Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Examen, ouvert à la presse, des conclusions de la mission d’information sur « L’opérationnalisation de la nouvelle fonction stratégique influence » (Mmes Natalia Pouzyreff et Marie Récalde, rapporteures).              2

 Autorisation de publication du recueil des auditions du cycle « Europe de la défense » 22

 


Mercredi
2 juillet 2025

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 80

session ordinaire de 2024‑2025

Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
 


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La séance est ouverte à onze heures une.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, l’ordre du jour appelle l’examen du rapport de la mission d’information sur l’opérationnalisation de la nouvelle fonction stratégique influence confiée à nos collègues Natalia Pouzyreff et Marie Récalde. Cette thématique fait écho aux travaux d’actualisation de la Revue nationale stratégique (RNS) auxquels notre commission participe. En effet, la fonction stratégique « influence » a été consacrée comme sixième fonction stratégique par la RNS de 2022.

Face à la multiplication des manipulations de l’information et des ingérences numériques étrangères, nous devons encore renforcer notre capacité à agir dans les champs hybrides. Ces menaces existent et visent les intérêts français, tant sur le territoire national qu’à l’étranger. Le défi de l’identification, mais surtout de la réponse à apporter face à ces nouvelles menaces est immense, notamment à l’heure des réseaux sociaux et de la démocratisation des outils d’intelligence artificielle (IA).

En effet, ces outils sont à la fois des moyens de relais et d’amplification des manœuvres informationnelles, à faible coût. Votre rapport constitue donc pour nous l’occasion de comprendre comment cette fonction stratégique majeure peut devenir opérationnelle. Vos propositions visent notamment à l’élaboration d’une stratégie nationale d’influence globale, bien au-delà du seul champ des armées.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure de la mission d’information sur « L’opérationnalisation de la nouvelle fonction stratégique influence ». Nous sommes très heureuses de nous trouver devant vous ce matin afin de vous présenter les conclusions de notre mission d’information « L’opérationnalisation de la nouvelle fonction stratégique influence ». En préambule, nous tenions à remercier le président qui nous a permis de décaler la date de remise de nos conclusions. Dans le temps qui nous a été imparti pour mener cette mission d’information, nous avons pu conduire plus d’une trentaine d’auditions. Nous nous sommes également déplacées à Bruxelles puis à Londres pour identifier les bonnes pratiques en matière d’influence.

La mission d’information revêtait une importance toute particulière dans un contexte d’augmentation des menaces informationnelles visant la France et d’actualisation de la Revue nationale stratégique. En effet, la mission d’information qui nous a été confiée pose en réalité la question de la manière dont la France peut se protéger face à ces menaces et élaborer une réponse efficace pour « gagner la guerre de l’information », sans se départir de ses valeurs démocratiques.

L’enjeu est crucial puisqu’en l’absence de réponse, le risque consiste à « être défait sans être envahi », face aux stratégies hybrides de plus en plus désinhibées de nos compétiteurs, agissant sous le seuil de la conflictualité. L’objectif ne consiste pas tant à modifier les perceptions des citoyens qu’à instiller le doute généralisé pour discréditer les démocraties libérales. Ainsi, les revers informationnels essuyés par l’armée française au Sahel, qui ont abouti au retrait des forces sans qu’elles aient véritablement perdu de combat sur le terrain, constituent un tournant dans la prise de conscience française.

Face à ce constat, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, auditionné par notre commission le 11 juin dernier, nous a appelés à nous saisir du sujet : « Je vous le redis une énième fois, je reste persuadé que les initiatives doivent venir du Parlement parce que ce ne sera acceptable que dès lors que la représentation nationale, à mon avis, s’emparera du sujet. »

Nous avons acquis la conviction qu’au-delà des actions d’influence à destination de l’international, il était essentiel de mieux se protéger au niveau national. Réduire nos vulnérabilités doit ainsi constituer un préalable. En conséquence, nous avons choisi de ne pas limiter nos travaux strictement à l’influence, au sens d’une communication proactive à destination de l’international et d’actions visant à modifier les perceptions, mais de nous intéresser également à la protection de notre espace informationnel vis-à-vis des stratégies d’influence étrangères. Nous nous sommes ainsi attachées à évaluer la mise en œuvre de la fonction influence à l’extérieur des frontières françaises (volet proactif) et son corollaire, la lutte contre les manipulations de l’information sur le territoire national (volet défensif).

Aussi, dans un premier temps, nous sommes nous principalement concentrées sur l’analyse de la menace et ses mutations, puis, sur celle de l’écosystème interministériel mis en place pour décliner la stratégie nationale d’influence. Enfin, nous avons choisi de mener une réflexion plus large sur la manière d’élaborer une stratégie nationale d’influence globale, excédant le seul champ des armées et, de renforcer la résistance de la société française face aux stratégies de déstabilisation menées par nos compétiteurs.

Mme Marie Récalde, rapporteure de la mission d’information sur « L’opérationnalisation de la nouvelle fonction stratégique influence ». Nous avons d’abord souhaité nous assurer de la bonne opérationnalisation de la fonction influence. À l’issue de nos auditions, nous faisons le constat de la mise en place d’une organisation interministérielle à l’architecture complexe, mais dont la structuration progresse.

La création d’une sixième fonction stratégique « Influence », par la RNS de 2022 témoigne en effet d’une prise de conscience salutaire et vise à apporter une réponse face à l’augmentation des attaques informationnelles ciblant la France. Cette prise de conscience a débouché sur la structuration d’une politique interministérielle, s’inscrivant dans un cadre européen et international plus large.

Si la création de cette fonction stratégique vise à mieux organiser la réponse de l’État et à afficher clairement la volonté française de sortir de la naïveté, la nouvelle fonction stratégique repose en revanche sur le concept relativement flou de « l’influence ».

Le choix du concept d’influence reflète le caractère polymorphe et évolutif des stratégies hybrides visées, qui ne relèvent pas exclusivement du champ informationnel. On peut par exemple penser aux affaires des mains rouges ou des étoiles de David. Ce choix d’un concept plastique, mais assez vague, soulève toutefois des enjeux de définition. Selon la définition donnée par la RNS de 2022, la fonction stratégique influence « vise à promouvoir et à défendre les intérêts et les valeurs de la France. Il s’agit d’un volet essentiel à l’expression de puissance. » Dans un contexte militaire, l’influence est définie comme : « la capacité à agir sur les perceptions pour in fine modifier les attitudes et les comportements dans un sens favorable à nos intérêts ».

La lutte informationnelle (LI) participe directement aux actions d’influence, mais n’en représente qu’une partie. Elle vise principalement à prendre et à conserver l’ascendant dans le champ informationnel face à un ou plusieurs adversaires désignés, afin de produire un ou plusieurs effets préalablement identifiés et validés. Il convient néanmoins de noter que l’influence militaire ne s’exerce qu’à l’extérieur du territoire national dans un cadre strict, respectueux du droit international.

Si le recours à des méthodes de guerre hybride et, notamment à des manœuvres informationnelles, ne constitue pas une menace nouvelle, la rapidité d’exécution, l’ampleur et l’intensité de celles-ci, le sont, favorisées par l’évolution technologique rapide dans un monde interconnecté. Les manœuvres informationnelles peuvent ainsi être amplifiées artificiellement par le recours aux réseaux sociaux et dorénavant à l’intelligence artificielle. Il s’agit d’une rupture à la fois qualitative et quantitative, qui met en exergue le défi d’une forme « d’industrialisation » de la production de contenus et des modes opératoires de manipulation de l’information. Un risque à moyen et long termes de la massification des contenus erronés générés grâce à l’IA réside dans la pollution des espaces informationnels, mais également dans le risque de pollution et d’autodégradation des modèles d’IA.

De nouveaux acteurs émergent également aux côtés des États : organisations terroristes, acteurs privés, proxys, sociétés militaires privées. Cette prise de conscience a débouché sur la structuration d’une politique interministérielle, s’inscrivant dans un cadre européen et international plus large.

La RNS de 2022 a en effet désigné le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) comme chef de file de la fonction stratégique « influence » et prévoit qu’une « organisation plus agile, réactive et mieux intégrée sera adoptée pour identifier, caractériser, déclencher les mécanismes de protection adaptés et élaborer des réponses dans une approche davantage multisectorielle. »

Un dispositif interministériel a bien été mis en place selon deux volets : d’une part, un volet défensif assimilable à la lutte contre les opérations d’influence et les manœuvres informationnelles ciblant notamment le territoire national ; d’autre part, un volet plus proactif, voire offensif, d’influence et de lutte informationnelle à destination de l’international.

Bien que l’organisation retenue ait produit de premiers résultats très positifs, nous établissons le constat d’une architecture qui demeure complexe et peu lisible de l’extérieur. Un grand nombre d’acteurs sont concernés. Ils possèdent chacun une compétence partielle en matière d’influence ou de lutte contre les manipulations de l’information, malgré des efforts réels de coordination en interministériel. Ainsi, trois opérateurs principaux concourent à la fonction stratégique influence de manière complémentaire, chacun dans leur champ de responsabilité : Viginum, qui constitue l’opérateur de référence pour la protection du débat public numérique français, le MEAE et le ministère des armées.

Trois missions principales peuvent être distinguées : l’analyse, la riposte et la réponse proactive, appelée aussi communication stratégique et d’influence. La recherche de l’efficacité de la coordination interministérielle doit être poursuivie et suppose des efforts continus pour surmonter l’écueil du travail en silos. Si à l’origine le MEAE était absent de la comitologie, la coordination interministérielle a sensiblement progressé depuis 2022. Elle s’effectue essentiellement via des comités spécialisés dédiés : le Comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l’information (Colmi) et le comité « enjeux informationnels ».

Au sein de cet écosystème, les armées ont joué un rôle précurseur et contribuent directement à la nouvelle fonction stratégique influence, en coordination avec le MEAE, qui en assure le pilotage. Ériger l’influence en fonction stratégique a permis une prise de conscience plus large des enjeux d’influence au sein des différentes armées et au-delà du Comcyber, déjà responsable de la lutte informatique d’influence (L2I). Les armées ont ainsi progressivement structuré une chaîne « influence et lutte informationnelle » allant de la veille à la riposte, en passant par des opérations de signalement stratégique, mais également une diversification des offres de coopérations vis-à-vis des partenaires.

Toutefois, la création d’une capacité opérationnelle prend du temps. Elle demande de structurer l’action des armées dans une organisation de commandement, des infrastructures, une ressource humaine formée et entraînée à la lutte informationnelle, et une doctrine. Le véritable enjeu d’opérationnalisation de cette nouvelle fonction réside dans la bonne articulation en interne, notamment avec la communication stratégique. C’est pourquoi, la cellule Anticipation stratégique et orientations (ASO) a été créée en 2022 au sein de l’état‑major des armées, pour constituer la tête de chaîne au sein des armées pour la fonction influence et lutte informationnelle. La cellule s’assure notamment de la bonne prise en compte de l’influence dans les opérations et de sa déclinaison dans chaque armée.

À cet égard, l’armée de terre semble particulièrement avancée dans la mise en œuvre de la nouvelle fonction stratégique, appuyée par un organisme spécialisé à vocation interarmées : le Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE) créé en 2012 et situé à Lyon.

Actuellement, les défis rencontrés dans l’opérationnalisation de la fonction influence sont principalement d’ordres culturel et capacitaire. D’une part, la prise en compte d’un nouveau champ de lutte ne va pas de soi. Les dimensions doctrinales et de formation sont prégnantes. Il faut continuer de faire évoluer la manière de réfléchir, l’analyse de la mission et la manœuvre qui en découle. D’autre part, il faut générer des viviers de spécialistes capables de gérer un schéma capacitaire complexe au regard du nombre et de la nature très différente des équipements requis : du simple canon à son à l’application numérique la plus sophistiquée empruntant à l’IA générative.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. La réponse française s’inscrit par ailleurs dans un écosystème européen et international marqué par la profusion des initiatives.

La coopération en la matière est bienvenue face à une menace qui ne connaît pas de frontières, notamment au niveau de l’UE et l’Otan. Le rôle précurseur du Service européen d’action extérieure (SEAE) en matière de lutte contre les manipulations de l’information peut notamment être mis en exergue. L’Otan dispose également d’une organisation efficace, mais les avancées réalisées semblent aujourd’hui potentiellement remises en cause sous l’effet de la pression de la nouvelle administration américaine.

Néanmoins, force est de constater que peu de partenaires sont en réalité dotés d’écosystèmes de lutte contre les manipulations de l’information aussi complets que celui dont dispose la France. Nous avons pu nous apercevoir lors de nos déplacements que la France joue un rôle central et moteur en la matière.

C’est pourquoi nous recommandons de rechercher une harmonisation des approches et des pratiques, mais également d’approfondir la coopération en matière de contre-hybridité au niveau européen. La démarche de partenariat doit être poursuivie et intensifiée pour permettre à l’ensemble des partenaires qui le souhaitent de bénéficier de l’expérience de Viginum.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Au-delà de la structuration de l’écosystème interministériel, j’en viens maintenant aux limites de fond, propres à la stratégie d’influence française, que nous avons relevées au cours de nos travaux.

Trois limites principales peuvent être relevées : la première, pleinement assumée, réside d’abord dans l’asymétrie des moyens employés face à nos compétiteurs ; la deuxième, dans le caractère essentiellement défensif de la stratégie française et la troisième dans l’absence de vision commune et partagée.

La première limite de la stratégie d’influence française est une limite assumée, qui tient au respect des principes et des valeurs démocratiques. Loin de constituer un obstacle, il convient d’en faire une force pour garantir un cadre équilibré entre régulation et préservation de la liberté d’expression. En effet, si nos compétiteurs cherchent à déstabiliser les démocraties, la meilleure défense à leur opposer consiste à respecter les valeurs démocratiques, sans naïveté, mais sans non plus les trahir.

L’absence de souveraineté informationnelle accroît également la vulnérabilité du débat public dans les démocraties européennes, tandis que les grandes plateformes opèrent un revirement dans leur politique de modération des contenus. Les médias traditionnels font également état d’une forme d’invisibilisation de leurs contenus d’information par certaines plateformes de réseaux sociaux, au profit de contenus de divertissement ou de loisirs qui susciteraient davantage d’engagement de la part des utilisateurs.

Dans cette guerre de l’information, il existe donc une iniquité des armes. Pour autant, la solution ne consiste pas à répliquer les mesures attentatoires à la liberté d’expression que prennent des régimes moins scrupuleux. Deux écueils à éviter ont ainsi été résumés par Reporters sans frontières (RSF) lors de nos auditions, d’une part, « tomber dans le piège liberticide tendu par l’adversaire » et, d’autre part, « faire preuve de naïveté ou de mollesse dans la riposte ».

C’est pourquoi, nous sommes convaincues que la France doit continuer à privilégier une approche de régulation par le mode de diffusion, tel que le fait aujourd’hui Viginum, c’est-à-dire par les méthodes d’amplification ou d’altération et non par le contenu lui-même, car elle permet aux États démocratiques de préserver la liberté d’expression et d’éviter les accusations de censure, laquelle provoque souvent des résultats inverses aux effets recherchés.

Ensuite, la deuxième limite réside dans le caractère essentiellement défensif des politiques mises en œuvre, bien souvent en réaction aux attaques menées par nos compétiteurs. D’une part, les missions de Viginum se limitent à la détection et à la caractérisation des ingérences numériques étrangères et n’incluent pas la production de contre-discours. Cette dimension relève avant tout de l’autorité politique. De la même manière, si Viginum produit d’excellents rapports documentant les modes opératoires – que je vous invite à consulter – encore faut-il que ces rapports soient lus et exploités au-delà des personnes déjà convaincues et acquises au sujet.

D’autre part, des efforts ont été réalisés afin de développer des actions de riposte et doivent être poursuivis. Aujourd’hui, la réponse s’appuie sur un spectre d’actions allant du démenti à la dénonciation publique, assorties éventuellement de sanctions et d’un signalement aux plateformes dans le but de suspendre les comptes concernés. Nous avons d’ailleurs relevé une accélération des dénonciations publiques par le ministère des affaires étrangères.

Un des axes de progrès identifiés consiste en une plus grande opérationnalisation de la fonction riposte. Le maître mot réside dans la systématisation des ripostes, qui doivent être immédiates, simples et ludiques pour toucher une audience la plus large possible en donnant un caractère viral aux debunkages des campagnes de désinformation, en simplifiant les procédures de réponse et en recrutant des personnels plus familiers des réseaux sociaux pour assurer une communication plus efficace. Nous constatons que ces pratiques mériteraient d’être intégrées à une stratégie d’ensemble pour garantir la cohérence de la communication.

Ces actions comportent néanmoins des limites importantes dans le cadre d’une stratégie se plaçant essentiellement en réaction à une attaque menée, au risque de générer des effets pervers lorsqu’une riposte à une tentative de manipulation de l’information rend en réalité la manœuvre informationnelle plus visible. Aussi, la lutte contre les manipulations de l’information et l’influence ne peuvent-elles exclusivement reposer sur une approche essentiellement réactive.

Enfin, la troisième limite de la stratégie d’influence française tient à l’absence de vision commune et partagée au niveau de l’État. Alors que la RNS de 2022 prévoyait que la fonction stratégique influence s’incarnerait dans une stratégie nationale d’influence qui « fixera le cadre général de l’action de l’ensemble des acteurs concernés, déterminera les intentions et permettra d’orienter les stratégies nationales sectorielles et/ou géographiques, » plus de deux ans après la publication de la RNS, force est de constater qu’aucune stratégie nationale d’influence n’a été publiée à ce jour.

L’absence de stratégie nationale d’influence complexifie l’action des ministères concourant à cette fonction stratégique, qui est perçue comme hautement sensible et politique. Un des reproches régulièrement formulés consiste en l’absence d’effet final recherché (EFR) clairement défini, pour reprendre le vocable militaire. De la même manière, des disparités ont pu être constatées dans la mise en œuvre de la fonction, faute d’orientation claire. Par exemple, à l’étranger, certaines ambassades apparaissent plus actives que d’autres.

Nous souhaitons donc que l’actualisation de la RNS prévue en 2025 permette de clarifier les objectifs de la fonction stratégique influence, qu’elle avait instituée en 2022. La RNS pourrait ainsi servir de document-cadre à d’autres stratégies plus sectorielles, définissant des objectifs plus précis.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Après le constat des limites, j’en viens maintenant au dernier axe de nos travaux. Nous nous sommes employées à établir des recommandations visant à élaborer une stratégie nationale d’influence globale, excédant le seul champ des armées et, à renforcer la résistance de la société française face aux stratégies de déstabilisation menées par nos compétiteurs. Nous avons en effet acquis la conviction que l’influence, de la même manière que la lutte contre les manipulations de l’information, ne pouvait constituer qu’une politique transversale, devant infuser l’ensemble des politiques publiques. À l’image du modèle britannique, il s’agit dorénavant de faire de l’influence « l’affaire de tous ».

Tout d’abord, il convient de diffuser une véritable « culture de l’influence » française au-delà des ministères régaliens. Quatre axes nous apparaissent prioritaires en la matière : élaborer une stratégie nationale d’influence globale, assumée, excédant le seul champ des armées ; concevoir une doctrine de réponse claire ; envisager l’action de manière plus offensive sans renier les valeurs démocratiques ; et poser la question de l’adéquation entre les moyens et les ambitions.

Premièrement, nous appelons de nos vœux l’élaboration d’une stratégie nationale d’influence visant à coordonner l’action des différentes administrations et partenaires au service de la politique d’influence. En particulier, cette stratégie devra permettre d’envisager l’action de manière plus offensive et de prévoir des moyens à la hauteur des ambitions affichées.

Élaborer une stratégie nationale d’influence globale, assumée, excédant le seul champ des armées apparaît en effet essentiel puisqu’il est indispensable d’inscrire l’influence militaire dans un narratif national global et positif. La capacité à produire des effets dans le champ des perceptions dépend de l’intégration de l’action des armées, dans une démarche cohérente avec l’action diplomatique et politique au sens large. Celle-ci relève notamment des champs culturels, économique, diplomatique, cyber et informationnel. En outre, au-delà de l’action défensive ou réactive déjà mise en place, il convient de proposer un narratif au reste du monde. Comme l’a résumé une personne auditionnée, « si nous ne racontons pas notre histoire en tant que Français et Européens, d’autres la raconteront pour nous. »

Deuxièmement, un axe d’effort important réside dans la détermination d’un message unifié et mieux ciblé. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, souvent présenté comme un « modèle » en matière d’influence, à travers notamment l’importance donnée à la communication stratégique et le recours au secteur privé. D’une part, les Britanniques ont pour réputation de posséder une « culture de l’influence » beaucoup plus intégrée, native, parfois qualifiée de « décomplexée ». D’autre part, leur capacité à diffuser un message unifié et cohérent, de manière coordonnée entre les différents services de l’État a été mise en avant comme un atout de poids, tandis que la France semble souffrir en comparaison d’une trop grande dispersion des moyens, voire est confrontée au défi du travail en silos, mais également à une moindre mobilisation des médias et des ONG, ce qui nuirait à l’efficacité de son message.

Par ailleurs, le Royaume-Uni s’emploie à renforcer la cohérence d’ensemble de son dispositif et à mobiliser encore davantage son réseau diplomatique et militaire à l’étranger, face à l’accroissement de la menace informationnelle. Tirant les leçons de l’exemple britannique, plusieurs axes d’effort peuvent être dégagés, afin de construire une véritable culture de l’influence française. Au niveau militaire, il convient tout d’abord de poursuivre le renforcement de la mobilisation des attachés de défense, mais également du réseau des officiers insérés, de liaison, et des coopérants militaires.

Un autre axe d’effort réside dans une plus forte mobilisation des relais d’influence et une meilleure valorisation des projets financés par la France dans le domaine culturel ou dans le cadre de l’aide au développement notamment. Il s’agit de privilégier des campagnes de communication beaucoup plus fines, indirectes, pour créer de l’engagement et de l’impact sur les réseaux sociaux. Nous considérons également que les parlementaires pourraient davantage être associés à la déclinaison de la fonction influence : d’abord dans son contrôle ; mais également en mobilisant davantage l’outil que constitue la diplomatie parlementaire.

Troisièmement il convient de clarifier le pilotage et d’assumer les actions menées. La stratégie nationale d’influence doit ainsi permettre d’orienter et d’intégrer l’action des différentes administrations et d’articuler une approche globale dépassant le seul prisme militaire et intégrant tous les leviers de l’État, pour certains extérieurs à l’écosystème du Colmi. Tout d’abord, face au besoin de rationalisation de l’organisation déjà décrit, nous considérons que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) gagnerait à voir son rôle de coordination conforté. Le SGDSN, compte tenu de son positionnement auprès du Premier ministre, semble effectivement le plus à même de faire la jonction entre les deux stratégies, d’une part d’influence, et d’autre part, de lutte contre les manipulations de l’information.

Ensuite, il convient de développer une vision commune déclinable dans tous les champs de l’action publique. À terme, le risque informationnel de même que les enjeux d’influence doivent pouvoir être intégrés nativement à chaque politique publique. Pour ce faire, nous sommes favorables à ce que puisse être menée une politique d’acculturation des agents publics dans les enceintes de formation de type Institut national du service public (INSP). Afin de toucher un spectre plus large, l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) pourrait également être mobilisé, en incluant dans sa formation des modules dédiés.

Une meilleure intégration des ministères au-delà du champ régalien pourrait notamment se traduire par un élargissement du Colmi, qui demeure la principale instance de coordination interministérielle en matière de lutte contre les manipulations de l’information. Il pourrait ainsi être envisagé d’inclure le ministère de la culture, de l’éducation nationale, voire de la justice. Le lien avec le réseau des régulateurs, au premier rang desquels l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) mériterait également d’être renforcé. Pour ne pas affaiblir la vocation opérationnelle du Colmi, l’association des autres ministères pourrait être ponctuelle ; la convocation d’un Colmi élargi n’intervenant que lorsque la thématique traitée le justifierait.

D’autres options pourraient également être envisagées pour mobiliser de manière permanente les différents ministères. La création de référents chargés de l’influence, différenciés ou non des fonctions de haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), pourrait constituer une manière d’associer plus largement les ministères non régaliens, sur le modèle des travaux déjà menés par le SGDSN en matière de résilience nationale via l’intermédiaire de la commission interministérielle relative à la défense nationale (CIDN). Au-delà de sa participation à la comitologie interministérielle, le référent « influence » pourrait mener des actions de formation et de sensibilisation au risque informationnel en interne dans son ministère d’origine. Toutefois, il conviendrait de veiller à ce que ces personnalités disposent de profils adaptés avec un positionnement leur permettant d’essaimer dans leur organisation.

Ensuite, en cohérence avec la stratégie nationale d’influence à visée proactive, il convient de concevoir une doctrine de réponse claire en matière défensive et partagée au niveau de l’État, s’appuyant sur la définition de seuils de réponse, grâce à une meilleure connaissance de la mesure d’impact des stratégies de manipulations de l’information. Dans le cadre de cette doctrine de réponse, la déclassification ponctuelle et limitée de contenus peut constituer un outil utile pour décrédibiliser l’action d’un compétiteur, dans le cadre d’une manœuvre de riposte, tout en renforçant la connaissance de la menace par le grand public.

Par ailleurs, au-delà des actions de riposte menées dans le seul champ informationnel, il convient de mobiliser tous les leviers à disposition de l’État afin d’augmenter le coût des manœuvres informationnelles pour leurs auteurs. Nous recommandons de passer de la lutte contre les manipulations de l’information à la lutte contre les manipulateurs de l’information en renforçant les sanctions.

Les efforts pourraient également être réalisés concernant le financement des manœuvres de déstabilisation. Aujourd’hui, NewsGuard estime que 2,6 milliards de dollars annuels sont générés chaque année par les sites de désinformation grâce aux recettes publicitaires qu’ils perçoivent d’annonceurs. En ce sens, un encadrement et une régulation plus stricts de la publicité en ligne pourraient contribuer à restreindre le financement des campagnes d’influence et des opérations de désinformation.

Par ailleurs, au-delà des actions de riposte déjà détaillées, nous sommes convaincues qu’il est dorénavant nécessaire d’envisager l’action de manière plus proactive, voire offensive. Cela passe notamment par la réhabilitation des concepts de ruse et de déception, dans un cadre légal bien délimité. Au regard de la grande sensibilité du sujet, nous appelons de nos vœux la tenue d’un débat associant les parlementaires, visant à déterminer les contours de l’aspect offensif de la stratégie d’influence. Un des points qu’il semble notamment prioritaire de trancher a trait à l’éventualité du recours aux entreprises privées au service de la stratégie d’influence, notamment s’agissant du recours aux outils publicitaires et marketing qui permettraient de rendre plus visibles et de diffuser plus efficacement les contenus produits sur les réseaux sociaux, à la manière de la stratégie marketing d’une entreprise privée. Si le recours à des prestataires permettrait d’amplifier les actions menées, il conviendrait néanmoins de veiller à ce que les entreprises concernées bénéficient d’un très haut niveau de confiance et ne travaillent pas pour d’autres gouvernements.

Enfin, la stratégie nationale d’influence doit surtout clarifier la question de l’adéquation entre les moyens et les ambitions affichées. Alors qu’un des enjeux principaux réside dans le passage à l’échelle des actions qui demeurent aujourd’hui encore trop échantillonnaires, la question des moyens est dimensionnante. Cela demande des arbitrages clairs qui doivent reposer sur la détermination de priorités géographiques et thématiques, dans un contexte budgétaire contraint.

S’il est difficile d’identifier avec précision les moyens actuellement dédiés à la fonction influence du fait de leur dispersion, il ressort des auditions menées que les besoins sont principalement d’ordre humain et capacitaire. Sur le volet humain, nous appelons à identifier plus clairement une filière « influence et lutte informationnelle » et à la valoriser dans les parcours de carrière militaires ainsi qu’à rendre obligatoire un passage dans les organisations internationales pour accéder aux plus hautes fonctions.

De la même manière, il apparaît absolument nécessaire de poursuivre le « réarmement » du réseau diplomatique et de renforcer le nombre d’effectifs dont dispose Viginum. Concernant le MEAE, cela suppose de renforcer les moyens relatifs à la communication stratégique des services presse des ambassades et de la direction de la communication et de la presse (DCP), en faisant porter les efforts sur le recrutement de profils spécialisés dans les stratégies d’influence, afin de passer d’une communication institutionnelle à une véritable communication d’influence.

La France doit également pouvoir s’appuyer sur un audiovisuel public fort, à la hauteur des ambitions de la stratégie nationale d’influence. À cet égard, le tournant constitué par le désengagement des États-Unis dans le champ informationnel constitue à la fois un défi et une opportunité pour la France et l’Europe. Nous avons été alertées sur la nécessité de combler le « vide » laissé par les États-Unis, au risque de voir remplacer l’influence occidentale par celle de nos compétiteurs.

Enfin, en cohérence avec l’augmentation demandée des moyens, nous estimons nécessaire de mieux identifier les moyens financiers et humains alloués à la fonction stratégique influence. C’est pourquoi nous recommandons d’identifier un « patch influence » dans la loi de programmation militaire (LPM) et dans la stratégie nationale d’influence, précisant clairement les crédits et les effectifs alloués à l’opérationnalisation de la fonction stratégique influence et dont le suivi pourrait être assuré dans les documents budgétaires chaque année.

Dans une même logique de contrôle des dépenses publiques, il convient de mieux mesurer l’efficacité des actions menées en matière d’influence, voire d’envisager la création d’indicateurs de performance dédiés.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Comme nous l’avons indiqué, au-delà des actions d’influence à destination de l’international, il nous apparaît essentiel de mieux se protéger au niveau national. Réduire nos vulnérabilités doit ainsi constituer un préalable. En effet, l’existence d’acteurs spécialisés dans la défense de l’espace informationnel ne doit pas conduire à la déresponsabilisation du citoyen. Au contraire, nous sommes convaincues que la société civile doit être placée en première ligne de la lutte contre les manipulations de l’information.

Au-delà de s’attacher à renforcer l’immunité collective de la société française face aux manipulations de l’information, il convient de prendre en compte la guerre cognitive comme une composante majeure de la guerre de demain, sans pour autant négliger l’interconnexion entre les champs physiques et informationnels.

Premièrement, il s’agit de renforcer l’immunité collective de la société française. À ce titre, quatre axes nous apparaissent prioritaires : objectiver les conséquences des stratégies de désinformation sur la société française et identifier les vulnérabilités ; agir en amont pour réduire les facteurs structurels de vulnérabilités face aux manipulations de l’information ; mieux prendre en compte les défis posés par les réseaux sociaux et les médias en matière de lutte contre la désinformation et associer davantage la société civile.

Il s’agit de ne pas surestimer ni sous-estimer la menace, au risque d’amplifier l’effet déstabilisateur sur nos sociétés des stratégies menées par nos compétiteurs. Par ailleurs, si l’éducation aux médias et à l’esprit critique semble devenue un « poncif » des instruments de lutte contre la désinformation, sa promotion n’en demeure pas moins primordiale. Néanmoins, le choix de la méthode retenue doit se fonder sur une approche scientifique pour éviter tout effet pervers. Contrairement aux idées reçues, elle ne doit pas s’adresser exclusivement à la jeunesse, mais à l’ensemble des classes d’âge pour bâtir une véritable résistance collective.

Il ne s’agit pas d’enseigner ni de dire quoi penser, mais bien d’apprendre à le faire en conscience et avec les bons outils. C’est pourquoi nous recommandons d’évaluer scientifiquement les méthodes d’éducation aux médias et à l’information (EMI) pour en connaître les effets produits sur le public. Nous recommandons également que soit intégré un volet sur l’EMI au guide de résilience devant être distribué à aux Français en 2025 et d’étudier l’opportunité de mettre à profit la journée nationale de la résilience et la journée de défense et de citoyenneté pour mener des actions de sensibilisation à destination des citoyens.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Si le règlement sur les services numériques ou Digital Services Act (DSA) semble constituer un cadre juridique adapté, son application pleine et entière demeure un véritable enjeu, tandis que le financement des médias traditionnels doit constituer un sujet de préoccupation. Les périodes électorales constituent par ailleurs une vraie vulnérabilité. Il convient de se prémunir de la réalisation d’un scénario « à la roumaine ».

Selon Viginum, la reproduction en France d’un mode opératoire similaire à celui ayant conduit à l’annulation des élections en Roumanie ne semble pas exclue. Dans son rapport sur l’opération Storm-1516, Viginum fait d’ailleurs état d’une menace importante sur les processus électoraux, y compris français.

Nous estimons qu’il convient d’agir au maximum en amont. Nous avons notamment été alertées sur la nécessité de renforcer la coordination des services de l’État en période électorale. Si la réponse semble plus aboutie dans le cadre des élections présidentielles, elle apparaît plus lacunaire lors des autres élections. Nous souhaitons qu’une réflexion soit lancée afin de déterminer s’il convient de compléter le droit existant ou a minima d’instaurer une coopération formalisée entre Viginum et la CNCCEP, dans la perspective des prochaines élections présidentielles.

Nous formulons également des propositions tendant à renforcer le modèle économique des médias traditionnels, aujourd’hui mis en péril par la concurrence des grandes plateformes. Afin de s’assurer de la valorisation d’un journalisme de qualité, la certification de l’information constitue une piste de réflexion à étudier, tout en veillant à l’objectivité du label.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Nous recommandons donc de poursuivre les efforts visant à bâtir un écosystème de confiance, de renforcer la coordination entre civils et militaires. Aussi souhaitons-nous soutenir le projet d’une Académie de la lutte contre les manipulations de l’information, porté par Viginum.

Par ailleurs, il nous semble important de renforcer le lien entre Viginum et le Parlement en créant un référent « élus » au sein de l’Académie de lutte contre les manipulations de l’information. S’agissant du secteur privé, nous recommandons également de sensibiliser davantage les entreprises, particulièrement les PME et les PMI, au risque informationnel.

Enfin, nous considérons qu’il convient de mieux valoriser les compétences, en particulier à travers la création d’une réserve de spécialistes du champ informationnel. Sachez à ce titre qu’aujourd’hui, le MEAE lance la réserve citoyenne diplomatique.

En guise de conclusion, j’aimerais souligner que dans cette nouvelle guerre de l’information, l’enjeu porte bien sur la protection de nos démocraties face aux régimes moins scrupuleux et plus autoritaires. Nous avons tous un rôle à jouer. Il s’agit d’un enjeu véritable de résilience de la nation.

Mme Florence Goulet (RN). Permettez-moi tout d’abord de saluer le travail de nos deux collègues, car il n’a pas dû être simple à mener. La lutte informationnelle au sein du ministère des armées, quand elle est assumée, est souvent confidentielle, et les parlementaires ne peuvent avoir accès à des informations qui sont souvent, heureusement, classifiées. L’influence ne peut pourtant plus être ignorée dans la conduite d’une guerre comme dans la protection du territoire national au quotidien. L’exercice Orion 4 comportait ainsi un volet influence, signe de son importance.

Je tiens à saluer le professionnalisme de nos armées, qui ont déjà enregistré des succès dans cette bataille. Je pense aux démentis cinglants et étayés apportés par nos forces aux accusations de massacres de civils au Mali, à Gossi. Grâce à nos moyens satellitaires et à nos analystes, nous avons pu établir qu’il s’agissait là d’une manipulation de paramilitaires russes relayée par des médias et des réseaux sociaux cherchant à nuire à la France.

Vous évoquez la lutte informatique d’influence, qu’elle soit offensive ou défensive, permettant de détecter, connaître et contrer une attaque adverse. Celle-ci est assumée, elle repose sur une doctrine et elle est placée sous l’autorité du Comcyber. Mais l’influence ne se résume pas à de la technologie. Le rôle des services de renseignement est crucial. La récente opération menée par Israël en Iran est en la preuve, à travers la mobilisation de moyens humains infiltrés au cœur du pays. Je soulignerai que nos services sont déjà parfaitement opérationnels et de qualité. La question consiste à savoir s’ils disposent de suffisamment d’effectifs et d’appuis, ce que vous ne pouvez pas établir avec précision.

Au-delà de l’influence exercée par nos services de renseignement militaire, l’influence repose également sur les agents de coopération qui ont longtemps fait preuve de leur efficacité. Je déplore, en reprenant un constat opéré par le chef d’état-major des armées (Cema), que le nombre de ces coopérants se soit considérablement réduit. Cela s’accompagne malheureusement d’une casse voulue par Emmanuel Macron du corps diplomatique, alors qu’il jouait en amont des armées un rôle crucial dans la guerre d’influence.

Dans ce contexte, quels leviers identifiez-vous pour le recrutement, la fidélisation, la formation et l’accompagnement de l’ensemble des divers agents dévolus à la lutte d’influence au sein du ministère des armées ?

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Les services sont fortement impliqués dans la lutte contre les manipulations de l’information et au-delà, contre toute forme d’ingérence. Je salue à ce titre le travail accompli par le Comcyber, qui a notamment permis de dénoncer et d’endiguer des attaques qui nous ciblaient, notamment en Afrique. J’ajoute que la LPM dote le renseignement d’un patch de 5 milliards d’euros. S’agissant du corps diplomatique, nous soulignons la nécessité de disposer de bons profils, spécialisés, pour mener cette lutte, notamment des personnes rompues à la communication sur les réseaux sociaux. Dans ce domaine, il convient plutôt d’amorcer un changement culturel.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Je partage les propos de ma corapporteure. La limite de notre exercice est naturellement liée aux questions d’ordre confidentiel. Nos services travaillent ensemble, en interministériel. Ce travail doit être renforcé par le rôle de la formation, notamment des plus hauts corps de l’État. En réalité, le sujet est extrêmement transversal et ne se limite pas aux actions militaires.

Mme Corinne Vignon (EPR). Avec la multiplication des menaces de désinformation et le retour des conflits de haute intensité, il est indispensable de réduire nos vulnérabilités face à des compétiteurs désinhibés qui cherchent à nous déstabiliser en permanence, car ils sont hostiles à nos valeurs. Vous l’avez très justement évoqué : il n’est guère aisé de gagner la guerre de l’information sans trahir nos principes démocratiques.

Aborder cette problématique au sein de notre commission, alors que les attaques informationnelles visant la France se multiplient et que la RNS est en cours d’actualisation, apparaît comme une démarche à la fois nécessaire et opportune pour nourrir notre doctrine. Le Président de la République, les ministres des armées et des affaires étrangères ont pris la mesure de l’augmentation de ces différentes menaces. Il existe une véritable volonté politique de lutter contre ces menaces de désinformation. D’ailleurs, dans ce domaine, la France est à la pointe et nous pouvons évidemment nous en réjouir. Notre outil Viginum nous permet de détecter et de caractériser les ingérences étrangères. Dans le monde, il existe peu de dispositifs similaires et aussi performants.

Les élections représentent souvent l’occasion pour des puissances étrangères de distiller de fausses informations auprès de nos concitoyens et de s’immiscer dans le scrutin pour l’influencer. Aussi pouvez-vous revenir sur quelques exemples de manipulations d’informations dans un contexte électoral et le rôle de Viginum pour lutter contre les manœuvres de déstabilisation de pays démocratiques alliés ?

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Je vous remercie d’avoir souligné cette volonté politique de la France et rappelle que Viginum est envié par de nombreux pays.

Dans le domaine des élections, nous nous référons au cas de l’élection présidentielle en Roumanie et de la campagne menée sur TikTok, plateforme suivie par environ 80 % de la population, tous âges confondus. Celle-ci a donné lieu à une campagne très sophistiquée d’astroturfing, qui consistait à manipuler l’algorithme de recommandations pour toujours mettre en avant les contenus qui favorisaient un candidat, lequel était par ailleurs inconnu de tous avant le début de la campagne. L’algorithme de recommandations était manipulé et des publications massives de vidéos et de commentaires reprenaient en boucle certains hashtags. Ces manœuvres ont été caractérisées par Viginum et le dossier est encore instruit au niveau de l’Union européenne. Il a conduit à l’annulation de cette élection présidentielle, ce qui constitue une action exceptionnelle.

Pour ma part, je ne peux imaginer qu’une élection présidentielle soit annulée en France. Cela signifie que nous devons agir en amont, au-delà du debunking, par du prebunking (réfutation par anticipation). Ce dernier consiste à suivre l’environnement informationnel, à voir comment sont constitués les réseaux qui veulent déstabiliser la société française et à agir en projetant notre propre communication stratégique.

À l’occasion des élections législatives de 2024, Viginum a fait état de l’affaire des « primes Macron ». Un faux site Ensemble pour la République (EPR) avait ainsi été créé, lequel promettait 100 euros à chaque personne qui voterait pour les candidats EPR. En conclusion, cette menace est bien perçue par l’ensemble des Français, puisque selon une étude, 62 % d’entre eux estiment que les attaques informationnelles russes et chinoises représentent un danger pour notre pays et notre démocratie.

Mme Marie Récalde, rapporteure. L’ensemble des entretiens que nous avons menés attestent de l’existence d’une inquiétude sur les prochaines élections, non seulement présidentielles, mais également locales. Nous recommandons de renforcer Viginum et l’ensemble du dispositif, y compris le dispositif judiciaire.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Je vous remercie mesdames les rapporteures pour votre travail assez exhaustif. Je me dois quand même d’exprimer une forme de scepticisme concernant la notion même de fonction stratégique d’influence. Comme vous l’avez dit, elle recouvre tellement d’aspects qu’il semble que tout devienne de l’influence. Ce scepticisme s’exerce en particulier à l’égard de la notion de « valeurs ». Même si le problème a changé d’échelle et ce faisant de nature, il est clair que la rumeur, la fake news, la déstabilisation ou l’intox ne sont pas des faits nouveaux dans la guerre et hors de la guerre.

Ce ne sont pas toujours des grands méchants qui mobilisent ces instruments. Nous sommes bien instruits des actions de la presse économique, des agences de notation, des rumeurs autour de bébés arrachés de couveuses, des charniers à Timisoara, d’armes de destruction massive en Irak ou encore les manœuvres employées par les États-Unis en prélude du renversement d’Allende au Chili. La France a connu aussi une période où les services américains finançaient des associations, voire des syndicats.

La problématique est donc loin d’être nouvelle. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer à se protéger. En revanche, nous sommes totalement hostiles à l’idée de parler de fonction stratégique d’influence offensive, qui nous paraît de toute façon contradictoire avec les principes que nous défendons. Enfin, il demeure beaucoup à faire pour lutter contre la désinformation, en renforçant le Quai d’Orsay, en luttant contre la concentration médiatique, en ne renonçant pas aux principes de neutralité du net, en protégeant le secret des sources, en développant des procédures robustes garantissant la transparence.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Quand nous avons commencé nos travaux, notre démarche se fondait plus sur des interrogations que du scepticisme vis-à-vis de cette fonction stratégique influence créée il y a seulement deux ans, raison pour laquelle nous avons souhaité en savoir plus sur son opérationnalisation. Si l’influence est aussi vieille que la guerre, les fonctions ont été modifiées, la menace s’est adaptée aux temps présents. Elle est beaucoup plus pernicieuse parce qu’elle s’attaque aux fondements de notre société.

Dans le rapport, nous parlons notamment du rôle de Viginum et de l’Arcom, qui doivent être renforcés, de la nécessité de s’attaquer aux manipulateurs de l’information, et non uniquement à la manipulation de l’information. Le volet offensif de l’influence demeure un sujet sensible, qui doit faire l’objet d’un débat parlementaire, selon nous.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Il convient d’insister sur l’exemplarité, l’éthique des administrations françaises. Il ne s’agit pas d’établir un « ministère de la vérité », mais de dénoncer quand il s’agit de protéger nos intérêts en France, comme à l’étranger.

M. Thierry Sother (SOC). Le rôle des réseaux sociaux est en constante croissance dans notre vie politique. Un champ politique presque indépendant, doté de ses propres mécanismes, s’est créé depuis quelques années. Les défaillances des plateformes représentent autant de ponts-levis abaissés à destination de puissances étrangères et concurrentes.

Le mois dernier, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de résolution européenne (PPRE), que j’ai portée avec plusieurs collègues, visant à lutter contre les ingérences étrangères sur les réseaux sociaux. Elle appelait principalement à une application stricte de normes européennes, en particulier du DSA, censées responsabiliser les plateformes. Mais alors que le recours à la guerre hybride s’intensifie, tous les leviers doivent être mobilisés. Le présent rapport livre un état de la menace précise, par exemple s’agissant de l’opération Storm, mais aussi une série de recommandations précises, détaillées, raisonnablement applicables et opérationnelles.

Dans votre rapport, autant que dans vos recommandations, vous mettez à l’honneur Viginum, notre service de protection contre les ingérences numériques étrangères. Il s’agit en effet d’un service reconnu dans toute l’Europe, qu’il nous faut saluer pour son action. J’adhère pleinement aux recommandations que vous formulez à son égard, notamment l’augmentation de ses ETP.

Je suis aussi très intéressé par vos recommandations 26 et 27. Pouvez-vous nous en dire plus sur le déploiement opérationnel de l’Académie de lutte contre les manipulations de l’information, notamment les initiatives en matière de formation au renseignement en sources ouvertes ainsi que le rôle du référent élu que vous évoquez ?

Mme Marie Récalde, rapporteure. Lors de nos rencontres, de nos auditions, particulièrement à l’étranger, la mise en place en un temps record de Viginum a été saluée, de même que sa capacité à répondre très rapidement à la menace. Viginum est un outil envié par certains de nos partenaires européens, dont certains nous demandent de les aider à établir un outil semblable dans leur pays.

L’Académie s’appuierait sur la capitalisation de l’expertise et la méthodologie de Viginum, afin de la faire partager au plus grand nombre. Notre objectif consiste à faire infuser dans l’ensemble de la société ces méthodes et ces réflexes à destination de l’ensemble des acteurs concernés, à travers des formations ciblées, dans la logique de cercles concentriques. Les trois missions principales de l’Académie consisteraient à concevoir, produire et mettre à disposition des ressources pédagogiques adaptées à chaque public, au profit de l’éducation nationale, mais aussi des médias, du grand public, des acteurs économiques et associatifs.

Il s’agirait également de développer et de proposer une offre de capacity building pour les partenaires étrangers, qui nous la demandent, mais aussi une offre de formation en matière de renseignement d’origine sources ouvertes (Osint), afin de doter nos administrations et la société civile de réflexes et de capacités en matière d’investigation numérique appliquées à la lutte contre les manipulations de l’information. Il serait aussi pertinent de diffuser de façon simple, compréhensible par tous et ludique les rapports de Viginum, comme ce fut le cas lors de l’émission « L’œil du 20 heures » de France 2 sur l’opération de désinformation russe « Storm 15-16 ».

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Nous souhaiterions qu’un député ou une députée puisse être le point de contact de Viginum, le récipiendaire d’une sensibilisation, voire d’une alerte – lorsque cela est nécessaire – pour pouvoir la rediffuser vers ses collègues, notamment en période électorale. L’idée consiste à ce que les parlementaires disposent d’un bon niveau d’information critique sur les attaques existantes.

Mme Delphine Batho (EcoS). Le constat que la stratégie nationale d’influence ne s’est pas traduite par des actions très concrètes depuis deux ans est largement partagé. Il faut clairement distinguer l’enjeu de la défense dans la guerre informationnelle et la stratégie d’influence. S’agissant du volet défensif, nous manquons très clairement aujourd’hui d’une politique puissante d’éducation populaire en matière de guerre informationnelle. Nous avons besoin de campagnes d’information, dotées de moyens associés. La meilleure pédagogie consiste à décrire les manipulations telles qu’elles interviennent, sans commentaires.

Je souhaite vous interroger sur la recommandation n° 26, qui concerne la protection de notre démocratie des ingérences étrangères en période électorale, à la lumière de ce qui s’est passé en Roumanie. Je ne suis pas convaincue de l’utilité d’inclure un député dans une boucle qui le relierait à Viginum. En effet, s’il existe des manipulations électorales, cela signifie qu’elles interviennent à profit de bénéficiaires, lesquels peuvent même siéger à l’Assemblée nationale. Avez-vous échangé avec le Conseil constitutionnel, garant ultime de la démocratie dans notre pays ?

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Effectivement, il n’y a pas eu de stratégie d’influence écrite ou formalisée, mais cela n’a pas empêché nos administrations de réaliser des avancées, notamment de façon empirique, en s’adaptant à la situation, constamment en évolution. Cependant, votre intervention souligne à juste titre la question des moyens, qui doivent certainement être renforcés dans certains endroits.

Ensuite, nous préconisons précisément de nous renforcer contre les ingérences étrangères avant les échéances électorales de 2027, et même celles de 2026. Nous n’avons pas auditionné le Conseil constitutionnel, dans la mesure où une commission d’enquête avait simultanément lieu sur les élections. Notre recommandation n° 26 consiste à instaurer une coopération formalisée entre Viginum et la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle, avant les prochaines élections. Enfin, le référent élu serait un parlementaire, qui serait informé par Viginum.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Il s’agit d’une réflexion que nous vous soumettons et qui pourrait concerner plusieurs parlementaires, à l’image de la délégation parlementaire au renseignement. Je partage totalement votre appréciation en matière de pédagogie. Il faut néanmoins souligner que l’éducation nationale s’est rapprochée de Viginum et a commencé à mener un travail. L’année dernière, près de 350 000 jeunes enfants ont été formés grâce au Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clémi). Cette action doit être systématisée, pour toutes les classes d’âge.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Ce sont des sujets graves, car en définitive, ces méthodes bouleversent les cerveaux, les placent sous la tutelle de celui qui produit l’intoxication la plus importante. Certaines ingérences étrangères ont pour objet de déstabiliser un pays. Nous avons besoin d’y répondre de manière forte et je pense que nous disposons des moyens pour y parvenir. Mais il faut également mentionner des ingérences dans les partis et organisations politiques, y compris en France, à travers la diffusion de fausses nouvelles répétées, une véritable organisation numérique, dans le but de déformer la vérité et obtenir un gain électoral.

Il s’agit là d’un sujet majeur pour nos démocraties : comment donner aux électeurs du discernement, faire en sorte qu’ils aient un esprit critique pour apprécier les situations avec justesse ? Ensuite, existe-t-il des liens entre les organes qui œuvrent en France dans ce domaine, notamment Viginum, et leurs homologues au niveau européen ? Coopèrent-ils pour cibler les origines étrangères de déstabilisation ?

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Notre rapport se conclut en évoquant la guerre psychologique et mentionne l’exemple suédois, qui peut être cité en référence. Nous avons retenu l’idée « d’immuniser » la société française, c’est-à-dire d’expliquer les mécanismes. Il ne s’agit pas de lutter contre le contenu, mais les mécanismes d’amplification, de manipulation.

Les ingérences dans les partis politiques constituent effectivement le sujet le plus sensible, sur lequel un débat parlementaire pourrait utilement intervenir afin d’attirer l’attention du pouvoir politique. Cette tâche nous incombe.

Les coopérations sont étendues. Viginum opère de la capacity building. Nous avons pressé ces interlocuteurs de se préoccuper – mais ils ont déjà un accord en cours – des prochaines élections en Moldavie, pays dans lequel les Russes cherchent à exercer leur influence. Avant d’être confrontée à une guerre « physique », l’UE est complètement menacée par cette guerre informationnelle qui consisterait à faire tomber toutes nos démocraties, à les faire basculer une à une. Nous observons bien la montée du populisme dans tous les pays. Nous devons nous élever contre ce phénomène, nous en prémunir en accentuant les coopérations entre services européens, mais aussi avec les Britanniques, qui sont demandeurs. Cet aspect doit d’ailleurs faire partie des accords de Lancaster House, qui sont révisés ces jours-ci.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Nous avons rencontré des représentants du SEAE, mais aussi de l’Otan, avec en toile de fond les interrogations relatives à l’évolution de cette organisation et à la position du président américain. Mais il faut également souligner que les concepts ne sont pas toujours abordés de la même façon par chacun. La coopération existe, mais nous éprouvons parfois des difficultés à parler la même langue.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Vous soulignez avec justesse que le succès de cette fonction ne repose pas uniquement sur des outils technologiques, mais surtout sur l’émergence d’une véritable culture de l’influence, bien au-delà du seul champ militaire. La prochaine mise à jour de la revue nationale stratégique constituera un levier essentiel pour renforcer cette dynamique. Je partage pleinement votre avis exprimé dans la deuxième proposition, soulignant la nécessité de la développer dans son actualisation.

Au regard des enseignements du rapport et en particulier du rôle pionnier joué par le ministère des armées et du Comcyber dans la lutte informatique d’influence, ma question est la suivante : au-delà de la mise à jour de la RNS, quels autres outils ou dispositifs considérez‑vous comme prioritaires pour renforcer la fonction stratégique d’influence, en particulier pour assurer une meilleure intégration des technologies numériques et une coordination efficace entre l’ensemble des acteurs publics ? Je pense précisément à la publication de la revue stratégique cyber, très attendue, et qui permettra d’exposer la stratégie française de lutte informatique d’influence de notre pays.

Sur le terrain civil, nous avons voté des lois pour contrôler et encadrer les plateformes. Je pense notamment à la loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (loi Sren), il y a un peu plus d’un an. Est-ce suffisant ? Devons-nous aller plus loin ? Si tel est le cas, sur quels champs ? Enfin, le parquet cyber joue également un rôle majeur dans la lutte contre les manipulations, la lutte contre l’influence. Avez-vous pu étudier les perspectives d’évolution des moyens de ce parquet et de leurs missions ?

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. S’agissant des outils prioritaires, nous avons notamment insisté sur la coordination entre tous les acteurs et les administrations, y compris par une diffusion plus large, à travers l’Académie, qui pourrait être pilotée par Viginum.

L’enjeu technologique est essentiel, le Comcyber et Viginum en sont conscients et agissent. Ici aussi, il s’agit d’une course entre le glaive et le bouclier. Plus le niveau de technologie augmente chez nos compétiteurs, plus il faut nous y adapter. À cet égard, l’IA est au cœur des réflexions, même si cette arme massive n’est peut-être pas assez subtile pour réaliser des ciblages très pointus. Néanmoins, il est essentiel que tous les services possèdent ces capacités d’intelligence artificielle pour suivre l’écosystème informationnel et « débunker » les désinformations.

La loi de 2024 a permis d’aggraver les sanctions en cas d’ingérences étrangères, en disposant également que chaque agence d’influence ou lobbyiste devait s’enregistrer. Le parquet J3 intervient précisément dans le domaine des sanctions, que nous voulons relever contre les manipulateurs de l’information. Je précise à ce sujet qu’un certain nombre de dossiers sont en cours d’instruction, plus d’une vingtaine, me semble-t-il. Il s’agit de retirer les visas à certaines personnes, de démanteler ces agences, de les fermer. Enfin, il faut rehausser la bonne transmission des informations de Viginum vers les parquets.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de six questions complémentaires, en commençant par une première série de trois questions.

Mme Caroline Colombier (RN). Votre rapport aborde un sujet central pour notre souveraineté : l’influence et la guerre informationnelle. Comme vous le rappelez, nous vivons dans une confrontation permanente qui vise à nous défaire sans nous envahir, en fracturant notre société et en sapant la confiance des Français. Le Rassemblement national partage cette prise de conscience.

Nous avions, dès la LPM, proposé d’inscrire l’influence comme fonction stratégique. Si cela est chose faite depuis 2022, cette fonction reste en cours d’opérationnalisation et la stratégie française demeure essentiellement défensive. Face à des compétiteurs offensifs, nous devons dépasser la simple posture défensive. L’influence doit s’arrimer à une politique étrangère de puissance, pour peser réellement.

Quelles mesures offensives concrètes envisagez-vous pour reprendre l’initiative ? Comment garantir une coordination interministérielle aboutissant à une stratégie unifiée avec des moyens à la hauteur ?

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Je souhaite saluer à mon tour la qualité des travaux que vous avez menés sur un sujet extrêmement complexe, par essence sournois, dans la zone grise, qui s’efforce de s’affranchir des qualifications et des frontières. L’un des objets de votre rapport a trait à l’équilibre que nous devons conserver entre le respect des libertés fondamentales et les moyens de lutte.

Est ici en jeu bien plus que la liberté d’expression, mais notre liberté de penser. Les canaux désinformationnels sont tellement puissants qu’ils conduisent les gens à voir le monde de façon totalement altérée. Au-delà de la question élective de notre démocratie, c’est aussi une vision du monde particulièrement néfaste qui leur est proposée. Je souhaiterais connaître votre point de vue à ce sujet, en partie Mme Récalde, en sa qualité d’avocate.

M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Je vous remercie pour ce rapport très riche, passionnant et utile. J’ai été particulièrement intéressé par l’évocation du rôle des parlementaires, qu’il s’agisse du contrôle des différents dispositifs ou de la diplomatie parlementaire. Pouvez-vous détailler un peu plus vos propositions en ce sens ?

Je souhaite également partager avec vous une anecdote. La semaine dernière, je représentais l’Assemblée nationale à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. À cette occasion, nous avons dû ferrailler contre un rapport rendu par un collègue suisse qui, sous couvert de sujets sur le dialogue social, la paix sociale, a porté une attaque très vive contre la France. Cette attaque dévoyait totalement la situation de notre pays, qui serait sous le joug de violences policières. On discernait dans les propos des argumentaires habituellement développés par un parti d’extrême gauche français, dans le but évident d’effacer les frontières entre les démocraties libérales et illibérales et de porter atteinte à l’unité nationale. Je souhaiterais connaître votre avis sur ces éléments.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Madame Colombier, la fonction stratégique influence n’a que deux ans, mais il faut rendre hommage au chemin parcouru par les services, qui se sont structurés en interministériel dans un pays qui peine souvent à le pratiquer. Dans notre rapport, nous proposons d’aller encore plus loin, à travers le patch influence, ainsi que des éléments de coordination et d’élargissement, en particulier l’élargissement du Colmi, à l’ensemble des sujets, lorsque cela s’avère nécessaire.

L’enjeu des budgets est effectivement essentiel, raison pour laquelle il faut veiller à l’augmentation des budgets RH, non seulement au sein de Viginum, mais aussi des autres organismes. Un autre enjeu majeur concerne également l’équilibre entre liberté d’expression et contrôle de l’information, raison pour laquelle la politique a été plutôt défensive que proactive jusqu’à présent. Enfin, nous sommes particulièrement attachées à la diplomatie parlementaire.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Madame Colombier, vous avez raison de signifier qu’une politique de puissance doit être mise en œuvre, car réagir n’est pas suffisant. Nous mentionnons à cet égard la « communication stratégique », le narratif destiné à porter l’image de la France, nos valeurs, et à défendre nos intérêts.

Il ne s’agit pas de dicter aux autres ce qu’ils doivent penser, et encore moins aux citoyens français. Néanmoins, force est de constater que nous avons perdu la bataille de l’information au Sahel, en raison de l’asymétrie des moyens employés, notamment par l’officine russe Wagner, qui s’appuyait sur des influenceurs et des médias locaux. En conséquence, devons-nous nous priver de moyens plus offensifs pour porter la voix de la France ? Les institutions régaliennes que nous avons auditionnées renvoient à juste titre aux parlementaires le soin de placer le curseur. Je le redis, il nous revient de nous emparer de ce débat.

Monsieur Cormier-Bouligeon, cette diplomatie parlementaire s’inscrit dans le cadre de « l’équipe France ». Nous pouvons tous ici nous réunir derrière la défense et la protection des intérêts français à l’étranger. Cette équipe France doit avoir un meilleur accès à l’information, raison pour laquelle nous recommandons d’avoir des liens avec Viginum, mais aussi d’être « briefé » peut-être plus souvent par la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) en amont, avant de nous déplacer à l’étranger. Je pense qu’il y a là de bonnes pratiques à enclencher, à généraliser, à systématiser.

M. Alexandre Dufosset (RN). Vous avez mentionné le rapport Viginum sur les élections en Roumanie. Je tiens à rappeler que celui-ci indique bien dans son introduction qu’il ne relève pas d’une enquête, mais d’une compilation de sources ouvertes. Ce rapport souligne également qu’une surreprésentation d’un candidat dans l’espace numérique ne suffit pas à expliquer un vote en sa faveur.

Ensuite, la marine nationale a choisi d’intégrer l’influence dans la conduite de ses missions, sans créer une structure à part, mais en diffusant une culture de l’influence au sein même de la chaîne de commandement. En mer, les occasions de montrer notre présence, de capter l’attention ou d’envoyer des messages sont nombreuses, notamment à travers la « diplomatie navale. » Cette manière de faire, très liée à la spécificité du milieu maritime pourrait-elle constituer une source d’inspiration pour les autres armées ? Disposons-nous aujourd’hui de moyens suffisants en termes de doctrine, de formation, d’outils pour bien planifier ce type d’opérations d’influence dans toutes les armées ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Je me joins au concert des félicitations adressées à votre rapport. Pouvez-vous revenir sur l’exemple britannique, notamment en termes de méthodes utilisées ?

Mme Delphine Batho (EcoS). Quand j’évoque le volet « offensif » de la stratégie d’influence, je ne fais pas référence à la dimension offensive de la guerre informationnelle. À mon sens, ce volet porte en réalité sur la vision du monde que défend la France. De ce point de vue, je ne pense pas que ce travail relève du SGDSN, qui a déjà fort à faire en matière de défense et de résilience, ni des hauts fonctionnaires de défense des ministères.

La stratégie offensive d’influence pose en réalité la question du soft power, et donc du projet, de la vision du monde qui est défendue par la France. Nous pouvons à ce titre prendre l’exemple de ce qui se joue sur le rapport à la science, notamment sur les enjeux climatiques. Si nous voulons mener une stratégie d’influence, il est regrettable de ne pas déplorer publiquement le retrait des États-Unis, de l’accord de Paris et de laisser seul le président Lula intervenir en ce sens. Si nous voulons avoir une influence sur des pays, être reliés aux autres peuples, la question du contenu est obligatoirement posée.

Mme Marie Récalde, rapporteure. Monsieur Dufosset, l’exemple que vous avez mentionné au titre de la diplomatie navale est très intéressant et parfaitement exact. La cellule ASO de l’état-major des armées joue ici un rôle déterminant, notamment pour la bonne prise en compte de l’influence dans les opérations et de sa déclinaison dans chaque armée, y compris l’armée de terre et l’armée de l’air et de l’espace.

Les Britanniques disposent d’une tradition bien établie dans le domaine de l’influence, « l’intelligence service ». Leur culture de l’influence est beaucoup plus intégrée, décomplexée et native que la nôtre. Ils assument parfaitement leurs actions d’influence à travers des campagnes de communication menées conformément aux grands principes du marketing, par des entreprises privées.

Ce sujet figure parmi les pistes que nous avons évoquées, c’est-à-dire des messages spécialement conçus, rédigés à destination d’un public cible. En Grande-Bretagne, l’écosystème intègre à la fois la sphère publique et la sphère privée, le civil et le militaire. Les Britanniques consacrent des moyens financiers et humains importants à ce qu’ils appellent la communication stratégique (Stratcom).

Ils ont notamment mis en place une campagne de soutien à l’Ukraine totalement transparente et décomplexée qui s’appelait The Frontline of Freedom, menée par le ministère britannique de la défense, à destination de l’opinion publique et en particulier le jeune public, pour renforcer le soutien à l’Ukraine. En matière militaire par ailleurs, ils s’appuient sur une brigade dédiée à l’influence et aux actions psychologiques, la 77e brigade. De leur côté, les Britanniques ont été particulièrement intéressés par le travail effectué par Viginum.

Mme Natalia Pouzyreff, rapporteure. Monsieur Dufosset, en Roumanie, une enquête est en cours sur les manipulations et les ingérences numériques. Il faut aussi savoir que le candidat en question n’avait déclaré aucuns frais de campagne alors même qu’il était omniprésent dans les médias et sur les réseaux sociaux, ce qui a incité la commission électorale roumaine à s’interroger.

Ensuite, l’exemple britannique a bien été décrit par ma corapporteure. Il conduit à nous interroger sur la manière de composer avec des agences spécialisées en marketing stratégique. Madame Batho, vous avez raison de considérer qu’il faut décliner une vision du monde claire, mais elle ne peut être portée uniquement par le Président de la République, par exemple sur la science ou le climat. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur le ciblage au niveau du ministère des affaires étrangères : il ne faut pas toujours viser la communication large, mais des messages sur des sujets spécifiques, vis-à-vis de populations spécifiques, avec un contenu, des moyens, des médias adaptés, puisqu’aujourd’hui la majorité de la population ne regarde plus les médias traditionnels. Il convient d’opérer un changement culturel ; il ne s’agit plus de la diplomatie institutionnelle, mais d’une autre forme de communication.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie de ce travail très précieux, très intéressant.

La commission autorise à l’unanimité la publication du présent rapport d’information.

La commission autorise à l’unanimité la publication du rapport portant sur le recueil des auditions du cycle « Europe de la défense ».

 

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La séance est levée à douze heures trente-neuf.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Frédéric Boccaletti, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier‑Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, Mme Florence Goulet, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Marie Récalde, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Aurélien Saintoul, M. Thierry Sother, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon

Excusés. - Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Alma Dufour, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Moerani Frébault, Mme Clémence Guetté, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Anna Pic, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud