 2022. Elles émanent de neuf groupes politiques que je remercie pour leurs travaux ; j’y ai joint mes propres réflexions. Les membres du bureau élargi sortent d’ailleurs d’un entretien à ce propos avec M. Nicolas Roche, le nouveau Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.

Nous souhaitons bien sûr connaître votre sentiment sur les événements les plus récents qui motivent la nécessité de réviser la RNS : les ambitions territoriales de la Russie qui s’affirment chaque jour davantage et l’attitude des États-Unis, dont on vient à douter sérieusement de la solidarité à l’égard de ses alliés européens. Nous entendrons votre analyse des garanties de sécurité qu’il vous semble important d’apporter à l’Ukraine pour stabiliser le continent européen et à votre regard sur le Livre blanc européen récemment rendu public. Jugez-vous que le concept d’autonomie stratégique européenne porté par la France depuis plusieurs années connaît des avancées significatives ?

Vous nous direz quels sont les besoins prioritaires de nos armées, qu’il s’agisse de capacités, de ressources humaines ou d’organisation. La loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 mentionnait une actualisation législative avant 2027. Ce calendrier sera-t-il accéléré, comme cela nous paraît indispensable ? Enfin, dans le cadre de la défense globale, nous serons attentifs à ce que vous nous direz de l’action de votre ministère dans les nouveaux champs de conflictualité – espace, cyber, protection de nos pépites industrielles – et à l’égard de nos concitoyens, notamment la jeunesse.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées.  J’ai pris connaissance des contributions des groupes politiques à la révision de la RNS : elles forment un point de départ intéressant à la discussion à venir, dans la continuité des débats que nous avons eus il y a trois ans lors de l’élaboration de la LPM et contriburont à poursuivre nos réflexions sur les sujets hybrides et les modifications de paramètres.

Lors de ses vœux aux armées, le président de la République a demandé que la RNS soit remise sur le métier. Dans un contexte très changeant, il est nécessaire de cerner quelles options sont confirmées et lesquelles ont été infirmées ou sont périmées. La RNS n’est pas un document abscons détaché du réel. Elle élabore une doctrine pour une part publique, pour une part classifiée, et vise à créer une culture de défense au sein de la puissance publique dans son ensemble, car la réponse aux menaces ne peut être uniquement militaire. Plus la menace devient hybride, plus des objets civils sont détournés à des fins militaires, plus souvent la réponse se déportera sur des sujets économiques, énergétiques, de santé, de cybersécurité des hôpitaux et des services publics de proximité. Le moment particulier que nous vivons me fait donc commencer cette audition en vous disant que beaucoup, dans notre défense, dépend d’autres que moi, en raison de l’existence d’une zone grise qui parfois se militarise et parfois se civilise, parfois relève du droit de la guerre et parfois d’une interprétation plus complexe. Il a été tenu compte de cette évolution pendant l’élaboration de la LPM, mais elle s’accélère.

Je vous remercie pour vos contributions à la réflexion en cours. La révision de la RNS relève du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, placé sous l’autorité directe du Premier ministre, mais je suis favorable à ce que le gouvernement soit à l’écoute des parlementaires sur son calendrier. Il est serré, certes, étant donné le contexte, mais si le Parlement estime qu’une réflexion approfondie sur certains sujets demande plus de temps, nous ne sommes pas à quelques semaines près. Puisque c’est d’une sorte de Livre blanc qu’il s’agit, il me semble sain de permettre aux commissions concernées des deux assemblées de se forger une opinion avec les think tanks, les chercheurs et les contributeurs étrangers spécialisés.

J’entrerai dans le vif du sujet en dressant la liste des options retenues dans la LPM et dans la RNS susceptibles d’évoluer mais qui, même si un problème de rythme d’exécution peut se poser, ne sont pas périmées, et dont on constate avec le recul qu’elles n’avaient rien d’un contresens.

La première, c’est le rôle du fait nucléaire et de la dissuasion, la nôtre et celle des autres. L’intimidation nucléaire russe, la prolifération nucléaire nord-coréenne, le franchissement du seuil d’enrichissement de l’uranium en Iran le confirment, sans compter les transferts de technologie. Notre génération de décideurs politiques est confrontée à une prolifération nucléaire évidente, supputée il y a trois ans et désormais confirmée. C’est un facteur majeur du délitement des architectures de sécurité globale. De tous les progrès permis par les traités de démilitarisation de l’espace signés au cours des années 1960 et qui ont duré jusqu’à la chute du Mur de Berlin, de tout ce que la guerre froide avait permis d’encadrer, il ne reste rien. Il en est de même des avancées du droit international obtenues au cours des années 1990 par le traité New Start et le traité d’interdiction complète des essais nucléaires.

Que ce cadre soit progressivement remis en cause par la Russie et peut-être par d’autres n’invalide pas le contenu de la RNS et de la LPM à ce sujet. Notre doctrine, exprimée avec des mots différents selon l’époque mais avec une constance absolue par le général de Gaulle puis par les présidents Chirac, Sarkozy et maintenant Macron, qui a mentionné de nombreuses fois la dimension européenne des intérêts vitaux, n’a pas varié. La nouveauté est qu’en trois ans le regard de la plupart des capitales européennes sur la dissuasion française n’est plus le même. La Déclaration de Chequers de 1995 sur la coopération nucléaire franco‑britannique et la Déclaration d’Ottawa de 1974 relative à l’apport de la contribution de la dissuasion nucléaire française à la dissuasion globale de l’Otan font l’objet d’un regain d’intérêt. Ce n’est pas nous qui avons changé mais le regard que les autres portent sur nous, et cela a un impact sur ceux que nous voulons dissuader. Les parlementaires doivent traiter de cette évolution dans le cadre de leurs relations avec leurs homologues des commissions de la défense des autres capitales européennes. Les contributions de votre commission relatives à la dissuasion montrent que certaines formations politiques vont loin, avec des propositions qui méritent une discussion approfondie.

La lutte contre le terrorisme, dont on a beaucoup parlé il y a trois ans, demeure tout aussi pertinente. Le sujet est toujours d’actualité mais il connaît des mutations parce que la situation au Sahel et au Moyen-Orient a évolué, tout comme l’État islamique au Khorassan – voyez l’attentat du Crocus City Hall à la périphérie de Moscou et celui qui a été commis près de la tombe du général Qassem Soleimani en Iran. Une menace russophone part de l’Iran et de l’Afghanistan, et des cellules se propagent jusqu’aux Philippines. L’État islamique, initialement jacobin, s’est transformé en une organisation très décentralisée. Nous avons beaucoup surveillé cette menace pendant les Jeux olympiques et constaté qu’à la radicalisation individuelle se conjugue malheureusement une menace projetée, avec des attentats militarisés et planifiés comme nous en avons connus. Les évolutions géopolitiques auront évidemment un impact sur cette situation : on ne peut s’abstenir de s’interroger sur l’avenir de la Syrie. Des pays peuvent être déstabilisés par le retour des compétitions entre les grandes puissances, terreau d’un terrorisme qui peut frapper nos populations sur le territoire national ou nos intérêts extérieurs. Le terrorisme demeure donc un sujet clé, mais sa méthodologie, sa pratique, la nature de ses recrutements et ses sphères d’influence évoluent.

La protection de la mer et de l’outre-mer demeure pertinente, et donc la protection de nos intérêts maritimes, mais le préalable à cette protection est la prise en compte de l’hybridité d’une part, des conséquences du changement climatique d’autre part. Je ne dis pas que notre zone économique exclusive (ZEE) n’encourt aucun risque mais notre marine et notre armée de l’air réalisent un travail remarquable et, même dans le Pacifique, nous sommes, globalement, la nation qui protège le mieux sa ZEE. Mais avions-nous parlé, il y a trois ans, de la possibilité de manipulation informationnelle et d’ingérences étrangères dans la vie politique ou institutionnelle de certains territoires, la Polynésie française ou la Nouvelle‑Calédonie par exemple ? Oui – et elles sont maintenant avérées.

Les conséquences du changement climatique sont également un sujet clef, en ce qu’elles entraînent des répercussions sécuritaires très importantes, notamment dans les territoires insulaires, en raison de catastrophes naturelles, de l’érosion des sols et des modifications d’accès à l’eau potable. Ces graves enjeux ont aussi pour effet de mettre les forces armées ou la sécurité civile militarisée en première ligne, sans oublier la nécessaire prise en considération de la situation des pays alentour.

Il a été beaucoup question, au cours de l’élaboration de la LPM, des nouveaux espaces de conflictualité, mais nous étions loin de nous douter que, pour la première fois, on frapperait la mer depuis la terre – je pense bien sûr à ce que les Houthis, au Yémen, font subir au trafic maritime en mer Rouge. La liberté du trafic maritime pour des pays exportateurs et importateurs comme nous le sommes est évidemment un sujet d’intérêt majeur dans un contexte de guerres commerciales nouvelles. Il en va de même pour la menace cyber et pour le spatial. Tout cela avait été dit et demeure pertinent.

Enfin, la RNS mentionnait l’industrie de défense. On l’a vu avec l’aide à l’Ukraine, le vrai paramètre de l’autonomie est là : avons-nous les moyens de nos ambitions militaires et diplomatiques ? Le débat s’impose, mais il doit être global et porter sur la manière dont notre modèle fonctionne – quelle part l’État doit-il avoir dans le contrôle, voire la maîtrise, de certains segments de l’industrie de défense et de la doctrine d’exportation ? Ces sujets demandent une réflexion approfondie.

J’en viens aux axes de mise à jour auxquels nous devons réfléchir collectivement. Si tout vole en éclats, c’est d’abord en raison de l’internationalisation des risques sécuritaires. Le système politico-médiatique est ainsi fait que l’on traite séparément de l’Ukraine et de la Russie, d’autre part de l’Iran, d’Israël, de Gaza et de la Cisjordanie, enfin de Taïwan et de la Chine. Mais si l’on m’avait dit il y a trois ans que 10 000 soldats nord-coréens se trouveraient aussi près des frontières de l’Union européenne et de la France, sur une ligne de front entre la Russie et l’Ukraine… L’épaulement de Téhéran, Moscou et Pyongyang s’est accéléré de manière spectaculaire, ce qui fait s’interroger sur la prolifération nucléaire et l’hypothèse de transferts de technologie en échange d’un soutien matériel ou militaire direct à la Russie. C’est un sujet d’importance majeure, comme l’est la dualité des relations avec la Chine. La globalisation du risque sécuritaire est une évidence, et j’ai besoin de vous tous, quelles que soient vos sensibilités politiques, pour faire prendre conscience à nos concitoyens qu’elle est incompatible avec des réponses par à-coups ou par annonces. Le comportement des États-Unis s’explique pour partie par la stratégie américaine dans l’Indo-Pacifique, ce que notre système politique et médiatique ne prend pas suffisamment en compte.

L’époque se caractérise aussi par le délitement des architectures de sécurité globale. J’ai parlé des sujets nucléaires mais le constat vaut aussi pour l’Organisation des nations unies. La crise du multilatéralisme, déjà perceptible il y a deux ou trois ans, est désormais patente, comme le montrent les débats sur la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) et bien d’autres opérations de maintien de la paix mais aussi sur l’Otan.

L’Otan ne fait pas consensus en France, mais si l’on s’en tient à son volet militaire, c’est une machine qui crée l’interopérabilité, une manière de travailler ensemble dans les domaines du soutien, de la communication, du cryptage. Dans ce cadre strict, la question qui se pose à nous tous est de savoir si l’on fait autant avec ou sans les États-Unis, et quelle est notre part d’autonomie. La dissolution et le changement de législature nous ont empêchés de le faire, mais j’avais indiqué à quelques députés ici présents que je souhaitais aller au bout du débat sur le bilan de la réintégration de la France dans l’Alliance atlantique, avec un regard politique et dans une optique militaire et pratique. Des plans de défense du continent européen existent dans le cadre de l’Otan. Si, demain, la contribution américaine évoluait, que serions-nous capables de faire ? La question est directe car, quelle que soit la politique voulue par Washington, l’Union européenne aura les mêmes voisins à l’Est et au Sud. Il nous faut donc définir la part souveraine de notre défense, ce que nous voulons faire seuls et ce que nous voulons partager. À mon avis, le consensus à ce sujet est beaucoup plus fort qu’on ne le pense.

Vous savez mes convictions gaulliennes, mais je suis aussi un transatlantiste raisonnable – très raisonnable –, qui s’efforce, pour ce qui concerne l’Otan, d’être le plus technique possible. Or, il est impossible d’ignorer que, le jour où les États-Unis décideront de débrancher un groupe aéronaval, quelques bateaux ou une partie de la chasse en Europe, la défense du continent européen en sera réduite d’autant. C’est une considération factuelle. Soit on s’en accommode, soit on compense, soit on fait compenser. Si la contribution américaine à l’Otan était supprimée, au bénéfice, on peut l’imaginer, du Pacifique Nord, quelle capacité de substitution aurions-nous et à quels renoncements serions-nous potentiellement confrontés ? Ce débat éminemment politique me semble être bien meilleur que la tentation d’opposer le modèle social français à notre défense nationale. Sur le fond, sommes-nous encore une puissance mondiale désireuse de conserver des capacités maritimes allant jusqu’au Pacifique ou nous considérons-nous condamnés à devenir une puissance régionale, ce qui nous amènerait à reconcentrer tous nos moyens ? Voilà le débat qu’il faut avoir.

D’autre part, la parfaite compréhension du mécanisme d’épaulement de nos forces conventionnelles et de nos forces nucléaires ne me semble pas encore acquise, y compris dans cette commission. C’est pourtant un sujet clef, qui conduit à examiner les effets qu’ont eus la révision générale des politiques publiques (RGPP) et les coupes budgétaires sur notre système de défense. Inévitablement, plus nos capacités conventionnelles et expéditionnaires sont abîmées, plus nous nous en remettons à la dissuasion sur notre sol et plus le seuil d’utilisation de cette clé de voûte de notre défense nationale s’abaisse. Nous cherchons, depuis sept ans, à opérer une remontée en puissance mais le débat doctrinal n’est pas mené à son terme. La réflexion stratégique doit inclure la question des capacités expéditionnaires sur un théâtre continental européen et plus loin, en fonction de la nature des missions confiées aux forces armées.

Nous sommes aux limites de ce que nous pouvons faire dans le cadre de votre commission s’agissant des sujets hybrides, ceux qui ressortissent de toutes les autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale puisque sont en jeu les questions monétaires et énergétiques, et les questions liées à l’industrie agroalimentaire ou à la santé – vaccins et médicaments par exemple. Le système de sécurité classique est désormais percuté par des sujets « civils ». En ce moment, on se demande si tel ordinateur ne contient pas une pièce américaine ; c’est parfois le cas, mais plus certainement, nous avons tous une grosse pièce américaine dans notre poche sous la forme d’un téléphone portable. Il faut appréhender le tableau dans son ensemble, comme il ressort du conflit en Ukraine, qui a montré l’importance déterminante de Starlink.

Précisément, la question du spatial est celle qui m’inquiète le plus. Nous avons sauvé le lanceur européen grâce à la réussite du premier puis du deuxième tir d’Ariane-6 et la mise en orbite du satellite d’observation CSO-3, mais ce n’est pas suffisant, nous le savons tous. Il faut accélérer le lancement de la constellation de satellites IRIS² et définir quelle part souveraine de ce New Space nous conservons. Tout garder par-devers nous ferait que nous ne serions prêts que dans quinze ans, et avec un matériel déjà périmé. Cela ne me paraît pas judicieux. La péremption de ces engins est si rapide que la vraie souveraineté consiste à en disposer vite et à en partager l’usage. Si j’en juge par les courriers que je reçois à ce sujet, ce n’est pas encore bien compris

J’en viens à la criminalité pour vous dire que plus nous avançons, avec les services de renseignement, sur les voies du narcotrafic, plus nous frappe l’adhérence à d’autres réseaux, soit étatiques, soit terroristes ; un service étranger peut stimuler des déstabilisations par ce biais. On peut opter pour un système de défense dans lequel on guette un char qui voudrait pénétrer le territoire national mais si pendant ce temps des réseaux s’affairent à une manipulation massive, ce n’est sans doute pas ce qu’il faut faire.

Sur un autre plan, le poids de l’innovation ne cesse de croître. On parlait beaucoup d’intelligence artificielle il y a trois ans, et un peu de quantique. Or, la révolution quantique qui nous guette est encore plus brutale que l’intelligence artificielle. Cela a des implications vertigineuses en matière de défense. Vous le savez, nous avons lancé beaucoup de choses, mais allons-nous assez vite ? Il n’y a pas d’argent magique. Il n’y en avait pas davantage dans les années 1960, et pour se doter de la dissuasion nucléaire il a fallu faire quelques sacrifices, pas uniquement budgétaires, et se poser des questions de méthode, et de transgression parfois. Qui dit innovation dit prédation ; elle s’exerce sur des entreprises, des ingénieurs, des brevets, des matières rares, ce qu’illustre la compétition en cours entre Chine et États-Unis et qui éclaire la question du Groenland.

La réflexion s’impose aussi sur le traitement de la concomitance des crises. Mayotte, crise climatique, réassurance en Roumanie, Sentinelle, missions de protection de notre ZEE, contribution à la dissuasion Otan, dissuasion propre … Nous sommes à coup sûr l’armée la plus efficace d’Europe, mais la question se pose de notre endurance. En cas d’engagement très long, je pense que nous y parviendrions. Notre faiblesse, c’est l’endurance en cas de crises concomitantes de natures différentes. Or, tous les efforts de réparation prennent du temps, car s’il est facile de supprimer des capacités, il est plus compliqué de les reconstituer.

Nous devons aussi nous défaire des dépendances extérieures, notamment à l’égard des États-Unis. Je fais allusion, ce disant, à leur réglementation extraterritoriale sur le trafic d’armes au niveau international (Itar). Le sujet est peu présent en France, davantage dans les autres pays européens, mais il mérite réflexion, car des questions d’une tout autre importance que la catapulte du porte-avions sont en jeu. Je ne mets pas en cause la fiabilité de l’allié américain, mais son caractère imprévisible doit nous faire réfléchir à un cadre assez différent et j’ai demandé à de grands chefs du ministère de me faire des propositions à ce sujet.

Enfin se pose la question du traitement de la guerre informationnelle et de la manipulation des opinions publiques. Il est inconcevable qu’une démocratie se batte avec les armes des pays totalitaires. Pour être clair, si le sens de l’Histoire est de rouvrir le 5e Bureau, ce sera sans moi. Dans le même temps, si l’on en reste à ce que l’on a connu jusqu’à présent, notre vulnérabilité ira s’accentuant. Ce qui s’est passé en Roumanie n’est, me semble-t-il, qu’une introduction aux manipulations. Nous sommes des élus du peuple, nous ne pouvons nous satisfaire de l’idée que les élections puissent, demain, être entièrement manipulées. Si les élus ne se préoccupent pas de cette affaire, personne ne le fera et, si je puis me permettre, il est plus facile pour le législateur que pour le pouvoir exécutif de s’emparer de cette question.

Bien entendu, je traite, dans le cadre de mes compétences, du renseignement et de la guerre informationnelle sur un champ de bataille. Mais, plus largement, une veille stratégique permanente s’impose pour détecter les fausses informations et déclencher l’alerte au moment où on se fait manipuler. Nous raconter n’importe quoi – sur les punaises de lit par exemple – a permis au système russe de s’entraîner, et l’on se dirige vers des mécanismes beaucoup plus sophistiqués que l’intelligence artificielle va accélérer. La détection de ces manipulations à l’œil nu ou à l’oreille nue sera beaucoup plus difficile demain. En ma qualité d’élu parlementaire par ailleurs, je forme donc le vœu que le Parlement s’empare de cette question. Si la réflexion et l’initiative émanent du Parlement et s’établissent sur des bases consensuelles, cela permettra d’organiser sereinement un cadre démocratique, alors que lorsque l’exécutif en parle il peut provoquer une suspicion, ce que je peux comprendre car il est très difficile de déterminer jusqu’à quel point il faut intervenir.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous apprécions votre volonté de co‑construction avec les parlementaires, qui ont entendu votre proposition. Pourriez-vous préciser votre vision de l’actualisation de la LPM ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. La programmation militaire, c’est avant tout la pluriannualité des ressources, qui permet de protéger des programmes. Sans nouvelles ressources budgétaires, il y a aucune raison de retourner devant le Parlement pour retoucher la programmation militaire, puisque je vous rends compte chaque année de l’exécution de la LPM. À ce jour, il n’y a pas d’arbitrage en faveur de nouvelles ressources pour nos armées. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en aura pas, mais que l’on est au début de ce travail. Est-ce que, de mon côté, je travaille à une mise à jour la programmation militaire ? Oui, évidemment : je ne peux tenir le discours que j’ai tenu et conclure que l’on ne va rien changer, même si, vous l’avez compris, mon propos ne porte pas seulement sur l’argent mais aussi sur la doctrine, le droit, l’initiative européenne et de nombreux sujets qui concernent les ministères civils. Si vous injectez je ne sais combien de milliards d’euros dans la défense mais qu’il n’y a toujours pas de plan de résilience cyber dans les hôpitaux, ce n’est pas le rôle du ministère des armées d’aller équiper les ordinateurs de l’hôpital de Vernon en antivirus ! Pour répondre à votre question, oui, il faut un plan de défense global beaucoup plus profond, et je travaille à documenter une mise à jour de la programmation militaire parce que je considère que quelques sujets majeurs doivent être traités.

Je vous ai dit qu’il n’y a pas de contresens dans la RNS 2022 mais un problème de rythme. Ne faut-il pas ramener à 2030 ou 2032 des cibles fixées à 2035, et à 2027 ou 2028 des cibles fixées à 2030 ? Toutefois, on peut se faire plaisir avec des effets d’annonce, mais on se heurte vite aux réalités industrielles : on peut annoncer trois nouvelles frégates pour l’année prochaine, mais avec la meilleure volonté du monde, Lorient ne pourra pas les sortir, sauf à déprioriser l’export, ce que je ne souhaite pas, pour des raisons que vous comprendrez. En revanche, avons-nous des faiblesses qu’étant donné le contexte nous devons nous empresser de réparer ? Il y en a au moins une : les stocks de munitions. Un effort important a eu lieu à ce sujet dans le cadre de la LPM. J’avais pris sur moi, et vous l’avez voté l’année dernière, de renforcer de beaucoup nos capacités en ce domaine et l’aide à l’Ukraine nous a fait du bien pour les munitions simples : grâce à Eurinco, à Bergerac, jamais la production d’obus de 155 mm n'aura été aussi importante qu’au cours de la dernière décennie. Mais, pour les munitions complexes, nous devrions, si un choc se produisait, être capables de reconstituer les stocks beaucoup plus vite, et donc de passer de nouvelles commandes au-delà même de ce que l’on a mis en place pour l’économie de guerre. C’est un point clé.

Et puis il y a des évidences que je n’ai pas cachées : tout le monde les connaît et qu’il serait ridicule de faire semblant. Ni les océans ni notre ZEE n’ayant beaucoup changé, les trois frégates retirées du format des armées au terme de la RGPP nous manquent. Faut-il réparer cela très vite, et en tout cas le réparer ? On peut prendre une pente plus longue mais en tout cas, il faut l’envisager. Il en va de même pour les Rafale, et en tout cas les avions de chasse, dont le nombre a aussi été réduit. La cible est bonne pour les contrats opérationnels actuels, mais la diminution du nombre de ces avions – vous vous souvenez tous de l’accident terrible qui a eu lieu en août dernier, coûtant la vie à deux pilotes et détruisant deux Rafale – entraîne évidemment l’affaissement du volume de la cible, d’autant que nous devons aussi respecter nos engagements. Vous savez ces choses, dont il est inutile que nous débattions outre mesure. En revanche, certains sujets demandent une réflexion approfondie et c’est pourquoi je veux que la mise à jour de la programmation militaire prenne son temps. Ainsi, il en va du spatial comme des drones : quand on a pris un peu de retard, faut-il le rattraper ou faut-il faire le deuil d’une génération technologique et tenter d’investir immédiatement dans la suivante ? On peut toujours faire de la politique en assenant des déclarations, mais sommes-nous prêts technologiquement et industriellement ?

C’est à une réflexion stratégique que je me suis livré devant vous. Ce n’était pas le préambule d’une nouvelle programmation militaire qui obéit à d’autres critères : paramètres industriels, activité des forces, format des armées, part de la réserve, tous éléments qui appelleront aussi une réflexion.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Frank Giletti (RN). Le sommet qu’il a organisé sur l’Ukraine a été l'occasion pour Emmanuel Macron de partager sa volonté d’accroître l’engagement de la France jusqu’à évoquer de manière plus ou moins voilée l’envoi de troupes françaises sur le sol ukrainien. Au lieu de jouer son rôle singulier de puissance d’équilibre et de diplomatie avec indépendance, équidistance et constance, la France semble se précipiter dans une escalade militaire. Vers quoi le président de la République entend-il nous entraîner et avec quelles garanties sur les finalités et les limites de cet engagement ? Les chefs d’état-major français et britanniques se sont rendus en Ukraine pour évaluer les besoins des forces et identifier les zones critiques. Or, la mise en place d’une force de réassurance proposée par Paris et Londres et validée par quelques États membres constituerait un tournant stratégique majeur – mais avec quel objectif, quels délais, quels moyens et, surtout, quelle légitimité démocratique ? Plus encore, un tel engagement n’affecterait-il pas nos capacités opérationnelles, dont vous avez dit encore qu’elles étaient contraintes, et notre planification stratégique ? De combien d’hommes et de femmes s’agit-il ? Le risque n’est-il pas pour la France de se laisser entraîner dans un conflit qui, de soutien, deviendrait participation et dont elle ne maîtriserait plus ni les contours ni les conséquences ?

On déplore que tout cela serve les intérêts d’une politique pro-européenne dont le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), est un autre exemple tout aussi inquiétant, puisque nous savons que l’Europe est prête à financer des programmes intégrant jusqu’à 35 % de valeur non-européenne. Comment justifier que de l’argent européen finance des composants extra-européens alors que nous disposons d’une industrie de défense performante qui ne demande qu’à être soutenue ? Permettez-moi de rappeler le cas du programme bloqué par les États-Unis alors qu’il ne contient que 1 % au plus de composants américains. Pendant que certains jouent à la diplomatie par déclarations interposées, notre industrie de défense et notre armée font face à des défis concrets, à commencer par la nécessité de renforcer massivement notre flotte de chasse ou notre défense spatiale, thèmes de mes derniers rapports. Je salue vos annonces récentes mais le Rassemblement national tirait la sonnette d’alarme depuis des années à ce sujet. À l’époque, on nous opposait que cet objectif était inatteignable, et quand nous réclamions également une armée de masse, on nous répondait qu’il faudrait se contenter de la cohérence. Force est de constater que la LPM actuelle ne permettra ni l’une, ni l’autre.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je ne suis pas du tout d’accord avec votre conclusion. Dois-je rappeler que c’est à la fin du bal que l’on paye les musiciens ? La programmation militaire est prévue pour la période 2024-2030, et vous regardez une photo prise en 2025 ! Ce n’est pas seulement des Rafale qu’il s’agit mais d’un programme global. Une programmation est vivante, mais imaginons qu’elle reste en son état actuel et regardons ce qu’il en sera en 2030 si elle a été respectée à l’euro près, ce qui est un combat. Vous aurez alors, en puissance et en cohérence, un niveau perdu depuis très longtemps, et c’est la base de tout. Si vous voulez augmenter la masse, la cohérence est obligatoire. Ainsi, même si Lorient était capable de produire trois nouvelles frégates l’année prochaine, il faudrait générer tous les équipages nécessaires – non pas trois mais six –, ce qui ne peut se faire en un an. Et si nous manquons de missiles Aster 15 et Aster 30 à charger, nous aurons l’air malin avec trois frégates supplémentaires aux soutes à munitions à moitié vides ! Le débat sur la cohérence se poursuivra qui que soit celui ou celle qui me succédera. Si la RGPP n’a pas complètement abîmé nos armées, c’est qu’à la différence de ce qui s’est passé chez nos amis britanniques, les états-majors se sont attachés à ce que la réduction de moyens se fasse aussi en cohérence, si bien que nous n’avons pas perdu définitivement des capacités.

Je n’ai pas vu que le groupe du Rassemblement national ait transmis une contribution au sujet de la RNS. Au regard de ce que votre groupe politique représente au Parlement, si c’est votre programme présidentiel qui fait office de contribution, c’est à la fois un peu large et un peu juste. Pour que l’exercice aboutisse, tous les groupes politiques doivent y participer.

Je ne vois pas dans notre éventuelle présence en Ukraine une escalade. Le mémorandum de Budapest, les accords Minsk I et II ont-ils fonctionné ? D’évidence, non. Comment, alors, dans une perspective pro française, éviter Minsk III ? Je n’ai que du bien à dire de ceux qui ont négocié les accords Minsk I et Minsk II mais la réalité est que ces accords successifs ont été un jalonnement vers une tension toujours plus forte. À chaque fois, ce que l’on pense être la paix n’est qu’une pause permettant le reconditionnement des armées russes et, de plus, une escalade de la partie russe. La profonde remise en cause des grands équilibres atteints lors de la guerre froide est le fait d’un pays en particulier. La France ne militarise pas l’espace où un certain pays imagine envoyer un engin nucléaire ! De même, le transfert de technologies à des fins de prolifération nucléaire vers l’Iran ou la Corée du Nord n’est certainement pas le fait de la France, de la Grande-Bretagne ou des États-Unis. On voit bien que le sujet est plus vaste que le sort de l’Ukraine, et l’on en revient à l’alliance et aux épaulements entre les capitales que j’ai mentionnées tout à l’heure – qui peut dire que l’Iran ne représente pas un considérable défi de sécurité pour nous ?

Il faut garantir la sécurité des Ukrainiens et leur souveraineté, mais aussi chercher à éviter une énième fuite en avant dans trois ou quatre ans. C’est à quoi tend la réflexion sur les garanties de sécurité : à supposer que l’on parvienne à un cessez-le-feu, plus ou moins fragile, plus ou moins durable, en vue d’un accord de paix, quel mécanisme permet de le surveiller – et sur ce point je suis ouvert à toutes les contributions – et comment se doter des forces de réassurance permettant de décourager la reprise éventuelle des combats ? Rien de cela n’est très nouveau. Les forces françaises ont été largement présentes dans un quartier de Berlin-Ouest et en Allemagne de l’Ouest pendant des années. Nous disposons donc déjà d’un cadre de référence, me semble-t-il. Je ne dis pas qu’il est transposable, mais déclarer qu’il y a une escalade et que nous enverrions des troupes de combat n’est pas vrai. Nous avons un engagement long et ancien de réassurance et c’est sur quoi porte la réflexion en cours.

Nous aurons demain une réunion avec notre partenaire britannique, le leadership franco-britannique étant important pour des raisons militaires de conception et de planification des opérations, et nous tenterons de répondre à votre question relative au calendrier. Il faut prendre en considération le temps nécessaire pour que les forces armées ukrainiennes soient en mesure de décourager seules une nouvelle agression russe. C’est la conclusion retenue des accords Minsk I et Minsk II et nous devons parvenir à un consensus patriotique à ce sujet, tout en continuant de refuser la démilitarisation de l’Ukraine, une demande de Moscou qui doit être repoussée. Pour l’instant, la réflexion est en cours sur le terrain diplomatique. Le moment venu, quand les contours des garanties de sécurité et de l’opération potentielle seront cernés, un débat aura nécessairement lieu au Parlement, voire dans le cadre de l’article 35 de la Constitution. Mais prenons les choses dans l’ordre ; si tous les membres de votre commission s’accordent, quelle que soit leur sensibilité politique, pour convenir que la démilitarisation de l’Ukraine doit être refusée, le premier pas est déjà franchi à propos des garanties de sécurité.

M. Yannick Chenevard (EPR). Les pays membres de l’Union européenne se rendent brutalement compte qu’ils vont être seuls et, fait incroyable, le futur chancelier Friedrich Merz a proposé, le 20 février dernier, la tenue de discussions avec Paris et Londres pour explorer l’idée d’une dissuasion nucléaire européenne. Aujourd’hui, cinq pays européens hébergent sur leur sol entre 100 et 180 bombes sous décision d’emploi américaine. Garder en mémoire les mots de Foch, « prévoir pour pourvoir afin de pouvoir », conduit à s’interroger. Si les Américains se retirent, la France pourrait-elle déployer avions et armes nucléaires sous contrôle français ? La présence d’un deuxième sous-marin nucléaire lanceur d’engins serait-elle souhaitable dans cette nouvelle configuration, avec ce que cela implique ? Enfin, en matière de défense globale, les opérateurs d’importance vitale et les approvisionnements stratégiques sont fondamentaux. Un pays qui ne maîtrise pas ses approvisionnements stratégiques ne respire plus et ne peut donc combattre ni se défendre.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je peux en témoigner ès qualités, notre dissuasion nucléaire est crédible par son sérieux, sa précision et sa rigueur, qu’il s’agisse de la permanence à la mer, de la construction des programmes d’armement, de la direction des applications militaires, du Commissariat à l’énergie atomique, de la Délégation générale de l’armement (DGA) ou des entreprises qui y concourent. Notre dissuasion tire l’innovation vers le haut et forme le socle de notre souveraineté en traduisant notre volonté de ne pas dépendre. Les pays européens qui ont parfois ignoré notre dissuasion au cours des dernières années ne doivent pas passer d’un extrême à l’autre et dire maintenant vouloir des forces nucléaires françaises sur leurs bases. Je m’attache à expliquer la doctrine française de dissuasion, et je constate que certains de nos compétiteurs la comprennent mieux que certains de nos alliés européens. La diplomatie parlementaire doit trouver à s’exercer dans ce domaine : il vous faut aussi expliquer notre mécanisme de dissuasion, ses deux composantes, leur raison d’être. Lorsqu’il présidait votre commission, Thomas Gassilloud avait lancé un cycle de réflexion sur la dissuasion ; ces travaux sont disponibles, ils ne sont pas classifiés et peuvent aussi être exploités. Notre doctrine nucléaire n’a pas changé. Elle est exposée par le chef de l’État, à l’occasion d’un discours par mandat, qui fait référence. Certains d’entre vous sont revenus sur la dissuasion dans leurs contributions à l’actualisation de la RNS. C’est un bon cadre de discussion, car j’ai été frappé de constater que certains leaders politiques français semblent ne pas comprendre notre doctrine nucléaire – ce qui rend difficile de l’expliquer à des capitales européennes. Un effort est nécessaire sur ce plan.

En matière d’approvisionnements stratégiques, la défense globale est aussi un sujet européen. D’une part, pour certaines matières premières, il faut disposer du levier d’acquisitions communes suffisamment importantes pour préempter un marché ; d’autre part, il est plus économique de se grouper pour acheter beaucoup en une fois que d’acheter très peu à répétition. Nous devons aussi définir des schémas de suppléance, de manière que si l’une de nos entreprises connaît un incident ou que, saturée de commandes, elle est incapable de produire davantage, nous sachions pouvoir lui substituer une entreprise italienne ou allemande afin que l’approvisionnement ne soit pas interrompu en cas de conflit, sans qu’il soit besoin d’aller se fournir aux Philippines ou ailleurs, comme ce fut le cas, un temps, pour la poudre. Ce qui relève du volet militaire pur est traité par la DGA ; tout n’est pas parfait, mais il y a un suivi, qui est plus difficile pour d’autres sujets. Ainsi de l’approvisionnement en puces pour l’intelligence artificielle : aujourd’hui, avec Nvidia, la dépendance aux États-Unis est complète. Toutes ces questions demandent une réflexion poussée.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Dire une chose un jour, son contraire le lendemain, en faire une troisième le jour suivant, c’est la marque de ce gouvernement. Je saisis donc l’occasion de votre présence, trop rare, devant notre commission pour vous demander des éclaircissements. Le 22 janvier, votre collègue Thani Mohamed Soilihi affirmait dans l’hémicycle que les États-Unis sont notre plus proche allié. Deux jours plus tard, patatras, Jean-Noël Barrot envisageait une confrontation militaire par l’envoi de soldats au Groenland – pourquoi, comment et avec quels moyens ? Hier, le président de la République a enfin trouvé les mots pour qualifier la situation catastrophique à Gaza ; pourtant, depuis plus d’un an, la France ne s’est pas prononcée en faveur d’un embargo sur les armes et il y a quelques jours, l’avion de M. Netanyahou, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, a, semble-t-il, emprunté notre espace aérien – pourquoi et comment ?

Depuis des mois, on nous dit que l’Europe en a fini avec la naïveté à l’égard des États-Unis. En réalité, le statu quo prévaut ; les Européens s’apprêtent seulement à payer 3 % du PIB de leurs pays pour leur défense. Alors que Donald Trump venait de lancer sa guerre des droits de douane et que M. Macron faisait mine de riposter, Mme von der Leyen l’a sèchement démenti en proposant d’instaurer une zone de libre-échange, ce qui, convenez-en, anéantirait toute velléité de base industrielle et technologique de défense européenne. N’est-il pas temps de demander à nos amis européens de cesser de louvoyer, par exemple en renégociant les traités européens pour en extraire la mention de l’Otan ?

Depuis des mois, le gouvernement parle d’économie de guerre, souvent en se rengorgeant. Pourtant, la production d’obus depuis la reprise des Forges de Tarbes n’a absolument pas atteint l’objectif de 40 000 obus par an. Le repreneur, Europlasma, a monté une escroquerie sur laquelle le gouvernement, pour l’instant, ferme les yeux ; pourquoi et comment ?

Enfin, vous présentiez il y a peu une initiative visant au financement de la défense. Permettez que je vous propose un moyen de trouver des ressources : faire cesser les rachats d’actions des grands groupes. L’an dernier, 4 milliards d’euros sont ainsi partis en fumée chez Thales, pour le plus grand bonheur des actionnaires. Les salariés, en grève depuis treize semaines, pourraient sans doute vous éclairer sur la manière dont la financiarisation du secteur empêchera de tenir les objectifs que vous affichez. Enfin, vous considérez que l’objectif devait être que l’Ukraine puisse décourager seule son ennemi russe – et donc, hors Otan ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous avez raison, l’objectif de production de corps creux par les Forges de Tarbes – 160 000 pièces par an à terminaison – n’a pas été atteint. Neuf mille pièces avaient été forgées au 1er trimestre 2024, loin, de fait, de l’objectif. Vous m’aviez saisi, et plus récemment aussi, après que trois jours d’arrêt avaient eu lieu. Je m’en suis fait expliquer les raisons, qui sont un défaut d’approvisionnement en matières premières et le manque de lubrifiant. L’entreprise a tiré les conclusions nécessaires de ces épisodes et réévalué les stocks. Au premier trimestre 2025, 25 000 pièces ont été forgées. La dynamique est donc bonne. De même, l’effectif est passé de 17 salariés en 2021 à 80. Il reste à suivre les investissements d’Europlasma et le déblocage des fonds annoncé par l’État, ce qui se fera dans la durée. Un emploi du temps trop chargé m’a empêché de me rendre aux Forges de Tarbes et j’en suis désolé mais le dossier est très important et je compte le faire.

Vous proposez de supprimer des traités européens la mention de l’Otan, mais vous n’y ferez rien : la plupart des États européens, notamment ceux qui, à l’Est, ont été occupés, ne jurent que par l’Otan, dans ses composantes politique et militaire. Pour ces pays, le cadre stratégique de renseignement, de commandement et le contrôle, de planification, d’état-major et de communication est fondamentalement otanien. C’est difficile à comprendre pour nous qui fournissons à l’Otan des contributions que nous pouvons reprendre n’importe quand, ce que nous avons déjà fait, et qui sommes autonomes sur le plan nucléaire, mais c’est ainsi pour les anciens membres du Pacte de Varsovie, les nouveaux entrants. Nous ne sommes pas tous d’accord sur l’Otan dans cette pièce, mais le fait d’y être indépendants et autonomes traverse, me semble-t-il, l’ensemble des sensibilités politiques, à des degrés différents ; quand on dit cela, la plupart des capitales nous prennent pour des fous.

À supposer que, demain, les Américains ne soient plus dans l’Otan, l’Organisation resterait nôtre. Nous l’avons fondée, nous y injectons beaucoup d’argent, nous avons vocation à y peser et c’est pourquoi je souhaite un débat sur le bilan de la réintégration. Les auteurs de l’une de vos contributions demandent, à peu près en ces termes, quelle place nous entendons occuper dans le fauteuil. On peut certes enlever le fauteuil, mais je considère pour ma part qu’il est excellent de débattre dans cette enceinte de la place que nous voulons occuper au sein de l’Otan et jusqu’à quel point on accepte l’abandon d’autonomie. Je n’y suis pas favorable, mais je peux comprendre que d’autres formations politiques soient plus transatlantistes que je ne suis. Pour autant, proposer de bannir le mot, la structure, les tuyaux, ce serait se faire plaisir sans avoir aucune force de persuasion : bon nombre d’États nous répondraient « en fait, vous proposez de m’enlever mon armée ».

S’agissant de l’embargo sur les armes, je redis, puisque beaucoup de députés de La France insoumise ont largement entretenu une ambiguïté condamnable, que la France ne livre pas d’armes à Israël. Je ne comprends pas, ou plutôt je comprends trop bien, pourquoi on nous demande répétitivement depuis deux ans d’arrêter de livrer des armes que nous ne livrons pas – sauf à y voir un motif électoraliste, et je n’ose y croire quand il s’agit d’un sujet aussi grave. Je redis donc, pour la centième fois, que nous livrons à Israël des composants pour le Dôme de fer, et nous avons raison de le faire. Vous avez le droit de vouloir même supprimer les systèmes défensifs protégeant la population israélienne, ce qui n’est certainement pas ma position, mais au moins faut-il l’assumer. Nous ne vendons pas d’armes à Israël, je l’ai redit il y a quelques semaines lors d’une audition conjointe par trois commissions, dont la vôtre, relatives aux exportations d’armes. On peut ne pas partager cette position d’équilibre, on peut combattre le président de la République, c’est la vie démocratique ; mais on ne peut pas nous demander d’arrêter quelque chose que nous ne faisons pas. Après les polémiques qui ont entouré les salons Eurosatory et Euronaval, on ne peut venir nous expliquer que nous faisons des chèques en blanc. Un moment vient où, si l’on est sérieux, il faut dépolitiser ce sujet, au lieu de faire beaucoup de mal au pays en racontant n’importe quoi, troublant ainsi nos concitoyens qui ne savent plus très bien ce que nous faisons.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Je suis très étonné qu’après quatorze semaines les salariés du site Thales de Mérignac soient toujours en grève. Ce n’est pas un mouvement de circonstance mais le symptôme d’un profond malaise. Alors que Thales affiche une santé économique exceptionnelle avec un chiffre d’affaires en hausse de 11 %, un carnet de commandes record et un milliard d’euros redistribué aux actionnaires, les revendications salariales sont malmenées et la négociation annuelle obligatoire plafonne à 2 % – à peine le taux d’inflation – alors que ces salariés, ingénieurs, techniciens, ouvriers forment le socle de notre souveraineté. L’État, actionnaire de Thales à hauteur de 26 %, a des droits mais aussi des devoirs. Face à des enjeux stratégiques majeurs, peut-il rester atone face aux retards sur le Rafale, la montée en cadence compromise, la démotivation qui menace l’ensemble de la chaîne ? Pour garantir le partage équitable de la valeur créée, l’État doit user du pouvoir dont il dispose en sa qualité d’actionnaire et de client. Salaires, épargne salariale, intéressement, les outils ne manquent pas pour partager la valeur. Un message fort est nécessaire pour qu’ils soient utilisés et le conflit social arrêté. Dans un monde instable, notre souveraineté dépend de femmes et d’hommes formés, motivés, justement considérés et rémunérés. J’ai interrogé ce matin à ce sujet le président de Dassault ; il a botté en touche, soulignant que l’État aussi est actionnaire. Votre parole est attendue. En partant de la situation de Thales, vous enverrez un message clair à tous les salariés de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) et démontrerez vouloir que l’État soit véritablement stratège et à cette fin manager stratégique.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je ne botterai pas en touche. Je considère que la répartition de la valeur dans les industries de défense doit être lisible, au sein des grands groupes comme entre eux et les entreprises sous-traitantes, qu’elles soient purement militaires ou duales. J’ai pour mission de réarmer le pays et d’en répondre devant vous. Si les entreprises font des profits au passage, c’est très bien, mais la finalité est bien le réarmement, qui passe par une politique de ressources humaines assurant la maîtrise des savoir-faire techniques. Je ne sais pas comment on peut expliquer à nos concitoyens contribuables qu’il faut continuer d’augmenter l’effort de défense si un doute subsiste sur les prix demandés à l’État client et sur la répartition de la richesse avec les sous-traitants. Pour moi, ce n’est pas un tabou. Le modèle a évolué depuis l’époque des arsenaux de l’État et il faut y voir clair.

Je me suis rendu sur le site de Thales à Pont-Audemer il y a quelques jours. Les organisations syndicales m’ont entretenu des négociations salariales en cours au sein du groupe et j’ai indiqué aux dirigeants de l’entreprise que j’entendais qu’elles soient menées avec précision. Il ne m’appartient pas de m’y immiscer, mais nous avons tous constaté qu’il y a eu rachats d’action d’une part, dialogue social d’autre part. Pour dire les choses clairement, en ma qualité de client et de responsable devant le peuple français de l’effort de défense, je souhaite que cela converge. Les politiques salariales peuvent différer, mais il ne peut y avoir de doute sur la juste répartition de la richesse créée. Sur un autre plan, un petit décalage peut se produire entre l’État-client – en l’espèce, le ministère de la défense – et l’État-actionnaire représenté par Bercy et l’Agence des participations de l’État. Je pousse pour acheter le moins cher possible et l’actionnaire peut considérer que plus élevé est le chiffre d’affaires des entreprises dont il possède une partie du capital, plus le sont les dividendes versés à l’État. Étant donné le contexte, j’ai dit à mon collègue Éric Lombard que je souhaitais l’unification des positions de l’État. Il revient aux dirigeants de ces groupes de vous présenter le résultat du dialogue social le moment venu, car les entreprises de défense ne sont pas des entreprises comme les autres.

Mme Alexandra Martin (DR). Pour faire face aux menaces protéiformes que vous avez évoquées, il faut des forces armées mais aussi une population animée par la volonté de défendre son pays. Dans cette optique, mon collègue Frédéric Boccaletti et moi-même, en conclusion d’une mission flash sur la sensibilisation de la jeunesse à l’esprit de défense, proposons de rassembler les dispositifs proposés aux jeunes gens en un parcours de citoyenneté pour une culture de défense renforcée. Les cours d’éducation morale et civique (EMC) deviendraient une discipline en soi, que nous avons baptisée « culture citoyenne et défense », ciblée sur l’apprentissage de la citoyenneté, de l’engagement et de la défense. Les thèmes actuels des cours d’EMC sont légitimes mais rien de solide n’en sort. Nos interlocuteurs des armées et de l’Éducation nationale nous ont affirmé que les deux institutions travaillent en bonne intelligence. Cette évolution vous paraît-elle souhaitable et faisable ? Un plan de défense global doit comprendre l’éducation à la défense.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je vous remercie pour ces travaux qui nourriront les réflexions en cours à ce sujet, qui peut être envisagé selon deux optiques. La première est le besoin en ressources humaines du ministère, premier employeur de l’État. La plupart des dispositifs existants ont pour mobile assumé qu’un ministère grand recruteur se doit de créer les conditions de l’attractivité. Les embauches concernant de très jeunes gens, cette approche repose pour beaucoup sur les dispositifs jeunesse.

Une autre approche, plus sociétale, vise à trouver par la militarité des solutions à certains maux de la société française. Il en est résulté l’initiative, hautement saluée outre-mer, du service militaire adapté (SMA), qui est en réalité un service d’insertion avec un encadrement original. Il en est de même pour le Service militaire volontaire (SMV). Dans ces cadres, le prisme n’est pas forcément militaire. Ni le SMA ni le SMV n’ont été conçus pour recruter pour les armées, et les différences sont notables selon les territoires ultramarins considérés : si, en Polynésie, les jeunes gens finissent pour l’essentiel sous les drapeaux, ils ne sont qu’une infime minorité dans ce cas aux Antilles.

Je mentionnerai aussi le dispositif hybride qu’est la Journée Défense et citoyenneté (JDC), dont je dirais, en termes aimables, qu’elle n’a pas bien vieilli. Je l’ai moi-même suivie à la base aérienne d’Évreux, et j’en ai encore un souvenir ému.

Lorsque Florence Parly était au ministère et au cours de mon premier passage à l’Hôtel de Brienne, un débat était en cours sur le service national universel, susceptible d’« avaler » la JDC, à laquelle on n’a donc pas touché. Lorsque, l’année dernière, j’ai à nouveau été nommé ministre des armées, j’ai jugé devoir agir pour que soit fait bonne œuvre de 80 à 90 millions d’euros d’argent public annuel, sachant que plus d’un millier de civils et de militaires encadrent cette Journée. La JDC « nouvelle génération », recentrée sur la question militaire, trouvera son point de cible à la fin de l’année. Sa mission n’est ni de réinventer l’Éducation nationale ni de se substituer à elle ni de se substituer aux parents. J’ai donné pour consigne qu’elle soit consacrée à l’éveil à la mémoire et à l’explication des différents aspects de la défense nationale – la dissuasion nucléaire, nos alliances, les campagnes militaires dans lesquelles les armées françaises ont été engagées. Cette Journée peut de plus permettre d’évoquer le rapport à l’armement. À l’heure où les jeux vidéo rendent le rapport aux armes virtuel et abstrait, que des militaires en uniforme viennent dire qu’une arme n’est pas un jouet et qu’elle est faite pour tuer, a des vertus. Nous évaluerons cette nouvelle méthode car, cette politique publique concernant 800 000 jeunes gens chaque année, ces choses ne sont pas simples. J’assume aussi qu’au terme de la Journée, on suggère à ceux qui l’ont suivie de s’engager. Si l’argent du ministère des armées sert à la JDC, c’est aussi pour sensibiliser ces jeunes gens à l’utilité d’intégrer la belle école de Saint-Maixent.

Mme Delphine Batho (EcoS). Le vrai bouleversement n’est pas que les dictateurs soient des dictateurs et qu’ils aient des visées expansionnistes mais que notre allié nous tourne le dos, trahissant l’Europe et la France. Quel est exactement votre diagnostic, puisque sans bon diagnostic, il ne peut y avoir une bonne stratégie de défense ? À vos yeux, est-ce seulement une perturbation, un pivotement provoqué par la combinaison du mercantilisme, de la domination technologique et d’une sorte de néo-impérialisme américain ? Ou bien les événements actuels traduisent-ils quelque chose de beaucoup plus profond, renvoyant au constat des limites planétaires, la réaction trumpiste étant de considérer la démocratie, la science, le règlement pacifique des conflits et le règlement multilatéral des grands problèmes communs à l’humanité comme des freins à la prédation tous azimuts de ressources limitées ?

On comprend à vous entendre que nous cherchons à gagner du temps pour nous défaire de nos dépendances sur le plan militaire et pour ménager nos partenaires européens qui n’ont pas les mêmes convictions que nous sur l’autonomie stratégique. On ne peut être seuls, mais dans le grand tournant historique actuel, on ne peut rester dans le flou de l’entre-deux. La nouvelle RNS ne doit-elle pas être fondée sur le constat que Trump a enclenché le premier conflit écologique mondial et ne faut-il pas de ce fait acter une rupture raisonnable – pour reprendre le terme que vous avez utilisé – mais claire ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Sans prétendre épuiser le sujet évoqué dans cette question redoutable, je m’efforcerai de nourrir la réflexion. Qu’est-ce qui relève de l’alternance politique aux États-Unis et qu’est-ce qui relève d’une rupture étatique ? Après tout, la politique française change en fonction des résultats électoraux ; cependant, il y a des permanences dans la perception qu’ont de nous nos alliés et nos compétiteurs. Notre système médiatique traite l’actualité américaine comme s’il n’y avait pas eu un premier mandat Trump. Pourtant, ce qui concerne le climat avait largement démarré lors de ce premier mandat avec la remise en cause de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques et la sortie des États-Unis de l’Accord de Paris. L’administration Biden étant revenue sur certaines de ces décisions, j’essaie de rester optimiste et constate qu’il y a des éléments de clivage dans la vie politique américaine selon la personne élue président des États-Unis.

Me gêne davantage le contenu de mes conversations, nombreuses, avec les membres de l’administration démocrate sortante. Les mots peuvent ne pas être les mêmes, on peut y mettre les formes, mais il y a des convergences entre les deux mondes. Une partie des Européens ont largement sous-estimé « l’obsession chinoise » des États-Unis, parfois avec un prisme militaire ou sécuritaire, parfois avec un prisme économique. La perspective d’être potentiellement supplantés par la Chine, globalement ou dans des secteurs précis, leur est insupportable. Cela nourrit un nouvel agenda américain qui se serait sans doute déplié différemment si Mme Harris avait remporté l’élection présentielle mais qui demeure. Pour avoir assisté à des échanges entre le président de la République et les présidents américains, l’actuel et le précédent, j’ai conscience des convergences d’appréciation entre les deux administrations.

D’autre part, la capacité de l’Europe à assurer sa sécurité est un sujet qui agace les Démocrates comme les Républicains. Longtemps, l’industrie de défense américaine a pesé, notamment dans les États où ces industriels avaient beaucoup de clients en Europe, mais il y a eu un point de bascule et l’Amérique s’est interrogée : pourquoi le contribuable du Nevada, de Californie ou de New York doit-il financer la sécurité des Polonais ou des Allemands ? Pourquoi des gens qui ont des industries compétitives, des ressources humaines, des universités et qui produisent de la richesse ne se prennent-ils pas davantage en main ? Ces questions se sont diffusées dans l’opinion publique américaine au-delà du socle républicain. De plus, le président actuel et son entourage donnant à l’évidence une large prime aux nouvelles technologies et à l’industrie qui les crée, les « cordes de rappel » des industries plus classiques ont peut-être moins de force.

Je distingue deux catégories de capitales européennes. Pour les unes, c’est un mauvais moment à passer, il faut serrer les dents jusqu’aux élections de mi-mandat ou pendant quatre ans encore parce que ce n’est que conjoncturel. Pour les autres, ou pour certaines sensibilités politiques dans chaque pays puisque les opinions ne sont évidemment pas homogènes, l’Europe décroche. Le déploiement de SpaceX et de Starlink a été un facteur de prise de conscience pour ces capitales-là : dépendre de l’État américain était une chose, dépendre à ce point de grandes compagnies américaines est tout autre chose. Ce débat, qui n’est pas nouveau en France, est naissant dans plusieurs capitales. Le problème est la désynchronisation calendaire entre les décisions que nous jugeons devoir prendre et le rythme des discussions qu’il faut avoir à ce sujet avec les autres capitales européennes.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Vous avez récemment jugé nécessaire que le budget annuel des armées soit porté, à terme, à quelque 90 milliards d’euros ; cela se ferait-il dans le cadre d’une LPM révisée ou d’une nouvelle LPM ? Se pose la question de l’acceptabilité sociétale de cet objectif. Pour moi, comparer les dépenses des armées et les dépenses sociales, c’est se méprendre entièrement : ce ne sont pas les mêmes caisses, et on ne peut comparer des carottes et des poireaux. Nous devons faire comprendre l’importance des enjeux de défense et de sécurité à notre population. Elle est sensibilisée aux enjeux militaires, mais les incohérences – ou les cohérences nouvelles – des États-Unis, qui ont un impact pour nous, montrent que l’on doit aussi parler de la guerre commerciale, de la guerre écologique, de la guerre pour les ressources énergétiques. Enfin, j’ai retenu vos propos sur la nécessité de cohérence. Faire des annonces d’objectifs clairs, c’est bien, mais faire des annonces réalisables, c’est mieux. Josy Poueyto et moi-même avons également rencontré l’intersyndicale de Thales. Notre industrie de défense est-elle en mesure d’accroître ses investissements et ses ressources humaines dans des temps contraints pour que nous atteignions les objectifs fixés ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous étant beaucoup consacrée au service de santé lors de votre passage au ministère, vous savez quelque chose de la nécessité de cohérence. Quand un service de soutien est malheureusement à la peine en raison de très brutales coupes budgétaires, on peut dire ce que l’on veut sur les capacités expéditionnaires, on n’en a plus si l’on est incapable d’assumer le contrat santé. C’est pourquoi, je vous l’ai dit, la cohérence sera le fil conducteur de nos travaux quels que soient les futurs responsables.

S’agissant de l’acceptabilité sociale du budget militaire, c’est un mystère pour moi que l’on ait réduit le budget annuel des armées au point d’en arriver à 30 milliards d’euros, et c’est un miracle que l’on puisse parler de réparation et de remontée en puissance. Certains pays qui veulent faire le même effort n’y parviennent pas, car une capacité industrielle, technologique ou militaire annihilée ne peut être reconstituée. Les dividendes de la paix ont bon dos ! Que, dans les années 1990, on ait considérablement diminué le format des armées, soit ; il y avait une cohérence et je défends la professionnalisation des armées. Mais dans les années 2000, on a tapé à l’os : plus de vingt régiments dissous, une dizaine de bases aériennes fermées, c’est colossal. Ces données sont un préalable nécessaire à la discussion.

D’autre part, il me paraît curieux que la mise en regard du budget de la défense et des dépenses sociales ne concerne que la défense. Lorsqu’il est question de prendre des mesures relatives aux collectivités locales, je n’entends pas l’argument selon lequel cela ne doit pas se faire au détriment du modèle social.

Pour faire comprendre à nos concitoyens la nécessité de ce budget, il ne faut ni leur cacher la menace ni l’exagérer. Prétendre que tout va bien, c’est leur mentir ; s’agiter fébrilement, c’est aussi leur mentir. Il faut traiter le sujet de manière clinique. La difficulté tient à ce que la défense est une affaire de temps long et qu’il est très compliqué d’expliquer ce qu’il faudrait faire pour avoir la bonne dissuasion nucléaire en 2045. Les débats à cet horizon temporel sont rares dans l’hémicycle, sinon peut-être pour l’énergie et certains sujets environnementaux.

Ensuite, il faut accepter le prix de notre souveraineté. J’ai lancé des travaux, dont je vous communiquerai les conclusions, visant à établir quel serait le budget annuel de l’armée si notre armée de terre n’achetait plus aucun matériel en France mais uniquement en Turquie, en Corée du Sud, en Inde – ce que nous ne le ferons pas, je le dis immédiatement pour éviter des interprétations abusives qui donneraient lieu à des polémiques inutiles. Il y a fort à parier que ces achats à l’étranger coûteraient moins cher qu’en France. Cet écart correspond au prix de notre souveraineté. Comme, me semble-t-il, les formations politiques s’accordent sur l’idée que nous produisions nos armes et nos équipements en France, ce facteur doit être pris en considération au moment de fixer le budget de l’armée. Consacrer beaucoup d’argent à l’achat d’armes aux autres ou en consacrer autant à les acheter à des entreprises réparties sur tout le territoire et qui créent des emplois, ce n’est pas la même chose. Nous ne pouvons prétendre ignorer que le sous-jacent économique et social de notre modèle d’autonomie a un coût. À cet égard, j’ai lu dans certaines de vos contributions un appel à nationaliser les entreprises de défense. Je ne rejette pas le débat, mais comme il n’y a pas de nationalisation de ces entreprises sans augmentation des budgets de la défense, j’en conclus que tout à coup une unité se crée et que tout le monde est d’accord pour augmenter ce budget de la défense, et que le débat est plus facile qu’on ne le pensait.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je pense que l’ensemble des députés présents sont favorables à l’augmentation du budget de la défense, et beaucoup le seront sans doute aussi dans l’hémicycle. Vous pouvez donc être plutôt optimiste ; en tout cas, vous pouvez compter sur beaucoup d’entre nous.

M. Édouard Bénard (GDR). Je me félicite que l’on parle de nationalisation. Le président de Dassault Aviation nous rappelait ce matin que la dissuasion nucléaire s’est faite indépendamment de sa portée budgétaire parce que l’État stratège avait une vision et une volonté politique à long terme. Il y a quelques mois, vous nous avez annoncé avoir saisi le contrôle général des armées pour un nouvel examen des offres reçues dans le cadre de l’acquisition du supercalculateur à base d’intelligence artificielle – et pour cause ! Le choix fait par le ministère de préférer le tandem Hewlett-Packard (HP)/Orange à Atos nous paraissait incompréhensible, particulièrement à la lumière de l’actualité géopolitique. HP étant soumis aux dispositions du Patriot Act américain, qu’en est-il de notre souveraineté numérique ? Nous célébrons en grande pompe à Paris « l’action sur l’intelligence artificielle », mais dans les faits, aucun projet de cloud européen crédible n’a encore vu le jour. Atos pourrait l’incarner, mais encore faudrait-il lui donner les moyens de sa survie. Les solutions possibles sont diverses : mise sous tutelle de l’État, prise de participation stratégique, soutien de Bpifrance. Sans réaction, Atos et d’autres petites et moyennes entreprises stratégiques risquent au mieux de creuser leur dépendance à l’égard d’autres puissances – voyez le contrat de 150 millions de livres signé entre Atos et le gouvernement britannique –, au pire de passer sous pavillon étranger. Je m’adresse donc au ministre qui s’est défini comme néogaulliste et « transatlantiste raisonnable » : alors que nous appelons d’une même voix à l’autonomie stratégique du pays assise sur sa souveraineté industrielle, quid de la nationalisation d’Atos ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je suis conscient de la longueur de mes réponses mais il est bon de débattre et, si cela est nécessaire, je reviendrai avec plaisir à mesure de l’avancée de vos travaux sur la RNS pour traiter d’autres sujets.

J’ai constaté, en trois ans de pratique, que le dispositif issu du décret Montebourg relatif aux investissements étrangers en France fonctionne bien. Le seul bémol concerne le délai courant entre le moment où le risque pour l’entreprise est avéré et le lancement du dispositif. De même, il ne doit pas y avoir de décalage entre la DGA, qui sait ce qui est stratégique pour la défense, et Bercy qui donne l’impulsion à la mise en œuvre du dispositif ; il n’y en a pas.

Parfois, au nom de la défense, certains dossiers économiques sont instrumentalisés. Ce n’est pas choquant sur le plan moral : les gens se battent pour défendre leur emploi, les syndicats et les élus montent au créneau en expliquant que les activités menacées sont stratégiques, mais en y regardant de près, on se rend compte qu’elles ne sont pas toujours aussi stratégiques qu’on le dit. Or, il ne faut pas crier au loup : pour que ce dispositif fonctionne bien, il ne doit s’appliquer qu’à des entreprises réellement stratégiques – et en ce cas il n’y a pas de limite à leur sauvegarde – et non à celles qui ne le sont pas vraiment ou pour lesquelles il existe un plan B. Il ne faudrait pas non plus que, en cas de rachat d’entreprises mettant en jeu de gros intérêts financiers, on instrumentalise ce qui fait le cœur souverain de l’État, sauf à créer des effets d’aubaine ou à attribuer à des activités une valeur qu’elles n’ont pas. Nous devons nous prémunir et la vigilance s’impose – à bon entendeur…

J’en viens au supercalculateur. Même quand il s’agit de souveraineté, ceux qui répondent aux appels d’offres doivent être bons dans leur spécialité : à défaut d’être moins-disant, ils doivent être mieux-disants. Le rapport du contrôle général des armées a documenté que la procédure s’est correctement passée. Ensuite, rien ne sert de se cacher que, quelle qu’ait été l’entreprise retenue pour le supercalculateur, la puce aurait été une puce Nvidia, américaine ; de toute manière, la dépendance existe. Cela conduit à la question de fond : quand l’Europe aura-t-elle sa propre filière ? Cela ne se fera pas immédiatement. Enfin, puisque l’on parle de néogaullisme, je rappelle la consigne donnée par le général de Gaulle à Pierre Messmer : il faut avoir la bombe nucléaire quoi qu’il en coûte, quitte à la louer ou à l’acheter si cela prend du temps. La vitesse est l’un des facteurs de souveraineté, ce que l’on perd parfois de vue dans certaines discussions ou lors des questions au gouvernement. Les premiers programmes nucléaires, les premiers avions Dassault comprenaient des composants étrangers. L’enjeu était alors la première prise de mission des Mirage à Taverny, et ce qui comptait était de gagner la course de vitesse ; ensuite seulement nous avons développé notre propre filière.

Cette fois, nous avions le choix de nous doter d’un supercalculateur 100 % français – sinon pour la puce – dans un temps moyennement long, voire long, ce qui promettait un décrochage complet de nos usages en intelligence artificielle, ou de l’avoir très vite ; mon choix était fait. Il est heureux que nous ayons passé le marché à temps, car il sera exécuté. L’appel d’offres aurait-il lieu demain, je ne sais dans quelle situation nous serions. Il faudra expliquer tout cela en détail à Olivier Marleix, qui a du mal à le comprendre : parfois, la souveraineté c’est la rapidité. Je ne dis pas que ces choix soient faciles ni plaisants, mais la même question s’est posée pour les drones ; de grâce, ne recommençons pas ! Nous devons maintenant réagir aux enjeux que posent le quantique, le New Space et l’intelligence artificielle. Comment le faire, sinon comme on construit un escalier, marche par marche, sans monter directement à l’étage supérieur ? Ce sujet passionnant relève à plein de la RNS : il n’est pas que militaire mais aussi civil, industriel et économique et il a des implications sur les formations, l’École polytechnique, les filières de métiers… Je suis tout prêt à reprendre ce débat avec vous.

M. Matthieu Bloch (UDR). Depuis 2022, l’affirmation géopolitique de la Chine s’accélère. Le gouvernement chinois a signé l’année dernière des accords stratégiques avec les Îles Salomon, le Cambodge et les Maldives, facilitant potentiellement un déploiement militaire dans des zones d’intérêt directes pour la France et où vivent 1,6 million de nos concitoyens. Sur le plan informationnel, la Chine s’est dotée d’outils de soft power avec TikTok et les instituts Confucius et elle déploie des opérations d’influence massive via ces relais étatiques. À cela s'ajoute une activité diplomatique agressive ciblant les opinions publiques occidentales, dont la nôtre. Dans ce contexte, la fonction stratégique d’influence est sous-dimensionnée dans la RNS de 2022, alors que nous ne sommes pas épargnés, comme le montrent les campagnes de déstabilisation informationnelle menées en Nouvelle-Calédonie par des relais étrangers, dont l’Azerbaïdjan, selon Viginum. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les résultats de ces guerres d’influence contre lesquelles nous n’avons pas su nous défendre ; le cas malien en est un exemple criant.

Êtes-vous favorable à ce que dans la RNS actualisée la Chine soit qualifiée de rival stratégique et le Pacifique de théâtre prioritaire de confrontation d’influences ? Entendez-vous refondre la fonction d’influence en la dotant d’un commandement interarmées et d’une capacité offensive intégrée avec des moyens cyber et cognitifs ? Nos adversaires savent gagner sans tirer un seul coup de feu ; nous devons nous aussi savoir gagner la guerre avant la guerre.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Sur l’influence dans le cadre des opérations militaires, nous avons très largement progressé au cours des deux ou trois dernières années. En revanche, les influences étrangères informationnelles globales seront un sujet majeur de la RNS actualisée. Nous devons y travailler, et vous le devez aussi, je l’ai dit, car cela touche à des architectures démocratiques. Une carte de presse a une signification ; il faut donc se pencher sur la définition d’un contenu certifié, mais s’il faut que les armées françaises certifient le contenu de ce que disent les journalistes, on passe à un autre type de société que la nôtre, et cela se fera sans moi. Pour autant, nous ne pouvons rester aussi perméables à toutes les influences étrangères qui font que, de bonne foi, j’y insiste, des médias relayent des informations mensongères. Si le traitement de cette question revient aux seuls ministères régaliens – intérieur, défense, affaires étrangères, justice –, on touche à des questions de principe redoutablement complexes. Comme nous devons nous défendre de ces ingérences, il faut définir le rôle du juge et celui du Parlement dans cette affaire. Comment empêcher que les prochaines élections soient entièrement manipulées par un service étranger ? Quelles mesures d’hygiène collective prend-on ? Comme s’opère la relation entre l’État et les partis politiques pour y réfléchir ?

La Chine est un défi. Le choix de ce terme ne signifie pas que l’on ignore ce que fait ce pays – la manière dont les libertés de circulation maritime s’articulent, un réarmement nucléaire impressionnant et très rapide, l’instrumentalisation de la diaspora, la question de Taïwan –, mais l’approche historique française de la Chine n’est pas l’approche américaine. Faut-il s’aligner sur Washington pour appréhender le défi chinois ? Je ne le pense pas. La récente visite de mon collègue Jean-Noël Barrot à Pékin, les relations entre la France et la Chine sur certains sujets, la guerre commerciale qui nous est menée par les États-Unis et la voie de passage potentielle qui peut se créer avec les Chinois sur certaines filières, tout cela doit nous inciter à la réflexion. On a souvent parlé d’influences chinoises en Nouvelle-Calédonie. Pour avoir été ministre de l’outre-mer à époque, je puis vous dire qu’il n’y en pas eu lors des deuxième et troisième référendums. Aujourd’hui, il y a une ingérence revendiquée de Bakou, qui va jusqu’à la rédaction de documents pour certaines familles indépendantistes, notamment en Polynésie française. La Chine n’a jamais fait cela.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles.

M. Christophe Bex (LFI-NFP). L’exercice est frustrant en ce que chaque groupe politique dispose de très peu de temps pour traiter de questions d’importante majeure. Qu’il s’agisse du revirement de l’administration Trump, du désengagement des États-Unis ou de la guerre en Ukraine, la population s’inquiète très fortement. Sur les marchés, les gens m’interpellent. Ils se préoccupent de savoir si leurs enfants ou des membres de leur famille vont être engagés sur un théâtre d’opérations. Que leur répondriez-vous, sans les rassurer indûment et sans faire du catastrophisme mais en leur disant les choses comme elles sont ? La population doit être beaucoup plus informée qu’elle ne l’est sur la situation mondiale, le théâtre européen et la position des États-Unis.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Chacun explique la situation à nos concitoyens avec ses mots et selon sa sensibilité propre mais nous devons scinder le constat, commun à tous, de ce qui fait l’objet de divergences politiques sur les choix à venir. Je déplore qu’il n’en soit pas suffisamment ainsi car tout mélanger nuit à la compréhension. D’autre part, pour des sujets complexes et portant sur le long terme, il faut parfois s’autoriser à dire « Je ne sais pas » ou « Il faut faire des paris ». Nous devons poursuivre nos efforts en ce sens et j’espère que cette audition y contribue pour ceux qui nous écoutent.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Ma collègue Alexandra Martin et moi-même nous félicitions, en présentant les conclusions de la mission flash sur la sensibilisation de la jeunesse à l’esprit de défense, que le gouvernement considère l’engagement de la jeunesse et le développement de l’esprit de défense comme des enjeux majeurs. Nous proposons d’instaurer un service national repensé. Il concernerait tous les jeunes prendrait la forme, au choix, d’un service militaire volontaire soumis à la sélection par nos armées ou d’un service civil tout aussi essentiel au développement de l’esprit de corps, du sentiment d’appartenance, de l’implication dans la vie publique et au recrutement dans les métiers de la sécurité civile. Que pensez-vous de cette proposition ? Ce service à la nation devrait-il être ou ne pas être une obligation ?

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NFP). Le dérèglement climatique est désormais une donnée structurante de la géopolitique mondiale. Ouverture de nouvelles routes maritimes, tension sur les ressources hydriques, multiplication des catastrophes naturelles, insécurité alimentaire, migration forcée sont autant de facteurs qui aiguisent les tensions internationales et créent de nouveaux foyers de conflit. La RNS de 2022 évoque ces sujets sans les intégrer pleinement dans la planification de nos actions extérieures et l’anticipation des futurs théâtres d’opérations ; l’actualisation sera-t-elle l’occasion de faire évoluer la doctrine de projection à ce sujet pour que nos forces puissent faire face ? Alors que commence l’examen du projet de loi de simplification de la vie économique, que pensez-vous de la proposition de suppression du Conseil supérieur de la réserve militaire mais aussi de la Commission nationale pour l’élimination des mines antipersonnel (Cnema) alors que nous devrions contribuer au respect du traité d’Ottawa d’interdiction des mines antipersonnel dont la Finlande et la Pologne ont annoncé souhaiter sortir ?

M. Julien Limongi (RN). J’associe à cette question mon collègue Thibaut Monnier, député de la Drôme, qui vous a déjà écrit à ce sujet. Comment justifier que Verney-Carron, le plus ancien armurier de France, laissé à l’abandon, se retrouve devant le tribunal de commerce ? Le groupe a annoncé ce matin un plan de cession faute de soutien de Bercy. Sa situation est critique. Je sais que les services du ministère des armées cherchent des solutions mais il est inconcevable de nous parler de réarmement et d’autonomie stratégique tout en laissant disparaître une entreprise emblématique de la fabrication d’armes légères, essentielle à notre filière souveraine. Il faut trouver 2 millions d’euros ; la somme paraît à notre portée, et soixante salariés et leurs familles attendent un dénouement positif. Ne pourriez-vous confier à Verney-Carron un projet de recherche et développement, ou intervenir auprès de Bercy qui semble ne pas tenir la souveraineté militaire de la France pour une priorité ? Que comptez-vous faire pour sauver Verney-Carron ? Devrons-nous assister à la vente rapide d’un nouveau fleuron français à l’étranger ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. En matière de service militaire volontaire, l’urgence est la réserve : le nombre de jours d’entraînement doit augmenter, l’équipement être renforcé – trop de réservistes doivent emprunter les équipements d’un soldat d’active. Une réserve professionnalisée suppose des jours d’entraînement annuels suffisant pour parvenir au niveau de qualification nécessaire. De plus, si l’on augmente le nombre de réservistes, il faut aussi augmenter le nombre de médecins. Aurions-nous un euro supplémentaire à consacrer au service national que je l’affecterais aux différentes réserves – sécurité civile, gendarmerie… – puisque l’évolution du format d’armée tend vers une réserve en partie professionnalisée. J’ai évoqué la difficile gestion des crises concomitantes : être en mesure d’armer une base aérienne projetée avec des réservistes suffisamment entraînés pour accueillir des avions de chasse ou de transport, c’est une réforme en soi. C’est pour moi la priorité absolue.

Votre rapport, comme les contributions de votre commission, donne un aperçu du champ du possible et permet de trier les bonnes idées et d’analyser ce qui peut être fait en fonction des moyens. Nous l’étudierons de près.

