Compte rendu
Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire
– Examen, en commission d’évaluation des politiques publiques, du rapport d’information sur l’efficacité de la réforme du calcul des aides au logement et des dispositifs anti-fraude de M. François Jolivet, rapporteur spécial de la mission Cohésion des territoires : logement 2
– Examen, en commission d’évaluation des politiques publiques, du rapport d’information sur les dispositifs de valorisation de la recherche et leur financement de MM. Mickaël Bouloux et Pierre Henriet, rapporteurs spéciaux de la mission Recherche et enseignement supérieur : Recherche 12
– Examen, en commission d’évaluation des politiques publiques, du rapport d’information relatif aux dispositifs publics d’accompagnement des reconversions professionnelles de M. Emmanuel Maurel et Mme Estelle Mercier, rapporteurs spéciaux de la mission Travail, emploi et administration des ministères sociaux 19
– Examen, en commission d’évaluation des politiques publiques, du rapport d’information relatif aux perspectives et aux freins au développement des sociétés coopératives et participatives (SCOP) de M. Michel Castellani, rapporteur spécial de la mission Économie : Statistiques et études économiques ; Stratégies économiques ; Accords monétaires internationaux 25
– Information relative à la commission........................33
– Présence en réunion...................................36
Mercredi
9 juillet 2025
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 141
session extraordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Éric Coquerel,
Président
— 1 —
La Commission procède à l’examen, en commission d’évaluation des politiques publiques, du rapport d’information sur l’efficacité de la réforme du calcul des aides au logement et des dispositifs anti-fraude de M. François Jolivet, rapporteur spécial de la mission Cohésion des territoires : logement
M. le président Éric Coquerel. Notre ordre du jour appelle l’examen de quatre thèmes d’évaluation retenus par les rapporteurs spéciaux dans le cadre du printemps de l’évaluation. Monsieur François Jolivet, vous êtes le rapporteur spécial de la mission Cohésion des territoires : logement, et vous avez choisi comme thème d’évaluation l’efficacité de la réforme du calcul des aides au logement et les dispositifs anti-fraude.
M. François Jolivet, rapporteur spécial de la mission Cohésion des territoires : logement. J’ai souhaité évaluer l’impact de cette réforme, tant en matière de simplification des démarches administratives des demandeurs ou des bénéficiaires qu’en matière d’impact sur les indus et la fraude aux aides au logement.
Ce rapport m’a donc permis d’étudier l’efficacité des dispositifs de lutte contre la fraude mis en place par la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Je rappelle que les aides personnelles au logement, plus communément appelées APL, ont été instaurées après-guerre afin d’alléger l’effort financier des ménages pour le paiement du loyer, en leur permettant ainsi de mieux solvabiliser leurs dépenses de logement.
Aujourd’hui, ces aides bénéficient à près de six millions de Français, soit environ 20 % des ménages. Le budget total dédié à ces aides s’élève à 17 milliards d’euros, ce qui représente environ 40 % de la dépense publique en matière de logement.
Certes, les aides au logement font régulièrement l’objet de critiques, notamment en ce qui concerne leur effet inflationniste sur les loyers. Il n’en demeure pas moins qu’elles jouent un rôle central dans la redistribution monétaire au profit des foyers les plus modestes. Il convient de rappeler que ces foyers modestes sont constitués de personnes disposant de faibles ressources, ou dont la composition familiale est telle que leurs ressources initiales ne leur permettent pas d’assumer l’ensemble des dépenses du foyer. C’est précisément dans ce cadre que s’inscrivent les aides au logement.
En 2019, le mode de calcul de ces aides a été modifié afin de prendre en compte les ressources les plus récentes des allocataires. L’objectif était à la fois d’améliorer l’équité du système et d’en réduire les effets indésirables. Cette réforme, qui devait initialement être mise en place à compter du 1er janvier 2020, est finalement entrée en vigueur en janvier 2021.
Cette réforme du calcul contemporain ne visait pas à modifier la nature même de la prestation, dont le mode de calcul reste d’une grande complexité, en raison du nombre élevé de paramètres pris en compte et de leur indexation sur divers indices de prix. L’objectif principal était de mettre fin à la désynchronisation entre l’ouverture du droit, la prestation elle-même et le versement effectif de l’aide. Concrètement, il s’agissait de passer d’un calcul reposant sur les revenus de l’année N-2, à un dispositif tenant compte des ressources de M-13, pour finalement s’appuyer sur celles de M-2. Désormais, les aides au logement sont ainsi recalculées tous les trimestres pour l’ensemble des foyers potentiellement éligibles. Ce nouveau mode de calcul permet d’éviter les situations d’aubaine observées par le passé, où certains bénéficiaires voyaient leurs revenus augmenter de manière significative tout en continuant à percevoir leurs aides au logement pendant une période pouvant aller jusqu’à deux ans.
Le montant mensuel des aides est désormais actualisé chaque trimestre par les organismes payeurs, qu’il s’agisse des caisses d’allocations familiales (Caf) ou de la Mutualité sociale agricole (MSA), grâce à l’utilisation du dispositif de ressources mensuelles, désigné sous l’appellation DRM et adossé à la déclaration sociale nominative (DSN). Ce DRM, administré par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), a permis de simplifier les démarches des usagers dans l’instruction de leurs droits, en suivant la logique du « dites-le-nous une fois », grâce au préremplissage de leur déclaration de ressources.
La réforme a permis de corriger des situations d’aubaine qui, bien que légales, étaient injustifiables. Cette démarche inclut une économie d’environ un milliard d’euros que je ne dissimule pas. Les études prédictives suggèrent toutefois qu’en cas de diminution significative des ressources des allocataires, les conséquences seraient une augmentation d’un milliard mais qu’elles seraient inverses si la situation des ménages s’améliore, la hausse est aussi significative que la baisse. Ce mécanisme devient quasiment automatique, validant ainsi l’approche défendue par certains d’entre nous lors de la présentation initiale de la réforme, selon laquelle, lorsque la situation se détériore, les aides augmentent proportionnellement. C’est précisément la logique de ces calculs, et c’est ainsi que les concepteurs du mécanisme l’avaient initialement conçu.
Bien que la simplification administrative n’ait pas constitué un objectif principal de la réforme, le nouveau mode de calcul s’avère paradoxalement complexe, tant au niveau de la prise en compte des ressources variables que des conditions du réexamen du droit aux aides au logement. Les limites inhérentes au DRM ont en effet conduit la Cnaf à prendre en compte trois bases de ressources différentes, avec des temporalités variables tout au long du processus. Plusieurs types de revenus nécessitent un traitement manuel, notamment pour les revenus d’activité perçus à l’étranger, qui relèvent d’une procédure spécifique ou les revenus N-1 pour les pensions alimentaires et les frais professionnelles. De même, les revenus d’activité non-salariés ainsi que les revenus du patrimoine, concernant l’année N-2, font l’objet d’un traitement manuel. En définitive, la réforme n’a réellement simplifié les démarches que pour les salariés et les fonctionnaires. Pour tous les autres, elle a complexifié le système, alors qu’auparavant nous disposions d’un revenu de référence N-2 stabilisé par l’impôt. Par ailleurs, certains revenus, comme ceux des travailleurs indépendants et des artistes-auteurs, ne sont pas encore intégrés dans le DRM, nécessitant également des déclarations manuelles.
Concernant la lutte contre la fraude, second volet de mon rapport, les investigations sur les prestations s’exercent selon une approche fondée sur l’évaluation des risques. Il n’existe pas de ciblage spécifique contre les bénéficiaires d’aides au logement puisque toutes les prestations sociales sont examinées sans qu’aucune ne fasse l’objet d’une attention particulière. Les actions de détection ne ciblent pas spécifiquement une prestation puisque l’usurpation d’identité, l’usurpation bancaire ou la fraude massive à la résidence ne concernent pas exclusivement les aides au logement. La Cours des comptes relève que la complexité du dispositif ne permet pas d’établir une causalité mécanique entre la hausse de la fraude aux prestations et l’instauration du nouveau calcul contemporain.
La Cnaf estimait le montant des indus potentiellement frauduleux pour l’ensemble des prestations sociales à près de 4 milliards d’euros en 2022, contre 2,8 milliards en 2020, soit une hausse de 40 % en deux ans, avec une augmentation de 34 % pour les seules aides au logement. Si le volume des indus a augmenté dans les premières années suivant la réforme, la tendance semble désormais se stabiliser mais à un niveau plus élevé. En effet, alors qu’auparavant la fraude se concentrait principalement sur le RSA et la prime d’activité en raison de leur système intégralement déclaratif et de leur base de ressources complexe, et dans une moindre mesure sur les aides au logement, la complexification du mode de gestion des APL a entraîné un alignement de l’intensité frauduleuse sur les autres prestations sociales.
J’appelle donc à poursuivre l’intégration de nouvelles ressources au sein du DRM, sous l’égide de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), organisme central dont la convention d’objectifs a été renouvelée par l’État en 2023. Cette intégration concerne particulièrement les travailleurs indépendants opérant sur l’ensemble du territoire français, les artistes-auteurs, ainsi que l’ensemble des travailleurs frontaliers, qui doivent déclarer manuellement leurs ressources. Cette démarche permettrait de réduire les déclarations manuelles et les risques d’erreur, limitant ainsi les indus.
La Cnaf met en œuvre des moyens conséquents pour prévenir la fraude aux aides au logement. En 2024, les organismes du réseau ont ainsi réalisé près de 31 millions de contrôles, dont 29 millions automatisés par un système algorithmique itératif et 2,5 millions de contrôles sur pièces ou sur place, assurés par 700 contrôleurs dans les services du réseau des Caf. Ces contrôles ont permis de détecter 1,68 milliard d’euros d’indus ou de rappels contre 1,36 milliard en 2022, soit une progression de 24 %. Malgré une baisse tendancielle du nombre de contrôles réalisés, que je déplore, ceux-ci apparaissent néanmoins plus efficaces en matière de détection et de récupération des indus frauduleux, notamment grâce au nouveau service national de lutte contre la fraude à enjeux (SNLFE), institué en 2021. Ce service conduit des investigations sur une quinzaine de thématiques, notamment le changement frauduleux de RIB par des tiers, l’absence de résidence en France, la perception d’aides au logement pour des logements inexistants et les faux micro-entrepreneurs qui se déclarent sans ressources sans exercer aucune activité. Je me félicite d’observer une véritable prise en compte de l’ampleur de cet enjeu. La Cnaf, avec son réseau de partenaires, permet désormais aux caisses d’accroître leurs moyens d’échange de données. Ainsi, la Cnaf peut enfin consulter le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) et l’ensemble des données bancaires pour observer les mouvements financiers et patrimoniaux, ainsi que l’ensemble des informations concernant les ventes immobilières des allocataires qui omettraient de déclarer ces ressources.
J’appelle néanmoins à intensifier nos efforts en matière de lutte contre la fraude, particulièrement concernant l’occupation indue des logements conventionnés et la dissimulation de revenus. Les APL ne peuvent en outre être versées que si le logement occupé respecte les critères de décence et de performance définis par la loi SRU. Cette dernière dimension, qui consiste à vérifier que le logement pour lequel un propriétaire perçoit des aides répond bien aux normes requises, fait partie intégrante des missions de contrôle des Caf, mais force est de constater que les actions dans ce domaine demeurent insuffisantes. Nous pouvons d’ailleurs légitimement nous interroger sur les raisons qui ont conduit le législateur à placer les Caf au centre du dispositif de contrôle de l’efficacité énergétique des logements, alors que ces organismes ne disposent ni des effectifs ni des moyens nécessaires pour mener à bien cette mission. Le contrôle relatif à la décence du logement pour l’attribution des aides n’est, en réalité, pas mis en œuvre et les moyens alloués aux Caf demeurent manifestement insuffisants. Il est donc urgent de renforcer les moyens alloués soit au contrôle des Caf soit à la transmission de ces missions à d’autres organismes qui auraient les capacités de déployer ces vérifications.
M. le président Éric Coquerel. Ma première question porte sur la réforme du versement des APL de 2021, que vous venez de décrire. Vous l’avez rappelé, la prise en compte des revenus des douze derniers mois au lieu de ceux de l’année N-2 reposait essentiellement sur un objectif d’économies budgétaires, comme l’a d’ailleurs souligné la Cour des comptes. Il est vrai qu’elle a permis d’économiser 1,1 milliard d’euros, mais à quel prix ? Cette réforme ne devait faire aucun perdant, si l’on se réfère aux déclarations du gouvernement d’Édouard Philippe, affirmation sur laquelle je reste dubitatif puisqu’en 2021, 30 % des bénéficiaires ont perdu en moyenne 73 euros par mois, tandis que seuls 18 % ont gagné 49 euros. La perte moyenne liée à cette réforme s’établissait à 12,80 euros par mois par bénéficiaire, tandis que 400 000 personnes ont cessé de percevoir cette aide. Par ailleurs, la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) indique chaque année une diminution du nombre de bénéficiaires, alors que le taux de pauvreté est en constante augmentation, atteignant désormais 15,4 % de la population comme l’a révélé le rapport de l’Insee publié lundi dernier.
À ces effets s’ajoute également un renforcement de la complexité du versement, une instabilité du montant de l’aide et de nouvelles obligations déclaratives. En conséquence, le nombre d’indus, donc d’erreurs qui ne sont pas nécessairement délibérées, a fortement augmenté, passant de 5,8 % en 2020 à 8,3 % en 2021. Pour les bénéficiaires, cela se traduit par des demandes de remboursement qui les mettent en difficulté. Pour les agents des Caf, cela entraîne une augmentation de la charge de travail et du nombre de personnes en détresse à accueillir, créant potentiellement des tensions. Ma première question est donc simple : le jeu en valait-il vraiment la chandelle ?
Je souhaite ensuite aborder la question de la fraude aux prestations sociales. Son montant, estimé entre 1 et 3 milliards d’euros pour celles versées par les Caf, ne constitue qu’une partie de la fraude sociale, principalement composée de fraudes aux cotisations sociales commises par les employeurs. Par ailleurs, dans de nombreux cas, il ne s’agit pas d’une réelle fraude puisque les manquements ne revêtent pas toujours un caractère intentionnel, mais s’expliquent par la complexité du système que nous venons d’évoquer.
Ce n’est donc en aucun cas la fraude aux prestations qui est à l’origine du déficit public, comme certains voudraient le faire croire (le ministre Éric Lombard affirmait hier que la fraude sociale était plus importante que la fraude fiscale, ce dont je lui laisse la responsabilité), mais bien le niveau insuffisant des recettes. Cette situation s’explique essentiellement par les avantages fiscaux accordés aux plus fortunés depuis 2017, sans oublier l’impact de la fraude fiscale par laquelle les plus riches reportent leur charge fiscale sur les plus pauvres. Je rappelle que l’évasion fiscale entraîne un manque à gagner de 80 à 100 milliards d’euros. La fraude aux prestations sociales apparaît ainsi marginale et loin de constituer la solution pour réduire le déficit.
Mes questions sont donc les suivantes : avez-vous pu estimer, parmi le montant des indus d’aide au logement, ce qui constitue réellement une fraude intentionnelle ? D’autre part, ne considérez-vous pas que se concentrer autant sur les contrôles des plus démunis, tout en passant parfois sous silence les fraudes des plus riches, puisse se révéler stigmatisant et alimenter le non-recours aux droits, phénomène tout aussi préoccupant ?
M. François Jolivet, rapporteur spécial. L’estimation de la fraude détectée sur les aides au logement s’élève aujourd’hui à environ 500 millions d’euros, et j’attire votre attention sur le fait que la fraude à l’occupation des logements ne fait actuellement l’objet d’aucun contrôle. Je rappelle que ces aides sont calculées en fonction des ressources du foyer déclarant une adresse précise, qu’il s’agisse du parc privé ou du parc HLM. Cette dimension échappe totalement à notre surveillance.
Concernant la pertinence de la réforme, vous avez mentionné le rapport de la Cour des comptes, dont je souhaite vous citer ce passage précis : « La Cour des comptes considère que le calcul contemporain des aides au logement a permis de gommer des situations d’aubaine légales mais injustifiables, et induit une économie substantielle et récurrente en provoquant un effet d’éviction plus rapide des allocataires devenus inéligibles “en temps réel ”, et non plus en différé. »
Auparavant, une personne perdant son emploi voyait en effet son aide au logement calculée sur ses revenus d’il y a deux ans, et devait donc soit attendre deux années de difficultés financières, soit entreprendre des démarches complexes pour obtenir un recalcul de son aide. Le système actuel constitue un véritable filet de sécurité qui ne laisse personne de côté, même si la situation financière globale des allocataires s’est améliorée, générant effectivement des économies.
Le moteur initial de cette réforme visait peut-être une réduction des prestations sociales mais, si je l’ai défendue, c’est précisément pour sa fonction de filet de sécurité. N’oublions pas qu’en cas d’effondrement des ressources des Français entraînant une vague de demandes d’aides au logement, ce mécanisme fonctionnera également dans l’autre sens. Cette dimension de protection sociale reste ainsi fondamentalement positive.
Quant à savoir si le jeu en vaut la chandelle et s’il ne serait pas préférable d’intensifier nos moyens sur le contrôle fiscal plutôt que sur le contrôle social, j’estime que les deux approches sont complémentaires et doivent être poursuivies simultanément. Un citoyen qui fraude fiscalement l’État français, a fortiori dans un contexte de rareté des ressources publiques, commet bien plus qu’un simple délit fiscal. De même, frauder les prestations sociales, que ce soit par jeu ou par opportunisme, est tout aussi inacceptable. L’État doit donc maintenir fermement ces deux axes de contrôle.
Je vous rappelle d’ailleurs que la gestion des prestations sociales relève des partenaires sociaux, même si les directeurs généraux de ces organismes sont nommés par l’État. J’invite d’ailleurs ces partenaires à s’exprimer davantage sur les 1 300 milliards d’euros du budget des prestations sociales, retraites incluses. Si l’État parvenait à se satisfaire de son propre budget de 450 milliards, nous nous en porterions tous mieux, mais cette opinion n’engage que moi.
Je souhaite devancer une éventuelle question concernant les algorithmes utilisés par les Caf. Ces outils identifient des personnes en situation de risque pour un examen approfondi, certains craignant que ces contrôles ne ciblent principalement des personnes modestes. Par définition, les allocataires sont tous dans des situations financières contraintes. Les contrôles effectués donnent systématiquement lieu à des vérifications sur pièces, garantissant une application équitable des règles.
La difficulté fondamentale réside dans l’identification des personnes qui se prétendent démunies sans l’être réellement. Je déplore particulièrement la fraude à l’occupation des logements, car une personne aux revenus confortables peut parfaitement s’installer au domicile d’un bénéficiaire d’aides substantielles sans que cela n’affecte le versement des prestations. Cette fraude, particulièrement répréhensible, est principalement imputable à l’occupant le plus aisé.
M. Philippe Lottiaux (RN). Je tiens à remercier le rapporteur spécial pour ce travail remarquablement précis qui illustre à la fois l’ampleur de cette fraude et sa complexité. Malgré les moyens conséquents déployés, la lutte reste particulièrement difficile, tant pour les APL que pour l’ensemble des prestations sociales. Le rapport expose cette problématique avec une grande clarté.
J’exprime toutefois un point de désaccord concernant la question des diagnostics de performance énergétique (DPE), dont il convient de relativiser l’impact, car ils contribuent également à retirer des logements du marché locatif. Si nous suivons votre recommandation, je crains que davantage de logements ne sortent de ce marché, les propriétaires n’ayant pas nécessairement les ressources pour financer les travaux de mise aux normes.
Dans une perspective plus large, je m’interroge sur la viabilité du système des APL, qui représente plus de 15 milliards d’euros. Compte tenu des fraudes constatées et des limites identifiées, notamment en matière de logement social au sens large, ce dispositif vous paraît-il pérenne dans le contexte budgétaire et social actuel ? La réforme engagée, malgré des fondements pertinents, a soulevé de nombreuses difficultés. Ce système conserve-t-il sa raison d’être et sa pertinence pour l’avenir, ou devons-nous envisager de le repenser intégralement ? Votre rapport suggère d’ailleurs la nécessité d’une refonte du dispositif.
M. François Jolivet, rapporteur spécial. Vous connaissez mon attachement au DPE et à cette règle nouvelle, dont les modalités de calcul viennent justement d’être modifiées par décret, car le système tel qu’il existait n’était pas tenable. Cette révision permettra ainsi à des logements jusqu’alors considérés comme non louables de le redevenir, ce qui constitue à mes yeux une évolution positive. La loi a confié aux Caf la gestion des DPE, notamment pour faire en sorte que l’octroi des aides au logement soit conditionné à la qualité énergétique des biens, mais nous ne disposons actuellement d’aucun moyen nous permettant de mettre en œuvre cette disposition, ce qui justifiait que je le souligne dans mon rapport.
Notez toutefois que, si nous disposions d’une énergie décarbonée, nous n’aurions pas besoin de DPE, et l’isolation des logements deviendrait superflue puisque nous pourrions consommer de l’énergie décarbonée sans contrainte.
Concernant les 17 milliards d’aides au logement, je demeure attaché à ce dispositif, car de nombreux citoyens ne disposent pas des ressources suffisantes pour honorer le paiement de leurs loyers. La représentation nationale devrait sans doute s’interroger sur certains aspects de ce système puisque nous constatons que des personnes très précaires se trouvent depuis quarante ans progressivement désolvabilisées par les aides au logement, tandis que de nouveaux bénéficiaires entrent dans le mécanisme et reçoivent un soutien adéquat. Je rappelle qu’à une certaine époque, ces aides ne concernaient pas nécessairement le parc privé. Je ne suggère aucunement leur suppression dans ce secteur, mais j’estime que la contemporanéité du calcul des aides constitue une avancée significative. Ce système permet désormais à tout occupant d’un logement confronté à des difficultés de formuler une demande et d’obtenir une réponse dans le trimestre, alors qu’auparavant sa situation était évaluée avec deux ans de retard. Cette évolution représente un progrès indéniable.
En revanche, la réforme qui a automatisé l’ensemble du processus présente des limites, notamment concernant les revenus faisant l’objet d’une déclaration manuelle. Dans ces cas, l’administration dépend entièrement de la qualité des informations fournies par le locataire. Des informations erronées ne peuvent être vérifiées qu’après l’écoulement d’un trimestre, ce qui complique significativement le processus et génère des indus. Ces derniers représentent 2 milliards d’euros, dont 500 millions sont contestés tandis que 1,5 milliard sont remboursés. Ces remboursements ne devraient théoriquement pas être nécessaires puisque ces sommes n’auraient jamais dû être versées. Cette situation impose aux collaborateurs du réseau des Caf d’expliquer et de réexpliquer constamment ces mécanismes complexes. Les Caf parviennent néanmoins à recouvrer 98 % des sommes, ce qui démontre que l’argent n’est pas perdu, mais à quel prix ? Cette problématique ne concerne qu’environ 3 % des bénéficiaires et le système fonctionne correctement pour tous les autres.
Les aides au logement ne diminueront dans notre pays que si les loyers baissent et si l’offre de logement s’accroît, permettant aux locataires d’accéder à des logements de meilleure qualité. La véritable réforme consiste donc à produire davantage de logements afin de faire baisser les loyers.
Mme Estelle Mercier (SOC). La question des aides au logement, et des fraudes qui peuvent y être associées, constitue invariablement un sujet sensible. Je tiens à vous remercier pour ce travail, particulièrement concernant les impacts de la réforme du DRM.
Vous avez affirmé que la situation des allocataires s’est améliorée, rendant ainsi le montant des aides très sensible aux variations trimestrielles de leur situation. Or vos dernières mesures datent de 2023, soit un écart de près de deux ans avec notre situation actuelle. Je m’interroge donc sur la validité de cette affirmation dans le contexte présent.
Je comprends parfaitement que nous nous inscrivons dans le cadre d’un printemps de l’évaluation et que l’analyse ne peut pas toujours atteindre un degré élevé de précision mais, concernant spécifiquement les étudiants, nous observons une augmentation extrêmement significative de leur précarité. Le logement représente une part considérable de leur budget et constitue l’un des principaux facteurs de précarisation. Les étudiants reçoivent également une part importante des aides au logement, ce qui s’avère indispensable, même si nous pourrions préférer qu’ils bénéficient d’une bourse véritablement adaptée à leurs besoins plutôt que de systèmes compensatoires comme les APL. Avez-vous réalisé une analyse spécifique concernant les étudiants ? Existe-t-il des éléments particuliers relatifs à cette population ?
En ce qui concerne la sous-évaluation, il faut rappeler que le système français repose sur le principe déclaratif. Cette approche présente naturellement des avantages et des inconvénients, puisque les contrôles révèlent parfois des écarts entre les déclarations et la réalité, dans un sens comme dans l’autre. Cette problématique concerne l’ensemble des foyers fiscaux et des personnes, indépendamment de leur niveau de richesse. Avez-vous intégré dans votre analyse la surévaluation des loyers comme une forme de fraude, bien que je ne la considère pas personnellement comme telle ? Nous savons en effet que certains propriétaires privés augmentent significativement leurs loyers lorsqu’ils savent que leurs locataires potentiels pourront bénéficier de l’APL, et ce phénomène me semble particulièrement répandu dans le secteur locatif privé. Avez-vous étudié cette question ?
M. François Jolivet, rapporteur spécial. Concernant l’amélioration des conditions de vie des Français, leurs revenus ont effectivement augmenté, entraînant mécaniquement une diminution des aides au logement calculées trimestriellement.
Concernant les étudiants, je tiens à rappeler qu’ils bénéficient d’un forfait annuel. Certains anciens étudiants ayant accédé au marché de l’emploi ont effectivement perdu leurs aides au logement, alors qu’auparavant ces aides auraient été maintenues pendant deux ans. Cette pénalisation concerne uniquement ceux qui ont commencé à travailler. L’aide destinée aux étudiants demeure structurée selon un forfait annuel stable.
Si votre question cible plus précisément les structures d’hébergement étudiant gérées par des associations, qui ont vu une partie de leurs ressources diminuer puisqu’elles ont été intégrées dans le calcul de l’APL, je confirme cette situation. Ces structures facturaient le prix du loyer augmenté de leurs frais de gestion, incluant les salaires du personnel, et ont donc dû réaliser des efforts de gestion, qu’ils sont parvenus à accomplir. Ces structures ont ainsi effectivement subi une diminution de leurs ressources, mais les aides au logement des étudiants sont restées stables puisqu’elles correspondent à des forfaits spécifiques.
En revanche, les étudiants qui percevaient des aides au logement en 2019 et 2020, puis qui ont commencé à travailler en 2021, année de la réforme, ont immédiatement perdu ces aides. Comme le souligne la Cour des comptes, cette mesure a permis de mettre fin à un effet d’aubaine, ou du moins de recalibrer le système.
Quant au système déclaratif, seules quelques professions sont véritablement concernées par cette problématique, représentant une infime minorité, puisque la majorité de nos compatriotes sont des salariés ou des agents publics. Les professions libérales doivent certes déclarer leurs ressources, mais ils parviennent généralement à s’acquitter correctement de cette obligation. Les auteurs-compositeurs qui perçoivent des salaires à l’étranger, ne venant pas alimenter les données françaises, doivent également effectuer des déclarations trimestrielles, et ce n’est qu’à réception de leur avis d’imposition que l’on constatera s’ils ont indûment perçu des aides au logement. Cette difficulté est inhérente au système déclaratif, notamment pour les pensions alimentaires et revenus similaires, face auxquels certains peuvent être tentés de dissimuler la réalité. Le directeur général de la Cnaf m’a d’ailleurs confirmé l’existence de réseaux organisés inventant des ressources inexistantes ou présentant des situations falsifiées avec des revenus sous-évalués. J’ai néanmoins le sentiment que cette situation est désormais sous contrôle.
Concernant l’évaluation des loyers, des observatoires ont établi des références précises démontrant que ces mécanismes sont normalement supervisés par les collectivités ayant élaboré le système. Je perçois votre scepticisme, mais il demeure évident que le prix d’un loyer résulte fondamentalement de l’offre et de la demande, au-delà des règles administratives fixées dans certains territoires.
Vous m’interrogez sur les personnes ayant potentiellement subi une diminution d’aide au logement et sur celles qui en profiteraient excessivement en fixant des loyers artificiellement élevés. Je souhaite plutôt évoquer ces propriétaires qui établissent précisément le montant du loyer en fonction de l’aide maximale que peut percevoir le locataire. Les indus dans le parc privé sont extrêmement rares, puisque peu de propriétaires privés bénéficiant du tiers-payant signalent les défauts de paiement, car cette déclaration entraînerait la suspension des versements après deux mois d’impayés, augmentant ainsi les impayés. Fréquemment, les propriétaires déterminent donc le loyer en fonction de la capacité contributive du locataire.
Je tiens à insister sur un point insuffisamment traité dans mon rapport, que je m’étais préparé à aborder. Nous évoquons souvent la fraude, sujet qui mérite d’être abordé proportionnellement à son importance, mais nous négligeons ceux qui ignorent l’existence même de leurs droits et ne sollicitent jamais les prestations auxquelles ils pourraient prétendre. Cette situation crée un angle mort statistique dont l’ampleur nous échappe totalement. Notre Parlement devrait également se pencher sur ce phénomène du non-recours aux droits. Des travaux sont actuellement menés pour rendre ces droits automatiques, à l’image du prélèvement à la source en matière fiscale. Nous pourrions ainsi concevoir des droits à la source, initiative qui constituerait une avancée significative en permettant aux citoyens d’améliorer concrètement leur quotidien.
M. le président Éric Coquerel. Je rappelle que le taux de non-recours au RSA est estimé à 30 %.
Avez-vous affirmé que le revenu des Français avait augmenté en 2023 ? Je n’ai peut-être pas bien saisi votre propos.
M. François Jolivet, rapporteur spécial. J’indique que la situation des Français, si nous comparons 2022 à 2023, s’est améliorée. L’économie réalisée d’1,1 milliard signifie soit que certaines personnes éligibles n’ont pas sollicité leurs droits, soit que des allocataires bénéficiant de ces aides au logement en 2022 ont connu une amélioration de leur situation financière en 2023.
M. le président Éric Coquerel. Je rappelle simplement que, selon les données de l’Insee, l’augmentation des revenus globaux des Français en 2023 résulte principalement des revenus du patrimoine, tandis que les salaires ont diminué.
M. Emmanuel Mandon (Dem). Je tiens à vous remercier pour la clarté et la précision de votre travail. En introduisant la contemporanéisation du calcul des droits, cette réforme visait d’une part à mieux aligner les aides sur les ressources réelles des allocataires, renforçant ainsi l’équité et la réactivité du dispositif, et d’autre part à réaliser des économies budgétaires estimées à plus d’un milliard d’euros.
Vous démontrez toutefois que, si cette réforme atteint ses objectifs initiaux, elle engendre des effets complexes en raison des limites actuelles du dispositif de ressources mensuelles. La coexistence de différentes bases de ressources provoque une instabilité des droits, une augmentation des indus, ainsi qu’une charge administrative supplémentaire tant pour les allocataires que pour les Caf.
Dans ce contexte, vous recommandez plusieurs ajustements majeurs, à commencer par l’intégration de nouvelles catégories de revenus dans le DRM. Vous soulignez que la couverture des allocataires par ce dispositif demeure partielle, mais qu’elle devrait s’améliorer d’ici 2027. Peut-on espérer, à terme, une prise en compte de la majorité des situations et types de revenus au sein du DRM ? Selon vous, quels leviers seraient nécessaires pour consolider cette trajectoire dans un calendrier soutenable ?
Par ailleurs, vous préconisez également la consolidation du cadre de lutte contre la fraude aux APL, appelant notamment à renforcer la lutte contre la fraude à l’occupation et à prévenir la dissimulation des revenus des occupants. Pourriez-vous détailler davantage cette recommandation ? Faut-il augmenter les moyens humains, adopter une approche plus transversale ou développer de nouveaux outils nécessitant, pour certains, des évolutions législatives ?
M. François Jolivet, rapporteur spécial. Je souhaite d’abord réagir aux propos de notre président, dont je partage l’analyse, concernant la détérioration du taux de pauvreté et de la situation des Français. Il convient de préciser qu’en France, lorsque nous évoquons le taux de pauvreté et le comparons à celui des États-Unis, nous pouvons avoir l’impression erronée que les Français sont plus pauvres que les Américains. Il s’agit en réalité du taux de pauvreté monétaire, qui ne tient pas compte des prestations sociales, sujet central de notre travail actuel. Je ne voudrais pas laisser entendre que les Français seraient plus pauvres que les Américains, car cela constituerait une inexactitude. Aux États-Unis, il n’existe ni allocations logement, ni RSA, ni prime d’activité, et les soins de santé nécessitent soit un paiement direct, soit une assurance privée. Le taux de pauvreté monétaire doit être considéré pour ce qu’il est et comparé entre pays de manière équivalente. Il faut nécessairement y ajouter les revenus dits accessoires, qui font de la France le pays offrant probablement le plus fort taux de richesse monétaire globale pour toute situation. Je tiens à effectuer cette précision car l’Insee et l’OCDE diffusent parfois des données qui nécessitent cette contextualisation.
Concernant votre question, vous avez raison d’affirmer que le nouveau système, qualifié de plus juste par la Cour des comptes elle-même, génère effectivement une complexité pour tous les revenus irréguliers. Les personnes percevant des revenus variables doivent les déclarer mensuellement, ce qui suppose d’abord qu’elles y pensent, puis qu’elles le fassent avec honnêteté. Nous rencontrons par ailleurs une difficulté particulière avec les travailleurs frontaliers, qui perçoivent des revenus à l’étranger, phénomène significatif dans plusieurs régions de notre territoire. Je précise d’ailleurs que les entreprises étrangères ne contribuent pas au prélèvement de 0,45 % dédié à l’effort de construction. Cette absence de cotisation ne finance pas les aides au logement, mais ces travailleurs peuvent se retrouver locataires d’un organisme HLM sans que leurs employeurs n’aient jamais cotisé au système français.
Si nous devions établir des priorités dans notre recherche de conciliation, il faudrait donc commencer par examiner la situation de ces travailleurs frontaliers, qui peuvent bénéficier d’aides au logement. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les frontaliers perçoivent systématiquement des rémunérations supérieures à celles des travailleurs français, certains d’entre eux, si leurs déclarations de revenus sont exactes, perçoivent effectivement des aides au logement, mais le ministère des finances ne dispose pas de ces données en temps réel puisque les déclarations sont annuelles.
Nous devons également considérer la situation des travailleurs indépendants, dont les ressources peuvent être irrégulières. Sans oublier le cas des salariés qui, bien que disposant d’un revenu stable, perçoivent des primes venant modifier le calcul des aides au logement. Nous avons créé un système d’une grande complexité qui fonctionne parfaitement pour 80 % des bénéficiaires, mais présente des difficultés pour les 20 % restants, avec 3 % de cas particulièrement problématiques. La Cnaf a l’intention de progresser sur ce sujet et y parviendra certainement si nous établissons une coopération suffisante avec les pays frontaliers de l’Union européenne.
La commission autorise, conformément à l’article 146, alinéa 3, du Règlement, la publication du rapport d’information.
M. le président Éric Coquerel. J’accueille maintenant Pierre Henriet et Mickaël Bouloux, rapporteurs spéciaux de la mission Recherche et enseignement supérieur pour les programmes consacrés à la recherche. Vous avez choisi comme thème d’évaluation les dispositifs de valorisation de la recherche et leur financement.
M. Pierre Henriet, rapporteur spécial de la mission Recherche et enseignement supérieur : Recherche. J’ai l’honneur de vous présenter les conclusions du rapport d’information relatif aux dispositifs de valorisation de la recherche publique et à leur financement, établi dans le cadre du printemps de l’évaluation 2025. Ce travail permet de dresser un état des lieux sur l’un des volets essentiels de notre stratégie d’innovation.
La valorisation de la recherche, entendue comme le transfert des résultats scientifiques vers la sphère économique, sociale ou publique, constitue désormais un objectif central de nos politiques de recherche, mais également un enjeu de performance, d’efficacité et de souveraineté pour notre pays. En témoignent les nombreuses structures créées depuis vingt ans pour accompagner les chercheurs dans cette démarche (sociétés de transfert de technologie, incubateurs, pôles d’innovation) et les moyens croissants qui leur sont consacrés.
Notre travail s’inscrit dans un contexte d’attentes fortes envers une recherche publique plus ouverte, davantage engagée dans la société et mieux articulée avec les besoins économiques et sociaux du pays. Il vise à dégager des pistes concrètes pour améliorer le pilotage, le financement et la performance de notre écosystème de valorisation, ainsi que des voies pour assurer le financement de la valorisation à l’issue du plan France 2030.
Le rapport s’articule autour de deux grands axes, à commencer par l’état des lieux du paysage actuel, marqué par une acculturation croissante de la communauté scientifique à la valorisation. Mon collègue et corapporteur, Mickaël Bouloux, détaillera ensuite les leviers à mobiliser pour poursuivre cette dynamique en renforçant la cohérence, la lisibilité et la performance des dispositifs existants.
Concernant l’acculturation progressive de la recherche à la valorisation, la première partie de notre travail démontre combien l’écosystème français a évolué en profondeur. Depuis la loi Allègre de 1999, la valorisation n’est plus un simple complément de la recherche publique, mais l’un de ses objectifs explicitement reconnus par la loi. Elle figure désormais parmi les missions fondamentales des chercheurs, aux côtés de l’accroissement des connaissances et de la diffusion de la culture scientifique.
La valorisation prend des formes multiples qui ne se limitent pas à la seule exploitation commerciale des résultats. Elle englobe la création de start-up, le transfert de technologies, les expertises au service des politiques publiques ou encore les collaborations entre laboratoires et entreprises. Ces différentes formes ne s’opposent pas mais se complètent.
Aujourd’hui, trois grands canaux structurent les activités de valorisation en France. Premièrement, l’exploitation de la propriété intellectuelle, qui représente environ 65 % des projets valorisés par les sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT), principalement sous forme de brevets, de licences ou de logiciels. Deuxièmement, la création d’entreprises innovantes, particulièrement dans le secteur deep tech, qui concerne environ 25 % des projets. Troisièmement, la recherche collaborative à travers des contrats entre laboratoires publics et entreprises, projets Cifre (conventions industrielles de formation par la recherche), laboratoires communs (LabCom) et conventions industrielles.
L’effet de ces politiques, soutenues par les programmes d’investissements d’avenir (PIA), est mesurable, puisque la part des dépôts de brevets réalisés par les universités a augmenté de 150 % en dix ans et qu’en 2023, 11 % des brevets déposés en France émanaient d’organismes publics. Le plan France 2030 a accéléré cette dynamique avec des moyens significatifs, puisque les créations de start-up deep tech sont passées de 100 par an en 2015 à 262 en moyenne entre 2019 et 2024. La France se classe ainsi parmi les premiers pays de l’OCDE pour les brevets publics.
Cette dynamique repose sur un écosystème riche en acteurs. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux SATT, qui sont au nombre de treize, créées en 2012 dans le cadre des PIA. Elles ont investi plus de 850 millions d’euros depuis leur création, accompagné plus de 850 start-up et signé plus de 23 000 contrats. S’y ajoutent les offices de transfert de technologie (OTT) des grands organismes nationaux de recherche tels que CNRS (Centre national de la recherche scientifique) Innovation, Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) Transfer, CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) Investment), les pôles universitaires d’innovation (PUI), nés du plan France 2030, aujourd’hui au nombre de vingt-neuf, qui visent à structurer une stratégie locale de valorisation. L’écosystème comprend également divers dispositifs comme les incubateurs « Allègre », les instituts Carnot, les pôles de compétitivité, les instituts de recherche technologique (IRT) et les instituts pour la transition énergétique (ITE).
Cependant, malgré ces avancées, plusieurs limites structurelles demeurent : une culture de la valorisation encore inégalement répandue, un empilement de dispositifs, des incitations financières jugées faibles pour les chercheurs (primes aux brevets modestes, reconnaissance insuffisante des mobilités entre secteur public et privé) et un modèle économique des SATT qui reste aujourd’hui à repenser.
M. Mickaël Bouloux, rapporteur spécial de la mission Recherche et enseignement supérieur : Recherche. Face à ces constats, notre rapport formule une série de recommandations pour renforcer l’impact de la valorisation et améliorer la cohérence de l’écosystème. Ces recommandations s’articulent autour de trois priorités : professionnaliser la valorisation en clarifiant les dispositifs, renforcer la coordination autour des PUI au niveau territorial et des agences de programme au niveau national et valoriser les chercheurs par la reconnaissance dans les carrières, la sensibilisation des doctorats et le soutien postdoctoral.
Pour mieux coordonner les acteurs du territoire, les PUI doivent devenir les chefs de file locaux de la stratégie de valorisation. Cette évolution nécessite une intégration des SATT au sein des PUI, associée à la signature de conventions et de partenariats locaux, ainsi qu’une meilleure articulation avec les politiques régionales d’innovation. L’avenir des SATT doit, quant à lui, être clarifié. Le rapport propose ainsi de combiner une dotation budgétaire pour leur fonctionnement et une capacité d’investissement assurée par la Banque publique d’investissement (BPIFrance) ou des fonds régionaux. Des contrats d’objectifs, de moyens et de performances pourraient inclure une ligne spécifique pour la valorisation.
Au niveau national, le pilotage stratégique doit être renforcé autour des agences de programme portées par les organismes de recherche tels que l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), le CNRS, le CEA, l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), l’Inserm ou encore le Centre national d’études spatiales (Cnes). Les dispositifs doivent être simplifiés, rendus lisibles et ciblés sur les secteurs prioritaires. Le rapport recommande de prolonger le programme de prématuration-maturation de l’Agence nationale de la recherche (ANR) au-delà de 2030, de regrouper les aides à la recherche collaborative sous une architecture plus simple, et d’envisager une aide à intensité variable pour les entreprises qui progresseraient avec l’intensification du partenariat public-privé, depuis la thèse Cifre jusqu’à la collaboration stratégique de long terme.
Pour accroître l’engagement des chercheurs dans la valorisation, plusieurs leviers sont identifiés : renforcer la formation dès le doctorat, créer des contrats postdoctoraux de chercheurs entrepreneurs, améliorer les incitations financières par des primes et le partage des recettes des contrats, reconnaître cet engagement dans les promotions et simplifier les règles de cumul d’activité pour les enseignants-chercheurs impliqués dans une start-up. Les rapporteurs recommandent enfin de mettre en place des modèles de contrat-type, de désigner un mandataire unique pour les laboratoires à tutelle multiple et de promouvoir une stratégie nationale de valorisation pour l’après-France 2030.
En conclusion, l’élan engagé ces dernières années est prometteur, mais la valorisation de la recherche publique n’est pas encore à la hauteur de son potentiel. Il nous appartient de consolider les dispositifs, de les simplifier, de les rendre plus lisibles et d’assurer une véritable reconnaissance institutionnelle de l’engagement des chercheurs et des chercheuses dans l’innovation. La valorisation représente un levier d’impact économique, social et culturel, mais également une exigence de justice pour que le fruit de l’effort collectif bénéficie à tous. Valoriser la recherche ne signifie pas simplement la transformer en innovation marchande, mais également la diffuser dans la société, vers des politiques publiques, vers les associations, vers la culture scientifique. C’est ce sens large que nous avons défendu dans ce travail.
M. le président Éric Coquerel. Ma première question porte sur la valorisation de la recherche au bénéfice des services publics et de l’intérêt général. Votre rapport rappelle utilement que le code de la recherche dispose que la politique nationale de la recherche « s’attache au développement de l’innovation, du transfert de technologie lorsque celui-ci est possible, de la capacité d’expertise et d’appui aux associations et fondations reconnues d’utilité publique et aux politiques publiques ». J’aimerais savoir à quel point la valorisation de la recherche est réellement utilisée pour alimenter les services publics et les associations, et pas seulement pour servir au profit des entreprises privées. Disposez-vous d’un ordre de grandeur de cette répartition ? Des exemples précis vous viennent-ils à l’esprit ?
Ma seconde question concerne les coupes budgétaires dans la recherche. Actuellement, le budget de la mission Recherche et enseignement supérieur a été amputé de 1,9 milliard d’euros par rapport à 2024, en tenant compte de l’inflation et des coupes intervenues par décret. Ne pensez-vous pas que ces réductions produisent un effet ricochet négatif sur le reste de l’économie ? En effet, en suivant la logique de valorisation, une réduction des moyens de la recherche nuit indirectement à l’activité des entreprises, des services publics et des associations. Cette approche ne vous paraît-elle pas contradictoire avec les déclarations des gouvernements successifs qui se disent favorables à l’innovation, mais prennent le risque de la limiter en réduisant le budget de la recherche ?
M. Pierre Henriet, rapporteur spécial. Merci, monsieur le Président, pour ces excellentes questions qui permettent d’alimenter le débat sur les politiques d’innovation. Concernant l’utilité publique des crédits, il est essentiel de rappeler que c’est l’essence même de nos finances publiques, particulièrement dans les transferts de technologies, afin que l’utilité et le rendement du capital ne servent pas uniquement des intérêts privés. Le renforcement partenarial, notamment à travers les dispositifs Carnot déjà mentionnés, permet justement à des acteurs privés d’investir aux côtés de la recherche publique dans des projets qui sont, par définition, toujours d’utilité publique et d’intérêt général. Ces politiques publiques sont donc vertueuses et leur renforcement s’avère nécessaire.
Les exemples concrets sont nombreux. Dans le domaine spatial, nous faisons notamment face à des enjeux de souveraineté et de défense qui revêtent un caractère stratégique fondamental. Les développements technologiques s’inscrivent dans une course sans fin à laquelle la France doit continuer de prendre part en demeurant à l’avant-garde, ce qui confère à ces domaines une utilité publique majeure. Sur le plan environnemental, nous pouvons citer les partenariats établis par l’Inria. J’évoquais également la société Inserm Transfer, bras armé de l’Inserm pour la valorisation, qui répond à des enjeux de santé publique essentiels, tant pour la population française que dans une perspective internationale. Il convient enfin de souligner que l’ensemble de ces politiques s’inscrit dans des projets de collaboration entre acteurs publics et privés, ainsi qu’entre laboratoires français et internationaux, notamment européens.
D’autres exemples incluent le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), qui permet une analyse fine de nos sols et génère de grandes innovations en matière minière. Nous observons également de véritables enjeux de souveraineté dans nos politiques énergétiques, comme l’ont démontré récemment les questions de stockages stratégiques. L’ensemble de ces politiques, impliquant acteurs publics et privés de la recherche, contribue à maintenir un écosystème équilibré.
Concernant les coupes budgétaires, je partage entièrement votre analyse. Lors du débat budgétaire précédent, nous avions d’ailleurs, avec mon collègue Mickaël Bouloux, transcendé les clivages partisans pour proposer des amendements communs visant à améliorer les crédits de la recherche. Vous l’avez souligné, un effort significatif de réduction des dépenses a été demandé aux différents programmes de recherche, ce qui s’avère particulièrement néfaste pour l’ensemble de l’écosystème de la recherche et de l’économie en général. Toutes ces politiques publiques d’innovation, mais également la recherche fondamentale, exercent des effets directs sur nos grandes entreprises industrielles, confrontées à des enjeux de protection des brevets et de développement logiciel.
Certains dispositifs ont disparu, comme la branche du Cifre qui permettait aux entreprises de bénéficier de financements pour leurs brevets. Dans un contexte de compétitivité accrue en matière de recherche, nos entreprises sont aujourd’hui soumises à une concurrence particulièrement forte. Force est de constater que ces coupes budgétaires affectent profondément non seulement nos chercheurs, mais également l’ensemble de notre économie, et en particulier nos fleurons industriels, qui s’appuient au quotidien sur ces politiques de recherche. Ce rapport vise donc également à alerter sur la préparation du prochain budget et sur la vision que nous portons pour le pays : souhaitons-nous continuer à investir dans la recherche et l’innovation afin de demeurer compétitifs à l’échelle mondiale ?
Le rapport Draghi évoque clairement la nécessité d’une marche forcée vers l’augmentation des investissements dans la recherche, mais force est de constater que les orientations prises depuis un an ne s’inscrivent pas dans cette dynamique, ce qui apparaît particulièrement dommageable après les efforts réels consentis dans les précédentes lois de finances traduisant la loi de programmation de la recherche (LPR).
La facilité consiste toujours à opérer des coupes budgétaires dans le secteur de la recherche, ce qui s’explique aisément dans la mesure où, d’un point de vue social, il est possible de reporter certains projets à plus long terme sans que cela ne produise d’effets trop visibles à court terme. Pourtant, à moyen terme, une telle stratégie compromet non seulement la compétitivité de nos entreprises, mais également les recettes fiscales potentielles pour l’État ainsi que, de manière plus générale, l’emploi en France.
Si elle peut paraître commode dans l’immédiat, cette orientation budgétaire se révèle donc en réalité profondément délétère pour notre État stratège. Nous ferons donc preuve de la plus grande vigilance lors de l’examen du prochain rapport budgétaire et défendrons collectivement, par-delà nos appartenances à différents groupes parlementaires, ces budgets essentiels à la mise en œuvre de notre stratégie nationale.
M. Mickaël Bouloux, rapporteur spécial. Nous disposons également d’organismes de recherche dont la mission première relève du bien public. Je pense notamment à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), qui travaille avec les pays du Sud et constitue un élément fondamental de notre rayonnement diplomatique. Nous devons absolument poursuivre nos efforts en sa faveur, car la facilité consisterait à écarter ce qui ne génère pas un rendement immédiat. La quantification précise de ces enjeux demeure complexe, mais nous devrons certainement l’intégrer à notre prochain rapport.
Concernant les arbitrages budgétaires, nous avons collectivement défendu l’idée, malgré nos parcours respectifs qui ne facilitaient pas initialement cette convergence, qu’une rationalisation du crédit impôt recherche (CIR) serait préférable à une amputation de la LPR. Nos positions divergent sur certains aspects, mais nous avions trouvé un consensus minimal sur la révision du taux applicable au-delà de 150 millions d’euros, ce qui permettrait de réaliser des économies plus utiles à la recherche publique qu’à la recherche privée. Je suis convaincu que nous continuerons à travailler ensemble en ce sens lors du prochain projet de loi de finances.
M. le président Éric Coquerel. Je rappelle d’ailleurs que ces amendements avaient recueilli une majorité en commission.
M. Emmanuel Mandon (Dem). Messieurs les rapporteurs spéciaux, je tiens tout d’abord à saluer la qualité de votre rapport et de cette présentation qui dresse un état des lieux lucide des politiques de valorisation de notre recherche publique. Vous soulignez pertinemment la richesse de l’écosystème français, mais également sa complexité et son manque regrettable de lisibilité, tant pour les chercheurs que pour les entreprises.
Bien que des avancées significatives aient été réalisées, notamment grâce aux PUI et à France 2030, la pérennisation et la mise en cohérence de cet ensemble demeurent un défi majeur. Vos propositions s’articulent judicieusement autour du renforcement de la coordination territoriale, de la structuration d’un pilotage thématique national de valorisation autour des agences de programme et d’une meilleure diffusion de la culture de valorisation.
Sur ces bases, plusieurs interrogations subsistent néanmoins. Concernant le pilotage national, vous mentionnez l’après-France 2030 sans préciser clairement les leviers budgétaires envisageables. Convient-il, selon vous, de concentrer les moyens publics sur les dispositifs les plus performants, au risque d’écarter certains acteurs ? Par ailleurs, face au constat d’une lisibilité encore limitée de l’offre, une mutualisation des guichets et une meilleure articulation avec les stratégies industrielles ne s’imposent-elles pas comme nécessaires pour transformer la valorisation en véritable levier de croissance et d’emploi ? Cette question rejoint d’ailleurs nos échanges de ce matin avec Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement. Enfin, dans un contexte où la recherche doit répondre à des défis stratégiques majeurs (climat, intelligence artificielle, santé), comment garantir que cette réforme de la gouvernance serve une vision de long terme et ne se réduise pas à une simple réorganisation administrative ?
M. Pierre Henriet, rapporteur spécial. Je vous remercie pour votre lecture aguerrie de notre rapport. S’agissant du manque de lisibilité, nous ne sommes effectivement pas les premiers à le dénoncer, puisque la Cour des comptes avait déjà soulevé cette difficulté il y a plus de dix ans à propos des politiques publiques d’innovation. La multiplicité des dispositifs s’explique en partie par la nécessité de cibler certains acteurs à travers des mécanismes spécifiques, conçus pour s’adapter à leurs besoins propres. Néanmoins, une véritable analyse de performance des dépenses publiques justifie pleinement que nous engagions une réflexion sur leur simplification.
Vous avez évoqué le rôle des agences de programme récemment créées, et il se trouve que nous avons justement rencontré hier les membres de la Cour des comptes qui préparent actuellement un premier rapport d’évaluation, élaboré à la suite d’une saisine de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Cette étude vise à déterminer si l’architecture actuelle constitue une base solide pour soutenir les politiques publiques d’innovation, en prenant en compte les PUI mis en place dans le cadre de France 2030, afin d’éviter les doublons, voire les triplons, entre les différents acteurs.
Cette complexité représente aujourd’hui un frein majeur, particulièrement pour les PME. Si nous souhaitons développer davantage les partenariats public-privé et accroître les financements privés dans ces politiques d’innovation, nous devons impérativement intégrer ces structures intermédiaires qui, actuellement, ne bénéficient pas d’une visibilité suffisante sur les dispositifs disponibles, notamment dans le cadre du programme France 2030.
Vous avez justement abordé la question de l’après-France 2030, et force est de constater que nous disposons, à ce jour, de très peu d’informations sur la suite de ce programme dès le projet de loi de finances pour 2026. Compte tenu du contexte budgétaire actuel, il est fort probable que le budget de France 2030 fasse l’objet d’une réduction significative, dont les conséquences directes sur la recherche et l’ensemble du tissu économique, en particulier sur les activités fondées sur ces politiques publiques de haute technologie, entraîneront inévitablement des répercussions qu’il conviendra d’intégrer dans nos modèles de croissance.
Les leviers budgétaires dont nous disposons étant relativement restreints, nous proposons de sanctuariser certains crédits issus de France Relance au profit des programmes de recherche, une mesure qui me paraît, à titre personnel, fondamentale. Il me semble en effet nécessaire d’engager un travail de fond visant à établir une articulation beaucoup plus cohérente entre les politiques publiques de recherche et celles d’innovation, car un tel rapprochement constitue un enjeu majeur si nous souhaitons à la fois améliorer l’analyse des performances de ces politiques et renforcer l’ensemble de l’écosystème public-privé.
La stratégie partenariale que vous évoquez représente un axe central à cet égard, puisque la France s’était fixé, dès l’année 2000, l’objectif d’investir 3 % de son PIB dans la recherche à travers la dépense intérieure de recherche et développement (DIRD), alors que nous plafonnons depuis plusieurs années à 2,2 %. Pour dépasser ce seuil, l’analyse des modèles étrangers montre clairement que nous devons mobiliser davantage de financements privés et renforcer la solidité de nos écosystèmes de partenariat public-privé. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), que j’ai l’honneur de coprésider, a d’ailleurs consacré hier une journée complète d’étude à ce sujet. Ces thématiques feront inévitablement l’objet de débats dans le cadre de la prochaine loi de finances, et j’espère sincèrement qu’aucune coupe budgétaire ne viendra affecter ces politiques publiques même si je crains, malheureusement, que ce soit le cas.
M. Mickaël Bouloux, rapporteur spécial. En complément, si nous voulons atteindre cet objectif de 3 % de recherche globalement en France, ce ne sera certainement pas en sacrifiant la recherche publique. Au contraire, c’est en renforçant les coopérations que nous progresserons, et c’est précisément en augmentant la recherche publique que nous stimulerons également la recherche privée.
La commission autorise, conformément à l’article 146, alinéa 3, du Règlement, la publication du rapport d’information.
La Commission examine en commission d’évaluation des politiques publiques, le rapport d’information relatif aux dispositifs publics d’accompagnement des reconversions professionnelles de M. Emmanuel Maurel et Mme Estelle Mercier, rapporteurs spéciaux de la mission Travail, emploi et administration des ministères sociaux.
M. le président Éric Coquerel. Emmanuel Maurel et Estelle Mercier, en votre qualité de rapporteurs spéciaux pour la mission Travail, emploi et administration des ministères sociaux, vous avez choisi d’évaluer les dispositifs publics d’accompagnement des reconversions professionnelles.
Mme Estelle Mercier, rapporteure spéciale de la mission Travail, emploi et administration des ministères sociaux. Notre travail sur les reconversions professionnelles s’inscrit dans un contexte particulier puisque, lorsque nous avons arrêté ce sujet en avril, nous ignorions que des négociations sociales étaient en cours sur cette question. Par respect pour la démocratie sociale, nous avons choisi de ne pas approfondir les dispositifs faisant l’objet d’une renégociation entre les partenaires sociaux, même si la réforme de ces mécanismes de transition professionnelle nous paraît véritablement nécessaire. La première partie de notre rapport met en évidence l’existence d’une constellation de dispositifs à la fois complexes et difficilement lisibles pour les personnes souhaitant se reconvertir ou se former dans le cadre d’un changement d’entreprise ou de métier. Pour ne pas contrer ces négociations, qui ont abouti à l’accord national interprofessionnel du 25 juin 2025, transposé à l’Assemblée nationale lors des séances du 3 juillet, nous avons choisi de centrer notre analyse sur le rôle du conseil en évolution professionnelle (CEP).
La première partie du rapport présente l’ensemble des dispositifs existants. D’une part, ceux qui sont à l’initiative des travailleurs : le projet de transition professionnelle (PTP) et le dispositif de démission-reconversion (DR), qui ont respectivement accompagné 18 000 et 25 000 personnes en 2023. D’autre part, les dispositifs coconstruits entre le salarié et l’employeur : le dispositif de transition collective (Transco) et celui de reconversion ou promotion par l’alternance (Pro-A), qui n’ont pas rencontré leur public. Ce sont précisément ces deux derniers dispositifs qui ont fusionné dans l’accord du 25 juin 2025.
À ces mécanismes s’ajoutent une série d’outils dont le champ dépasse les reconversions professionnelles, comme le conseil en évolution professionnelle (CEP), le bilan de compétences, le compte personnel de formation (CPF) ou encore la validation des acquis de l’expérience (VAE). Cette multiplicité de dispositifs constitue un ensemble extrêmement complexe, rendant difficile l’identification des moyens budgétaires affectés, la compréhension de leur fonctionnement et le dénombrement précis des bénéficiaires.
Pourtant, la question des reconversions professionnelles revêt une importance capitale, tant au niveau individuel que collectif, puisque près d’un actif sur cinq prépare actuellement une reconversion professionnelle et près d’un tiers des actifs envisage de franchir ce pas.
Au niveau individuel, les motifs de reconversion sont dominés par l’insatisfaction au travail, citée par près de 80 % des salariés, qui se décline selon plusieurs axes : 27 % évoquent la perte de sens au travail, 23 % mentionnent des conditions de travail insatisfaisantes, environ 22 % citent la rémunération insuffisante et 25 % expriment la volonté de s’orienter vers un secteur ou un métier d’avenir.
Les dispositifs de reconversion professionnelle visent également à accompagner les secondes parties de carrière, dans une société où 37 % des salariés ne se sentent pas capables d’exercer le même travail jusqu’à la retraite. Nous constatons aujourd’hui qu’il est rare de pratiquer le même métier pendant quarante ans, les parcours professionnels intégrant désormais des évolutions et des changements de métier. Cette dimension individuelle rejoint des enjeux macroéconomiques considérables, que je laisse à mon collègue Emmanuel Maurel le soin de présenter.
M. Emmanuel Maurel, rapporteur spécial de la mission Travail, emploi et administration des ministères sociaux. Au niveau macroéconomique, les politiques d’accompagnement des reconversions professionnelles visent, à moyen et long terme, à faire face aux trois grandes transitions : écologique, numérique et démographique. Les estimations indiquent que la planification écologique générera environ 250 000 destructions d’emplois, mais créera 400 000 nouveaux emplois. À plus court terme, ces politiques répondent également aux tensions sur le marché du travail, actuellement à leur plus haut niveau depuis 2011, particulièrement marquées dans l’industrie et la filière bâtiment et travaux publics (BTP).
Dans le contexte décrit par Madame Mercier, nous avons souhaité, dans la deuxième partie du rapport, soumettre à votre attention l’objectif de renforcer le CEP, service gratuit de conseil personnalisé qui vise à favoriser l’évolution et la sécurisation des parcours professionnels. Face à la multitude de dispositifs existants, la navigation s’avère particulièrement complexe, ce qui illustre l’un des principaux problèmes de la formation professionnelle : une myriade d’acteurs et de dispositifs souvent illisibles. Cette situation rend indispensable un accompagnement de qualité pour les demandeurs d’emploi comme pour les salariés en reconversion, nombreux à évoquer ce qu’ils perçoivent comme un véritable parcours du combattant. Une jeune femme de moins de trente ans, citée par France Compétences, résume d’ailleurs parfaitement cette difficulté en déclarant : « Ce n’est pas difficile de changer de travail, mais pour avoir les informations, il faut au moins bac+10. » C’est dans ce contexte que le CEP démontre toute son utilité, en recueillant un niveau de satisfaction particulièrement élevé chez les usagers, puisque 67 % des bénéficiaires accompagnés au niveau 1 et 87 % au niveau 2 déclarent que le CEP leur a été utile, avec un taux global de satisfaction atteignant 95 %, ce qui constitue, pour les connaisseurs du paysage de la formation professionnelle, un résultat remarquable. Le CEP fait également la preuve de son efficacité accrue dans l’accompagnement des candidats aux dispositifs de reconversion professionnelle, puisque les salariés ayant été accompagnés par un conseiller dans la constitution de leur dossier de PTP présentent un taux de prise en charge supérieur de 11 points à celui des autres candidats.
Au regard de ces résultats, nous proposons aujourd’hui de soutenir une montée en charge du CEP comme outil pivot des parcours et des reconversions professionnelles. Nos préconisations, déjà évoquées avec Mme la ministre du travail, seront discutées notamment lors des débats budgétaires.
Il convient, en premier lieu, de renforcer la notoriété du CEP, dont 55 % des actifs n’ont jamais entendu parler. Nous préconisons une campagne nationale de communication pour promouvoir ce dispositif, à l’instar de ce qui a été réalisé pour le CPF. Il s’agit également de mieux faire connaître le CEP aux entreprises qui, selon nos entretiens, le perçoivent davantage comme une incitation à quitter l’entreprise que comme un service public universel accompagnant toute situation professionnelle, y compris hors mobilité.
En second lieu, nous souhaitons accroître le recours au CEP à certains moments pivots des parcours professionnels : lorsque les salariés s’inscrivent dans une démarche de PTP, à certaines dates clés comme le retour de congé ou d’arrêt de longue durée, ainsi qu’à des âges jalons, notamment le 45ème anniversaire.
Pour atteindre ces objectifs, nous proposons des cibles ambitieuses de montée en puissance. Nos projections prévoient 11 500 bénéficiaires supplémentaires grâce aux campagnes de communication, soit une hausse de 6 % comparable à celle constatée lors de la promotion du CPF. Nous anticipons également 9 500 bénéficiaires supplémentaires grâce à la promotion du CEP par les employeurs, visant ainsi un doublement du nombre de bénéficiaires ayant connaissance du service dans l’entreprise. Nous prévoyons également 6 000 bénéficiaires supplémentaires grâce à l’incitation au recours au CEP dans le cadre du PTP, et 20 000 bénéficiaires supplémentaires grâce à l’incitation au recours au CEP aux moments clés des parcours professionnels. Alors que le taux d’emploi des seniors devient un objectif prioritaire, nous considérons que le nombre de bénéficiaires de plus de 45 ans augmenterait ainsi de 40 %. L’enjeu est donc considérable.
Une augmentation de 25 % des bénéficiaires du CEP actif occupé exige toutefois un budget à la hauteur des aspirations des salariés en reconversion professionnelle. Nous proposons donc un budget de 113 millions d’euros, contre 91 millions en 2024, tout en rappelant que le budget travail-emploi a été largement malmené l’année dernière avec une réduction de plus de 2,5 milliards d’euros.
En conclusion, à défaut d’être optimistes, soyons volontaristes. Le CEP n’est certes pas une solution miracle, mais ce dispositif mérite notre soutien et sa consolidation a prouvé son utilité.
M. le président Éric Coquerel. Pour commencer, Estelle Mercier a évoqué un ensemble de dispositifs marqués par leur complexité et leur diversité. Pourtant, je ne vois pas de recommandation concernant leur simplification. Est-ce délibéré ? Considérez-vous que cette simplification soit superflue ou impossible à mettre en œuvre ?
Ma seconde question concerne les CEP. Quelle est actuellement la formation des conseillers ? Comment sont-ils recrutés et quel est leur statut ? En résumé, existe-t-il des difficultés pour pourvoir ces postes avec des professionnels qualifiés ? Cette question me paraît particulièrement pertinente dans la perspective de l’augmentation du chômage à plus de 8 % annoncée par l’Insee pour l’année prochaine. Je souhaite comprendre comment nous nous préparons à faire face à cette situation avec ces dispositifs.
Mme Estelle Mercier, rapporteure spéciale. Concernant votre première question sur la complexité et la multiplicité des dispositifs, nous partageons pleinement la nécessité de les rationaliser et de les rendre plus compréhensibles, mais les négociations en cours nous ont empêchés d’approfondir cette question. C’est précisément la raison pour laquelle nous n’avons pas pu recevoir les syndicats et les partenaires sociaux, ceux-ci étant engagés dans des discussions sur ce sujet.
Ces négociations ont d’ailleurs abouti à la fusion des dispositifs Pro-A et Transco, qui peinaient à trouver leur public. Cette initiative, bien que positive, demeure à notre sens encore insuffisante pour garantir l’efficacité optimale de ces dispositifs.
M. Emmanuel Maurel, rapporteur spécial. La simplification dans le domaine de la formation professionnelle constitue un enjeu véritablement colossal. Nous nous sommes tout d’abord heurtés à une difficulté directement liée à la négociation en cours sur la reconversion professionnelle, et nous ne souhaitions pas entrer en confrontation frontale avec les acteurs de la démocratie sociale. J’affirme également sans détour que nous souhaitons également éviter de fournir trop d’arguments à un gouvernement qui n’attend que cela pour supprimer certains dispositifs sous couvert d’un prétendu choc de simplification, notion qui se traduit, dans l’esprit des responsables actuels, par une réduction budgétaire.
Il demeure toutefois certain que, même en disposant d’un budget ambitieux et d’objectifs volontaristes, nous devrions nécessairement réviser un grand nombre de dispositifs, tant cette nécessité s’impose à mesure que la formation professionnelle recourt massivement à l’externalisation. Le président de France Travail évoquait récemment des marchés externalisés dont le montant dépasse les 100 millions d’euros, un champ dans lequel un véritable travail d’assainissement s’impose, et qui représente un chantier d’une ampleur considérable.
S’agissant des CEP, il convient de rappeler que ce dispositif est mis en œuvre par une pluralité d’opérateurs. Les salariés de France Travail interviennent auprès des demandeurs d’emploi, et j’attire tout particulièrement l’attention de nos collègues de la commission des finances sur le fait que France Travail connaît actuellement une montée en gamme significative, puisqu’il lui revient désormais d’accueillir l’ensemble des bénéficiaires du RSA afin de les accompagner dans un parcours personnalisé. Or dans le même temps, le gouvernement proposait, lors de l’élaboration du budget 2025, de supprimer 500 équivalents temps plein. Nous avons certes obtenu leur maintien au terme d’âpres négociations, mais cet enjeu demeure extrêmement prégnant pour l’année en cours.
Au-delà des conseillers France Travail, les réseaux Avenir Actif interviennent dans tous les champs liés à l’indépendance en lien avec le secteur privé, employant des salariés relevant du droit privé classique et regroupant plusieurs opérateurs régionaux qui agissent dans le cadre de marchés publics conclus avec France Compétences. Ces structures s’adressent à des publics diversifiés et leurs agents possèdent une formation classique d’accompagnement personnalisé des salariés.
Mme Estelle Mercier, rapporteure speciale. Il faut également citer les missions locales, en soulignant qu’elles subissent, cette année encore, une baisse dramatique de leur budget, ainsi que Cap Emploi et l’Association pour l’emploi des cadres (Apec).
M. Jean-Paul Mattei (Dem). Le sujet que vous abordez revêt une importance majeure pour quiconque connaît l’entreprise et observe l’évolution des carrières. À quarante ans, on s’interroge souvent sur la pertinence de ses choix professionnels et sur l’opportunité de changer de métier. À cinquante ans, on commence à prendre conscience de son vieillissement et on réfléchit à l’organisation future de sa retraite. La reconversion professionnelle constitue donc un élément essentiel. Cette question représente parfois un risque et, lorsque des salariés s’interrogent sur leur avenir, peut-être éprouvent-ils un malaise ou une souffrance. L’enjeu consiste à savoir comment les accompagner, notamment pour qu’elles demeurent dans l’entreprise.
Ma première observation porte sur votre rapport qui, bien qu’intéressant et illustrant la complexité des systèmes et leur accumulation, n’aborde pas suffisamment la question des emplois seniors. Cette problématique, au cœur du débat sur la réforme des retraites, nous confronte à la question centrale du maintien en fonction de seniors éprouvant une certaine fatigue professionnelle. Je considère qu’il faut accompagner la formation et la reconversion, mais également soutenir les entreprises afin qu’elles trouvent des solutions pour conserver leurs salariés et favoriser leur évolution. Les formations résultent souvent d’une co-construction entre employés et employeurs, mais une réflexion globale s’impose également sur l’adéquation entre formation et objectifs de l’entreprise, pour permettre une diversification.
Ne devrions-nous pas envisager une clarification par une rationalisation plus ambitieuse, voire une mutualisation des dispositifs ? Il ne s’agit pas de réduire les budgets, mais d’améliorer la visibilité des outils de reconversion, car la multiplicité des systèmes complique leur appréhension.
Je tiens à saluer le travail remarquable des collaborateurs de France Travail qui se sont également approprié tous les dispositifs du RSA, et à souligner que ces dispositifs mériteraient davantage de cohérence.
Mme Estelle Mercier, rapporteure spéciale. La question de l’emploi des seniors, enjeu majeur rappelé par Emmanuel Maurel, figurait au cœur des négociations précédemment évoquées, dont les dispositifs de reconversion professionnelle ne représentaient qu’une infime partie. C’est pour cela que nous ne l’avons que peu évoquée, malgré son importance capitale.
L’intérêt du CEP réside également dans sa capacité à accompagner les déroulements de carrière en interne, c’est-à-dire à faciliter les transformations de carrière, de voie, de métiers et de compétences, y compris au sein même de l’organisation. Il s’agit donc à la fois d’un dispositif à usage interne et externe, ce qui le place au cœur des reconversions professionnelles.
Le CEP a été renforcé par la loi « Avenir professionnel », qui vise à transformer la formation afin qu’elle accompagne le développement des compétences et dépasse le cadre des qualifications traditionnelles et des métiers standardisés et cloisonnés que nous connaissions auparavant, avec des branches professionnelles qui limitaient cette mobilité professionnelle d’une branche à l’autre. Si la loi « Avenir professionnel » peine encore à atteindre sa vitesse de croisière, notamment en raison des problématiques de financement de France Compétences, le CEP a manifestement trouvé son public et peut encore accroître son utilité. Ce dispositif occupe une position centrale dans le développement des compétences des salariés tout au long de leur vie professionnelle, et non uniquement en début de carrière ou à un âge avancé.
M. Emmanuel Maurel, rapporteur spécial. La problématique soulevée par M. Mattei revêt une importance capitale, puisque seuls 14 % des bénéficiaires du CEP ont plus de 45 ans, ce qui révèle un champ d’action considérable. Il convient néanmoins de reconnaître qu’aux alentours de 55 ans, les questions portent moins sur la reconversion professionnelle que sur l’adaptation au poste de travail ou sur la gestion de sa retraite ou pré-retraite. Seuls 9 % des 50-64 ans entreprennent ainsi une démarche de reconversion professionnelle, ce qui représente un pourcentage très faible. Même si cette problématique trouve partiellement réponse dans l’accord national interprofessionnel (ANI) du 14 novembre 2024 sur l’emploi des salariés expérimentés, notamment à travers l’idée du contrat de valorisation de l’expérience, notre proposition consiste plutôt à positionner le CEP comme pierre angulaire.
Concernant France Travail, nous devons mesurer pleinement le défi colossal que représente l’intégration de tous les bénéficiaires du RSA. Mon inquiétude, lorsque j’établis des comparaisons européennes, concerne les conseillers qui peuvent se retrouver avec un portefeuille de 200, 300, voire 400 bénéficiaires. Notre préoccupation fondamentale porte sur la qualité de l’accompagnement, qui doit demeurer personnalisé et répondre aux attentes, car il s’agit d’un enjeu sociétal majeur.
C’est pour cela que nous devons soutenir France Travail, mais également appuyer France Compétences, organisme moins connu et davantage critiqué, que nous avons rencontré à plusieurs reprises avec Estelle Mercier, et qui accomplit un travail considérable avec des ressources limitées (91 personnes en équivalent temps plein).
La commission autorise, conformément à l’article 146, alinéa 3, du Règlement, la publication du rapport d’information.
M. le président Éric Coquerel. Michel Castellani, vous êtes rapporteur spécial de la mission Économie pour les programmeses Statistiques et études économiques et Stratégies économiques. Vous avez choisi comme thème d’évaluation les perspectives et les freins au développement des sociétés coopératives et participatives.
M. Michel Castellani, rapporteur spécial de la mission Économie : Statistiques et études économiques ; Stratégies économiques ; Accords monétaires internationaux. Notre rapport évalue la situation et les potentialités de ces SCOP, autrefois appelées coopératives ouvrières, qui s’inscrivent dans une tradition ancienne et noble, héritière des idées fouriéristes et des phalanstères. Leur principe fondateur consiste à faire des salariés les propriétaires de leur entreprise qu’ils dirigent selon le principe « une personne, une voix ».
Les SCOP constituent aujourd’hui un mouvement en expansion rapide avec 2 700 entreprises et 62 000 salariés répartis sur l’ensemble du territoire. Depuis l’adoption de la loi Hamon en 2014, qui a levé certains freins juridiques à leur développement, leur chiffre d’affaires a progressé de 45 % et leurs effectifs de 25 %.
Le premier constat issu de nos travaux révèle que cette dynamique repose sur la solidité intrinsèque du modèle des SCOP, avec un taux de pérennité à cinq ans atteignant près de 80 %, contre seulement 60 % pour les entreprises classiques. Ces structures démontrent une résilience remarquable, y compris dans des contextes économiques difficiles. Même lorsqu’elles reprennent des entreprises en difficulté, comme dans le cas de Duralex, l’entreprise est sauvée dans plus de 75 % des cas.
Cette robustesse s’articule autour des trois piliers fondamentaux du modèle coopératif. Le premier réside dans l’affectation prioritaire des bénéfices à la constitution de réserves destinées à soutenir l’investissement et à renforcer la solidité financière de l’entreprise. Cela s’appuie à la fois sur la volonté du législateur, qui impose un minimum de 16 % des bénéfices à cet usage, mais également sur l’engagement des salariés associés qui fixent ce taux à 45 % en moyenne. La seconde force des SCOP tient au fait que les salariés, sans être nécessairement des gestionnaires quotidiens, ce rôle étant dévolu au directeur général, déterminent les orientations stratégiques de l’entreprise, ce qui génère un sentiment de fierté et un engagement profond envers leur structure.
Bien que le modèle des coopératives ouvrières ne soit certainement pas une solution miracle, ses qualités en font toutefois un outil précieux de politique économique, que nous devons considérer sans préjugés ni idéalisme. Les SCOP présentent notamment un potentiel significatif pour répondre à deux enjeux essentiels pour notre économie. La France va tout d’abord connaître une vague massive de départs à la retraite de dirigeants d’entreprises sans repreneurs familiaux ou externes. Les estimations de 2022 indiquent ainsi qu’entre 250 000 et 650 000 entreprises devraient être cédées au cours des dix prochaines années, sans que les chiffres de cession suivent cette tendance. Face à ces difficultés, les SCOP peuvent contribuer efficacement à assurer la continuité d’activité de ces entreprises et prévenir leur disparition.
Les SCOP représentent ensuite un modèle pertinent pour protéger et développer le réseau des TPE et PME, qui constituent l’épine dorsale de notre industrie. Nous avons tous suivi avec attention l’été dernier la reprise de Duralex, pour laquelle les offres présentées au tribunal de commerce prévoyaient la suppression jusqu’à la moitié des 228 emplois. La reprise par les salariés a permis de les maintenir intégralement, et l’entreprise a vu son chiffre d’affaires augmenter de 20 % en seulement un an. Plus récemment encore, Bergère de France, dernière filature de laine en France, a été sauvée par une reprise en SCOP. Ces exemples démontrent que les SCOP peuvent constituer une option particulièrement pertinente pour la reprise de sites en difficulté.
Elles se heurtent cependant à des freins structurels qui limitent leur développement en deçà de leur potentiel réel. Le modèle reste d’abord largement méconnu, puisque peu d’acteurs économiques, de cédants ou de banquiers comprennent véritablement les spécificités juridiques et financières des SCOP.
Plus fondamentalement, les SCOP peinent à accéder aux capitaux propres nécessaires à leur développement. Le cœur du modèle repose sur l’investissement de salariés dont les moyens financiers sont naturellement limités et les investisseurs traditionnels manifestent, quant à eux, une réticence à engager des fonds dans un modèle qu’ils maîtrisent mal, qui ne leur permet pas de participer à la gouvernance et où les parts sociales conservent une valeur fixe. Les banques publiques n’ont, jusqu’à présent, pas su combler ce vide laissé par les fonds privés. C’est donc le mouvement coopératif lui-même qui a dû constituer des fonds pour soutenir les SCOP, face à un crédit bancaire qui atteint rapidement ses limites en l’absence de capitaux propres suffisants pour créer un effet de levier. L’autofinancement, ici comme ailleurs, se révèle alors rapidement insuffisant pour répondre aux besoins d’investissement.
La situation actuelle des finances publiques restreint considérablement nos marges de manœuvre. Les mesures que nous proposons pour surmonter ces difficultés reposent donc sur des montants modestes mais stratégiques, visant à générer un effet de levier auprès des investisseurs privés. Ces mesures doivent en outre permettre un retour sur investissement à moyen terme pour l’État, tant sur le plan financier qu’en termes d’emplois et d’activité économique.
Nos recommandations s’articulent autour de deux axes principaux. D’abord, adapter les outils publics de financement des entreprises aux spécificités des coopératives, car ces dispositifs leur sont aujourd’hui largement inaccessibles en raison de conditions d’octroi inadaptées à leurs particularités. BPIFrance considère par exemple que les titres participatifs qu’utilisent les coopératives pour constituer leurs quasi-fonds propres ne doivent pas être pris en compte dans l’appréciation de leur solidité financière. BPIFrance est la seule institution financière à adopter cette interprétation, alors que la Banque des Territoires et les banques privées intègrent ces titres participatifs dans leur analyse pour accorder leur soutien. Cette situation aberrante conduit à ce qu’une SCOP parfaitement saine soit considérée comme en difficulté et privée d’accès aux financements de BPIFrance.
Au-delà de l’adaptation nécessaire de ces outils, l’État gagnerait à réactiver les fonds mis en place avec les banques publiques en 2014 afin d’apporter des fonds propres aux coopératives. Leurs capitaux sont aujourd’hui entièrement investis, avec des retours positifs pour BPIFrance, mais ils avaient alors permis d’améliorer significativement le financement des SCOP à moindre coût. Un investissement public de plusieurs millions d’euros serait remboursé en quelques années et permettrait de mobiliser des dizaines de millions d’euros de capitaux privés au bénéfice des SCOP, générant ainsi activité économique et emplois.
En conclusion, il ne s’agit nullement de subventionner à perte, mais d’investir dans l’avenir, de faire confiance aux salariés et d’accompagner une forme d’entreprise solidement ancrée dans les territoires qui peut apporter sa pierre à l’édifice de la réindustrialisation de la France.
M. le président Éric Coquerel. Ma première question concerne le succès et la solidité du modèle coopératif. La reprise de Duralex en SCOP a apporté une attention nouvelle au modèle des coopératives de production, bénéficiant d’un soutien politique au niveau local et à gauche de l’hémicycle qui a finalement conduit l’État à appuyer ce projet. Pourtant, vous soulignez dans votre rapport que l’option de la SCOP est rarement considérée comme une solution sérieuse lors des reprises d’entreprises, voire n’est même pas envisagée. Pour éclairer mon propos, je citerai un passage de votre rapport : « Les SCOP présentent une solidité plus importante que les entreprises classiques. Le taux de pérennité à 5 ans des SCOP et des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) s’élève ainsi à 79 % en moyenne, contre 61 % pour les entreprises classiques. Ils demeurent particulièrement élevés, même dans des situations de reprise d’entreprises en difficulté, 76 %, et atteignent 90 % pour la transmission d’entreprises saines. » Peut-on dès lors considérer que votre rapport confirme la solidité du modèle des SCOP et qu’il s’agit d’une solution non seulement sérieuse mais également plus solide que la moyenne ?
Ma deuxième question porte sur la place des SCOP dans le secteur industriel, sujet particulièrement décisif à l’heure où la part de l’industrie est passée sous le seuil des 10 % du PIB. Votre rapport évoque des exemples de SCOP parfois très importantes dans ce secteur. Vous mentionnez Duralex, bien entendu, mais également UTB, qui réalise près de 200 millions d’euros de chiffre d’affaires dans la construction, notamment celle des monuments historiques, ainsi qu’Acome, leader européen sur le marché des câbles et tubes de synthèse pour les télécommunications et les infrastructures. Ces exemples démontrent clairement que le champ des SCOP ne se limite pas à l’image courante de la petite coopérative composée de quelques salariés artisans. J’aimerais donc connaître votre avis sur la place que peuvent occuper les SCOP dans notre industrie. Au regard de la désindustrialisation qui s’est poursuivie depuis 2017, pensez-vous que le modèle des SCOP puisse constituer une solution viable pour la reprise industrielle ? Comment analysez-vous le cas de Vencorex, entreprise chimique essentielle à de nombreux produits, notamment liés au nucléaire et à la dissuasion, dont dépendent également plusieurs autres entreprises sur le plateau chimique de l’Isère, où le projet de SCOP a été écarté au profit d’un repreneur chinois qui n’a conservé qu’un seul atelier sur quatre et qui, vraisemblablement, pourrait se retirer après avoir récupéré les brevets pour les transférer en Chine ?
Pour terminer, votre rapport souligne que le principal obstacle à la reprise en SCOP réside dans l’accès des salariés aux capitaux nécessaires pour financer leur projet. Vous proposez la création d’un fonds d’investissement soutenu par l’État à hauteur de 20 millions d’euros qui assumerait ce rôle d’investisseur en fonds propres. Disposez-vous d’exemples de fonds similaires, peut-être à l’étranger, actuellement en France ou dans le passé ? Par ailleurs, ce montant de 20 millions d’euros représente-t-il un minimum ou un objectif idéal ? Serait-il suffisant pour répondre aux besoins des coopératives ou constituerait-il simplement un premier pas dans la bonne direction ?
M. Michel Castellani, rapporteur spécial. Concernant votre première question sur la solidité des SCOP, aucune des personnes auditionnées, qu’il s’agisse des banques publiques ou des administrations, n’a remis en cause la capacité des SCOP à résister et à se développer dans l’environnement économique concurrentiel actuel. Tous les indicateurs confirment cette solidité, puisque le taux de pérennité à cinq ans des SCOP atteint près de 80 %, contre seulement 61 % pour les entreprises classiques. J’ajoute également que la cotation Banque de France, qui permet aux investisseurs d’évaluer la solidité financière d’une entreprise, se révèle généralement supérieure pour les SCOP, principalement parce que les bénéfices sont systématiquement réorientés vers l’entreprise elle-même. Cette pratique garantit une robustesse financière particulière. La motivation des salariés joue également un rôle déterminant car, étant parties prenantes de l’entreprise, ils s’investissent pleinement pour sa réussite.
S’agissant de votre question sur la taille des SCOP et leur place dans l’industrie, certaines génèrent effectivement des chiffres d’affaires de plusieurs centaines de millions d’euros et emploient des milliers de salariés. Contrairement à l’image répandue qui associe les SCOP à de petites structures, il existe quelques très grandes coopératives, généralement anciennes, qui répondent parfaitement aux exigences industrielles contemporaines. Il faut néanmoins reconnaître que le potentiel actuel des SCOP réside principalement dans le renforcement des réseaux de TPE ou d’entreprises de taille intermédiaire, comme dans le cas de Duralex. Cette configuration reflète d’ailleurs la structure générale de l’économie française, où 70 % des entreprises appartiennent précisément à cette catégorie.
Concernant votre troisième question relative au fonds d’accompagnement pour le développement ou la transmission d’entreprises aux salariés sous forme coopérative, je rappelle que le fonds Impact Coopérative, créé en 2017, avait été doté de 25 millions d’euros apportés par BPIFrance et de 55 millions d’euros fournis par des partenaires privés. L’intégralité de ces capitaux a été investie. Interrogée sur les résultats de ce fonds, BPIFrance s’est déclarée pleinement satisfaite de ces résultats. Le montant de 20 millions d’euros que nous proposons correspond à l’ordre de grandeur de ce précédent dispositif et répond aux demandes formulées par la confédération générale des SCOP, qui gère elle-même plusieurs fonds financés par le mouvement coopératif. Ce modèle devrait permettre de mobiliser, par effet d’entraînement, plusieurs dizaines de millions d’euros de capitaux privés. Un scénario envisageable consisterait à créer un fonds géré conjointement par BPIFrance et le Crédit coopératif.
Je tiens à souligner la grande confiance que nous accordons au modèle des SCOP. À l’issue de nos nombreux échanges, nous avons constaté qu’elles remplissent un rôle social essentiel, puisqu’il est préférable de compter des salariés impliqués dans leur entreprise, travaillant avec enthousiasme, plutôt que des chômeurs. Nous avons également acquis la conviction que ce modèle n’est nullement artificiel mais repose sur une véritable logique économique, viable et dynamique.
J’ai personnellement choisi d’étudier deux entreprises emblématiques. Duralex, tout d’abord, pour sa notoriété mais également parce qu’elle représente 250 salariés qui risquaient de perdre leur emploi et qui ont finalement investi dans leur outil de travail. Aujourd’hui, Duralex fonctionne en continu, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, ce qui représente un véritable succès, même si l’entreprise a encore besoin de plusieurs millions d’euros pour moderniser son outil de production. La seconde entreprise, Ethiquable, située dans le Gers, se distingue par son rayonnement international, avec des prolongements en Amérique du Sud et en Afrique. Six ingénieurs y travaillent activement pour identifier des coopératives partenaires, rémunérées à leur juste valeur dans une logique collaborative où chacun trouve son compte. Nous avons donc affaire à une filière économique significative, fondée sur une logique intrinsèque de développement commun. Nous avons été particulièrement marqués, lors de nos différentes visites, par l’enthousiasme manifeste des personnes rencontrées. Il ne s’agit aucunement d’individus vivant aux dépens de la société ou dépendant d’aides publiques, mais de personnes qui vivent dignement de leur travail, sans subir d’exploitation. Ce modèle représente donc, selon mon sentiment personnel, un élément très important dans le paysage de l’activité économique française.
M. le président Éric Coquerel. Je partage entièrement votre analyse, ayant moi-même visité l’usine Duralex. Je tiens par ailleurs à signaler que, concernant les quelques millions d’euros nécessaires à la modernisation de leur outil de production et à la poursuite de leur développement, j’ai reçu une réponse négative de BPIFrance, ce qui m’a profondément surpris.
Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Bien que je considère le modèle économique de la coopérative comme extrêmement fructueux, je m’interroge sur la possibilité de le transposer dans une industrie plus importante ou plus lourde, ou à des entreprises de plus grande taille. Duralex ne compte que 250 salariés, ce qui reste modeste, tandis que certaines activités industrielles nécessitent davantage de recherche et développement ainsi que des investissements bien plus conséquents. Je me demande donc si le système coopératif peut véritablement s’appliquer à des entreprises d’une dimension plus imposante.
M. Michel Castellani, rapporteur spécial. Chaque entreprise possède son propre profil, sa logique intrinsèque et son histoire singulière. Je peux citer l’exemple d’Acome, leader européen sur le marché des câbles et des tubes de synthèse pour les télécommunications, qui compte 1 200 salariés et fonctionne sous forme de SCOP.
Le modèle n’est effectivement pas systématiquement reproductible et je n’ai jamais prétendu qu’il revêtait un caractère universel ou automatique. J’ai simplement souligné qu’il constitue une alternative positive, offrant une issue à la fois sociale et économique. Ce mode de gestion, sans être universel, existe pleinement et occupe légitimement sa place dans notre système économique. Certaines entreprises de très grande taille fonctionnent ainsi, bien qu’elles soient peu nombreuses. Il est toutefois évident que l’accroissement de la taille complexifie le fonctionnement, cette organisation s’avérant plus adaptée à quelques dizaines ou centaines de collaborateurs.
M. Jean-Paul Mattei (Dem). Même si la coopérative constitue indéniablement un outil intéressant, elle demeure fréquemment liée à des traditions régionales, certaines régions de France utilisant davantage que d’autres ce système. Dans le sud-ouest de la France, notamment au Pays basque, nous observons plusieurs exemples significatifs, tout comme en Espagne, où d’importantes coopératives comme celle de Mondragon illustrent la pertinence de ces structures.
En tant que juriste, je m’interroge particulièrement sur la question de la gouvernance. Dans une coopérative, les coopérateurs, qui sont principalement les salariés, prennent des engagements substantiels, notamment d’ordre financier, et cette prise de risque modifie profondément leur statut, qui passe de celui de simple salarié à celui d’entrepreneur. Une telle transition, qui ne va pas de soi dans les mentalités, suppose une mobilisation forte des salariés, ainsi qu’une véritable prise de conscience du changement de rôle, ce qui constitue, à mes yeux, un facteur potentiel de fragilité.
Concernant l’usage des SCOP comme outil de transmission et de reprise d’entreprises, nous disposons effectivement de plusieurs modalités. Outre la transmission familiale classique, la cession aux salariés représente une option viable, pour laquelle des outils existent déjà. La crise sanitaire a d’ailleurs été l’occasion de réflexions intéressantes sur la possibilité de transformer certains prêts garantis par l’État en prises de participation dans les entreprises, en s’appuyant également sur des formes d’économie mixte. Ne conviendrait-il pas, dès lors, de concevoir un outil intermédiaire permettant de faciliter la transmission d’entreprises, qui serait capable d’identifier dans un second temps des repreneurs potentiels, y compris sous forme de SCOP ?
Mon expérience montre que si les grandes coopératives disposent généralement d’une structure solide et d’une philosophie coopérative bien ancrée, la situation est souvent plus délicate dans les petites entreprises, où peuvent apparaître des tensions entre le responsable et les membres. Cette incertitude sur la gouvernance future constitue bien souvent, aux yeux des établissements financiers, un motif de réserve concernant la pérennité de ces structures, moins fondé sur une défiance financière que sur une problématique de gouvernance.
La coopérative demeure donc un outil utile, mais dont la mise en œuvre reste particulièrement complexe.
M. Michel Castellani, rapporteur spécial. La question de la gouvernance se pose effectivement avec acuité, car diriger une entreprise requiert des compétences spécifiques. Dans une SCOP, le directeur général assume normalement la conduite opérationnelle, s’entourant, selon la taille de l’entreprise, de gestionnaires compétents, les ouvriers étant intéressés aux bénéfices et à la gestion. La formation demeure donc un enjeu central. Ce qui m’a d’ailleurs particulièrement marqué chez Duralex, c’est leur souci constant de former leurs gestionnaires. Ils disposent d’un département entièrement dédié à cette mission, mais je répète que chaque entreprise affronte sa propre problématique.
Concernant l’accès aux capitaux, des obstacles significatifs subsistent. Les banques manifestent généralement une certaine méfiance, considérant qu’une entreprise non viable ne gagnera pas automatiquement en viabilité par le seul investissement des ouvriers ou des employés. Un obstacle majeur, sur lequel nous devons réfléchir et proposer des solutions, concerne l’exigence fréquente de trois ans d’ancienneté car, par définition, une SCOP nouvellement constituée présente une ancienneté nulle au moment de sa reprise. Les banques utilisent parfois cet argument pour refuser leur soutien, invoquant l’absence de recul suffisant. Des progrès restent donc à accomplir dans ce domaine, et c’est pourquoi nous évoquions précédemment la création d’un fonds public servant de catalyseur à ce type d’initiatives.
Sur le fond, ma modeste expérience révèle une réelle adhésion du personnel, élément fondamental dans la gestion d’une entreprise. Toutes les écoles de management enseignent l’importance capitale de cette adhésion, qui existe dès le départ dans le cas des SCOP. Peut-être suis-je excessivement optimisme vis-à-vis de ce système, mais j’y ai toujours profondément cru. Durant ma carrière d’enseignant, je consacrais d’ailleurs une part importante de mes cours à l’histoire des théories économiques, de Socrate jusqu’à l’extrême droite américaine contemporaine, en accordant une attention particulière aux phalanstères, ce grand espoir du XIXe siècle d’échapper à la misère. Ces structures n’ont jamais réellement fonctionné, relevant davantage de l’illusion, et aujourd’hui, bien que les temps aient changé, il demeure cette volonté d’encourager l’engagement des individus.
M. Emmanuel Maurel (GDR). Ce rapport rappelle avec justesse que le secteur coopératif ne constitue pas uniquement un supplément d’âme dans notre univers économique, mais représente un véritable modèle économique fonctionnel, parfois plus performant que les alternatives traditionnelles.
Je considère particulièrement important de souligner, comme vous l’avez fait précédemment, que le taux de pérennité à cinq ans pour une SCOP atteint 80 %. Cette réalité mérite d’être davantage mise en lumière, notamment auprès des pouvoirs publics et des grandes institutions. Je partage d’ailleurs l’interrogation du président Coquerel concernant BPIFrance et sa réticence à accompagner ce type de projets.
Au cours de vos entretiens, avez-vous perçu que l’une des clés de la réussite de ce modèle résidait dans un bien-être au travail potentiellement supérieur à celui observé dans les entreprises classiques ? J’ai en effet l’intuition, en observant même les structures importantes comme UTB que vous avez mentionné, que le climat social, nécessairement différent, contribue significativement au succès de ces entreprises.
Je soutiens par ailleurs pleinement l’idée du fonds public que vous proposez, tout en m’interrogeant sur le calibrage optimal de son montant, peut-être au-delà des 20 millions envisagés. Cette proposition me semble, en tout état de cause, parfaitement pertinente.
M. Michel Castellani, rapporteur spécial. Ce qui m’a particulièrement marqué lors de mes visites dans les coopératives, c’est l’accueil spontané des salariés, heureux de partager leur expérience professionnelle, et l’absence notable de stress organisationnel. Les salariés ne se perçoivent pas comme de simples rouages dans une structure qui les écrase, mais comme parties prenantes d’une entreprise qui leur appartient réellement, ce qui est fondamentalement valorisant.
Pour illustrer ce sentiment d’appartenance, permettez-moi de faire un pas de côté en évoquant le domaine du football. Quand des grands groupes industriels ou financiers investissent dans un club, vous visitez essentiellement une grande machine d’investissement malgré l’enthousiasme apparent. En revanche, le Sporting Club de Bastia, unique en France avec son statut sociétaire, offre une expérience radicalement différente. Lorsque ce club a été relégué de Ligue 1 en cinquième division, perdant tout son capital sportif, nous nous sommes collectivement mobilisés, et nous votons désormais chaque année pour désigner nos représentants au conseil d’administration. En entrant au stade de Furiani, j’ai véritablement le sentiment d’être chez moi, dans mon club.
Cette analogie illustre parfaitement l’état d’esprit d’un salarié travaillant dans une SCOP. On ne lui demande pas seulement de fournir un travail contre rémunération, mais d’être un acteur pleinement impliqué dans le fonctionnement de l’entreprise. C’est précisément pourquoi j’ai une profonde confiance dans ce système. Sans verser dans l’angélisme, je considère qu’il constitue, dans des situations spécifiques, une solution particulièrement valorisante sur le plan social.
M. le président Éric Coquerel. Vous n’avez pas répondu à la question relative au dossier Vencorex, qui n’a pas été repris en SCOP mais par un projet industriel lié à la Chine prévoyant la conservation d’un seul atelier sur quatre.
Par ailleurs, concernant la gouvernance chez Duralex, le dirigeant nommé par les salariés après la reprise était en réalité le directeur général précédent. Il y avait donc une forme de continuité, mais avec cette différence fondamentale qu’il se trouvait libéré des pressions de son ancien actionnaire. S’agit-il d’une configuration fréquente dans les SCOP ?
Peut-on en outre considérer que le taux de pérennité supérieur des SCOP, notamment lors de reprises d’entreprises en difficulté, s’explique principalement par l’absence de rente capitaliste à assumer, représentant de fait une charge financière en moins pour les salariés ?
M. Michel Castellani, rapporteur spécial. Concernant votre seconde question, la réponse est affirmative. Dès lors que les salariés deviennent actionnaires, ils cumulent les fonctions de travailleurs et de propriétaires, gérant ainsi l’ensemble du processus économique. L’absence de distribution de dividendes élimine cette hémorragie financière, ce qui représente un avantage économique considérable.
La gouvernance chez Duralex reflète effectivement une pratique courante dans les SCOP, puisque le directeur général est choisi par les salariés, généralement parmi des personnes qui ont gagné leur confiance et qui travaillent en étroite collaboration avec l’ensemble du personnel.
M. Jean-Paul Mattei (Dem). Je m’interroge sur un point précis concernant des entreprises telles que Duralex. Nous connaissons des exemples de reprises faisant suite à des difficultés financières graves, mais existe-t-il des cas de ventes directes d’entreprises à une SCOP ? J’ai l’impression que le schéma se complexifie considérablement dans ce contexte, notamment en raison des besoins d’emprunt.
Je souhaiterais également mettre en perspective cette question avec la tendance actuelle aux fondations d’entreprises, qui explorent également des modèles de continuité d’activité impliquant une déconnexion de l’aspect purement capitaliste.
M. Michel Castellani, rapporteur spécial. D’après les informations dont je dispose, environ 10 % seulement des SCOP connaissent des difficultés, ce qui signifie que 90 % fonctionnent avec stabilité, un résultat remarquablement positif comparé aux performances des entreprises classiques en France, en Europe et dans le monde.
Je considère donc que ce modèle, bien que non systématiquement transposable, constitue une solution viable qui pourrait être plus fréquemment employée à l’avenir. L’effet Duralex joue un rôle significatif dans cette dynamique, car il s’agissait d’une entreprise considérée comme condamnée après plusieurs cycles de vente et revente. Sa renaissance, portée par l’enthousiasme collectif et l’énergie débordante de son dirigeant, est véritablement exemplaire.
Je suis profondément convaincu que nous, élus, avons le devoir de nous intéresser sérieusement à ce système et d’étudier ensemble comment la puissance publique pourrait créer un environnement favorable à l’émergence et au développement de ce type d’entreprises.
M. le président Éric Coquerel. Je souhaite conclure en soulignant l’excellence et l’utilité de ce rapport. Lors de notre prochaine rencontre avec le directeur de Bpifrance, nous pourrons légitimement l’interroger sur les raisons pour lesquelles des projets de cette nature ne bénéficient pas d’un soutien plus appuyé.
La commission autorise, conformément à l’article 146, alinéa 3, du Règlement, la publication du rapport d’information.
*
* *
Information relative à la commission
La commission a procédé à la nomination des rapporteurs spéciaux sur le projet de loi de finances pour 2026.
N° |
Titre |
Groupe |
Rapporteur spécial |
1 |
Action extérieure de l’État |
Écolo |
Karim Ben Cheikh |
2 |
Administration générale et territoriale de l’État |
LIOT |
Jean-Pierre Bataille |
3 |
Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales ; Développement agricole et rural |
UDR |
Vincent Trébuchet |
4 |
Aide publique au développement ; Prêts à des États étrangers |
DR |
Corentin Le Fur |
5 |
Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation |
RN |
Yaël Ménaché |
6 |
Cohésion des territoires : Logement et hébergement d’urgence |
Horizons |
François Jolivet |
7 |
Cohésion des territoires : Politique des territoires |
LFI |
David Guiraud |
8 |
Cohésion des territoires :Aménagement des territoires |
Soc/Dem |
Laurent Baumel Sophie Mette |
9 |
Conseil et contrôle de l’État |
Ensemble |
Daniel Labaronne |
10 |
Culture : Création ; Transmission des savoirs et démocratisation de la culture |
Ensemble |
Jean-René Cazeneuve |
11 |
Culture : Patrimoines |
RN |
Philippe Lottiaux |
12 |
Défense : Budget opérationnel de la défense |
RN |
Emeric Salmon |
13 |
Défense : Préparation de l’avenir |
Horizons |
Christophe Plassard |
14 |
Direction de l’action du Gouvernement ; Publications officielles et information administrative, |
DR |
Marie-Christine Dalloz |
15 |
Ecologie, développement et mobilité durables : Infrastructures et services de transports ; Contrôle et exploitation aériens |
Écolo |
Christine Arrighi |
16 |
Écologie, développement et mobilité durables : Énergie, climat et après-mines ; Service public de l’énergie ; Sûreté nucléaire et radioprotection ; Financement des aides aux collectivités pour l’électrification rurale |
Ens |
David Amiel |
17 |
Écologie, développement et mobilité durables : Paysage, eau et biodiversité ; Prévention des risques ; Expertise, information géographique et météorologie ; Conduite et pilotage des politiques de l’écologie, du développement et des mobilités durables ; Fonds d’accélération de la transition écologique dans les territoires |
Écolo |
Tristan Lahais |
18 |
Écologie, développement et mobilité durables : Affaires maritimes, pêche et aquaculture |
RN |
Matthias Renault |
19 |
Économie : Commerce extérieur |
RN |
Franck Allisio |
20 |
Économie : Développement des entreprises et régulations ; Plan « France Très haut débit » ; Prêts et avances à des particuliers ou à des organismes privés |
Soc |
Jacques Oberti |
21 |
Économie : Statistiques et études économiques ; Stratégies économiques ; Accords monétaires internationaux |
LIOT |
Michel Castellani |
22 |
Économie : Tourisme |
RN |
Jocelyn Dessigny |
23 |
Engagements financiers de l’État |
RN |
Kévin Mauvieux |
24 |
Enseignement scolaire |
RN |
Anthony Boulogne |
25 |
Gestion des finances publiques |
LFI |
Jérôme Legavre |
26 |
Gestion des finances publiques : Lutte contre l’évasion fiscale |
LFI/GDR |
Mathilde Feld |
27 |
Gestion du patrimoine immobilier de l’État |
Dem |
Jean-Paul Mattei |
28 |
Immigration, asile et intégration |
Ensemble |
Mathieu Lefèvre |
29 |
Investir pour la France de 2030 |
LFI |
Carlos Martens Bilongo |
30 |
Justice |
DR |
Jean-Didier Berger |
31 |
Médias, livre et industries culturelles ; Avances à l’audiovisuel public |
Ensemble |
Denis Masséglia |
32 |
Outre‑mer |
Soc |
Christian Baptiste |
33 |
Participations financières de l’État ; Avances à divers services de l’État ou organismes gérant des services publics |
SOC |
Philippe Brun |
34 |
Pouvoirs publics |
LFI |
Marianne Maximi |
35 |
Recherche et enseignement supérieur : Enseignement supérieur et vie étudiante |
Ensemble |
Thomas Cazenave |
36 |
Recherche et enseignement supérieur : Recherche |
Soc/Horizons |
Mickaël Bouloux |
37 |
Régimes sociaux et de retraite ; Pensions |
LFI |
Aurélien Le Coq |
38 |
Relations avec les collectivités territoriales ; Avances aux collectivités territoriales et aux collectivités régies par les articles 73, 74 et 76 de la Constitution |
Dem |
Marina Ferrari |
39 |
Remboursements et dégrèvements |
Soc |
Christine Pires Beaune |
40 |
Santé |
DR |
Philippe Juvin |
41 |
Sécurités ; Police nationale ; Gendarmerie nationale ; Sécurité et éducation routières ; Contrôle de la circulation et du stationnement routiers |
Ensemble |
Constance Le Grip |
42 |
Sécurités ; Sécurité civile |
LFI/Soc |
Damien Maudet |
43 |
Solidarité, insertion et égalité des chances |
Dem |
Perrine Goulet |
44 |
Sport, jeunesse et vie associative |
Ensemble |
Benjamin Dirx |
45 |
Transformation et fonction publiques ; Crédits non répartis |
RN |
Claire Marais-Beuil |
46 |
Travail, emploi et administration des ministères sociaux |
Soc/GDR |
Emmanuel Maurel |
47 |
Affaires européennes |
RN |
Jean-Philippe Tanguy |
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire
Réunion du mercredi 9 juillet 2025 à 15 heures
Présents. - M. Mickaël Bouloux, M. Michel Castellani, M. Éric Coquerel, M. Christian Girard, M. Pierre Henriet, M. François Jolivet, M. Philippe Lottiaux, M. Emmanuel Mandon, M. Jean-Paul Mattei, M. Emmanuel Maurel, Mme Estelle Mercier, Mme Sophie-Laurence Roy
Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Charles de Courson, M. Philippe Juvin, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou