Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

  Audition, conjointe avec la commission des affaires sociales, de M. Éric Berr, préalable à sa nomination au Haut Conseil des finances publiques par le président de la commission des finances              2

  Présence en réunion...................................22


Mardi
16 septembre 2025

Séance de 17 heures 

Compte rendu n° 144

session extraordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


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La commission auditionne, conjointement avec la commission des affaires sociales, M. Éric Berr, préalable à sa nomination au Haut Conseil des finances publiques par le président de la commission des finances

M. Éric Coquerel, président de la commission des finances. Nous sommes réunis, conjointement avec la commission des affaires sociales, en application de l’article 1er de la loi du 6 décembre 2021 portant diverses dispositions relatives au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), article aux termes duquel il revient à nos deux commissions d’auditionner la personnalité que le président de la commission des finances décide de nommer membre du HCFP.

Cette instance est présidée par le premier président de la Cour des comptes et elle comprend dix membres : quatre magistrats de la Cour, désignés par son premier président, quatre membres nommés par les deux chambres du Parlement, un membre nommé par le président du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et, enfin, le directeur général de l’Insee.

La loi prévoit en outre un principe de parité : « Lors de chaque renouvellement [...], le membre succédant à une femme est un homme et celui succédant à un homme est une femme. » Il s’agit donc de remplacer Mme Michala Marcussen, qui avait été choisie par le président Éric Woerth pour un mandat non renouvelable d’une durée de cinq ans à compter du 21 septembre 2020.

Mon choix s’est porté sur M. Éric Berr, à qui je souhaite la bienvenue. Cette audition lui permettra notamment de se présenter.

Pour expliquer sa nomination, je vais citer mon prédécesseur Éric Woerth : « Mon choix s’est porté sur Mme Michala Marcussen, chef économiste et directrice des études économiques et sectorielles du groupe Société Générale, en raison, d’une part, de son expérience internationale et, d’autre part, de sa vision un peu différente des choses en raison de ses origines danoises. Il est bon, me semble-t-il, que dans ce type d’instance, on fasse appel à des gens de culture différente et qui ne soient pas issus des mêmes écoles ou réseaux. »

C’est la raison pour laquelle j’ai proposé de nommer quelqu’un appartenant à une école plutôt keynésienne et attaché aux politiques de relance. Dans un mois, il fera partie d’une institution dont les avis économiques sont plus orthodoxes du fait de l’origine de ses membres – à l’exception peut-être de M. Michaël Zemmour, qui a été nommé par le président du Cese.

Cette nomination est destinée à permettre des éclairages pluralistes, dans le cadre des missions assignées au HCFP. J’ai considéré que, de ce point de vue, l’expérience universitaire et les recherches de M. Berr seront précieuses.

M. Frédéric Valletoux, président de la commission des affaires sociales. Je vais être d’autant plus bref que je n’ai pas particulièrement participé à ce choix. Je suis très impatient d’entendre Éric Berr, auquel je poserai quelques questions après son intervention.

M. Éric Berr. Je suis enseignant chercheur et maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux. De manière générale, mes recherches portent principalement sur les questions macroéconomiques et consistent à s’interroger sur l’efficacité des politiques publiques. Durant mes études, j’ai été formé à l’économie du développement. De ce fait, lors des premières étapes de ma carrière, je me suis intéressé aux pays en développement, et en particulier aux modes de financement des politiques qu’ils mènent. Par la suite, mes recherches se sont bien évidemment élargies afin de prendre en compte les questions liées à la soutenabilité des modes de développement, dont, notamment, les contraintes écologiques auxquelles nous faisons face – changement climatique, pollution, perte de biodiversité et raréfaction des ressources naturelles.

Une étude publiée il y a deux jours par des chercheurs de l’université de Mannheim et par des économistes de la Banque centrale européenne (BCE) montre que les événements climatiques extrêmes de l’été dernier devraient provoquer une perte de 43 milliards d’euros pour l’ensemble de l’Union européenne. Ils estiment que les pertes s’élèveraient à environ 10 milliards en France, soit l’équivalent de 0,4 % du PIB, et qu’elles pourraient même atteindre 34 milliards à l’horizon de 2029. On voit donc bien quels sont les effets réels du changement climatique et combien il est urgent d’en tenir compte dans les politiques publiques.

Au-delà de la soutenabilité écologique, il y a une dimension plus sociale, car l’efficacité des politiques publiques dépend aussi de la stabilité économique et politique. La dégradation de la note de la France le 12 septembre dernier par l’agence de notation Fitch a été précisément motivée par l’instabilité politique qui règne actuellement dans notre pays.

Dans le cadre de mes recherches, je me suis beaucoup intéressé aux sujets liés à la dette, en particulier à tout ce qui gravite autour de la dette publique, ainsi qu’aux causes du retour de l’inflation à partir de la fin de 2021 et à ses conséquences sur nos économies. Ces thèmes sont bien évidemment au cœur des avis sur la qualité des prévisions macroéconomiques que rend le HCFP et qui servent à élaborer le budget de l’État et celui de la Sécurité sociale.

Nous vivons une période d’instabilité. C’est vrai en France, mais aussi, plus largement, au niveau international. Quelles qu’en soient les causes – qui sont multiples –, toutes contribuent à fragiliser nos économies et leurs perspectives. Or, en économie, on le sait, la confiance est une chose essentielle, et elle est déterminante pour la réussite des politiques qui lui sont consacrées. Quand l’instabilité prévaut, la confiance s’érode et les politiques économiques les mieux élaborées peuvent être mises en échec car les agents économiques, que ce soient les ménages ou les entreprises, peinent à se projeter.

Depuis plusieurs années, on constate que la consommation baisse et que l’investissement est en berne, ce qui entraîne une stagnation économique et une croissance faible. Je rappelle que le taux de croissance, qui était de 1,6 % en 2023, est passé à 1,1 % en 2024. Quant aux prévisions de croissance actuelles, l’Insee a légèrement relevé la sienne à 0,8 % tandis que celle de la Banque de France s’établit à 0,7 %.

De son côté, le taux d’investissement des entreprises baisse depuis 2021. Il se situait aux alentours de 22 % de la valeur ajoutée des sociétés non financières au début de 2025 – soit le niveau observé après la crise financière en 2009-2010.

Dans le même temps, on constate que le taux d’épargne des ménages atteint un pic, avec 18,5 %, alors qu’il avait été assez stable autour de 14 à 15 % pendant une longue période. Là encore, ce taux avait augmenté à la suite de la crise financière. À chaque fois, les chocs économiques conduisent à une augmentation du taux d’épargne des ménages, sous l’effet du pessimisme et du manque de perspectives enthousiasmantes. L’Insee indique qu’au début de 2025 la part des ménages déclarant mettre de l’argent de côté dépasse les 40 %, soit six points de plus que le niveau observé avant la crise sanitaire.

Pour 53 % d’entre eux, les épargnants indiquent mettre de l’argent de côté principalement pour avoir des réserves en cas de coup dur, tandis que 73 % des ménages limitent leur consommation. Ce sont autant de signaux qui montrent qu’il y a un problème macroéconomique lié à la confiance.

Cette épargne de précaution confirme que nombre de nos concitoyens ressentent de l’incertitude, ce qui obère les perspectives économiques. Ce constat est confirmé par l’Insee : la confiance des ménages, qui était repartie à la hausse après la crise covid, s’érode de nouveau depuis la fin de 2024, tandis que le climat des affaires et la situation de l’emploi se détériorent depuis 2022. L’Insee note que, si le chômage avait effectivement baissé au cours des dernières années, le marché de l’emploi a tendance à se dégrader depuis le début de 2025.

Les entreprises elles-mêmes sont conscientes du problème de la demande. L’Insee mène une enquête mensuelle de conjoncture dans l’industrie et interroge les entreprises sur les problèmes auxquels elles font face. Sur une longue période – mais c’est encore vrai actuellement –, elles mentionnent que la demande est justement ce qui, au premier chef, limite leur production. L’un des diagnostics actuels est donc que notre économie fait face à un problème de demande.

Afin de retrouver le chemin de l’espoir et de la prospérité, il convient de répondre à un certain nombre de questions qui agitent le débat public. Notre pays a-t-il un problème de dette publique ? La stabilité budgétaire recherchée passe-t-elle principalement par la baisse des dépenses publiques ou, au contraire, par la hausse des recettes fiscales ? Quels sont les signaux que l’on doit envoyer aux entreprises et aux ménages afin qu’ils retrouvent confiance dans notre économie ? Pour y répondre, il est important de poser un diagnostic aussi juste et précis que possible sur la situation de l’économie française. C’est en cela que les avis du HCFP peuvent aider les parlementaires à prendre des décisions aussi éclairées que possible.

