Compte rendu
Commission
des affaires étrangères
– Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique de Villepin, ancien premier ministre, ancien ministre des affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Élysée, sur la situation internationale 2
Mercredi
9 avril 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 51
session ordinaire 2024-2025
Présidence
de M. Bruno Fuchs,
Président
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La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Dominique de Villepin, ancien premier ministre, ancien ministre des affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Élysée, sur la situation internationale.
La séance est ouverte à 9 h 00.
Présidence de M. Bruno Fuchs, président.
Monsieur le premier ministre, je vous souhaite la bienvenue devant cette commission que vous avez fréquentée jadis lorsque vous occupiez vos fonctions au Quai d’Orsay. Je vous remercie également d’avoir attendu l’avant-veille de votre audition par notre commission pour rendre public un opuscule – en tout cas une réflexion que l’on peut aujourd’hui lire en open source – qui s’intitule Le Pouvoir de dire non. Ce pouvoir de dire non est, en quelque sorte, votre marqueur politique depuis votre intervention à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2003.
« Nous vivons une époque charnière, traversée par des fractures profondes que l’on peine encore à nommer. Le monde vacille sous le poids de ses propres excès : surexploitation des ressources, dérèglement climatique, instabilité géopolitique, fatigue démocratique, perte du sens collectif. Ce que nous affrontons n’est pas une simple crise, c’est une mutation historique, une bascule d’époque. Nous sommes pris dans une accélération prodigieuse de l’Histoire, tel un train fou, lancé à pleine vitesse, dont les passagers ne peuvent plus descendre. ». Telles sont les premières lignes de la réflexion que vous avez rendue publique lundi 7 avril.
Vous écrivez aussi : « Ce texte est né d’une nécessité : celle de comprendre ce basculement, de déchiffrer les forces à l’œuvre, d’interroger les logiques qui redessinent notre avenir sans toujours dire leur nom. Il est né d’une intuition : le trumpisme n’est pas la maladie du monde, il en est le symptôme. Et l’excès d’attention qu’il réclame et reçoit nous détourne de nos maux essentiels. ».
Vous poursuivez : « L’idée de progrès s’effrite, les promesses de la modernité se dérobent et l’ordre international issu des révolutions démocratiques semble perdre sa boussole. Face aux vertiges de l’histoire, il nous reste un levier fondamental : notre esprit de résistance et la force du refus, ce pouvoir inaltérable de dire non, non pas par repli ou nostalgie mais pour rester fidèles à nous-mêmes et rouvrir le champ des possibles. Mais pour cela, il faut se donner, méthodiquement, progressivement, les moyens de dire non. ».
Nous sommes très heureux d’avoir l’occasion de poursuivre ces réflexions avec vous ce matin. Vous avez porté haut nos valeurs devant les instances de la communauté internationale, à un moment où, comme aujourd’hui, l’une des surpuissances souhaitait faire primer sa vision et sa loi sur le multilatéralisme. Depuis, vos prises de position récentes ne laissent personne indifférent. Certains vous accusent de jouer au provocateur à dessein, d’autres encore d’être passé dans le camp de la gauche.
Avec le retour de Donald Trump dans le bureau ovale, c’est l’ordre international tout entier qui est renversé. La vision d’un monde libre, respectueux du droit et attaché aux libertés publiques se trouble et nous laisse dans l’obscurité, sans autre boussole que nos propres valeurs.
Nous attendons de vous, ce matin, que vous puissiez nous dire comment vous voyez l’évolution des grands conflits dans le monde. Comment dire non, d’abord, aux projets funestes du président Trump ? Pour ce qui concerne le conflit en Ukraine, que vous inspire le processus en cours de sortie de crise esquissé par l’administration américaine ? Peut-on réellement espérer une issue de paix durable et à quelles conditions pour l’Europe ? De même, comment interprétez-vous l’enlisement de la crise multidimensionnelle qui affecte Gaza ? Un plan qui garantisse la sécurité d’Israël et la souveraineté du peuple palestinien est-il possible ? À quelles conditions ? Pensez-vous également que le nouveau pouvoir en Syrie emprunte un chemin encourageant ?
S’agissant de l’Afrique, continent que vous connaissez bien, nous regrettons que la France n’ait pas suffisamment anticipé que son implantation devait y prendre des formes nouvelles. Estimez-vous possible de rebâtir une relation forte avec ce continent attaché à notre histoire et faisant indéfectiblement partie de notre avenir ?
Et puis, monsieur le premier ministre, il y a toute la réflexion autour de l’avenir de notre monde et de nos démocraties. Comment dire non à la course folle vers la violence dans laquelle sont engagées les grandes puissances, avec notamment la question de la prolifération nucléaire ? Comment abordez-vous la question des ressources, du climat ? Vous en avez parlé dans votre réflexion. Comment voyez-vous la nouvelle géopolitique mondiale, le rôle de la Chine et la montée des impérialismes ?
Pour ce qui est de l’avenir de l’Europe, notre continent semble encore le seul à pouvoir assumer une vision multilatérale, le respect de l’État de droit et des libertés publiques. Sommes-nous en mesure de maintenir un espace commun où la force et l’arbitraire ne font pas la loi ?
M. Dominique de Villepin, ancien premier ministre, ancien ministre des affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Élysée. Mesdames et messieurs les députés, merci de m’accueillir. J’essaierai, dans une courte introduction, de présenter, tels que je les vois, les quelques grands enjeux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, à commencer par la nouvelle équation stratégique du monde : une équation impériale, profondément renouvelée par le retournement de l’administration Trump et le basculement de l’Amérique lors des derniers mois.
Je voudrais partir de ce qui, selon moi, fonde ce basculement du monde. Il s’agit de l’épuisement du modèle mondial, de l’épuisement des ressources de notre monde et de l’épuisement et d’une forme de désenchantement de notre modernité, qui se manifestent par les promesses non tenues de ce modèle ancien. Qu’il s’agisse de la croissance, de la centralité de la puissance militaire, de la foi dans le progrès technologique ou encore de la foi dans la démocratie libérale, ce sont autant de désaffections qui expliquent le profond changement du monde : tous ces piliers sont ébranlés et nous voyons le retour des formes impériales, à commencer par le modèle américain, qui surprend beaucoup et qui renouvelle le jeu de la puissance internationale. Cet impérialisme combine des éléments curieux et même étranges : l’instinct, la volonté de mouvement, la volonté de domination, une capacité à marier la sidération, le chaos, une volonté de soumission de l’ordre international.
C’est donc à la fois un révisionnisme de l’ordre mondial et un illimitisme. C’est là un point central : il n’y a plus de limites dans un monde qui lui-même est de plus en plus limité. Ce paradoxe et cette contradiction expliquent la violence de l’offensive américaine. C’est aussi, on le mesure tous les jours, un unilatéralisme et bien sûr un technologisme, parce qu’il se double de cette composante technologique qui en change profondément la nature.
Parallèlement existent des modèles alternatifs impériaux. On le voit avec la Chine, qui est d’abord un empire du contrôle, c’est-à-dire un empire d’une autre nature, et on le voit bien sûr avec le modèle impérial russe qui, lui, reprend les codes de son histoire et, en quelque sorte, s’inscrit dans une très longue durée.
Pour la France et pour l’Europe, ce contexte porte des risques nombreux qu’il faut vraiment évaluer pour mesurer à quel point nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation nouvelle. Le premier risque est celui de la fragmentation de l’ordre international, d’autant plus grand que le droit est contourné, la souveraineté instrumentalisée, les forums multilatéraux paralysés. Il en résulte donc une destruction de l’ordre multilatéral traditionnel, à commencer par la mise en panne du système onusien.
Le deuxième risque est celui de la banalisation de la guerre, de son extension, y compris de sa nature, qui résulte de l’avènement de la guerre hybride, économique, cognitive, qui devient un mode ordinaire de gestion de la puissance, avec un effacement des seuils de conflictualité. Cette marche vers la guerre hybride, globale, totale, fait tous les jours des pas plus importants.
Le troisième risque est celui de la prolifération nucléaire, qui a été considérablement accrue par la crise ukrainienne, puisque la perception d’un manque de crédibilité des garanties de sécurité offertes par le mémorandum de 1994 peut inciter un certain nombre de puissances de la planète à chercher la dissuasion par leurs propres moyens. Il s’agit donc d’un pas en avant considérable en matière de prolifération horizontale.
Le quatrième risque est la résurgence d’un terrorisme structurel ou conjoncturel. Dans un monde disloqué, les marges deviennent des foyers d’opportunisme violent, qu’il s’agisse d’acteurs non-étatiques ou semi-étatiques. Le terrorisme, loin d’avoir disparu, change toujours de forme. Il est à la fois plus diffus, plus stratégique, parfois même adossé à des logiques étatiques indirectes. Il faut donc là aussi parer à toutes ces menaces qui s’accumulent.
Le dernier élément porte sur le risque de voir un effacement progressif de la démocratie telle que nous la connaissons, minée par la question identitaire. Il ne vous a pas échappé, en regardant l’évolution du modèle américain, que la question identitaire a été la clé du triomphe de Donald Trump. Il a été élu en appuyant sur la question identitaire, certainement pas en promettant des politiques publiques raisonnées, tout en prétendant régler la guerre culturelle à laquelle faisaient face les États-Unis depuis déjà plusieurs années.
Cette instrumentalisation de l’identité conduit inévitablement à un nouveau risque pour nos modèles démocratiques : celui d’une gouvernance sans citoyenneté, d’un pouvoir réduit à une représentation contestée et d’un dialogue public fragilisé par la fatigue civique.
Dans cette nouvelle logique impériale, une question se pose immédiatement pour nous : celle du commerce international, que j’aborderai donc en priorité. Les débuts d’une escalade apparaissent déjà avec la Chine, qui a choisi de répondre avec vigueur, rendant coup pour coup aux hausses tarifaires américaines. Nous atteignons maintenant des taux de droits de douane de 104 % pour la Chine et la question se pose désormais de savoir ce que nous allons faire nous-mêmes.
L’Union européenne a choisi la patience. Elle doit être capable de mobiliser tous ses outils, qui sont nombreux, qu’ils soient d’ordre tarifaire ou non tarifaire, qu’il s’agisse des services financiers ou des services numériques. Le fameux instrument anti-coercition s’ajoute par ailleurs à la panoplie des différents outils possibles. Je suis convaincu que la stratégie de la riposte est la plus adéquate, dans la mesure où nous savons que la hausse des droits de douane affecte au premier chef les consommateurs. Les consommateurs américains seront donc les premiers touchés par les décisions de Donald Trump. Dans la riposte que nous pourrions engager, les consommateurs européens seront les plus touchés, même s’ils le seront moins que ne le seraient les consommateurs américains. Nous n’avons donc pas intérêt à rentrer dans une escalade où nous serions perdants.
Comme le fait la culture européenne s’inspirant d’Ulysse contre Achille, la ruse me paraît plus adaptée. Nous comptons un certain nombre de dispositifs qui peuvent nous préserver de cette logique d’escalade et d’engrenage, comme celui, avancé par plusieurs experts, consistant à écarter les entreprises américaines des offres publiques.
La gradation de notre réponse devrait prendre en compte la structuration des différentes hausses. La première hausse est celle, universelle, de 10 %, qui a pour but de réduire l’impôt aux États-Unis. La deuxième tranche, les 20 % qui nous concernent et les 34 % qui concernent les Chinois, a quant à elle pour but de réindustrialiser les États-Unis. Cette partie est celle qu’il faut prendre le plus au sérieux et à laquelle il faut répondre le plus directement. Il s’y ajoute une troisième tranche, qui vise, pour les États-Unis, à réduire leur déficit commercial. Elle a aussi pour but d’entraîner la baisse du dollar et des prix du pétrole, et donc de rendre l’économie américaine plus compétitive.
Dans ce domaine, on voit bien à quel point il est important que la coordination et l’unité des Européens soient défendues. Mme Meloni sera aux États-Unis dans les prochains jours. Rien ne serait pire que de voir les Européens négocier en ordre dispersé, ce qui permettrait aux Américains de diviser les Européens à bon compte, sachant que les positions sont assez différentes selon qu’on est Allemand, Français ou Italien, et que les Américains peuvent donc jouer entre les uns et les autres.
Le deuxième enjeu stratégique pour l’Europe aujourd’hui est celui de la nouvelle architecture de sécurité et de défense. Dans ce contexte, l’héritage français nous place dans une position presque idéale, à la suite des décisions du général de Gaulle. C’est en effet une situation d’indépendance, puisque nous disposons d’outils et d’instruments, à commencer par la force de dissuasion, qui nous placent dans une bonne position. Je tiens, de ce point de vue, à saluer à la fois l’intuition et la ligne défendue par le président de la République concernant la défense d’une autonomie stratégique européenne. Cette ligne me paraît la bonne. Les Européens commencent aujourd’hui à comprendre la nécessité d’avancer dans ce sens.
Il importe donc d’être capables d’ouvrir deux chapitres complémentaires, avec beaucoup de prudence et beaucoup de mesure. Le premier chapitre consiste en une réflexion sur l’extension de notre protection nucléaire. Elle passe bien évidemment par une réflexion sur nos intérêts vitaux mais ne doit pas modifier notre capacité à décider seuls de l’emploi de la force. Le deuxième chapitre porte sur une nouvelle politique de défense européenne.
J’évoquerai rapidement deux points. Pour ce qui est des opérations, d’abord, il faut œuvrer à deux niveaux d’interopérabilité : premièrement, celui entre les Européens et l’Alliance et, deuxièmement, entre le pilier européen et les États-Unis, avec la constitution d’une avant-garde européenne. En effet, ce n’est qu’à quelques-uns qu’on pourra véritablement doter l’Europe d’un moteur crédible dans ce domaine, avec le Royaume-Uni et d’autres pays en dehors de l’Union européenne – la Turquie ou la Norvège. Le deuxième point porte sur les équipements : nous devons être capables d’assurer un partage du fardeau, en opérant de grands choix collectifs. Je pense en particulier aux priorités dans le domaine du réarmement : la défense antiaérienne, les capacités aéronautiques, les capacités en matière de reconnaissance et de communication satellitaire. Nous devons être capables de définir des projets et d’être crédibles dans leur mise en œuvre.
Au-delà de ces différents enjeux, quatre principes doivent nous guider, nous Français, dans la conduite de notre politique étrangère.
Le premier est un principe de continuité. Nous sommes dans un monde de sidération, d’effroi et de chaos. Nous avons pu voir à quel point, dans les dernières années, le fait d’osciller, c’est-à-dire de vouloir tantôt jouer une carte et tantôt une autre, lasse nos partenaires comme nos adversaires et crée un trouble. Nous devons donc faire preuve de constance et de durabilité dans notre vision. Tel est l’enjeu face à Donald Trump. On ne fait d’une manière générale souvent que réagir, alors qu’il faudrait poser un cadre et définir des stratégies, le plus possible avec les Européens. De la même façon, il faut de la continuité de l’engagement dans la gestion des crises. On le voit à Gaza. Là aussi, nous avons adopté plusieurs tons et plusieurs stratégies. Sur des crises aussi graves, nous ne pouvons pas montrer un intérêt à éclipses, qui alterne entre compassion, engagement et indifférence. Nous devons, là aussi, si nous voulons être efficaces et peser véritablement, être cohérents dans notre engagement. Troisièmement, il faut de la continuité dans la vision et les objectifs sur l’Ukraine. Depuis trois mois, on évoquait régulièrement l’idée d’un déploiement de troupes au sol, d’un réarmement et d’une économie de guerre. Tout ça paraît déjà quasiment antique, dans le contexte de la nouvelle équation sur l’offensive commerciale américaine. Là encore, ne lâchons pas les fils que nous estimons devoir tenir. Il nous faut de la cohérence et de la continuité.
Le deuxième principe est celui d’unité. Il n’est pas de politique étrangère sans unité du pays. Je vois avec inquiétude que le gaullo-mitterrando-chiraquisme a volé en éclats depuis 2007 pour laisser place à des séquences clignotantes, et souvent un désaveu de notre diplomatie. En 2003, le message de la France était collectif et multilatéral. Il faut garder nos fondamentaux. De même, au niveau européen, il faut chercher à embarquer tous les acteurs. On l’a bien vu qu’en cherchant à jouer les uns contre les autres ou à privilégier les uns et les autres, nous étions, au bout du compte, perdants.
Le troisième principe fondamental est de défendre notre souveraineté française et européenne en nous donnant les moyens sur les plans sécuritaire, économique et technologique de faire face aux nouveaux empires.
Quatrièmement, fidèles à notre exigence de défense de l’ordre international fondé sur les piliers de l’humanisme, de l’universalisme et du multilatéralisme, contre les tentations qui sont devant nous, nous devons véritablement nous mobiliser pour revoir l’ordre de 1945 et l’ordre de 1991, qui se sont effondrés. Il est dommage que la France n’ait pas pris le leadership de cette recomposition et de cette restructuration de l’ordre mondial. Ce rôle était fait pour nous et pour l’Europe, sachant que la France et l’Europe sont prises en étau entre la Chine et les États-Unis. Nous avons donc intérêt à redessiner cet ordre mondial, en n’oubliant pas que dans ce contexte, les partenaires privilégiés avec lesquels nous devons travailler sont bien sûr ceux du Sud global. On a beaucoup glosé sur l’existence ou l’inexistence de ce dernier. Il existe bel et bien. L’Europe et le Sud global doivent devenir les piliers d’un monde équilibré.
Je terminerai par quelques mots sur les deux principales crises qui nous préoccupent même s’il en existe bien d’autres, en Afrique et ailleurs. Ces deux crises sont l’Ukraine et Gaza, qui doivent nous conduire à marquer notre différence de Français et d’Européens.
Pour l’Ukraine, nous devons, à mon sens, avancer selon trois axes.
D’abord, il nous faut affirmer notre soutien à l’Ukraine, qui répond à une nécessité stratégique. Il s’agit bien d’une guerre d’agression à laquelle nous faisons face. Ce n’est pas un simple conflit territorial. Cette agression remet en cause les fondements mêmes de l’ordre international. Face à cette entreprise de déstabilisation, la position de la France doit rester claire : un soutien à l’Ukraine impératif, stratégique, politique et moral. Il ne s’agit pas de faire une quelconque faveur à l’Ukraine mais de lui apporter une aide militaire, industrielle, diplomatique, humanitaire. Nous devons parallèlement avancer pour défendre l’idée d’une paix juste.
Deuxièmement, il faut un accord de paix, qui ne peut être garanti sans la participation active de l’Ukraine et des Européens. De ce point de vue, je ne crois pas que la question de la paix puisse à aucun moment être confisquée par quelque grande puissance que ce soit. En d’autres termes, la France pourrait participer à un accord de cessez-le-feu ou de paix avec le Royaume-Uni et avec d’autres Européens, mais dans un cadre multilatéral, légitime, incluant l’Union européenne et avec une pleine participation aux discussions et la définition des termes de l’accord. En revanche, il ne me paraît pas envisageable d’engager une présence militaire au sol en dehors de ce cadre multilatéral, pour garantir un accord auquel nous n’aurions pas contribué. Une telle situation nous exposerait à un engrenage militaire, nous placerait en situation de grande vulnérabilité vis-à-vis du pouvoir russe et ferait de la France, comme de toute force européenne, une variable d’ajustement dans le jeu stratégique entre les Américains et les Russes.
Le troisième axe consiste à engager une refondation de l’architecture de sécurité européenne. Il en va de l’avenir de la sécurité collective en Europe. Cela implique bien sûr une architecture crédible, coordonnée, autonome, en coopération avec l’Ukraine et avec une capacité diplomatique et stratégique collective, qui évite à l’Europe d’être marginalisée ou instrumentalisée par les grandes puissances.
Pour ce qui est de la deuxième crise, il s’agit de donner une chance à la paix en reconstruisant le cadre politique face à ce qui ressemble chaque jour davantage, il faut le dire fortement, à une guerre sans fin. On ne voit plus aujourd’hui ni les objectifs militaires ni les objectifs politiques qui sont derrière la poursuite de cet engrenage.
Il ne faut accepter aucune forme d’ambiguïté face à ce qui se passe à Gaza. Dans sa brutalité, dans son impasse, dans son extension, c’est le résultat, dans la période qui s’est ouverte après le 7 octobre 2023, d’une attaque terroriste du Hamas qu’il faut condamner sans ambiguïté et qui est aujourd’hui à la source d’une catastrophe humanitaire qui frappe des dizaines de milliers de civils et qui détruit les infrastructures.
Mais on voit aujourd’hui que ce conflit déborde Gaza, touche la Cisjordanie, le Sud du Liban, la Syrie, l’ensemble de la région et pourrait conduire à une escalade avec l’Iran. La poursuite de l’intervention israélienne dans ce contexte, en dehors de toute stratégie militaire et en l’absence de tout objectif politique autre que celui d’un départ des populations palestiniennes et d’un grignotage du territoire gazaoui, ne fait qu’accroître le drame humanitaire, avec la reprise du blocus au mépris total des populations civiles comme de la vie des derniers otages.
La seule issue crédible reste, à mon sens, la solution à deux États. Il s’agit de créer un État israélien et un État palestinien vivant côte à côte avec des garanties de sécurité, ce que ne cesse de rappeler la diplomatie française depuis longtemps. Or, cette solution est aujourd’hui activement contrecarrée par le gouvernement israélien et par l’administration américaine. Le plan Trump « Transformer Gaza en Riviera » a servi de diversion utile. Ce plan tout à fait farfelu envisage, comme vous le savez, la reconstruction d’une bande de Gaza débarrassée de ses habitants, démilitarisée mais sans souveraineté réelle. Il constitue donc une impasse à la fois morale et politique. Ce plan est d’autant plus utopique qu’il ne répond à aucune des revendications des Palestiniens. Il est dangereux car il légitime le fait accompli et enterre la perspective d’un État et le droit d’une population à s’autodéterminer. Il est également illégal de par le déplacement forcé de populations entières.
Dans ce contexte, deux questions s’opposent à mon sens. La première porte sur la question de la reconnaissance de l’État palestinien. Le président de la République s’est rendu sur place, et je salue cette visite auprès du président égyptien, le maréchal Al-Sissi, et du roi de Jordanie. Il a pu mesurer, en s’approchant de la région de Gaza, à quel point le désastre humanitaire était important et à quel point sa véritable raison tient à l’engrenage de la violence. Or, la seule issue pour empêcher cet engrenage de la violence est de la transformer en perspective politique, et la seule perspective politique qu’on connaisse dans cette région est la reconnaissance de l’État palestinien. Elle réaffirmerait les droits du peuple palestinien à l’autodétermination, rendrait une légitimité politique à l’Autorité palestinienne et suivrait une conférence internationale. Cette conférence est fixée pour le mois de juin dans le cadre de l’ONU. Une perspective est donc ouverte, malheureusement encore lointaine, dans une conférence copilotée par l’Arabie saoudite et la France. En attendant, nous ne sommes pas sans capacité d’agir. Là aussi, comme pour chaque crise, nous devons être capables de nous mobiliser avec fermeté. Nous savons tous que nous disposons d’outils, dans le cadre européen, pour remettre les choses d’aplomb, qu’il s’agisse de leviers en matière de coopération comme l’accord d’association Union européenne-Israël ou qu’il s’agisse de mesures spécifiques face à l’intensification de la politique de colonisation en Cisjordanie.
M. le président Bruno Fuchs. Merci pour cette intervention liminaire qui balaye un grand nombre de sujets. J’aurais beaucoup de questions à vous poser mais je m’en tiendrai à distribuer la parole, compte tenu du nombre d’inscrits, de sorte que chacun puisse s’exprimer.
Les orateurs des groupes politiques vous à présent s’adresser à vous et vous interroger.
M. Davy Rimane (GDR). Vous soutenez à juste titre que partout des formes impériales ressurgissent, qu’elles soient politiques, économiques, technologiques ou culturelles. Plusieurs grandes puissances ont en effet renoué depuis le début du XXe siècle avec une politique impérialiste. L’exemple le plus frappant est bien sûr celui de la Russie, qui a lancé une invasion totale sur l’Ukraine en 2022, même si la Chine, la Turquie et, bien sûr, les États-Unis ne sont pas en reste.
Le retour de ces postures impérialistes menace la stabilité internationale et la négation de la souveraineté des États visés fait craindre la multiplication des conflits. Dans le même temps, la crise démocratique et politique gagne du terrain dans plusieurs pays, tandis que la gestion des finances publiques risque d’exacerber des tensions sociales déjà existantes.
Dans nos réflexions sur les raisons qui ont mené à ce que vous désignez comme une bascule d’époque, vous mentionnez beaucoup d’éléments qui ont tout particulièrement résonné chez moi. Je pense notamment aux fractures sociales que vous soulevez : la fin d’un idéal d’émancipation, une dignité humaine mise à mal, la montée du ressentiment de ceux qui voient les bénéfices de la mondialisation se concentrer toujours plus dans les mains d’une élite métropolitaine.
Ces mots sont ceux qui essaiment dans nos territoires ultramarins depuis la fin de l’ère coloniale et l’annonce toujours différée de l’impératif d’égalité effective entre tous les citoyens français. Nous incarnons à nous seuls, de par nos singularités, les deux mondes que vous décrivez et qui se regardent : des sociétés qui vieillissent d’un côté, une jeunesse qui s’impatiente de l’autre.
En revanche, l’une comme l’autre est marquée par un non-développement qui injecte méfiance et ressentiment au sein de la population. Mais l’une et l’autre sont trop souvent envisagées sous un prisme purement utilitaire par la France, qui les voit avant tout comme des relais de puissance et d’influence plutôt que comme des composantes de l’ensemble national. Au regard du contexte international actuel, de la réorganisation du monde autour de nouveaux empires et des revendications territoriales récentes des États-Unis, comment analyseriez-vous la situation française d’un point de vue ultramarin ? Quel regard posez-vous sur l’attention qui pourrait animer plusieurs territoires d’outre-mer de se tourner vers d’autres pays plus offrants que la France pour envisager leur développement économique et social ?
Plus globalement, pensez-vous que la guerre commerciale et son escalade quotidienne ne sont qu’un prélude à une guerre cette fois militaire ? Le cas échéant, comment envisagez-vous la reconfiguration des alliances entre grandes puissances sur la scène internationale ? Les pays du Sud pourraient-ils jouer un rôle de faiseur de rois ? Je vous remercie.
M. Dominique de Villepin. Vous avez raison de souligner dans ce monde fracturé, dominé par l’équation impériale, l’importance du monde ultramarin pour la France. Il ne s’agit pas seulement d’un élément de puissance mais d’un élément constitutif de notre puissance. Imaginer la France sans la capacité à maintenir cette unité nationale à travers le monde ultramarin serait véritablement rentrer dans ce que j’appellerais « un autre pays ».
Nous avons donc, à travers ce rayonnement mondial qu’offre à la France ce monde ultramarin, à privilégier tout ce qui peut maintenir l’unité entre ce dernier et la métropole. Nous savons tous les mouvements qui ont agité pour des raisons différentes, à la fois statutaires mais aussi de coût de la vie, un certain nombre de territoires. Il faut donc à chaque fois prendre la mesure de ces enjeux. Cette présence française à travers le monde nous offre la deuxième zone économique exclusive (ZEE) mondiale : c’est dire à quel point elle compte pour la puissance française. Mais, au-delà, j’ajouterai la composante humaine privilégiée que cela donne à la France. Cette dimension de diversité française et d’universalisme français est un élément de puissance, de rayonnement et de conviction pour ce qui est de la représentation de la France et de la vision de la France dans le monde. Cette prise en compte de la diversité est un élément majeur dans la capacité qu’a la France aujourd’hui, par sa diplomatie, à convaincre un certain nombre d’États.
Ce sont là des piliers fondamentaux dans la définition de l’identité française. Ils doivent être défendus et soutenus, que ce soit sur le front économique, sur celui de la question sociale ou sur celui de la sécurité. Je crois que ces ressources sont encore insuffisamment exploitées en matière politique et stratégique. Nous devons, chaque jour davantage, prendre la mesure de ce que le monde ultramarin apporte à la France.
M. Sébastien Chenu (RN). Dans votre exposé ce matin, mais aussi dans votre dernier essai Le Pouvoir de dire non, vous proclamez mener un combat existentiel pour la démocratie et la République. Nous pouvons évidemment partager cette ambition mais, à lire vos prises de position ou à écouter vos discours, une question demeure : à quoi précisément dites-vous oui ?
Vous êtes de ceux, monsieur le premier ministre, que l’on peut qualifier d’insaisissable. Il s’agit d’ailleurs plutôt d’une qualité. Ancien premier ministre de droite, applaudi aujourd’hui par la gauche radicale à la Fête de l’Huma…
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Vous êtes jaloux ?
M. Sébastien Chenu (RN). …gaulliste autoproclamé, rêvant d’une Europe fédérale, patriote revendiqué, prompt à dénoncer l’unilatéralisme américain mais étonnamment discret sur l’activisme religieux et politique de certaines puissances du Golfe : l’ambiguïté semble être devenue une marque de fabrique.
Vous plaidez pour une Europe indépendante capable de dire non aux États-Unis. Très bien ! Mais comment concilier cette exigence de souveraineté avec votre foi fédéraliste qui appelle à une Europe fiscalement harmonisée, politiquement unifiée, autrement dit une Europe qui dissout les souverainetés nationales ? On est là plus proche de Delors que de Gaulle.
Vous dénoncez avec vigueur, comme nous l’avons entendu ce matin, l’hystérie identitaire et les dérives d’une droite que vous jugez tentée par l’extrême. Vous affirmez lutter contre ceux qui érigeraient l’ordre en valeur suprême au détriment des libertés. Pourtant, cette dénonciation systématique semble frappée d’un étrange déséquilibre. Là où vous condamnez l’unilatéralisme occidental, vous restez muet sur celui de puissances étrangères bien plus opaques, parfois théocratiques, qui pèsent sur la France et l’Europe à coups de financements, de soft power ou d’influence communautaire.
Vous nous dites, comme vous l’avez redit ce matin, refuser le glissement identitaire mais, en réalité, ne niez-vous pas l’angoisse identitaire réelle d’un peuple qui voit sa culture, son histoire, son mode de vie remis en question ? Vous condamnez souvent, d’ailleurs, le Rassemblement national en excluant de fait des millions de Français qui votent pour lui. Est-ce là votre conception du pluralisme républicain : l’unité dans l’effacement, la démocratie sans le peuple ?
Je note ne rien avoir entendu, dans votre discours, sur deux défis majeurs que représentent la crise migratoire actuelle et à venir et l’islamisme conquérant ou lié au terrorisme, que d’ailleurs vous n’avez lui-même pas qualifié. Vous critiquez ceux qui, selon vous, utilisent des sujets comme l’immigration, le voile ou la mémoire de l’Algérie à des fins électoralistes mais nier ces sujets n’est-ce pas les laisser pourrir ?
Je conclurai en vous disant que, pour vous, la France est une abstraction. Elle attend qu’on cesse de parler d’elle au nom de la République, qu’on la protège, comme vous avez d’ailleurs su le faire à certains moments de notre histoire.
M. Dominique de Villepin. Je passe sur la foi fédéraliste et d’autres éléments qui ne correspondent pas à la vérité de mon engagement. Je crains que mon engagement ne soit par trop clair. Je passe donc aussi sur l’ambiguïté que vous me prêtez.
J’en viens à ce qui constitue pour moi l’essentiel : la question de la souveraineté et celle de l’identité. Sur le premier point, il faut ouvrir les yeux et comprendre dans quel monde nous sommes. J’emploie un terme qui peut paraître un peu barbare, qui est celui de l’hypercratie. De quoi s’agit-il ? C’est un monde où la puissance est à ce point importante, sublimée, qu’elle en devient diffuse et qu’elle s’exprime sans respect pour les frontières. L’intérieur et l’extérieur sont aujourd’hui mélangés. Telle est la caractéristique de notre monde. Vous pouvez rêver du monde ancien et continuer à faire croire que l’on peut travailler dans ce cadre mais il a disparu.
Nous sommes aujourd’hui dans un monde où la souveraineté, si l’on veut être efficace, suppose que nous en assumions toutes les composantes. La souveraineté nationale en reste le pilier. Elle est le point de départ de ce qui, depuis 1648, constitue l’organisation de la société mondiale. Cette dernière a considérablement évolué depuis. Il faut y ajouter, aujourd’hui, la souveraineté populaire, qui constitue un ensemble beaucoup plus vaste.
Il ne vous échappe pas que, dans la relation que la France a avec l’Union européenne, agir à travers l’Europe revient à se donner plus de souveraineté. Le levier d’Archimède, comme je le dis dans le petit texte auquel vous faites référence et dont parlait le général de Gaulle, peut devenir aussi, pour nous Français, un bouclier d’Archimède. Ne négligeons donc pas cette dimension qui peut être tout à fait utile dans la défense de la souveraineté.
Il ne fait pas oublier la souveraineté des individus, qui est beaucoup menacée aujourd’hui. Elle occupe une place importante dans la philosophie contemporaine. Il faut savoir la défendre en évitant que ces individus, par la technologie ou par l’idéologie, ne soient réduits à des souris blanches à qui on met une électrode à la queue et qui, à coups d’impulsions, lèvent la main dans un sens ou dans un autre. La défense de la démocratie passe aujourd’hui par des souverainetés assumées.
Pour ce qui est de l’identité, vous avez raison quand vous dites qu’on ne peut pas ignorer la peur et la colère de populations et de peuples sur un certain nombre de sujets. Vous citez la question migratoire. Je suis cent fois d’accord. Il faut simplement distinguer deux choses très différentes. La première consiste à agiter la question identitaire sans apporter la moindre réponse à ces peurs et ces colères. La deuxième suppose d’apporter des réponses aux enjeux ; je pense à la question du voile et à celle de l’immigration. Nous voyons bien que ceux qui agitent le plus fortement ces questions identitaires ne veulent surtout pas apporter des réponses à travers les politiques publiques. Ils n’intègrent jamais d’autres réponses que la sortie de l’État de droit, c’est-à-dire qu’on change la loi ; quand on ne peut pas changer la loi, on change la Constitution ; quand on ne peut pas changer la Constitution, on change la hiérarchie des normes. La surenchère est sans fin. Dès lors, il n’y a, pour le citoyen et pour la démocratie, plus aucun contrôle sur les mesures proposées.
Je crois pour ma part à la nécessité de rester dans le cadre démocratique et d’un État de droit qui n’est pas négociable au quotidien, contrairement à ce qu’a dit le ministre de l’intérieur encore récemment. Sur l’immigration, on le voit bien, des solutions existent. Certains pays, y compris l’Italie, apportent des solutions, notamment par le biais de la diplomatie. Ce n’est pas dans la surenchère sécuritaire que se trouvent les réponses les plus efficaces mais dans des politiques publiques structurées, organisées et républicaines.
Mme Marie-Ange Rousselot (EPR). Nous assistons aujourd’hui à une remise en cause alarmante du respect du droit international. La guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine, l’attitude de plus en plus coercitive de la Chine vis-à-vis de ses voisins ou encore les récentes menaces des États-Unis à l’encontre du Canada et du Groenland, pourtant alliés et souverains, témoignent d’un basculement vers une logique de rapports de force ou la loi du plus fort supplante de celle du droit.
Dans le même mouvement, une certaine idée des relations diplomatiques vacille : celle fondée sur la prévisibilité, la loyauté entre partenaires, la réciprocité et la recherche d’équilibre. Elle cède la place à une pratique plus unilatérale, plus brutale, où l’on peut, d’un tweet ou d’un décret, imposer des droits de douane à ses alliés comme à ses rivaux ou acter un désengagement massif du financement d’organisations internationales essentielles.
Depuis plusieurs semaines, l’administration Trump annonce des coupes budgétaires drastiques visant de nombreuses organisations de coopération multilatérale et onusiennes, dont un certain nombre sont basées à Genève, dans ma circonscription. Ces annonces ne sont pas de simples ajustements budgétaires. Elles mettent en péril tout un écosystème et surtout des actions concrètes menées auprès des populations parmi les plus vulnérables.
Il s’agit des programmes du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du Programme commun des Nations unies sur le VIH (ONUSIDA), du Global Fund ou de l’Alliance mondiale pour les vaccins et l’immunisation (Gavi). Les causes défendues par ces organisations sont vitales, au sens où elles sauvent des millions de vies. Le désengagement américain fait peser un risque réel d’affaiblissement durable de la voie multilatérale, alors qu’elle ne nous est plus que jamais nécessaire. La pandémie de Covid-19 nous l’a rappelé violemment : les crises sanitaires ne connaissent pas de frontières. Résistance antimicrobienne, résurgence de maladies que l’on croyait disparues, effets sanitaires du dérèglement climatique : tous ces défis appellent une réponse globale, concertée et coordonnée.
Vous avez souvent rappelé l’importance de la voix de la France et de l’Europe dans le monde. Aujourd’hui, comment cette voix peut-elle se faire entendre pour défendre les fondements du multilatéralisme dans un monde de plus en plus polarisé et fragmenté ? Quelle stratégie suivre pour que l’Europe assume pleinement son rôle dans la gouvernance internationale face à ceux qui cherchent à imposer la loi du plus fort au détriment du droit, du dialogue et de la solidarité ?
M. Dominique de Villepin. Vous abordez un sujet que je considère comme tout à fait essentiel et qui revêt aujourd’hui une gravité exceptionnelle, du fait même de la politique américaine démantelant l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et adoptant une stratégie à nouveau très agressive vis-à-vis de l’ordre multilatéral. Je crois qu’il faut prendre acte de cette position américaine ; ce n’est pas la première fois ni la première administration qui s’en prend ainsi au multilatéralisme. Il faut en tirer les leçons et se poser la question d’une reconstruction, aujourd’hui, de ce multilatéralisme dans un nouveau cadre international.
Une majorité des États de la planète souhaitent vivre dans un monde organisé. Près de 85 % des États s’inscrivent aujourd’hui dans ce cadre. La France a ici une occasion d’assumer un leadership avec les autres pays européens pour poser les bases de ce à quoi pourrait ressembler ce nouvel ordre mondial, sachant que de grandes puissances, y compris néo-impériales, restent convaincues de la nécessité de cet ordre multilatéral. Je pense en particulier à la Chine, comme en témoigne l’engagement dans le domaine de l’écologie qui a été celui de la Chine au cours des dernières décennies ; il a débouché sur des progrès très substantiels sur le terrain, même si le pays reste parmi les principaux problèmes et fauteurs de difficultés aujourd’hui dans le monde.
Notre responsabilité est d’abord de voir comment nous pouvons apporter une réponse, avec les autres États de l’Union européenne, à la coupure dans les budgets internationaux, à la suite de la défection de l’USAID. Des réponses immédiates sont à apporter dans les secteurs de la santé et de l’éducation, qui touchent des malades à travers le monde, des femmes, des enfants et des orphelins. Il faut ici une mobilisation d’urgence. J’aimerais que l’Union européenne décide rapidement de constituer une cellule de crise pour essayer de faire face à l’urgence et apporter une réponse à toutes ces organisations humanitaires, dont beaucoup d’organisations européennes et françaises qui sont aujourd’hui dans le désarroi, avec des dettes considérables, qui parfois les menacent de mettre la clé sous la porte.
Dans la reconstruction du multilatéralisme, le point de départ consiste à retrouver une représentativité dans ce que doit être l’action mondiale. Nous ne pouvons pas avoir un Conseil de sécurité qui laisse de côté un certain nombre des grandes puissances mondiales ou des grands continents : l’Afrique et l’Amérique n’y sont pas représentées. Une question d’organisation et de structuration se pose donc. Une révision est également nécessaire en ce qui concerne les organisations du système de Bretton Woods : on voit bien que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale vivent selon les règles d’un ordre ancien, c’est-à-dire d’un ordre occidental.
L’Europe et la France s’honoreraient à prendre le leadership dans un monde où nous affirmerions que l’idée de partenariat entre l’Europe et le reste du monde puisse se faire sur une base d’égalité. Nous nous sommes recroquevillés depuis trop longtemps sur cette idée d’Occident, avec des dérapages constants depuis 2007. Cet occidentalisme, qui a conduit par ailleurs au militarisme et au moralisme, a détourné la diplomatie française et la diplomatie européenne de leurs objectifs et a fait perdre énormément de crédibilité à la France sur la scène internationale.
Le deuxième enjeu est de revoir complètement nos politiques de développement, devenues de plus en plus réduites à de simples logiques d’accompagnement. Il faut revenir à une logique de partenariats et de co-développement qui puisse véritablement nous permettre, avec d’autres États européens, de montrer des résultats. Ce qui fait défaut sur la scène mondiale est la mise en œuvre de politiques qui produisent des résultats et qui créent un effet d’entraînement pour le reste de la communauté internationale. En Afrique, la logique du saupoudrage, qui consiste à distribuer et disperser quelques millions ici et là, ne fait pas la maille. Il faut donc revenir à une stratégie qui nous permette véritablement de changer l’ordre des choses.
M. Aurélien Taché (LFI-NFP). Merci d’être parmi nous ce matin. Vous venez de publier un texte dans lequel vous dites que le trumpisme n’est pas la cause mais la conséquence d’une crise beaucoup plus profonde de l’ordre international. À la France insoumise, nous partageons ce constat.
Depuis que vous avez quitté vos fonctions, vous l’avez d’ailleurs rappelé ce matin, la France a en quelque sorte rompu avec la doctrine de non-alignement qui était celle du général de Gaulle et qui avait été prolongée en son temps par François Mitterrand, puis par Jacques Chirac. En réintégrant notre pays au commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), puis en violant le droit international pour répandre le chaos en Libye, Nicolas Sarkozy a en effet opéré un virage néoconservateur sans précédent. Son successeur, François Hollande, l’a en quelque sorte prolongé, à travers l’opération Barkhane au Mali, que vous avez été avec Jean-Luc Mélenchon l’un des seuls à contester, et en refusant de reconnaître l’État de Palestine alors que sa majorité l’y invitait. Emmanuel Macron n’a pas non plus remis ce virage en question et, au fond, sa politique internationale a surtout été marquée par les volte-face et l’inconstance.
Maintenant que le mythe de la pax americana s’effondre pour de bon, quelles sont, selon vous, les priorités pour retrouver la voie d’une France indépendante ? Quelle attitude la France devrait-elle par exemple adopter face à la rivalité qui pourrait tourner au conflit entre les États-Unis et la Chine et qui sera sûrement la grande affaire de ce début de siècle ? Alors que tout se passe aussi comme si le Nord avait ses morts et le Sud les siens, quel rôle peut jouer la France dans cette situation ? De très nombreux États africains ont par exemple refusé de voter les résolutions condamnant l’agression de l’Ukraine par la Russie et bon nombre de pays occidentaux, à commencer par nous, ne reconnaissent toujours pas l’État de Palestine. Que dire aussi des guerres qui ravagent le Soudan ou la République démocratique du Congo (RDC), plus grand pays francophone au monde, envahi par son voisin rwandais dans la quasi-indifférence ?
Avec mes collègues Insoumis, nous sommes convaincus que la réponse française ne peut se réfugier dans un occidentalisme étroit et belliciste, dans lequel s’enferme d’ailleurs une très large part de la classe politique aujourd’hui, dont nos anciens amis politiques, pas plus d’ailleurs que de laisser M. Poutine prendre la tête de ce qu’il appelle désormais « la majorité mondiale ».
Pour redevenir elle-même, à quoi la France doit-elle dire non et a-t-elle encore, selon vous, quelque chose de simple à dire au monde ? Et puisque vous êtes avec nous ce matin, comptez-vous, vous-même, jouer à l’occasion d’échéances prochaines un rôle dans cette expression singulière de la France ?
M. Dominique de Villepin. Les concepts qui fondent la réflexion dans la vie internationale ont vocation à évoluer en fonction des rapports de force qui déterminent cette équation stratégique internationale. Vous faites référence au concept de non-alignement, qui lui-même fait référence à la situation d’un monde divisé en deux blocs à l’époque de la guerre froide. Le monde a changé, y compris le Sud global. Aujourd’hui, la revendication de ce Sud global est moins le non-alignement que le multi-alignement.
Dans un monde où les blocs entretiennent des relations complexes, la nécessité pour beaucoup de pays du Sud est d’optimiser leurs relations avec l’ensemble des partenaires du monde, et donc l’ensemble des blocs. Le multi-alignement, concept qui est parti d’abord de l’Inde et de la Turquie, permet en permanence de jouer entre ces deux possibilités.
Comme vous l’avez rappelé, le général de Gaulle se déterminait à partir de ce qu’il appelait « une politique d’indépendance », ce qui lui permettait de jouer de la bascule entre l’un et l’autre sans jamais se mettre au-dessus du jeu mais avec la volonté constante de modifier le jeu. Nous n’étions donc pas dans une logique dont on peut dire strictement qu’elle relèverait du non-alignement.
Nous nous retrouvons aujourd’hui pris dans une équation entre la Chine et les États-Unis, qui tous deux nourrissent des ambitions internationales mais de natures différentes. Les États-Unis s’inscrivent dans une logique de prédation, parce qu’ils prennent en compte le fait que nous sommes dans une planète à ressources limitées et où la bataille de la puissance est engagée. Il s’agit de savoir quelle sera la première puissance mondiale pour 2040-2050. Ils considèrent que cette première puissance mondiale ne saurait être autre que les États-Unis, c’est-à-dire une puissance qui soit véritablement capable de porter le leadership mondial. Inversement, ils considèrent qu’une puissance non-caucasienne, comme la Chine, ne serait pas capable de porter ce leadership mondial. L’opposition est frontale et elle est extraordinairement rude, comme on le voit sur les droits de douane.
Face à cela, nous avons un intérêt à rester fidèles à nos principes : le multilatéralisme et l’universalisme. Or, nous voyons bien qu’aucune de ces deux zones ne répond absolument à ce que nous souhaitons. Il faut que nous soyons capables, pragmatiquement, d’utiliser les différents leviers qui sont aujourd’hui offerts à nous pour maximiser la défense de nos intérêts. Pour ce faire, il faut être lisibles et cohérents.
Vous avez eu raison de rappeler la nécessité, face aux crises, d’être dans la continuité de cette cohérence, ce qui veut dire de refuser le « deux poids, deux mesures » qui nous a fait tellement de mal au cours des dernières années. Nous payons en effet le prix de ce qui apparaît à beaucoup de pays du Sud comme la marque d’une duplicité.
L’une des deux jambes sur lesquelles nous devons avancer est d’abord le droit international. Comme vous l’avez rappelé, il doit constituer notre référence. Il ne s’agit pas de considérer que la puissance comme la possibilité de tout faire, dans un illimitisme qui est aujourd’hui celui des Américains. Et le deuxième pilier est l’exigence de justice ; il est temps que la France y revienne. Telle est l’une des raisons de la désaffection des Africains pour nous : nous ne pouvons pas embarquer ni convaincre sans être respectueux et exemplaires en matière de justice. Nous avons là, au Proche-Orient et dans d’autres régions, la possibilité de reprendre langue et de recréer notre unité autour de ces principes fondamentaux qui permettent à la France de redevenir elle-même.
M. le président Bruno Fuchs. Je note que vous n’avez pas eu le temps de répondre à la dernière question de M. Taché mais elle ne relevait pas du cadre de cette enceinte.
M. Julien Gokel (SOC). Ce n’est pas tous les jours qu’un socialiste salue une personnalité plutôt étiquetée à droite mais vous avez incarné, à un moment décisif de notre histoire diplomatique, une certaine idée de la France sur la scène internationale : une France indépendante fidèle à ses valeurs, à ses principes, capable de penser une voix forte, singulière, cohérente et courageuse, notamment lors de votre discours à l’ONU en 2003 contre la guerre en Irak, à une époque où les logiques impérialistes avaient contribué, déjà, au désordre mondial.
Un temps plus tard, cette voix semble s’être affaiblie. Nous assistons à un recul de l’influence française dans de nombreuses régions du monde, y compris dans celles où nous étions historiquement bien implantés. Dans le monde arabe, notamment, notre position est de plus en plus contestée. Là où la France incarnait une forme d’équilibre et de justice au Proche-Orient et est aujourd’hui perçue comme illisible, quand elle n’est pas décriée en raison de prises de position changeantes ayant brouillé notre image à l’international. Avec l’Algérie, les revirements diplomatiques précipités depuis 2017 ont nui à la construction d’une relation apaisée, tournée vers l’avenir, alors que l’histoire lie profondément nos pays.
Les discours incantatoires et la capacité de la France à clarifier sa position ont contribué à affaiblir encore notre influence. Face à la Russie, encore, la France a sans doute tardé à prendre la véritable mesure de la menace. Les efforts de médiation ont pu sembler parfois déconnectés de la réalité stratégique, au risque d’affaiblir notre crédibilité, notamment auprès de nos partenaires européens, en particulier ceux de l’Europe de l’Est.
Quelle est, aujourd’hui, la voix de la France dans un monde où le commerce international est transformé en champ de bataille permanent par le néocolonialisme économique américain ? Comment se faire entendre, lorsque les États-Unis relèvent leurs droits de douane à des niveaux sans précédent ? Vous avez récemment parlé d’une « diplomatie de la papouille », d’une « stratégie du bisou », pour qualifier l’approche française à l’égard de Donald Trump. Compte tenu de votre expérience et de votre connaissance intime des relations franco-américaines, votre analyse n’est pas de nature à nous rassurer.
Comment la France peut-elle à nouveau se faire entendre ? Comment peut-elle, pour emprunter votre expression, réapprendre à dire non ? Non à la logique transactionnelle qui régit, pour certains, les relations internationales, non à l’épuisement de la planète quand un autre souhaite déréguler nos normes, non à la dérive autoritaire de certaines démocraties historiques. Comment la France et notre vieux continent peuvent-ils faire de ce non un avantage sur le plan compétitif ? Enfin, le « en même temps » a pu être une méthode de gouvernance interne. Peut-elle être appliquée en matière diplomatique, sans que la France puisse paraître hésitante ou contradictoire sur la scène internationale ?
M. Dominique de Villepin. Le défi est immense parce qu’il s’agit, d’abord, d’inventer une nouvelle voie multilatérale avec l’ensemble des États qui sont aujourd’hui orphelins du système ancien et qui aspirent à cette refondation. Là encore, je crois qu’il appartient à la France et à l’Europe d’être véritablement chefs de file, ou en tout cas de poser les bases eux-mêmes de ce que pourrait être une nouvelle société internationale qui se ferait, même si la porte reste ouverte, sans les États-Unis et sans les États qui ne souhaitent pas aujourd’hui avancer collectivement dans le cadre de ce multilatéralisme.
La deuxième exigence est de retrouver la capacité à faire sur le plan diplomatique. L’une des difficultés des dernières années est le peu de capacité qu’a eu la diplomatie à marquer des points sur un certain nombre de crises. Une diplomatie n’entraîne pas si elle ne permet pas de régler de grandes crises.
Vous me permettrez de prendre quelques exemples sur un continent que j’affectionne particulièrement, l’Afrique, pour montrer comment nous pourrions nous investir davantage sur les crises africaines.
Je pense à un pays comme le Soudan, qui est aujourd’hui la plus grande crise humanitaire mondiale, où la France devrait davantage soutenir une médiation régionale forte, portée par l’Union africaine, accompagnée d’un plan humanitaire d’urgence. De la même façon, le conflit tigréen, mais aussi le conflit lié à la volonté de l’Éthiopie d’avoir un accès à la mer, créent un risque important d’enflammer l’ensemble de la sous-région avec le Somaliland, d’un côté, mais aussi l’Égypte, de l’autre. Nous devons être capables d’accompagner un dialogue, sachant que nous entretenons de bonnes relations avec le premier ministre éthiopien.
Bien sûr, en République démocratique du Congo, la France doit soutenir le processus qui a été lancé par Doha et proposer un mécanisme régional qui permette d’avancer dans la voie du désarmement, de la réintégration et de renforcer la gouvernance des ressources naturelles.
Enfin, le Sahel reste emblématique d’un échec de la diplomatie française. C’est une région où nous avons perdu beaucoup de crédibilité et où s’affrontent aujourd’hui le libéralisme international et l’islamisme transnational. Elle a accouché d’une nouvelle force, ce qui montre à quel point les choses évoluent rapidement. Cette force est le souverainisme national autoritaire né de la transition brutale qui s’est opérée au Tchad, après les six coups d’État qui ont frappé le Sahel. Il faut souligner aujourd’hui la convergence qui existe entre tous ces États, à l’origine d’une situation nouvelle et d’un combat plus violent que jamais, très déstabilisateur pour la sous-région sahélienne, mais aussi pour l’ensemble de l’Afrique. La problématique de la France doit être de faire face au nouveau souverainisme sahélien et africain, qui est à la fois un dégagisme antifrançais et une aspiration à un État-nation fort et fonctionnel. Il faut donc éviter la radicalisation. De ce point de vue, nous devons être pragmatiques pour engager un dialogue que nous avons refusé à l’époque, avec toutes les forces qui sont susceptibles de nous écouter, et nouer le dialogue sur cette base. Il faut également éviter la possibilité d’une sortie de crise qui conduirait à une alliance ou à une fusion entre les forces souverainistes et les forces islamistes, au risque de déstabiliser un peu plus encore cette région.
Nous sommes donc à la fois dans une exigence de construction d’un nouvel ordre et en même temps dans la microchirurgie régionale, qui doit nous permettre de panser les plaies et d’avancer, en cicatrisant, jour après jour, le désordre mondial.
M. le président Bruno Fuchs. Je voudrais tout de même rappeler que la diplomatie française est très présente sur un certain nombre des crises que vous avez citées, notamment sur la question de la RDC ou celle du Soudan. Dans ce dernier cas, la France a tenu une grande conférence l’année dernière. Elle est présente sur le terrain, notamment avec les Émirats arabes unis. Des actions sont faites, non pas publiquement, mais sur le terrain, où la France envoie un grand nombre de diplomates.
M. Dominique de Villepin. Il y aurait beaucoup à en dire. La diplomatie des conférences n’est pas toujours la diplomatie d’efficacité.
M. Michel Herbillon (DR). Merci de votre présence et de la vision que vous partagez avec nous des relations internationales. Je voudrais revenir avec vous sur la relation de la France avec l’Algérie, à laquelle nous unissent tant de liens historiques et culturels de longue date. Nous nous sommes toujours parlé franchement et je tiens à vous dire que j’ai été assez sidéré, pour reprendre un adjectif que vous utilisiez souvent, par votre grande véhémence à l’égard du ministre de l’intérieur. Vous l’accusez de donner un spectacle d’impuissance, de « faire le show » – je cite votre essai – faute d’obtenir des résultats tangibles contre la criminalité et le trafic de drogue.
M. Dominique de Villepin. Je ne renie rien.
M. Michel Herbillon (DR). Ce n’est pas votre genre.
Pire encore, vous l’accusez de participer à une logique d’enracinement parfois xénophobe, etc. J’arrête là les citations, elles sont nombreuses.
Je regrette que vous vous soyez inscrit, dans cette charge, dans les pas de l’un de vos illustres prédécesseurs, Talleyrand, pour qui tout ce qui est excessif est insignifiant.
Mme Dieynaba Diop (SOC). Il faudrait aussi le dire à M. Retailleau !
M. Michel Herbillon (DR). Cette charge s’exerce non seulement contre le ministre de l’intérieur mais contre le premier ministre et contre l’ensemble du gouvernement, qui a pris un certain nombre de décisions à la suite du comité interministériel de contrôle de l’immigration.
À la mi-mars, l’Algérie a refusé de réadmettre sur son territoire une soixantaine de ses ressortissants étrangers les plus dangereux. Nous entretenons avec ce pays une coopération migratoire extrêmement dégradée, puisque le taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) est de 7 % seulement. Depuis novembre dernier, notre compatriote Boualem Sansal est détenu arbitrairement, alors qu’il est âgé et gravement malade. Face à cette situation, le ministre de l’intérieur a instauré un rapport de force. Il a exercé le pouvoir de dire non : non à la non-application des accords de 1994 ; non à la reproduction d’une situation comme celle de Mulhouse, où l’auteur de l’attentat avait été refusé quatorze fois par l’Algérie ; non à ce que notre pays ne soit pas convenablement considéré et respecté. C’est en effet une exigence légitime de l’opinion de la majorité des Français, et vous êtes sensible évidemment à l’opinion.
La critique est aisée mais l’art est difficile. Je vous ai entendu souvent le dire, et vous le savez comme ancien premier ministre. Dites-nous donc précisément et concrètement les solutions que vous préconisez pour, je vous cite, « inventer des solutions dans notre relation avec l’Algérie ».
M. Dominique de Villepin. Il ne s’agit en aucun cas pour moi de personnaliser les critiques mais d’illustrer, à travers la charge qui a été celle du ministre de l’intérieur sur cette question de l’Algérie et des OQTF, le risque d’un engrenage et d’une surenchère sur les questions identitaires.
Comme nous avons pu le constater à plusieurs reprises dans les « 20 heures » ou autres grandes émissions, quand il s’agit pour un homme politique non pas d’apporter des réponses mais d’agiter des menaces, encore faut-il être sur son territoire, c’est-à-dire dans son portefeuille. Or, tel n’est pas le cas, puisque la question des relations avec l’Algérie relève d’abord du Quai d’Orsay, sous l’égide du président de la République. Cette intervention vient compliquer ce qui doit être maîtrisé et construit. On ne saurait imaginer que dans un gouvernement comme l’est celui de la France, on joue la stratégie « good cop, bad cop ». Un tel comportement n’est pas à la hauteur d’un enjeu aussi important que les relations avec un pays comme l’Algérie.
Deuxièmement, ce que je critique, c’est qu’un responsable gouvernemental puisse s’inscrire dans un discours qui ne débouche pas sur une politique publique qui soit de son ressort. Qu’il décide de mettre en avant et de prendre un certain nombre de mesures qui dépendent de son ministère, en liaison avec le premier ministre, c’est une chose – en espérant qu’elles permettent d’obtenir des résultats. En revanche, quand c’est purement virtuel et purement spéculatif, cela ressemble à des menaces et à des chantages, qui ne sont pas les outils que nous devons utiliser vis-à-vis d’un pays comme l’Algérie. Nous connaissons son histoire et sa complexité. Il y a donc un principe de responsabilité à respecter.
Face à cette crise algérienne, la première chose était de revenir à un point de départ que nous n’aurions pas dû quitter, c’est-à-dire à un traitement normal d’un État comme l’Algérie. Cela implique de rendre au Quai d’Orsay et au président de la République la conduite de ces affaires.
Ensuite, on constate un dysfonctionnement dans le domaine de la sécurité. Ce dysfonctionnement est très grave, j’en conviens, et il n’est pas acceptable en ce qui nous concerne. Il faut donc essayer de trouver les moyens d’y répondre. Il faut le faire en prenant en compte l’ensemble des facteurs, puisque nous sommes aujourd’hui dans une crise telle qu’il n’existe pas seulement un différend : tous les différends sont sur la table. On ne peut donc pas séparer les questions de sécurité des questions diplomatiques, comme celles du Sahara occidental, des questions de mémoire qui sont un enjeu récurrent dans la relation avec l’Algérie, et des questions économiques, qui sont en panne depuis maintenant un certain nombre de mois. Il faut une vision et une stratégie globales.
Ce n’est pas en appuyant sur la plaie – un irritant qui mobilise les opinions publiques des deux côtés – que l’on fera avancer les choses. C’est au contraire par la sérénité et par un traitement équanime que nous pourrons le faire. Nous savons qu’en matière d’immigration, nous sommes dépendants de la volonté des Algériens. Ce n’est pas en tapant sur la table et en trépignant, au 20 heures ou ailleurs, que nous arriverons à faire avancer les choses.
Une fois de plus, il faut faire preuve de responsabilité. Je pense qu’avec un peu d’expérience, n’importe quel responsable gouvernemental évitera ce type d’excès qui met non pas le ministre de l’intérieur dans une situation humiliante mais notre pays dans une situation embarrassante. Je n’ai pas admis, pour ma part, que la France puisse se trouver dans une situation embarrassante, au mépris des procédures et des règles gouvernementales. On a bien vu que le premier ministre avait été obligé de suivre, parce qu’il tient à la stabilité de son gouvernement. Le président de la République a ensuite, fort heureusement, signalé la fin de la récréation. Le chemin est encore difficile mais je veux croire que nous aurons le sang-froid d’avancer pour trouver les réponses.
M. Alain David (SOC). Il a raison !
Mme Clémentine Autain (EcoS). Je voudrais d’abord saluer votre voix, extrêmement précieuse, parce qu’elle prend la mesure de la bascule du monde. Je suis très heureuse de vous entendre aujourd’hui dans cette commission, puisque mon premier engagement était contre la guerre en Irak en 1990. J’ai en mémoire votre discours aux Nations unies en 2003, qui a fait date et qui devrait faire réfléchir l’ensemble de la commission, sur les moments où l’on croit être dans le juste et où, en fait, on mène une stratégie de court terme qui apporte plus de mal qu’elle ne résorbe de difficultés.
Dans votre texte sur Le Grand continent, il est très intéressant de voir comment vous êtes capable de nommer le mal, à savoir les néo-impérialismes, l’extractivisme, ce que vous appelez le « capitalisme hybride ». La question qui nous est posée est donc de savoir comment faire face à ces nouveaux empires. Faut-il créer un petit Occident, c’est-à-dire se placer dans une logique de puissance qui consisterait à montrer les muscles face à ceux qui montrent les muscles ? Faut-il une autre stratégie, ce qui est évidemment plutôt mon point de vue, à la fois à l’échelle stratégique globale, géopolitique, mais aussi du point de vue commercial ? D’ailleurs, au fond, est-ce que l’enjeu est de gagner la guerre commerciale ou de sortir de la guerre commerciale par une nouvelle logique économique qui repose sur la coopération et sur la fin du grand déménagement du monde ?
Je voudrais donc vous interroger d’abord sur quelques termes. Pensez-vous que la notion de puissance, qui me taraude depuis très longtemps, soit toujours adaptée ? Faut-il que la France retrouve de la puissance ou de l’influence et de la grandeur par notre modèle, c’est-à-dire notre capacité à mettre nous-mêmes en œuvre dans notre pays cette transition nécessaire, ce changement essentiel qui ne soit pas fondé sur la guerre des identités mais plutôt sur la relance de l’esprit public et qui soit capable d’assumer la transition écologique ?
Le deuxième terme est le Sud global. Vous avez redit tout à l’heure que vous étiez favorable à une alliance avec le Sud global. À cet égard, nous avons perdu beaucoup de temps. La Chine s’est, elle, occupée des pays dits du Sud global. Néanmoins, peut-on parler encore de Sud global, alors que l’Afrique du Sud ou le Brésil n’ont pas les mêmes enjeux que l’Inde ? Je ne crois pas qu’il y ait encore un Occident et je ne crois pas que la notion de Sud global soit correcte.
Ma dernière question porte sur l’autonomie stratégique de l’Union européenne. Vous parlez de souveraineté mais où est la souveraineté européenne ? Et comment faire avec Mme Meloni et M. Orbán à l’intérieur de l’Union européenne ?
M. Dominique de Villepin. Un petit Occident, sûrement pas ! La vision néo-impériale américaine est d’ailleurs bien de distinguer deux Occidents, c’est-à-dire les États-Unis et la Russie, dans une collusion manifeste sur le plan civilisationnel, et un troisième tout petit Occident que serait l’Europe, vassalisée et dominée par le jeu des puissances. Ce n’est pas l’objectif.
L’objectif est bien d’affirmer une vision qui est celle de l’Europe depuis toujours, riche de son expérience, à la fois humaniste et universaliste, en créant la possibilité d’une nouvelle dynamique internationale où l’Europe et la majorité des États dits du Sud global pourraient constituer une nouvelle enceinte internationale, avec de nouvelles règles du jeu et une nouvelle représentativité. Ceci est d’autant plus impératif aujourd’hui que dans la relation que nous avons en matière commerciale avec la Chine, le risque de la guerre engagée par les Américains est d’avoir en retour tous les produits qui ne sont pas acceptés par les Américains sur leur propre territoire venir de la Chine à très bas coût vers l’Europe. On sait à quel point cela peut déstabiliser le marché européen. De ce point de vue, une négociation doit être engagée extrêmement rapidement avec la Chine, qui est un partenaire essentiel de la reconstruction d’un ordre international, avec à la clé le fameux mot de « réciprocité ».
Vous avez raison de questionner le terme de puissance, d’autant plus que nous entrons dans un monde qui doit être aujourd’hui celui des limites. « Puissance » est un mot chargé de beaucoup de vanité, comme je l’avais dénoncé dès 2002. Bertrand Badie avait ajouté « impuissance de la puissance », comme on le voit en matière de forces militaires. Vous avez donc cent fois raison mais il faut se doter des leviers qui rendent à nos pays la possibilité à la fois d’être libres et d’être actifs. Cela implique de travailler à tous ces leviers de sécurité et de souveraineté qui sont des constituants de la puissance traditionnelle.
Une des composantes de cet équilibre indispensable est bien sûr le levier écologique. Nous voyons bien la tentation qui existe, aujourd’hui, compte tenu de l’accélération de la confrontation internationale, de passer par pertes et profits l’enjeu écologique. Ce serait totalement irresponsable. Nous devons trouver, avec l’ensemble des pays de la planète, la possibilité de réactiver une vision positive de cette écologie.
En ce qui concerne le Sud global, vous avez raison : il n’y a effectivement rien de commun entre l’Inde, l’Afrique du Sud et d’autres. Il existe néanmoins un élément commun : ce Sud global a, aujourd’hui, très largement fait sécession par rapport au monde occidental et nourrit un ressentiment très profond. Si nous n’y mettons pas fin par un changement de positionnement à son égard, c’est-à-dire par une capacité à engager un partenariat audacieux, nous nous retrouverons alors tout seuls sur la scène mondiale, vassalisés par les États-Unis ainsi que par la confrontation avec la Chine et sans capacité d’appui sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique ou l’Amérique latine. Cette compréhension du monde suppose donc que nous soyons capables de développer des passerelles.
Enfin, vous avez raison : l’autonomie stratégique est très importante. Que faire avec des pays comme la Hongrie, la Slovaquie, voire l’Italie ? Je crois que l’unité doit être posée sur le plan du respect des valeurs et, en particulier, de la démocratie. Peu à peu, à travers l’évolution d’une avant-garde européenne, il doit être clair que ces pays ne peuvent pas participer à ce cheminement nouveau, donc seront nécessairement laissés de côté dans le cadre des avancées de l’Union européenne.
Mme Maud Petit (Dem). Je suis très honorée de vous interroger ce matin et je crois d’ailleurs que je ne suis pas la seule, au vu de la salle de commission quasiment pleine. Probablement avez-vous déjà répondu mais je vais quand même dérouler ma question.
La réélection de Donald Trump le 5 novembre dernier à la présidence des États-Unis présageait des lendemains mouvementés sur la scène internationale. À peine trois mois après son investiture, il était difficile d’imaginer qu’elle provoquerait de tels et de si nombreux bouleversements. Comme vous l’avez indiqué récemment, nous assistons à un basculement historique du monde qui a des répercussions importantes sur l’Europe et la France en particulier.
À plusieurs niveaux, au niveau de la sécurité du vieux continent, près de quatre-vingts ans après la fin de la seconde guerre mondiale, la guerre est revenue aux portes de l’Europe le 24 février 2022, avec l’offensive de la Russie sur le territoire ukrainien. Cette attaque constitue une menace pour tout le continent européen car rien ne dit que Vladimir Poutine n’a pas d’autres ambitions territoriales. Dans ce contexte, la nouvelle politique des États-Unis vis-à-vis de l’Ukraine a été symbolisée par l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky, il y a quelques semaines de cela, à laquelle s’ajoute une proximité à géométrie variable entre le président des États-Unis et son homologue russe, qui ne font que renforcer les menaces pour la sécurité de l’Europe.
Vis-à-vis des démocraties européennes, l’administration de M. Trump n’hésite pas à combattre les régimes qui ne correspondent pas à l’idée qu’elle se fait de la démocratie et de la liberté. Nous avons vu récemment les interventions d’Elon Musk au Royaume-Uni, en Allemagne, et celle de J. D. Vance à Munich. La détermination de Donald Trump à vouloir conquérir le territoire danois du Groenland constitue une autre menace inquiétante venant d’un pays qui se présentait pourtant comme le défenseur du monde libre. Enfin, en matière économique, il faut citer l’entrée en vigueur de droits de douane majorés de 20 % sur les marchandises exportées vers les États-Unis.
Face à tout cela, vous invitez la France et l’Europe à tirer les leçons de ce bouleversement, afin de pouvoir défendre notre indépendance. Vous militez pour un réveil européen. Quelle forme doit, à votre sens, prendre ce réveil ? Vous parliez de défense européenne. À côté des aspects militaires, vous parlez aussi d’un réveil économique. Comment l’imaginez-vous ? Enfin, je sais que vous connaissez bien la Martinique. D’après vous, quelle est la place des outremers au sein de la diplomatie française ?
M. Dominique de Villepin. Vous avez à juste titre rappelé à quel point la bataille impériale déstabilise le monde. Elle le déstabilise sur le plan économique et commercial, comme nous en faisons l’expérience. Elle le déstabilise sur le plan stratégique. Elle le déstabilise sur le plan technologique, où la course à une vassalisation accrue est engagée, puisque la technologie permet aux États-Unis d’imaginer, comme pour la Chine d’ailleurs, la logique de l’interrupteur : la technologie devient tellement avancée et sophistiquée qu’elle permet véritablement, en jouant sur le bouton, de maîtriser la régulation mondiale.
Un dernier élément est central dans l’analyse que je fais : dans la bataille engagée par Donald Trump, cette question idéologique est centrale. Ce n’est pas un hasard si Donald Trump veut agir, en liaison avec Elon Musk et J. D. Vance, sur les populismes et les extrêmes droites européennes, en activant en permanence la question identitaire. Telle est la raison pour laquelle je prends position de façon aussi forte sur la question identitaire : il s’agit d’un moyen de neutralisation de la démocratie libérale.
Il ne faut pas être dupe. La bataille identitaire est l’outil par lequel les États-Unis veulent aujourd’hui soumettre les démocraties, en partant d’un principe très simple. On peut soumettre un pays en déclarant la guerre. On peut aussi le faire en imposant des embargos commerciaux ou des droits de douane accrus. Mais on peut aussi le faire en changeant un régime politique à travers une élection.
La bataille qui consiste à changer celui qui dirige le pays atteint son sommet avec la principale hypothèse russe en Ukraine, qui consiste à simplement changer Volodymyr Zelensky : on ne change rien d’autre et le tour est joué. La même chose pourrait se produire en Allemagne, au Royaume-Uni ou en France, à travers l’activation de cette question identitaire qui mobilise le refus populiste. Dès lors, vous tenez dans votre main l’ensemble des États qui obéissent à cette logique impériale de la façon la plus claire.
Ni les droites ni les extrêmes droites, pas plus que toute forme d’extrême, ne doivent tomber dans le panneau. L’activation de ce logiciel identitaire – et l’on voit bien, en France, le spectre aller du voile jusqu’à l’immigration – sans passer par des réponses à travers les politiques publiques, mais en pratiquant simplement l’agitation de chiffons rouges, conduit à la division de la nation et, à partir de là, à la possibilité pour les États-Unis de tirer leur épingle du jeu.
À quoi le réveil peut-il ressembler ? Il faut un réveil économique, comme vous l’avez dit, mais aussi un réveil en matière de souveraineté. De ce point de vue, il faut moins parler d’économie de guerre, qui ne me paraît pas le sujet, que se doter de tous les outils de la souveraineté économique et technologique, ce qui permettrait à la France d’affirmer ses intérêts avec des champions européens, une économie forte et désendettée. Il y a là une bataille à mener, beaucoup plus large que la simple économie de guerre, qui revêt un certain côté passéiste et archaïque même si, bien évidemment, il faut acter le fait que la guerre est à nos portes.
M. Laurent Mazaury (LIOT). Ma question portera spécifiquement sur la Chine, que l’on a tendance à oublier en Europe et particulièrement en France, avec tous les rebondissements erratiques que nous impose M. Trump. Pourtant, les Ouïghours sont toujours persécutés et enfermés dans des camps et je n’ose imaginer d’ailleurs le sort des quarante d’entre eux qui ont été expulsés vers la Chine par la Thaïlande fin février dernier. Pourtant, les Hongkongais exilés en Grande-Bretagne s’inquiètent pour leur liberté et de plus en plus pour leur sécurité, du fait du projet d’une grande ambassade chinoise en plein cœur de Londres. Pourtant, Taïwan est toujours et de plus en plus menacée d’invasion par la Chine. Par ailleurs, son meilleur allié – les États-Unis – a décidé de la surtaxer elle-même de 32 % et Donald Trump a menacé d’imposer des droits de douane allant jusqu’à 100 % sur les importations de semi-conducteurs en provenance de l’île.
Sur le sujet des taxes, les États-Unis appliquent depuis cette nuit un taux de 104 % pour la Chine et Pékin a décidé de répondre à la phase précédente par un taux de 34 %, entraînant justement l’escalade, exemple du puits sans fond que sont toujours les guerres de taux en matière de droits de douane. Aussi, que pensez-vous de cette escalade et quelles conséquences pourrait-elle avoir pour ces deux pays, mais également pour Taïwan et pour l’Europe ?
Il semble notamment que Mme Ursula von der Leyen ait appelé à éviter cette escalade lors d’un entretien téléphonique qu’elle a eu avec le premier ministre chinois Li Qiang et qu’elle ait plaidé pour une résolution négociée de la situation actuelle. Qu’impliquerait un rapprochement de la Chine et de l’Union européenne, pour cette dernière, ainsi que pour la France ? Enfin, comment la France peut-elle contribuer davantage à la protection des minorités persécutées par la Chine et menacées à l’extérieur ? Comment peut-elle soutenir Taïwan qui a décidé, pour le moment, de ne pas imposer de droits de douane réciproques sur les importations américaines ?
M. Dominique de Villepin. La règle concernant la défense de nos valeurs et la défense des minorités doit rester la même pour notre diplomatie. C’est une exigence historique et cela fait partie des combats à rappeler de manière permanente quand nous entrons en dialogue avec un État concerné, qu’il s’agisse de la Chine, de l’Inde ou de n’importe quel État de la planète qui, à un moment ou à un autre, pour une raison ou pour une autre, contrevient à ce que nous considérons comme central, à savoir le respect des droits de l’Homme et des valeurs démocratiques.
En ce qui concerne l’escalade à laquelle nous assistons en matière de droits de douane, l’impératif est de trouver des alliés avec lesquels nous pourrons résister de la meilleure façon possible face à l’offensive commerciale américaine. Il faut noter que les États-Unis se retrouvent aujourd’hui, face à la Chine, dans une logique qui est inévitablement celle de l’escalade. Il est en effet hors de question, compte tenu du positionnement chinois, que la Chine cède un tant soit peu vis-à-vis des États-Unis. La relation entre la Chine et les États-Unis nous offre donc un laboratoire en matière d’escalade commerciale.
À cet égard, la Chine est en avance par rapport aux États-Unis et aux principaux pays du monde. Pourquoi ? En effet, depuis 2013 – quand elle a lancé sa grande politique de la ceinture et de la route de la soie – et depuis 2015 – quand elle a lancé son programme « made in China 2025 » –, la Chine a pris conscience de ce phénomène nouveau qu’est la rareté des ressources mondiales. Par ses politiques, elle a anticipé la nécessité qu’il y a de construire des réseaux qui permettent d’avoir prise sur l’ensemble du monde. Il n’est donc pas un hasard que les nouvelles routes de la soie aillent jusqu’en Afrique et jusqu’en Amérique latine. L’influence de la Chine en Amérique latine est aujourd’hui absolument incontournable.
Nous avons donc besoin d’engager un dialogue, comme Français et comme Européens, avec une Chine qui a anticipé ce phénomène de rareté et cette exigence d’indépendance économique et commerciale par rapport au reste du monde. La Chine dispose ainsi d’une véritable capacité à mobiliser des leviers que nous n’avons pas, ne serait-ce que celui des terres rares. La première mesure décidée par les Chinois est de fermer la vanne des terres rares, ce qui place en grandes difficultés un certain nombre de secteurs technologiques américains. Telle est la raison pour laquelle je parlais tout à l’heure de la nécessité pour nos entreprises européennes, par exemple, d’appliquer une règle préférentielle par rapport aux entreprises américaines. Il faut savoir jouer subtilement entre les mailles du filet pour éviter cette logique de confrontation, qu’il s’agisse des mesures tarifaires ou non-tarifaires.
M. Lionel Vuibert (NI). Vous soulignez dans votre texte Le Pouvoir de dire non l’épuisement d’un certain modèle de mondialisation. Nous partageons ce constat : celui d’un commerce international qui s’est construit sur une illusion d’équilibre et qui a abouti dans notre pays à une perte de souveraineté industrielle trop longtemps tolérée. Ce que vous décrivez comme un monde ivre de puissance, où les flux commerciaux sont devenus autant d’armes que de ponts, c’est ce que nous vivons aujourd’hui : dépendance aux matières premières, fragmentation des chaînes de valeur, guerres économiques larvées entre blocs. Le commerce mondial est passé d’un idéal d’interconnexion à un rapport de force.
La France a, pendant trop longtemps, été spectatrice. On a cru que l’économie post-industrielle suffirait à assurer notre puissance. Dans mon département, les Ardennes, on a laissé partir des savoir-faire, des usines et des brevets. Le résultat est que nous importons notre acier, nos batteries, nos semi-conducteurs et nos voitures électriques.
Depuis quelques années, des choix importants ont été faits. Relocalisation ciblée, soutien à l’innovation, investissement dans les industries vertes. Je soutiens cette direction mais soyons lucides : nous ne réindustrialiserons pas la France à coup de subventions ou d’annonces. Il faut une stratégie claire, durable et surtout assumée. Elle doit être assumée vis-à-vis de nos partenaires européens, avec lesquels nous devons bâtir un véritable marché commun de la puissance industrielle, assumée face aux grandes puissances en défendant nos intérêts, nos normes, nos standards, et assumée à l’intérieur en reconnectant industries et territoires.
La mondialisation n’est pas morte mais elle a changé de nature. À nous de changer notre manière d’y participer, non pas en nous fermant mais en pesant, en disant non parfois quand nos intérêts vitaux sont en jeu, mais surtout en disant : « voici ce que nous voulons. » La France a encore les moyens d’être une nation industrielle ; encore faut-il qu’elle cesse de douter d’elle-même. Redonner à ses territoires – et je pense ici aux Ardennes comme à tant d’autres – leur place dans la chaîne de valeur est faire le pari d’un avenir enraciné, résilient et stratégique.
Au-delà de la nécessité de bâtir une véritable stratégie économique européenne, comment peut-on donner à nos territoires et à nos régions les moyens de participer à cette reconquête industrielle et de l’accélérer ?
M. Dominique de Villepin. En vous écoutant, chacun peut mesurer l’extraordinaire complexité à laquelle nous devons faire face. Il y a en effet les grands équilibres mondiaux, la nouvelle équation impériale et la réalité de tous les jours, à laquelle sont soumis nos compatriotes à travers des drames comme la désindustrialisation et la fermeture d’un certain nombre d’usines. Ce sont des vies qui basculent. Je sais à quel point il est difficile, à l’échelle du gouvernement ou du président de la République, de tenir quotidiennement les deux bouts de cette chaîne et d’être capable de prendre en compte – j’en discutais encore récemment avec des partenaires sociaux – l’inquiétude de notre population d’hommes et de femmes qui, aujourd’hui, se demandent si leur emploi va être supprimé ou si leur temps de travail va être bousculé. Cette réalité sociale s’impose à nous.
Je me permets donc, à l’occasion de votre question, de répondre d’abord qu’il existe une exigence que nous ne devons pas lâcher mais qui l’a malheureusement été depuis trop longtemps dans notre pays. On peut, comme le font un certain nombre de mouvements politiques, évoquer en permanence la question de l’ordre. L’ordre est fondamental dans un pays, étant entendu que cet ordre doit être républicain. On a trop souvent tendance à privilégier un ordre qui nous conduirait à sacrifier trop de libertés. En revanche, l’ordre républicain ne peut pas aller sans l’exigence sociale.
Quand une politique part sur le mauvais pied, comme on l’a vu avec la baisse de l’aide personnalisée au logement (APL) ou la suppression de l’impôt sur la fortune, sans jamais donner de gage à la justice sociale en espérant qu’elle se réglera d’elle-même à travers la croissance et le développement d’une politique de l’offre, elle débouche sur beaucoup de malheur. D’autres urgences surviennent et d’autres batailles succèdent à la bataille commerciale. En fin de compte, l’humain est systématiquement la variable d’ajustement et passe par pertes et profits.
La bataille de l’industrialisation est nécessaire à l’échelle nationale mais elle ne peut être conduite efficacement qu’à l’échelle européenne, en tout cas en liaison avec les autres pays. Des choix sont à faire sur des filières, des stratégies et des champions européens et ils doivent se décliner sur les différents territoires. Un travail de vision à moyen-long terme est donc nécessaire. Ainsi, on a fait l’éloge de la batterie électrique tout en laissant fermer chez nous des usines qui fabriquaient ces mêmes batteries. On fait aujourd’hui l’éloge du retour à l’économie de guerre et on laisse fermer un certain nombre d’entreprises spécialisées dans ces secteurs. Tout cela démontre la difficulté à tenir l’ensemble de ces exigences.
Cette bataille est globale mais elle doit être soucieuse de l’application sur chaque territoire, chaque secteur et chaque filière. Ce défi est véritablement exceptionnel pour le pouvoir gouvernemental et présidentiel ; or, je ne suis pas sûr que nous disposions des outils nécessaires à une mobilisation exceptionnelle. On ne mène pas la bataille par des mots. Ils servent à mobiliser mais il faut aussi des outils. Il nous manque aujourd’hui des outils qui permettent d’assurer la cohérence des territoires.
Pour prendre un exemple, j’avais été sidéré de voir, en arrivant en 1995 à l’Élysée comme secrétaire général, que le seul véritable outil fonctionnel de notre République était le conseil des ministres. C’était un ordonnancement entièrement prévu d’avance : chacun devait prononcer la bonne phrase au bon moment. Tout était ordonnancé. En revanche, nous n’avions pas un conseil des territoires qui permettrait au président de la République et au premier ministre, en liaison avec l’ensemble des présidents de régions, de se réunir toutes les semaines ou tous les quinze jours, pour avoir un retour de la vie du pays. Ce conseil fait défaut. Bien des années après, on se retrouve avec la fracture territoriale, l’effondrement des services publics et l’impuissance de l’État, qui est l’une des grandes causes de la montée des populismes en France et en Europe.
M. le président Bruno Fuchs. Nous en venons à présent aux interventions et questions posées à titre individuel. Compte-tenu du nombre d’inscrits, je propose de procéder en regroupant les prises de parole des collègues à plusieurs reprises.
M. Michel Guiniot (RN). Dans votre dernier essai intitulé Le Pouvoir de dire non, vous affirmez vouloir montrer que l’on peut agir et que vous souhaitez apporter jusqu’au bout votre contribution.
Vous avez su dire non à la participation de la France à la guerre en Irak en 2003 mais qu’en est-il de la participation possible de la France à la guerre en Ukraine face à la Russie ? Face à un président qui précipite la France dans un péril économique, sociétal et militaire, comment auriez-vous pu dire non si vous aviez été premier ministre ?
Vous qui souhaitez faire un retour marqué en politique et qui êtes un expert des relations internationales, grâce à votre carrière de diplomate autant que de consultant, pourriez-vous nous indiquer comment il est possible de sortir de l’impasse dans laquelle nous vous trouvons actuellement ?
Mme Laurence Robert-Dehault (RN). Vous avez récemment affirmé que l’Amérique ne peut plus être considérée comme un allié de l’Europe. Depuis le retour de Donald Trump, vous faites appel à des concepts forts, tels que celui d’état d’urgence ou de vassalisation de l’Europe. Pour répondre à l’offensive de Donald Trump sur les droits de douane, l’Union européenne, par la voix d’Ursula von der Leyen, a proposé un accord sur les droits de douane zéro pour zéro sur tous les produits industriels. Une aubaine pour l’Allemagne.
Le salut de la France peut-il réellement passer par l’Union européenne, celle-là même qui s’est échinée à torpiller notre industrie nucléaire, qui s’échine à l’heure actuelle à torpiller notre agriculture et qui, depuis des décennies, a systématiquement privilégié les intérêts industriels allemands en démantelant nos capacités stratégiques au nom d’une intégration déséquilibrée ?
M. Stéphane Hablot (SOC). M. Erdogan a réussi à éteindre la lumière qui brillait sur la République turque : le maire d’Istanbul arrêté et emprisonné, des journalistes et opposants croupissant dans les prisons. À quelques kilomètres du Bosphore, un nouveau chapitre s’ouvre. M. al-Sharaa s’empare de Damas ; les pleins pouvoirs lui sont accordés. On entend parler d’un État de droit. Dans le même temps, des centaines d’Alaouites sont massacrés, des chrétiens sont menacés et des Kurdes abandonnés. Quelles positions doivent selon vous prendre la France et l’Union européenne pour construire une paix durable dans cette région ?
Mme Caroline Yadan (EPR). En 2012, une enquête du journal Le Point a révélé que vous aviez pour client le Qatar Luxury Group, fonds d’investissement personnel de l’épouse de l’émir du Qatar. À Sciences-Po, vous avez été le tuteur d’Al-Mayassa Al Thani, fille de l’émir, qui vous surnommait, selon plusieurs médias, « mon second père ». Vous avez par ailleurs évoqué le 22 novembre 2023, dans l’émission Quotidien, « une domination financière sur les médias et la musique aux États-Unis », propos qui relèvent d’une rhétorique complotiste et qui ont été d’ailleurs largement condamnés, y compris par des membres de votre ancien parti politique.
Enfin, vos récurrentes saillies anti-israéliennes, par exemple la reprise du terme « génocide », qui constitue pourtant une contre-vérité factuelle et juridique, vous a valu en septembre 2024 un plébiscite de l’agence de presse Quds News Network, proche du Hamas, et un rapprochement réel avec l’extrême gauche antisémite.
Votre proximité avec le Qatar influence-t-elle votre positionnement politique ? Ne pensez-vous pas que la calomnie fondée sur l’inversion accusatoire entre le Hamas, mouvement terroriste, islamisme et Israël, pays démocratique, contribue à alimenter la haine des Juifs dans notre pays ?
M. Dominique de Villepin. Sur l’Ukraine, la position de la France a un peu fluctué au cours des dernières années. Elle s’est stabilisée, je crois, sur des principes qui sont justes : la nécessité d’un soutien ferme à l’Ukraine, qui s’inscrive dans la durée et qui suppose que nous ne cédions pas à un diktat de paix ni de cessez-le-feu de quelque puissance que ce soit. C’est la tentation aujourd’hui de Donald Trump et de Vladimir Poutine. Il n’est donc pas question d’honorer, par notre signature, un accord de cessez-le-feu ou de paix auquel l’Union européenne et bien sûr l’Ukraine n’auraient pas été parties. De ce point de vue, je pense que l’engagement qui doit être le nôtre pour apporter notre contribution à un éventuel cessez-le-feu ou au respect d’un accord de paix concernant des garanties, passe par un engagement responsable. Cet engagement ne doit se faire que dans un cadre multilatéral, parce que tout autre cadre nous entraînerait dans une aventure et une escalade qui serait dangereuse.
Sur les droits de douane, l’idée que nous puissions faire face seuls à cet enjeu commercial relève véritablement de l’utopie. Il faut donc conjuguer nos efforts à l’échelle nationale et européenne. Bien évidemment, des rapports de force existent au sein de l’Union européenne. Les intérêts de grands pays comme l’Allemagne ne sont pas les mêmes que les nôtres en matière industrielle. Il nous appartient, avec ceux qui ont les mêmes intérêts que nous, de faire bloc pour trouver la juste voie du compromis, sachant que l’unité est clé. Le cas se posera dans les prochains jours avec la question de l’Italie. Si l’Italie obtient satisfaction seule, alors le cheval de Troie sera véritablement en place pour ruiner les chances de l’Europe de défendre dans de bonnes conditions ses intérêts en matière commerciale. On voit bien à quel point la discussion et la négociation sont aléatoires et à quel point elle est aussi parfois personnalisée. Lors de ces derniers jours, des États ont vu levés les droits de douane dirigés contre eux et d’autres ont vu des droits de douane tout à fait ridicules leur être imposés. Je pense à un pays comme le Lesotho qui ne mérite pas une telle vindicte de la part des États-Unis. Une fois de plus, l’unité de l’Europe et l’activation de tous les leviers sont nécessaires mais dans le cadre d’une riposte graduée, sachant que la riposte non maîtrisée aura pour principale conséquence de faire payer l’addition par les consommateurs européens. La voie est étroite : il faut être habile. Il faut moins chercher l’esbroufe et l’action d’éclat que l’efficacité au cas par cas, dans une avancée progressive, avec une très grande détermination.
En ce qui concerne la Turquie et la Syrie, nous voyons effectivement progresser les tentations autoritaires. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté pour ce qui concerne la Turquie. Le fait d’avoir interdit de campagne le maire d’Istanbul est un problème caractérisé sur le plan démocratique, qui pose la question des relations entre l’Union européenne et la Turquie. Nous avons à peser de tout notre poids sur le président Erdogan pour lui faire comprendre que tout cela entraîne des conséquences extrêmement lourdes. Nous savons aussi que la logique des pouvoirs autoritaires est de se survivre à eux-mêmes et de se perpétuer. Ils s’inscrivent dans des combats qu’ils estiment existentiels pour perdurer, surtout à un moment où la Turquie est engagée dans un double défi : d’abord, celui de de ses positions et de son offensive en Syrie, puisque la Turquie est un élément clé de la stratégie qui a conduit M. al-Sharaa à la tête de l’État syrien, et ensuite l’offensive plus pacifique – espérons-le – en ce qui concerne les Kurdes, avec la possibilité d’une reprise du dialogue, voire d’une avancée vers un accord. Ces choses sont très complexes. Je crois que, là aussi, il faut avancer pas à pas, collectivement avec l’Union européenne, si l’on veut être efficace, pour bien marquer nos valeurs et nos principes, mais avec le souci de ne jamais mener la politique du pire. Des progrès ont lieu en Syrie par rapport à la situation antérieure mais il ne faut pas non plus imaginer qu’ils puissent continuer à se produire tout seuls. Nous devons donc être présents, engager un dialogue et accompagner au fur et à mesure les progrès qui seront ceux de ce régime, notamment dans le traitement des minorités et notamment dans le maintien de l’unité de la Syrie, qui reste toujours mise à mal.
Je ne saurais trop vous remercier de m’avoir posé la dernière question. La question du Qatar ne se pose pas à mon sujet mais à celui du premier ministre israélien et de son entourage. Nous savons en effet que c’est l’une des raisons pour laquelle l’offensive judiciaire menée par M. Benyamin Netanyahou a été lancée. C’est la question de l’influence du Qatar sur les décisions prises par le premier ministre israélien. En ce qui me concerne, je n’ai aucun lien avec un quelconque fonds qatari et je n’en ai jamais eu. On voit bien en revanche l’intérêt pour ceux qui lancent ce type de rumeurs de les faire prospérer pour discréditer une parole qui, dans certains cas, serait susceptible de déplaire.
En ce qui concerne le génocide, je m’inscris en faux. Je vous invite à rechercher dans vos fiches et à demander à vos attachés parlementaires de réaliser un travail sérieux. Je n’ai jamais employé ce terme, de la même façon que j’ai toujours condamné les attentats terroristes du 7 octobre 2023.
En ce qui concerne la domination financière, je persiste et je signe : si une domination financière ne s’exerce pas aux États-Unis sur les médias, il faut arrêter la politique tout de suite. Il suffit de regarder le Washington Post ou X : c’est bien parce que des oligarques, grands capitaines d’industrie, sont capables de manipuler l’information, que nous sommes dans cette dérive informationnelle tout à fait majeure. Par ailleurs, je rappelle devant cette commission que 90 % de la presse quotidienne en France est tenue par dix milliardaires, 55 % de la presse audiovisuelle et 45 % des plateformes numériques.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). C’est vrai, heureusement qu’il y a L’Humanité !
M. Dominique de Villepin. Je veux bien qu’on refuse de voir la vérité pour des raisons idéologiques mais aucune politique ne peut commencer sans regarder la vérité en face. Tel est le point de départ d’une action raisonnée.
Mme Éléonore Caroit (EPR). Je vous remercie de votre présence devant notre commission aujourd’hui et pour le regard lucide, expérimenté et indépendant que vous portez depuis de nombreuses années sur les relations internationales.
De très nombreux sujets ont été évoqués ce matin : la guerre commerciale initiée par les États-Unis, la nécessaire réforme de la gouvernance des instances multilatérales. Je ne reviendrai pas dessus. Je voudrais, pour ma part, que nous parlions d’Amérique latine et en premier lieu du Venezuela, pays que vous connaissez très bien et qui semble être paralysé dans une crise institutionnelle, notamment depuis les élections du 28 juillet dernier. J’aimerais avoir votre regard sur l’évolution possible, probable et souhaitable de la situation dans ce pays.
Haïti est un autre pays où une crise majeure se joue actuellement dans une certaine indifférence des différentes puissances mondiales. Et enfin, je souhaiterais parler de ces alliés qu’il nous faut chercher face à l’offensive de l’administration de Donald Trump et donc des accords, notamment l’accord du Mercosur, dont il est tellement question en France et dont on parle souvent avec un certain nombre de préjugés.
Mme Christine Engrand (NI). Vous avez été aux premières loges d’un monde encore régi par des équilibres lisibles, où la voix de la France, même isolée, pouvait peser. Mais la France a décroché, non seulement militairement ou économiquement mais aussi stratégiquement et diplomatiquement. Au risque de porter un constat trop sévère, nous avons déserté les terrains que d’autres ont occupés : l’Afrique, le Levant, la Méditerranée orientale. Ce n’est plus notre logiciel qui structure ces régions et ce ne sont plus nos alliances qui comptent. Dans ce brouillard géopolitique, on ne voit plus l’ombre d’une vision française, seulement des suivismes, des emballements ou des renoncements.
Avec un budget en complet déséquilibre, des entreprises en grande difficulté, une bourse qui dévisse et une armée à reconstruire avec une guerre à nos portes, la France peut-elle encore redevenir une puissance d’équilibre ou doit-elle se résigner à n’être qu’une puissance d’habitude, figée dans la nostalgie et incapable d’habiter le monde qui vient ?
M. Jérôme Buisson (RN). Vous avez une érudition incontestable et incontestée. Vous avez un phrasé, un ton et une expérience qui font qu’on vous écoute. Mais vous ne faites pas de la géopolitique : vous faites de la diplomatie déclarative. Vous souhaitez changer les cadres européens et mondiaux. Vous prônez la diplomatie mais en louant un président Macron qui l’a mise plus bas que terre.
Concrètement, au-delà des belles phrases, face aux empires américains, chinois et russes, vous semblez souhaiter la création d’un empire européen contre les empires. Or, face à la brutalité, la puissance militaire et économique et l’unilatéralisme, vous opposez la diplomatie européenne, paralysée par nos divergences. La diplomatie française est contestée et en recul. Proposez-vous donc une dilution et un effacement de la diplomatie française dans un empire chimérique ?
Mme Pascale Got (SOC). Vous avez évoqué beaucoup de sujets. Imaginons que vous deveniez président de la République, que feriez-vous ou que ne feriez-vous pas en urgence en termes de diplomatie ? Dans votre écrit Le Pouvoir de dire non, vous dites : « Il faut retrouver, dans le bruissement des jours et le silence des gestes, la part humaine qui résiste encore ». Quelle est votre idée derrière cette phrase ?
M. Dominique de Villepin. Concernant l’Amérique latine, vous avez raison de mettre l’accent sur ce continent trop souvent délaissé, alors que nous y avons des atouts majeurs, comme Français et comme Européens.
Vous avez raison de prendre en exemple la crise vénézuélienne, particulièrement emblématique des difficultés de cette région. Nous avons assisté au fil des années à la descente aux enfers de ce pays : une crise qui est désormais ralentie mais qui n’est pas arrêtée et qui s’accompagne d’un effondrement économique, d’une hémorragie migratoire et d’une quasi-guerre civile. Il est donc essentiel de trouver la juste politique. Les États-Unis ont très largement privilégié une stratégie de cubanisation, avec une pression maximale de Washington, qui n’est pas, à mon sens, la bonne stratégie. Il est aujourd’hui indispensable de mener une politique française et une politique européenne différentes, indépendantes, fondées sur un processus de stabilisation et de réconciliation nationale. Le risque, sinon, est celui d’une contagion et de renversements par la force sur le continent. On constate aujourd’hui une fragilité dans toute une série d’États, et en particulier une déstabilisation de toute la région Pacifique par le narcotrafic. Je pense également que le Venezuela peut servir de laboratoire, dans la mesure où régler la question vénézuélienne oblige à se coltiner avec un certain nombre de très grandes puissances, en particulier la Chine, qui occupe une place importante. Tel est aussi le cas de la Russie mais nous avons moins de capacité à pouvoir agir avec elle. Il faut impérativement que nous puissions développer un modèle de gestion de crise sur cette question avec les Européens, en liaison aussi avec de grands pays latino-américains, notamment le Brésil.
En ce qui concerne Haïti, la situation là-aussi ne cesse de s’aggraver, à un prix absolument tragique pour l’ensemble des habitants. Il est totalement inouï qu’à quelques encablures des États-Unis et compte tenu des liens qu’Haïti possède avec la France, nous ne soyons pas capables de nous mobiliser pour apporter au moins des réponses plus fortes à la crise humanitaire et essayer de tirer un peu plus les fils d’une résolution et d’un règlement de la crise politique.
Ces sujets font partie des grands enjeux qui peuvent apparaître très éloignés des préoccupations des Français et des Européens mais ils ont, dans l’ensemble de la communauté internationale et dans le Sud global, vocation à montrer à quel point nous sommes capables d’être efficaces si nous nous engageons dans le règlement de ces crises.
Vous avez parlé d’une situation d’effacement et de risque pour la diplomatie française face à l’emballement du monde et la nécessité, face à cela, de réagir avec nos moyens : comment être une puissance d’équilibre, capable d’agir, et non une puissance d’habitude ? Vous avez raison : c’est une bonne façon de poser les problèmes. Cela suppose une vision large des enjeux du monde, d’où l’importance que j’accorde aux principes. Une bonne diplomatie doit toujours se référer à des principes qui doivent être connus et qui sont connus. Il est très dommage que nous perdions de vue ces principes, au fil d’opportunités ou de difficultés. La clé réside dans la capacité que nous avons à nous engager sur un certain nombre de ces crises pour faire la différence. En matière africaine, par exemple en République démocratique du Congo, il faut franchir la barrière de l’indifférence internationale et ne pas se contenter d’une diplomatie formelle de conférences, de réunions et de déplacements ministériels. À un moment donné, il faut mettre les mains dans le cambouis, c’est-à-dire entrer dans le logiciel d’un conflit.
Une question porte sur la diplomatie déclarative. Il faut rappeler qu’une diplomatie commence par la parole. La parole est une action en matière diplomatique. Quand la parole est choisie, et je vous remercie des compliments que vous avez bien voulu me faire, c’est déjà le début d’une action. Le drame survient quand cette action ne prend pas forme. Or, l’action est au rendez-vous sur l’ensemble des sujets que nous avons abordés – en matière de droits de douane, d’architecture de sécurité ou de gestion des crises. Il suffit de regarder les propositions sur Gaza ou sur l’Ukraine : le cadre est là. La question m’a été posée à titre personnel mais je n’appartiens pas au gouvernement et je n’ai aucune responsabilité personnelle dans les événements, ce qui est peut-être une chance.
Sur la part humaine, la diplomatie risque souvent, à travers la vision très large qu’elle a l’ambition de porter, de sembler s’éloigner des préoccupations quotidiennes et concrètes. Dès lors, la diplomatie ne doit jamais oublier la part d’humanité qui existe derrière un conflit. Il ne suffit donc pas de pratiquer le tourisme diplomatique, comme on le voit trop souvent, mais il faut poser des actes politiques. À cet égard, je salue la visite du président de la République dans la proximité de Gaza et sa volonté de renouer les fils diplomatiques avec l’Égypte et avec la Jordanie, mais il faut aller plus loin et faire de la politique.
La diplomatie consiste à faire de la politique, c’est-à-dire à changer les paramètres de la réalité sur le terrain. Je répète donc que la reconnaissance de l’État palestinien ferait bouger les lignes et modifierait l’équation sur le terrain, parce qu’elle marquerait la détermination irréversible de la France et de l’Europe à s’engager dans ce sens. Elle montrerait qu’il existe une autre voie que la violence et que la mort pour les populations palestiniennes. Elle rendrait donc l’espoir. Vous n’imaginez pas à quel point cela changerait le regard d’une très large partie de la communauté internationale, qui n’en peut plus, jour après jour, de s’interroger sur les raisons qui conduisent à la perpétuation de cette violence, qui apparaît aujourd’hui sans raison autre que la recherche d’une dissuasion qui a été restaurée. Cette raison a donc disparu et la violence apparaît aujourd’hui sans raison autre que la revanche ou une volonté d’éradication de la population palestinienne, qui n’est évidemment acceptable par personne dans la communauté internationale.
Mme Caroline Yadan (EPR). Sans raison ? Il n’y a donc pas eu de 7 octobre 2023 ? Je vous rappelle qu’il y a encore cinquante-neuf otages retenus dans la bande de Gaza !
M. Dominique de Villepin. Je dis bien « sans raison » : tel est le sentiment qui se répand de plus en plus en Israël et c’est la raison pour laquelle tant d’Israéliens manifestent jour après jour pour réclamer un peu de raison dans ce conflit.
M. Arnaud Le Gall (LFI-NFP). J’ai lu avec attention votre essai Le Pouvoir de dire non. En une minute, l’idée la plus forte que je retiens est que nous faisons face au risque d’une fermeture des horizons ouverts en 1789. J’ajoute qu’on observe aux niveaux international et national le retour d’une haine de l’égalité, même purement formelle, donc de la liberté et de la souveraineté des peuples, haine qui a toujours été le principe cardinal des forces qui n’ont jamais accepté la rupture de 1789.
Pour faire face, sur un plan opérationnel, vous placez l’Europe au centre des leviers possibles de la diplomatie française. Au moment même où les dernières illusions de l’atlantisme sont piétinées, la majorité des dirigeants européens, même en France, qu’ils soient libéraux ou d’extrême droite, sont incapables de penser dans un autre cadre que l’atlantisme ou l’occidentalisme. On le voit à la lumière de l’incapacité à prendre des décisions radicales dans le domaine des moyens nécessaires à l’indépendance européenne. On peut citer le numérique mais la liste serait très longue. On le voit également dans l’usage très sélectif du droit international, dont fait preuve l’Union européenne, tout comme malheureusement notre propre diplomatie, selon que les principes de ce droit sont piétinés par ses amis ou par ses ennemis. C’est l’activité qui s’explique aussi, je crois, par l’imposition d’une lecture identitaire et occidentaliste du monde.
À quelles conditions, selon vous, l’Union européenne peut-elle remplir ce rôle de levier de notre diplomatie et non pas celui de frein au retour d’une action diplomatique réellement mondiale ?
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). La première chose que j’aimerais connaître est votre position, puisque vous êtes attaché au multilatéralisme, sur l’évolution du traité d’interdiction des armes nucléaires. Pensez-vous que la France pourrait être membre observateur de ce traité d’interdiction ?
La seconde question concerne la carte qui est accrochée au mur derrière vous. Vous avez exercé des responsabilités au Quai d’Orsay. Auriez-vous changé les cartes officielles pour établir des cartes coloniales lorsque vous aviez la responsabilité de ce ministère ?
Ma troisième question concerne la souveraineté. Vous vous présentez comme défenseur du gaullisme. Le général de Gaulle et des alliés à l’époque, parmi lesquels les communistes, avaient su nationaliser des industries pour cause de danger dans notre économie. Ne pensez-vous pas qu’à l’heure d’un nouveau danger pour notre économie et notre souveraineté, la nationalisation pourrait être un outil ?
Mme Liliana Tanguy (EPR). Vous avez mentionné à plusieurs reprises les principes de l’universalisme qui fondent l’influence de la France dans le monde. Or, c’est aujourd’hui l’internationale des réactionnaires qui se développe et déstabilise les démocraties libérales. La logique impérialiste et de rapport de force des États-Unis et de la Russie fait peser une menace existentielle sur l’Europe.
Face à l’imprévisibilité du président Trump, la vraie question qui se posera aux Européens n’est-elle pas celle du risque d’une levée unilatérale par les États-Unis des sanctions à l’égard de la Russie, qui lui permettrait de se réarmer en deux ou trois ans, quand l’Europe peine à affirmer sa capacité de puissance stratégique pour défendre sa souveraineté ?
Mme Constance Le Grip (EPR). Je voulais vous entendre sur la Russie et le régime de Vladimir Poutine. Je vous ai trouvé beaucoup plus disert pour dénoncer l’impérialisme américain, prôné par l’administration Trump, que pour dénoncer l’impérialisme russe et les comportements criminels du régime de Vladimir Poutine.
Par ailleurs, vous avez tenu devant nous des propos sur l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie qui sont, à mon sens, d’une tonalité assez différente de ce que vous pouviez tenir avant cette invasion à grande échelle. Il fut un temps, en effet, vous cosigniez un article avec Sergueï Ivanov, de mémoire, pour dénoncer les sanctions tant américaines qu’européennes. Vous parliez aussi souvent de l’humiliation qui serait infligée à la Russie par les Américains, les Européens et on ne sait pas très bien qui.
Ce gaullo-communisme dont vous prétendez être est l’étendard n’est-il pas un peu trop complaisant avec certains comportements russes ?
M. Dominique de Villepin. Sur la capacité de l’Europe à se doter des leviers indispensables et sur les conditions qui doivent lui permettre de le faire, il faut se situer à deux niveaux. Le premier est celui des vingt-sept États, exigé dans un certain nombre de domaines, qui doit poser le cadre d’une réaction groupée des pays de l’Union européenne face à la prise en étau américaine et chinoise. Cela implique évidemment un sursaut de la part de tous.
Il faut par ailleurs redonner vie à la relation franco-allemande. Nous entrons dans une période où cela me paraît possible, avec le nouveau chancelier allemand, M. Friedrich Merz, qui doit nous permettre d’impulser des solutions nouvelles. Le côté allemand manifeste la volonté d’avancer, comme l’a montré le sujet du frein à la dette. On le voit aussi dans l’intérêt que porte l’Allemagne à discuter de la question nucléaire avec la France. Y compris sur la mutualisation de la dette et sur des emprunts communs, des leviers effectifs sont souhaitables pour investir dans des secteurs stratégiques centraux, afin de faire face à l’offensive à laquelle nous sommes confrontés.
En ce qui concerne le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, la situation internationale évolue négativement et l’une des caractéristiques du monde où nous allons entrer est justement un redoublement de la prolifération. Un certain nombre de pays européens risquent de tirer la conclusion de l’affaire ukrainienne qu’il faut s’engager dans cette voie. Il en va de même pour le Moyen-Orient. On peut imaginer que la réflexion aille aussi dans ce sens en Asie et dans d’autres pays. Réfléchir à ce qui pourrait nous permettre d’avancer vers un traité d’interdiction me paraît une bonne chose. En revanche, je ne crois pas du tout crédible ni réaliste de vouloir envisager une modification du positionnement ni de la stratégie de la France.
En ce qui concerne le Sahara occidental, la question est à nouveau sur la table. Elle fait partie des sujets qui seront évoqués dans le dialogue avec l’Algérie. Le président de la République a décidé de reconnaître la marocanité du Sahara occidental. Comment faire en sorte que cette décision puisse rentrer dans le cadre du droit international et des débats devant les Nations unies ? Toute la difficulté est de pouvoir avancer avec l’ensemble des parties, y compris l’Algérie.
M. le président Bruno Fuchs. Pour rebondir sur la question de M. Jean-Paul Lecoq, la carte qui se trouve derrière vous a été modifiée en cohérence avec celle produite par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Auriez-vous, lorsque vous étiez ministre, changé la carte à la suite de la prise de position du président de la République sur le Sahara occidental, telle est en fait la question qui vous a été posée ?
M. Dominique de Villepin. La règle est celle de l’ordre international : on ne décide pas unilatéralement de la modification du tracé de tel ou tel État. De ce point de vue-là, c’est le droit international qui fixe la règle.
En ce qui concerne les nationalisations, la question de la souveraineté doit nous conduire à réfléchir à ce qui doit être fait dans des secteurs stratégiques. Tous les outils sont susceptibles d’être mis sur la table si nécessaire. On ne peut pas considérer que notre sécurité est menacée, comme Français et comme Européens, sans réfléchir aux moyens d’activer certaines filières qui demandent des moyens exceptionnels.
La dialectique entre contre-révolution et révolution est l’un des grands enjeux du monde contemporain. Les États-Unis, la Russie et un certain nombre d’empires sont aujourd’hui des forces qui jouent sur le clavier de la contre-révolution par rapport à l’évolution des mentalités, et notamment par rapport à la démocratie libérale.
Aussi choquant et paradoxal que cela puisse paraître, un certain nombre d’États se retrouvent aujourd’hui pour dénoncer la démocratie libérale, les principes qui la fondent et les valeurs qui la constituent. L’attaque en règle qui s’exerce aujourd’hui en Hongrie, en Russie mais aussi aux États-Unis contre l’État de droit, c’est-à-dire contre les médias, la justice et les administrations, s’explique parce que cet État de droit dérange. Il est encore plus nécessaire de livrer cette bataille si l’on veut être effectivement capables de préserver notre modèle, sans le renier.
Enfin, la dernière question qui m’a été posée porte en germe une nouvelle confusion car je n’ai jamais signé de tribune avec M. Sergueï Ivanov. La tribune dont il est question a été signée avec M. Igor Ivanov, ce qui n’a rien à voir ! Il faut être précis car M. Sergueï Ivanov a fait très longtemps partie du cabinet présidentiel et du groupe de ceux qui ont accompagné Vladimir Poutine depuis Saint-Pétersbourg. Je n’ai jamais non plus demandé la levée des sanctions contre la Russie. J’ai posé la question de la réelle efficacité de cette stratégie à l’époque, c’est-à-dire en 2014, si elle n’était pas accompagnée d’une stratégie de société à société, de gouvernement à gouvernement, pour trouver des paramètres qui permettent de faire évoluer la relation entre l’Union européenne, la France et la Russie. Si d’ailleurs nous avions été un peu plus déterminés à conduire les accords de Minsk, nous n’en serions peut-être pas tout à fait là, même si je reste tout à fait convaincu que le projet s’est activé par étapes dans l’esprit de Vladimir Poutine, après 2007-2008, avec la Géorgie, puis en 2014, compte tenu de la non-réaction ou du peu de réactions. Je peux en témoigner. Quant à ma prétendue indulgence vis-à-vis de la Russie par rapport aux États-Unis, j’ai toujours été partisan de la plus grande fermeté vis-à-vis de la Russie après l’agression russe en Ukraine. J’ai même dénoncé, lors du sommet de Versailles, notre souci premier d’échapper aux conséquences de ces sanctions, alors que si nous voulions être efficaces, il aurait fallu être beaucoup plus mordants, au travers d’un calendrier.
Pour ma part, je me sers toujours des outils de la diplomatie : quand on prend des mesures fortes, il faut un calendrier. Des sanctions ne peuvent pas être éternelles. Il faut des objectifs politiques. Je tiens le même discours pour le Moyen-Orient et l’Ukraine : il faut gérer des paramètres. Je ne crois pas que la diplomatie soit un exercice de style. Il faut un point à la fin des phrases et des virgules au milieu. C’est cette ponctuation qui manque trop souvent aux diplomaties du monde et, malheureusement parfois, à la diplomatie française.
M. Stéphane Rambaud (RN). Depuis plusieurs mois, vos prises de positions sur la scène internationale suscitent à la fois l’étonnement et l’inquiétude. Concernant l’Algérie, chacune de vos interventions vous fait apparaître davantage comme le porte-voix du pouvoir algérien que comme le défenseur des intérêts français. Vous vous refusez à qualifier de dictature un régime qui emprisonne des intellectuels comme Boualem Sansal pour leurs écrits, qui bâillonne la liberté d’expression et piétine les droits les plus élémentaires. Vous critiquez la France pour sa volonté de remettre en cause les accords de 1968, tout en épargnant un régime qui refuse de reprendre ses ressortissants sous OQTF et qui instrumentalise sans relâche la mémoire coloniale pour raviver les tensions. Ce « deux poids, deux mesures » interroge. Vos déclarations donnent le sentiment d’excuser un pouvoir qui défie ouvertement la France. Pourquoi ce soutien si constant à un régime dictatorial et si peu de considération pour les intérêts de votre propre pays ?
M. Michel Herbillon (DR). Un mot sur votre réponse à ma question de tout à l’heure : je pense que le ministre de l’intérieur est parfaitement dans son rôle et dans son périmètre de responsabilités quand il se préoccupe de sécurité, d’immigration et d’un taux d’exécution des OQTF de seulement 7 % avec l’Algérie, sans pour autant, bien entendu, négliger le rôle de la diplomatie.
Je voudrais maintenant vous questionner sur cette nouvelle équation stratégique du monde dans l’Indopacifique. Elle occupe une place essentielle car elle est le lieu de confrontation entre la Chine et les États-Unis. Or, le seul pays qui intéresse les États-Unis est la Chine, depuis le président Obama et sa décision de pivot vers l’Asie. Je ne crois d’ailleurs pas que Donald Trump ait grand-chose à faire de l’Europe, tant il est focalisé par sa confrontation avec la Chine. Comment voyez-vous l’évolution de cette région du monde et quel peut être le rôle de la France, qui est une puissance de l’Indopacifique, par ses territoires d’outremer et par l’importance de sa zone économique exclusive ?
Mme Sandra Delannoy (RN). Comme vous avez fait partie de la direction des affaires africaines et malgaches du Quai d’Orsay, j’aurais voulu savoir ce que vous pensiez d’un éventuel renfort de partenariat et de développement des relations franco-malgaches, notamment par le biais de Mayotte. En effet, notre île semble souffrir des mêmes problèmes que Madagascar : une tempête récente faisant des morts et des milliers de sinistrés, une situation sanitaire déplorable où même le choléra est réapparu et enfin des relations internationales tendues avec les Comores. Les deux îles possèdent aussi de nombreux atouts en partage, comme la langue française, des accords commerciaux, des frontières maritimes et une diaspora réciproque importante. Pensez-vous qu’il serait opportun de renforcer des liens entre nos deux pays, de façon à optimiser le développement et la sécurisation de cette partie de l’Afrique australe ?
M. Dominique de Villepin. En ce qui concerne mon choix de m’exprimer clairement et fortement sur l’Algérie, je précise que ma critique n’a jamais été en direction de la position de la France mais d’acteurs français qui n’engagent pas la France en tant que telle. En effet, seul le président de la République peut engager la France sur cette question : or, je ne l’ai pas entendu dénoncer les accords de 1968. Au contraire, il a dit très clairement qu’il n’était pas question d’y revenir et que ce n’est pas quelque chose qui se ferait comme cela de toute façon. Permettez-moi, donc, de recadrer les choses : je soutiens pleinement la position de la France ; en revanche, je m’oppose fortement à tous ceux qui voudraient instrumentaliser la position de la France à d’autres fins, c’est-à-dire à des fins identitaires. La question nourrit en effet les passions chez nous et en Algérie, sans faire avancer le schmilblick d’un centimètre, au contraire. Si l’on veut obtenir – ce que je souhaite vivement – un rapatriement rapide de M. Boualem Sansal et des avancées en matière de sécurité, la méthode qui consiste à monter au créneau et à retrouver les accents de la diplomatie de la canonnière n’est pas celle qui nous permettra d’y parvenir. Je le dis d’expérience. Cela fait plaisir à certains électorats et cela permet à certains partis de jouer leurs parts de marché mais on se trompe de combat.
Ceci me permet également de répondre à une partie de la question de M. le député Herbillon. Le ministre de l’intérieur a déclaré que toutes les polémiques qu’il avait lancées avaient été utiles. Elles l’ont été mais pas nécessairement à la France ni au ministre de l’intérieur, peut-être au candidat à la présidence du parti Les Républicains.
Mme Dieynaba Diop (SOC). Voilà ! C’est bien dit.
M. Dominique de Villepin. En revanche, je ne crois pas que la vocation d’un ministre soit de lancer des polémiques. Au contraire, un ministre a vocation à apporter des réponses au périmètre de son portefeuille.
M. Michel Herbillon (DR). C’est justement le cas des OQTF !
M. Guillaume Bigot (RN). Sur ce point le ministre n’a obtenu aucun résultat.
M. Dominique de Villepin. La question des OQTF se pose aussi avec d’autres pays du Maghreb, avec le même manque de résultats. C’est dire à quel point, dans le cas de l’Algérie, il faut appréhender le dossier dans sa globalité et avec sérénité. Les épées en bois ne fonctionnent pas : il faut être vraiment efficaces.
Pour ce qui est de la caractérisation du régime algérien, la vocation de la France est de reconnaître des gouvernements et non de les juger. Je suis heureux de vous le dire car cela pourra vous être utile si un jour vous arrivez au pouvoir. La France n’a pas, en maîtresse d’école, à dire : « vous êtes une dictature », « vous être une grande démocratie ». Que ne s’est-on trompés sur l’évolution des États-Unis ? On aurait pu ouvrir les yeux bien plus tôt. La France n’a pas à juger les gouvernements. Cela vous amuse peut-être dans la cour de récréation de la politique nationale mais cela n’a pas vocation à entrer en considération quand on est aux affaires et qu’on représente son pays, tout simplement parce que cela ruine toute possibilité de dialoguer. Or, la vocation de la France est de dialoguer avec tous. Il s’agit d’une règle fondamentale de la diplomatie. Je sais bien que la conquête du pouvoir n’a, en France, rien à voir avec l’exercice du pouvoir, c’est pourquoi on est si mauvais dans l’exercice du pouvoir. À un moment donné, il faut apprendre la réalité du monde.
La question de l’Indopacifique est centrale parce que c’est dans cette région que se trouve le réservoir de croissance. Nous devons donc nouer des partenariats et entrer dans des coopérations économiques avec l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) et avec tous les autres États de cette région. Il ne faut pas oublier la question de la sécurité : vous avez, à juste titre rappelé, notre présence dans cette région, qui est un atout solide mais convoité. Certains États regardent du côté de nos possessions dans cette région. Il nous faut être actifs, à l’initiative, en partenariat et en coopération avec l’ensemble des parties prenantes de cette région. Cette exigence est centrale.
En ce qui concerne Madagascar, je ne peux que souscrire pleinement à cette proposition de s’appuyer sur tous les pays amis de cette région pour faire avancer le règlement de crises qui ont une dimension régionale, comme on le voit entre Mayotte et les Comores. Nous avons besoin d’avoir des appuis et des relais, or Madagascar constitue l’un des grands pays de la région, avec lequel nous avons beaucoup d’éléments en partage. Cela implique de renforcer notre coopération et notre dialogue partout où cela est possible, y compris dans le domaine de la Francophonie, pour stabiliser davantage les positions de la France dans la région.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Pékin est riche de nouvelles murailles industrielles et numériques et répond aux pressions extérieures – sanctions américaines et enquêtes européennes – par davantage d’autarcie, de prudence stratégique et des contre-mesures ciblées. Ce modèle privilégie le contrôle et la durée sur la séduction et l’expansion militaire directe.
Vous dites que la Chine n’exporte pas seulement des produits mais des normes. Elle devient un monde en soi. Cette approche chinoise se veut fondée sur la reconfiguration de l’ordre international à son profit, sous couvert de discours en faveur d’un multilatéralisme à la chinoise. Vous avez dit précédemment qu’il fallait réviser l’ordre mondial – Banque mondiale et ONU – pour tenir compte des continents africains et sud-américains, par exemple. Vous appelez la France à prendre le leadership de cette révision mais, pour l’heure, c’est la Chine qui semble réellement s’activer à tous les niveaux.
Quels sont, selon vous, les points de convergence et d’opposition que nous, Français, avons avec les Chinois ? Pensez-vous qu’un partenariat privilégié avec la Chine pourrait constituer une voie de contournement à la guerre commerciale tous azimuts de Donald Trump ?
M. Guillaume Bigot (RN). Nous sommes assez nombreux ici à regretter le Dominique de Villepin du 14 février 2003, quand vous aviez su redonner une voix à la fois forte et originale à la France. On a assisté depuis lors à une dérive des continents. J’ai lu avec attention votre Pouvoir de dire non, une sorte d’essai de géopoétique. Vos thèses sont effectivement très éloquentes mais elles semblent un peu flotter dans l’éther. Par exemple, vous voulez inscrire dans la Constitution la neutralité carbone, tout en dénonçant l’extractivisme. Mais comment atteindre la neutralité carbone sans extraire les minéraux critiques indispensables à la transition énergétique ?
Vous voulez confier aussi à l’Europe cette neutralité carbone. Alors que le confinement a diminué de 3 % nos émissions, Bruxelles veut nous imposer une diminution de 5 % pour atteindre son pacte vert pour l’Europe. Pendant la guerre froide, certains préféraient être plutôt rouges que morts. Aujourd’hui, vous semblez vous rallier à ceux qui veulent voir nos compatriotes mourir à la fois verts et pauvres, évidemment réchauffés par la Chine et par les États-Unis. Ne devrions-nous pas plutôt reprendre le pouvoir de dire non à une écologie juridiquement contraignante mais scientifiquement aberrante ?
M. Belkhir Belhaddad (NI). Merci de m’accueillir dans votre belle commission. Je veux revenir sur la question de la relation franco-algérienne qui fait l’objet d’une actualité intense depuis plusieurs mois, dont nos difficultés à faire exécuter les OQTF ou la situation réservée à l’écrivain Boualem Sansal. Je ne reviens pas sur l’escalade qui a eu lieu depuis plusieurs semaines. J’ai toujours pensé que la seule voie diplomatique permettant de trouver des solutions consiste à se mettre autour de la table, avec un devoir d’exigence et de respect mutuel. On en prend le chemin et c’est une bonne chose.
Je suis d’accord avec vous : ce n’est pas l’action d’éclat qui fait avancer les choses. Personne n’est dupe. Français et Algériens entretiennent des liens affectifs et ont en partage un avenir commun. Cette réalité humaine et culturelle, qui ne peut être ignorée, doit être au cœur de nos résolutions et de nos échanges bilatéraux. Il est urgent de rétablir rapidement des accords politiques et diplomatiques permettant des coopérations durables de part et d’autre de la Méditerranée, où les deux pays ont un rôle central à jouer.
Au-delà de la remise en cause de certains accords, comment peut-on envisager une nouvelle ambition de cette relation ? Quelle doctrine doit prévaloir sur une vision de long terme ? Je pense notamment, et j’en terminerai par là, à la réconciliation franco-allemande impulsée par Konrad Adenauer, Jean Monnet et Robert Schuman, l’homme des trois frontières, dont on va célébrer dans quelques jours les soixante-quinzième anniversaire du discours du 9 mai 1950.
M. Dominique de Villepin. En ce qui concerne la révision de l’ordre mondial, il est évident que la Chine constitue l’un des grands partenaires qui jouera un rôle clé dans cette recomposition. Il existe un certain nombre de convergences, même s’il existe aussi un certain nombre de différences et d’oppositions. Parmi les convergences figurent la question écologique, celle de l’ordre multilatéral et celle de la gestion des crises, puisque la Chine est engagée très fortement en Afrique. La Chine est susceptible accompagner davantage dans un certain nombre de crises, sachant qu’elle est aujourd’hui le premier pays contributeur en forces de maintien de la paix. Il faut aussi prendre en compte toutes les difficultés qui peuvent conduire la Chine dans d’autres directions, en particulier en matière commerciale. La discussion est donc très importante aujourd’hui. Elle s’est heurtée à des impasses dans le passé, dans la mesure où la Chine est elle-même victime d’un certain nombre de pressions du côté américain : l’annonce de droits de douane de 104 % est quelque chose qui amène à faire quelque peu évoluer vos lignes traditionnelles. Il y a là une opportunité à saisir.
J’en profite pour dire un mot sur la question qui m’a été posée et à laquelle je n’ai pas répondu sur une levée des sanctions par les États-Unis face à la Russie. Nous possédons nos propres sanctions et rien ne nous oblige à les lever sans contrepartie ni exigence. La décision américaine de lever les sanctions serait donc unilatérale, l’Europe conservant la possibilité de maintenir ses propres exigences.
En ce qui concerne la neutralité carbone, je comprends bien la question que vous posez. Loin de moi d’imaginer qu’une quelconque solution puisse être facile. Néanmoins, il existe une feuille de route, qui est d’essayer de concilier les avancées technologiques en matière d’énergie. Nous possédons des avantages en matière de politique énergétique, avec en particulier l’importance du nucléaire, qui nous confère un avantage tout à fait considérable et qu’il faut savoir valoriser. Nous serons d’ailleurs peut-être rejoints par d’autres à l’échelle européenne. L’Allemagne a décidé un autre chemin, dont on voit aujourd’hui le prix, c’est-à-dire l’ouverture de centrales à charbon. Un chemin plus intelligent était sans doute possible. Je crois donc qu’il existe un juste milieu entre l’extractivisme et le renoncement à toute exigence écologique et qu’il est possible de persister dans nos choix. Dès lors, il faut savoir se fixer des objectifs contraignants. Sans cela deux variables tragiques s’imposeront dans nos sociétés : tous ceux qui ont à gouverner doivent l’avoir en tête, aujourd’hui comme demain.
La première variable d’ajustement est la variable écologique. Elle a vocation, si nous ne faisons rien, à passer à la trappe. Nous serons donc amenés à vivre dans un monde souillé et pollué et chacun voit les conséquences du réchauffement climatique et de la ruine de la biodiversité. La deuxième – je le redis avec le parcours qui est le mien – est tout aussi importante. Elle passe elle aussi à la trappe chaque fois que surviennent des difficultés. Or, nous n’avancerons pas en France sans une exigence très forte de cohésion sociale. Sur ce point, il faut savoir écouter ceux dans des difficultés quotidiennes car notre pays ne survivra pas sans la capacité des pouvoirs successifs à les embarquer tous. Notre pays se brisera et sera alors poussé vers des séductions que je n’ose imaginer devant vous.
En ce qui concerne la France et l’Algérie, mille et une possibilités de développement des coopérations et des partenariats sont aujourd’hui sur la table. C’est vrai en matière économique et dans la relation que nous avons avec l’Afrique. Nous le faisons aujourd’hui, et nous ambitionnons de le développer encore davantage avec le Maroc, mais nous pouvons le faire également avec l’Afrique sur de grands projets et des stratégies de stabilisation. Ce qui fait défaut aujourd’hui dans le dialogue entre la France et l’Algérie transparaît dans la relation avec le Sahel, vitale aussi bien pour la France que pour l’Algérie. On le voit dans le domaine du renseignement, où l’on ne peut pas se permettre d’avoir un impensé entre nos deux pays, compte tenu du fait que nous partageons certains des risques auxquels nous sommes confrontés et que nous avons en partage. Mille possibilités doivent nous conduire à agir mais il existe d’abord un obstacle à lever. Il faut trouver un juste équilibre, forts du constat que nous avons pu dresser au cours des derniers mois, qui est que la situation actuelle est dommageable pour les deux parties. Il faut trouver les moyens de remettre sur les rails ce dialogue entre nos deux pays. Surtout, il faut lui donner une dimension concrète. Il faut montrer à l’Algérie et à la jeunesse algérienne que ce partenariat peut changer les choses et apporter des résultats concrets.
Une diplomatie qui ne marque pas de points est une diplomatie qui s’épuise, une diplomatie de l’habitude et de la parole. La parole diplomatique est performative, à condition de marquer des points. Chaque fois que l’on s’engage au nom de la France, il faut avoir le souci d’un point d’arrivée. Il faut faire bouger les lignes et, à défaut, faire évoluer son positionnement. Il existe donc une exigence d’action. Ici, les prises de position quotidiennes du Quai d’Orsay ne sont pas celles qui donnent la ligne : c’est le résultat.
Mme Dieynaba Diop (SOC). Vous avez apporté beaucoup d’éléments sur les bouleversements diplomatiques durables provoqués par l’élection de Donald Trump. Nous en avons parlé avec des universitaires au moment du scrutin mais le ressenti des membres d’une délégation de la commission qui vient de se rendre à Washington est plus concret, d’autant plus que le déplacement s’est déroulé alors que le président américain a concrétisé ses hausses de tarifs douaniers du jour au lendemain, souvent par un simple tweet. On imagine d’ailleurs que certains des interlocuteurs face à lui doivent être assez médusés par ce coup de force et qu’ils restent dans un état de sidération. On va certainement voir un effet récessif durable et des conséquences négatives sur le pouvoir d’achat des Américains. À l’heure où les tensions avec les États-Unis se durcissent sur le plan commercial, comment la France peut-elle redynamiser ses outils diplomatiques en matière de soft power et en faire à nouveau un levier stratégique, en particulier dans notre relation avec les États-Unis, en particulier ?
M. Alain David (SOC). Je devais initialement poser cette question et m’excuse de m’être fait remplacer par Mme Diop car j’accueillais un conseil municipal d’enfants de la ville dont j’ai été maire pendant vingt-cinq ans.
M. le président Bruno Fuchs. Pour compléter la question posée, en un mot, comment voyez-vous la suite du mandat du président Trump ? S’agira-t-il, pour vous, d’une parenthèse dans l’histoire des États-Unis et du monde ou, au contraire, du début d’une nouvelle ère pour l’humanité ?
M. Dominique de Villepin. Vous avez raison de mettre l’accent sur les conséquences de la politique menée par l’administration Trump. On voit déjà la perspective d’un regain d’inflation et le spectre d’une récession pointer à l’horizon. On voit les Bourses s’agiter au quotidien, ce qui a une traduction directe sur le niveau de vie des Américains. N’oublions pas que l’essentiel de l’épargne américaine et des retraites américaines futures est aujourd’hui placé dans des fonds de pension. Les variations de la Bourse sont donc susceptibles de bousculer complètement les plans de dizaines et de dizaines de millions d’Américains, avec des conséquences très souvent tragiques.
Cela pose la question de savoir comment nous pouvons revaloriser notre propre soft power, compte tenu du fait qu’une des premières conséquences de la politique menée par Donald Trump est de rendre infiniment moins attractive ce que les Américains avaient l’habitude d’appeler l’American way of life. Peu de gens ont envie de vivre le désastre qu’offre le spectacle de cette administration, même si certains continuent d’espérer que les classes moyennes pourraient en bénéficier, à terme, à travers cette politique de réindustrialisation. Ce pari a quand même assez peu de chances de se vérifier et ne peut d’ailleurs le faire qu’au terme de beaucoup de dégâts.
Dans ce contexte, l’Europe et la France ont vocation, plus que jamais, à défendre ce qu’ils sont, c’est-à-dire leurs principes, leurs valeurs et leur histoire, mais aussi tous leurs outils en matière de multilatéralisme et de culture. Plus que jamais, il est nécessaire d’avoir une diplomatie culturelle active, pour donner un autre visage de ce que doit être la diplomatie et qui ne soit pas seulement fondé sur l’idée de puissance, écrasante et prédatrice.
L’omniprésence de Donald Trump sur la scène mondiale est une immense erreur de perspective. En effet, il est l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire un changement structurel et durable du monde, que nous avons déjà vu se dessiner avant Donald Trump. Il a atteint des proportions erratiques beaucoup plus importantes mais qui sont une réaction par rapport à un changement des données mondiales, en particulier à cet âge de la rareté dans lequel nous sommes entrés. Il conduit les deux plus grandes puissances mondiales, la Chine et les États-Unis, à entrer dans une course qui peut, à un moment ou à un autre, conduire à la collision.
Dans ce contexte, il faut se préparer à la perspective durable d’un changement américain, voire à un choc institutionnel. Donald Trump pose d’ailleurs lui-même la question de la durée de son mandat et il faut prendre au sérieux ce type de questionnement. Est-ce qu’il sera amené à vouloir changer les institutions pour durer ou est-ce qu’une personne de la même veine pourrait lui succéder ? Ces paramètres seront lourds de conséquences pour nous tous mais il faut croire à la capacité des Américains eux-mêmes de réagir. Il faut croire qu’il y a des contre-pouvoirs, un pouvoir judiciaire et des médias qui se réveilleront peut-être, même si l’écosystème médiatique est malheureusement très contraint aux États-Unis. Il y a surtout des citoyens : on voit déjà un certain nombre de chercheurs, par exemple, qui prennent leurs distances vis-à-vis de l’administration.
Enfin, certains ou certaines m’ont posé une question à cet égard et je regrette qu’ils ne soient pas là : un point commun se développe en Russie et aux États-Unis, à savoir la montée de la peur. Il faut prendre en compte cette donnée dans ce qui est encore considéré comme une démocratie : quand la démocratie devient illibérale, la peur l’accompagne. Quand, aux angoisses matérielles et concrètes qui peuvent se poser dans un pays, la réponse est illibérale, la conséquence et le prix à payer sont dans la chape de plomb qui tombe sur cette démocratie. C’est un autre pays dans lequel on se réveille. Souhaitons que cela nous serve de leçon, à nous Européens.
M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré ce matin. Nous allons justement prolonger nos travaux en évoquant la relation avec les Etats-Unis et le rôle que peut jouer la diplomatie parlementaire, suite à un déplacement effectué par une délégation de notre commission à Washington.
La séance est levée à 11 h 45.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Clémentine Autain, Mme Véronique Besse, M. Guillaume Bigot, M. Jorys Bovet, M. Jérôme Buisson, M. Pierre-Yves Cadalen, Mme Eléonore Caroit, M. Sébastien Chenu, Mme Sophia Chikirou, M. Alain David, Mme Sandra Delannoy, Mme Dieynaba Diop, Mme Stella Dupont, Mme Christine Engrand, M. Olivier Faure, M. Nicolas Forissier, M. Bruno Fuchs, M. Julien Gokel, Mme Pascale Got, M. Michel Guiniot, M. Michel Herbillon, M. Alexis Jolly, M. Xavier Lacombe, M. Arnaud Le Gall, Mme Constance Le Grip, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Élisabeth de Maistre, Mme Alexandra Masson, M. Laurent Mazaury, Mme Nathalie Oziol, Mme Maud Petit, M. Stéphane Rambaud, M. Franck Riester, M. Davy Rimane, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Marie-Ange Rousselot, Mme Liliana Tanguy, M. Lionel Vuibert
Excusés. - Mme Nadège Abomangoli, M. Hervé Berville, M. Bertrand Bouyx, M. Pierre Cordier, Mme Christelle D'Intorni, M. Marc Fesneau, M. Perceval Gaillard, Mme Sylvie Josserand, Mme Brigitte Klinkert, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, M. Stéphane Lenormand, Mme Mathilde Panot, M. Frédéric Petit, M. Pierre Pribetich, M. Jean-Louis Roumégas, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Michèle Tabarot, M. Laurent Wauquiez
Assistaient également à la réunion. - M. Belkhir Belhaddad, M. Mickaël Bouloux M. Jimmy Pahun, Mme Caroline Yadan