Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Antoine Armand, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................32

 


Mercredi
12 février 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 083

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission procède à l’audition de M. Antoine Armand, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958).

 

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, nous recevons M. Antoine Armand, qui fut ministre de l’économie, des finances et de l’industrie de septembre à décembre 2024. Cette audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les orateurs des différents groupes pourront ensuite poser des questions d’une durée d’environ deux minutes.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Armand, je vous invite à lever la main et à dire : « Je le jure. »

 

(M. Antoine Armand prête serment.)

 

M. Antoine Armand, député, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. J’ai été nommé ministre le 21 septembre 2024 par le président de la République, sur proposition de Michel Barnier, premier ministre, et j’ai pris mes fonctions le 22 septembre. Dans l’architecture du gouvernement de Michel Barnier, il existe un ministre chargé des comptes publics, Laurent Saint-Martin. Rattaché directement à Matignon, celui-ci est pleinement et uniquement en charge des comptes publics et de l’élaboration du budget.

Mes missions directes et mes attributions relatives au budget sont dès lors circonscrites aux domaines suivants : le cadrage global macroéconomique et financier, sur le fondement des éléments qui sont communiqués par les différentes administrations, au premier rang desquelles la direction du budget, la direction de la sécurité sociale et d’autres administrations qui ne sont pas sous ma tutelle ; l’impact que le budget peut avoir sur l’économie réelle du pays, sur nos investissements et sur les créanciers internationaux qui détiennent la dette de la France ; la défense de la trajectoire nationale financière auprès de nos partenaires européens et internationaux.

À mon arrivée, trois éléments de contexte se révèlent déterminants. Premièrement, à l’évidence, le gouvernement ne dispose pas de majorité à l’Assemblée et il est très improbable, au vu de la motion de censure déposée a priori, de pouvoir adopter un budget autrement que par l’application de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Deuxièmement, les écarts très importants entre les prévisions de déficit et les estimations actualisées génèrent une défiance forte vis-à-vis de nos institutions et de nos instruments, ce qui a une incidence politique et peut aussi avoir des conséquences financières par le biais de nos partenaires et de nos créanciers. Troisièmement, la situation des finances publiques est préoccupante, alors même que des leviers de réduction ont déjà été activés en grand nombre par le gouvernement de Gabriel Attal.

Sous la responsabilité et à la demande de Michel Barnier, je fixe donc une priorité à moi-même ainsi qu’à mon cabinet et à l’administration que j’ai eu l’honneur de diriger : tirer toutes les leçons nécessaires des exercices budgétaires précédents, activer les solutions pertinentes pour 2024, et présenter pour 2025 un budget qui soit aussi crédible et précis que les circonstances et l’urgence le permettent.

Quelles sont alors nos marges de manœuvre politiques ? L’ensemble des groupes du Nouveau Front populaire (NFP) déclarent déposer une motion de censure avant même d’entendre le discours de politique générale du premier ministre. À l’exception notable du groupe Écologiste, Solidarité et Territoires du Sénat, qui se rend à Bercy à notre invitation, tous les groupes du NFP déclinent tout échange, toute discussion de fond sur le budget. Les représentants du groupe Socialistes et apparentés de l’Assemblée nationale acceptent un rendez-vous téléphonique le 21 octobre, d’une durée de moins de dix minutes, après lequel ils indiquent sans ambiguïté qu’ils « censureront le budget présenté, quoi qu’il arrive, quoi qu’il contienne et quelles que soient les évolutions d’ici à la fin de l’année 2024 ». Laurent Saint-Martin et moi-même recevons tous les groupes représentés au Parlement qui l’acceptent : la Droite républicaine, le Parti radical, l’Union centriste, Les Démocrates, Horizons & indépendants, Ensemble pour la République et le Rassemblement national.

Venons-en aux prévisions macroéconomiques et budgétaires, le cœur et même l’unique objet de vos travaux. Vous me permettrez d’aborder ces questions succinctement, tout en étant prêt à répondre plus techniquement sur différents points que vous pourrez soulever. S’agissant de l’année budgétaire 2023, le compte d’exécution définitif a été arrêté dès que nous sommes arrivés, Laurent Saint-Martin et moi-même. Le déficit public de toutes les administrations publiques est finalement de 5,5 % du PIB, contre 4,9 % dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2023. Très important sans être inédit, cet écart tient à la différence de prévision dans l’évolution spontanée des recettes, 2,6 % au lieu de 6,3 %, liée notamment à une élasticité des prélèvements obligatoires très différente de celle qui avait été estimée dans le budget initial.

Cet exercice 2023 a au moins deux conséquences sur l’exercice 2024. Première conséquence : en raison du changement des estimations budgétaires, il y a un report de crédits de 19 milliards d’euros sur l’exercice 2024, des montants supplémentaires à trouver au cours de l’année 2024 et par rapport au PLF pour 2024. Deuxième conséquence : les erreurs de prévision pour 2023 ont une incidence mécanique sur 2024, ce que l’on appelle un effet de socle  les recettes partant de beaucoup moins haut à la fin de l’année 2023, les recettes estimées pour 2024 doivent être revues à la baisse.

Intéressons-nous à l’exercice budgétaire lui-même. Quand j’arrive à Bercy le 22 septembre 2024, je prends connaissance d’une note du 11 septembre 2024, déjà présentée au premier ministre Michel Barnier, dans laquelle la direction générale du Trésor donne la nouvelle évolution du déficit public : 6,1 %, contre 5,6 % en juillet 2024 et 4,4 % dans le PLF pour 2024. En avril, il y avait déjà eu une dégradation : le déficit prévu était de 5,1 % contre 4,4 %, et la croissance de 1 % contre 1,4 %. Pour les deux tiers, cette nouvelle dégradation rapide du solde s’explique par les dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités locales, jugées beaucoup plus importantes que prévu, à un niveau même inédit, malgré le fait que la direction du Trésor avait anticipé le cycle électoral. Pour le reste, elle est due à des recettes fiscales, et notamment de TVA, encore moins importantes que prévu.

Dès le premier jour, il m’apparaît impératif de contenir le déficit public à 6,1 % au maximum et d’éviter toute nouvelle évolution négative. Il m’appartient aussi d’examiner de près les raisons des décalages précédents pour éviter qu’ils ne se reproduisent, même si le gouvernement n’a pas la possibilité de les corriger dans l’immédiat.

Contenir le déficit à 6,1 % est de la responsabilité du premier ministre avec Laurent Saint-Martin, ministre des comptes publics, qui dispose du suivi de la dépense, même si les conséquences économiques et financières qui en découlent sont de mon ressort. Sous toutes réserves, notamment celles du compte d’exécution définitif, je constate que le déficit a été maintenu à 6,1 % dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Lorsque cet objectif a pu être menacé, nous avons immédiatement réagi, sous l’autorité et à la demande du premier ministre. En réaction à une hausse des dépenses d’assurance maladie liée aux médicaments, nous avons ainsi activé la clause de sauvegarde à hauteur de 350 millions d’euros.

J’en viens aux écarts de prévisions pour 2023 et 2024, aux leçons à en tirer et aux mesures prises. Une mission de l’Inspection générale des finances (IGF), achevée en juillet 2024, a esquissé de premières pistes de diagnostic et d’amélioration. Étant donné le temps imparti aux rapporteurs de cette mission, elle ne me paraît pas exhaustive. Laurent Saint-Martin et moi-même prenons donc trois décisions.

Premièrement, nous engageons un travail auprès des administrations concernées pour comprendre les causes de l’évolution des finances locales. En tant que députés ou élus locaux, nous sommes nombreux à avoir l’intuition que cette évolution est liée à celle de leur masse salariale et de leurs dépenses de fonctionnement, aux nouvelles compétences qui leur ont été transférées au fil du temps, etc. Sans surprise, ce travail n’a pas été achevé avant que je ne quitte mes fonctions.

Deuxièmement, nous demandons à l’IGF d’effectuer un travail visant à proposer des améliorations concrètes pour nos modèles de prévision. Cette mission non plus n’a pas été achevée avant que je ne quitte mes fonctions.

Troisièmement, nous suggérons au premier ministre de sortir d’une forme d’endogamie administrative et d’améliorer l’indépendance des expertises, en créant un comité scientifique composé de huit personnalités extérieures reconnues, au parcours administratif et/ou académique indiscutables. Ce comité scientifique a toute latitude pour demander les données aux administrations de nos ministères économiques et financiers, examiner les exercices budgétaires 2023 et 2024 et formuler des propositions réalistes afin d’améliorer nos prévisions. Il a tenu plusieurs ateliers de travail dans le temps imparti. À ma demande, il s’est réuni le 6 décembre dernier – je n’étais plus en charge que des affaires courantes, mais je tenais à m’assurer de la continuité de cette mission. Les recommandations de ce comité, fort judicieuses, sont à la disposition du gouvernement qui pourra décider de les rendre publiques.

C’est avec ces deux exercices budgétaires 2023 et 2024 à l’esprit que j’aborde l’exercice 2025 qui s’effectue lui-même dans les circonstances que vous connaissez. À mon arrivée à Bercy, nous disposons, d’une part, du projet de budget légué par le gouvernement précédent, d’autre part, d’une prévision de croissance à affiner pour 2025 se situant entre 1,1 % et 1,2 % et comprenant, d’après la direction générale du Trésor, les effets estimés du projet de budget et une estimation d’inflation à 1,8 % pour 2025.

Lors d’une réunion qui se tient le 26 septembre, le premier ministre Michel Barnier nous indique avoir décidé, d’une part, de prendre acte d’un déficit de 6,1 % pour 2024, donc de ne pas proposer de projet de loi de finances rectificative (PLFR) compte tenu de la contrainte politique et d’une marge de manœuvre de moins de trois mois avant la fin de l’année 2024, et, d’autre part, de viser une cible de 5 % pour 2025, décision courageuse, ambitieuse et difficile, au vu des finances publiques et de la situation politique.

Dans ce contexte, je plaide pour une présentation prudente et sincère de notre budget et j’obtiens gain de cause sur deux points. Premièrement, j’obtiens de retenir une estimation de croissance de 1,1 % et non de 1,2 % pour l’année 2025. Même si les travaux que j’ai cités pour comprendre les écarts de prévisions commencent à peine, les prévisions de consommation intérieure et d’élasticité des prélèvements au PIB doivent être aussi prudentes que possible dans un contexte incertain et perturbé qui s’est d’ailleurs prolongé. Deuxièmement, pour que cette prévision de croissance reste crédible dans son soutien à l’économie réelle, j’obtiens de limiter le poids des impôts dans le prochain budget et d’assumer de les remplacer autant que possible par des économies – dont l’apparition a été pour le moins rare – au fur et à mesure du débat budgétaire au Parlement.

Ces discussions conduisent à arrêter la proportion de deux tiers d’économies et d’un tiers de prélèvements ciblés, avant d’avoir pu faire la liste complète de l’ensemble des prélèvements et des économies documentées. Ces prélèvements ciblés, exceptionnels et temporaires ont vocation, je l’ai dit au cours du débat, à être remplacés par des économies et des réformes de structure de long terme de l’appareil administratif.

Le 1er octobre 2024, le gouvernement transmet ce projet de budget au Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Dans son avis du 8 octobre, ce denier considère que « les prévisions de croissance spontanée de recettes sont cohérentes avec le scénario macroéconomique, malgré l’incertitude sous-jacente ». Ce projet pose aussi les fondements du plan budgétaire et structurel à moyen terme (PSMT) que la France doit présenter à la Commission européenne, puis à ses partenaires au Conseil européen.

Présenté fin octobre 2024 au Parlement, ce nouveau plan prévoit un retour à 3 % du déficit en 2029, en utilisant pleinement les nouvelles règles de la Commission européenne, d’ailleurs inspirées par la France. Ce plan est discuté avec la Commission, d’abord à un niveau technique entre les administrations, puis à mon niveau, pour achever de convaincre la Commission et nos partenaires du sérieux de notre trajectoire. La Commission considère d’ailleurs que la trajectoire française peut entrer dans le cadre des nouvelles règles, malgré l’incertitude, pour deux raisons : la cible affichée 5 % et le fait que l’essentiel de l’effort de réduction des dépenses publiques se situe en début et non en fin de période, contrairement à ce qui se pratique de manière assez classique. Le 26 novembre 2024, ce plan structurel reçoit une appréciation positive et est validé par la Commission européenne.

S’ensuit le débat parlementaire en commission puis en séance, que vous avez animé, ainsi que la poursuite des arbitrages gouvernementaux en lien avec les groupes parlementaires qui ont souhaité s’inscrire dans une démarche de discussion. Les demandes sont bien connues : réduction de l’effort supporté par les collectivités locales ; annulation partielle du retour de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) ; aménagement de la mesure de décalage de revalorisation des retraites, et autres.

Ces demandes sont coûteuses par nature. Mon rôle est de faire en sorte que les débats budgétaires et décisions collectives ne pèsent pas d’abord sur les entreprises, entraînant des répercussions sur l’emploi et les salariés. Les travaux de mon administration, les partenaires que je reçois, les parlementaires et les entreprises que j’auditionne pointent unanimement le risque que ferait peser l’augmentation pérenne du coût du travail, la réduction d’allégements de cotisations, l’augmentation du versement mobilité ou de la taxe sur les autoentrepreneurs.

Dans le cadre des discussions internes au gouvernement, je fais valoir ces points de vue qui permettent, en particulier grâce à des échanges constructifs avec les parlementaires, de soutenir la décision prise en commission mixte paritaire pour le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) : réduire l’effort demandé sur les cotisations salariales à 1,6 milliard d’euros contre 4 milliards initialement prévus.

Je n’obtiens pas gain de cause pour toutes mes propositions, ce qui est normal et classique dans le cadre de d’arbitrages gouvernementaux aussi complexes. Des économies supplémentaires étaient et sont toujours possibles, comme celles que j’ai proposées, note à l’appui, lors d’une réunion qui s’est tenue le 21 novembre 2024 autour du premier ministre. Je suggère de nouvelles économies pesant moins sur l’activité et réalisables en matière de transport sanitaire, de franchises médicales, d’assurance chômage, de rationalisation des opérateurs. Certaines de ces suggestions émanent d’ailleurs de manière directe ou indirecte de parlementaires de différents groupes représentés au Parlement.

Vous connaissez la suite. Le gouvernement de Michel Barnier est censuré le 4 décembre. Je reste en charge des affaires courantes de mon ministère jusqu’au 23 décembre 2024. Les circonstances politiques ayant changé, en particulier parce que le parti socialiste est entré dans un dialogue avec le nouveau gouvernement, un compromis peut être trouvé. Je veux saluer le travail du gouvernement de François Bayrou et de mon successeur Éric Lombard, et me réjouir de ce compromis : un budget imparfait vaut beaucoup mieux que l’absence de budget, notamment pour son effet positif sur la confiance des investisseurs dans la stabilité et la résilience de notre pays.

Il faut cependant noter que la censure et ce compromis coûtent cher à notre nation. Le coût de la censure, qui sera sans doute mieux étayé dans les prochains mois par les analystes indépendants, est dû à l’incertitude générée et aux soutiens non disponibles pour l’agriculture et les territoires ultramarins. Le coût du compromis résulte de l’annulation d’économies de structure concernant les jours de carence supplémentaires d’ordre public pour les agents publics ou les effectifs totaux de la fonction publique. Aucune nouvelle économie n’a pu être adoptée dans le domaine de la dépense sociale et de la santé, qui est pourtant, comme le montre la totalité des comparaisons internationales et européennes, le secteur qui isole et handicape financièrement la France, tant le déséquilibre est important.

Ces mois passés à la tête du ministère de l’économie m’incitent à souligner des évidences que nous refusons souvent de regarder en face : nos taux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires sont les plus élevés de l’Union européenne et de l’OCDE, ce qui signifie que la France dépense et taxe beaucoup plus que ses voisins. Depuis au moins une trentaine d’années, la dépense publique est devenue une sorte de bateau ivre qu’aucun haleur ne souhaite plus vraiment contrôler ou réduire sur le long terme.

Pour affronter ce défi, il faut prendre des mesures que j’ai défendues en tant que ministre et que je continuerai à soutenir en tant que parlementaire : réforme des retraites, réduction du nombre d’agents publics, augmentation de la durée ou de la quantité de travail. Or ces mesures sont immédiatement écartées du débat et remplacées par de nouvelles dépenses et de nouveaux impôts – que le président de la République et mon prédécesseur avaient eu le courage de mettre sur pause. Reprendre nos habitudes très françaises de taxation tous azimuts ne peut pourtant que conduire à l’échec économique et financier et à l’érosion d’une attractivité conquise de haute lutte et dont le récent sommet pour l’intelligence artificielle démontre l’importance même aux plus sceptiques d’entre nous. Il faut donc, sans délai et malgré le morcellement politique, engager un courageux travail de réforme de fond pour donner de l’air au pays.

M. le président Éric Coquerel. Merci pour ce discours de politique générale. Vous êtes sorti de l’École nationale d’administration (ENA) en 2019, vous avez été inspecteur des finances, et vous avez été élu député en 2022. On peut donc supposer que vous avez un appétit pour les questions financières et économiques, ce qui explique que vous soyez devenu président de la commission des affaires économiques le 20 juillet 2024.

Rappelons quelques informations dont vous aviez connaissance comme nous tous : le 27 septembre 2023, le PLF prévoit un déficit public de 4,4 % ; le 19 décembre, lorsque le gouvernement engage sa responsabilité, ce taux n’a pas varié ; le 18 février, Bruno Le Maire réaffirme cet objectif lors d’une intervention sur TF1 ; le 20 février, Thomas Cazenave, ministre chargé des comptes publics, reprend le même taux sur France Inter ; le 17 avril, lors de la présentation du programme de stabilité au conseil des ministres, le taux annoncé passe à 5,1 % ; le 9 septembre 2024, peu de temps avant votre nomination, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave viennent nous informer de l’aggravation du déficit de 5,1 % à 5,6 %.

À ce moment-là, quel est votre état d’esprit, votre regard de député et d’acteur de la vie politique formé à la finance sur cette chronologie ? Comment analysez-vous cette progression constante du déficit ?

M. Antoine Armand. J’avais prévu des réponses factuelles, mais je vais essayer de faire preuve d’imagination et de réfléchir à mon état d’esprit. Quelle période visez-vous précisément, monsieur le président ?

M. le président Éric Coquerel. Veuillez m’excuser si ma question était mal formulée et oubliez la notion d’état d’esprit. Quelle était votre appréciation de la situation avant votre arrivée à Bercy, étant donné la chronologie que je viens de rappeler ?

M. Antoine Armand. Sur le plan financier, comme tous les parlementaires soucieux de la souveraineté financière de la France, je suis inquiet de voir le déficit augmenter au-delà de 3 %, alors que le gouvernement avait réussi à le contenir sous ce seuil de 2017 à 2019. Sur le plan économique, comme nombre de parlementaires et d’économistes, je relie ce phénomène aux suites de la crise sanitaire : modification de l’élasticité des prélèvements au PIB, perturbations des chaînes de valeur mondiales et du commerce international, effet des aides au tissu économique.

Dans ce contexte, les grandes variables macroéconomiques telles que la croissance ou l’inflation sont devenues friables, hachées et beaucoup plus difficiles à définir. La plupart des pays européens et même extra-européens ont été plongés dans une incertitude importante qui commanderait encore plus de vigilance concernant les dépenses et les recettes. Sans incriminer qui que ce soit, je constate que, la crise inflationniste ayant succédé à la crise sanitaire, nous n’arrivons pas à sortir de dispositifs coûteux pour les finances publiques et dont l’effet pérenne pour l’économie réelle ou pour la redistribution n’est pas très important.

M. le président Éric Coquerel. Peu de temps avant votre nomination, le déficit prévu est passé de 5,1 % à 5,6 %. Bruno Le Maire est venu nous expliquer que cette détérioration du solde était due aux dépenses des collectivités qui auraient dérapé de 16 milliards d’euros – nous avons pu constater par la suite que ce chiffre était très largement surévalué. Deux jours après cette audition, le 11 septembre, le Trésor a actualisé les prévisions : dans une note, il a informé les ministres que le déficit s’établirait finalement à 6,3 % avec les lettres plafonds et économies en discussion. Début octobre, lors du dépôt du PLF pour 2025, le taux de 6,1 % est retenu. Votre prédécesseur a contesté ce chiffre, considérant ici même que le déficit aurait pu être contenu à 5,5 %.

À votre avis, l’objectif de 5,6 % de déficit, que les ministres nous avaient présenté à la fin de l’été, était-il trop optimiste ? À votre arrivée à Bercy, avez-vous jugé que les mesures proposées pour y parvenir – notamment à la proposition de Bruno Le Maire d’annuler tous les crédits mis en réserve, soit 16,7 milliards d’euros – étaient crédibles ? Michel Barnier, qui était à votre place la semaine dernière, a considéré que cette proposition n’était pas réaliste.

Afin de limiter le déficit pour 2024, pourquoi avoir choisi un PLFG et non un PLFR qui aurait permis de trouver de nouvelles recettes ?

M. Antoine Armand. Vous m’excuserez de ne pas me situer nécessairement par rapport aux propos de Bruno Le Maire, que je n’ai pas totalement en tête, concernant les collectivités locales. Quoi qu’il en soit, la dégradation du déficit de 5,6 % à 6,3 %, soit 0,5 point de PIB, observée entre juillet et septembre 2024, est dû pour les deux tiers à la différence entre les prévisions et les estimations actualisées des dépenses des collectivités, et pour un tiers à une baisse des recettes fiscales attendues, notamment de la TVA. Faire ce constat ne revient pas à imputer la responsabilité du dérapage aux collectivités locales. Est-ce une erreur de prévision ? Est-ce que nous n’aurions pas pris la mesure de toutes les compétences transférées aux collectivités ou de l’augmentation du point d’indice ? Quelles qu’en soient les raisons, on ne peut nier cet élément factuel : l’écart de prévision vient pour les deux tiers des dépenses de collectivités locales entre juillet et septembre 2024.

Le 26 septembre, lorsque je l’ai vu avec Laurent Saint-Martin, le premier ministre a décidé qu’il n’y aurait pas de PLFR, considérant que la configuration politique rendait difficile l’adoption de la partie recettes d’un tel texte. Pour la partie dépenses, Laurent Saint-Martin, qui était pleinement compétent sur ces sujets, vous dira mieux que moi que la marge de manœuvre était aussi assez faible : la part des dépenses, annulables et susceptibles de produire un effet avant le 31 décembre 2024, était assez limitée. En tout cas, il ressort de mes discussions avec lui et avec le premier ministre que le gouvernement démissionnaire avait activé le plus possible de leviers pour que nous réduisions les crédits au maximum avant la fin de l’année 2024, dans le cadre prévu par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) et par la Constitution.

M. le président Éric Coquerel. Bruno Le Maire a réaffirmé l’objectif de déficit à 5,6 % au moment où vous êtes arrivé à Bercy et il l’a encore jugé atteignable lorsque nous l’avons auditionné. Pensez-vous qu’il était trop optimiste ?

M. Antoine Armand. En théorie, on peut imaginer un PLFR avec 40 milliards d’euros d’impôts supplémentaires qui effaceraient le déficit. En réalité, les gouvernants doivent toujours faire des arbitrages : ce qui est faisable sur le plan technique ne l’est pas toujours sur le plan politique. À l’époque, le premier ministre estimait que les marges de manœuvre politiques étaient faibles.

M. le président Éric Coquerel. Quitte à me répéter, j’aimerais savoir si vous pensez que l’objectif de 5,6 % de déficit était tenable. Bruno Le Maire pensait que c’était faisable, notamment en annulant 16,7 milliards d’euros de crédits gelés. Michel Barnier nous a dit que ce n’était pas crédible. Et vous, quelle est votre position ?

M. Antoine Armand. Le 26 septembre, lorsque je fais la réunion avec Michel Barnier, je suis en poste depuis cinq jours. Le directeur de cabinet du premier ministre, Jérôme Fournel, a été directeur de cabinet de Bruno Le Maire et en situation de gérer les affaires courantes. Leur position est claire : en l’absence d’un PLFR jouable, il n’est pas possible de ramener le déficit en dessous de 6 %. Par respect hiérarchique et parce que je pense qu’ils ont une meilleure connaissance du dossier que moi, je me range à leur position.

M. le président Éric Coquerel. Vous partagez donc la position exprimée ici par Michel Barnier la semaine dernière.

Lorsque votre budget a été présenté, l’OFCE – Observatoire français des conjonctures économiques – avait estimé l’effet de vos coupes sur l’activité économique à 0,8 point de PIB. Selon votre administration, l’effet récessif était moindre puisque le Trésor l’avait évalué à 0,5 point. Vos services ont estimé que l’effet multiplicateur des coupes sur certaines dépenses, notamment le report au 1ᵉʳ juillet de l’indexation des retraites, n’était que de 0,4 point, c’est-à-dire que les conséquences d’une telle mesure sur la consommation seraient assez marginales. Quant aux mesures sur la fiscalité de l’électricité, leur effet a été jugé nul sur la consommation – alors que les factures des ménages ont augmenté, contrairement à ce qui avait été annoncé. Ne pensez-vous pas que l’effet récessif de ces mesures a été sous-estimé ? Malgré les leçons tirées des exercices 2023 et 2024, ces prévisions n’étaient-elles pas encore trop optimistes ?

M. Antoine Armand. Il est difficile de se prononcer sur l’effet récessif d’un budget qui n’a pas été adopté, même si l’exercice est intéressant sur le plan théorique. Sous votre présidence à la commission des finances, nous avons répondu à certaines interrogations de Charles de Courson sur la composition de la croissance et nos hypothèses de consommation. Dans mon souvenir, nous avions une divergence d’appréciation concernant non pas de la nature mais du degré de l’effet récessif.

Premier questionnement : à quel point la consommation, en berne depuis quelques années, peut-elle soutenir la croissance ? La consommation, qui tarde à repartir, est le miroir d’un fort taux d’épargne et le symptôme d’une forme de pessimisme collectif. Le climat politique de 2024 ne va sans doute pas atténuer ce pessimisme entrepreneurial et individuel qui conduit à retarder les échéances de consommation.

Deuxième questionnement : quelle est l’élasticité des prélèvements obligatoires à la croissance ? Partisan d’une approche prudente, j’ai préféré retenir un taux de croissance de 1,1 %, accepté par le premier ministre, d’autres instituts prévoyant un taux légèrement inférieur. Notons que les prévisions de croissance du gouvernement s’étaient aussi avérées en 2023 alors qu’elles étaient légèrement supérieures à celles d’autres instituts.

Mon travail n’était pas d’avoir un sentiment sur ces aspects-là. Il consistait à évaluer la crédibilité des informations délivrées, au regard des hypothèses retenues et des efforts supplémentaires que nous pouvions consentir pour préserver l’économie réelle. D’ailleurs, le HCFP avait peu ou prou la même position.

M. le président Éric Coquerel. Selon vous, ces prévisions étaient donc réalistes et non pas optimistes.

Venons-en aux recettes. Lorsque nous l’avons interrogé sur le sujet, Gabriel Attal nous a indiqué que le déficit était lié à un manque de recettes et non pas à une hausse des dépenses publiques, ce qui est exact. Observant un manque de recettes évident, j’ai cherché à réduire les dépenses publiques, nous a-t-il ensuite expliqué en substance. À votre arrivée, l’idée était donc d’essayer de réduire les déficits. Une contribution exceptionnelle des grandes entreprises et des hauts revenus a été décidée afin d’accroître les recettes. Estimez-vous que cette mesure était suffisante ? Vous prétendez que la France est le pays qui taxe le plus. Dans une récente étude sur l’évolution du taux moyen de prélèvements obligatoires acquittés par les personnes physiques, la Cour des comptes montre pourtant que les plus hauts revenus français ne sont pas les plus taxés d’Europe. Pour les revenus supérieurs de 250 % au revenu moyen, la France se situe même au cinquième rang, derrière la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, et le Royaume-Uni. Dès lors, je répète ma question : cette contribution exceptionnelle était-elle suffisante ? N’aurait-il pas fallu aller chercher de l’argent d’une autre manière ?

M. Antoine Armand. Nos propos ne se contredisent pas : vous indiquez que l’impôt pourrait être plus progressif ; pour ma part je souligne que, en France, le taux de prélèvements obligatoires pesant sur les ménages ou les entreprises est le plus élevé de l’OCDE.

Nous sommes le pays qui taxe le plus et qui dépense le plus. Dès lors, nos voisins, qu’ils soient britanniques, allemands ou espagnols, sociaux-démocrates ou libéraux, ne pourraient que s’étonner que nous choisissions d’augmenter les impôts pour augmenter les dépenses.

Selon le principe de la courbe de Laffer, peu contredit dans la littérature économique, à partir d’un certain point, l’imposition cesse d’être incitative et conduit à produire moins. La France a depuis longtemps dépassé ce point – j’en veux pour preuve que la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés sous la présidence de M. Macron a conduit à une augmentation de son produit.

Dès lors que nous avons dépassé ce point de désincitation, la création de tout impôt supplémentaire doit avoir lieu ou bien à cadre de prélèvement obligatoire constant, ou bien à titre exceptionnel, en attendant que des économies de structure soient réalisées.

M. le président Éric Coquerel. Comment expliquez-vous, alors, la baisse considérable du produit de l’impôt sur les sociétés en 2024 ?

M. Antoine Armand. Après la crise du covid, le contexte économique international et européen a été perturbé, y compris par les aides, qui ont changé les structures d’incitation de l’économie réelle, des très petites et petites et moyennes entreprises (TPE et PME) jusqu’aux grandes entreprises.

En outre, le problème n’a pas été la baisse du produit de l’IS, mais l’écart entre les prévisions en la matière et les chiffres constatés. L’IGF et le comité scientifique que j’ai installé ont travaillé sur la manière d’améliorer les prévisions de Bercy et des autres administrations.

M. le président Éric Coquerel. N’est-ce pas plutôt que la mariée était trop belle ? Vous vous êtes félicité du rendement exceptionnel de l’IS, après la baisse de son taux, mais sans noter le contexte particulier, celui des années post-covid. Plutôt qu’une difficulté technique de prévision, le problème n’est-il pas que vous avez fondé trop d’espoirs dans les effets de votre politique ?

M. Antoine Armand. Je n’ai été ministre que pendant soixante-quatorze jours. J’imagine donc que vous m’interrogez en tant que parlementaire. Nous sommes le pays qui taxe le plus au monde et, quand nous baissons les impôts durablement et efficacement, leur produit augmente, hors perturbation majeure ou erreur de prévision. Je maintiens donc ma position. La France est allée trop loin dans la taxation.

M. le président Éric Coquerel. Vous l’avez dit vous-même, paradoxalement nous ne sommes pas le pays qui taxe le plus les très hauts revenus et les très grandes entreprises. La conviction erronée qu’ils sont excessivement taxés explique peut-être certaines erreurs politiques.

M. Antoine Armand. Nous pourrions partager un bout de diagnostic. Je peux entendre votre souci de progressivité de l’impôt, mais à prélèvements obligatoires constants.

Le problème est qu’en France, quand on projette d’augmenter les impôts sur les très hauts revenus, on ne diminue pas en même temps les impôts pesant sur la classe moyenne. On ajoute simplement une couche fiscale.

Je constate que, sous les gouvernements précédents, la suppression d’impôts pesant sur les classes moyennes, tels que la taxe d’habitation et la contribution à l’audiovisuel public et la réduction de l’impôt sur les sociétés, entre autres impôts, ont eu des effets positifs sur la consommation et sur la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Vous me confirmez dans l’idée que vous vous faites des illusions sur la politique des sept dernières années. Dès lors, il n’est pas étonnant que vous ne trouviez pas de solutions.

Contrairement à ce que vous dites, les très hauts revenus et les très grandes entreprises bénéficient de milliards d’euros au détriment de l’État. Nous sommes très loin d’être le pays qui les taxe le plus.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Gabriel Attal indiquait ici la semaine dernière : « J’ai fait le choix, en juillet, de geler 16 ou 17 milliards d’euros de crédits budgétaires. On comptait, in fine, en annuler près de 9 milliards, ce qui aurait supposé qu’on adresse une notification dès septembre aux ministères. Ces notifications étant arrivées plus tard, à l’automne, seuls 6 milliards – sur les 16 – ont été annulés. » On perçoit dans ces propos une critique à l’encontre de son successeur à Matignon. Est-elle légitime, selon vous ?

M. Antoine Armand. Lors des réunions auxquelles j’ai participé sur le suivi et l’exécution des dépenses, j’ai constaté que MM. Michel Barnier et Laurent Saint-Martin ont fait tout leur possible pour réduire au maximum les dépenses avant la fin de l’année 2024.

Pour le reste, j’étais ministre de l’économie et des finances et Laurent Saint-Martin était ministre du budget. C’est lui qui a supervisé le suivi de l’exécution des dépenses et qui pourra donc vous donner la réponse la plus exacte.

M. Éric Ciotti, rapporteur. N’avez-vous donc joué aucun rôle dans l’application de ces mesures de gel ?

M. Antoine Armand. Le ministre des comptes publics suit la dépense, élabore le budget et peut réguler, reporter ou geler les crédits. C’est lui qui reçoit les informations des autres administrations à ce sujet. Vous imaginez bien que, plus la fin de l’année approche, plus la perspective de la régulation budgétaire pousse les administrations à enclencher les dépenses, afin de s’assurer que leurs crédits ne leur seront pas repris.

En outre, entre la dissolution de l’Assemblée nationale, la tenue des élections législatives et la nomination de Michel Barnier puis de ses ministres, une période assez critique s’est écoulée, avant que des mesures soient possibles.

Comme mon rôle l’exigeait, j’ai suivi, avec la direction générale du Trésor, l’évolution cumulée des dépenses pour connaître son impact sur le déficit, mais c’est bien Laurent Saint-Martin qui a suivi cette question au quotidien, conformément à ses attributions.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je connais la répartition des tâches entre les différents ministères qui ont à connaître des finances publiques. Vous avez dû participer à des réunions interministérielles ou avec le premier ministre, et vous devez donc avoir une appréciation personnelle sur ces affirmations de Gabriel Attal. Sont-elles acceptables, selon vous ?

M. Antoine Armand. J’essaie de répondre de la manière la plus sincère et la plus transparente possible, mais la question est difficile, d’autant qu’elle porte sur une période dont la durée se compte en jours.

Quand j’étais ministre, j’ai eu le sentiment très clair que Michel Barnier et Laurent Saint-Martin ont mis sur la table toutes les mesures, de régulation budgétaires ou autre, notamment celles préparées par le gouvernement précédent, qui leur paraissaient possibles en prévision de la fin de l’année 2024, tout en prenant en compte l’acceptabilité politique de chacune, comme c’est le lot de chaque gouvernement.

Certaines mesures, par exemple concernant la franchise médicale ou les transports sanitaires, ne posaient pas moins de difficultés si elles étaient prises dans le cadre de la régulation budgétaire, dans celui d’un PLFR ou dans celui du projet de budget dans 2025, au vu de la faible appétence collective pour la réduction de la dépense publique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Gabriel Attal dit avoir prévu des mesures d’économie, notamment sur le paiement des indemnités journalières.

L’arrêté qui réformait le régime d’assurance chômage n’a pas été signé et Gabriel Attal a annoncé entre les deux tours des élections législatives la suspension de cette réforme. Pourquoi ne l’avez-vous pas appliquée ? Avez-vous travaillé sur cette question avec M. Barnier ? Même si ses effets n’auraient pas vraiment joué en 2024, elle aurait permis des économies très importantes.

M. Antoine Armand. C’est une question particulièrement légitime. Il est établi, et, je crois, de notoriété publique que le premier ministre, suivant l’avis de sa ministre du travail d’alors, Astrid Panosyan-Bouvet, qui est encore en poste, a décidé de ne pas prendre ce décret sur l’assurance chômage, et de renvoyer la réforme à une concertation entre les partenaires sociaux, ce qui a eu un impact non négligeable sur la trajectoire financière du pays – même si l’impact pour 2024 a été réduit.

Je ne voudrais pas dire de bêtise, mais je crois que l’impact de cet arrêté aurait été de l’ordre d’une centaine de millions d’euros – cela aurait été une somme inférieure pour 2024, et supérieure, quoique pas significativement, pour 2025. Je vous confirmerai l’exactitude de cette information par écrit.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’adhère à votre plaidoyer sur le niveau excessif des prélèvements obligatoires. Oui, comme l’indique la courbe de Laffer, l’impôt tue l’impôt. Pourtant, votre gouvernement a été censuré parce que son projet de budget aurait augmenté considérablement les prélèvements obligatoires. Sur les 60 milliards d’euros d’effort budgétaire que vous projetiez, le HCFP a estimé que 40 milliards seraient provenus d’une hausse des prélèvements obligatoires. N’est-ce pas contradictoire avec vos convictions ? Ne regrettez-vous pas d’avoir lesté la barque fiscale, alors que notre pays détient le record des prélèvements obligatoires au sein de l’OCDE ?

M. Antoine Armand. Il me semble exagéré de chercher dans le projet de budget pour 2025 la raison de la censure du gouvernement, qui est le fait d’une coalition hétéroclite. Ce n’est pas l’excès de fiscalité qui a conduit les députés de la gauche à voter la censure !

Michel Barnier visait un déficit de 5 % du PIB en 2025, grâce notamment à l’effort fiscal. Cela représentait un ajustement de 1,1 point de PIB, soit un niveau quasi inédit dans l’histoire française. La France en avait absolument besoin.

Comme le montrent les difficultés rencontrées par le gouvernement Barnier puis par le gouvernement actuel pour faire passer ces mesures d’économies – alors même que le gouvernement Bayrou en a supprimé certaines – cela n’avait rien d’évident. Une forme de consentement politique à l’impôt dépasse les frontières politiques, et concerne même certains alliés, qui sont moins sensibles que vous à la courbe de Laffer.

J’ai considéré que l’objectif de réduction du déficit à 5 % du PIB en 2025 était impérieux, qu’il aurait un impact très positif sur notre souveraineté financière, sur le coût de la dette et sur la stabilité européenne, au vu de la faiblesse économique de l’Allemagne et du contexte international.