Je ne doute pas que nous reviendrons au cours de notre discussion sur les sujets que je viens d’évoquer. C’est la raison pour laquelle je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions, en vous remerciant pour votre attention et de me permettre d’échanger avec vous.

M. le président Frédéric Valletoux. En tant que président de la commission des affaires sociales, je souhaite appeler votre attention sur l’autonomie du champ social par rapport à celui de l’État. Les dépenses sociales sont non seulement supérieures à celles de l’État et des collectivités locales, et de façon significative, mais nous considérons aussi que leur finalité est spécifique et que leur financement conserve, de fait, de très nombreuses particularités.

Le HCFP étant amené à examiner chaque année le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et les perspectives de l’ensemble des administrations publiques, je souhaiterais connaître votre avis sur cette spécificité du champ social. Pensez-vous, en particulier, qu’une dette sociale est légitime ? Sans aller sur le terrain de la morale mais en raisonnant simplement en termes économiques et financiers, peut-on, ou doit-on, selon vous, financer des dépenses de santé, de pensions, d’allocations familiales ou d’autonomie par la dette ?

Plus largement, nous mesurons année après année les limites du PLFSS, qui pâtit notamment d’une annualité relativement stérile lorsqu’il s’agit de déployer des politiques sociales. Quel est votre avis sur des lois pluriannuelles qui permettraient de tracer des perspectives pour nos politiques sociales, en particulier dans le domaine de la santé ?

M. Éric Berr. La spécificité du champ social résulte du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) et de la manière dont est née la Sécurité sociale. Même si c’est moins vrai désormais, cette spécificité reposait sur le financement par les cotisations. Si je ne me trompe pas, nous en sommes à un financement qui dépend pour moitié de ces dernières et pour moitié du recours à l’impôt. Un certain nombre de nos concitoyens – et probablement certains parmi vous – sont attachés à ce modèle et souhaitent le faire perdurer.

Les dépenses sociales sont importantes. La morosité économique ambiante que j’évoquais tient aussi aux reculs sociaux et aux moins bons résultats de notre modèle. C’est synonyme de pessimisme et ça n’aide pas l’économie.

Faut-il néanmoins privilégier le financement de la dépense sociale par la dette ? Les cotisations sociales étaient précisément destinées à éviter d’en arriver là. Si les recettes fiscales ne sont plus suffisantes, le basculement d’une partie du financement de la protection sociale vers l’impôt peut être source de difficultés pour financer notre modèle. Malgré tout, je pense que le cœur du financement de la protection sociale doit reposer sur les cotisations sociales – même s’il revient au législateur de décider de la part respective entre celles-ci et l’impôt.

J’en viens à la question sur l’opportunité d’une loi pluriannuelle. Le rôle de l’exécutif et du législateur est de tracer une perspective, d’avoir une vision, donc de faire des projections à plus long terme. Mais – et c’est toute la difficulté – on agit à court terme, ce qui contraint à réviser régulièrement l’objectif et le chemin pour y arriver. Il est donc nécessaire d’avoir une perspective de long terme, à condition d’être souple pour pouvoir ajuster la loi pluriannuelle en fonction des aléas, lesquels peuvent avoir des causes aussi bien internes qu’externes.

M. le président Éric Coquerel. L’un des deux problèmes qui se pose pour la dette sociale est le transfert par l’État de sa propre dette. Ainsi, lors de la crise du covid, une partie de la dette liée aux décisions de l’État concernant l’indemnisation du chômage partiel a été transférée vers la dette sociale. En outre, la fiscalisation grandissante des comptes sociaux découle du fait que la compensation des exonérations de cotisations sociales est effectuée grâce à une affectation d’une fraction du produit de la TVA.

L’agence de notation Fitch a justifié sa décision d’abaisser la note de la dette publique française par le niveau de celle-ci, par l’instabilité politique, par l’ampleur du déficit ou encore par des perspectives de croissance faible. À votre avis, quelles sont les conséquences à moyen et à long terme de cette notation ? Je suis en l’occurrence assez d’accord avec le premier ministre Lecornu, qui a déclaré qu’il n’était pas bon de laisser penser que le pays serait menacé par le Fonds monétaire international (FMI) aux portes de Bercy. La dramatisation joue en effet un rôle. Doit-on craindre que les investisseurs se détournent des titres français ?

La Banque de France conclut, dans un rapport publié en juin 2025, que la transition écologique est nettement moins coûteuse que l’inaction, à court comme à long terme. Ne rien faire nous coûterait 11,4 points de PIB, ce qui représente une perte de 342 milliards. Inversement, ces pertes seraient divisées par deux si nous mettions en œuvre des mesures immédiates d’atténuation et d’adaptation. Par ailleurs, comme l’Italie et l’Espagne, la France se singularise par une exposition particulièrement forte aux dégâts liés aux inondations, incendies et canicules – très loin devant l’Allemagne, qui en subira douze fois moins. Telles sont les conclusions de l’étude de Sehrish Usman, Mathilde Vallat et Miles Parker, parue cette semaine.

Dans un rapport sur la transition écologique publié aujourd’hui, la Cour des comptes recommande de mieux lier la programmation des finances publiques à une réelle planification écologique. Comment parvenir à articuler ces deux enjeux ? Sans entrer dans les détails, quelle pourrait être la stratégie pour y parvenir ?

Enfin, votre école de pensée en matière économique, bien connue, est différente de celle de la majorité des autres membres du HCFP. Votre nomination permet de renforcer le pluralisme, ce qui me paraît important dans une instance collégiale. Comment comptez-vous faire entendre une voix différente – ou en tout cas nuancée – tout en jouant le jeu de l’institution, laquelle a un rôle bien précis ?

M. Éric Berr. Pour atténuer la portée des évolutions des notes attribuées par les agences de notation, je rappelle que la perte du triple A en 2012 – qui faisait suite à la crise financière de 2007-2008  n’avait eu aucune conséquence s’agissant du coût de financement de la dette. Cela n’a pas empêché, comme dans d’autres pays, que les taux d’intérêt soient très faibles, voire négatifs, à la fin des années 2010. Cette situation rendait l’endettement extrêmement intéressant, en particulier pour financer les dépenses liées à la transition écologique, dont la rentabilité économique et financière au sens où on l’entend traditionnellement n’est pas très élevée. Ce genre de politique peut beaucoup plus facilement être financée lorsque le coût de l’endettement est nul ou négatif.

En économie, il est assez bien démontré que les crises, et en particulier les crises financières, sont le produit d’anticipations autoréalisatrices. Quand on estime qu’il risque de se passer quelque chose de négatif, on agit par exemple en vendant massivement des titres sur les marchés financiers parce que l’on a peur que les cours baissent. Ce faisant, la baisse que l’on craignait se produit. La stratégie consistant à dramatiser à outrance la situation de la dette du pays me semble un peu risquée – ce qui ne signifie pas du tout qu’il n’y a pas de problèmes. Mais la situation n’est pas aussi dramatique qu’on le dit. Ainsi, lors de la dernière adjudication d’OAT – obligations assimilables du Trésor – par l’Agence France Trésor, la demande a été entre deux et trois fois supérieure à l’offre pour les différentes échéances proposées. Cela témoigne de l’intérêt que suscite toujours la dette française, dans laquelle les investisseurs ont confiance.

Jouer contre la dette publique se fait au détriment non seulement de l’État, mais aussi de tout le monde. Les titres de dette publique française ne sont pas les plus rémunérateurs, mais pourquoi de grandes institutions telles que des fonds d’investissement, des banques ou des compagnies d’assurances souhaitent-elles en détenir ? Précisément parce qu’ils sont sûrs et permettent de renforcer leur bilan, donc leur santé économique. Entretenir une défiance vis-à-vis des titres de dette publique français ou étrangers, qui sont les plus sûrs, contribue à fragiliser l’ensemble de l’édifice économique.

Je ne pense pas que les investisseurs vont se détourner de la dette française, au moins à court terme. Du fait de l’instabilité politique, il y aura certainement une prime de risque un peu plus élevée. Mais, à ce stade, je n’imagine pas du tout la France se retrouver dans la situation de la Grèce.