Nous avons bien traité, ensemble, du climat il y a deux ans, mais le problème irrésolu est celui du rythme auquel nous sommes capables de projeter des hommes ou du matériel, ce qui suppose d’installer des capacités permanentes, de génie par exemple, dans certains territoires d’outre-mer. L’Accord FRANZ, pour France, Australie, Nouvelle-Zélande, a été conclu pour permettre des interventions humanitaires d’urgence en cas de catastrophes naturelles dans les États insulaires du Pacifique Sud. Mais il est apparu lors de demandes de concours de ces pays après des incidents très graves que notre délai de déploiement de sapeur de l’Hexagone vers Nouméa puis de Nouméa vers Tontouta et de Tontouta vers Vanuatu, beaucoup trop long, nous fait arriver trop tard. C’est un problème en soi, et cela remet en cause notre crédibilité. Il nous faut donc définir quelle part de nos moyens nous établissons en permanence dans les territoires d’outre-mer pour rayonner aussi au titre de la solidarité sur les zones concernées. Quand des catastrophes naturelles se produisent Outre-mer, les secours sont très vite militarisés, en raison des moyens de transport nécessaires, hélicoptères par exemple. Dans l’Hexagone, le dispositif militaire Héphaïstos de lutte contre les feux de forêt était concentré dans les départements du Sud de la France, mais chaque année ces feux se déclenchent plus au nord ; les besoins ne cessant de croître, il faut préciser le rayon des projections et déterminer à quel moment il ne revient plus aux forces armées d’intervenir. S’agissant de l’Outre-Mer, je suis plus prudent, en raison des compétences locales – la sécurité civile n’est plus une compétence de l’État en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie. En résumé, les orientations prises étaient bonnes mais le rythme de nos interventions doit être revu.

Il y a quelques redondances entre le conseil supérieur de la réserve militaire (CRSM) et le Conseil consultatif de la garde nationale (CCGN). Le CSRM paraît pouvoir être supprimé dans le cadre de projet de loi de simplification, le CCGN, qui traite de l’ensemble des sujets de réserves, étant maintenu.

 Je ne peux vous répondre précisément aujourd’hui sur l’éventuelle suppression de la Cnema sinon pour vous dire que nous n’avons pas l’intention de revenir sur le traité d’Ottawa.

Il y a une heure, mon collègue Marc Ferracci a annoncé aux sénateurs le gel du passif public de l’entreprise Verney-Carron à hauteur d’un million d’euros et différentes initiatives ont été prises par la collectivité territoriale. Il faut maintenant un repreneur. Quelques pistes existent, dont celle du groupe belge FN Browning, l’ancien FN Herstal, qui aurait un grand intérêt dans la cadre du partenariat franco-belge CaMo, pour capacité motorisée. Je veille à ce dossier, qui n’est pas en première ligne en matière de défense mais qui a une grande valeur symbolique, et le ministère continue les discussions avec Bercy.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Depuis la destruction d’un drone malien qui aurait violé l’espace aérien algérien le 1er avril dernier, les juntes sahéliennes multiplient les déclarations hostiles envers l’Algérie. On se rappelle la vague de propos anti-français des juntes malienne et nigérienne qui ont conduit à la rupture de nos accords bilatéraux ; la stratégie de tension internationale permanente semble être le mode de gouvernement favori des militaires au pouvoir dans ces pays. Quelle coopération est envisagée avec l’Algérie pour la soutenir face aux actions belliqueuses de ses voisins du Sahel ? Au nom de mon groupe, je félicite le gouvernement de la récente visite de M. Barrot en Algérie. J’espère qu’elle permettra d’envisager l’apaisement des relations entre nos pays. Quand c’est le ministre des affaires étrangères qui s’occupe des affaires étrangères, tout se passe bien.

S’agissant de votre vision optimiste des effets de l’alternance politique aux États-Unis, je me dois de rappeler les mots de Henry Kissinger, l’homme qui a façonné l’ordre mondial pendant très longtemps : si on l’en croit, « l’Amérique n’a pas d’amis ni d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts ». Nous péchons par naïveté en nous pensant capables de faire la paix, alors que nous ne sommes pas capables de la faire en Ukraine et encore moins à Gaza où un génocide est en cours.

M. Thibaut Monnier (RN). Le plan Réserve 2035 fixe pour objectif le ratio d’un réserviste opérationnel pour deux militaires d’active. Il faut donc recruter et fidéliser 105 000 réservistes alors qu’ils ne sont que 44 000 en ce moment, ce qui rend cruciale la relation des armées avec les employeurs. Ceux qui veulent instaurer des dispositions plus favorables que les dispositions légales pour les réservistes de leur effectif sont invités à signer une convention de partenariat avec le ministère des armées, aux termes de laquelle les salariés réservistes bénéficient d’une autorisation d’absence de dix jours par année civile et les employeurs privés de certains avantages. Pourtant, 1 100 contrats seulement ont été signés depuis le lancement de ce dispositif en 2016 alors la France compte plus de 4 millions d’entreprises. Comment mieux rassurer les employeurs pour fidéliser les candidats à la réserve et atteindre l’objectif d’une réserve opérationnelle crédible d’ici 2035 ?

Mme Sophie Errante (NI). Des chefs d’entreprise et des salariés m’interrogent sur le partage des bonnes pratiques en matière de cybersécurité. Comment parvenir à ce qu’une entreprise qui ne fait pas partie de notre BITD profite de l’expertise du commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ou de la capacité de nos services à protéger notre économie des cyberattaques ? Les propositions existantes sont très vagues. Les chefs d’entreprises doivent avoir la certitude de faire les bons choix de sécurité car les entreprises de la défense ne sont pas les seules qui doivent être protégées. D’autre part, des fournisseurs ont fait savoir à des dirigeants d’entreprise que, sur décision d’un pays, ils ne pourraient plus acheter certains matériels, ou les ont informés de menaces de perturbations économiques. De telles informations laissant présager une criticité d’approvisionnement, comment faire remonter ces signaux faibles ? Une cellule sera-t-elle créée entre la Direction générale des entreprises, l'Agence des participations de l’État et le Comcyber ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’échec des juntes à lutter efficacement contre le terrorisme est le fait générateur des tensions entre l’Algérie et les pays du Sahel. C’est préoccupant, pour les populations civiles des pays concernés avant tout. Tous ceux qui ont décrié les opérations Serval et Barkhane l’ont fait trop vite, puisque, malheureusement, dès la fin de Barkhane, les groupes terroristes n’ont cessé progresser. D’évidence, les contributions russes, que l’on parle de Wagner dans un premier temps ou, aujourd’hui, de certains systèmes para-étatiques installés par la Russie, sont inopérantes. Ce contexte explique la pression sur le sud de l’Algérie. Nous surveillons cela de près, parce que toute déstabilisation entraînera des répercussions de sécurité pour tous, nous compris.

Je souhaite, et je l’ai toujours dit, que les discussions avec l’Algérie, notamment au sujet de la lutte antiterroriste, ne soient jamais interrompues, quel que soit le climat politique ou diplomatique. N’oublions jamais que l’Algérie a été confrontée au fléau terroriste dans d’épouvantables proportions et qu’il n’y a guère de schémas dans lesquels nous ne sommes pas efficaces ensemble. Si, quand l’Algérie ne facilitait pas les passages d’avions français allant ravitailler Barkhane au Sahel, nous disions que ce n’était pas très habile, ou pas très élégant, c’est que la pression terroriste au Sahel est l’affaire de tous. J’ajoute que ce qui vaut pour le Sahel vaut aussi pour la sécurité maritime en Méditerranée, toutes les armes entrant au Sahel par la Libye. Il y a là des sujets politiques et diplomatiques. Pour moi, qui m’efforce d’être le ministre de la sécurité extérieure, nous avons besoin d’un dialogue technique serein avec l’Algérie, et je suis toujours tenu à la disposition des autorités algériennes pour qu’il en aille ainsi.

La progression de la réserve est bonne. De mémoire, on dénombrait quelque 39 000 réservistes en 2022 ; à ce jour environ 44 000 contrats d’engagement à servir dans la réserve opérationnelle ont été signés. Vous avez raison, un débat global est nécessaire avec les employeurs, qui porte aussi sur le volontariat pour la sécurité civile. Les services départementaux d’incendie et de secours reposent pour beaucoup sur l’association entre professionnels et volontaires. Il faut donc homogénéiser les dispositifs pour ne déstabiliser les modèles existants. La question de mieux gratifier celles et ceux qui s’engagent doit être débattue. D’autre part, les choses ne se présentent pas de la même manière dans une petite entreprise et dans une grande entreprise, et il revient aux industriels de défense, et parfois à l’État de montrer l’exemple… et il y a encore du travail, y compris dans mon ministère. Faut-il aller jusqu’à un dispositif créant une inégalité entre le salarié d’une PME qui ne pourrait pas y prétendre et les salariés des grands groupes qui le pourraient ? Je vous pose à nouveau la question, qui avait été longuement débattue dans cette salle pendant l’élaboration de la LPM. Je suis ouvert. C’est un sujet de dialogue social ; patronat et syndicats des salariés doivent en traiter, car si la réserve est professionnalisée, cela perturbera immanquablement la vie des entreprises.

En matière de cybersécurité, nous savons tous que plus petites sont les entreprises plus elles sont vulnérables ; quand elles sont petites et duales, elles sont très vulnérables. Avec la DGA, la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), nous ne cessons de monter en puissance pour détecter les failles et pouvoir, en cas d’intrusion cyber, de vol de données, de déni d’accès, faire intervenir très vite une équipe, sur place ou connectée, pour identifier l’attaquant, attribuer l’attaque, l’entraver, voire riposter et procéder aux analyses de sécurité nécessaires. Mais il faut définir les obligations de l’entreprise en matière de cybersécurité – de même que pour assurer sa sécurité physique elle doit installer serrures et volets pour ne pas être cambriolée – et ce qui relève de la responsabilité collective. Ce qui vaut pour les entreprises valant aussi pour les médias, les collectivités locales, les hôpitaux, il faut déterminer les limites du rôle des infrastructures de l’État. Entraver la menace et attribuer l’attaque sont des tâches régaliennes. En revanche, pour la prévention – détecter les failles et s’en prémunir –, il faudra définir les obligations de chaque acteur, avec l’impact économique qui en découle. D’évidence, l’État ne peut pas tout en cette matière.

M. le président Jean-Michel Jacques. C’est une très belle conclusion : nous sommes toutes et tous les sentinelles de notre pays. Monsieur le ministre, je vous remercie.

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La séance est levée à dix-huit heures trente-trois.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Delphine Batho, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, M. Jean-Michel Jacques, M. Abdelkader Lahmar, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, Mme Josy Poueyto, Mme Marie Récalde, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, Mme Sabine Thillaye, Mme Corinne Vignon

Excusés.  Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Alma Dufour, M. Emmanuel Fernandes, Mme Lise Magnier, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Jean-Louis Thiériot, M. Boris Vallaud