Il ne vous a pas échappé que le « socle commun » du gouvernement Barnier n’était pas très éloigné d’une coalition, avec des sensibilités politiques différentes. J’appartenais, j’appartiens et j’appartiendrai toujours à un groupe politique qui considère que la stabilité fiscale, la baisse des impôts et la baisse du coût du travail sont cruciales. J’ai constaté que les membres du groupe Ensemble pour la République et les ministres qui le représentaient étaient plus choqués que Les Républicains ou les membres du Modem par la hausse des impôts et du coût du travail.

Vous connaissez le travail d’un ministre. Pour paraphraser la phrase fameuse d’un homme politique souverainiste, un ministre, ça se tait ou ça démissionne. J’ai gagné des arbitrages sur les allègements de cotisation sociale. J’en ai perdu d’autres – par exemple la hausse de TVA sur les autoentrepreneurs a été maintenue dans le projet de budget. Dont acte. Ma mission, en tant que ministre de l’économie d’un pays qui accuse un déficit de 6 % du PIB et une dette de 3 300 milliards, hors crise, un pays qui connaît de surcroît une instabilité politique majeure, était de me ranger derrière le premier ministre une fois que les arbitrages étaient rendus, comme le veulent l’usage et l’institution.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’objectif du premier ministre de ramener le déficit à 5 % était louable. Mais les mesures fiscales, notamment l’augmentation de 40 milliards des prélèvements obligatoires qu’il proposait, outre qu’elles contredisaient vos croyances en matière d’efficacité économique, n’empêchaient-elles pas l’atteinte de cet objectif, à cause de leurs effets récessifs ? N’était-il pas erroné d’augmenter massivement les prélèvements, en suivant la solution de facilité proposée par Bercy, plutôt que de baisser les dépenses ?

M. Antoine Armand. C’est vous qui jugerez si c’était une facilité. Ma mission était de conduire à l’adoption d’un budget permettant une vraie réduction de déficit, de 1,1 point, pour retrouver de manière crédible la trajectoire d’un déficit inférieur à 3 % à terme – au passage, la trajectoire actuelle, si nous la tenons, ferait de nous le dernier pays de l’Union européenne à atteindre l’objectif d’un déficit à 3 % du PIB, en 2029. À partir de 2026, nous serions le seul pays à ne pas l’avoir atteint.

M. le président Éric Coquerel. Nous verrons.

M. Antoine Armand. Ce sont en tout cas les prévisions de nos collègues européens, que l’on ne peut me suspecter d’avoir influencés.

Pendant les soixante-quatorze jours où j’ai été ministre, j’ai tenté de trouver un équilibre entre réduction d’impôt et baisse du déficit, selon ce qui me semblait bon pour l’économie réelle, que j’avais à défendre devant nos créanciers internationaux.

Par exemple, j’ai défendu un travail de fond sur le transport sanitaire, qui pouvait être appliqué rapidement. Le transport sanitaire prescrit par les médecins coûte 6 milliards d’euros à l’assurance maladie, dont 4 milliards qui financent les taxis conventionnés. Une simple règle de trois permet d’obtenir un ordre de grandeur : chacun des 40 000 taxis conventionnés reçoit en moyenne un chèque de 100 000 euros de l’assurance maladie. Cet argent public vient des cotisations, c’est du salaire réel perdu pour nos compatriotes.

Au-delà de nos divergences, nous pouvons nous retrouver sur ce point : actuellement, un arbitrage doit être fait entre les dépenses sociales et de santé et le niveau des salaires. La lucidité commande de le reconnaître.

J’ai défendu une proposition en matière de transport sanitaire. L’effort a été moins important que ce que j’espérais. C’est un éternel débat, qui renvoie à l’intime conviction de chacun : il faut décider de quoi l’on accepte de se contenter.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Qui a décidé le maintien de la hausse de la TVA sur les autoentrepreneurs, qui a fait débat la semaine dernière et auquel vous étiez opposé ?

M. Antoine Armand. C’était un arbitrage interministériel. Mon ministère a défendu sa position ; le ministre en charge des comptes publics, qui devait veiller à limiter le déficit public à 5 % de PIB, et la ministre du travail, qui considérait qu’il existait en l’état une concurrence déloyale entre les certains artisans et les autoentrepreneurs, ont également défendu les leurs. À la fin, c’est le cabinet du premier ministre qui a tranché.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La décision a-t-elle été prise par le directeur de cabinet du premier ministre ?

M. Antoine Armand. Je n’ai pas le bleu budgétaire sous les yeux et je ne sais pas si la réunion interministérielle a été présidée par un conseiller du premier ministre ou par son directeur de cabinet mais, en tout cas, la décision a relevé d’un arbitrage interministériel.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’imagine que dans le cadre de la préparation du PLF et du projet de loi de finances de fin de gestion, vous avez participé à des réunions à l’Élysée. À quelle fréquence et avec quel interlocuteur ? Était-ce sous l’autorité du secrétaire général de l’Élysée ?

M. Antoine Armand. Je vous confirme que j’ai participé à des réunions à l’Élysée, une par semaine, sous la présidence du président de la République : les conseils des ministres. L’ordre du jour des conseils des ministres et les documents qui y sont signés sont publics. Comme c’est l’usage, j’ai présenté le plan budgétaire et structurel à moyen terme au conseil des ministres, avant de le présenter au Parlement. J’ai également présenté le projet de loi de finances et coprésenté le projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Comme le veut l’usage institutionnel, le président de la République a également été informé par le premier ministre de toutes les affaires importantes relevant de l’État. Mais ni moi ni mon cabinet n’avons eu de réunion de travail avec le cabinet du président de la République sur les questions qui relèvent de mon ministère. Le président de la République préside, le gouvernement gouverne.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je me doute bien que vous participiez au conseil des ministres. Avec toute l’amitié que je vous porte, cette réponse est humiliante pour notre commission. Quand vous étiez ministre, n’avez-vous jamais tenu de réunion avec le président de la République, ou le secrétaire de l’Élysée, pour préparer le budget ?

M. Antoine Armand. Non.

M. le président Éric Coquerel. Certaines des personnes auditionnées ont évoqué des réunions ad hoc sur la question budgétaire à l’Élysée. Aurélien Rousseau, notamment, mentionne plusieurs coups de téléphone avec M. Alexis Kohler. C’est la raison pour laquelle M. Ciotti vous posait cette question.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Revenons au cœur de nos travaux, car nous nous en sommes beaucoup éloignés. Vous avez participé à la création d’un comité scientifique pour éviter que les errements en matière de prévision ne se reproduisent. Avez-vous identifié un manque de coordination entre les administrations ? Notre commission d’enquête a porté au jour des défaillances dans le chiffrage des mesures nouvelles, telles que la Crim – contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité. Qu’attendez-vous de ce comité scientifique concernant les principaux impôts, tels que l’impôt sur les sociétés, dont le produit a été décevant ? Le Sénat préconise notamment d’exclure le mécanisme d’autolimitation dont bénéficient les entreprises. Qu’en pensez-vous ? J’imagine que vous n’êtes pas favorable au projet de faire peser des contraintes supplémentaires sur les entreprises afin d’améliorer l’exactitude des prévisions.

M. Antoine Armand. Quand j’ai été nommé ministre, il est apparu que les dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités étaient beaucoup plus élevées que prévu. Comme n’importe qui l’aurait fait à ma place, j’ai souhaité savoir si c’était dû à des dépenses de personnel ou d’équipement, si la hausse était plus marquée dans les grandes ou les petites communes ou dans des régions spécifiques et de quand elle datait. Je n’ai pas pu avoir de réponse. Le même problème se pose pour toutes les administrations publiques.

La France n’est pas une entreprise. Mais si elle en était une, avec 6 % de déficit, 3 300 milliards de dette, le niveau de dépense le plus élevé parmi ses concurrentes, et qu’elle n’était pas capable de suivre l’évolution de ses dépenses mois par mois, ce serait un problème. Notre suivi de la dépense n’est pas suffisamment précis et mensualisé. Nous héritons cette situation des réformes successives, de la numérisation en cours, y compris dans les collectivités.

La question du décrochage entre l’évolution du PIB et celle des recettes fiscales, notamment de l’IS et de la TVA est au cœur de vos travaux. Pour l’expliquer, il faut notamment étudier la part respective de la consommation et des exportations dans la croissance, mais aussi, car c’est un point qui a beaucoup troublé les prévisionnistes, l’évolution du ratio entre croissance et recettes – c’est-à-dire l’élasticité des recettes au PIB. Pendant trente ans, ce ratio ne s’est quasiment jamais écarté de 1. Après la crise du covid, il a plongé à 0,4, alors que les estimations le plaçaient prudemment à 0,6 ou 0,7. Nous avons reproduit la même erreur en 2024, année où il a été de nouveau inférieur aux prévisions.

Afin de prendre ces évolutions en compte, j’ai demandé que les prévisions du projet de budget pour 2025 se fondent sur l’hypothèse d’une élasticité limitée, qui mettrait plusieurs années à reprendre.

Ces évolutions sont-elles dues aux perturbations post-covid, ou à des questions plus profondes de philosophie économique, évoquées par M. le président de la commission ? Sans doute les causes se combinent-elles.

Il faut par ailleurs reconnaître nos insuffisances concernant l’impôt sur les sociétés. Les administrations que j’ai eu l’honneur de diriger ont peu, voire n’ont pas, d’échange avec les entreprises concernant leurs bénéfices à venir, afin de ne pas alourdir leurs contraintes et de ne pas les lier juridiquement. L’administration s’appuie donc uniquement sur l’excédent brut d’exploitation des entreprises pour prévoir les recettes de l’IS. Elle rate ainsi les effets sectoriels, comme les effets énergétiques. Cela explique l’écart considérable, de plus de 10 milliards d’euros, entre le produit prévu de l’IS et celui constaté. C’est ou bien la faute de personne, ou bien celle de tout le monde.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. M. Aurélien Rousseau a émis l’hypothèse selon laquelle la très forte baisse de la productivité depuis la crise sanitaire, évaluée à plus de 5 points par l’Insee, expliquerait le fait que la croissance soit moins riche en recettes. Partagez-vous cette analyse ?

M. Antoine Armand. Cette analyse orthodoxe ne m’étonne pas de la part de l’ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne. Il mentionnait beaucoup cet élément pour justifier la réforme des retraites.

C’est une évolution de fond : la productivité s’affaisse en Europe et conduit à un appauvrissement des salariés et des entreprises puis du modèle social. Il est toutefois délicat de tracer un lien direct entre la productivité et les recettes. Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quand vous êtes entré en fonction il n’était pas possible, selon vous, de revenir à un déficit public de 5,5 points de PIB en 2024 ; mais n’aurait-il pas été possible, toujours selon vous, de le ramener en dessous de 6,1 points ?

M. Attal avait prévu une série de mesures ; M. Barnier n’a pas repris la réforme de l’assurance chômage quand il était premier ministre, pour privilégier le dialogue social. Mais pourquoi n’avoir pas repris la réforme des indemnités journalières, l’ajustement de la prime d’activité à la hausse du smic et les mesures réglementaires concernant les dépenses d’administration de la sécurité sociale ? De même, pourquoi n’avez-vous pas retenu le projet d’imposition rétroactive des superprofits des énergéticiens et des rachats d’action dans le projet de budget pour 2025 alors même que, juridiquement, ces mesures auraient été applicables ?

M. Antoine Armand. M. Barnier nous a signifié dès la réunion du 26 septembre 2024 sa décision de ne pas présenter de projet de loi de finances rectificative, au motif que des mesures fiscales portant sur les trois derniers mois de 2024 n’auraient pas obtenu le soutien de l’Assemblée nationale et du Sénat, par choix de privilégier le dialogue social tant pour la réforme de l’assurance chômage que pour celle des indemnités journalières – le dialogue social étant une ligne politique majeure de M. Barnier – et, enfin, parce que la plupart de ces mesures n’auraient eu qu’un impact budgétaire assez limité pour l’année 2024 – un impact que M. Laurent Saint-Martin pourra quantifier mieux que moi.

En revanche, je peux témoigner que les leviers pré-activés par le précédent gouvernement étaient importants et ont été utilisés au maximum. J’ignore quel sera le résultat du compte d’exécution définitif pour le déficit de 2024, mais s’il est de l’ordre de 6 % plutôt que de 6,1 %, ce sera grâce à cette régulation.

Enfin, de nouvelles dépenses qui n’étaient pas budgétées, et qui ne pouvaient donc pas être régulées puisqu’elles n’existaient pas encore, comme celles qu’ont entraînées la situation en Nouvelle-Calédonie ou la crise agricole, viennent réconcilier ces deux points.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour ce qui concerne les recettes de sécurité sociale, considérez-vous que le suivi de la masse salariale est pertinent et assez contemporain ? Au dernier trimestre 2023, en effet, l’évolution de la masse salariale était assez peu corrélée aux dernières remontées d’informations. Quant aux dépenses, vous avez reçu une alerte du comité d’alerte, à laquelle vous avez répondu.

Pour ce qui est des collectivités, une partie de l’écart que vous avez évoqué ne s’expliquerait-il pas par un biais dans la prévision ? En effet, le gouvernement a pris pour hypothèse, comme le rappelle fréquemment M. de Courson, une évolution des dépenses de fonctionnement et d’investissement liée à un mécanisme de contrainte qui n’avait plus cours lorsque cette hypothèse a été retenue.

M. Antoine Armand. Ce sont là des questions difficiles et qui, d’ailleurs, relèvent plutôt du ministre des comptes publics. J’ai néanmoins pu constater que les dépenses sociales, notamment de santé, sont quasiment impilotables, comme l’atteste l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui est une sorte de cache-misère budgétaire – on se donne un objectif prévisionnel qui n’est ni prescriptif ni contraignant, mais évaluatif, et dont le dépassement n’a pas d’autres suites que le constat de cette situation. Dans un pays qui présente un solde structurel déficitaire et 3 300 milliards de dette, on pourrait faire l’effort d’appliquer au moins une certaine forme de contrainte autonome au poste de dépense qui croît le plus et qui conduit à emprunter toujours plus. La vérité – et il me semble que je vous la dois – est donc que les dépenses sociales sont très peu contrôlables Il faudrait que le projet de loi de financement de la sécurité sociale exprime une volonté collective très forte, voire qu’une future Lolf ou même la Constitution prévoient des mécanismes de contrainte de la dépense sociale. À défaut, en raison de l’effet de guichet associé à notre modèle social lui-même – dont je n’ai pas besoin de rappeler tous les bénéfices – il n’y a pas de contrôlabilité réelle au long de l’année. Si l’on ajoute à cela le fait que ces dépenses ne sont pas très pilotables et ne font pas l’objet d’un suivi fin par semaine ou par mois, on comprend – sans pour autant les excuser – les écarts de prévisions.

Il en va de même pour les collectivités locales. Sans faire de philosophie politique, on voit bien que nous sommes au milieu du gué de la décentralisation et que, faute pour les collectivités d’avoir les moyens de remplir leurs missions et faute de contraintes qui pourraient s’appliquer à des acteurs qui ne seraient pas pleinement autonomes, nous ne tenons pas les objectifs d’évolution de la dépense locale (Odedel), qui ne sont qu’indicatifs, en particulier parce que nous avons sans doute péché par insuffisance d’évaluation de l’impact de l’ensemble des transferts de compétences, notamment des évolutions de la masse salariale.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma première question porte sur les hypothèses macroéconomiques. Vous nous avez dit que vos services vous avaient indiqué des prévisions de croissance de 1,1 % à 1,2 % et que vous aviez arbitré en retenant le chiffre de 1,1 %. Depuis lors, toutefois, vos successeurs ont réduit cette prévision à 0,9 %. Quant aux prix, l’augmentation initialement retenue de 2 % a déjà été ramenée par vos successeurs à 1,4 %. Plus grand-monde ne croit désormais à un chiffre de 0,9 %. Le consensus s’établissait à 0,7 % pour le volume et les prix finiront peut-être à 1,1 % ou 1,2 %, car la décélération est très forte. À votre arrivée, étiez-vous conscient de la dégradation que connaissaient les taux de croissance et les prix – dont certains, d’ailleurs, se réjouissent ?

M. Antoine Armand. Je ne veux pas vous décevoir, mais mon sentiment n’a absolument aucune importance. Personne, heureusement, ne fait de prévisions en se disant, par exemple, que 1,1 % est peut-être un peu trop, et que le bon chiffre serait plutôt de 0,9 %, mais que, de toute façon, plus personne n’y croit ! Certains instituts indépendants avancent le chiffre de 0,8 % en appliquant un modèle différent des modèles Opale ou Mesange – modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie –, qui aboutissent à un chiffre de 1,1 % ou 1,2 %. Lorsque, sur la base des prévisions du Trésor faisant état d’un chiffre situé entre 1,1 % et 1,2 % en fonction des périmètres, notamment économiques ou sectoriels, adoptés, on arbitre pour 1,1 %, on le fait sur le fondement de très nombreux éléments. De même, lorsqu’on décide de fixer l’objectif d’inflation à 1,8 %, c’est avec la conscience que nous sommes dans une phase de décélération de l’inflation.

Je constate cependant que ni les gouverneurs des banques centrales nationales ni les plus grands économistes du monde n’ont la réponse à la question de savoir à quelle vitesse l’inflation baissera et qu’ils ne sont pas prêts à mettre leur main à couper si le taux d’inflation n’est pas de 1,8 %. Ce n’est pas comme cela que les choses fonctionnent ! Nous prenons, à un instant donné, une décision fondée sur tous les éléments dont nous avons connaissance. Cette décision est publique, contestable – elle est, d’ailleurs, contestée – et révisable – et elle est révisée. Sans doute étions-nous dans une phase de décélération de l’activité, donc de l’inflation, mais quant à savoir si cela nous imposait une prévision de croissance plus basse, ce n’est pas le choix que nous avons fait en fonction des éléments dont nous disposions.

M. Charles de Courson, rapporteur général. S’il ne s’agit que d’acter les propositions des services, on se demande à quoi sert un ministre de l’économie. Une fois, M. Le Maire – qui a eu raison de le faire – a rehaussé le chiffre proposé par la direction générale du Trésor. Coup de chance ! Il est donc possible de le faire, et vous auriez pu dire que ces chiffres étaient excessifs. Vous avez, je suppose, quelques contacts avec l’entreprise et la distribution.

M. Antoine Armand. Je vous laisserai répondre vous-même à la question de savoir à quoi sert un ministre lorsque vous occuperez ces responsabilités. Je n’y répondrai pas pour moi, car elle est trop difficile.

Laissez-moi retourner votre question : si, à mon arrivée, tous les prévisionnistes de la direction générale du Trésor et des administrations m’avaient annoncé un chiffre de 1,1 % et qu’en ministre monarchique, j’avais tout de même fixé une valeur de 0,7 %, vous me demanderiez aujourd’hui sur quelle base je l’avais déterminé et si je m’étais contenté, pour le faire, d’appeler quelques entreprises. L’État ne peut pas fonctionner comme ça ! Quand on est aux responsabilités, on doit s’appuyer sur des éléments. J’aurais pu choisir de recommander au premier ministre d’adopter la prévision de croissance de 0,7 % proposée par l’OFCE qui, si elle ne faisait pas consensus – puisque, par définition, il n’y avait pas de consensus –, était au moins proposée par un institut. Or certains arguments avancés par mon administration me laissaient penser – comme, du reste, je le pense encore – que nous pouvions adopter des prévisions supérieures.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous reprenez le chiffre de l’un de vos prédécesseurs, qui nous expliquait en septembre que le dérapage des finances publiques était lié à 16 milliards de déficit des collectivités locales. À partir d’une hypothèse de croissance des dépenses des collectivités territoriales de 2 %, qu’avaient retenue vos prédécesseurs, le chiffre a été ramené à 1,8 %, pour s’établir finalement à 4,8 %. Pour les investissements, on est passé d’une hypothèse de 7,5 % à un chiffre de 8 %. Le dérapage est donc de 5 à 6 milliards par rapport aux prévisions : aviez-vous déjà conscience que les hypothèses qu’on vous proposait pour les collectivités territoriales n’étaient pas raisonnables ? De fait, une augmentation de 1,8 % ne pouvait même pas couvrir la réévaluation des salaires. Il s’agit là, je le précise, des chiffres de 2024.

Vous avez pris vos fonctions en septembre. Trois mois plus tôt, votre prédécesseur évoquait certes un dérapage des finances publiques, mais en attribuait la faute aux collectivités territoriales, à hauteur de 16 milliards – soit un demi-point de PIB, ce qui n’est pas rien. Or ce qui a été dit est faux : comme le montrent les chiffres dont je dispose, réévalués à l’occasion de chaque texte, la progression s’est poursuivie jusqu’en juillet, avant une redescente qui s’est achevée à 4,8 % – au lieu de 2 %. Pour les investissements, on est passé de 7,5 % à 8 %, ce qui est dans l’épure. La différence était, au bout du compte, de 5 à 6 milliards, et non pas de 16 !

Le même phénomène s’était déjà produit l’année précédente, en 2023, les chiffres passant de 3,8 % à 6,1 % pour les dépenses de fonctionnement, et de 4,1 % à 10,2 % pour les dépenses d’investissement. Le dérapage était alors de 9 milliards, ce que vous saviez en tant que ministre, puisque les comptes de 2023 étaient disponibles.

Ma question est donc double. Pour ce qui concerne le chiffre de 16 milliards, on ignore quelles hypothèses surréalistes ont fait apparaître ce chiffre, au lieu des 5 ou 6 milliards constatés. Aviez-vous conscience que les chiffres que l’on vous proposait en matière de croissance des dépenses de fonctionnement comme d’investissement étaient complètement surévalués ?

Les prévisions de recettes ont, elles aussi, été complètement surévaluées. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont ainsi été maintenus, alors que le marché de l’immobilier s’effondrait. Même imprécision pour le foncier bâti, pour lequel les prévisions ne sont pourtant pas difficiles à établir – on applique à l’assiette une augmentation de 1 % à 1,5 % en base physique, et on ajoute, en moyenne, 1 point de dérive des taux, et on n’est pas très loin de la vérité. Avez-vous eu le temps d’y mettre votre nez ? Arrivant en septembre, c’est-à-dire au dernier moment, n’auriez-vous pas pu dire que les prévisions de dépenses des collectivités locales n’étaient pas acceptables ?

M. Antoine Armand. Je ne répondrai que sur ce qui me concerne directement. Dans le travail que vous menez ici à divers titres comme dans celui que mènent les administrations et le conseil scientifique que Laurent Saint-Martin et moi-même avions installé sous la responsabilité du premier ministre, il faut distinguer ce qui précède et ce qui suit ma nomination au gouvernement. Le travail est en cours et n’était pas achevé à la date où j’ai quitté mes fonctions – je le regrette, mais il est important de mener collectivement ce travail, y compris dans le cadre parlementaire.

J’ai constaté des éléments factuels : l’écart de prévision entre 5,6 % et 6,3 % observé entre juillet et septembre – ce qui est très court – provient, pour les deux tiers, d’une évolution non prévue des dépenses des collectivités et, pour un tiers, des recettes. Vous comparez deux choses différentes. Il est normal que nous ayons des perceptions distinctes mais, alors que vous examinez la différence entre le projet de loi de finances pour 2024 et la situation actuelle, et que vous voyez ce qui s’est passé depuis lors pour les collectivités, je ne pouvais pas, pour ma part, le 22 septembre 2024, voir tout cela. Je ne voyage pas dans le temps – en tout cas pas dans ce sens-là – et je ne pouvais pas vous dire quel serait l’ajustement. À l’époque, le différentiel entre 5,6 % et 6,3 % tenait, pour un tiers, à de moindres recettes de TVA, de DMTO et d’impôt sur les sociétés et, pour les deux tiers, à des dépenses plus dynamiques des collectivités. C’était tout ce que je pouvais voir alors.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Non. Vous auriez pu exiger que votre administration vous prouve la fiabilité de ces éléments, qui n’étaient pas raisonnables. Ce chiffre de 1,8 %, vous en avez hérité.

Ma troisième question porte sur les finances de l’État. Avez-vous eu des doutes au vu de la très forte chute qui se produisait ? En septembre-octobre, en effet, même si l’on ne disposait pas de tous les éléments, on voyait bien qu’un décrochage se produisait. Vous invoquez un problème d’élasticité, mais l’élasticité n’explique rien, car elle n’est que la traduction de comportements instables. Contrairement à ce que vous avez dit tout à l’heure, l’élasticité a varié, atteignant 1,5 en 2022 pour s’effondrer à 0,2, voire à 0. Ce qui est intéressant n’est pas tant l’élasticité elle-même que les causes de cette situation. Vous êtes-vous intéressé aux raisons pour lesquelles les recettes de l’IS et de la TVA s’effondraient, et à celles qui expliquaient des écarts de l’ordre de 5 % pour l’impôt sur le revenu ? Avez-vous eu le temps de demander des explications aux services ou, au contraire, avez-vous accepté les chiffres qu’ils vous présentaient ?

M. Antoine Armand. J’entends ce que vous dites. Dix jours tout au plus après notre arrivée, nous avons demandé un travail sur le suivi de la dépense des collectivités jusqu’à la fin de l’année. Deuxièmement, nous avons lancé une mission d’inspection visant l’impôt sur les sociétés et la taxe sur la valeur ajoutée. Troisièmement, afin de gagner de l’indépendance, nous avons constitué un comité scientifique constitué de huit personnalités indépendantes présentant un parcours académique incontestable, auquel nous avons demandé comment elles comprenaient ce dérapage et ces changements d’élasticité, et comment elles amélioreraient les prévisions. Je me suis dit – et je pense avoir eu raison de le faire – qu’il valait mieux laisser travailler ces personnalités, qui ont rendu à la fin du mois de décembre des premières conclusions permettant d’appréhender de manière plus économique les comportements et les changements de composition de la croissance, et que le gouvernement trouvera intérêt, me semble-t-il, à communiquer en temps utile.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous n’avez pas mis en garde vos services en leur faisant observer que les perspectives qu’ils formulaient reposaient sur des hypothèses complètement dépassées quant au comportement des acteurs économiques. Avec une consommation plate, comment les services peuvent-ils prévoir 10 milliards supplémentaires de TVA en 2025 ? Vous auriez pu dire alors que c’était fou ! Je rappelle que le nouveau gouvernement vient de réduire à 5 ces 10 milliards.

M. Antoine Armand. Je ne suis pas sûr de comprendre la différence avec les questions que nous avons abordées précédemment. J’ai souhaité que l’élasticité soit fixée à un niveau quasiment identique à celui de 2024, pour éviter l’erreur commise entre 2023 et 2024. Vous avez fondé votre analyse sur les deux années les plus exceptionnelles, mais sur trente ans en série longue, l’élasticité est de 1. Nous avons donc adopté des hypothèses prudentes à cet égard. J’ai interrogé les hypothèses et demandé des explications sur les évolutions spontanées des recettes et sur la consommation, avec notamment l’idée sous-jacente qu’il y aurait une désépargne et une reprise après le covid grâce à des évolutions et à des investissements en cours, en particulier dans l’innovation. Je constate que nous avons des divergences sur ce point, mais je ne peux pas vous dire autre chose que les travaux que j’ai lancés et les réunions que j’ai menées pour y voir plus clair.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Peut-être ma question sera-t-elle redondante, mais ce sera à l’insu de mon plein gré, car je n’ai pas pu, pour des raisons, techniques, entendre le début de cette réunion. Peut-être avez-vous fait vous aussi, monsieur le ministre, des choses à l’insu de votre plein gré – c’est du moins ce que j’ai cru comprendre de vos premières déclarations. Vous avez parlé, dans votre propos liminaire, d’un bateau ivre, mais la suite de vos explications ne correspond pas à ce diagnostic. J’avais moi-même parlé ici d’un bateau ivre lors de la première discussion budgétaire que nous avons eue avec Bruno Le Maire. La réponse que cela m’a attirée était faite de noms d’oiseaux et d’insultes diverses, dont celle de « suppôt de Poutine », dont je n’ai toujours pas compris le lien avec l’analyse du budget de la nation.

Vous avez dit que le problème de fond était celui des retraites et de la fonction publique. Même en imaginant que vous ayez raison, vous ne pourrez pas régler ce problème en un, deux ou trois exercices budgétaires – à moins que vous ne vouliez, sous serment, affirmer le contraire, mais cela m’étonnerait. Je ne vois donc pas sur quoi vous voulez agir.

Répondant au président Coquerel, vous disiez que vous ne vouliez pas donner votre sentiment, mais je ne pense pas que c’était là le sens de sa question. Vous avez accepté le poste de ministre de l’économie dans une situation que vous connaissiez. Alors que, depuis 2017, tous les rapports de la Cour des comptes nous alertent à propos des dépenses, il n’y a pas eu de réforme des dépenses structurelles. Vous savez tout cela mais, dans ce que vous présentez ici – huit heures après la réception du projet de loi de finances par les parlementaires –, vous n’annoncez pas de réforme de dépenses structurelles pour cette année et nous ne savons pas davantage ce que vous proposerez pour 2026.

Lorsque vous êtes arrivé au ministère, avez-vous écarté des propositions de baisses de dépenses structurelles formulées depuis sept ans, ou ces propositions n’existent-elles pas ?

M. Antoine Armand. Monsieur Tanguy, vous savez comme moi que les propositions de baisses de dépenses ne manquent pas. Elles sont connues et publiques, procédant des revues de dépenses de Bercy et de l’ensemble des opérateurs, y compris de la Cour des comptes. Ce qui fait défaut, et je pense que vous en êtes aussi témoin, voire parfois complice, c’est l’acceptabilité de ces baisses de dépenses. Pour ce qui est par exemple de la franchise médicale, l’une des demandes principales du Rassemblement national était de revenir sur le déremboursement des médicaments, alors qu’il est avéré que, par comparaison avec les autres pays européens, il s’agit là d’une dépense majeure de la France, qui l’isole financièrement. De même, ma proposition de rationalisation des opérateurs est sur la table et n’était pas éloignée de celles de votre groupe du Rassemblement national, mais n’a pas été retenue dans les arbitrages gouvernementaux ou parlementaires. Je pourrais citer aussi d’autres dépenses liées à la santé – franchises ou transports sanitaires – et à l’assurance chômage, mais je constate que votre groupe et d’autres s’y opposent frontalement.

Vous avez tout à fait raison de dire qu’il faut du temps pour réduire le nombre d’agents publics ou les dépenses de retraite, ou pour augmenter la quantité de travail qui produit des recettes, mais avec ce raisonnement, on ne le fait jamais, en se disant chaque année que ce n’est pas le moment de le faire. C’est là que réside la difficulté – je vous réponds le plus sincèrement du monde. Des propositions sont sur la table et j’en fais moi-même, dont certaines sont acceptées, d’autres s’étiolent et d’autres encore sont refusées – c’est le principe de la situation dans laquelle nous nous trouvons. J’ai toutefois pu constater, comme vous sans doute, qu’il n’y avait pas en France de consentement collectif, pas de consensus pour réduire la dépense et faire des économies de plus de 1 milliard d’euros. Si nous parvenons à nous mettre temporairement d’accord pour une réduction de 50 ou 100 millions d’euros, je n’ai pas constaté, dans les échanges que nous avons eus avec les groupes qui ont bien voulu discuter, et dont le vôtre fait partie, de proposition de suppressions de dépenses de cet ordre, alors que notre pays dépasse le millier de milliards de dépenses. Face à cette difficulté, je le dis avec beaucoup de modestie, nous avons échoué.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez eu tous pouvoirs pendant cinq ans et la situation actuelle n’est donc pas la faute de l’opposition – il y avait alors sept députés du Rassemblement national et, même depuis 2022, vous aviez encore une majorité, bien que l’on sache comment ça a fini. J’en ai assez de vous entendre, vous et tous les responsables macronistes que nous recevons, répondre toujours à nos questions par des questions, comme si cette commission n’était pas une commission d’enquête parlementaire. C’en est une et, monsieur le rapporteur, même si cela ne vous plaît pas, je dis ce que je veux.

Je pose donc à nouveau ma question : même avec des mesures visant les remboursements de médicaments et de transports sanitaires, et malgré les effets à venir de celles qui visent les retraites, le déficit est toujours d’au moins 3 %. Vous dites, à Bercy, que les trucs publics permettent de réduire le déficit, mais ce n’est pas vrai. Même en appliquant tous les rapports de fond de tiroir qu’on nous présente depuis sept ans, vous ne parviendrez pas à rétablir les comptes publics, n’est-ce pas ? En tout cas, ce ne sont pas le milliard d’économies sur les médicaments et les 300 millions que vous allez gagner sur les retraites à l’échelle de votre mandat qui permettront de revenir à 3 % de déficit, et encore moins à zéro. Ma question était donc sensée : existe-t-il à Bercy des plans ou des propositions qui permettraient de réaliser ce qui a été promis aux Français depuis 1992, à savoir passer à 3 %, puis à 0 % de déficit ?

M. Antoine Armand. Monsieur Tanguy, en vous adressant dans le cadre de cette commission d’enquête à un acteur politique qui a une sensibilité politique, vous sortez plus que moi de son cadre. Si vous vous adressiez au ministre que j’ai été, vous me demanderiez quelles propositions j’ai trouvées en arrivant à Bercy le 22 septembre. Or j’en ai moi-même formulé certaines. Ainsi, lors des premières réunions que nous avons eues, j’ai indiqué au premier ministre – qui n’avait, du reste, pas franchement besoin de moi pour le découvrir –, que la France comptait une proportion d’agents publics bien plus élevée que les autres pays européens et qu’il fallait donc engager une baisse importante des effectifs de la fonction publique territoriale et centrale, tout en restant conscient du contexte politique que nous connaissons. J’ai également mis sur la table des propositions relatives aux franchises médicales, aux consultations de médecin, aux transports sanitaires et aux médicaments, qui allaient bien au-delà du milliard, tout en prenant en compte le contexte politique. Je comprends parfaitement, toutefois, que les arbitrages gouvernementaux ne se traduisent pas spontanément par une annonce de 20 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de santé et les dépenses sociales, mesures dont il n’est pas certains qu’elles recevraient une adhésion unanime.

Je constate d’ailleurs que, bien que vous critiquiez les « macroniens », au rang desquels vous me renvoyez, j’ai entendu récemment le Rassemblement national déclarer qu’il n’entendait pas réduire le nombre de fonctionnaires. Le fait que nous ne parvenions pas à nous mettre d’accord sur des constats aussi élémentaires – je peux détailler encore et encore toutes les propositions que j’ai faites et je tiens à votre disposition les documents que j’ai établis à ce propos – ne fait que traduire l’absence de majorité dans l’hémicycle pour opérer des baisses de dépenses très importantes. Je ne dis pas que ce n’est pas de notre faute ni que la majorité et le gouvernement n’y soient pour rien, car notre part de responsabilité est importante et j’aurais aimé remplacer l’intégralité des impôts supplémentaires par des baisses de dépenses, qui n’ont toutefois pas été acceptées par les arbitrages gouvernementaux ou qui ont été rejetées dans les discussions préliminaires que nous avons eues avec les groupes politiques, lesquels, légitimement, ont exprimé des souhaits.

M. le président Éric Coquerel. Je remarque qu’il y a eu des majorités pour proposer avec pertinence des hausses de recettes.

M. David Amiel (EPR). Je rappelle que ces hausses de recettes ont été rejetées par l’Assemblée elle-même dans le vote de la première partie du projet de loi de finances.

M. le président Éric Coquerel. Peut-être, avec le Rassemblement national de votre côté, mais elles ont été adoptées.

M. David Amiel (EPR). Pour en revenir à l’objet de cette commission d’enquête, à savoir les écarts de prévisions, je rappelle qu’avec votre arrivée, monsieur le ministre, est apparu un élément nouveau : le comité scientifique qui a permis d’abord de compléter les travaux lancés au niveau de l’Inspection générale des finances mais qui, contrairement à celle-ci, l’a fait avec des acteurs extérieurs à l’administration et dont l’indépendance est parfaitement reconnue, qu’ils soient issus d’autres institutions, comme la Banque de France ou l’Insee, ou qu’il s’agisse d’économistes académiques, venus notamment de l’Institut des politiques publiques, et même du secteur privé.

Que vous ont dit les membres de ce comité scientifique de l’état des lieux, des prévisions réalisées ces dernières années, avec les erreurs que nous connaissons, notamment sur le taux d’élasticité des prélèvements obligatoires ?

Deuxièmement, quelles sont, au-delà de celles que vous avez évoquées, à propos notamment du calcul de l’excédent brut d’exploitation (EBE), les principales recommandations qui vous ont été faites ?

Troisièmement, à la lumière de cette expérience, ce mode de fonctionnement impliquant un comité scientifique composé de personnalités indépendantes extérieures ne devrait-il pas être pérennisé ? De fait, nous constatons, à l’occasion des auditions auxquelles nous procédons, que les prévisions réalisées par les services de la direction générale du Trésor et de la direction du budget souffrent d’une certaine endogamie, d’un fonctionnement en vase clos, comme dans n’importe quelle organisation, avec un attachement à des modèles maison anciens qui ont du mal à s’adapter face à des chocs nouveaux. Ne serait-il pas pertinent de disposer de comités scientifiques permanents permettant de critiquer et d’améliorer ces modèles en les confrontant avec ce qui existe dans d’autres institutions ou avec la pointe de la recherche académique ?

M. Antoine Armand. Deux choses m’ont marqué dans les travaux du comité scientifique auxquels j’ai pu assister ou dans les échanges préliminaires que j’ai eus avec lui, au moment où il rendait ses conclusions au gouvernement actuel – lequel souhaitera, je pense, les communiquer au moment opportun, en particulier à votre commission d’enquête. La première est la faiblesse, dans notre pays, du nombre des personnes compétentes pour faire des prévisions. C’est là une partie de la réponse à la question de savoir si nous devrions nous doter, au-delà des services de prévision de l’administration, d’un office indépendant. Le comité scientifique a, quant à lui, souligné qu’il fallait avant tout savoir si nous étions en mesure de former ces spécialistes. Le deuxième point marquant est que l’administration doit être mieux connectée et avoir davantage d’échanges avec les acteurs économiques pour connaître mieux l’impact sectoriel des diverses mesures – cette nécessité n’est au demeurant pas propre aux prévisions du service public.

Monsieur le rapporteur, n’ayant pas répondu tout à l’heure à votre question sur les mesures nouvelles, je précise que les modèles actuels sont très statiques et que le chiffrage d’une mesure nouvelle, quels que soient le gouvernement et sa couleur politique, est une gageure et souffre souvent de sérieuses faiblesses. Il nous reste, à cet égard, une marge de progrès.

Une troisième recommandation du comité scientifique, que je me réjouis de voir reprendre par le gouvernement de François Bayrou et par le premier ministre lui-même, est la pleine application de l’esprit de la Lolf pour ce qui est de la justification au premier euro. On donne ainsi les moyens, non seulement au gouvernement, qui les a par l’intermédiaire de ses administrations, mais également au Parlement, de procéder véritablement à une évaluation au premier euro des dépenses publiques, donc de mieux prévoir, au fil du temps, lesquelles d’entre elles peuvent s’éteindre et lesquelles perdurer.

Quant à savoir qui peut faire la prévision, comment l’améliorer et comment remédier au sentiment d’endogamie qui a été évoqué, je rappelle que le Royaume-Uni, bien qu’il possède un office indépendant à cet effet, a connu un écart de 1,4 point de PIB pour ce qui concernait ses déficits. À l’évidence, il ne suffit pas qu’un organisme soit indépendant pour qu’il n’y ait pas d’erreurs, et ce n’est pas le manque d’indépendance qui en a provoqué une. Je n’ai pas de position a priori, mais il est très difficile pour une administration de ne pas maîtriser elle-même sa prévision et de l’adapter à partir des remontées qui lui parviennent. Ainsi, le Haut Conseil des finances publiques est dans une situation inconfortable ou au milieu du gué, et doit exprimer des commentaires sur des prévisions qu’il n’a pas vraiment les moyens de questionner. Lorsqu’une administration ou un ministre chargés des prévisions reçoivent un avis du Haut Conseil des finances publiques indiquant que, pour 2024 et pour 2025, la prévision de croissance est « optimiste », mais « pas hors d’atteinte », et que la croissance et l’inflation sont « un peu élevées », que doivent-ils comprendre ?

Intervient là un principe de comply or complain, de contre-proposition. On ne peut pas, en effet, dire à une administration que la croissance est « un peu élevée » sans indiquer un chiffre étayé par des estimations valables, sous peine de mettre cette administration en grande difficulté. Au fond, le Haut Conseil des finances publiques n’avait pas tort, car le chiffre était « un peu élevé », mais on ne sait s’il était de 0,1, de 0,5 ou de 0,7 point. Le Haut Conseil des finances publiques se trouve dans une situation qui ne correspond pas aux prérogatives que nous souhaiterions qu’il ait. Il faut donc réinternaliser intégralement la prévision, mais la publier d’une manière plus effective et plus fréquemment par exemple avec les exercices que constituent les budgets économiques d’été, ou l’externaliser complètement en la confiant à un office.

M. David Amiel (EPR). On voit bien qu’il y a eu un dérèglement européen, dont vous faites d’ailleurs le diagnostic, du moins en Europe de l’Ouest, puisque les mêmes difficultés ont été observées, d’ampleur variable mais toujours importantes, au Royaume-Uni, en Allemagne et, en partie, en Italie. En tant que ministre des finances, vous représentiez notre pays dans les institutions européennes et dans la négociation de la nouvelle trajectoire budgétaire. Avez-vous eu des discussions avec les institutions européennes ou avec vos homologues sur cette difficulté à établir des prévisions fiables, notamment pour les recettes, dans ce contexte ?

M. Antoine Armand. Cette question financière préoccupait aussi nos homologues et la Commission européenne. Sans nous comparer à des pays qui ont subi des crises bien plus importantes et d’un autre niveau, la crainte, pour les créanciers, porte autant sur le niveau de déficit que sur la capacité à prévoir celui-ci, donc sur la fiabilité des données qui leur sont transmises. Il y avait là un point d’attention, qui est aujourd’hui toujours examiné de près en Allemagne et en Grande-Bretagne en particulier, et hors Union européenne, et qui a fait débat. Dans des pays comme l’Allemagne, où l’écart de prévision était nettement important, et dans d’autres où il était comparable, comme le Royaume-Uni, il s’agissait souvent d’écarts d’estimation de croissance, qui se répercuteraient donc sur les recettes. En France, le problème, qu’on l’attribue aux comportements ou à l’élasticité – celle-ci ne faisant que traduire ceux-là –, était moins un problème de croissance que de réaction des prélèvements à la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Interrogé hier à plusieurs reprises à ce propos, M. Chabrol, ministre-conseiller pour les affaires économiques et chef du service économique régional de notre ambassade à Londres, nous a dit qu’en Grande-Bretagne, pour ce qui concernait les recettes, le problème n’était pas la surestimation, mais la sous-estimation.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Tout à l’heure, monsieur Armand, évoquant la construction du budget pour 2024, vous avez dit que l’erreur, de par les effets de socle, avait été reproduite d’une année sur l’autre. Jugez-vous que, fin 2023, on aurait pu anticiper ce qui s’est passé ?

M. Antoine Armand. Pardon si j’ai été imprécis. Les effets de socle ont bien été pris en compte. L’erreur qui s’est reproduite concerne la réaction au PIB des recettes spontanées, en particulier fiscales – TVA, IS et, modérément, DMTO.

Je n’étais pas membre du gouvernement lors de la préparation de ce PLF, et je n’ai pas eu le temps d’obtenir les travaux que j’avais commandés pour répondre pleinement à la question. Je me suis en effet concentré sur l’élaboration du prochain texte budgétaire et sur la trajectoire financière de notre pays.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). La direction générale du Trésor a adressé une note au ministre de l’économie le 16 février 2024, signalant que la prévision de déficit n’était pas réaliste et en proposant une autre. Avez-vous eu connaissance de cette information avant que la prévision de déficit ne soit modifiée, en avril ?

M. Antoine Armand. En tant que député, non, je n’en ai pas eu connaissance.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Lorsque vous arrivez au ministère en septembre, votre objectif est-il d’abaisser à moins de 6,1 % le déficit d’ici la fin de l’année ?

M. Antoine Armand. Lorsque nous sommes arrivés, quelques semaines après le premier ministre, il s’agissait d’abord de savoir si nous pouvions contenir le déficit à 6,1 % et d’étudier tous les leviers de régulation de la dépense ou d’activation de nouvelles recettes. Le 26 septembre, quatre jours après mon arrivée à Bercy, le premier ministre acte le fait qu’il n’y aura pas de PLFR et que l’ensemble des mesures de régulation qui le pourront seront prises. Dès lors, comme le veut la hiérarchie, le ministre en charge des comptes publics applique cette décision au suivi de la dépense ainsi qu’aux recettes.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). À partir du 26 septembre, vous considérez donc personnellement qu’il n’est pas possible de réduire le déficit en deçà de 6,1 % en 2024 ?

M. Antoine Armand. Je vous le redis : la régulation de la dépense appartient au ministre du budget. J’arrive le 22 septembre. Le 26, nous nous réunissons avec le premier ministre, qui acte que le déficit doit être rapproché autant que possible de 6,1 % et qu’il faut, pour le contenir au maximum, activer tous les leviers de régulation. C’est ce qu’il demande au ministre Laurent Saint-Martin, et c’est ce que fait ce dernier. Ai-je eu le sentiment qu’il faisait le maximum pour atteindre cet objectif ou faire mieux, si c’était possible ? Oui.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). À ce moment-là, vous n’avez donc vous-même aucun avis sur la possibilité de réduire le déficit ? Avez-vous des échanges avec Bruno Le Maire et Gabriel Attal ?

M. Antoine Armand. J’ai des échanges avec eux parce que nous avons la même sensibilité politique, parce qu’il y a eu une passation des dossiers avec Bruno Le Maire et son équipe, et parce que Gabriel Attal est président du groupe Ensemble pour la République.

Je ne comprends pas que vous m’interrogiez sur mon sentiment, mon avis ou mon intime conviction personnelle. En tant que ministre de l’économie et des finances, j’ai un budget à élaborer. Des milliers de lignes de suivi des dépenses remontent progressivement, semaine après semaine, de l’ensemble des administrations, des centres hospitaliers, des caisses primaires d’assurance maladie, des collectivités – et vous voudriez que je vous dise si j’avais le sentiment, à la lecture de ces dizaines de ces milliers de lignes, que le déficit serait de 6,05 % ou bien de 5,95 % ? Heureusement, personne ne travaille ainsi dans l’administration ! C’est sur la base de ces remontées que l’on construit des données, lesquelles ne sont ni un sentiment, ni une conviction ni un avis.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Je ne vous demande pas votre sentiment. Je vous demande si, en tant que ministre de l’économie, vous considérez alors qu’il est possible de réduire le déficit d’ici à la fin de l’année.

Gabriel Attal et Bruno Le Maire, avec lesquels vous dites avoir échangé, considèrent tous les deux – ils l’ont dit notamment au Sénat – qu’il aurait été possible de ne pas finir avec un déficit de 6,1 % si un certain nombre de mesures avaient été prises. En tant que ministre, vous prenez des décisions en fonction des objectifs politiques que vous fixez. À ce moment-là, avez-vous pour objectif de réduire le déficit en deçà de 6,1 % ou considérez-vous que c’est impossible ?

M. Antoine Armand. Je le répète : cette question relève du ministre en charge des comptes publics qui, lui, est destinataire du suivi de la dépense et peut dire dans quelle mesure le déficit sera réduit au cours des deux mois et demi qui restent. Dans un délai si court, les quelques jours entre la nomination de Michel Barnier le 5 septembre et mon arrivée à Bercy le 22 septembre sont décisifs ; ni Gabriel Attal ni Michel Barnier ne peuvent dire exactement ce qui s’est passé à ce moment-là. Et c’est fin septembre que nous arrive une nouvelle estimation, avec les remontées des comptes sociaux et des collectivités.

Vous voudriez que je vous dise : « C’était impossible » ou « C’était possible ». Mais l’honnêteté et la réalité administrative m’obligent à vous dire qu’il n’y a pas de réponse aussi simple à cette question. La dépense remonte en fin d’année, sans vision actualisée en direct, jour après jour.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites que le suivi de la dépense est une attribution du ministre en charge des comptes publics. Auriez-vous apporté la même réponse si celui-ci avait été rattaché non pas à Matignon mais au ministère des finances, comme c’est à nouveau le cas ?

Vous dites que, n’étant pas ministre en charge des comptes publics, la réduction du déficit n’était pas de votre responsabilité. Si le ministre en charge des comptes publics avait été directement relié à votre ministère – comme l’est aujourd’hui Amélie de Montchalin et comme l’avaient été Gabriel Attal puis Thomas Cazenave –, auriez-vous fait la même réponse ?

Quand nous avons auditionné Bruno Le Maire, il ne nous a jamais répondu que le budget ne relevait pas de son domaine mais de celui de ses ministres, comme vous le faites aujourd’hui. Or la différence entre vous tient au fait que votre ministre chargé des comptes publics était rattaché à Matignon.

M. Antoine Armand. Surtout, il ne m’était pas rattaché.

M. le président Éric Coquerel. Oui, c’est une nouveauté que nous avons tous remarquée. D’où ma question : feriez-vous la même réponse s’il en avait été autrement ?

M. Antoine Armand. Je suis navré, mais je ne comprends vraiment pas votre question.

Pour compléter ma réponse à Aurélien Le Coq je voudrais préciser que, si l’on attend des semaines avant que les estimations de déficit ne soient mises à jour, c’est parce qu’il n’existe pas, à Bercy, de compteur actualisant en permanence le déficit public. Il serait très utile d’avoir les recettes et les dépenses au jour le jour, mais ce n’est pas le cas : les informations remontent de façon très séquencée, si bien que nous n’avons que tous les trois ou quatre mois une nouvelle estimation remontant des ministères.

M. le président Éric Coquerel. À aucun moment, Bruno Le Maire ne nous a dit qu’il n’était pas responsable du budget ou des finances publiques. Dans la mesure où c’est ce que vous affirmez, je vous demande si cela tient à ce que votre ministre en charge des comptes publics était directement rattaché à Matignon et non à vous-même.

M. Antoine Armand. J’ai enfin compris votre question. Ma réponse est oui – avec la réserve que j’ai émise tout à l’heure quant à l’absence de suivi de la dépense.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). J’entends votre réponse. Vous assumez donc que, en tant que ministre de l’économie, vous n’aviez alors ni la volonté ni l’objectif politique d’essayer de réduire le déficit pour la fin de l’année 2024 ; vous considériez que cela ne relevait pas de votre responsabilité mais d’une décision du premier ministre, mise en application par le ministre chargé des comptes publics.

Dans ce cas, nous ne pouvons pas vous demander si vous avez un avis sur l’opportunité, à ce moment-là, de faire adopter un PLFR : vous allez nous dire que, ne sachant pas ce qu’il est possible de faire, cette question n’a de toute façon aucun sens.

M. Antoine Armand. Je n’ai jamais parlé de volonté : ce n’est pas la question, en fait. Cela ne fonctionne pas comme cela. Il ne suffit pas de vouloir quelque chose pour que cela arrive – vous êtes bien placé pour le savoir, je crois.

C’est au ministre en charge du suivi du déficit public qu’il revient de compiler l’ensemble des renseignements fournis par les directions et par les instituts. C’est à lui qu’il revient de suivre la dépense. Si j’avais été ce ministre, ç’aurait été ma responsabilité. Mais, en l’occurrence, ce n’était pas le cas. Vous ne demandez pas au ministre de la santé s’il veut ouvrir ou supprimer des classes de CM2 ; ne me demandez pas de faire le suivi de la dépense alors que je n’en suis pas chargé. Je peux vous donner mon avis personnel, mon sentiment, et nous pouvons sans doute en discuter autour d’un café ; mais c’est de l’uchronie. Pour travailler, on se fonde sur les remontées comptables qui ont lieu tous les deux ou trois mois, que l’on est obligé de partager car elles sont factuelles.

M. Jacques Oberti (SOC). Vous dites avoir constaté que, dans notre pays, la réduction des dépenses était très difficile – elle l’est d’autant plus dans le contexte inflationniste des deux dernières années. Vous dites aussi qu’il est compliqué de bien prévoir les recettes. Celles constatées fin 2023 et en 2024 n’ont d’ailleurs pas correspondu aux prévisions et, plusieurs phénomènes se conjuguant, nous en arrivons au déficit constaté.

Certains économistes commencent à théoriser le principe qui consiste à réduire les recettes pour réduire les dépenses. Compte tenu de votre parcours, en particulier de votre expérience gouvernementale, ne considérez-vous pas qu’il était hasardeux de supprimer ou de réduire certains impôts comme la taxe d’habitation (TH), la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) ou l’IS ? N’était-ce pas risqué, au regard de la rigidité des dépenses ? N’aurait-il pas fallu réduire d’abord les dépenses avant d’ajuster les recettes ?

M. Antoine Armand. D’abord, je rappellerai qu’il y a un bénéfice à réduire les impôts, certains d’entre eux rapportant même davantage une fois leur taux réduit. Sans doute pourrons-nous nous accorder sur le fait que les taux faciaux des impôts, en France, sont bien supérieurs aux taux effectifs – peu importe que l’on attribue ce phénomène à l’optimisation fiscale ou aux effets de la courbe de Laffer.

J’ajouterai ensuite que l’on a pu observer, de 2017 à 2019, un ralentissement de la dépense publique concomitant aux décisions de baisses d’impôts – TH, IS et impôts de production en particulier. Mais ces moindres recettes fiscales se sont ensuite conjuguées à une hausse des dépenses, laquelle est le contrecoup budgétaire des réponses apportées aux différentes crises – des gilets jaunes, du covid et inflationniste. Puis l’effet ciseaux est allé croissant. L’important n’est pas de savoir qui blâmer, des gouvernements passés ou de l’hémicycle. Mais faute d’un plan global et courageux de retour à l’équilibre, comprenant soit une réduction du nombre d’emplois publics et des dépenses sociales, soit une forte augmentation des impôts – un scénario auquel je ne suis pas favorable, mais qui était l’alternative –, les déficits se sont accentués.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous êtes resté soixante-quatorze jours à la tête du ministère des finances dans le gouvernement de Michel Barnier. Cette expérience vous amène à présenter des constats objectifs intéressants, en particulier s’agissant du suivi de la dépense publique et de la nécessité d’en moderniser le contrôle. À votre prise de fonction, le 22 septembre 2024, le temps des premières alertes était déjà loin derrière. Si différentes notes ou rapports venaient nourrir les analyses, la dégradation du solde des comptes publics était bien confirmée. Dans ce temps très contraint, et compte tenu de l’urgence, quelle fut réellement votre marge d’action comme ministre ? Dans l’exercice de cette fonction, avec le périmètre que nous venons de préciser, avez-vous pu prendre des initiatives pour améliorer votre compréhension de la conjoncture et de la situation des comptes publics, pour en avoir la vision la plus claire et la plus fiable possible, afin d’arbitrer en responsabilité en cette fin d’exercice 2024 ? Sachant que par définition, les marges de manœuvre budgétaires étaient presque inexistantes en dépenses comme en recettes.

M. Antoine Armand. Ces marges de manœuvre ont déjà été largement décrites. Elles tiennent aux dépenses de 2024, à celles de 2025 dans le contexte politique que nous connaissons et, sans doute, au manque de perspectives s’agissant des réductions structurantes de déficit qui constituaient le projet de Michel Barnier à plus long terme : la France s’engageait à ramener son déficit à moins de 3 % en 2029, un objectif très ambitieux eu égard à son passé et à son passif.

Les trois chantiers que nous avons lancés avec Laurent Saint-Martin me paraissent répondre aux trois questions que l’on peut légitimement se poser. D’abord, quelle que soit l’orientation que l’on souhaite donner à la dépense publique, comment la suivre mieux et de plus près ? Ensuite, comment améliorer de l’intérieur les prévisions de Bercy ? C’est le travail que nous avons confié à l’IGF. Enfin, comment faire en sorte que des personnalités académiques aux sensibilités différentes puissent utilement, de l’extérieur, critiquer notre modèle de prévisions et notre modèle budgétaire, des questions les plus techniques – l’élasticité de l’impôt sur les sociétés, par exemple – aux questions plus structurantes politiquement ? Faut-il confier les prévisions budgétaires à un office indépendant ? Cela aurait un intérêt en matière de qualité de la prévision et de légitimité technique, mais présenterait aussi l’inconvénient de contribuer à l’agencification de l’État et d’accroître la difficulté, pour les politiques, de décider. Certains peuvent légitimement estimer, en effet, que j’aurais dû, en tant que responsable politique, fixer le niveau de la croissance attendue ; or ce n’est évidemment pas ainsi que cela se passe lorsqu’il existe un office budgétaire indépendant. Les travaux du comité scientifique que nous avons installé permettront d’y voir plus clair.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Je souhaiterais justement revenir sur ce comité scientifique, composé de neuf experts et instauré à l’initiative de Michel Barnier, Laurent Saint-Martin et vous-même. Nommé en novembre 2024, il est à ma connaissance inédit dans son format. Son objectif affiché est d’identifier des propositions concrètes d’amélioration des prévisions et de suivi des comptes publics. De quels moyens dispose-t-il ? Vous avez indiqué qu’il devait rechercher les causes profondes des erreurs de prévisions sur les dernières années ; pourriez-vous nous en dire plus ?

M. Antoine Armand. Avec Laurent Saint-Martin, nous ne souhaitions pas créer une nouvelle instance pérenne mais un comité au fonctionnement fluide, efficace, disposant de toutes les données des administrations, et qui soit en mesure de rendre un travail préliminaire assez rapidement. Il fallait qu’en quelques mois, il puisse présenter les pistes qui lui semblaient les plus intéressantes et que nous pourrions ensuite creuser, plutôt qu’un rapport que nous ne pourrions consulter, comme c’est d’usage, qu’une fois achevé. Les leçons à tirer de ses travaux ne sont pas encore publiques ; je pense que le gouvernement actuel aura l’occasion d’en reparler rapidement.

Mme Félicie Gérard (HOR). Je vous remercie, monsieur le ministre, de venir éclairer nos travaux, plus spécifiquement sur la période durant laquelle vous avez occupé la fonction de ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, à la fin de l’année 2024.

Ce n’est pas un scoop : la situation budgétaire est très dégradée et s’explique, entre autres, par un niveau de recettes inférieur à ce qui était prévu. Il est évident qu’en prenant vos fonctions en septembre, vous avez hérité d’une partie du projet de lois de finances que vous avez présenté au Parlement en octobre. Michel Barnier nous a expliqué avoir eu la volonté, au risque d’être impopulaire, d’agir dans un calendrier très contraint et de ramener le déficit à 5 % en 2025, puis aux alentours de 3 % en 2029. Je partageais totalement ces objectifs.

Notre incapacité à prévoir précisément nos recettes soulève un risque important d’aggravation des déficits. Quel est votre avis sur les modèles prédictifs dont vous disposiez à Bercy pour anticiper les variations de recettes ? Dans vos fonctions de ministre, avez-vous été amené à mettre en question leur crédibilité ? Si oui, cela vous a-t-il conduit à modifier certains de vos choix politiques lors de la présentation du budget ?

M. Antoine Armand. Il existe au moins trois modèles importants : Saphir permet d’étudier les effets redistributifs, Opale permet de traduire les évolutions à un ou deux ans et Mesange est un modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie. Il se trouve que les erreurs de prévision peuvent aussi s’expliquer – je ne dis pas que c’est le cas – par des chocs de productivité ou des changements massifs de comportement, qui modifient le modèle. Celui-ci doit donc faire l’objet d’une actualisation interne, menée avec brio par les agents de la direction générale du Trésor, qui prend du temps et qui n’est pas exempte d’erreurs. Nous devons en tirer des leçons en matière d’outils et de techniques administratives, mais aussi sans doute leçons en matière de contestabilité : il est important, utile et légitime sur le plan démocratique que ces modèles puissent être contestables. De nombreuses données qui sont aujourd’hui difficiles d’accès pourraient être rendues publiques et mises à disposition de la classe politique.

J’ajoute que le renforcement des outils techniques du Parlement est particulièrement urgent : dans le moment de défiance que nous traversons, il est essentiel qu’il puisse mener ses propres travaux. C’est la meilleure garantie démocratique que l’on puisse imaginer.

M. le président Éric Coquerel. Vous n’êtes pas le premier à estimer que le Parlement pourrait disposer de davantage de moyens pour mener à bien sa mission de contrôle.

Le rapporteur général vous a demandé à quoi servait un ministre. Je vais vous poser la question autrement : finalement, le propre d’un ministre privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale n’est-il pas de prendre les chiffres les plus optimistes ou d’ignorer les chiffres pessimistes pour arriver à bâtir son budget et à le faire adopter plus facilement, quitte à faire voter ensuite un PLFR ou à annuler des crédits ? Dès la fin de l’année 2023 en effet des notes indiquaient que le déficit atteindrait 5,2 % du PIB au lieu des 4,9 % annoncés en même temps devant l’Assemblée : les ministres étaient donc déjà alertés. Cette situation n’est-elle pas induite pas la difficulté de faire passer un budget en l’absence de majorité ?

M. Antoine Armand. C’est une question d’éthique personnelle, monsieur le président. Certains l’ont peut-être fait par le passé, mais je ne suis pas juge. À chacun de voir s’il accepte de choisir des hypothèses non conformes aux prévisions, éloignées de la médiane, ou qui ne correspondent pas à son intime conviction, pour faire passer le budget. Ce que je me suis efforcé de faire, quant à moi, c’est de choisir des hypothèses – qualifiées d’« un peu optimistes » par le HCFP, sans que l’on sache ce que recouvrent les termes « un peu » – qui permettaient de se projeter dans un budget ayant un sens sur le plan économique et fondé sur une prévision de croissance proche des prévisions – même si vous avez raison de souligner qu’elle était légèrement supérieure. Je ne serais pas étonné que, sur le temps long, les prévisions de croissance de l’État soient toujours supérieures aux autres de 0,1 voire 0,2 ou 0,3 point ; je constate que ce fut le cas en 2023.

Au fond, je crois profondément que nous ne nous poserions pas ces questions si nous n’étions pas à 6,1 % de déficit. D’autres pays d’Europe, dans lesquels des variations de croissance ont porté le déficit de 1,5 % à 1,7 % par exemple, ne se sont pas retrouvés dans la même situation. Malheureusement, le volontarisme est aussi induit par la gravité de la situation, notamment du déficit.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour vos réponses.

 

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du mercredi 12 février 2025 à 15 heures

Présents. - M. David Amiel, M. Jean-Didier Berger, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, M. Emmanuel Fouquart, Mme Félicie Gérard, M. Christian Girard, M. Aurélien Le Coq, M. Mathieu Lefèvre, M. Emmanuel Mandon, M. Jacques Oberti, M. JeanPhilippe Tanguy

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Thomas Cazenave, Mme Constance Le Grip, M. Nicolas Metzdorf, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou

Assistaient également à la réunion. - Mme Christine Arrighi, M. Jean-René Cazeneuve