Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, de l’amiral (2S) Bernard Rogel, membre titulaire de l’Académie de Marine, ancien chef d’état‑major particulier du président de la République et ancien chef d’état-major de la Marine (cycle « Espaces maritimes et enjeux de défense »). 2
Mercredi
7 mai 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 61
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
— 1 —
La séance est ouverte à neuf heures trois.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous commençons aujourd’hui un nouveau cycle d’auditions consacrées aux espaces maritimes et aux enjeux de défense. Pour le navigateur anglais, Sir Walter Raleigh, « Qui contrôle la mer contrôle le commerce du monde ; qui contrôle le commerce contrôle la richesse du monde ; qui contrôle la richesse du monde contrôle le monde lui-même ».
Depuis la plus haute Antiquité, les grandes puissances ont cherché à contrôler la mer afin de contrôler le commerce et les menaces, la mer étant une voie de conquête. Aujourd’hui, la mer demeure un enjeu stratégique majeur : 90 % du commerce international est réalisé par voie maritime et 98 % des transferts de données s’effectuent à travers les câbles sous-marins. La mer est également source de tensions, en particulier en Asie du Sud-Est, avec les prétentions de la Chine sur Taïwan et la remise en cause de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, justifiant un réarmement naval massif dans la région. C’est également le cas de la mer Rouge, cela le sera peut-être demain, dans l’Arctique.
Pour notre pays, les enjeux sont également majeurs, ne serait-ce parce que la France dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) du monde et qu’elle est engagé dans des nombreuses opérations maritimes dans le cadre de l’Otan ou de l’Union européenne. Enfin, la mer est au cœur du changement climatique, la hausse des températures se jouant largement dans les océans.
Pour nous éclairer sur ces enjeux, nous recevons aujourd’hui l’amiral Bernard Rogel. Amiral après une longue carrière de sous-marinier, mais également au sein de l’état-major des armées, vous avez été nommé chef d’état-major de la marine en 2011, avant de devenir, en 2016, le chef de l’état-major particulier du président de la République. Vous êtes aujourd’hui un membre éminent de l’Académie de marine et vous intervenez souvent bénévolement dans des lycées et des universités au profit de nos jeunes, pour expliquer les enjeux et les problématiques maritimes et stratégiques.
Amiral, vous nous ferez part de votre grande expertise sur l’ensemble de ces sujets.
Amiral (2S) Bernard Rogel., ancien chef d’état-major particulier du président de la République et ancien chef d’état-major de la marine. Je vous remercie de m’avoir invité à venir évoquer les enjeux de défense dans les espaces maritimes. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’aujourd’hui le modèle qui avait structuré les relations internationales après la fin de la guerre froide est arrivé définitivement à son terme.
Nous venons de quitter une période structurée par deux éléments.
Le premier concernait la mondialisation, c’est-à-dire l’organisation du monde dans un système d’échanges intercontinentaux. Ce système a été conçu pour être un espace de liberté qui autorise le transfert des biens et des données entre les différents continents. Cet aspect fondamental, s’il connaît de fortes évolutions, devrait malgré tout peut évoluer dans la période à venir.
Le deuxième phénomène structurant de cette période était le suivant : dans un grand moment de soulagement après la dislocation de l’empire soviétique entre 1990 et 1995, la guerre a progressivement disparu de l’esprit de nos concitoyens. Cela s’est traduit par une érosion continue des budgets consacrés à notre défense. Dans cette période, la domination militaire occidentale était néanmoins incontestable. À l’époque, l’ONU jouait en réalité son rôle d’arbitre des contentieux internationaux. À quelques exceptions près, comme l’intervention des américains en Irak en 2003, l’ONU devait autoriser ces opérations, sous forme d’une résolution.
Mais, depuis quelques années, l’environnement stratégique se modifie profondément, dans tous ses champs. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère marquée par de nombreuses ruptures, dans de nombreux domaines. Ces ruptures stratégiques ne concernent pas uniquement l’espace maritime, mais toutes ont un impact important sur les espaces maritimes. Ce sujet anime passionnément les débats de l’Académie de marine, car la nouvelle ère stratégique impacte profondément les enjeux maritimes ainsi que la stratégie navale.
Je vais essayer, dans le temps qui m’est imparti, de vous donner ma vision des principales lignes de force, en mentionnant six ruptures.
La première rupture est d’ordre stratégique. Il s’agit du retour des stratégies de puissances, c’est-à-dire le retour des politiques de la force et du fait accompli au détriment du dialogue et du multilatéralisme. Les exemples ne manquent pas : des conflits ouverts aux frontières Est de l’Europe, au Proche et Moyen-Orient, dans le Caucase, en mer Rouge, jusqu’aux politiques de fait accompli dans les mers de Chine ou dans l’est de la Méditerranée.
Ces stratégies de puissance s’exercent aujourd’hui partout dans une sorte de « brutalisation » généralisée des relations internationales, y compris désormais de la part de notre plus vieil allié et première puissance mondiale, les États-Unis, qui encouragent les politiques de la force en la pratiquant eux-mêmes.
Dans ce contexte, on ne peut que regretter l’affaiblissement du rôle de l’ONU, qui peine désormais à se faire entendre. Ce retour des stratégies de puissances se traduit de plusieurs manières. Il intervient d’abord par un réarmement généralisé d’ampleur. Alors que l’Europe tardait à se réveiller de son assoupissement stratégique, le monde s’est réarmé à une vitesse vertigineuse, particulièrement dans le domaine naval. Ce retour des stratégies de puissance se traduit ensuite par une certaine fragilisation des traités internationaux et bilatéraux, issus pour beaucoup d’entre eux de la période de l’après-guerre froide. Enfin, il est marqué par le retour du nucléaire dans le langage stratégique, à l’exemple de Vladimir Poutine qui mélange dissuasion et intimidation, et ce faisant, encourage la prolifération.
Pour résumer à l’extrême la nouvelle période, je pourrais dire que nous passons actuellement d’une époque de maintien de la paix à une autre qui sera celle de « l’empêchement de la guerre », ce qui n’emporte pas les mêmes conséquences sur la complémentarité entre diplomatie et défense.
En faisant un rapide arrêt sur image sur le panorama stratégique, nous pouvons, en tant qu’Européens, être légitimement très préoccupés par la situation aux frontières est de l’Europe ou encore par les tensions au Proche et Moyen-Orient. Ces crises ouvertes connaissent toutes des débordements importants en mer, en Atlantique Nord et en Méditerranée et de manière plus ostensible en Baltique, en mer Noire et en mer Rouge.
La Russie revient en force, sur et sous les océans, surtout au travers de sa flotte sous‑marine. Comme au temps de la guerre froide et de ses chalutiers espions, ses navires pseudo-hydrographiques sillonnent nos eaux en s’intéressant aux fonds marins et aux infrastructures qui s’y trouvent. Elle souffre cependant d’un gros problème d’accès à la mer surtout avec la fermeture du Bosphore, la perte de la base navale stratégique de Tartous et le changement de statut de la Baltique, devenue en quelque sorte, un territoire de l’Otan avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Sa seule voie libre est aujourd’hui celle de l’Atlantique Nord, qui se prolonge devant nos côtes. Des escarmouches ont déjà débuté dans les espaces communs : la mer, le cyber et espace exo atmosphérique. Ces espaces deviendront un objet de compétition.
Cette situation est évidemment préoccupante, mais nous ne pouvons pas ignorer que le fait stratégique structurant des décennies à venir sera la compétition grandissante dans tous les domaines – technologique, économique, militaire – entre la Chine et les États-Unis. Depuis le pivot asiatique de l’administration Obama, l’Asie Pacifique est la priorité stratégique des États-Unis. C’est un fait que nous, Européens, devons prendre en compte et qui perdurera quel que soit l’avenir de l’Otan : les Américains sont désormais tournés quasi exclusivement vers l’Asie-Pacifique. En conséquence, ils nous demandent aujourd’hui de prendre en charge notre propre sécurité. Ce message ne changera plus, quelle que soit l’administration américaine à venir, il doit être entendu par les pays européens.
D’un point de vue militaire, la confrontation sino-américaine, si elle a lieu, sera d’abord un choc de thalassocraties. La Chine ambitionne donc d’être au niveau de la puissance navale des États-Unis. Elle s’en donne les moyens et construit, une fois tous les trois ans, l’équivalent du tonnage de la marine française, la plus grande des marines européennes.
Cette augmentation de la puissance navale concerne aussi toute la zone indopacifique car les pays voisins de la Chine (Inde, Japon, Corée du Sud, Taïwan), accroissent sensiblement leurs flottes pour contrecarrer ses appétits de puissance, qui se traduisent notamment par la politique du fait accompli. Plus près de de nous, la Turquie, Algérie, Égypte deviennent de vraies puissances navales. Il convient dans ce cadre de souligner l’accroissement considérable du nombre de sous-marins (400 sous-marins aujourd’hui répartis dans une cinquantaine de pays), raison pour laquelle la marine française a mis l’accent sur la lutte anti sous-marine ; mais aussi l’augmentation sensible du nombre de porte-avions ou porte-aéronefs.
La deuxième rupture est d’ordre économique. La période stratégique précédente a vu la montée en puissance de la mondialisation. Dans ce cadre, plus de 80 % du commerce mondial sont acheminés par la mer et 98 % des échanges numériques intercontinentaux passent par les câbles sous-marins. La maritimisation du monde a été et est toujours la « petite sœur » de la mondialisation.
Aujourd’hui, nous assistons à une contestation croissante de ces espaces communs (mer, cyber espace et espace exo atmosphérique). En mer, cette contestation s’exprime aujourd’hui sous la forme d’attaques directes contre les flux maritimes comme en mer Rouge ou bien encore sous la forme d’entraves à la libre navigation dans certaines zones. Elle pourrait demain concerner Ormuz, premier détroit pétrolier du monde, non contournable. Mais elle s’exprime aussi au travers des politiques maritimes intrusives de certains États. Elle révèle le besoin des thalassocraties naissantes d’augmenter leur profondeur stratégique mais aussi leur désir d’accaparer des ressources réelles ou potentielles, à travers des politiques de fait accompli, une interprétation assez osée du droit international.
La mer, qui était un espace de liberté, est donc en train de se transformer en un espace de compétition. Dans ce cadre, les conditions de sécurité et la défense de nos territoires ultramarins et des zones maritimes associées, doivent être approfondies. Il est donc vital de conserver notre capacité de projection de force pour pouvoir défendre, le cas échéant, nos intérêts dans ces zones.
La troisième rupture relève de la résilience, à travers la généralisation des stratégies hybrides. Ces stratégies pourraient être qualifiées de « Dark War » en analogie avec le « Dark Web ». En mer, les exemples ne manquent pas, comme les attaques contre des pétroliers dans le détroit d’Ormuz en 2019, qui nous ont conduit à déployer l’opération Agenor ; ou contre les gazoducs Nord Stream en 2022. Plus récemment des interrogations se sont dessinées sur des ruptures de câbles en Baltique ou même la disparition mystérieuse d’un tronçon de cinq kilomètres de câbles sous-marins en 2021, d’un poids de neuf tonnes, en mer de Norvège.
Dans ce cadre maritime, nous pourrions donner carte blanche à notre imagination, de l’utilisation massive de pêcheurs pour occuper des zones à des agressions ciblées contre des infrastructures économiques, en passant par des cyberattaques massives contre les ports à conteneurs fortement automatisés ou bien encore des pollutions supposément accidentelles de nos côtes. Dans le domaine des « coups fourrés », le champ des possibles devient infini avec le développement technologique.
La quatrième rupture est précisément d’ordre technologique et elle est commune à tous les milieux. Cette accélération technologique, incarnée notamment par l’intelligence artificielle (IA) et le quantique, engendrera des questions fondamentales, dont la place de l’humain dans le combat futur face à la puissance croissante de l’IA ; la cyber défense, essentielle pour nos navires fortement automatisés ; et celle de la place des drones (aériens et navals, sous-marins) en tant que multiplicateurs de force de nos navires mais aussi en tant que menaces. Ce développement technologique conduit la marine de s’adapter en permanence, impliquant l’utilisation de méthodes plus agiles que par le passé.
La cinquième rupture est d’ordre sécuritaire, avec l’explosion de l’utilisation de la mer par les réseaux criminels. Les perturbateurs criminels de nos sociétés occidentales ont compris que la liberté de la mer leur donnait un espace de liberté. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux quarante-huit tonnes de drogue saisies en mer en 2024 par la marine nationale, dont une majeure partie concerne la cocaïne. Cela pose la question de notre capacité d’action de l’État en mer et, en corollaire, celle des moyens de surveillance et de protection des espaces maritimes. Les drones maritimes et aériens, ainsi que sur les outils satellitaires, pourraient apporter un début de réponse.
La sixième rupture, insuffisamment évoquée, est environnementale. Le dérèglement climatique joue un rôle dans ce changement de statut des océans, d’abord par la montée des eaux, qui menace des territoires entiers et va brouiller les frontières maritimes ; mais aussi parce qu’il va permettre, comme ce pourrait être le cas à terme en Arctique, l’accès à certaines zones riches en potentialités. Il n’est donc pas étonnant que le Groenland devienne une zone d’intérêt stratégique. Il faut être conscient que les conséquences du changement climatique sont les ferments des crises de demain ; comme la diminution des stocks halieutiques, l’augmentation des flux migratoires due à la désertification, les pénuries d’eau douce, la montée des eaux, le recul du littoral.
Ces ruptures engendrent naturellement un fort impact sur les espaces maritimes et touchent tous les domaines de la défense – stratégique, militaire, économique, technologique, sécuritaire et environnemental. Ce changement de paradigme a conduit la marine nationale à s’adapter. Il se traduit d’abord par une multiplication des missions et des champs d’action allant de la haute intensité aux menaces asymétriques. La mer est vitale pour notre environnement et pour notre économie mais elle est également source de richesses, donc de compétition. La mer est également vitale car elle permet la projection, sans contrainte, de notre puissance militaire.
Je souhaite terminer mon intervention par deux points qui me tiennent particulièrement à cœur. D’abord, face aux défis maritimes qui nous attendent dans ce monde turbulent, il est utile de consolider nos partenariats stratégiques partout dans le monde. Au premier rang de ces partenariats, il est utile de se mettre en ordre de bataille européen. Nous ne sommes pas en mesure de faire face seuls à la somme colossale de tous les enjeux que je viens de vous décrire. À ce titre, les États-Unis sont bien imprudents de mépriser leurs alliés européens car malgré leur puissance militaire, ils ne sont pas non plus capables de faire face seuls à ces défis. Grâce à l’intégration européenne autour de notre porte-avions et des porte‑aéronefs des autres nations, grâce aux opérations Atalanta, Aspides et Agenor, nous avons démontré que nous savions agir de concert en mer.
Ensuite, je tiens à attirer l’attention sur la défense et la sécurité de nos territoires ultramarins. Ces territoires vont entrer, au même titre que la métropole, dans cette nouvelle ère stratégique. Les menaces qui pèsent sur eux aujourd’hui sont différentes de celles que nous connaissions hier et concernent notamment les déstabilisations et pillages de richesse.
À ce titre, je suis très heureux de voir arriver aujourd’hui les patrouilleurs outre-mer que j’avais lancés lorsque j’étais chef d’état-major de la marine, car ils permettent de renforcer notre stratégie. Nous sommes toujours capables de mener des projections de puissance vers nos territoires ultramarins, mais nous devons encore approfondir notre réflexion globale sur ce sujet.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Florence Goulet (RN). Le recentrage des flux économiques vers l’Indopacifique, la future ouverture de la route arctique du Nord-Est et le retour de la route maritime par le canal du Mozambique en raison de la guerre au Yémen, montrent à quel point la présence de la France est stratégique dans le monde grâce à ses département et région d’outre-mer (Drom) et ses collectivités d’outre-mer (Com), mais aussi sa présence scientifique ancienne au Svalbard ou en Terre Adélie.
Deuxième ZEE du monde, avec plus de 10 milliards de kilomètres carrés, la France doit valoriser et défendre ses intérêts économiques, sur tous les océans. Or cette présence est menacée. Je pense aux menaces sur les îles Éparses par des revendications régionales ou des pressions étrangères du fait de la richesse en hydrocarbures et métaux ; en Polynésie, Nouvelle-Calédonie et Mayotte. Je pense également au pillage de nos ressources halieutiques dans l’océan Indien, le Pacifique, mais aussi l’Atlantique Nord, sans compter la menace croissante du narcotrafic et de la pression migratoire, notamment dans l’arc caribéen.
La récente mission Clémenceau 2025, en déployant le groupe aéronaval, a affirmé notre présence en Indopacifique et permis de consolider une diplomatie fondée sur la coopération. Mais ces missions ne cachent pas le manque de moyens permanents, l’état des bâtiments de la marine en Polynésie et Nouvelle-Calédonie faisant dire à certains observateurs qu’ils ne sont armés que de leurs seuls drapeaux. Or, nous sommes dans une nasse, du fait de l’immense contrainte budgétaire et des nouvelles menaces terrestres à l’est. L’excellence de nos marins et la dissuasion ne font pas tout. À votre avis, quelle serait la bonne jauge pour notre marine et combien de temps faudra-t-il pour redevenir une puissance navale à la hauteur de notre présence dans le monde ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Je trouve votre jugement un peu sévère sur la puissance navale de la France. Quelle que soit son format, notre marine fait partie des marines les plus opérationnelles au monde et s’est modernisée depuis 2017, avec notamment l’arrivée de programmes que j’avais lancés, comme les sous-marins Suffren, les frégates de défense et d’intervention (FDI), les patrouilleurs outre-mer (POM). Nous sommes en phase de modernisation.
Quand j’étais chef d’état-major de la marine en 2015, je disais que notre format était « juste insuffisant », par référence à la stricte suffisance de la dissuasion. Nous devons prendre en compte la stature maritime de la France. Nos territoires ultramarins nous donnent le statut de « voisins du monde ». Il s’agit là d’une force extraordinaire : quand nous nous déplaçons dans la plupart des pays du monde qui ont un rivage, nous nous déplaçons en voisins.
Le monde change, y compris pour les territoires ultramarins ; nous devons prendre en compte ce changement de paradigme. Avant de parler de format, il faut d’abord consolider et moderniser nos bâtiments, les adapter aux conflits. Il ne sert à rien de multiplier les bâtiments si nous n’avons pas les moyens de les armer, notamment en marins. Si nous devons gonfler le format de la flotte, il faudra probablement produire un effort sur les territoires ultramarins, qui vont devenir des zones de compétition. Il ne s’agit pas d’établir une flotte du Pacifique ou une flotte de l’océan Indien, mais se considérer de manière globale les problématiques de ces territoires et regarder si notre format est toujours adapté.
M. Yannick Chenevard (EPR). Amiral, vous avez rappelé que nous vivons actuellement une contestation de la convention de Montego Bay, qui régit les règles de navigation. Sur le plan naval, nous vivons un certain nombre de ruptures ; la guerre en Ukraine a démontré qu’une nation sans marine avait la capacité de tenir en respect une nation qui dispose d’une marine puissante. Les Houthis, largement soutenus par un certain nombre de leurs alliés, ont ralenti le commerce en mer Rouge. De fait, il est fondamental de tenir les canaux, les détroits, et donc les routes maritimes.
Avec onze millions de kilomètres carrés, la France est partout présente, dont en Indopacifique. Comment percevez-vous le renouvellement des forces navales de nos bâtiments dans cette région ? Pouvons-nous imaginer à terme, lorsque les frégates de surveillance devront être remplacées, un basculement en faveur d’un plus grand nombre de bateaux de gros tonnage dans l’Indopacifique ?
Enfin, vous avez commandé des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Si les Américains devaient se retirer de l’Europe, emportant avec eux leur armement nucléaire, comment envisagez-vous la place de la France et le nombre de SNLE en patrouille à la mer ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Les marines occidentales connaissent aujourd’hui une modification de leur contexte d’intervention. Pendant la période stratégique précédente, les projections de puissance s’effectuaient surtout de la mer vers la terre. Désormais, cette mission demeure, mais elle est également doublée de celle du contrôle de zones, de déblocage de détroits ou d’eaux resserrées, sous menaces aéroterrestres. J’observe à ce titre que la marine s’adapte parfaitement à ce changement de mission, grâce à sa polyvalence. J’ai toujours été persuadé qu’une marine efficace était une marine en mer et non à quai. C’est la raison pour laquelle j’ai quelque peu outrepassé les directives pendant la période de vache maigre, après 2013, en plaçant d’abord la priorité sur l’activité à la mer. Aujourd’hui, nous faisons face avec succès à des menaces différentes, plus importantes, par exemple en mer Rouge.
Ensuite, tout le monde convient que la dissuasion française demeure une garantie de sécurité du continent européen, mais que cette dissuasion n’est pas partagée ; il n’y a pas vingt-sept boutons. Ce sujet est d’abord d’ordre politique. En revanche, je dispose d’une conviction. Jusqu’à présent, l’Europe de la défense a été construite en « bottom-up », c’est‑à‑dire en apposant les briques les unes sur les autres, ce qui nous a d’ailleurs permis de progresser. Désormais, si l’on pense que la fiabilité de l’engagement des Américains au profit des Européens est en jeu, il faut reconstruire l’Europe de la défense par le haut et commencer par discuter des intérêts vitaux et des intérêts stratégiques, à travers une vision stratégique partagée, démarche qui a débuté avec la Boussole stratégique.
M. Christophe Bex (LFI-NFP). Les espaces maritimes ne se limitent plus aujourd’hui à la surface ou aux zones côtières ; ils recouvrent désormais ce que l’on appelle les « nouvelles frontières de l’humanité », en particulier les grands fonds marins. Ces zones longtemps inaccessibles deviennent aujourd’hui des espaces stratégiques, à la fois pour leur richesse en ressources, leur importance écologique, mais aussi pour les enjeux de souveraineté qu’elles soulèvent.
Or la France, puissance maritime, a longtemps souffert d’un déficit capacitaire en la matière. En 2019, faute de moyens adaptés, elle a dû faire appel à une société privée nord-américaine pour localiser une épave à plus de 2 000 mètres de profondeur. Afin de remédier à ce constat, la stratégie de maîtrise des fonds marins (MFM) a été élaborée. Elle vise à doter notre pays d’une capacité souveraine à connaître, surveiller et agir jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. Deux programmes emblématiques ont été lancés dans ce cadre : le programme « capacité hydro-océanographique future » (CHOF), qui prévoit le renouvellement des bâtiments hydrographiques à partir de 2027 et le programme « système de lutte anti-mines marines futur » (SLAMF), qui vise à moderniser en profondeur la guerre des mines.
Dans le contexte actuel de montée des tensions sur le globe et du flou concernant l’articulation de cette stratégie avec les autres composantes de la lutte sous-marine, les programmes SLAMF et CHOF sont-ils assez dimensionnés au regard de l’ambition française ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Je vous remercie de me poser cette question que je n’ai pas pu aborder pendant mon exposé liminaire, faute de temps. D’abord, l’intérêt pour les grands fonds marins est assez récent. Il existait au préalable une activité de bathyscaphes, qui a été ensuite délaissée, à la fois pour des contraintes financières, mais également parce que nous n’avions pas totalement anticipé ce qui allait se passer. Or désormais, les échanges intercontinentaux entre nos pays, notamment occidentaux, transitent par le fond des mers. Lorsque j’étais chef d’état-major de la marine, en 2015, nous avons été alertés par l’intérêt croissant des Russes pour ces câbles intercontinentaux. Désormais, la réflexion a abouti à la stratégie de maîtrise des fonds marins.
De fait, l’importance stratégique des câbles sous-marins est assez récente, mais les enjeux ne se résument pas aux câbles sous-marins numériques, ils portent également sur les infrastructures sous-marines. Il y a là un nouveau champ de conflictualité, que nous avons pris en compte. Je connais bien ce sujet, étant à titre bénévole ambassadeur auprès de l’objectif 10 de France 2030 sur l’exploration des fonds marins et je peux témoigner que nous avons désormais changé de braquet. Par ailleurs, la connaissance des fonds marins ne se limite pas à une connaissance stratégique, elle concerne également l’environnement. De fait, la mer est aussi importante pour l’environnement que les forêts équatoriales.
Mme Isabelle Santiago (SOC). Amiral, votre expérience à la tête de la marine nationale, puis comme chef d’état-major particulier du président de la République, vous place à une position stratégique pour évaluer les nouvelles menaces qui pèsent sur notre souveraineté maritime et sur nos intérêts vitaux en mer.
La France dispose de la deuxième ZEE mondiale après les États-Unis. Pourtant l’ampleur géographique de notre présence maritime contraste avec les tensions en croissance sur nos moyens – surveillance, permanence à la mer, renouvellement de nos capacités. Aujourd’hui, plusieurs zones sont redevenues des espaces hautement stratégiques, dont l’Indopacifique et la mer Baltique, désormais au cœur de cette guerre hybride permanente.
Les attaques ou sabotages présumés sur les câbles sous-marins et les gazoduc Nord Stream ont ainsi révélé la vulnérabilité critique de nos infrastructures en eau profonde. Or, ces câbles, qui acheminent plus de 95 % des communications mondiales sont devenus des cibles stratégiques, de même que les pipelines, les infrastructures énergétiques off-shore et la navigation maritime. Dans ce contexte, la maîtrise de l’information maritime, la souveraineté numérique, la capacité à protéger nos fonds marins deviennent aussi déterminantes que la projection de nos puissances.
Ces menaces imposent évidemment à la France de disposer de moyens de surveillance à la mer. Comment renforcer notre capacité ? Pour ma part, j’avais déposé il y a quelques temps un amendement concernant l’étude d’un deuxième porte-avions. Avons-nous bien calculé nos investissements à venir ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Vous êtes bien placés pour savoir que l’établissement d’une LPM ne tient pas seulement compte des enjeux maritimes ; il s’agit d’un modèle complet, que tous les chefs d’état-major ont veillé à maintenir dans le Livre blanc de 2013. La suite nous semble-t-il donné raison. Ensuite, il s’agit de maintenir un équilibre entre les différents milieux, car au-delà des armées, il faut rajouter le cyber, les fonds marins, l’espace.
S’agissant de la surveillance de nos zones, il faudrait augmenter le nombre de nos frégates. Depuis des années, nous soulignons le besoin de dix-huit frégates, mais leur nombre demeure établi à quinze. De même, l’idée d’un deuxième porte-avions ne doit pas disparaître de nos esprits. Au-delà, il faut également repenser notre manière de surveiller, pour économiser nos moyens, en particulier nos frégates de premier rang. Il s’agit ainsi de droniser de manière plus importante la surveillance des espaces maritimes et singulièrement outre-mer, grâce à des drones moyenne altitude à longue endurance (Male) de surveillance maritime, mais aussi des drones navals ou une surveillance satellitaire. Ce type de surveillance ne permet certes pas d’intervenir, mais déjà de détecter et d’économiser nos moyens.
Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Je souhaite vous interroger sur les forces de souveraineté en mer, et notamment dans l’océan Indien. Les dix-sept Aviso type A69 et les dix patrouilleurs P400 devaient être remplacés à la fin des années 2000 dans le cadre du programme BATSIMAR. Faute de crédits, ce programme a dû être abandonné et reconfiguré. En outre-mer, les missions de souveraineté au sein de la ZEE française s’en trouvent affaiblies. Depuis octobre 2011, la marine nationale ne dispose que d’un patrouilleur dans l’océan Indien, mais encore faut-il souligner qu’il s’agit en réalité d’un palangrier étranger confisqué, qui a été transformé en patrouilleur pour faire face au vide capacitaire. Celui-ci n’est toujours pas résolu puisque le patrouilleur outre-mer Auguste Techer de la classe Félix Éboué n’a toujours pas été livré. En métropole, il ne reste plus que cinq Aviso sur dix-sept en activité et les patrouilleurs hauturiers ayant vocation à les remplacer ne seront livrés qu’à partir de la fin 2026, jusqu’en 2033.
La lutte anti sous-marine le long de nos côtes fait donc face à un trou capacitaire dans le contexte de conflictualité actuelle. Que pensez-vous du renouvellement de notre flotte de patrouilleurs ? Les livraisons envisagées seront-elles suffisantes ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Aujourd’hui, la question des frégates est en passe d’être résolue, nous disposons d’une vision claire, avec la modernisation des frégates de type La Fayette (FLF) et l’arrivée des FDI. En revanche, elle n’est pas tout à fait résolue pour les patrouilleurs, particulièrement pour les patrouilleurs hauturiers métropolitains. Il y a là un trou capacitaire qu’il faudra combler. Dans la configuration actuelle, ce segment est vital, à la fois pour la lutte anticriminalité, mais aussi pour la fonction de lutte anti sous-marine à proximité de nos ports.
S’agissant de la priorisation, je tiens à vous faire part d’un avis personnel, qui n’engage que moi. Je considère que les frégates de surveillance devront être remplacées par un segment un peu plus durci. Les corvettes européennes me semblent à ce titre intéressantes pour faire face à l’augmentation des activités criminelles – le trafic de drogue, mais aussi la pêche illégale et la piraterie – qui deviennent de plus en plus violentes. En outre, puisque les patrouilleurs outre-mer arriveront prochainement, il faudra s’interroger sur la répartition de nos moyens « durcis » sur les zones. Aujourd’hui, la priorité doit être très clairement donnée à l’Indopacifique, où les menaces sont d’une autre nature et où nous avons besoin de montrer nos muscles un peu plus fermement qu’aujourd’hui.
M. Damien Girard (EcoS). Je souhaite vous interroger particulièrement sur les conséquences capacitaires pour la France de la maritimisation du monde. Deuxième zone économique exclusive mondiale, la France doit protéger ses côtes, assurer des missions de protection des flux commerciaux en mer Rouge. Notre marine doit jouer un rôle sur de nombreux théâtres, en Méditerranée, dans l’Atlantique, l’océan Indien, en mer de Chine, dans l’Arctique et en mer Baltique. Le conflit en Ukraine, les tensions persistantes en mer de Chine et les menaces sur les routes maritimes stratégiques démontrent chaque jour que la mer redevient un espace de rivalité et de confrontation.
En tant que lorientais et membre de la commission défense, je constate que les moyens de notre marine nationale en matière de drones, de stocks, de munitions et de navires de premier rang sont plus que modérés pour faire face à ses multiples besoins. Alors que la pression opérationnelle augmente et que les tensions internationales s’aggravent, et alors que se pose la question d’un réexamen de la loi de programmation militaire (LPM), quels choix stratégiques doivent être explorés pour répondre à ces besoins croissants dans un cadre budgétaire malgré tout contraint ? Faut-il prioriser certaines zones, mutualiser davantage avec nos partenaires européens, renforcer certaines capacités clés comme les drones ou les patrouilleurs, ou encore revoir l’ambition capacitaire globale de notre marine ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. J’ai déjà répondu pour partie à cette question. Il convient certes de questionner le format de la marine, mais dans le cadre d’un modèle complet, en prenant en compte l’ensemble des champs de conflictualité et des milieux.
De nombreuses solutions sont envisageables pour faire face aux besoins croissants que vous avez évoqués. Le drone en est une, car il représente un multiplicateur de force extraordinaire. Je réitère ainsi l’intérêt des drones aériens et navals pour la surveillance des zones. Mais comme je l’ai indiqué lors de mon exposé liminaire, les enjeux sont tellement considérables que nous ne pourrons pas y faire face seuls. Nous devons disposer de partenariats stratégiques, augmenter notre capacité européenne. Encore une fois, nous avons beaucoup progressé en la matière dans le domaine naval, depuis l’opération Atalante jusqu’à Aspides aujourd’hui, y compris dans la haute intensité.
En résumé, il faut envisager autrement les problèmes de surveillance des zones et accroître nos partenariats stratégiques.
M. Christophe Blanchet (Dem). Je souhaite revenir sur deux ruptures que vous avez évoquées : la rupture stratégique et la rupture économique, qui porteront demain la compétition entre les États-Unis et la Chine. Ces deux pays sont engagés dans une course énergétique, chacun avec leurs singularités respectives. Les États-Unis sont complètement indépendants en énergies fossiles, notamment en gaz et pétrole, quand la Chine a besoin d’en importer. Cette supériorité énergétique voulue par l’administration Trump s’est notamment traduite par la création du cabinet de la domination énergétique mondiale par les États-Unis, qui en retour accélérera la volonté de la Chine d’établir son autonomie dans ce domaine.
Depuis sept ans, nous alertons sur le potentiel des îles Éparses, qui recèlent 1 000 milliards de dollars de gaz et de pétrole. Compte tenu de ce potentiel, avons‑nous conscience que la Chine pourrait convoiter ces richesses ? Qu’en pensez-vous ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Vous avez entièrement raison de rappeler l’indépendance énergétique des États-Unis, qui contribue à changer leur vision du monde, et en particulier leur vision d’un détroit comme Ormuz. Si mes souvenirs sont exacts, le Texas doit être le cinquième producteur mondial de pétrole et la Pennsylvanie doit fournir, grâce à la fracturation hydraulique, autant de gaz que le Qatar.
Les États-Unis sont donc richement dotés et autonomes pour les énergies fossiles, mais il en va autrement pour les terres rares ; où la situation est inversée vis-à-vis de la Chine, laquelle dispose ici d’un monopole important. Dans ce domaine, les États-Unis ne sont pas assez dotés, ce qui explique d’ailleurs nombre des déclarations du président américain. Face à la compétition économique et technologique qui s’annonce entre ces deux pays, l’Europe ne doit pas être démunie : celui qui remportera la bataille technologique gagnera la bataille des normes et des standards.
Cette bataille économique fera rage et nous voyons bien que parmi les politiques maritimes intrusives que j’évoquais tout à l’heure, certaines portent sur les richesses maritimes potentielles ou réelles. La Chine a compris que pour pouvoir s’affirmer comme une puissance mondiale, il lui fallait être une thalassocratie. Lorsque j’étais au chef d’état-major de la marine, le Livre blanc chinois de 2015 était très explicite, indiquant que la mentalité traditionnelle selon laquelle la terre prime sur la mer devait être définitivement abandonnée.
L’Académie de marine travaille beaucoup sur ces aspects. Nous considérons que, singulièrement dans nos outre-mer, nos zones maritimes courent le risque d’être convoitées et par conséquent, de provoquer des frictions.
M. le président Jean-Michel Jacques. Votre développement sur la thalassocratie me fait penser à la Méditerranées, à la Grèce, mais aussi à son voisin turc.
Amiral (2S) Bernard Rogel. La guerre du Péloponnèse et le piège de Thucydide demeurent des références incontournables.
M. Édouard Bénard (GDR). Amiral, vous avez évoqué les câbles sous-marins, notamment sous l’angle des investissements à venir. Leurs sabotages se multiplient depuis le début de la guerre en Ukraine, faisant peser de nombreuses craintes pour nos données, nos ordres militaires ou encore nos transactions bancaires. Elles se manifestent par des coupures suspectes au large de la Norvège, des sabotages en mer Baltique. Les regards se tournent presque systématiquement vers la Russie et sa flotte fantôme, qui a fait des fonds marins son nouveau lieu de prédilection pour mener à bien sa guerre hybride. Pire encore, rien ne dit que cette guerre silencieuse ne vienne pas impacter nos territoires ultramarins, parfois connectés à l’aide d’un seul câble.
Ainsi, une seule rupture peut couper un territoire du reste du monde, bloquer un hôpital, priver une opération militaire de son commandement. Nous avons pu le constater en Ukraine : sans communication fiable, les batailles sur le terrain deviennent difficilement gérables. Faute de réseau autonome, l’armée ukrainienne a dû dépendre de Starlink, c’est‑à‑dire un acteur privé américain sous influence politique et stratégique étrangère.
Il est inconcevable de réduire la France et l’Europe à une telle dépendance en temps de crise. Il est prioritaire d’adopter une doctrine claire en la matière, une coordination européenne ambitieuse et assumée et de cartographier les zones les plus critiques. En effet, la menace est globale, insidieuse et souvent non revendiquée. Chaque câble non protégé place un pan entier de notre souveraineté numérique et militaire sous la menace de raids hostiles. Quels moyens la France peut-elle concrètement déployer pour sécuriser ces lignes vitales ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Le sujet des câbles sous-marins est effectivement un objet de questionnements depuis quelques années ; mais il convient de se rappeler que lors de chaque conflit mondial, les câbles sous-marins ont été les premiers à avoir été sectionnés. À l’époque, cela était moins problématique, dans la mesure où l’essentiel du trafic concernait les transmissions radio ; les câbles servaient à la télégraphie. Mais aujourd’hui, tout passe par les câbles sous-marins. Dès lors, toute coupure pourrait être dommageable, même si ces câbles sont nombreux. Néanmoins, dans le cadre d’une stratégie hybride, les actions n’ont pas objectif d’être destructrices, mais déstabilisatrices. Si des câbles sous-marins sont sectionnés, cela peut créer des troubles et des dysfonctionnements sur des réseaux déjà sursaturés.
Quelles sont les solutions ? L’une d’entre elles a été développée par notre pays et notre marine, dans le cadre d’une stratégie de maîtrise des fonds marins, et consiste à augmenter nos moyens, pour savoir ce qui s’y passe. Il s’agit d’abord de surveiller les bâtiments adverses suspects, à l’instar du Yantar russe, tous les bateaux et sous-marins qui seraient capables d’intervenir. De fait, toutes les grandes puissances disposent aujourd’hui d’un volet attaché à la lutte dans les fonds marins (seabed warfare).
Ensuite, en cas de coupure, il faut s’assurer d’être en mesure de réparer. En l’espèce, la France dispose d’entreprises très capables dans ce domaine, comme Alcatel ou Orange, sur lesquelles l’État veille attentivement. Enfin, puisque les câbles sont sensibles et que les données ne cessent de transiter entre différents continents, il serait temps d’établir des clouds en Europe, afin d’éviter de longs transits. La flotte de câbliers français est une « pépite », il faut la protéger.
M. Matthieu Bloch (UDR). Je souhaite évoquer le porte-avions nouvelle génération, dont le coût est de 10 milliards d’euros. Ma question porte sur l’immense défi que représente la défense d’un tel bâtiment face aux missiles hypersoniques de nouvelle génération dont sont dotés nos adversaires comme la Russie ou la Chine. Les missiles Aster 15 et Aster 30 prévus pour équiper le bâtiment sont efficaces contre des missiles de croisière, mais le sont très peu malheureusement contre des missiles hypersoniques. De leur côté, les canons de quarante millimètres qui seront embarqués disposent d’un rayon d’action limité à environ quatre kilomètres. Des mesures de leurres avancées sont en développement et la solution semblerait porter sur la mise en place d’une bulle de protection multicouches, qui comprendrait le propre armement du porte-avions, l’escorte permanente par des frégates de défense aérienne et une veille aérienne renforcée. Thales et MBDA travaillent activement, en coordination avec l’Otan, sur le développement d’un bouclier anti-hypersonique avec des contre-mesures actives (missiles, brouillages, lasers) après une détection très longue portée.
Le porte-avions est un instrument politique et un instrument de projection important. Il trouve un intérêt majeur dans le cadre d’un conflit asymétrique. Mais la question se pose sur sa résilience dans un conflit de haute intensité face à une grande puissance qui serait dotée des dernières technologies hypersoniques. Alors que l’armée de l’air a très récemment démontré sa capacité de projection en un temps record à l’autre bout du monde, quel est désormais le ratio coût-efficacité-vulnérabilité de la construction de porte-avions pour un pays comme la France ? Si ce ratio demeure positif, il est possible d’envisager la construction éventuelle d’un deuxième porte-avions, pour éviter une rupture capacitaire lors des phases de maintenance du premier.
Amiral (2S) Bernard Rogel. Comme je le souligne souvent, un porte-avions mouvant – un porte-avions parcours une distance de 1 000 kilomètres par jour – est toujours moins sensible à une attaque, quelle qu’elle soit, qu’une base qui ne bouge pas.
Ensuite, on ne parle pas de porte-avions en soi, mais de groupe aéronaval ; aucune infrastructure n’est aussi bien protégée qu’un porte-avions, par des frégates de défense ASM et des frégates de défense anti-aériennes. Dès lors, la pseudo vulnérabilité du porte-avions doit être relativisée. Il est cependant exact que de nouvelles armes se développent, comme les missiles hypersoniques, même si leur efficacité doit encore être démontrée. La France et sa base industrielle y travaillent.
Par ailleurs, il est toujours possible de se projeter partout, sauf quand les frontières terrestres et aériennes sont fermées. En péninsule arabo-persique, de nombreux pays agiront de la sorte, voulant éviter de se retrouver au milieu d’un conflit entre Israël et l’Iran. Aujourd’hui, les moyens dont les Américains disposent pour lutter contre les Houthis résident bien dans leur deux porte-avions présents sur place. De fait, le porte-avions offre cette capacité de nous projeter n’importe où, y compris dans nos propres zones maritimes. Rappelons-nous de la guerre des Malouines ; nous serons peut-être contraints un jour de développer de la projection de puissance pour aller défendre nos zones d’intérêt.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, lors de la période stratégique précédente, les projections de puissance s’effectuaient surtout de la mer vers la terre. Aujourd’hui et demain, il s’agira sans doute plutôt du contrôle de zones, y compris un contrôle actif, en se battant. Le conflit de haute intensité à la mer constitue ainsi une hypothèse assez plausible, compte tenu également des puissances navales émergentes.
En conclusion, gardons-nous bien de jugements hâtifs. La force d’un groupe aéronaval repose à la fois sur ses chasseurs, mais aussi sa capacité de renseignement.
M. le président Jean-Michel Jacques. La France sans porte-avions ne serait plus la France.
Amiral (2S) Bernard Rogel. Dans ce cas, la France serait réduite alors à escorter les porte-avions italiens ou turcs. Si c’était cela l’ambition maritime de la France, nous pourrions légitimement nous poser quelques questions.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de six questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.
Mme Anna Pic (SOC). L’Arctique s’impose de plus en plus comme un théâtre majeur des relations internationales. Le réchauffement climatique accéléré, la fonte dramatique de la banquise et des glaces terrestres ont progressivement ouvert la perspective de nouvelles routes maritimes qui réduiraient considérablement les distances actuelles, accentuent l’accès à des ressources jusque-là inatteignables ou fait apparaître la possibilité de nouvelles infrastructures sous-marines.
Ainsi, l’intérêt accru des grandes puissances pour cette région se traduit par une remilitarisation progressive de l’Arctique, accélérée depuis l’annexion de la Crimée en 2014. L’intérêt croissant pour la région est visible. En parallèle, malheureusement, la coopération se délite dans la région. Depuis l’invasion russe en Ukraine, les mécanismes de coopération arctique, incluant Moscou, ont été interrompus.
Dans le contexte de remise en cause des traités internationaux, quels sont les enjeux et risques majeurs pour la sécurisation de l’espace arctique, alors que sur les huit États arctiques, la Russie est écartée de la coopération et que les États-Unis menacent d’annexion le Canada et le Groenland ? Quel rôle peut jouer la France dans la sécurisation de ces nouvelles routes maritimes ?
M. Julien Limongi (RN). Le ministre des armées a récemment confirmé ce fameux objectif stratégique de doter la marine nationale de dix-huit frégates de premier rang, un format que le Rassemblement National défend de longue date. Nous nous réjouissons donc de voir que le ministre Sébastien Lecornu se rallie enfin à notre position, essentielle à la préservation de notre souveraineté maritime. Cela dit, un décalage préoccupant subsiste entre cet objectif et le calendrier actuel : la cinquième et dernière frégate de défense et d’intervention ne sera livrée qu’en 2032. Cette échéance paraît difficilement conciliable avec l’urgence croissante de défendre efficacement notre ZEE régulièrement contestée, notamment dans l’Indopacifique.
Comment la marine nationale parvient-elle, dans l’état actuel de ses moyens, à assurer ses missions opérationnelles avec une flotte de premier rang encore inférieure au format cible ? Dans l’attente de l’atteinte des dix-huit unités, quels ajustements doctrinaux et moyens transitoires sont aujourd’hui envisagées ou déjà mis en œuvre pour pallier ce sous-dimensionnement ? Jusqu’à quand ce modèle peut-il tenir sans affaiblir notre souveraineté maritime ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. L’Arctique devient depuis un certain temps une zone d’intérêt, rendue plus accessible par le dérèglement climatique, même si les routes ne sont pas encore tout à fait ouvertes, ni tout le temps. Par conséquent, la véritable « bataille » ne s’y déroule pas encore.
Les enjeux seront de plusieurs natures. Ils seront d’abord de nature stratégique, raison pour laquelle la Chine s’y intéresse de plus en plus. Elle a développé un concept de « route de la soie arctique » et est très présente diplomatiquement sur ce segment. Les enjeux sont également de nature économique, puisque des terres ou des gisements sous-marins pourraient être exploités. Les États-Unis, dont la présence géographique n’est pas celle du Canada ou de la Russie, et dont la proximité se traduit essentiellement par l’Alaska, témoignent également de leur intérêt. Les défis sont par ailleurs d’ordre environnemental : ce n’est pas parce que la fonte des glaces offre un accès à des zones sous-marines qu’il faut faire n’importe quoi. Malheureusement, quelques puissances font preuve de quelques signes inquiétants sue ce sujet.
La France a un statut d’observateur au Conseil de l’Arctique et la marine se déploie d’ailleurs dans la zone, en particulier à travers nos bâtiments de soutien Rhône et Garonne. Nous devons continuer à agir de la sorte, pour observer ce qui s’y passe et rappeler tout le monde à la raison, afin que ce théâtre ne devienne pas une nouvelle zone de de conflictualité.
Ensuite, le débat sur le format de notre flotte existe depuis longtemps. En tant que chef d’état-major de la marine, j’avais lancé le programme de FDI, pour arriver à ce format de quinze frégates de premier rang. Dans ce domaine, nous faisons les frais de la période d’assoupissement stratégique et de moindre priorité accordée à la défense, que nous avons connue de 1995 à 2015. Comme on le dit fréquemment dans la marine, il faut « faire avec » ; nous faisons donc avec. À ce titre, le taux de disponibilité de nos bateaux est exceptionnel : aucune autre marine au monde ne tient un taux de disponibilité de 80 % de ses frégates, grâce à un travail engagé depuis très longtemps. Ayant moins de bateaux, la marine se doit en effet de les rendre plus disponibles.
Malgré tout, j’imagine que le chef d’état-major de la marine agit aujourd’hui comme je le faisais auparavant, en priorisant les missions, sous l’autorité du chef d’état-major des armées.
Mme Sophie Errante (NI). Amiral, vous avez évoqué votre attachement à partager vos connaissances avec les jeunes. Comment réagissent-ils à vos interventions comment percevez-vous leur niveau d’intérêt lors de vos échanges avec eux ?
Ensuite, il existe aujourd’hui des options géopolitiques au baccalauréat. À quel moment faut-il acculturer nos jeunes à la nouvelle donne géopolitique et les aider à lutter contre la déstabilisation informationnelle ? Comment les projeter sur les métiers d’avenir, y compris dans l’industrie de la défense et dans l’armée ?
M. Thomas Gassilloud (EPR). Amiral, je suis heureux de vous retrouver, à la commission de la défense. Je m’adresse aujourd’hui à l’enfant de Brest, qui a grandi dans une ville en reconstruction, dans un quartier modeste, et dans des conditions familiales difficiles. Je souhaite mettre en lumière votre parcours exemplaire, convaincu que l’escalier social demeure une condition essentielle à la cohésion de notre nation.
Je me souviens également du chef d’état-major particulier du président de la République, qui avait toujours sur sa table le livre d’Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Je souhaite précisément vous interroger à ce sujet : amiral, qu’est-ce qu’une nation ? Trente ans après la professionnalisation des armées, quelles évolutions estimez-vous nécessaires pour une meilleure « hybridation » de nos armées avec la nation ?
Amiral (2S) Bernard Rogel. Ces deux questions sont au cœur de l’un de mes engagements bénévoles. En effet, je me suis placé à la disposition des professeurs de lycée dans les filières histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP). Ainsi, à leur demande, je me rends dans les établissements pour échanger avec les élèves ; soit une quinzaine d’interventions depuis trois ans, notamment en Bretagne, mais je suis également allé à Douai ou au lycée français de Barcelone. Je tiens à rendre hommage à ces professeurs d’une extrême qualité, qui sont particulièrement investis, engagés, dynamiques, et qui enseignent parfaitement.
Ils ont besoin de témoignages pour conforter auprès de leurs élèves le contenu de leur enseignement. Les élèves que je rencontre font preuve à mes yeux d’une extraordinaire maturité. Je me suis rendu il y a peu à Douai, y ai rencontré des élèves dont un grand nombre issus de la diversité, qui m’ont fait très forte impression. Leur maturité est très notable, et simultanément, ce sont des « éponges » d’inquiétude ; ces inquiétudes relayées en vrac par les réseaux sociaux, les chaînes d’information continue. Ils ont besoin que nous les aidions à structurer leur pensée et que nous leur montrions les réponses que notre pays apporte aux enjeux contemporains.
Certains considèrent que la France n’est pas prête à faire face à ce nouveau monde, mais c’est exactement l’inverse. Nous figurons parmi les pays les plus avancés dans la compréhension de ces nouveaux enjeux stratégiques. Mon engagement consiste à leur faire comprendre le monde et à les mettre en garde contre la désinformation. À ce sujet, je suis atterré lorsque j’observe tous les mensonges, toutes les manipulations orchestrées qui transitent sur les réseaux sociaux.
Encore une fois, je rends hommage à leurs professeurs ; ces élèves font preuve d’une extrême maturité. Simplement, ils ont besoin d’un cadre de réflexion. Je ne cesse d’encourager mes collègues académiciens et des officiers généraux en deuxième section de mener la même démarche. Nos professeurs et les jeunes ont besoin de nous, au titre de la compréhension du monde. Il est important que nous leur fournissions ce cadre.
Monsieur Gassilloud, je vous remercie d’évoquer Ernest Renan et son livre, tiré de sa célèbre conférence, Qu’est-ce qu’une nation ?, qui figurait effectivement sur mon bureau. Comme vous l’avez indiqué j’ai été élevé dans un milieu modeste, j’ai bénéficié de l’escalier social qu’offre nos armées. Je serai reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours à la marine et à l’État français de m’avoir autorisé à l’emprunter. Il ne faut pas le perdre et la marine y est très attachée. Je pense que le chef d’état-major de la marine vous a ainsi parlé d’une institution qui nous est chère, l’école des mousses, qui permet à des élèves ayant quitté le système scolaire en troisième de devenir ingénieur, même amiral.
Nous devons veiller au maintien de ce modèle et je pense même qu’il faudrait le développer partout. Si je devais fournir un conseil à l’État, je suggèrerais de multiplier les écoles de mousses dans tous les ministères, pas uniquement dans les ministères régaliens. Quand les jeunes qui se sont perdus en route disposent d’un cadre, ils peuvent accomplir des carrières extraordinaires.
Ensuite, qu’est-ce qu’une nation ? Faire nation consiste à s’appuyer sur le passé pour réfléchir ensemble à notre avenir. Il ne faut pas être trop pessimiste ; lorsque notre pays a été confronté à des coups durs, comme les attentats, il a été capable de se rassembler. Mais nombre de nos concitoyens mettent en avant leurs droits à l’égard de l’État, sans considérer leurs devoirs vis-à-vis de la nation, lesquels sont au cœur de l’engagement des militaires. Ces devoirs constituent l’un de nos biens les plus précieux, qu’il importe de redynamiser.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Amiral, vous avez évoqué la guerre des Malouines, qui a été une opération amphibie de grand style. Je souhaite connaître votre regard à la fois sur nos capacités amphibies de projection de force et de franchissements de milieu, mais aussi sur l’évaluation du risque que nous soyons contraints à les mettre en œuvre. Pour ma part, je crains toujours des opérations d’approche indirecte sur tel ou tel de nos territoires, notamment outre-mer, avec par exemple une prise de gage sur quelques îlots polynésiens. Si tel était le cas, cela signifierait bien qu’il faudrait les récupérer de vive force.
M. Christophe Blanchet (Dem). Amiral, dans votre propos liminaire, vous avez évoqué la fragilisation des traités bilatéraux. Pourriez-vous revenir sur ces aspects ?
Ensuite, vous avez rappelé la nécessité de lutter contre les contre-vérités, à juste titre. Nous avons d’ailleurs été témoins de l’une d’entre elle, à l’occasion de l’intervention de l’un de nos collègues du Rassemblement National. Je rappelle à toutes fins utiles que la politique menée depuis 2017 sur le réarmement des armées et la police stratégique est bien issue des textes que nous avions votés et qu’ils avaient censurés, à l’époque.
Amiral (2S) Bernard Rogel. Nous avons la chance d’avoir conservé trois bâtiments amphibies majeurs que sont les bâtiments de projection et de commandement, aujourd’hui appelés porte-hélicoptères amphibies (PHA). Dans certains scénarios, nous devons être capables de projeter la puissance loin, et de manière autonome, sans pouvoir compter sur un appui terrestre ou aérien de quiconque.
Par le passé, nous avions dimensionné notre dispositif outre-mer de manière relativement modeste car nous devions d’abord y répondre à des affaires de sécurité. Nous sommes sortis de l’époque de la « mondialisation heureuse » pour entrer dans une période de contestation des espaces maritimes, une période de « frottements » entre puissances navales. À ce titre, nous devons conserver cette capacité de projection autour d’un groupe aéronaval
– voire peut-être deux, demain ou après-demain – et de nos bâtiments amphibies. Je rappelle d’ailleurs que ces bâtiments amphibies ont été dimensionnés pour une opération majeure, qui d’ailleurs a eu lieu au Liban en 2006, où nous avons évacué près de 11 000 Français et Européens. Nous demeurons l’un des rares pays au monde à avoir conservé cette capacité, qui devrait être protégée. Si nous devions nous projeter très loin, elle devrait être accompagnée d’un groupe aéronaval. Je souligne par ailleurs que les sous-marins nucléaires d’attaque constituent avec le porte-avions des éléments majeurs, dont ne disposent pas nos voisins européens.
Ensuite, les traités sont effectivement fragilisés, notamment les traités de désarmement bilatéraux, comme le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) ; le Traité New START, qui limitait à 1 500 le nombre de têtes nucléaires déployées ; le Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICE), que les États-Unis n’ont jamais ratifié et que les Russes viennent de suspendre ; le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE) ; la Convention d’Oslo sur l’interdiction des mines antipersonnel.
Je ne parle pas non plus du mémorandum de Budapest de 1994, qui a été bafoué à la fois par les Russes et presque désormais par les Américains. Je rappelle que ce mémorandum prévoyait le retour des armes nucléaires soviétiques présentes au Kazakhstan, en Biélorussie et en Ukraine – qui possédait alors près de 1 000 têtes soviétiques sur son territoire. En contrepartie, la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis s’étaient engagés à protéger leur intégrité territoriale.
Cette fragilisation des traités s’explique de plusieurs manières. Elle s’explique d’abord par le retour des politiques de stratégie de puissance – et les États-Unis sont loin de donner l’exemple, aujourd’hui. Certains considèrent ainsi que droit international, l’ONU et les traités n’engagent que les autres. Ensuite, cette fragilisation des traités, singulièrement entre la Russie et les États-Unis, est liée à l’irruption de la Chine sur l’échiquier des puissances, qui n’a pas signé les traités FNI ou START, sort de la stricte suffisance et augmente son arsenal nucléaire. En conséquence, ni la Russie, ni les États-Unis ne veulent plus se limiter.
C’est la raison pour laquelle le président de la République avait appelé, lors de son discours du 7 février 2020 devant l’École de guerre, à multilatéraliser les traités de désarmement nucléaire. Nous ne devons pas infléchir notre démarche, mais continuer à prôner le droit international, car en l’absence de droit international, la spirale de conflictualité nous entraînera je ne sais où. Il nous faut poursuivre la défense de ce droit international qui, de temps en temps, nous réserve aussi de bonnes surprises. Le traité BBNJ sur la biodiversité en haute mer a ainsi fourni l’occasion de rétablir un peu de multilatéralisme.
Quoi qu’il en soit, il convient de prendre garde à ces traités qui sont en train de se déliter. Les Européens doivent entraîner dans leur sillage de nombreux pays – qui ne veulent pas être soumis à des politiques de la force – tout en ne faisant pas preuve de naïveté, en nous préparant simultanément au pire.
M. le président Jean-Michel Jacques. Amiral, je remercie pour votre présence. Vous avez pu observer la qualité des questions des membres de la commission, que je suis plus que jamais fier de présider. À tous ceux qui souhaitent mieux connaître votre parcours, je leur recommande votre dernier livre, Un marin à l’Élysée.
Amiral (2S) Bernard Rogel. Je vous remercie et vous souhaite bon courage, mesdames et messieurs les députés, pour l’accomplissement de la tâche importante qui est la vôtre.
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La séance est levée à dix heures quarante-six.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Matthieu Bloch, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Sophie Errante, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Michèle Martinez, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Sébastien Saint-Pasteur, Mme Isabelle Santiago, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Corinne Vignon
Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Cyrielle Chatelain, M. Emmanuel Fernandes, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Pascal Jenft, Mme Murielle Lepvraud, Mme Alexandra Martin, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Arnaud Saint-Martin, M. Boris Vallaud