Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées sur « Bilan et perspectives d’adaptation du format des armées au regard de l’évolution de l’état de la menace » 2
Mercredi
25 juin 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 78
session ordinaire de 2024‑2025
Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à onze heures huit.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mon général, votre venue ce matin s’inscrit dans le cadre du cycle d’audition des grands subordonnés du ministre, afin de faire le point à mi-année sur la programmation militaire. À ma demande, vous interviendrez en fin d’audition et à huis clos pour un point de situation sur la crise iranienne suite aux récentes frappes américaines. Avant même ces derniers événements au Moyen-Orient, l’évolution du contexte géostratégique a justifié le souhait du président de la République d’anticiper l’actualisation de la revue nationale stratégique 2022, travail conduit par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), auquel l’état-major a beaucoup contribué et auquel notre commission a également été associée.
L’extension des champs de conflictualité et l’imbrication des crises sont de nature à faire évoluer, au moins en partie, les choix sur lesquels a été bâtie la dernière loi de programmation militaire (LPM). Lors de sa dernière audition, le ministre a insisté sur l’ampleur des ruptures que nous vivons et a estimé que « pour la première fois se pose la question d’une évolution potentielle du format de nos armées ». Pour ma part, j’estime que la nouvelle donnée stratégique nous impose de revoir à la hausse nos efforts de défense, en veillant à la cohérence de notre modèle d’armée.
Je pense en premier lieu aux besoins d’acquisition, par exemple de frégates, de Rafale supplémentaires ou encore à l’effort renforcé dans les domaines majeurs, comme les munitions, la dronisation dans tous les milieux, à terre, en mer, dans l’air ou dans l’espace, la guerre électronique, la défense sol-air, les missiles de longue portée, la très haute altitude, le spatial, l’intelligence artificielle ou le quantique. Je pense également aux besoins d’adaptation en termes humains, mais aussi en termes d’organisation et de méthodes de fonctionnement au sein de nos armées. Enfin, je pense à la préparation opérationnelle, un enjeu majeur qui a fait l’objet d’un effort particulier dès la première année de la mise en œuvre de la LPM 2024‑2030.
Mon général, je souhaite évoquer deux points en particulier avec vous. D’abord, aujourd’hui, quels sont les ajustements que vous jugez nécessaires pour nos armées ? Ensuite, vous êtes co-responsable avec le délégué général pour l’armement que nous venons de recevoir, du programme 146, « Équipement des forces ». Dans son dernier rapport, la Cour des comptes a pointé l’enjeu de soutenabilité budgétaire de la loi de programmation militaire. Cet enjeu vous a-t-il contraint à revoir la programmation capacitaire en reportant ou en annulant certains programmes ou projets ?
M. le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées. Lors de ma dernière audition devant votre commission, j’avais eu l’opportunité de vous parler du projet de loi de finances (PLF) pour 2025, en évoquant plus particulièrement la LPM et notamment les données qui avaient guidé sa construction. Peu de temps avant, j’étais également venu vous voir pour partager mon appréciation de la situation sur l’évolution de l’environnement stratégique et évoquer les opérations.
Aujourd’hui, nous parlerons de l’adaptation des armées au regard de l’évolution de l’état de la menace. Je répondrai à votre question en me concentrant tout d’abord sur les menaces et leur prise en compte, avant d’aborder l’adaptation des armées pour y faire face le mieux possible, dans l’espace et dans le temps.
L’environnement stratégique est en pleine recomposition, les crises se multiplient tous les jours, elles se superposent, dans une forme d’accélération. Nous faisons donc face à un vrai changement de référentiel. Je ne vois pas de stabilisation à court terme aux crises que nous vivons, et je pense même qu’il existe une forme d’effet « cliquet » : il serait illusoire de croire que ces crises se résoudront et que nous allons revenir dans le monde que nous connaissions avant. Il faut vraiment regarder le monde tel qu’il est et se préparer à le gérer demain le mieux possible. Pour autant, les marqueurs qui avaient été identifiés et dont je vous avais probablement déjà parlé, s’avèrent toujours aussi pertinents, voire renforcés.
Le premier marqueur concerne la dynamique de la force. Aujourd’hui, l’outil principal des relations internationales est l’emploi de la force. Nombreux sont les compétiteurs qui considèrent que désormais, l’emploi désinhibé de la force, est le moyen le plus rapide et le plus sûr d’obtenir des résultats. Je constate même l’existence d’une forme de recherche de la létalité par certains acteurs, dans le but d’affirmer leur détermination. Cela concerne évidemment l’attaque de l’Ukraine par la Russie, mais également les conflits au Proche et Moyen-Orient, la guerre dans la région des Grands Lacs, ou l’affrontement dans les airs entre l’Inde et le Pakistan.
Le deuxième marqueur a trait à la récusation du modèle occidental. Si le président V. Poutine est le porte-étendard de cette manœuvre, cette dernière est reprise par de nombreux pays – que Thomas Gomart dénomme le « sud transactionnel » – qui se retrouvent dans cette critique du monde occidental et la volonté de mettre en place un ordre alternatif.
Je constate également une forme de fragilisation interne de l’Occident, qui peine à se mobiliser et à travailler conjointement du fait d’une forme de compétition intérieure de plus en plus débridée, qui nuit bien évidemment à la solidarité et à la cohésion du monde occidental. Néanmoins, nous constatons que la compétition est aujourd’hui le mode de fonctionnement normal du monde, une compétition sécuritaire, mais bien souvent économique, politique, diplomatique, culturelle, sportive ; en réalité, dans tous les champs de l’activité humaine.
Le troisième marqueur concerne la puissance de l’information, qui a une valeur de plus en plus stratégique et qui est utilisée aussi bien pour porter ses messages que pour contrer les messages adverses et déstabiliser ses adversaires. Nos adversaires, nos compétiteurs, utilisent la puissance de l’information et la guerre dans le champ des perceptions de manière extrêmement offensive, avec des stratégies de long terme qui visent en particulier à saper notre cohésion nationale. Pour autant, nous avançons dans ce domaine, en particulier sur les cyberattaques, ce qui se manifeste par le choix d’attribuer les attaques dans le champ informationnel, par exemple de la part de la Russie, avec APT 28. De même, le conflit entre l’Inde et le Pakistan s’est en réalité accompagné d’une guerre extrêmement forte dans le champ informationnel, qui a visé plus ou moins directement la France, avec en particulier la volonté de mettre en défaut le Rafale, et donc l’armement français.
Le quatrième marqueur concerne le changement climatique, qui peut paraître d’un ordre un peu différent des trois précédents. Pour autant, il est extrêmement important, touche déjà de nombreux pays, mais également la France ; à l’instar du cyclone Chido. Nombreux sont nos partenaires stratégiques pour lesquels l’impact du changement climatique constitue leur première préoccupation.
L’exercice Croix du Sud, qui s’est déroulé dans la zone Pacifique, a été organisé par les forces armées en Nouvelle-Calédonie, en compagnie d’une vingtaine de pays. Au cœur de l’exercice figurait la mise en place d’un dispositif pour apporter un appui à un certain nombre de pays qui avaient été touchés par des catastrophes climatiques. De fait, ces phénomènes se reproduiront. Nous devons donc les anticiper et mieux les prendre en compte.
En plus de ces marqueurs, il faut souligner quelques tendances. Tout d’abord, pour l’Europe et la France, la première problématique à prendre en compte a trait à la menace durable posée par la Russie. C’est en Ukraine que se joue la sécurité de l’Europe, en tout cas la constitution de notre architecture de sécurité pour le continent européen pour les décennies à venir. Constatons qu’une victoire russe équivaudrait à un échec occidental, mais aussi et surtout à un échec européen : la sécurité du continent européen serait fragilisée.
Mon évaluation est la suivante : si l’on regarde objectivement la situation, à la date d’aujourd’hui, la Russie est en train de subir une défaite stratégique. L’attaque de la Russie est en réalité une forme de désastre militaire, qui se matérialise par des centaines de milliers d’hommes perdus, morts ou blessés. Bien évidemment, quand elle a attaqué le 24 février 2022, elle pensait l’emporter en quelque mois, objectif qu’elle n’a pas atteint.
Simultanément, la Suède et la Finlande ont basculé d’une position de neutralité à une adhésion à l’Otan, ce qui était une ligne rouge absolue pour la Russie et pour l’URSS depuis 1945. Or elle se retrouve aujourd’hui dans une situation géographique très compliquée. Finalement, la guerre en Ukraine a neutralisé la mer Noire, et la zone Baltique, qui était difficile à gérer par l’Otan, puisque la Suède et la Finlande étaient neutres, est devenue aujourd’hui une sorte de lac otanien. En cas de confrontation, pas un seul bateau russe n’arriverait à traverser la Baltique. Or entre 50 % et 60 % des approvisionnements économiques de la Russie passent par Saint-Pétersbourg. Par ailleurs, vous pouvez constater la situation de vassalisation de la Russie vis-à-vis de la Chine et d’un certain nombre de pays, qui la place d’ailleurs en difficulté lorsqu’il s’agit d’appuyer ses partenaires stratégiques, comme nous l’avons vu en Syrie ou en Iran. Méfions-nous néanmoins, la Russie a toujours quelques ressorts et quelques tours à jouer.
Le dernier point sur lequel la Russie consomme sa défaite stratégique est le suivant : quand la guerre en Ukraine se terminera – car la guerre se terminera un jour – et que la Russie démobilisera, la société russe se retrouvera confrontée à de graves problèmes. Cette guerre aura rappelé à tous les Russes le faible prix que représente la vie humaine en Russie, pays qui paye ses soldats entre 3 000 et 4 000 euros pour aller combattre sur le front mais vient seulement de relever à 1 000 euros le salaire des médecins. Mais ici encore, soyons clairs et lucides : si nous laissons la guerre se poursuivre de cette manière, je crains que la Russie soit capable de tenir cinq minutes de plus que nous, même dans cette situation. Elle vivrait alors une défaite stratégique, mais elle pourrait l’afficher comme une victoire. Il nous faut donc casser la linéarité de la guerre.
À cette menace durable posée par la Russie, s’ajoute un élément nouveau : l’incertitude sur le niveau d’engagement des États unis. Pour le moment, d’un point de vue militaire, je constate qu’à ce stade, rien n’a véritablement changé. Néanmoins, nous ne pouvons pas ignorer les signaux qui nous sont envoyés. La stratégie est difficilement lisible et sans doute volontairement floue.
L’Otan demeure l’outil de défense collective du continent européen. Notre objectif ne consiste évidemment pas à remplacer les Américains et nous avons tous intérêt collectivement à essayer de maintenir un lien transatlantique. Mais simultanément, nous avons quand même besoin de renforcer de manière extrêmement forte nos capacités de défense au niveau européen.
Notre objectif ne consiste pas à remplacer nombre pour nombre tout ce que les Américains pourraient retirer. Les Américains conduisent les guerres avec les moyens dont ils disposent et qui ne correspondent pas à ceux des Européens ; nous devons le prendre en compte. Cela nous conduira probablement à mener la guerre de manière moins confortable, avec moins de matériel, dans une approche moins industrielle et moins mécanique. Cela correspond plus à notre manière de faire, où nous comptons plus sur la manœuvre et une évaluation juste des risques plutôt que rechercher absolument la réponse à tous les problèmes auxquels nous pouvons être confrontés.
La nécessité de continuer à remplir nos missions en agissant autrement impliquera un état d’esprit particulier : il nous faudra travailler avec nos partenaires européens. Malgré tout, dans cette situation, la France n’est probablement pas le pays le plus désemparé. Depuis un certain nombre d’années, les armées françaises ont défendu avec constance des positionnements, notamment dans les différentes revues nationales stratégiques (RNS), qui décrivaient ce qui pouvait arriver et les confrontations auxquelles nous pourrions devoir faire face.
Naturellement, nous devons être capables de nous adapter, d’adapter cette ligne, au fur et à mesure des enseignements tirés des conflits actuels, de toujours nous adapter le plus possible à la menace. L’actualisation de la RNS 2022 y contribue naturellement, à l’heure où la LPM est à mi-parcours. Selon moi, notre organisation et notre vision restent, pour l’instant, pertinentes.
Comment les armées doivent-elles s’adapter sans sacrifier la cohérence ou plus exactement, en s’appuyant sur la cohérence ? Le modèle actuel répond aux besoins de la France, qui possède objectivement des caractéristiques que peu d’autres pays partagent.
D’abord, nous sommes un pays doté. Logiquement, notre stratégie de défense se réfléchit, se pense et se construit à l’aune de la dissuasion.
Le deuxième élément concerne l’exercice de notre souveraineté. La plupart du temps, je recommande généralement des options militaires dans lesquelles je privilégie l’action en coalition, qu’elle soit établie comme une alliance ou comme une coalition ad hoc. Pour autant, je me dois toujours de disposer d’une option qui nous permette d’agir seuls, selon des modalités forcément différentes, forcément plus compliquées et plus risquées.
Finalement, peu de pays peuvent encore réfléchir de cette manière, ce qui comporte naturellement des conséquences sur la manière dont nous construisons notre outil de défense. J’entends des critiques, selon lesquelles l’armée française ne dispose pas assez de capacités, voire qu’elle est échantillonnaire. En réalité, la nécessité d’avoir un modèle complet nous conduit à effectuer certains choix en matière capacitaire, qui nous permettent de rester souverains et de pouvoir agir, même si nous devions être seuls.
