Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

         Examen de la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d'enquête sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins (n° 1050) (M. Davy Rimane, rapporteur)                            2

 

 

 


Mercredi
28 mai 2025

Séance de 15 heures 45

Compte rendu n° 70

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Florent Boudié,
président


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La séance est ouverte à 15 heures 45.

Présidence de M. Florent Boudié, président.

La Commission examine la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d'enquête sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins (n° 1050) (M. Davy Rimane, rapporteur).

M. le président Florent Boudié. Cette proposition de résolution a été inscrite à l’ordre du jour de la journée réservée au groupe GDR du 5 juin prochain. Pour que la commission d’enquête soit créée, le présent texte doit être adopté par l’Assemblée nationale. En effet, nous ne sommes pas dans le cadre du droit de tirage, lequel a déjà été utilisé par le groupe GDR pour cette session. Si nous votons en faveur de la proposition de résolution, cette commission d’enquête viendra s’ajouter à celles créées par le droit de tirage, à celles créées en séance publique ainsi qu’aux commissions permanentes qui se sont dotées de pouvoirs d’une commission d’enquête. Cela fait beaucoup de commissions d’enquête, mais leur création relève évidemment de la liberté des députés.

M. Davy Rimane, rapporteur. Je me tiens aujourd’hui devant vous pour défendre une proposition de résolution qui ne vise rien d’autre qu’un principe fondamental de notre République : l’égalité devant la loi et devant la justice, quelle que soit la latitude à laquelle se trouve le justiciable et quelle que soit son origine ou sa langue. En 2025, pour des millions de concitoyens ultramarins, l’accès à une justice de qualité reste inégal, souvent défaillant, parfois même illusoire.

Les constats sont connus. Ils ont été établis par des rapports successifs de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), par des associations et par les acteurs du monde judiciaire ultramarin. Pourtant, rien n’a changé durablement. Faute d’avocats disponibles, d’une aide juridictionnelle efficace ou d’un simple transport vers le tribunal, les justiciables se retrouvent privés de leurs droits. Un aller-retour de Saint-Laurent-du-Maroni à Cayenne peut coûter jusqu’à 150 euros, soit près d’un quart du revenu médian local. À Mayotte, l’absence d’un cadastre fonctionnel rend parfois impossible la simple remise d’une convocation. Il s’agit pourtant de territoires français et, jusqu’à preuve du contraire, de citoyens français. À ces inégalités structurelles s’ajoutent des réalités culturelles ignorées : fort taux d’illettrisme, tradition orale, multilinguisme, statut coutumier et faible accès au numérique.

La réponse de l’État reste uniforme, trop souvent calquée sur les besoins de l’Hexagone, et les moyens sont notoirement insuffisants. Dans plusieurs territoires ultramarins, des juridictions fonctionnent avec des effectifs en deçà des seuils critiques, parfois sans magistrat spécialisé comme le juge des enfants ou avec des greffes largement sous-dotées. À Mayotte, par exemple, une simple chambre détachée de la cour d’appel tente de gérer un contentieux exponentiel alors que de nombreux acteurs alertent depuis plus de dix ans sur la nécessité d’y implanter une cour d’appel à part entière. En Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie, les délais d’audiencement peuvent excéder deux ans dans certaines matières.

Ces déséquilibres nuisent à l’efficacité du service public de la justice, mais aussi à sa crédibilité. Comment croire en une justice équitable quand elle n’a ni les moyens humains ni les moyens matériels pour être rendue correctement dans nos territoires ? Certes, certains dispositifs innovants, comme le Justibus en Martinique, les pirogues du droit en Guyane ou le diplôme universitaire « Valeurs de la République et religions » à Mayotte existent et méritent d’être salués. Ils restent toutefois marginaux, trop dépendants de la bonne volonté de quelques personnes et ne sont pas intégrés à une politique cohérente et pérenne. Quant aux professionnels de la justice – magistrats, greffiers, experts ou avocats –, ils sont souvent isolés, mal formés aux réalités locales et soumis à une rotation trop rapide. Certains experts ne sont même pas payés pour leur mission.

Comment, dans ces conditions, garantir une justice digne de ce nom ? La commission d’enquête que nous proposons aurait pour but de dresser un état des lieux exhaustif, territoire par territoire, et de formuler des recommandations concrètes, soutenues par une véritable évaluation budgétaire et stratégique. Elle serait l’occasion d’un travail collectif et approfondi à la hauteur des enjeux humains, sociaux et matériels que soulève cette question.

L’égalité devant la justice ne peut rester un idéal abstrait, car une justice maltraitée ne peut être que maltraitante. Elle suppose une adaptation sincère de nos institutions aux réalités ultramarines et une volonté politique forte, capable de dépasser l’habitude, l’oubli et les réponses ponctuelles.

En votant cette proposition de résolution, vous ne faites pas un geste symbolique : vous engagez un acte de justice au sens le plus fort du terme. Je vous invite à le faire avec responsabilité et conviction.

Mme Pascale Bordes (RN). Cette proposition de résolution est nécessaire. Elle est même urgente : cela fait des décennies que les gouvernements successifs de toutes les sensibilités politiques ferment les yeux sur la situation dramatique de la justice ultramarine. Depuis plus de trente ans, rien n’a été fait de structurel pour corriger les déséquilibres criants et, lorsqu’on agit, c’est toujours dans l’urgence, jamais dans la stratégie. Ce n’est plus un angle mort, mais une zone de relégation institutionnelle. À titre d’exemple, sur les 250 pages du rapport issu des états généraux de la justice, seulement deux sont consacrées à la justice ultramarine. Leur lecture est édifiante puisqu’y est évoquée « une justice ultramarine en état de grande fragilité ».

Il ne s’agit pas là d’un incident ponctuel ou d’un simple retard d’investissement, mais d’une crise systémique. Les juridictions ultramarines sont confrontées à une accumulation de difficultés structurelles avec des infrastructures vétustes, voire indignes, et à tout le moins inadaptées aux besoins locaux. Des postes de magistrats et de greffiers ne sont pas pourvus, faute d’attractivité ou tout simplement de volonté politique de résorber les inégalités. Les délais de traitement des dossiers sont encore plus longs qu’en métropole, ce qui heurte les principes fondamentaux du droit et alimente un sentiment d’injustice et d’abandon profond parmi les citoyens. Enfin, la fracture numérique aggrave encore l’éloignement entre les justiciables et leurs institutions.

Le rapport évoque aussi une défiance envers la justice dans les outre-mer. Qui peut s’en étonner ? Comment faire confiance à une institution qui, dans certains territoires, rend la justice dans des bâtiments insalubres, avec des effectifs réduits et dans des délais qui découragent à jamais toute démarche judiciaire ? Cette situation n’est pas un accident, c’est la conséquence directe d’un désintérêt coupable, nourri par une méconnaissance des réalités locales et, trop souvent, par une vision purement jacobine de la République.

Les Ultramarins n’ont jamais demandé une justice d’exception. Ils demandent simplement une justice à hauteur d’homme, à la fois respectueuse des principes de la République et, surtout, adaptée aux réalités sociales, culturelles et géographiques du terrain. Nous devons la vérité à nos compatriotes ultramarins. Nous devons dresser un état précis, entendre celles et ceux qui, chaque jour, font tourner ces juridictions dans des conditions que beaucoup de nos concitoyens de métropole n’imaginent même pas. Nous devons aussi interroger l’inaction de l’État, l’inefficacité des plans précédents, le défaut de programmation budgétaire et l’absence chronique de moyens. Oui, il faut dénoncer et nous interroger sur le double visage d’un discours républicain qui proclame l’égalité, mais laisse s’installer sur place une justice à deux, voire à trois vitesses. Oui, il faut briser cette mécanique du sous-investissement chronique. Enfin, il faut une réponse politique forte, à la hauteur des enjeux et des attentes des Ultramarins.

L’égalité des droits sur l’ensemble de nos territoires est l’un des socles de notre République et la justice est le fondement même du pacte social. Platon disait, il y a bien longtemps déjà, que là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas d’État. Espérons que cette commission d’enquête sera un acte de confiance dans notre capacité collective à enfin réformer pour mieux faire. C’est pourquoi le groupe Rassemblement national votera en faveur de cette proposition de résolution.

M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Monsieur le rapporteur, nous ne pouvons que partager le constat que vous avez dressé. Ces dysfonctionnements avaient déjà été soulignés dans un avis rendu par la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2017. Un sondage révèle par ailleurs que 58 % des Ultramarins affirment éprouver des difficultés à faire valoir leurs droits. Cette situation n’est pas acceptable et il nous faut avancer sur ce sujet.

Le président l’a souligné : vous proposez la création d’une commission d’enquête, qui viendrait s’ajouter à celle que votre groupe a créée grâce à son droit de tirage, alors que ces organes ont tendance à se multiplier. Une mission d’information commune avec la délégation aux outre-mer ou la création d’une mission parlementaire par le gouvernement me semble plus appropriée. C’est pourquoi, bien que nous partagions avec vous l’objectif de garantir l’égal accès de nos concitoyens d’outre-mer à la justice, nous rejetterons votre proposition de résolution.

Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). Comment nos compatriotes ultramarins peuvent-ils avoir confiance dans notre justice ? Comment peuvent-ils avoir confiance lorsque des prisonniers politiques kanaks sont détenus, ou plutôt déportés, à 17 000 kilomètres de chez eux ? J’ai une pensée pour Christian Tein, figure de la mobilisation indépendantiste en Kanaky Nouvelle-Calédonie et président du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), qui devrait être immédiatement libéré pour retrouver ses proches mais aussi pour pouvoir participer aux négociations en cours, comme l’ensemble des prisonniers politiques kanaks actuellement détenus. Comment nos compatriotes ultramarins peuvent-ils avoir confiance dans la justice lorsque, en Kanaky Nouvelle-Calédonie, les juges sont originaires de l’Hexagone et le plus souvent de passage ? Une seule magistrate est d’origine kanak et exerce en ce moment à titre temporaire sur le territoire. Comment peuvent-ils avoir confiance lorsque le barreau de Nouméa ne compte que deux avocats kanaks ? Comment peuvent-ils avoir confiance lorsque plus de 90 % des personnes détenues au centre pénitentiaire du Camp Est sont kanaks alors que ceux-ci ne forment que 41 % de la population – une surexposition encore plus marquée qu’il y a vingt ans, surtout après les dernières révoltes populaires.

Comment peuvent-ils avoir confiance lorsque perdure la logique coloniale, qui conduit un garde des sceaux à annoncer, sans même consulter les élus ou nos compatriotes guyanais, la construction d’une prison de haute sécurité à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane, connu pour son bagne ? Les territoires ultramarins seraient donc des terres de relégation ? Comment peuvent-ils avoir confiance lorsqu’à Mayotte, territoire le plus pauvre de France et récemment dévasté par le cyclone Chido, l’État consacre 292 millions à la construction d’un deuxième centre pénitentiaire alors que la construction d’un second hôpital coûterait 163 millions, soit presque deux fois moins ? L’État préfère donc investir dans l’immobilier pénitentiaire plutôt que de mettre en place un mécanisme de régulation carcérale, lutter contre les inégalités sociales, consacrer des moyens pour plus de magistrats et de greffiers pour améliorer l’accès au droit.

Si le service public de la justice est déjà clochardisé dans l’Hexagone, il l’est encore plus en outre-mer. Ce n’est un secret pour personne. Plusieurs rapports le démontrent : celui de la Défenseure des droits, ceux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le rapport des états généraux de la justice, qui observe que « l’accès au droit y est particulièrement précaire dans un contexte de pauvreté et de fracture numérique largement supérieures à ce qui est observé sur le territoire européen de la France ». Une enquête réalisée par le cabinet Odoxa en 2021 pour le Conseil national des barreaux (CNB) indique que 58 % des Ultramarins éprouvent des difficultés à faire valoir leurs droits. Enfin, les chiffres de l’Insee et d’autres institutions montrent que les inégalités quotidiennes subies par les citoyens vivant dans les outre-mer contribuent aux difficultés d’accès au droit : la grande pauvreté y est cinq à quinze fois plus fréquente qu’en Hexagone, le taux de chômage y varie entre 13,5 % et 37 %, l’illettrisme est trois plus important aux Antilles et à La Réunion qu’en Hexagone. M. Patrick Lingibé, membre du Conseil national de l’aide juridique (Cnaj) note que « l’accès au droit demeure un luxe pour des gens qui ne peuvent pas notamment se nourrir correctement ».

Pour répondre à ces problèmes, il faudrait prendre des mesures budgétaires à la hauteur, mais les propositions que nous avions faites en ce sens, avec des députés d’autres groupes, n’ont pas été retenues à cause du 49.3. Il faut aussi éviter les propositions aux relents coloniaux – et l’on ne peut évidemment compter, pour cela, sur MM. Darmanin et Retailleau. En attendant un nouveau gouvernement, nous voterons en faveur de cette proposition de résolution.

Mme Marie-José Allemand (SOC). En l’absence de M. Jiovanny William, il me revient de représenter le groupe Socialistes et apparentés. L’accès au droit et à la justice pour nos concitoyens d’outre-mer est un sujet qui nous est particulièrement cher. Il renvoie à l’exigence fondamentale de garantir une égalité réelle entre tous les citoyens de la République, quelle que soit leur origine sociale ou géographique. Je tiens donc à saluer l’initiative du groupe GDR, qui s’inscrit dans une démarche rigoureuse et profondément ancrée dans la réalité vécue par nos concitoyens.

Cette proposition de résolution ne se limite pas à un simple constat de la réalité de ces territoires, puisqu’elle est animée par la volonté d’établir des pistes d’amélioration. Ainsi, l’une des missions notables de la commission d’enquête sera de proposer des correctifs afin de renforcer l’efficacité juridictionnelle dans les territoires d’outre-mer, de formuler des propositions en vue d’améliorer l’aide juridictionnelle pour assurer une égalité réelle en matière d’accès à la justice pour les citoyens ultramarins, d’améliorer les rapports de confiance envers la justice ultramarine grâce à la formation des personnels judiciaires et au renforcement de l’attractivité des juridictions ultramarines pour les magistrats.

Les travaux de cette commission d’enquête pourraient permettre de rétablir le dialogue social avec les citoyens ultramarins. En effet, la pluralité des thématiques abordées témoigne d’une volonté de ne pas traiter les outre-mer à travers une approche unique, calquée sur celle de l’Hexagone et qui a pour conséquence de stigmatiser ses citoyens en ne leur fournissant pas une législation appropriée. Il est nécessaire de prendre en compte les spécificités de chaque territoire. Il faut donc reconnaître les normes coutumières et prendre en compte le multilinguisme ainsi que les effets de l’éloignement géographique, de la dématérialisation, de la formation des magistrats et de l’attractivité des postes en outre-mer sur le service public de la justice. L’article 6 de la Déclaration des droits de 1789, qui consacre le principe suivant lequel la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », ne saurait justifier notre inertie en tant que législateur.

La Défenseure des droits, l’Insee, la CNCDH ont tous souligné, à des moments différents, le traitement inégal dont sont victimes nos compatriotes ultramarins : un taux de pauvreté jusqu’à dix fois supérieur, un taux de chômage pouvant aller jusqu’à 38 % et une aide juridictionnelle insuffisante. Comment garantir à nos citoyens le droit à un recours effectif dans de telles conditions ? Cette réalité a déjà été dénoncée à de maintes reprises, ce qui n’a que rarement été suivi d’effets. Afin d’éviter que cette commission d’enquête vienne s’ajouter à la liste d’autres initiatives sans impact pratique, il nous appartiendra de nous pencher sur ce sujet de manière urgente.

M. Steevy Gustave (EcoS). On dit souvent que l’outre-mer, c’est la carte postale qu’on envoie, mais jamais la lettre qu’on lit. Cette formule résume tristement une réalité que de nombreux acteurs du droit dénoncent depuis des années. Parmi eux, l’avocat guyanais Patrick Lingibé, spécialiste reconnu des droits fondamentaux dans les outre-mer, qui n’a eu de cesse d’alerter sur ces inégalités structurelles, sur cette justice à deux vitesses, sur cette République qui oublie trop souvent ses propres principes lorsqu’il s’agit de ses territoires ultramarins.

Derrière les images de lagons, de plages ou de volcans, il y a une autre réalité moins photogénique, celle d’un accès à la justice profondément inégal. L’accès à la justice n’est pas un privilège, c’est un droit fondamental, le socle même de l’État de droit : là où ces droits reculent, c’est la République qui vacille. Bien que l’égalité soit le deuxième principe de notre devise nationale, les populations ultramarines continuent de faire face à des inégalités criantes dans l’accès au droit et à la justice. Dès 2017, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a alerté sur la non-effectivité de ce droit dans les outre-mer en pointant du doigt un manque criant de moyens humains – magistrats, greffiers, avocats, interprètes – et matériels. À cela s’ajoutaient, et s’ajoutent toujours, des structures judiciaires inadaptées, l’éloignement géographique, l’isolement de certaines populations et des délais de traitement deux à trois fois plus longs qu’en métropole.

Ces carences, qui sont systématiques, sont documentées et régulièrement dénoncées. En 2023, la Défenseure des droits publiait un rapport sur l’accès aux services publics dans les Antilles. En décembre 2024, le baromètre de l’accès aux droits montrait que 33 % des sondés dans les départements et régions d’outre-mer (Drom) et les collectivités d’outre-mer (Com) déclaraient ne pas avoir facilement accès aux tribunaux, contre 21 % en moyenne en Hexagone. Cet écart de douze points est inacceptable.

Aux limites structurelles s’ajoutent des barrières culturelles, sociales et économiques. Il ne s’agit pas uniquement de moyens, il s’agit aussi d’un modèle de justice trop centralisé, calqué sur l’Hexagone et donc mal adapté aux réalités locales : une justice qui ne prend pas en compte des spécificités linguistiques, culturelles, géographiques et une justice qui, parfois, ne parle pas la langue des justiciables. Ces droits à géométrie variable représentent une rupture d’égalité, qui mine la confiance dans nos institutions. Elle alimente ce sentiment de relégation et parfois d’abandon et participe aux crises comme à Mayotte ou en Nouvelle-Calédonie. Elle est révélatrice du coût du silence de l’État.

Il est donc urgent de repenser l’organisation judiciaire dans les outre-mer. Il ne s’agit pas de créer un régime d’exception, mais d’adapter la justice aux réalités et aux défis de chaque territoire pour garantir une justice vraiment accessible, équitable et efficace.

Le groupe Écologiste votera en faveur de cette commission d’enquête parce que ce travail de vérité est indispensable et parce qu’on ne peut pas construire la confiance avec des dispositifs défaillants, avec une justice absente ou déconnectée. Laisser des citoyens français sans accès réel à la justice, c’est d’abord les oublier ; et l’oubli, ainsi que le rappelle Patrick Chamoiseau, est la première forme de violence.

M. Frantz Gumbs (Dem). Je suis profondément attaché à la qualité et à l’égalité d’accès aux services publics d’une manière générale dans les outre-mer et je remercie mon groupe de me permettre de m’exprimer devant votre commission. La proposition de résolution que nous examinons vise à créer une commission d’enquête chargée d’étudier les défaillances entravant l’accès au droit et à la justice des citoyens ultramarins et de formuler des solutions concrètes, adaptées et en cohérence avec les contraintes et les réalités multiformes de chaque territoire, afin de restaurer la confiance dans la justice et d’assurer à nos citoyens justiciables, éloignés de l’Hexagone, une égalité réelle d’accès au droit et à la justice. Cette démarche est pleinement justifiée.

De nombreux avis, rapports, enquêtes et témoignages ont mis en avant les dysfonctionnements et les difficultés d’accès au droit et à la justice des Ultramarins. Parmi leurs causes, on évoque souvent les réalités socio-économiques et géographiques des territoires ultramarins : taux de pauvreté plus important, chômage plus élevé, illettrisme rampant, langue usuelle souvent différente du français et importance de la fracture numérique. La diversité des statuts juridiques régissant les outre-mer – onze territoires répondant à trois catégories juridiques différentes – est de nature à accroître ces dysfonctionnements.

La commission d’enquête s’attardera particulièrement sur l’analyse des freins structurels à l’accès au droit et à la justice, sous trois angles spécifiques. Le premier est l’ancrage de la coutume et son articulation avec les règles de droit commun. Dans certains territoires, le manque d’acculturation à ce rapport entre les différentes normes peut engendrer de la frustration, de l’incompréhension et un sentiment d’injustice. Le deuxième angle est la tradition orale et le multilinguisme. Je rappelle que cinquante-quatre des soixante-quinze langues reconnues comme langue de France sont issues de ces territoires. Il semble par conséquent pertinent d’analyser concrètement comment ces publics allophones sont réellement pris en compte dans le processus judiciaire. À Saint-Martin, par exemple, où, pour des raisons historiques et culturelles, la langue véhiculaire est un anglais local, cette situation est-elle correctement considérée en matière d’accès au droit et à la justice ? Le troisième angle est l’éloignement géographique du juge qui nécessite, comme à Saint-Barthélemy ou en Polynésie, la tenue d’audiences foraines, qui sont difficiles à mettre en œuvre et souvent insuffisantes en raison de leur coût et de leur complexité logistique. Parallèlement à ces causes profondes des dysfonctionnements, la commission d’enquête devra s’assurer de la prise en compte des contextes locaux en abordant la question de la dématérialisation croissante, du manque d’attractivité des juridictions ultramarines et des frais de déplacement des avocats.

Il est de notre responsabilité de législateur de garantir à tous les citoyens, où qu’ils se trouvent sur le territoire de la République, un accès effectif à la connaissance de la norme juridique, aux droits qu’ils possèdent et aux moyens de les faire valoir. Le groupe Dem soutiendra cette proposition de résolution.

Mme Elsa Faucillon (GDR). Nos collègues ultramarins nous alertent très régulièrement sur les grandes difficultés d’accès à de nombreux droits fondamentaux dans les territoires d’outre-mer en raison des difficultés économiques à se nourrir, à se déplacer et à se loger. Les mobilisations qui ont eu lieu dans plusieurs territoires d’outre-mer ont trop souvent été réprimées plutôt qu’écoutées. La question de l’accès à la justice est moins souvent évoquée et la commission d’enquête proposée par Davy Rimane nous amènera, je l’espère, à nous en emparer.

En outre-mer, comme dans l’Hexagone, le manque de moyens est un obstacle parmi d’autres à l’accès à la justice. Je souhaite m’arrêter plus particulièrement sur un de ces obstacles : le manque d’adaptation de nos services publics aux réalités des outre-mer.

Les langues des pays dits d’outre-mer, cinquante-quatre sur les soixante-quinze langues régionales dénombrées en France, ne sont pas prises en compte. L’article 2 de la Constitution fait du français la langue de la République, mais comment répondre à l’impérieuse nécessité de faire société et comment construire la République si on ne fait pas l’effort de s’adapter à nos concitoyens ? Il n’est pas question d’abandonner l’usage du français dans nos administrations, mais de comprendre nos concitoyens, leur langue, leur culture, leur vécu et, tout simplement, de les écouter, ce qui demande des adaptations. Prendre en compte le multilinguisme, c’est faire preuve de justice sociale pour des populations plus fortement exposées à l’incompréhension du français et davantage touchées par l’illettrisme et de justice tout court qui exige, pour être équitablement rendue, que toutes les parties puissent s’exprimer, se défendre et, si besoin, contester une décision. La dématérialisation à marche forcée imposée par l’État, qui concerne aussi l’Hexagone, ajoute un rempart supplémentaire en outre-mer : et l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) indique, dans son rapport de septembre 2024, que 25 % de la population des outre-mer se trouve en grande difficulté face à la numérisation de la société.

Une justice adaptée à nos outre-mer ne peut être une justice à visée uniquement sécuritaire. Les outre-mer ne sont pas le bagne de la République ou le lieu d’un exil fantasmé par des néocolonialistes qui prennent le prétexte de la sécurité pour administrer ces territoires sans les aménager et les développer.

Nous sommes sans doute tous d’accord sur le constat, mais je ne suis pas sûre que nous ayons la totalité du constat. Il nous reviendra de creuser pour bien définir les différentes entraves à l’accès à la justice. Nous voterons bien entendu en faveur de la création de cette commission d’enquête, que nous proposons avec fierté.

M. Davy Rimane, rapporteur. Je remercie celles et ceux qui nous encouragent par leur soutien à cette proposition de résolution. Avant de la déposer, j’ai longuement discuté avec des magistrats, des membres des barreaux et des bâtonniers de différents territoires et j’ai pu constater combien cette commission d’enquête était attendue. Jamais, dans notre assemblée, il n’y a eu de commission d’enquête ou de mission d’information d’ampleur prenant en compte toutes les réalités auxquelles sont confrontés, s’agissant du fonctionnement de la justice, nos concitoyens d’outre-mer mais aussi les hommes et les femmes qui la font vivre. Je pense en particulier aux avocats et aux magistrats qui ont dû faire grève pour obtenir un peu de moyens pour ce service public délabré.

Monsieur Gouffier Valente, même si vous partagez le constat que nous dressons, vous avez indiqué que le groupe EPR ne voterait pas en faveur de notre PPR car, dites-vous, il y a déjà trop de commissions d’enquête. Mais de telles commissions font partie des attributions des parlementaires, qui ne disposent pas de 36 000 moyens dans un système où l’exécutif garde la main sur de nombreux domaines. Vous nous avez invités à nous rapprocher de la délégation aux outre-mer et de la commission des lois pour créer une mission d’information : j’essaie de comprendre.

Je rappellerai qu’à l’occasion des débats sur deux textes majeurs, la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi) et la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice (LOPJ), les amendements que nous avons déposés pour améliorer ne serait-ce qu’un peu le fonctionnement de la justice dans nos territoires ont été refusés par les ministres sans qu’ils nous donnent d’explications. Ma démarche n’est pas idéologique mais pragmatique. Les faits sont têtus : il y a urgence. Une commission parlementaire permettrait de lever le lièvre et d’aboutir à des propositions concrètes qui, nous l’espérons, seraient reprises par l’exécutif.

Si nous demandons la création d’une telle commission d’enquête, ce n’est donc pas pour nous faire plaisir mais pour répondre à la nécessité absolue d’apporter des améliorations à des hommes et des femmes qui en ont besoin.

M. le président Florent Boudié. Monsieur le rapporteur, il est normal que des amendements concernant l’autorité judiciaire n’aient pas reçu d’avis favorable dans le cadre de la Lopmi.

Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Cette proposition de résolution poursuit un but louable mais elle soulève plusieurs interrogations. Certes, nos territoires d’outre-mer sont confrontés à des enjeux spécifiques – éloignement géographique du juge, attractivité des juridictions ultramarines, frais de déplacement des avocats – mais les séparer des enjeux concernant le reste de notre pays pose problème au regard de l’unité et de la continuité du service public de la justice ainsi que de l’indivisibilité de la République.

Par ailleurs, le choix du groupe GDR d’inscrire un tel texte à l’ordre du jour de sa journée d’initiative parlementaire risque de contribuer à la multiplication des commissions d’enquête. Il aurait semblé plus adapté et, disons-le, préférable qu’il utilise son droit de tirage.

Enfin, sans nier les difficultés auxquelles est encore confrontée la justice de notre pays, notamment dans les territoires ultramarins, le groupe Horizons & Indépendants tient à souligner que des efforts budgétaires inédits ont été consacrés depuis 2017 à ce service public fondamental pour l’ordre public, la confiance dans l’État et la cohésion sociale.

M. le président Florent Boudié. Du fait de l’ordre du jour en séance, notre commission est en sous-effectif. Il suffit qu’un de ses membres arrive dans cette salle pour que le rapport de force soit modifié au moment du vote, ce qui me gêne. Je vais donc suspendre la réunion.

La réunion est suspendue de seize heures vingt à seize heures quarante.

Article unique

La commission adopte l’amendement rédactionnel CL2 de M. Davy Rimane, rapporteur.

Amendement CL1 de M. Davy Rimane

M. Davy Rimane, rapporteur. Cet amendement précise le périmètre de la commission d’enquête en incluant les principaux axes de ses travaux dans la définition de son objet.

La commission adopte l’amendement.

Elle adopte l’article unique modifié.

L’ensemble de la proposition de résolution est ainsi adoptée.

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La séance est levée à 16 heures 45.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Marie-José Allemand, Mme Léa Balage El Mariky, Mme Pascale Bordes, M. Florent Boudié, Mme Gabrielle Cathala, M. Vincent Caure, M. Jean-François Coulomme, M. Emmanuel Duplessy, Mme Elsa Faucillon, Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Guillaume Gouffier Valente, M. Jordan Guitton, M. Didier Le Gac, M. Roland Lescure, M. Éric Martineau, Mme Élisa Martin, Mme Sandra Regol, M. Davy Rimane, Mme Andrée Taurinya, M. Michaël Taverne, M. Roger Vicot

Excusés. - M. Romain Baubry, Mme Colette Capdevielle, M. Moerani Frébault, M. Aurélien Lopez-Liguori, Mme Naïma Moutchou, M. Julien Rancoule, M. Antoine Villedieu, M. Jiovanny William

Assistaient également à la réunion. - M. Frantz Gumbs, M. Steevy Gustave