Les études de la Banque de France, mais également bien d’autres réalisées par des institutions publiques ou par des économistes, ont montré depuis déjà une bonne vingtaine d’années que le coût de l’inaction climatique est bien plus élevé que celui de l’action. Planifier – c’est-à-dire déterminer des objectifs à long terme et les étapes pour les atteindre – revient à penser par variante. À chaque étape, il faut s’interroger sur l’opportunité d’une réorientation et sur l’ampleur des ajustements nécessaires. La planification ne doit pas avoir de valeur impérative – personne n’envisage un modèle soviétique. La planification à la française, telle qu’elle était pratiquée dans les années 1960, par exemple, avait plutôt une valeur indicative. Elle consistait à tracer une voie, qui était adaptée au fur et à mesure, les objectifs eux-mêmes pouvant être réévalués en cours de route.

Oui, ma formation est plutôt keynésienne et je me compte parmi les héritiers de Keynes – ceux qu’on appelle les post-keynésiens, dans le jargon des économistes. La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie n’est pas une bible pour nous et le keynésianisme actuel n’est plus du tout celui, industriel et consumériste, des années 1960 et 1970. Nous étudions plutôt la manière dont les idées fortes de Keynes résonnent dans les sociétés contemporaines. Peut-être que mes futurs collègues du Haut Conseil des finances publiques n’adhèrent pas à ce courant de pensée ou ne le connaissent pas très bien. Ce sera l’occasion de débats constructifs.

En tant que scientifique je considère que, quelle que soit la discipline, la science progresse toujours à l’issue de grandes controverses. Quand tout le monde est d’accord, on ne réfléchit plus et la science n’avance plus. Je n’ai pas honte de mes positions. Au contraire, les échanges seront d’autant plus intéressants qu’ils obligeront chacun à penser contre soi. Ils auront en tout cas lieu en bonne intelligence, car les décisions du Haut Conseil des finances publiques sont prises au consensus. Chacun des membres doit donc s’y retrouver.

M. Charles de Courson, rapporteur général de la commission des finances. Quel regard portez-vous sur les prévisions macroéconomiques et en matière de recettes fiscales et sociales du gouvernement, en 2023, en 2024 et en 2025 ? Vous semble-t-il nécessaire d’associer davantage le Haut Conseil des finances publiques aux prévisions macroéconomiques, en instaurant par exemple, comme je l’avais proposé avec plusieurs autres commissaires aux finances, un dispositif du type comply or explain – se conformer ou s’expliquer –, qui imposerait au gouvernement de rectifier les prévisions jugées trop optimistes ou pessimistes par le Haut Conseil des finances publiques ou, à défaut, d’expliquer pourquoi il refuse de le faire ?

Enfin, quelles remarques vous inspirent le maintien du taux d’épargne à plus de 19 % soit un niveau très supérieur à sa moyenne de long terme, de 14,5 %, et l’atonie de la demande, qui contredit le modèle économique d’inspiration keynésienne utilisé par la direction du Trésor ?

M. Éric Berr. De manière générale, en France, les prévisions sont plutôt bonnes. En 2023 et surtout en 2024, les prévisions macroéconomiques du gouvernement se sont toutefois révélées très optimistes, comme l’avait noté le Haut Conseil des finances publiques dans l’un de ses avis – il avait en outre indiqué que les objectifs du gouvernement seraient difficiles à atteindre.

Je prêche pour ma paroisse : l’intérêt d’un tel organisme indépendant est de formuler des recommandations, fondées sur les études des principaux organismes de statistiques et de prévision du pays. Ce n’est pas à moi, mais à vous, de décider si ces avis doivent être contraignants. Toutefois, si la loi prévoit un avis éclairé, peut-être le gouvernement devrait-il en tenir un peu mieux compte.

Par ailleurs, dans une logique keynésienne, c’est précisément le taux d’épargne élevé que vous mentionnez qui empêche la reprise économique. C’est autant d’argent qui ne sert ni à l’investissement, ni à la consommation.

M. Thibault Bazin, rapporteur général de la commission des affaires sociales. Le choix du président Coquerel de vous nommer au Haut Conseil des finances publiques m’a un peu surpris. La loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques prévoit que les membres de ce conseil sont nommés « en raison de leurs compétences dans le domaine des prévisions macroéconomiques et des finances publiques ». Or, si vos travaux en macroéconomie sont nombreux, ils ne permettent pas de vous qualifier de prévisionniste. Ils font plutôt de vous un commentateur partisan. L’Institut La Boétie se désigne lui-même comme « le prolongement naturel de la démarche politique qui a toujours été celle des Insoumis ». Quant aux Économistes atterrés, ils se proposent, dans leur manifeste, de décourager tout ce qui a contribué à la prospérité des nations européennes.

Vos prises de position sur les questions budgétaires sont à l’avenant et atterreront certains. Quelques exemples concernant la protection sociale montreront comment vous comptez éclairer le Gouvernement et le Parlement sur les comptes de l’État, des collectivités territoriales et de la sécurité sociale. Dans votre point de conjoncture d’avril, vous dénonciez « la diminution drastique de la dépense publique ». De quel pays parlez-vous ? Si l’on en croit la Cour des comptes, en France, la dépense totale des administrations a progressé de 61,4 milliards d’euros de 2023 à 2024, puis de 42,9 milliards d’euros de 2024 à 2025, tandis que, pour 2026, le gouvernement Bayrou prévoyait en juillet une nouvelle hausse de 29 milliards d’euros. Freiner l’augmentation des dépenses, ce n’est pas les diminuer.

Dans un ouvrage paru en janvier 2021 aux éditions du Seuil, vous écriviez ne pas voir comment nos créanciers pourraient raisonnablement exiger le remboursement de la dette. Puis, dans un billet de blog datant d’il y a moins de trois semaines, vous avez indiqué que « la dette publique n’est pas un fardeau pour les générations futures », car, en face d’elle, il y a des « bâtiments, routes, etc. » Cela interloque. Quelle considération pour notre souveraineté, en pleine séquence de notation par les agences !

Loin de moi l’idée de défendre sans réserve l’exécutif aux affaires en mai 2024 mais, sur le réseau social X, vous aviez à l’époque résumé son action à « une destruction de la sécurité sociale ». Ces jugements assez caricaturaux, ces excès de langage, ces dénis de la réalité budgétaire ne correspondent pas aux qualités que l’on attend d’un expert, comme la hauteur de vue et la justesse des analyses. Votre positionnement est libre et je suis attaché au débat, mais la controverse à laquelle participe un universitaire et un militant n’a rien à voir avec la mission des membres du Haut Conseil des finances publiques : apprécier la cohérence des projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale avec la loi de programmation et le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses.

Votre intention et celle du président Coquerel, que je respecte, est-elle donc de stimuler les débats dans ce cénacle ? Ne risquez-vous pas d’affaiblir la crédibilité de ses avis ? Ou peut-être votre nomination au Haut Conseil changera-t-elle votre approche, comme semble l’indiquer votre intervention liminaire, au ton beaucoup plus posé que vos propos précédents ? L’habit fait parfois le moine.

M. le président Éric Coquerel. Je précise que les universitaires sont indépendants et qu’il n’est pas nouveau de nommer au HCFP des personnes ayant eu des appartenances partisanes. Par exemple, Éric Doligé est un ancien sénateur du groupe Les Républicains. Je suis sûr qu’il a déjà tenu des propos assez tranchés et que je ne partage pas sur l’économie. Le regretté Philippe Martin a été nommé après avoir été conseiller d’Emmanuel Macron ; cela ne l’a pas empêché d’éclairer le HCFP de ses avis. De même, le chef économiste du groupe Axa, dont la vision n’est pas, dirons-nous, objective, est membre du Haut Conseil et je pense que c’est une bonne chose.

M. Éric Berr. Je m’attendais à être interrogé sur ce point. En tant qu’universitaire, je dispose de la liberté pédagogique pour mon enseignement, ma recherche – dans le cadre de la loi, bien sûr. Je suis farouchement attaché à l’indépendance de mon raisonnement, de ma pensée. Pour moi, comme pour beaucoup de mes collègues, un universitaire doit non seulement faire de la recherche, enseigner à des étudiants, mais aussi intervenir dans le débat public, pour rendre sa discipline – pour moi, l’économie – intelligible pour des non-spécialistes. Je me suis donc engagé parmi les Économistes atterrés, en contribuant notamment à certains ouvrages de cette association. En tant qu’économistes professionnels, nous vulgarisons tout en respectant une démarche scientifique – même si vous avez tout à fait le droit de ne pas partager nos analyses et nos positions. Nous raisonnons à partir d’un cadre théorique – c’est toujours le cas, qu’on se l’avoue ou non – et de données empiriques, de faits.

Vous me reprochiez d’affirmer à tort que les dépenses publiques ont diminué. Certes, elles n’ont pas diminué en valeur absolue, mais elles ont bien diminué en part du PIB. Dans des rapports de 2022 et 2024, la Cour des comptes elle-même a montré que le creusement du déficit public était dû non pas à l’explosion des dépenses publiques, puisque celles-ci se sont stabilisées et ont même eu tendance à diminuer en pourcentage du PIB, mais principalement à la baisse des recettes fiscales, exprimées en pourcentage du PIB – en valeur absolue, selon la Cour, la perte de recettes fiscales serait de l’ordre de 60 milliards d’euros.

Il y a toujours deux façons de présenter les choses : en chiffres absolus ou en pourcentage. Même si, dans le débat public, chacun choisit la présentation qui l’arrange, sur les questions budgétaires, il est plus pertinent de rapporter les chiffres à un indicateur commun que tout le monde utilise, le PIB. De même, plutôt que de chiffrer l’augmentation de la dette en milliards, il est plus juste de le faire en pourcentage de PIB. Soyez donc rassurés, ma démarche est scientifique, quelles que soient les institutions et associations dans lesquelles j’interviens, et je suis farouchement attaché à ma liberté de penser, pour parler comme un certain chanteur.

M. le président Éric Coquerel. Ma proposition de nomination va bien dans ce sens. En outre, la règle est que les membres du Haut Conseil des finances publiques ne critiquent pas cet organisme de l’extérieur, comme c’est bien normal.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’essaierai de garder une position scientifique, comme vous, monsieur Berr, même si, sur Twitter, vous m’avez accusé d’ignorance crasse et de mépris pour les travaux scientifiques. Je serai plus aimable que vous. De fait, je n’ai pas de difficultés à saluer la nomination d’opposants, car je m’intéresse à ce qu’ils disent, plutôt que d’en rester à la première image qu’ils m’inspirent.

Je n’ai pas de problème avec le fait qu’un économiste hétérodoxe siège au Haut Conseil. Actuellement, celui-ci compte parmi ses membres le chef économiste d’Axa, qui est un ancien de Bank of America Merrill Lynch – on ne saurait faire pire en matière de conflit d’intérêts – et la cheffe économiste de la Société générale, soit de faux experts, dont les avis peuvent avoir des conséquences pour les placements de leur institution, mais tout le monde s’en fout ! Vous, au moins, vous êtes un opposant politique et tout le monde le sait ; ce n’est donc pas grave.

Toutefois, une fois que vous serez nommé, comment garantirez-vous votre indépendance, afin que votre nouveau statut n’influe pas sur les prévisions et les communications politiques de nos adversaires ?

J’ai lu vos travaux, notamment pour l’Institut La Boétie – car moi, je regarde les productions de mes adversaires. Vous avez organisé une table ronde sur la politique monétaire. Comment intégrez-vous à vos raisonnements l’absence de contrôle de la politique monétaire ? La réflexion autrefois menée par la gauche souverainiste à ce sujet a complètement disparu. Quel rôle accordez-vous à la politique monétaire dans le financement de la transition écologique que vous demandez ?

De même, je ne comprends pas votre position en matière de politique commerciale. Dans un document que vous cosignez, vous présentez celle de Trump comme une catastrophe, l’œuvre du grand Satan. Pourtant, vous demandez la démondialisation. Est-ce à dire que ce programme n’est condamnable que quand il est mené par un adversaire ?

M. Artus, un autre adversaire du Rassemblement national, a publié hier une note sur le rétablissement des finances publiques. Selon lui, pour stabiliser le taux d’endettement public, un effort budgétaire de 4,3 points de PIB serait nécessaire – que cet effort passe par l’accroissement des recettes, ou par la diminution des dépenses. En outre, les investissements d’avenir nécessaires en faveur de la transition énergétique et des innovations représentent 3 points de PIB par an – vous reconnaissez vous-même la validité de cette estimation fondée sur le rapport Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne. Il faudrait donc un effort budgétaire de 7,3 points de PIB, soit 200 milliards. La taxe Zucman ne représente qu’un effort de 0,5 à 0,8 point de PIB. Comment comptez-vous donc garantir les investissements en stabilisant l’endettement ? Les ultrariches sont-ils une poule aux œufs d’or ?

Précisons que l’estimation de M. Artus prend déjà en compte la croissance espérée. Vous ne pouvez donc pas non plus tabler sur des gains de croissance – d’autant que vous n’êtes pas un adepte de la croissance productiviste, je crois.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Tanguy, je vous communiquerai quelques ouvrages sur la politique monétaire de la gauche, notamment le mien, Lâchez-nous la dette !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce livre commence à dater.

M. le président Éric Coquerel. C’est vrai. Je dois l’actualiser.

M. Éric Berr. Monsieur Tanguy, vous me prêtez une influence bien supérieure à celle que j’exercerai. Le Haut Conseil des finances publiques compte onze membres ; il est présidé par le premier président de la Cour des comptes et il sera, je l’espère, le lieu d’un dialogue constructif, car c’est ainsi que l’on progresse. Je progresse moi-même davantage en écoutant ceux qui ne pensent pas comme moi qu’en étant conforté dans mes certitudes – j’essaie d’ailleurs de me garder des certitudes. Il n’y a donc pas à s’inquiéter.

Vous comprendrez que l’orientation monétariste de la BCE – Banque centrale européenne – n’a pas mes faveurs. Nous devons toutefois composer avec, sous peine de nous extraire du système monétaire. Les traités, s’ils nous corsètent et nous empêchent de mener des politiques ambitieuses, nous laissent toutefois des marges de manœuvre monétaires ou budgétaires, notamment du côté du financement des politiques publiques. Nous pourrions recréer une forme de circuit du Trésor et établir un pôle public bancaire. Une partie de la dette sortirait ainsi des marchés financiers, ce qui limiterait notre dépendance à leur égard, alors que la pression à la hausse sur les taux d’intérêt de la dette publique menace de poser des problèmes à long terme.

Par ailleurs, je suis favorable à une dose de protectionnisme et je n’ai jamais été un fervent partisan du libre-échange effréné. Toutefois, le protectionnisme de Donald Trump a davantage à voir avec le mercantilisme guerrier des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles qu’avec ce que je souhaite. Distinguons le protectionnisme qui repose sur la guerre commerciale – et dont les effets seront problématiques tant pour les États-Unis que pour la majeure partie de leurs partenaires commerciaux – d’un protectionnisme solidaire, fondé sur un accord gagnant-gagnant entre des pays dont la production est complémentaire. Bref, il faut privilégier la coopération à la confrontation et il existe cinquante nuances de protectionnisme.

Le débat sur la taxe Zucman s’enflamme. Selon moi, si nous voulons relancer l’économie, il faut restaurer la confiance et garantir que l’ensemble de nos concitoyens souscrive au contrat social. En tant que Français, nous sommes beaucoup plus sensibles aux inégalités que d’autres, notamment les sociétés anglo-saxonnes. Que l’inégalité fiscale soit réelle ou non, la taxe Zucman est un moyen parmi d’autres de modérer le sentiment que les plus riches ne paient pas l’impôt qu’ils doivent. En favorisant la justice sociale, nous réduirions les dissensus et l’instabilité économique actuels, qui pénalisent tout le monde.

Bien évidemment, cette taxe, si elle renforcera un peu la confiance, ne réglera pas tous les problèmes. Les sommes importantes nécessaires à la bifurcation écologique – selon certaines estimations, 50 ou 100 milliards d’euros par an – ne pourront venir que de l’endettement. Le levier fiscal ne suffira pas, car certains crient déjà à la confiscation devant la proposition de M. Zucman. En sortant une partie de la dette des marchés financiers, nous pourrions financer pour moins cher des investissements qui ne sont pas immédiatement rentables, mais le seront à long terme, en améliorant la qualité de vie, en permettant le maintien de l’agriculture, et ainsi de suite.

M. le président Éric Coquerel. Charles de Courson et moi vous avons tous convié à une table ronde avec Gabriel Zucman, Joseph Stiglitz et Jayati Ghosh, concernant la taxe Zucman et la taxation des super-riches.

M. David Amiel (EPR). Je trouve très sain que le Haut Conseil des finances publiques accueille des perspectives différentes – en l’occurrence une perspective post-keynésienne.

Vous êtes engagé auprès de La France insoumise et de l’Institut La Boétie, qui est présidé par Jean-Luc Mélenchon, mais ce n’est pas rédhibitoire. Vous n’êtes pas le premier universitaire à vous engager pour un programme, un candidat. C’est même assez banal, parmi les chercheurs et les intellectuels.

En revanche, il importe que vous n’agissiez pas en militant politique au sein du Haut Conseil. Vous avez rappelé votre attachement à votre indépendance d’esprit, liée à votre éthique universitaire. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets, quels qu’ils soient, de désaccords avec le programme économique de La France insoumise, pour nous rassurer sur votre indépendance ?

M. Éric Berr. L’engagement d’économistes auprès de l’Institut Montaigne ou de la fondation Jean-Jaurès les discrédite-t-il quand ils s’expriment sur leur sujet d’étude ? Le soutien de Gabriel Zucman et de Thomas Piketty au Nouveau Front populaire discrédite-t-il leurs analyses en matière fiscale ?

Je comprends toutefois que la frontière puisse paraître ténue car l’économie est par définition politique. Ce n’est pas une science neutre, qui définirait des lois valables en tout temps et en tout lieu. Même les économistes libéraux de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle la présentaient ainsi.

Les économistes travaillent à partir d’une certaine représentation de la société et du monde, de certaines hypothèses. Sur ces fondations, ils bâtissent des constructions théoriques, qui mèneront à des recommandations de politique économique, qui ne peuvent être neutres.

Si je ne crois donc pas à la neutralité du chercheur et son objectivité, je crois en revanche beaucoup à son honnêteté, à sa capacité à réviser son point de vue en fonction de la réalité, sans s’entêter à essayer de la nier. Un universitaire qui se respecte pense contre lui-même la plupart du temps. Il est beaucoup plus animé par le doute que par la certitude. Quand un universitaire est plein de certitudes, ce n’est pas bon signe.

Par ailleurs, ne surestimez pas mon pouvoir de persuasion. Vais-je vraiment convertir tout le Haut Conseil des finances publiques aux politiques keynésiennes ? Bien sûr, je défendrai plutôt cette grille d’analyse, mais si les autres membres du conseil me montrent qu’elle n’est pas pertinente pour telle ou telle question, j’en prendrai acte, et je m’abstiendrai de demander qu’elle soit mentionnée dans le document final.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Dans le domaine économique et budgétaire, les amis de la Macronie et certains médias nous répètent des mensonges éhontés. Aussi, je me félicite que nous auditionnions un économiste. Quelle est, selon vous, la réalité du poids de la dette en France et quelle charge représente-t-elle pour les finances publiques ? On entend à longueur de journée que la dette est insoutenable, que c’est le premier des fardeaux. Pourtant, la France n’a pas de difficultés à emprunter sur les marchés. Si on le ramène sur une période de huit ans, soit la durée moyenne au cours de laquelle la France s’endette, notre taux d’endettement n’est que de 13,7 %.

Par ailleurs, quel est l’impact de la dette privée – dont on parle peu – sur notre économie ?

Peut-on redresser les finances publiques sans faire contribuer les plus riches ? Les 500 plus grandes fortunes de France ont doublé leur patrimoine depuis que Macron est au pouvoir ; alors qu’elles représentaient 6 % de la richesse produite en 1996, elles en détiennent désormais 42 %. Ces personnes paient pourtant bien peu d’impôts puisqu’elles contribuent à hauteur de 0,3 % de leur patrimoine contre près de 13 % pour les classes moyennes.

Comment peut-on expliquer rationnellement le déficit public de la France ? On entend – M. Bazin l’a réaffirmé tout à l’heure – que nous dépensons trop. Pourtant, nos dépenses ont baissé d’environ 0,5 %, en proportion du PIB, depuis 2017. Parallèlement, le déficit s’est accru et les recettes se sont effondrées – d’environ 3 points de PIB, ce qui représente 75 milliards d’euros par an. Quel rôle joue la baisse des recettes dans l’évolution de nos déficits ?

Quelle est la réalité de la croissance économique française ? Comment expliquez-vous son effondrement ? Alors que l’on nous promettait une croissance de 1,4 % en 2024, celle-ci s’est limitée à 1 % ; on nous annonce une croissance de 1,2 % pour 2025 alors que, en réalité, elle sera comprise entre 0,6 et 0,7 % ; on nous explique qu’en 2026, on devrait avoir 1,2 % de croissance – telles étaient les hypothèses du PSMT (plan budgétaire et structurel à moyen terme) – mais la Banque de France a ramené la prévision à 0,9 %. Ne paie-t-on pas, là aussi, le coût de la politique d’austérité budgétaire et de la politique économique du gouvernement ?

M. Éric Berr. La situation de la dette ne me paraît pas aussi dramatique que ce que l’on affirme habituellement, pour plusieurs raisons, que j’ai déjà en partie évoqué. La dette publique n’est pas comparable à la dette d’une entreprise ou d’un ménage : ce sont des notions totalement différentes. La dette publique n’a pas à être gérée comme la dette d’une entreprise ou d’un ménage. La dette de l’État représente des créances détenues par des agents économiques privés. Lorsque l’État s’endette de 1 euro, cet euro va quelque part, à savoir dans les mains d’un ménage ou d’une entreprise. Cela ne signifie pas, bien évidemment, que l’on peut s’endetter à l’infini mais, lorsqu’on veut réduire fortement l’endettement, le déficit, il faut avoir cela à l’esprit. On peut le faire – il faut le faire dans la situation actuelle – mais il faut peut-être que ce soit plus graduel, pour éviter un effet récessif.

La croissance économique repose sur trois piliers principaux : l’investissement, la consommation et les échanges extérieurs. L’investissement est actuellement en berne ; la consommation, qui était le moteur principal de la croissance, a tendance à lâcher ; enfin, notre commerce extérieur n’est pas des plus florissants, même si la situation s’est améliorée en 2024. Si l’on ajoute à cela une confiance déclinante, on comprend que les conditions ne sont pas réunies pour inciter les entreprises à investir à nouveau et à embaucher, et les ménages à consommer. En outre, compte tenu des difficultés que nous rencontrons en matière d’exportations et d’industrialisation, le pilier des échanges extérieurs ne prendra pas le relais.

J’en viens à la dette privée, dont on ne parle effectivement pas assez. Alors que la dette publique représente environ 113 % du PIB, la dette privée – à savoir celle des entreprises privées et des ménages – s’élève, si l’on recourt au même calcul, à 135 % du PIB. La dette privée est donc non seulement plus élevée que la dette publique mais elle ne peut pas, dans une large mesure, être roulée, comme la dette publique. Je ne veux pas dire par là que cette dernière doit être roulée constamment, mais c’est une possibilité offerte à l’État, qui doit être en mesure de payer les intérêts de la dette pour préserver la confiance de ses créanciers et maintenir des taux d’intérêt faibles.

Les entreprises peuvent certes faire rouler momentanément leur dette mais tel n’est pas le cas des ménages, qui doivent rembourser leurs emprunts à un moment donné. Depuis quinze à vingt ans, la dette des ménages a beaucoup plus augmenté en France que chez nos partenaires européens. Cela s’explique par la hausse des prix de l’immobilier, ce dernier étant à l’origine de 95 % de l’endettement des ménages. On a vu ce qui s’est passé aux États-Unis : des ménages, surendettés à la suite de l’acquisition d’un bien immobilier, n’ont plus été en mesure de rembourser leur emprunt. Peut-être faudrait-il prêter attention à cette question, qui est problématique – même si, bien évidemment, nous ne sommes pas dans une situation de précrise financière en France. L’endettement excessif des entreprises peut aussi être source de difficultés.

Une politique austéritaire exerce mécaniquement un effet récessif sur le taux de croissance. Vouloir mener une telle politique trop vite et trop fort risque d’avoir des répercussions très négatives, en particulier sur l’investissement et la consommation. Le retour de cycle pourrait se révéler beaucoup plus long et difficile.

M. Philippe Brun (SOC). Pour notre part, votre engagement militant ne nous dérange pas – beaucoup d’universitaires sont dans le même cas. Vous avez critiqué les positions des socialistes, y compris notre contre-budget, ce qui est parfaitement légitime et nous permet de progresser.

Vous avez souligné que les hypothèses de croissance ou de retour à l’équilibre budgétaire étaient parfois utilisées à des fins politiques. Quelles responsabilités le HCFP devrait-il, selon vous, assumer pour garantir la sincérité des trajectoires budgétaires dans un contexte de dette élevée et de prévisions contredites ?

Les trajectoires budgétaires étant jugées à l’aune de leur soutenabilité, faut-il apprécier cette dernière en fonction de critères purement comptables ? Une trajectoire de dette qui finance la bifurcation écologique ou la justice sociale est-elle, à vos yeux, soutenable même si elle creuse le déficit à court terme ? Comment, en tant que membre du HCFP, intégrer cette vision élargie ? Comment concilier ces enjeux et la mission du Haut Conseil, qui doit garantir la crédibilité des prévisions et veiller à la soutenabilité des finances publiques ?

M. Éric Berr. Pour fonder ses avis, le Haut Conseil puise à certaines sources, s’appuie sur les études de plusieurs institutions mais je ne sais pas précisément lesquelles – même si j’ai une idée sur la question –, dans la mesure où je n’ai pas encore siégé en son sein. Je ne suis donc pas véritablement en mesure de répondre à votre question.

Bien évidemment, la soutenabilité de la dette n’est pas une question purement comptable. J’ai l’habitude de dire à mes étudiants que la dette n’est ni bonne, ni mauvaise : tout dépend à quoi on l’utilise. Si elle sert à réaliser de l’investissement productif – dans la mesure où celui-ci est bien défini et efficacement engagé –, elle se traduira, après un certain laps de temps, par une relance de l’activité économique et des rentrées fiscales, ce qui permettra ensuite de se désendetter. Les États-Unis, après la crise des subprimes, ne se sont pas focalisés sur l’état de leurs finances publiques : ils ont massivement soutenu et relancé l’économie, ce qui a creusé fortement le déficit et la dette avant que la reprise de l’activité et les recettes fiscales ne rendent possible le désendettement.

Au-delà de l’aspect comptable, il faut apprécier la dette à l’aune des objectifs que l’on se donne. On peut s’accorder, me semble-t-il, sur des objectifs minimaux, à savoir que chacun soit en mesure d’accéder à un niveau d’éducation convenable et à des services publics – notamment dans le secteur de la santé – qui fonctionnent correctement, que l’on dispose d’infrastructures favorisant l’activité des entreprises, etc. On ne peut tout réduire à un solde budgétaire ou à un niveau de dette.

La dette ne me pose pas de problème à partir du moment où elle sert à préparer l’avenir, à charge pour le politique de définir les actions prioritaires. Tant qu’elle est destinée à cela, la dette demeure au second plan. Malheureusement, on l’utilise souvent comme un argument pour justifier des coupes dans les dépenses budgétaires.

La mission du HCFP consiste à formuler des recommandations pour que la trajectoire de la France soit compatible avec ses engagements européens – à commencer par la limitation du déficit à 3 % du PIB. Le cadre européen n’est pas de nature à favoriser des politiques très ambitieuses, même si certains pays ont réussi à jouer avec les règles et à mener des politiques de relance – je pense notamment à l’Espagne.

Dans le prolongement de cette réflexion, des discussions pourraient être engagées avec le HCFP en vue de la définition de normes qui ne soient pas seulement d’ordre comptable.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Je me réjouis qu’un économiste hétérodoxe siège au sein d’une instance de conseil. Nous en avons absolument besoin, à l’heure où des procès politiques sont menés : rappelons que le président du COR – Conseil d’orientation des retraites – a été remplacé en raison de ses positions particulièrement critiques à l’égard de la réforme des retraites.

Vous dites que le niveau de la dette n’est pas si insoutenable qu’il y paraît. De fait, les chiffres nous montrent que certains pays ont un niveau de dette supérieur au nôtre. Qu’est-ce qui rend soutenable ou insoutenable une dette ?

La dette inclut les investissements, y compris ceux affectés à la transition écologique, dont le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz dit qu’ils devraient atteindre 60 milliards par an. Or, si l’on intégrait ces montants dans l’ensemble des dépenses publiques, cela entraînerait inévitablement un accroissement du déficit.

Est-il important que la France conserve une forme de souveraineté en matière d’endettement ? Que faire pour consolider cette souveraineté ?

L’instabilité évoquée par l’agence de notation Fitch pour justifier la dégradation de la note de la France est-elle d’ordre politique ou économique ?

Vous prônez une relance par la demande tout en indiquant que le keynésianisme actuel s’écarte grandement du modèle consumériste des années 1960 et 1970. Je ne partage pas votre analyse car, à mes yeux, la demande est nécessairement consumériste.

M. Éric Berr. Pour apprécier la soutenabilité de la dette, d’un point de vue économique, il faut prendre en compte deux éléments : d’une part, le niveau du solde primaire, qui correspond au solde budgétaire hors paiement des intérêts de la dette, d’autre part, l’écart entre le taux d’intérêt de la dette et le taux de croissance économique. Pour un solde primaire nul, la dette est totalement soutenable tant que le taux de croissance économique excède le taux d’intérêt sur la dette – dans ce cas de figure, le poids de la dette rapporté au PIB diminue. C’est pourquoi les politiques de baisse des taux d’intérêt menées par les banques centrales sont peut-être plus à même de préserver la soutenabilité de la dette.

De la même façon, un taux d’inflation un peu plus élevé – 3 ou 4 % au lieu de 2 % – permet d’avoir un taux d’intérêt réel plus faible, inférieur au taux de croissance, en période de hausse des taux d’intérêt, ce qui est un également un gage de soutenabilité.

Il a été évoqué la possibilité d’extraire les dépenses liées à la bifurcation écologique du calcul des déficits publics. C’est une piste qu’il serait intéressant de creuser car on ne pourra pas financer les montants en jeu par la fiscalité : le recours à l’emprunt sera indispensable. On pourrait utiliser une dette commune à l’échelle européenne, comme cela a été fait il y a quelques années. Même si je sais que cette proposition se heurte à des réticences, ce serait un moyen de partager le fardeau que représente le financement du changement climatique.

Pour ce qui est de la souveraineté, il est important de déterminer qui détient la dette. À l’heure actuelle, la dette française est détenue à 54 % par des non-résidents. On prend souvent le Japon comme élément de comparaison. Si ce pays a une dette de l’ordre de 240 % du PIB, il a davantage de moyens pour la gérer dans la mesure où celle-ci est détenue à 90 % par des Japonais. Si un État n’a pas les moyens de rembourser ses créanciers résidents, il peut toujours augmenter la fiscalité qui pèse sur eux pour honorer ses engagements. Aussi simpliste qu’il puisse paraître, cet exemple montre que la gestion d’une dette interne renvoie à la répartition de la richesse. Cette situation est peut-être moins difficile à gérer que ne l’est la relation avec des créanciers étrangers. La grave crise de la dette survenue en 1982, qui a touché de nombreux pays en développement, en Amérique latine, en Afrique et même en Asie, était due au fait que ces États avaient emprunté à des créanciers extérieurs, qui plus est en devises étrangères.

Retrouver une certaine souveraineté en matière d’endettement pourrait passer, par exemple, par la constitution d’un pôle public bancaire, que l’on chargerait de détenir un plancher de titres de dette.

L’agence de notation Fitch explique qu’elle a baissé la note pour des raisons liées à l’instabilité politique. Il n’y a pas de raisons de penser qu’elle a menti.

Lorsque je disais que les post-keynésiens n’étaient pas des keynésiens des années 1960 ou 1970, c’est en partie lié à la question de la demande. La demande est importante, mais il s’agit de savoir sur quoi elle porte. J’estime que certaines dépenses doivent croître – il faut remettre sur pied notre système éducatif et universitaire, rebâtir un système de santé plus efficace, etc. – tandis que d’autres dépenses, liées à des consommations polluantes, doivent, au contraire, être réduites.

M. Nicolas Ray (DR). Comment comptez-vous concilier vos engagements connus auprès de La France insoumise et votre nouvelle mission au sein du HCFP, qui est une institution indépendante et objective ? Comptez-vous renoncer à tout ou partie de vos fonctions et activités en lien avec La France insoumise – je pense notamment aux responsabilités que vous exercez au sein de l’Institut La Boétie ?

Comment peut-on lutter contre la suroptimisation fiscale pratiquée en France et garantir l’imposition des hauts revenus sans pour autant déstabiliser l’outil productif ? Ce type de mesures fiscales peut en effet contraindre les assujettis à vendre leurs actifs pour s’acquitter d’une taxe. Les taxes de cette nature, comme celle proposée par M. Zucman, ne se trompent-elles pas de cible en visant le patrimoine et non les revenus eux-mêmes ?

M. Éric Berr. Certes, Clémence Guetté et Jean-Luc Mélenchon sont les coprésidents de l’Institut La Boétie, mais je peux vous assurer que les chercheurs qui interviennent en son sein ne sont pas obligatoirement des soutiens de La France insoumise. Cela étant, je discuterai de ce point avec le président du HCFP. S’il juge qu’il y a une incompatibilité majeure, j’en prendrai acte. Dans le cas contraire, je continuerai à exercer mes fonctions actuelles.

Le dispositif proposé par M. Zucman a pour objet de toucher, grâce à une taxation des hauts patrimoines, les 1 800 foyers qui arrivent à échapper à l’impôt sur le revenu – ou du moins qui versent un impôt très faible au regard de leurs revenus. La méthode employée par les intéressés consiste à ne pas se verser de revenus et à percevoir des dividendes, en faisant éventuellement remonter les bénéfices jusqu’à la holding. Je suis de près ce débat, bien que n’étant pas un spécialiste des questions fiscales. Cette taxe permettrait, me semble-t-il, d’aller dans le sens d’une plus grande justice fiscale. Cela étant, je suis sensible aux arguments que vous avancez. On a évoqué le cas de l’entreprise Mistral AI, qui, bien que ne générant pas de profits, est valorisé à hauteur de 14 milliards d’euros. Là encore, on peut faire preuve de souplesse, en étalant la mesure dans le temps ou en prévoyant un paiement différé – comme on l’a fait pour des pays en développement qui ne remboursaient pas leur dette. Il n’est pas question de mettre en péril l’industrie française au moment où l’on affirme la nécessité de se réindustrialiser. Ainsi, si Mistral AI n’est rentable que dans dix ans, la société devra payer la taxation cumulée lorsqu’elle sera en mesure de le faire. Il est possible de définir des mécanismes permettant de limiter les inconvénients que vous soulignez à juste titre.

M. le président Éric Coquerel. Je tiens à préciser qu’Éric Berr n’est membre d’aucune instance de direction ou de décision économique de La France insoumise. Chacun sait que l’Institut La Boétie est proche de nous mais M. Berr en est seulement un contributeur. Il ne sera pas lié, dans le cadre du travail qu’il mènera au sein du Haut Conseil, par des décisions de La France insoumise. Certes, c’est une question de confiance mais, si on devait lui demander de ne plus contribuer aux travaux de la fondation, il faudrait également inviter Gilles Moëc à quitter ses fonctions de chef économiste du groupe Axa et prier d’autres membres du HCFP de se retirer des instances d’entreprises au sein desquelles ils exercent un rôle – leur indépendance pouvant éventuellement, si l’on raisonne ainsi, être questionnée. Au demeurant, il n’est pas interdit de penser qu’un président de commission qui nomme un économiste au HCFP le fait pour le bien de l’institution et non pas pour disposer d’une courroie de transmission de ses idées politiques.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Votre nomination, qui interpelle certains d’entre nous, me convient dans la mesure où elle participe à la diversification des membres du Haut Conseil. Cela étant, vous allez changer de statut : vous allez devenir un sage. En tant que tel, vous devrez vous plier à certaines contraintes et obligations. Il faut bien prendre conscience du fait que cela vous oblige.

Souvent, les économistes ne sont pas de bons juristes. On constate, dans le cadre du débat sur la taxe Zucman, une méconnaissance complète de la notion de personnalité morale. Le bénéfice réalisé par une entreprise n’appartient aux associés qu’à partir du moment où il a été distribué. S’ils allaient chercher eux-mêmes ce bénéfice, on serait à la limite de l’abus de bien social. Cette ignorance du droit me choque. J’aimerais que l’on respecte le code civil, qui est la colonne vertébrale de notre système juridique, et je souhaiterais que, dans le cadre de vos futures réflexions, ces notions juridiques irriguent votre pensée.

Le problème n’est pas le recours à la dette en tant que tel mais son coût, qui s’emballe. La dégradation de la notation a des conséquences, notamment sur les prêteurs et le volume de financement. Le HCFP a affirmé, dans un avis récent, qu’il faudrait faire revenir le déficit sous la barre des 3 % en 2029. Que pensez-vous de cette règle des 3 % et des obligations européennes en la matière ?

M. Éric Berr. J’ai conscience du risque que vous pointez : de fait, la frontière est toujours ténue entre la démarche purement scientifique et les recommandations de politique publique. La seconde approche repose sur une orientation politique car l’économie est politique. Ceux de mes collègues qui prétendent faire de l’économie neutre et objective mentent.

Je reconnais avoir, en matière juridique, d’importantes lacunes que je tenterai de combler.

S’agissant de la dette, l’élément important est la charge de ses intérêts bien plus que son stock. La France ne se trouve pas à un stade aussi critique qu’on le dit parfois ; il n’est pas impossible qu’elle l’atteigne, mais tel n’est pas encore le cas car la charge de la dette ne représente que 2 % du PIB, soit un niveau proche de celui de l’an dernier, malgré une légère hausse. Ce poids est nettement inférieur à celui qu’il était au milieu des années 1990 ou 2000, mais cela ne suffit pas à écarter la possibilité d’un problème dans un, deux ou cinq ans. En effet, si la situation continue de se détériorer et si les déficits publics ne diminuent pas, nous pourrions connaître des difficultés.

Le déficit budgétaire doit-il repasser sous la barre des 3 % du PIB dans un, deux, quatre ou quinze ans ? On peut en débattre, mais l’important est d’entamer la réduction du déficit, en ayant bien à l’esprit que le ratio brut du déficit rapporté au PIB biaise la réflexion. Lorsque les États-Unis ont massivement investi pour relancer l’économie à la suite de la crise financière, leur déficit budgétaire a temporairement atteint 12 % du PIB. Le déficit budgétaire français pourrait atteindre 6 %, 7 % ou 8 % du PIB sans que cela soit inquiétant, à la condition que ce solde soit la conséquence d’investissements productifs destinés à relancer l’activité et, in fine, à faire passer le déficit sous la barre des 3 % du PIB.

Faire de cette cible des 3 % l’objectif principal de la politique budgétaire pose problème. Se pose en outre la question des moyens à employer pour réduire le déficit : faut-il privilégier la hausse des recettes ou la baisse des dépenses ? La contraction des dépenses, solution préconisée par le gouverneur de la Banque de France – même s’il reconnaît la nécessité d’une taxation des hauts patrimoines –, n’est pas de nature à relancer l’économie. La dépense et l’investissement publics représentent des marchés pour les entreprises privées, donc un retour de la confiance pour ces dernières. Le secteur privé pourra difficilement relancer l’activité sans l’aide d’une impulsion publique, laquelle créera automatiquement du déficit à court terme.

M. François Jolivet (HOR). Je vous remercie d’avoir rappelé que l’instabilité financière, politique et géopolitique érodait la confiance, donc les investissements et la consommation : je partage votre diagnostic, qu’il faut répéter.

J’ai compris que vous étiez un néo-keynésien : Keynes prônait, de manière schématique, la relance par la dépense publique et par l’endettement des ménages. Cette politique fut menée aux États-Unis pour répondre à la crise de 1929, puis en France quelques années plus tard. Aidez-nous à prendre du recul : un modèle fiscal et économique qui repose sur l’accroissement de la consommation est-il durable ? L’augmentation des dépenses militaires contribue à relancer l’activité ; de même, j’ai entendu votre plaidoyer pour la relance par la dépense publique dans la santé, l’éducation et l’enseignement supérieur. Toutefois, ce que veulent avant tout les ménages, ce sont des augmentations de salaire, comme ils vont nous le redire le 18 septembre. Je me souviens de l’échec du pari de celui qui était présenté comme le meilleur économiste de France et qui avait fini par être obligé de dire qu’il fallait acheter français. Dans le contexte d’une mondialisation qui interroge sur la façon dont Temu et d’autres plateformes internet paient la TVA, quel regard portez-vous sur la distorsion entre l’attente des ménages et la relance par la dépense publique, sachant que les foyers sont autonomes et qu’il convient de ne pas oublier les niveaux d’endettement de 20 % dans les années 1980, produits de la relance de la consommation orchestrée par des organismes comme Cetelem ?

Les historiens ont montré qu’après 1945, les nations ont fait le pari, peut-être non vertueux, de développer l’interdépendance entre les économies pour éviter une nouvelle guerre mondiale – d’ailleurs, il n’y en a pas eu depuis quatre-vingts ans. Actuellement, de nombreux pays souhaitent se refermer sur eux-mêmes et produire sur leur sol pour parvenir à une totale autonomie : dans un tel schéma, un pays peut taper sur son voisin puisqu’il n’a plus besoin de lui. Vous avez dit que l’agence de notation Fitch avait dégradé la note de la France à cause des problèmes politiques, mais le FMI n’a pas avancé cette raison ; or le Fonds est une institution internationale qui lie les États entre eux. Le FMI a évoqué un risque faible à modéré. Je connais peu d’organismes de placement dans notre pays qui sont tenus par les notations de Fitch lorsqu’ils achètent des obligations d’État ; en revanche, ils accordent de l’importance au FMI. Il serait intéressant de savoir combien d’investisseurs sont tenus par leur conseil d’administration de ne pas acheter de titres de dette présentant, selon le FMI, un risque modéré : ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, y compris chez nous. La parole internationale de la France continuera-t-elle d’être respectée, notamment en Europe, si elle s’éloigne de la barre des 3 % ? Quelles conséquences devons-nous tirer de la dégradation de l’appréciation de la France par le FMI ? Au Fonds aussi, il y a des économistes ! Si la démondialisation s’accélère et que chacun produit en autarcie, qu’adviendra-t-il de la paix mondiale, laquelle repose sur le commerce international depuis 1945 ? Le conflit entre la Russie et l’Ukraine constitue une première alerte.

M. Éric Berr. Lorsque Keynes défend une politique de relance, il s’agit d’une relance de l’investissement public, non de la consommation – celle-ci augmentera plus tard, une fois propagé l’effet de la hausse de l’investissement public. Ce dernier, en offrant des marchés aux entreprises privées, leur permet d’améliorer leurs anticipations et d’embaucher davantage : c’est par ce biais que le revenu des ménages progresse à l’échelle macroéconomique, donc la demande, car les foyers consomment environ 85 % de leur revenu en France – un peu moins actuellement. La hausse de la demande montre aux entreprises que les débouchés existent, donc elles augmentent la production. Voilà le mécanisme keynésien, un mécanisme qui ne repose pas sur l’endettement des ménages mais sur l’investissement public, et qui amorce un cercle vertueux à condition que le secteur privé suive le mouvement.

La directrice de la communication du FMI a indiqué cette semaine que la France n’avait pas de problème d’endettement important mais que son économie souffrait d’une insuffisance de la demande. Mon prisme d’économiste keynésien me fait dire que la question de la demande est insuffisamment traitée dans les débats.

On nous a promis une mondialisation heureuse qui bénéficierait à chacun. Cet engagement n’était pas neutre, lui non plus, il reposait sur la théorie de l’économiste David Ricardo sur les avantages comparatifs, selon laquelle chacun se spécialise dans les domaines qui lui réussissent et profite des échanges pour obtenir ce qui lui manque. La promesse n’a pas été tenue puisqu’il y a eu des gagnants et des perdants ; le capital s’est concentré et des oligopoles se sont constitués sur des marchés où ils ont dicté leur loi par les prix. La démondialisation peut emporter un risque de guerre, mais la mondialisation n’a pas empêché la survenue de conflits, même si aucune guerre mondiale n’a éclaté. Deux grands blocs se sont affrontés durant la guerre froide, et cette période n’a pas été un long fleuve tranquille. Selon l’économiste et historien Arnaud Orain, il y a deux grandes phases du capitalisme : la première est celle du capitalisme libéral dans laquelle tout le monde peut espérer voir sa situation s’améliorer, et la seconde, que nous connaissons depuis les années 2010 mais qui a déjà connu des épisodes dans le passé, est marquée par un capitalisme de prédation dans lequel chaque gain se fait au détriment d’un autre acteur et qui ouvre la voie à des conflits armés.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Nicolas Metzdorf (EPR). Quel est l’impact de la situation des finances publiques sur les territoires d’outre-mer ? Ceux-ci coûtent entre 28 milliards et 30 milliards par an, dont 6 milliards à 7 milliards de dépenses fiscales. Vos travaux ne portent pas sur le sujet, mais j’imagine qu’un économiste tel que vous avez un avis sur la question. La France consent, à juste titre, un effort financier important dans les territoires ultramarins, ceux-ci restant très dépendants de l’aide de la métropole car l’économie ne parvient pas à se développer de manière endogène.

M. Éric Berr. Je ne m’estime pas du tout compétent dans ce domaine. Je n’assimile pas les territoires d’outre-mer à des pays en voie de développement, mais ils ont ceci de commun avec eux qu’ils accusent un retard en matière de production de richesses. Leurs perspectives s’amélioreront lorsqu’ils assureront davantage leur développement eux-mêmes. Plutôt que d’aides sans perspectives, ce sont d’investissements que ces territoires ont besoin, car ce sont eux les moteurs du développement économique, dans ces zones comme ailleurs.

M. Fabien Di Filippo (DR). Monsieur le président, vous avez tenu à souligner que M. Berr ne siégeait dans aucune instance dirigeante de votre parti ; néanmoins, nous nous interrogeons sur son objectivité et sa crédibilité.

Vos propos sont très pondérés cet après-midi, monsieur Berr. Je me demande donc si ce n’est pas votre jumeau maléfique qui gère vos réseaux sociaux. En effet, on peut y lire des jugements extrêmement sévères sur des membres du gouvernement sortant – vous qualifiez même certains d’entre eux de racistes. Comment pourrez-vous faire preuve d’objectivité malgré de tels biais idéologiques et politiques – je rappelle que vous avez un engagement militant et que vous participez à des campagnes électorales pour La France insoumise ?

Vous avez affirmé que, contrairement aux entreprises, l’État pouvait faire rouler sa dette, mais la charge de la dette augmente : à terme, il n’est pas certain que nous puissions encore l’acquitter. Pour appartenir au HCFP, il est important d’être crédible. Jusqu’à quel niveau considérez-vous acceptable la croissance de la charge de la dette ? Ce poste de dépenses va bientôt représenter 20 % du budget de l’État. Un niveau de 40 %, 50 % voire 60 % serait-il soutenable à vos yeux ? Un tel poids obère toute marge de manœuvre dans la conduite des politiques publiques. Le terme de « post-keynésien » est académique mais il cache beaucoup de choses.

M. Éric Berr. Il n’est absolument pas question de laisser filer la dette : aucune personne sensée qui se penche sur les questions économiques ne le pense. En revanche, la France n’est ni en défaut de paiement, ni sur le point de l’être. Notre pays a rencontré un grave problème de dette publique en 1926, date à laquelle la charge des intérêts de la dette représentait 42 % des dépenses publiques ; actuellement, cette charge atteint environ 3 % : nous sommes loin de connaître une crise catastrophique de dette souveraine. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas veiller à éviter tout dérapage, mais la situation n’est pas aussi dramatique qu’on peut parfois l’entendre. D’ailleurs le FMI, que l’on ne peut dire d’obédience « keynésienne » ou « post-keynésienne », partage ce constat.

La charge de la dette, actuellement d’environ 55 milliards d’euros, pourrait atteindre 100 milliards en 2027 ou en 2029 : une telle présentation dramatise la situation. Si on rapporte ce montant à la richesse créée, le poids des intérêts de la dette s’alourdirait de 2 % à 2,5 % du PIB. Une telle augmentation n’est pas négligeable, mais elle ne constitue pas un dérapage dramatique : je vous renvoie, une nouvelle fois, aux années 1990 et au début des années 2000 où cette charge était bien plus lourde.

M. le président Éric Coquerel. Elle était de 3 % en 2007.

Je n’ai pas prétendu qu’Éric Berr allait être objectif : aucun membre du HCFP ne l’est. En revanche, je vous garantis qu’il sera indépendant de toute décision partisane dans l’exercice de sa fonction au sein du Haut Conseil. J’ai confiance en lui pour élargir le pluralisme de cet organisme.

Conformément à l’article 1er de la loi du 6 décembre 2021, nous n’avons pas à exprimer d’avis sur votre nomination, monsieur Berr. Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions.

 

 

L’audition s’achève à dix-huit heures cinquante-cinq.

 

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

Réunion du mardi 16 septembre 2025 à 17 heures

 

Présents. - M. David Amiel, M. Jean-Didier Berger, M. Philippe Brun, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Mathilde Feld, M. François Jolivet, M. Aurélien Le Coq, M. Philippe Lottiaux, M. Jean-Paul Mattei, Mme Estelle Mercier, M. Nicolas Metzdorf, M. Jacques Oberti, Mme Christine Pirès Beaune, M. Nicolas Ray, M. Matthias Renault, M. Jean-Philippe Tanguy

 

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, Mme Sophie Pantel, Mme Sophie-Laurence Roy, M. Alexandre Sabatou, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou, M. Gérault Verny

 

Assistaient également à la réunion. - M. Thibault Bazin, Mme Anaïs Belouassa-Cherifi, Mme Josiane Corneloup, M. Fabien Di Filippo, Mme Sandrine Rousseau, M. Frédéric Valletoux