Ensuite, aucun pays autre que la France ne possède encore autant de territoires outre-mer. Environ 2,6 millions de Français vivent outre-mer, nous possédons la deuxième zone économique exclusive (ZEE) mondiale, dont 6,8 millions de kilomètres carrés dans le Pacifique Sud. Ici aussi, ces caractéristiques induisent des conséquences et des moyens à y consacrer, mais elles nous confèrent également d’immenses atouts. Elles permettent à la France d’avoir une vision mondiale des choses. En outre, avoir la capacité de surveiller l’espace, non seulement depuis le territoire métropolitain, mais aussi depuis l’ensemble des territoires outre-mer nous offre un très grand avantage comparatif. Simultanément, les territoires outre-mer peuvent devenir des points de vulnérabilité si nous n’y veillons pas. Elles influent donc sur la construction du modèle d’armée et nos dispositifs de déploiement initiaux.
Enfin, la dernière caractéristique est la suivante : la France porte l’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe, en particulier à travers le renforcement du pilier européen de l’Otan ; la logique de défense collective est au cœur de notre modèle d’armée. Si nous voulons promouvoir ce modèle et jouer notre rôle, nous devons être capables d’être nation-cadre, c’est-à-dire fournir l’enveloppe où d’autres pays peuvent venir nous rejoindre pour conduire une opération majeure. À l’échelle européenne, peu de pays sont capables de le faire.
Cette vision structure également les moyens : il ne faut pas forcément développer les moyens que tous les autres possèdent, mais ceux dont ils ne disposent pas, sur lesquels ils pourront s’appuyer, en particulier des systèmes de commandement. En effet, celui qui dirige une coalition ou une force fournit généralement le système de commandement et de communication. Il en va de même des moyens logistiques, mais aussi des moyens différenciants, comme la capacité à frapper dans la profondeur ou la défense sol-air – l’un de nos points faibles actuellement, et probablement celui qui est aujourd’hui le plus dimensionnant dans une coalition.
Le cœur de notre modèle reste pertinent, mais nous devons être capables d’en adapter les structures. Durant ces derniers mois et ces dernières années, nous avons réorganisé notre commandement avec le renforcement du niveau opératif, celui qui permet de produire des effets. À titre d’exemple, le commandement pour l’Afrique permet de mieux commander la manière dont nous envisageons aujourd’hui nos opérations sur le continent, et au-delà, la manière dont la France pense sa relation avec l’Afrique aujourd’hui. Nous faisons de même pour le territoire européen avec le commandement Terre Europe (CTE), l’État-major interarmées du territoire national métropolitain (EMIA-TN), le Commandement de l’espace ou le commandement de la cyberdéfense (Comcyber). Nous avons aussi opéré une transformation numérique avec la création du Commissariat pour le numérique de défense (CND) et de l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad).
Parallèlement, il est impératif de réfléchir à la manière dont nous développons notre outil capacitaire et donc la conception de nos moyens, leur achat et leur mise en œuvre, en lien avec la direction générale de l’armement (DGA), dans le cadre de la « révolution dans les affaires capacitaires ». Cela implique, face à un problème, de rechercher le juste niveau technologique et non forcément une réponse de technologie supérieure. Cette nécessité nous est imposée par l’enjeu de soutenabilité de nos engagements, c’est-à-dire la réponse à la question suivante : sur le champ de bataille aujourd’hui, qui tue quoi et à quel prix ?
Dès lors, les industriels doivent également être en mesure de s’adapter. Notre capacité à durer et la soutenabilité passent aujourd’hui par l’obligation de disposer d’équipements et d’armes d’usure et de décision. Ici encore, la cohérence est le maître-mot : elle précède la masse. Un matériel ne vaut que parce que des hommes et des femmes savent s’en servir, que les munitions sont en nombre suffisant pour pouvoir soutenir un engagement de haute intensité dans la durée et assurer notre crédibilité.
En conclusion, les armées sont prêtes à faire face aux défis qui se présentent, avec les moyens dont elles disposent. Pour qu’elles le demeurent, il est nécessaire de produire un développement capacitaire cohérent, pas à pas. Soyez assurés que les armées sont bien conscientes de la situation économique du pays et de l’effort consenti par la nation. Je tiens d’ailleurs à vous en remercier, parce que vous y avez contribué.
Les 413 milliards d’euros de la LPM correspondent à l’argent que la Nation fournit aux armées pour être prêtes à exécuter les missions qui leur sont confiées. Celles-ci sont naturellement liées à l’environnement stratégique que j’ai décrit un peu plus tôt. Dans ce cadre, la cohésion nationale est essentielle. Nous pouvons construire le modèle d’armée le plus cohérent, le mieux équipé possible, le mieux entraîné, mais si la nation n’est pas consciente de ses responsabilités, de sa force, de ses valeurs, si elle n’est pas soudée par une cohésion nationale, je crains que la bataille ne soit pas livrée, faute de volonté. Cette cohésion est attaquée, notamment dans le champ informationnel, qui est la cible principale de tous nos adversaires.
La cohésion nationale est donc primordiale. À ce titre, la publication de l’actualisation de la RNS 2022, à laquelle vous avez contribué, doit constituer un véritable moment privilégié de sensibilisation des Français aux enjeux du monde d’aujourd’hui et aux efforts de défense. Les armées y prendront leur part et je compte également sur vous pour diffuser dans vos circonscriptions, dans les territoires, les grands messages qu’elle porte.
M. le président Jean-Michel Jacques. Avez-vous dû effectuer des reports de programmation capacitaire de façon conjointe avec la DGA en raison des contraintes budgétaires ?
M. le général Thierry Burkhard. Chaque exercice de LPM conduit à des ajustements en fin d’année, ce qui a été également le cas cette année. Je pense que le délégué général pour l’armement vous a expliqué les conditions de la réalisation en 2025, dans la mesure où un certain nombre de points ont été critiques. Selon les années, il est plus ou moins facile de décaler les lancements et réceptions de programmes. Parfois, nous ne sommes pas en mesure de reporter. Lorsqu’il faut mettre en place des renforts du ministère de l’intérieur ou du ministère des armées en Nouvelle-Calédonie, nous le faisons, quoiqu’il en coûte.
Pour autant, je constate par ailleurs que le travail a bien été effectué ; vous y avez veillé. Les articles 4 et 5 de la LPM permettent de prendre en compte ce type de problèmes.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Alexandre Dufosset (RN). La perspective d’un engagement majeur est désormais une possibilité réelle qui doit présider à l’adaptation du format de nos armées. Cette entreprise repose d’abord sur leur dévouement. Nous les savons pleinement mobilisées pour doter la France d’un outil militaire conforme aux circonstances. Au nom du groupe Rassemblement national, je tiens à saluer leur professionnalisme. Mes collègues et moi-même en avons encore été témoins la semaine dernière au salon du Bourget où la capacité d’innovation militaire était mise à l’honneur. J’ajoute que nous sommes bien conscients des conditions financières d’exécution de la LPM.
Pour adapter le format de nos armées, le retour d’expérience de l’exercice Orion 2023 est riche d’enseignements. Il révèle une marge de progression dans plusieurs domaines. Je pense d’abord aux drones, dont l’emploi reste encore trop cloisonné avec des doctrines d’usage qui ne sont pas pleinement intégrées à l’échelon tactique. Je pense également à notre capacité à agir dans la zone comprise entre 50 kilomètres et 500 kilomètres. Nous ne disposons ni des vecteurs d’allonge suffisants, ni des systèmes de commandement adaptés pour y opérer efficacement. Une autre fragilité concerne un manque de profondeur logistique. Nos services de soutien ont en effet été mis sous tension dès les premières phases de l’exercice. Enfin, je rappelle la nécessité de renforcer notre défense sol-air, en particulier à moyenne et courte portée, pour pouvoir affronter par exemple les essaims de micro-drones.
Je termine en soulignant que la doctrine multi-milieux et multi-champs (M2MC) progresse, mais qu’une structure peine encore à combiner efficacement les effets issus du cyber, du champ électromagnétique, de l’espace informationnel et des milieux physiques. Or, le combat contemporain est multidomaines. Dans ce cadre, le prochain exercice Orion, en 2026, arrive à un moment charnière. Nous avons tiré les leçons de l’édition 2023 ; il nous faut désormais les transformer en effets concrets.
Si tous les besoins identifiés apparaissent comme stratégiques, quels sont, selon vous, ceux dans lesquels l’effort budgétaire de la nation doit prioritairement s’engager ?
M. le général Thierry Burkhard. Un exercice comme Orion poursuit des objectifs multiples. En particulier, il peut s’agir également de souligner nos difficultés, nos manques, qui sont généralement assez identifiés, par exemple en matière de soutien. Orion 2026 comportera un volet « signalement stratégique », un volet « entraînement » et un volet « test de haut niveau ».
S’agissant des priorités, dans le cadre de la programmation militaire, les armées ont mis en avant le « socle » ou le cœur de souveraineté. Aujourd’hui, il faut d’abord privilégier les moyens pour ne pas se faire attaquer ou pour être capable de se défendre, qu’il s’agisse du M2MC, du domaine cyber sur lequel nous devons continuer de progresser, ou encore de la défense sol-air. Comme je l’ai indiqué précédemment, un effort tout particulier doit être entrepris rapidement dans ce dernier domaine, notamment en matière de stocks de munitions.
M. Yannick Chenevard (EPR). Comme vous l’avez souligné il y a quelques minutes, un nouveau monde s’installe. Nous ne passons pas d’une crise à l’autre, les crises se superposent. Ces enseignements des dernières années nous amènent à tirer quelques éléments dans la préparation de la nouvelle revue nationale stratégique (RNS) et de la loi de programmation militaire. Aujourd’hui, l’ensemble des composantes d’une armée organisée est sollicité. Un pays comme le nôtre, qui se fonde sur un modèle d’armée complet, est nécessairement conduit forcément à réfléchir à la façon dont il peut accentuer tel ou tel secteur.
Le théâtre ukrainien a révélé la place du drone, de l’infanterie. En mer Rouge, l’importance de la partie navale a été éclairée. Lors de la crise entre l’Iran et Israël, les États-Unis ont mis en mouvement très vite des groupes aéronavals. Il faut se souvenir que le Gérald Ford a quitté Norfolk le 24 juin dans le cadre d’une mission programmée, mais il a été en capacité de venir en renfort sur la zone. Dans quel secteur des efforts navals doivent-ils porter ?
M. le général Thierry Burkhard. En mer Rouge, nous utilisons nos moyens maritimes comme plateforme de défense sol-air. Ensuite, sur quels axes faut-il faire porter particulièrement l’effort concernant le contrôle des espaces maritimes ou l’action à partir de la mer ? Les retours d’expérience en mer Noire montrent que la partie dronisation est évidemment assez importante, s’agissant de la capacité à dénier l’emploi de l’espace maritime à quelqu’un, à des coûts assez limités, même si les drones ne peuvent pas produire des effets massifs à eux seuls. Ils ne permettent pas par exemple d’exercer un contrôle naval.
Comme M. le président l’a souligné, la dronisation intervient dans tous les espaces et dans tous les milieux. La mer est l’espace commun par excellence, qui dans notre conception, appartient à tout le monde. Nos compétiteurs l’envisagent plutôt comme un espace n’appartenant à personne, comme s’il s’agissait de quelque chose à conquérir. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un espace à partir duquel les acteurs peuvent opérer sans contrainte de souveraineté, mener des frappes dans la profondeur, lancer des engins aériens, quels qu’ils soient.
Dans ce domaine, nos réflexions doivent encore évoluer. Nous garderons notre futur porte-avions jusqu’en 2080 et compte tenu de la vitesse des ruptures technologiques, des paris devront forcément être réalisés. En revanche, au cours de sa durée de vie, les matériels présents sur le pont devront être changés à trois ou quatre reprises. C’est ici que nous devons probablement affiner notre réflexion pour savoir comment cette plateforme sera capable d’absorber les changements successifs de ce que nous lancerons vers la troisième dimension. À cet égard, le sujet de la dronisation lancée à partir d’un porte-aéronefs constitue un enjeu majeur.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Je vous remercie mon général pour vos propos toujours aussi éclairants. Vous avez d’abord évoqué les vulnérabilités de la France en outre-mer. J’aimerais vous entendre préciser ces vulnérabilités, dans la mesure où ce point nous semblait déjà prioritaire lors des débats sur la loi de programmation militaire.
Ma deuxième question porte sur l’opération « Toile d’araignée » et les leçons que nous pouvons tirer, notamment sur la protection du territoire national. Ensuite, vous avez mentionné l’Inde, dont nous sommes fournisseurs, et le Pakistan. Il sera très difficile de vivre dans cette zone du monde qui regroupe plus d’un milliard d’habitants, à l’horizon 2030, compte tenu de l’évolution du climat. Face à cette crise, dans quelle mesure notre partenariat avec l’Inde nous expose-t-il ?
Par ailleurs, vous avez évoqué l’évolution de la présence française en Afrique. Y avons-nous encore « des yeux » ? Y jouons-nous désormais vraiment un rôle ? Enfin, mes dernières questions portent sur la crise au Moyen-Orient. Des avions américains ont-ils survolé le territoire national pour opérer des frappes en Iran ? La liberté de navigation a-t-elle été vraiment respectée en Méditerranée quand les Israéliens ont arraisonné la flottille en direction de Gaza ?
M. le général Thierry Burkhard. La vulnérabilité de nos outre-mer est intrinsèquement liée à leur importance et en premier lieu, à leur distance. La « tyrannie des distances » pèse toujours aujourd’hui. Cela signifie que nous devons prépositionner plus de moyens et que nos outre-mer doivent être les plus réactifs possibles pour être capables de gérer dans un premier temps la menace, à leur niveau. Ce sujet dépasse un peu le cadre des armées ; la cohésion nationale ne se limite pas au territoire métropolitain, elle est aussi essentielle dans nos outre-mer.
L’opération « Toile d’araignée » constitue un cas d’école intéressant. Elle relève plus d’une opération de services secrets que d’une opération militaire à proprement parler. Elle est riche d’enseignements, notamment sur la nécessité de disposer d’une défense dans la profondeur et du contrôle de l’espace national. Il s’agit également d’augmenter le niveau de protection contre les micro drones ou nano drones ; illustrant le fait que la course entre l’épée et la cuirasse évolue extrêmement rapidement.
Il convient également de mener une approche intellectuelle, notamment pour être beaucoup moins prévisibles aux yeux de nos adversaires, en particulier sur nos installations précieuses. En effet, une telle opération nécessite un grand temps préparatoire, de l’ordre de douze à vingt-quatre mois, et nécessite que l’assaillant ait la certitude que rien n’a trop changé chez son adversaire durant ce laps de temps.
Pour être moins prévisible, il faut généralement désoptimiser la manière dont nous fonctionnons, en agissant de manière moins « rationnelle ». Par exemple, si l’on planifie longtemps à l’avance une escale de bateau, cela permet d’optimiser les coûts et l’organisation. Mais cela signe également notre action. Je milite donc en faveur de l’annulation de telle ou telle escale, de temps en temps, sans véritable raison, juste pour compliquer la grille de lecture de nos adversaires. En résumé, dans notre métier, nous devons être capables de « désoptimiser » pour être moins prévisibles.
Vous avez également évoqué notre partenariat avec l’Inde. J’ai indiqué précédemment que l’un des marqueurs du contexte stratégique concernait le changement climatique. Pour autant, nous n’allons pas nous priver d’un partenaire parce qu’il rencontre des problèmes dans ce domaine, au contraire.
Ensuite, nous sommes en train d’affiner le redéploiement de nos dispositifs en Afrique, marqués par une réduction de l’empreinte et de la visibilité. En ayant moins de forces sur place, nous y avons nécessairement moins d’yeux. Cela signifie que nous devons nous organiser différemment et que nous n’obtenons plus certains éléments de manière directe. Nos troupes stationnées en permanence offraient une plus grande capacité immédiate, mais nous disqualifiaient complètement dans le champ informationnel, dans la manière dont nous abordions nos relations avec les pays africains. Nous assumons ce changement et ses conséquences en termes de réactivité Simultanément, l’évolution de nos moyens nous permet de nous projeter plus rapidement qu’auparavant, en passant des Transall aux A400M, des Mirage 2000 aux Rafale.
Mais les enjeux du continent nécessitent également que nous y soyons présents. Je me rends cet après-midi au Forum international pour le continent africain (FICA). Celui-ci a lieu à Paris, témoignage d’un intérêt persistant pour la France. Parmi les enjeux figurent la lutte contre le terrorisme, la gestion des flux migratoires, l’opposition à nos grands compétiteurs, le changement climatique. J’estime que ces enjeux se doublent également d’un « besoin » de France. Jusqu’à présent, je n’ai pas vu de files d’attente pour des demandes de visa devant les consulats de Russie ; ces files d’attente sont plutôt devant les consulats de France. Il existe encore une relation, qui est forte.
Enfin, des survols d’avions étrangers au-dessus de nos territoires adviennent tous les jours. Bien évidemment, lorsqu’ils ont lieu pour conduire des opérations militaires, cela nécessite une surveillance et des accords particuliers. En l’espèce, il n’y avait pas d’opération militaire directe.
Mme Anna Pic (SOC). Il y a un mois, le 14 mai, un rapport sénatorial relatif aux perspectives de financement des objectifs fixés par la LPM dénonçait plusieurs écueils : des tensions sur les crédits ; des rigidités, manifestant l’absence de toute marge de manœuvre ; des difficultés pour réaliser les objectifs fixés par la dernière LPM. Nous apprenons aussi aujourd’hui la saturation de notre appareil productif français, affectant notre faculté à être agiles. Il faut également ajouter les conséquences de la rigidité budgétaire sur la politique d’attractivité des armées.
Vous avez ajouté précédemment la nécessité de réorienter la manière dont nos industriels envisagent le capacitaire, en soulignant que des matériels plus consommables étaient peut-être préférables à l’innovation supplémentaire.
Compte tenu de ces éléments, comment réaliser l’évolution de format que le ministre a appelé de ses vœux, dans un contexte aussi contraint ? Par ailleurs, devons-nous revoir la temporalité de notre renouvellement capacitaire inscrit dans la LPM, ou aller plus loin dans nos acquisitions communes avec les Européens, pour permettre de structurer des chaînes de production plus résilientes, mais aussi de créer une culture commune au regard de l’incertitude sur le niveau d’engagement des États-Unis ?
M. le général Thierry Burkhard. Il est logique que chaque euro prévu par une LPM soit attribué. Ensuite, en fonction de la nature de la LPM, les éléments varient. Une LPM de renforcement conduit à des achats, qui sont plus rigides lorsqu’ils sont lancés, même s’ils doivent demeurer manœuvrables.
Ensuite, nous devons absolument veiller à éviter les étalements qui conduisent à mon avis à des dérives importantes : on ne peut pas chercher à résoudre le problème d’une année en le reportant sur une autre. À défaut, il vaut mieux n’acheter qu’une partie du matériel telle ou telle année, avant de repartir à la conquête de ressources, généralement par redistribution. Cela force à identifier d’où vient l’argent pour atteindre le format identifié, plutôt que de procéder par étalements.
Par ailleurs, pour préciser mes propos antérieurs, je n’ai pas indiqué que nous ne devions disposer que de munitions ou d’équipements d’usure ; mais d’un meilleur équilibre entre armes d’usure et armes de décision, lesquelles sont plutôt généralement des armes de technologie supérieure. En conséquence, les industriels doivent également s’adapter à ces besoins. À ce titre, vous avez raison de souligner la nécessité de disposer d’un outil de production mieux adapté, plus agile. Une des pistes, insuffisamment utilisée aujourd’hui, porte sur le travail en multinational, en particulier en Europe, où des synergies doivent être trouvées.
À cet égard, les militaires doivent s’accorder sur le besoin, et ensuite être capables d’imposer aux industriels européens de travailler sur la réponse à ce besoin., Cette question est d’abord politique, dans la mesure où la BITD représente des emplois et que chaque pays souhaite naturellement conserver sa part. Néanmoins, nous devons être capables d’accepter de ne pas chercher le retour géographique absolu pour chaque programme, mais de viser un équilibre au global. Rechercher l’équilibre parfait, la réciprocité parfaite dans chaque système d’arme développé en commun conduit à un émiettement qui peut être extrêmement bloquant et contre-productif.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Vous avez souligné à juste titre que nous vivons un changement de modèle, un changement de paradigme, le recours désinhibé à la force. Ce n’est pas une crise que nous affrontons, c’est le temps long qui change ; il faut le marteler. En conséquence, face à la hausse des menaces, nos efforts doivent augmenter. Je salue à ce titre les propos du président de la commission. Il nous revient, à nous parlementaires, et particulièrement commissaires de la défense, d’être la pointe de l’épée pour faire porter ce message. Si nous ne le faisons pas, qui le fera ? Nous devons tous être collectivement hantés par le souvenir de nos prédécesseurs des années 1930 qui n’ont pas vu venir la menace. Je conduis en ce moment un travail sur les archives de la commission de cette époque, ne l’imitons pas.
Cela me conduit à vous interroger sur le high-low mix. Nous vivons finalement deux expériences presque contradictoires, même si elles le sont moins qu’elles ne le semblent en apparence. Il s’agit d’abord de la guerre en Ukraine, où se mènent une guerre de position, un combat de fantassins, d’infanterie, le sang et l’acier, mais sous l’effet d’une technologie puissante à travers les drones et la guerre électronique. D’un autre côté, les opérations en Iran relèvent d’une approche tactico-opérative de très haut vol, où la manœuvre aérienne a été extraordinaire dans son organisation. Ces deux situations ont-elles fait évoluer votre analyse du high-low mix ? Si tel est le cas, dans quelle direction ?
M. le général Thierry Burkhard. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie est relativement équilibré, dans la mesure où il a lieu au sol, dans une forme de guerre de position, et qu’il est difficile pour chaque partie de pénétrer l’espace aérien de l’adversaire, en raison des capacités de défense sol-air respectives. Dans le cas de l’Iran et d’Israël, la guerre se déroule à distance, deux à trois pays séparant les deux belligérants. La véritable vulnérabilité de l’Iran concerne son système de défense sol-air, qu’Israël a désorganisé, sinon sérieusement entamé, ce qui lui permet de conduire des frappes en quasi impunité.
Nous intégrons ces aspects dans la construction de nos forces.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). La stratégie globale dans l’objectif à 2030 est en constante évolution, compte tenu des changements géopolitiques en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. La guerre en Ukraine a considérablement modifié les différentes visions et les changements de régime en Afrique nous imposent de revoir nos méthodes de coopération internationales, moins colonialistes et plus collaboratives.
Les guerres concomitantes au Moyen-Orient bouleversent les offres de stabilité développées par des actions diplomatiques ces dernières années. La France, à travers l’Europe, doit retrouver un rôle pour renforcer ses relations avec nos partenaires, créer de nouveaux liens, afin de s’adapter sur le long terme. La stratégie française se recompose au fur et à mesure de ces nouveaux défis, et notamment au niveau militaire.
Pouvez-vous partager votre vision sur les moyens dont dispose la France pour influencer les nouvelles donnes géopolitiques après la « guerre des douze jours » ? Concernant les accords de défense de la France avec les pays du Golfe, notamment le Qatar et les Émirats arabes unis, quelles conséquences pouvons-nous en tirer sur les systèmes de force installés dans la région ? Faut-il les modifier ?
Je souhaite enfin aborder un autre sujet, celui de la résilience des infrastructures critiques. La mise à l’ordre tardive du projet de loi et la transposition d’une directive européenne constituent un indicateur préoccupant pour la défense de nos opérateurs d’importance vitale. Le besoin de compétences est crucial, afin de pouvoir répondre aux défis qui se présentent en matière de numérique, de cyberdéfense, d’intelligence artificielle. De plus, le spatial devient aussi un enjeu prioritaire pour développer des moyens de renseignement et nos modes de communication. Comment les armées peuvent-elles être plus résilientes pour défendre nos infrastructures critiques et s’adapter de manière réactive aux enjeux qui se présentent à nous ?
M. le général Thierry Burkhard. Comment être plus influent ? Il faut s’appuyer sur des stratégies de long terme, des messages clairs. Ce travail est d’ordre interministériel, interagences, voire nécessite une coordination entre les différents pays qui appartiennent à une même alliance. Il est compliqué, mais il fonctionne : l’intitulé « Guerre des douze jours » relève typiquement d’une manœuvre d’influence réussie, par exemple.
Ensuite, la RNS n’a probablement pas réussi à traduire complètement la volonté de montrer que la défense du pays ne concerne pas uniquement les armées, elle ne vaut que si elle s’appuie sur une cohésion nationale, que si chaque ministère en est bien conscient, notamment dans le domaine cyber. Les infrastructures qui doivent être capables de résister à des pénétrations et se reconstruire, ne sont pas toutes d’ordre militaire, elles concernent également les hôpitaux, les infrastructures de transport, de l’énergie.
Les armées, ont développé leurs moyens pour se protéger elles-mêmes et pour agir dans le cyberespace, mais elles ont aussi la possibilité de les utiliser pour venir en soutien des structures civiles, en lien avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), comme par exemple à l’occasion des jeux olympiques de Paris. Néanmoins, l’ensemble des ministères doit développer en propre des capacités sur le cœur de souveraineté, pour être capable de se défendre. Des progrès ont été accomplis dans ce domaine ; il convient de les poursuivre.
M. Christophe Blanchet (Dem). Nous partageons vos propos lorsque vous indiquez qu’un nouveau monde s’installe, avec un effet « cliquet ». La réflexion doit nous conduire à ce titre à nous interroger sur la place de la France et de l’Europe dans ce nouveau monde, où la domination énergétique constituera le sous-jacent essentiel. De même, nous partageons votre perception sur la fragilisation européenne qui serait consécutive à une victoire russe en Ukraine.
Vous avez également évoqué la nécessité de casser la linéarité de la bataille. Comment casser cette linéarité pour gagner ces « cinq minutes » ? Enfin, avez mentionné la nécessaire cohésion nationale, que j’avais pu constater dans mon rapport sur le rôle pour de l’éducation et la culture dans la défense nationale. Pouvez-vous détailler les initiatives que vous avez évoquées à ce titre ?
Par ailleurs, en matière de cohésion, il est nécessaire de relever également le rôle des réservistes, qui sont partie intégrante de la LPM. Qu’en est-il de la politique de l’emploi des réserves, de leurs attributions, de leurs objectifs ? Cette dynamique a-t-elle été atteinte en matière de recrutement ?
M. le général Thierry Burkhard. En réalité, nous comptions sur les Américains pour casser la linéarité, car ils sont en mesure d’amener le président Vladimir Poutine à la table des négociations. Cette présupposition ne s’est pas totalement vérifiée à ce jour, mais elle ne doit pas être abandonnée. Simultanément, les Européens doivent réfléchir à la manière d’y contribuer. Tel est le sens de la coalition des volontaires qui a été lancée par l’initiative franco-britannique. Objectivement, cet objectif n’est pas hors de portée, mais implique la mise en œuvre de stratégies coordonnées et concentrées.
Encore une fois, la cohésion nationale, essentielle, ne relève pas du seul domaine de responsabilité des armées, qui y contribuent naturellement. Dans ce domaine, nous progressons sur deux axes : la jeunesse et les réservistes. S’agissant de la jeunesse, il existe les stages de troisième, de seconde, les classes de défense et de sécurité. Nous travaillons de concert avec l’éducation nationale, dont je souligne le rôle, et salue en particulier la directrice générale de l’enseignement scolaire actuelle et son prédécesseur, très actifs. De fait, cela fonctionne très bien. De nombreux professeurs sont très volontaristes.
Nous devons probablement augmenter notre surface de contact auprès de Français, dont 75 % ne verront jamais de militaires, ni leur parleront, faute d’occasions de les rencontrer. Nous considérons que le meilleur moyen de venir à leur rencontre passe justement par l’éducation nationale. Le lien est naturellement plus facile dans des villes de garnison, où certains régiments à forte identité sont très actifs. Mais l’immense majorité des professeurs exercent dans des villes sans garnisons. Il s’agirait donc, lors de la formation initiale des jeunes professeurs, de leur faire prendre connaissance d’un site existant, sur lequel ils peuvent aller chercher des ressources pour leurs cours, pour faire intervenir un militaire dans les classes, faciliter et provoquer l’engouement pour l’enseignement de Défense.
Il ne faut pas uniformiser ce travail, chaque armée doit pouvoir intervenir selon ses propres modalités. Par exemple, l’armée de l’air et de l’espace a mis en place les escadrilles Air Jeunesse, qui fonctionnent très bien ; la marine travaille à partir de ses flottilles côtières ; l’armée de terre œuvre pour établir des bataillons régionaux.
Par ailleurs, la réserve est effectivement identifiée dans la programmation militaire et le ministre des armées en a fait une priorité en affichant un objectif ambitieux de doublement des effectifs, qui permettra de donner véritablement de l’épaisseur. De fait, si nous n’utilisions pas des réservistes, nous perdrions une grande part de cohésion nationale. À ce sujet, si nous voulons véritablement atteindre le chiffre de 100 000 réservistes, nous devons organiser les armées différemment, en construisant l’organisation des armées avec des postes clairement identifiés pour des réservistes, certains étant à activation temporaire – par exemple la cellule chargée d’organiser les concours – et d’autres à activation permanente, qui pourraient accueillir trois à quatre réservistes pour être occupés tout au long de l’année.
Pour y parvenir, il est nécessaire d’y consacrer des moyens, afin de disposer de réservistes, équipés, entraînés, formés comme des militaires d’active et surtout disponibles lorsque nous devons faire appel à eux. Cela implique de pouvoir inscrire des délais, des préavis. Nous devons pouvoir compter sur la ressource ; ce qui nécessitera sans doute de faire évoluer le cadre législatif. Dans ce domaine, il existe des exemples dans des armées étrangères, dont nous pouvons nous inspirer. Cet élément sera, lui aussi, de nature à renforcer encore la cohésion nationale.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de questions individuelles complémentaires.
M. Philippe Bonnecarrère (NI). La sécurité de notre pays se joue en Ukraine. Vous nous avez décrit une situation où Ukrainiens et Russes sont un peu comme deux boxeurs qui titubent sous les coups qu’ils s’échangent et que la victoire reviendra à celui qui aura la capacité à tenir cinq minutes de plus que l’autre. Dans un contexte de réduction ou de disparition des livraisons américaines, y a-t-il urgence pour notre pays et pour l’Europe de renforcer les moyens ukrainiens, pour qu’ils disposent de ces cinq minutes ?
M. Frank Giletti (RN). Mon général, vous n’êtes évidemment pas responsable des arbitrages budgétaires. J’imagine que les défaillances de la LPM mises en lumière par le Sénat, sur lesquelles nous alertions depuis trois ans, vous inquiètent profondément. La trajectoire budgétaire affichée ne permet déjà plus de répondre aux ambitions fixées.
L’article 4 relatif aux recettes extra-budgétaires prévoyait un comblement automatique en cas de non-réalisation. Or, ce mécanisme n’a pas été mis en œuvre à la suite des aides allouées à l’Ukraine, comme c’est aussi le cas de l’article 5, qui devait acter une solidarité intermédiaire mais qui se heurte à une réalité bien moins solidaire. Vous aviez plaidé à l’époque pour une armée de masse. Le gouvernement vous a répondu « cohérence ». Aujourd’hui, je crains que nous n’ayons ni l’une, ni l’autre.
Dans ce contexte de restrictions et de renoncements budgétaires, voire de concepts disruptifs proposés ici, comme par exemple le décalage dans le temps du porte-avion de nouvelle génération (PANG), comment travaillez-vous à réarticuler notre armée pour préserver sa cohérence ?
M. Christophe Bex (LFI-NFP). Le 27 mars dernier, à l’issue d’un sommet européen, le président de la République Emmanuel Macron annonçait qu’une mission conjointe franco-britannique serait envoyée en Ukraine et dont le mandat consisterait à travailler avec les autorités ukrainiennes à la définition du format futur de leur armée : format des forces terrestres, aériennes, navales ; effectifs, équipements ; mais aussi planification stratégique et coordination des contributions internationales. Or depuis cette annonce, aucune communication officielle ne semble avoir été réalisée sur l’état d’avancement de cette mission. Pouvez-vous nous dire si cette initiative est toujours en cours ?
Mme Caroline Colombier (RN). À l’issue du salon du Bourget qui s’est tenu la semaine dernière, les ambitions françaises dans les domaines spatial, cyber et électromagnétique ont été rappelées avec force. Pourtant, plusieurs programmes structurants, comme par exemple Syracuse ou Archange, accusent des retards, tandis que les capacités de guerre électromagnétiques restent encore morcelées. Or ces briques sont critiques dès les premières heures d’un engagement en haute intensité, tant pour le renseignement que pour la conduite des opérations. Dans ce contexte, ces retards vont-ils impacter dès aujourd’hui la planification et la conduite opérationnelle ? Comment l’état-major des armées s’adapte-t-il concrètement pour préserver la cohérence de la manœuvre interarmées, malgré ces décalages capacitaires ?
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). En 2027, les châssis des neuf derniers LRU en service dans nos armées seront obsolètes. Or, à cette date, la solution souveraine en cours de développement ne sera probablement pas en mesure de remplacer les actuels LRU. Nous semblons donc condamnés à une rupture temporaire de capacité de LRU à partir de 2027, et donc à l’absence de solutions de frappe dans la profondeur, au niveau des divisions et dans corps d’armée. Pour disposer de deux régiments de LRU afin de pouvoir appuyer un corps d’armée, un doublement des systèmes en dotation serait nécessaire. Qu’envisagez-vous pour résoudre ce grave vide capacitaire temporaire à l’heure du retour du conflit conventionnel de haute intensité ?
M. Thibaut Monnier (RN). Se préparer au retour de la guerre de haute intensité, c’est contribuer à ce que nos armées soient prêtes à s’engager dès ce soir. Or, l’un des obstacles à une telle réactivité concerne la séparation stricte entre le soutien et l’opérationnel, réduisant les marges de manœuvre de nos chefs de corps sur toute la chaîne de soutien. N’est-il pas opportun de réinstituer dans nos armées le principe « un chef, une mission, des moyens » ? À ce titre, la réforme de soutien ne doit-elle pas revoir en profondeur le système des bases de défense héritée d’une vision désuète de la gestion de nos armées, principalement axée sur un objectif de rationalisation ? Les régiments ne gagneraient-ils pas en résilience à disposer en permanence d’une plus grande partie de leurs moyens financiers et de leurs matériels pour offrir une capacité de réaction en toutes circonstances ? Par ailleurs, vous avez lancé il y a quelques années une task force « simplification » au sein de l’armée de terre, à la suite de laquelle des mesures auraient été mises en œuvre pour éliminer les irritants.
Pourtant, un certain nombre d’officiers rapportent ne pas avoir ressenti ce choc de simplification. À quoi est-ce dû, selon vous ? Comment peut-on continuer à faire progresser cette initiative salutaire ?
M. le général Thierry Burkhard. Monsieur Bonnecarrère, nous devons être capables de compenser la réduction du soutien américain dans le domaine des munitions, même si l’industrie ukrainienne s’est bien organisée pour prendre en charge une bonne partie. En réalité, le besoin le plus criant porte sur des matériels très critiques, en particulier en termes de défense sol-air.
Monsieur Giletti, je revendique l’idée que la cohérence doit précéder la masse ; il s’agit d’un préalable incontournable. Le format importe naturellement, mais il doit intervenir dans un second temps. Il faut prendre les choses dans l’ordre et commencer par rétablir de la cohérence dans un certain nombre de domaines.
Monsieur Bex, la mission de définition du format de la future armée ukrainienne a été réalisée. Pour l’Ukraine, la meilleure garantie de sécurité interviendra quand elle sera capable de se défendre elle-même contre une nouvelle agression russe massive, nonobstant l’existence concomitante de partenariats stratégiques.
Madame Colombier, la guerre électronique a effectivement été intégrée dans la LPM même s’il faut distinguer différentes modalités, différents étagements, du plus tactique au plus stratégique. Nous avons besoin du programme géostationnaire Syracuse, qui couvre certaines zones. Mais il existe également d’autres capacités complémentaires. Je milite à ce titre pour qu’une priorité soit accordée à une constellation basse couche de communications satellitaires, où la concurrence pour l’entrée en premier est essentielle. Soit nous nous installons et nous pouvons nous en servir, soit il ne sera pas possible d’avoir accès.
Madame Bazin-Malgras, les LRU, inscrits dans la LPM, sont bien pris en compte. À présent, il nous faut effectivement trouver le meilleur compromis, dans la mesure où nous devons, là aussi, pouvoir nous servir de cette arme en quantité suffisante. À ce titre, nous avançons sur une solution.
Monsieur Monnier, le sujet de la réforme des soutiens est également très important ; j’y a fait allusion lorsque j’évoquais le « socle », le cœur de souveraineté. Le système base de défense a été mis en place en 2008-2010 ; il passe par la nécessaire interarmisation des soutiens. Dans ce domaine, nous sommes parvenus à trouver des solutions ; nous travaillons sur le commandement interarmées des soutiens pour encore améliorer la situation, qui passe par une meilleure subsidiarité, une meilleure proximité.
Naturellement, tout n’est pas parfait et nous devons maintenir notre effort sur le soutien. Notre organisation de soutien doit être capable d’accompagner la montée en puissance ; elle ne peut fonctionner au quotidien comme si nous étions déjà en guerre. Cela serait à la fois inefficace et coûteux. En revanche, nous devons prévoir le séquencement en interministériel pour y arriver, entre le niveau local, le niveau régional et le niveau national.
Nous y travaillons avec le SGDSN, afin de mettre en place des stades de défense et de sécurité (Stadefsec), qui décriront bien les relations. Si le Stadefsec 1 – c’est-à-dire l’engagement de la France dans un conflit de haute intensité – est déclenché, un certain nombre d’éléments seront complètement délégués au niveau local. Pour autant, cela n’est pas nécessaire dans un Stadefsec 5, qui correspond à la compétition « normale ».
Enfin, nous avons objectivement progressé dans le domaine de la simplification, même si elle exige un effort permanent. Je pense que l’état d’esprit s’est amélioré dans ce domaine, auquel chacun doit, à son niveau, contribuer. Sur le plan opérationnel, la simplification commence déjà par la transmission d’ordres simples.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mon général, je vous remercie pour vos réponses. Nous allons passer à présent à la partie à huis clos de notre audition qui ne fera pas l’objet d’un compte rendu.
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La séance est levée à treize heures une.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Alma Dufour, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, Mme Michèle Martinez, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Josy Poueyto, M. Aurélien Pradié, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Arnaud Saint-Martin, M. Aurélien Saintoul, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon
Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Sophie Errante, M. Emmanuel Fernandes, M. Moerani Frébault, Mme Stéphanie Galzy, Mme Florence Goulet, Mme Clémence Guetté, M. Bastien Lachaud, Mme Lise Magnier, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Marie-Pierre Rixain, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud