Compte rendu
Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République
– Audition de M. Bernard Stirn, dont la nomination en tant que président de la commission prévue à l’article 25 de la Constitution est proposée par le président de la République, et vote sur cette proposition de nomination dans les conditions prévues par l’article 29-1 du Règlement (Mme Edwige Diaz, rapporteure) 2
– Audition de Mme Pauline Türk, dont la nomination en tant que membre de la commission prévue à l’article 25 de la Constitution est proposée par la présidente de l’Assemblée nationale, et vote sur cette proposition de nomination dans les conditions prévues par l’article 29 1 du Règlement (Mme Edwige Diaz, rapporteure) 12
– Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, sur son rapport annuel d'activité 22
Mercredi
4 juin 2025
Séance de 8 heures 30
Compte rendu n° 72
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Florent Boudié,
président
— 1 —
La séance est ouverte à 8 heures 35.
Présidence de M. Florent Boudié, président.
La Commission auditionne M. Bernard Stirn, dont la nomination en tant que président de la commission prévue à l’article 25 de la Constitution est proposée par le président de la République, et vote sur cette proposition de nomination dans les conditions prévues par l’article 29-1 du Règlement (Mme Edwige Diaz, rapporteure).
M. le président Florent Boudié. La commission prévue à l’article 25 de la Constitution, dite commission de redécoupage électoral, doit obligatoirement être consultée sur tout projet de texte relatif au redécoupage des circonscriptions électorales.
La présidence de cette commission est vacante depuis 2021 et la fin du mandat de M. Christian Vigouroux. Le mandat de membre désigné par la présidence de l’Assemblée nationale est également vacant, et nous entendrons la personne pressentie tout à l’heure. La durée du mandat est de six ans.
La commission est largement incomplète depuis plusieurs années, mais aujourd’hui planent des hypothèses de réforme du mode de scrutin législatif. Si la commission devait être saisie d’un projet de texte, elle ne se prononcerait pas sur le mode de scrutin – ce n’est pas son rôle – mais sur les impacts possibles d’une telle réforme. Ainsi, s’agissant d’un mode de scrutin proportionnel intégral à l’échelle départementale, donc sans redécoupage de circonscriptions, elle devrait s’interroger sur la question des seuils démographiques et de la répartition du nombre de députés entre les différents départements – et ce, alors que la dernière évaluation démographique sur laquelle repose cette répartition date de 2006.
Conformément à l’article 13 de la Constitution, la nomination ne pourra pas avoir lieu si l’addition des votes négatifs de la commission des lois de l’Assemble nationale et de celle du Sénat représente plus des trois cinquièmes des suffrages exprimés en leur sein.
Les réponses que M. Stirn a apportées au questionnaire que lui a adressé notre rapporteure ont été transmises aux membres de la commission hier et mises en ligne sur le site de l’Assemblée.
Mme Edwige Diaz, rapporteure. Monsieur Stirn, vous êtes président de section honoraire au Conseil d’État et secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques. Je vous remercie pour les réponses écrites que vous nous avez adressées.
La commission prévue au dernier alinéa de l’article 25 de la Constitution a été créée à la suite de la réforme constitutionnelle de 2008. Sa composition et son fonctionnement sont régis par la loi organique du 23 juillet 2010 relative à l’application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution et par les articles L. 567-1 à L. 567-9 du code électoral. Elle comprend six membres, nommés pour un mandat de six ans et renouvelés par moitié tous les trois ans. Trois sont des personnalités qualifiées nommées par des autorités politiques, en l’occurrence le président de la République, la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat. Les trois membres restants sont nommés respectivement par le Conseil d’État, la Cour de cassation et la Cour des comptes parmi leurs membres respectifs.
Les travaux de cette commission sont essentiels pour éclairer le débat sur le redécoupage électoral. En effet, celle-ci rend un avis indépendant sur les projets de texte et propositions de loi délimitant les circonscriptions pour l’élection des députés, ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs. Cet avis permet de garantir que les redécoupages respectent les exigences fixées par la Constitution et sont opérés avec le plus d’objectivité possible.
Je pense en particulier aux départements caractérisés par une disparité entre leur nombre d’habitants et leur nombre de circonscriptions, ce qui ne garantit pas aux citoyens un nombre suffisant de représentants à l’Assemblée nationale et au Sénat. Le département de la Gironde, par exemple, est le plus grand de France. Avec une superficie de plus de 10 000 kilomètres carrés et plus de 1,7 million d’habitants, il compte seulement six sénateurs, tandis qu’un département comme le Pas-de-Calais en compte sept pour 1,5 million d’habitants ; de la même façon, la Gironde devrait avoir treize circonscriptions, donc treize députés et non douze.
Nous serons vigilants concernant la nature des conclusions rendues par la commission, qui, depuis sa création, n’a rendu que deux avis – en 2009, lors du redécoupage des circonscriptions des députés – et ne s’est pas réunie depuis 2018.
Si un projet de loi instaurant un mode de scrutin proportionnel aux élections législatives est effectivement déposé, il est important que la commission soit en état de fonctionnement. Dans cette perspective, Monsieur Stirn, pensez-vous qu’elle sera à même de se mettre rapidement au travail ?
Quels sont les grands enjeux juridiques liés à ces opérations de redécoupage électoral, notamment concernant la bonne répartition des circonscriptions en fonction du nombre d’habitants et du nombre d’inscrits ?
M. Bernard Stirn. Je suis très honoré d’être ce matin devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, et encore plus puisqu’il est question de remettre au travail cette commission prévue à l’article 25 de la Constitution. Ainsi que vous l’avez souligné, celle-ci s’est progressivement effacée du paysage depuis les avis qu’elle a rendus peu après sa création, en 2009. Cette situation n’est pas satisfaisante s’agissant d’une commission prévue par la Constitution – c’est même la seule commission administrative dont la Constitution prévoit l’existence.
Elle avait commencé très activement, avec deux avis très complets et intéressants rendus en 2009. Puis une série d’événements ont conduit à son effacement, notamment le fait que plusieurs mandats ayant expiré – en dernier lieu, il y a plus de quatre ans, celui du président Christian Vigouroux – n’ont pas été renouvelés. Ainsi, sur six membres, trois sont manquants et la commission n’a tenu aucune réunion depuis 2017 ou 2018.
Cette situation vient sans doute du fait qu’elle a été regardée, à tort, comme une commission intermittente, qui n’aurait vocation à intervenir que si des modifications importantes du mode de scrutin étaient décidées par le législateur. Or sa mission, telle qu’elle est définie par la Constitution, est plus large. Certes, on l’appelle commission du redécoupage, mais sa mission consiste aussi à donner un avis sur la répartition des sièges de députés et de sénateurs entre les départements, activité indépendante du changement du mode de scrutin et qui ne tient qu’à des considérations démographiques.
Cette dernière mission est permanente et j’ai constaté, en me plongeant dans le dossier, que des règles plus contraignantes existent dans d’autres pays européens. L’Allemagne et le Royaume-Uni ont une commission assez proche, mais qui doit être obligatoirement saisie d’une nouvelle répartition des sièges des parlementaires, tous les quatre ans en Allemagne et tous les huit ans au Royaume-Uni, pour tenir compte des évolutions démographiques. La loi française, elle, ne prévoit pas de contrainte de calendrier. On sait que la commission se prononce sur la répartition des sièges entre les départements, pour les députés comme pour les sénateurs, mais sans aucune échéance.
La commission doit jouer tout son rôle, mais uniquement son rôle. Je l’ai dit, il s’agit de donner un avis sur la répartition des sièges entre les départements et, le cas échéant, sur des redécoupages des circonscriptions électorales. En revanche, elle ne se prononce pas sur les modes de scrutin. Surtout, elle n’a pas de pouvoir d’initiative. Elle donne un avis, dit la Constitution, sur « les projets de texte et propositions de loi » qui lui sont présentés – donc non seulement par le gouvernement, mais aussi par les députés et les sénateurs. Il importe d’avoir conscience que les membres de chacun des deux assemblées peuvent présenter des propositions de modification de la répartition des sièges, que la commission doit examiner.
J’en viens aux questions de Mme la rapporteure.
D’abord, comment la commission peut-elle se mettre au travail ? Cela dépendra en partie des auditions de ce matin, qui valideront ou non les propositions de nomination de son président et d’un de ses membres. Il resterait un dernier siège vacant, celui qui doit être désigné par la Cour des comptes, mais je sais que la secrétaire générale du gouvernement a déjà saisi le premier président de la Cour des comptes d’une demande. On peut donc espérer, car c’est la condition sine qua non pour se mettre au travail, que la commission aura rapidement cinq membres, et peut-être le sixième.
J’ai eu quelques échanges préparatoires avec la secrétaire générale du gouvernement, Madame Claire Landais : si vous acceptez ma nomination, mon idée est de réunir le plus rapidement possible la commission, en toute hypothèse avant le 14 juillet. Il faut une première réunion avant l’été pour remettre la commission en état de fonctionner. Je me suis assuré auprès de Madame Landais que des moyens matériels – secrétariat, locaux – seront mis à sa disposition. Les textes ne prévoient rien en la matière, mais cette commission étant prévue par la Constitution, c’est au secrétariat général du gouvernement d’assurer les moyens de son fonctionnement et la secrétaire générale en est parfaitement d’accord.
Par ailleurs, d’après la loi de 2009 qui la régit, la commission peut entendre toute personne. En l’occurrence, il me semble important qu’elle entende rapidement le directeur général de l’Insee au sujet des questions démographiques que vous avez évoquées. Je rappelle que le seul découpage des circonscriptions des députés examiné par la commission date de 2009, et qu’il a été établi sur la base du recensement de 2006. Le directeur général de l’Insee pourrait éclairer la commission sur la situation démographique, mais aussi sur les instruments dont l’Institut dispose, puisqu’il ne fait plus de grands recensements comme en 2006.
Deuxième question : les enjeux juridiques et les grandes lignes du cadre dans lequel la commission devra travailler.
Nous avons la chance de disposer d’un cadre juridique bien tracé, par des jurisprudences concordantes du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État. Le premier a commencé à construire sa jurisprudence par la décision du 8 août 1985 relative au découpage électoral en Nouvelle-Calédonie, et le hasard des calendriers a fait que l’année suivante, un redécoupage des circonscriptions de l’ensemble du territoire national lui a fourni l’occasion de prononcer d’autres importantes décisions, les 1er et 2 juillet 1986.
Le Conseil d’État a, pour sa part, suivi le cadre tracé par le Conseil constitutionnel, comme il le fait habituellement. Ce fut le cas en 2014 – je présidais alors la section du contentieux – lorsqu’il a examiné les nombreuses requêtes présentées contre le nouveau découpage des cantons à la suite de la création des grands cantons.
Les règles sont les suivantes. Un découpage électoral et une répartition de sièges ne doivent procéder d’« aucun arbitraire » – c’est une formule que l’on retrouve dans les décisions du Conseil constitutionnel comme du Conseil d’État. Les répartitions des sièges et les découpages de ces circonscriptions doivent reposer, je cite le Conseil constitutionnel, « sur des bases essentiellement démographiques résultant d’un recensement récent ». D’où la nécessité de recréer cette commission : au regard des exigences constitutionnelles, le découpage actuel pose question.
Quelques autres précisions ont été apportées. Ainsi, les limites cantonales doivent, dans toute la mesure du possible, être respectées : les circonscriptions ne doivent donc pas chevaucher un canton. À côté de la démographie, d’autres impératifs d’intérêt général peuvent être pris en considération, mais dans une mesure limitée, disent de manière identique le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État : ils tiennent à des traditions historiques, à des réalités géographiques – enclavement ou insularité notamment – et à certaines solidarités économiques.
Ce cadre juridique est très consolidé. Il a fait l’objet d’un nombre important de décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État et il est stabilisé du côté des juridictions qui ont examiné soit les lois, pour les parlementaires, soit les décrets, pour les découpages des circonscriptions, en particulier cantonales.
M. le président Florent Boudié. Vous souhaitez que la commission se réunisse avant le 14 juillet, mais la presse s’est fait l’écho de la possibilité que le calendrier de dépôt d’un projet ou d’une proposition de loi portant réforme du mode de scrutin législatif soit largement accéléré. Cela me conduit à vous poser deux questions.
D’abord, la commission dite du redécoupage électoral a jusqu’à deux mois pour rendre ses avis, mais les réajustements démographiques seraient relativement importants. Mme la rapporteure soulevait la situation du département de la Gironde, dont la population a crû de 18 % sur la séquence, ce qui laisse envisager la possibilité d’un député supplémentaire. Autre exemple, les circonscriptions des Français de l’étranger ont connu une augmentation de près de 40 % de leur population, ce qui laisse envisager une augmentation de deux, voire trois ou même quatre députés. Dans chaque cas, il faudra prendre ces sièges de député dans d’autres départements. Dans ces conditions, une échéance de deux mois vous paraît-elle envisageable ?
Par ailleurs, dans l’hypothèse où le texte à venir serait une proposition de loi plutôt qu’un projet de loi, l’obligation d’obtenir l’avis du Conseil d’État s’en trouverait contournée. Qu’en pensez-vous, compte tenu d’un enjeu aussi important que celui d’une réforme du mode de scrutin législatif ?
Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
Mme Sophie Blanc (RN). La proposition de votre nomination à la présidence de la commission indépendante prévue à l’article 25 de la Constitution intervient dans un contexte politique marqué par une forte attente de transparence et de neutralité, notamment pour les questions liées aux redécoupages électoraux.
Cette commission, bien qu’elle ne rende que des avis, joue un rôle important dans le processus de délimitation des circonscriptions. Dans un climat de défiance généralisée vis-à-vis des institutions, il est essentiel que ses travaux soient perçus comme parfaitement impartiaux et fondés exclusivement sur des critères objectifs. Quels points de vigilance identifiez-vous pour garantir la solidité, l’équilibre et la crédibilité des avis rendus ?
Quels principes directeurs permettront d’assurer que la commission remplit sa mission de manière indépendante, notamment dans les cas où les propositions de redécoupage pourraient avoir un impact politique sensible ?
M. Vincent Caure (EPR). Le découpage électoral est une question éminemment politique, majeure pour les membres de cette assemblée puisqu’il détermine aussi le poids de chaque électeur dans le scrutin. Nous en avons conscience et ce découpage a d’ailleurs fait l’objet de nombreux textes et saisines.
Vous avez mentionné les cas allemand et britannique, ce dernier étant caractérisé par une histoire électorale faite de circonscriptions fortement déformées sur le plan démographique.
Les dernières saisines et expressions de la commission, tout comme celles du Conseil constitutionnel en la matière, ont désormais plus de dix ans. Même si la jurisprudence et le cadre n’ont pas varié, je fais miens les mots du président de la commission car, en tant que représentant des Français de l’étranger, je sais l’importance du suivi des évolutions démographiques.
Puisqu’une révision du mode de scrutin des députés avec une possibilité de proportionnelle est dans l’air, la commission serait-elle en mesure de se prononcer, en prenant en compte les évolutions démographiques, dans un délai plus bref encore que les deux mois qui lui sont assignés ? Si oui, quel pourrait être ce délai ?
Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Monsieur Stirn, je me trouve dans une position fort délicate. Si je ne peux que considérer avec intérêt et attention ce que vous avez fait jusqu’à maintenant, je suis nécessairement préoccupée par le travail que vous aurez à effectuer dans la commission dont nous parlons. Même si vous avez raison de dire que la question démographique est clé, l’éventail des choix que vous pourriez être amené à faire est large – d’autant que paraît se profiler cette affaire de proportionnelle, qui n’ira pas sans poser question en matière de répartition des députés dans les départements. Notamment, que se passera-t-il dans les départements qui comptent le moins de députés ?
Ensuite, nous sommes obligés, au-delà de votre personne, de prendre en compte le contexte – que je juge particulièrement grave et antidémocratique, autant vous le dire. Ainsi, je considère qu’Emmanuel Macron a perdu les dernières élections législatives et qu’il n’avait donc pas à nommer le premier ministre. : c’était à la coalition qui avait gagné les élections de le faire. Je pourrais citer de nombreux autres exemples, comme les 49.3 qui se multiplient, une impossibilité pour les parlementaires de s’exprimer sur la loi de finances, etc.
Même si j’entends que vous aurez à cœur de rester indépendant, je crains des interventions du gouvernement auprès de cette commission, de quelque manière que ce soit, pour arranger les choses selon sa volonté. Comprenez que, dans le contexte dans lequel nous sommes, cela puisse nous préoccuper – d’autant plus que vous indiquez, dans vos réponses écrites à Mme la rapporteure, que vous consulterez d’emblée l’Insee, ce qui est logique, mais aussi le ministère de l’Intérieur. Il faudra nous dire ce que vous entendez par là.
Pour notre part, nous sommes attachés à la mise en place non pas d’une commission, mais d’une constituante.
M. le président Florent Boudié. Si nous nous projetons dans l’hypothèse qui semble la plus crédible – même si elle n’a, à ma connaissance, pas fait l’objet d’un arbitrage définitif – d’un mode de scrutin proportionnel intégral dans le cadre départemental, à l’image de celui de la loi de 1985 pour les élections législatives de 1986, il n’y aurait pas de redécoupage électoral. Se poserait donc juste la question de la répartition des députés en fonction des seuils démographiques et des évolutions démographiques sur la période.
Mme Marie-José Allemand (SOC). Monsieur Stirn, je salue votre parcours républicain tout entier tourné vers le service public.
La commission sur le découpage électoral ne s’est pas réunie depuis plusieurs années. De quels moyens d’action et d’expertise entendez-vous vous doter pour mener à bien la mission qui vous est confiée ?
Par ailleurs, la proposition de votre nomination à la présidence de la commission intervient alors que le gouvernement a entamé un cycle de consultations sur l’instauration d’un scrutin proportionnel pour les élections législatives. Au cours de la Ve République, le scrutin proportionnel n’a été utilisé qu’une fois, pour l’élection des députés en 1986. C’est le scrutin adopté cette année-là, le scrutin proportionnel de liste au niveau départemental sans prime majoritaire, qui pourrait avoir la faveur du gouvernement. Quels enseignements juridiques tirez-vous de cet exemple pour éclairer notre réflexion sur la potentielle réforme ?
M. Patrick Hetzel (DR). Monsieur Stirn, vous êtes une figure éminente du droit public français. Vous avez un parcours exceptionnel au sein de la haute fonction publique et de la magistrature administrative, et tout le monde vous reconnaît une expertise juridique exceptionnelle, une rigueur intellectuelle et un sens de l’intérêt général. Aussi mon groupe émettra-t-il un avis favorable à votre nomination.
Nous venons d’évoquer l’hypothèse d’une dose de proportionnelle aux élections législatives, voire d’une proportionnelle intégrale, pour laquelle plaide le premier ministre. Or l’article 25 prévoit que la commission se prononce sur les redécoupages électoraux, mais dispose aussi d’un rôle consultatif en matière électorale. L’histoire montre que son avis, technique, pèse aussi politiquement. Comment concevez-vous son rôle exact : est-elle un simple contre-pouvoir juridique, ou un organe garant de l’équité démocratique du processus électoral ? Comment la commission peut-elle veiller à ce qu’un redécoupage n’aboutisse pas à une marginalisation politique des territoires ruraux ou des départements peu peuplés ?
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Je ne suis pas certain qu’un redécoupage des circonscriptions n’aurait pas d’incidence pour les Français de l’étranger. Qu’en pensez-vous ?
Mme Blandine Brocard (Dem). Votre nomination intervient alors que les questionnements relatifs à la représentativité, l’égalité et la territorialité sont sensibles. Plusieurs enjeux structurels mettent en question la légitimité de notre carte électorale.
D’abord, l’extension des métropoles et la désertification de certains territoires ont des impacts concrets sur la représentation nationale. Si elle répond à l’impératif d’égalité devant le suffrage, la stricte égalisation démographique entre les circonscriptions ne risque-t-elle pas de provoquer un effacement progressif des territoires ruraux ou peu peuplés, mais essentiels à notre équilibre démocratique ? Comment éviter que l’égalité mathématique ne se traduise par une égalité démocratique de fait ? Pensez-vous qu’il faille maintenir un nombre minimum de députés par département, même lorsque la démographie ne le justifie plus ? Comment s’assurer que la représentation des territoires ultramarins, souvent complexes sur le plan démographique et géographique, ne soit pas pénalisée par cette lecture arithmétique du principe d’égalité devant le suffrage ?
D’autre part, comment concevez-vous une évolution du découpage de la carte électorale sans nourrir un soupçon d’arrangement électoral chez les électeurs ? Seriez-vous favorable à une révision périodique de la carte électorale, à l’instar de ce que font d’autres démocraties, afin d’affaiblir les accusations liées au caractère ponctuel du redécoupage ?
M. Jean-Luc Warsmann (LIOT). J’exprime mon plus grand respect pour votre carrière, Monsieur Stirn, et pour cette proposition de nomination dont je mesure l’importance, ayant eu l’honneur d’être rapporteur de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
S’agissant du nombre de députés par département, la France appliquait traditionnellement la théorie dite de la tranche. Ainsi, en 2010, la répartition des sièges électoraux prévoyait un député par tranche de 125 000 habitants, autrement dit un député jusqu’à 125 000 habitants et un deuxième député à partir de 125 001 habitants. En 2012, la commission Jospin, nommée par le président de la République, M. François Hollande, avait proposé de bouleverser cette tradition républicaine fondée sur l’équité : au-delà de la première tranche, le siège supplémentaire n’aurait été attribué que dès lors que le nombre d’habitants dépasserait la moitié de la tranche. Outre le non-respect du principe d’équité et de notre tradition juridique, cela conduisait à une réduction drastique de la représentation des départements ruraux. C’est grâce à la règle de la tranche que, alors qu’en 2009 le Conseil constitutionnel avait autorisé qu’il n’y ait qu’un député par département, le cas ne se produit que pour la Creuse et la Lozère. Il y aurait beaucoup plus de départements concernés si l’on tournait le dos à cette tradition.
Par ailleurs, il importe de reprendre un débat ouvert en 2008 sur le fait que, exception faite de 1946, le nombre de députés repose sur le fondement de la population totale et non sur le nombre d’électeurs inscrits. Cela signifie que nous ouvrons des sièges de députés pour des étrangers en situation irrégulière – car, je l’ai vérifié ce matin, le recensement de l’Insee comptabilise bien les étrangers en situation irrégulière. Est-ce légitime ? Le critère de nombre d’électeurs inscrits, qui s’appliquait en 1946 et qu’appliquent d’autres pays européens, me semblerait plus équitable.
Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Pour reprendre les mots du Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 janvier 2009 sur la loi relative à la commission prévue à l’article 25 de la Constitution et à l’élection des députés, « l’Assemblée nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges de députés et une délimitation des circonscriptions législatives respectant au mieux l’égalité devant le suffrage ». Comme vous l’avez précisé dans vos réponses écrites, il appartient au législateur de déterminer le rythme des révisions des circonscriptions électorales. Quelle périodicité conviendrait-il de prévoir pour garantir que l’élection des députés s’effectue sur ces bases « essentiellement démographiques » ?
L’article L. 567-2 du code électoral prévoit que « la commission peut suspendre le mandat d’un des membres ou y mettre fin si elle constate, à l’unanimité des autres membres, qu’il se trouve dans une situation d’incompatibilité, qu’il est empêché d’exercer ses fonctions ou qu’il a manqué à ses obligations ». Si votre nomination est validée, selon quelle méthode répondrez-vous à cette obligation ?
Par ailleurs, l’article L. 567-4 du code électoral prévoit que « la commission peut entendre ou consulter toute personne ayant une compétence utile à ses travaux ». Dans vos réponses écrites, vous avez indiqué qu’en cas de saisine de la commission sur un texte, des contacts seront à prendre avec les administrations directement concernées, au premier rang desquelles le ministère de l’intérieur et l’Insee. Si votre nomination est validée, quelles autres personnes, physiques ou morales, pourraient être auditionnées ?
M. Éric Michoux (UDR). Je ne reviens pas sur votre parcours, Monsieur le président Stirn, tant la qualité et l’intégrité de vos missions font l’unanimité.
Vous avez rappelé l’importance de réactiver la commission après plusieurs années d’inactivité et de lui redonner les moyens nécessaires à l’exercice de ses missions. Cette volonté de transparence et d’efficacité rejoint les attentes de notre groupe politique, attaché à la persévérance et à la confiance des citoyens dans nos institutions démocratiques. Nous partageons aussi votre vision d’une commission indépendante, soucieuse de respecter une stricte neutralité politique et d’exercer ses responsabilités avec impartialité.
Comment envisagez-vous de garantir, dès votre prise de fonctions, la transparence des travaux de la commission et leur ouverture, de la société civile au Parlement ?
M. le président Florent Boudié. Nous en venons aux questions des autres députés.
M. Olivier Marleix (DR). Je voudrais poursuivre la question du président Warsmann. Le découpage et la distribution des sièges par département se font sur des bases essentiellement démographiques. De manière assez étrange et contrairement à la loi de 1946, on est revenu à une tradition datant d’une loi de 1927 pour prendre en compte la population générale plutôt que la population française. Pourtant, dans certains départements, des écarts démographiques créent un véritable problème au regard du principe d’égalité devant le suffrage. Je pense à la Seine-Saint-Denis, qui compte 32 ou 33 % d’étrangers, tandis que le Cantal ou la Lozère n’en comptent que 3 ou 4 % : pour le même nombre de Français, vous êtes plus représenté si vous êtes dans un département avec une forte population étrangère, y compris de clandestins. N’a-t-on pas atteint une limite ?
Qui plus est, à l’intérieur du système, on utilise les deux références : dans la France métropolitaine et les collectivités d’outre-mer, le critère est celui de la population générale, alors que pour les Français de l’étranger, on ne prend en compte que les nationaux. Ce système ne tient plus du tout la route, en droit.
N’est-il pas temps, au nom du principe d’égalité devant le suffrage, de revenir à un système plus raisonnable, semblable à ce que font beaucoup de pays étrangers, en retenant la population française comme base démographique ? Il n’y a aucune disposition contraire dans la Constitution.
M. Bernard Stirn. Pour vous répondre, je distinguerai trois groupes de questions. Le premier concerne les moyens, les délais et la mise au travail de la commission, le deuxième porte sur son indépendance et le dernier regroupe des questions de fond.
Le délai de deux mois, prévu par la loi, me semble raisonnable. La seule expérience que nous connaissons est celle de 2009. La commission a alors tenu vingt-trois réunions en deux mois, soit pratiquement une tous les deux jours. Je suis conscient que le travail est important et qu’il faut être prêt à tenir un tel rythme, y compris pendant l’été le cas échéant. Mais ceux qui seront nommés y seront prêts.
Depuis la révision de 2008, l’article 25 de la Constitution mentionne expressément que la commission peut être saisie de projets de texte ou de propositions de loi. S’agissant de ces dernières, l’avis du Conseil d’État n’est pas requis – mais je rappelle qu’il est possible. L’habitude de le saisir a d’ailleurs été prise par l’Assemblée nationale et par le Sénat.
Par ailleurs, la commission peut auditionner toute personne qu’elle juge utile. Entendre l’Insee va de soi, pour connaître les données démographiques. Si, dans mes réponses au questionnaire de Mme la rapporteure, j’ai également mentionné le ministère de l’Intérieur, ce n’est pas pour qu’il pèse sur la commission mais parce que c’est lui qui prépare les projets en matière électorale. Il m’intéresserait de savoir si, ces dernières années, ce ministère s’est préoccupé des récentes évolutions démographiques, s’il a conduit des travaux, par exemple sur les Français de l’étranger mais pas seulement, et de quels outils il dispose pour ce faire.
D’autres auditions sont à imaginer, même si ce sera à la commission d’en débattre, collégialement, puisqu’elle est fondamentalement indépendante. Dans son avis de 2009, la commission a expressément indiqué qu’elle ne souhaitait pas recevoir de représentants des partis politiques, mais qu’elle examinerait toute réclamation qui lui serait adressée, y compris de leur part. Cette règle me paraît saine. La commission pourrait aussi avoir besoin de l’avis de démographes, sous réserve d’un débat collégial à ce sujet.
Deuxième thème : l’indépendance de la commission, qui est affirmée par la Constitution. La loi prévoit que les fonctions de membre de la commission sont incompatibles avec tout mandat électoral, et que les membres ne reçoivent d’instruction d’aucune autorité. Outre ces obligations légales, il existe une stricte obligation de neutralité politique et la commission doit exercer ses responsabilités avec indépendance, impartialité et objectivité. La procédure de nomination est également destinée à garantir ces exigences.
J’en viens aux questions de fond qui nourriront la commission si, comme je l’espère, elle se réunit dans les prochaines semaines. J’avais évoqué le 14 juillet, mais il sera possible de la réunir dès que ses membres seront nommés.
Beaucoup de préoccupations ont été exprimées s’agissant de la représentation des territoires peu peuplés. La commission s’y est intéressée en 2009. Il faut dire que c’est dans la même décision que le Conseil constitutionnel a, d’une part, jugé la commission conforme à la Constitution et, d’autre part, décidé qu’au nom de l’équilibre démographique, la règle traditionnelle d’au moins deux députés par département ne pouvait être maintenue. La commission avait alors auditionné des démographes, en même temps que des statisticiens, pour étudier les différents modes de calcul possibles de l’équilibre démographique. Dans son avis, elle affirme avoir choisi la méthode de la tranche parce que celle-ci lui semblait la plus à même de garantir une répartition suffisante des départements les moins peuplés. Avec cette méthode, seuls deux départements n’ont eu qu’un député – contre une dizaine avec d’autres méthodes, ce qui aurait conduit, d’après la commission, à une sous-représentation excessive. Ces propos n’engagent pas la commission de demain, mais il est intéressant de revoir ce qui avait été argumenté en 2009.
L’avis de 2009 est tout aussi intéressant concernant l’outre-mer. La commission y indique qu’elle a tenu compte des réalités ultramarines, ce qui l’a conduite à s’affranchir de l’application stricte de la règle de la tranche – ouvrant ainsi un siège de député à Saint-Pierre-et-Miquelon et un pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy ensemble. Cette expérience pourra inspirer la commission de demain. Outre la démographie, la réalité territoriale des collectivités d’outre-mer fait partie des autres impératifs d’intérêt général.
Concernant les Français de l’étranger, se posent à la fois la question des circonscriptions – le rapport de 2009 est très intéressant en la matière – et la question démographique, qui ne peut être ignorée si l’on veut respecter les exigences constitutionnelles.
Une autre question de fond, peut-être la plus difficile, porte sur la définition de la population considérée. Pour les Français de l’étranger, elle s’entend comme les électeurs inscrits sur les listes électorales, alors que pour le territoire de République, il s’agit des habitants d’une circonscription – cela correspond à une pratique, car cette modalité n’est pas précisée dans un texte. Cette question mérite d’être examinée par le Parlement, le gouvernement et la commission – dont je rappelle qu’elle n’a pas de pouvoir d’initiative : elle ne préparera pas de projets, mais donnera des avis sur les textes qui viendront du gouvernement ou du Parlement.
Cette question de la population à prendre en compte pour le découpage électoral est assez nouvelle. Au sens de l’Insee, la population correspond aux personnes qui habitent dans une circonscription, mais on peut aussi ne prendre en compte que les électeurs inscrits sur la liste électorale, ce qui exclut les étrangers, y compris en situation régulière. Faut-il choisir la première solution, en excluant éventuellement les étrangers en situation irrégulière, ou la seconde – Français et ressortissants de l’Union européenne, qui, pour les élections municipales, peuvent être inscrits ? Le gouvernement et le Parlement ont une responsabilité à exercer en la matière, car ce sont eux qui fixent la règle. La commission donnera un avis sur ce qui lui sera proposé. La question semble assez ouverte, car le droit constitutionnel n’impose pas de réponse.
Les deux dernières questions de fond concernent la périodicité et la transparence.
C’est au Parlement de décider de la périodicité, mais l’expérience et le demi-sommeil dans lequel la commission s’est trouvée plongée depuis plusieurs années permettent de penser qu’inscrire dans la loi une exigence de révision périodique de la répartition des sièges de députés et de sénateurs entre les départements pourrait avoir du sens pour respecter le principe d’équilibre démographique posé par le Conseil constitutionnel. Les Britanniques et les Allemands, entre autres, l’ont fait. La question mérite d’être posée.
Enfin, concernant la transparence, la loi prévoit que les avis de la commission sont publics. Ainsi que je l’ai précisé dans mes réponses écrites, et sans vouloir engager par avance la commission, il me semblerait naturel qu’elle travaille en totale transparence avec le Parlement, en particulier les commissions des lois des deux assemblées. Au-delà de leur nomination, le fait que vous puissiez entendre son président ou ses membres est souhaitable, a fortiori si des propositions de loi devaient être examinées.
M. le président Florent Boudié. Merci pour la qualité de vos réponses. La commission va maintenant statuer hors de votre présence.
Délibérant à huis clos, la commission se prononce par un vote au scrutin secret, dans les conditions prévues à l’article 29-1 du règlement, sur cette proposition de nomination.
Les résultats du scrutin ont été annoncés, simultanément à ceux de la commission des lois du Sénat, à 12 heures :
Nombre de votants : 34
Blancs, nuls: 7
Suffrages exprimés : 27
Avis favorables : 25
Avis défavorables : 2
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* *
Puis, la Commission auditionne Mme Pauline Türk, dont la nomination en tant que membre de la commission prévue à l’article 25 de la Constitution est proposée par la présidente de l’Assemblée nationale, et vote sur cette proposition de nomination dans les conditions prévues par l’article 29-1 du Règlement (Mme Edwige Diaz, rapporteure).
Mme Edwige Diaz, rapporteure. Madame la professeure Türk, votre nomination a été proposée par la présidente de l’Assemblée nationale. Je vous remercie pour les réponses écrites que vous avez adressées aux membres de notre commission.
Eu égard à votre expérience de longue date sur les sujets institutionnels, constitutionnels et électoraux, et à l’appui de vos réponses écrites, je me cantonnerai aux questions suivantes.
D’abord, comment concevez-vous le rôle de la commission prévue au dernier alinéa de l’article 25 de la Constitution ? Comment envisagez-vous son action, et la vôtre en tant que membre ?
Ensuite, alors que certains pays ont instauré une révision périodique automatique de leurs circonscriptions électorales pour prendre en compte l’évolution de la population, quelle est votre position en la matière ? Quels seraient les avantages d’une réforme qui irait dans ce sens ?
Enfin, dans l’hypothèse de l’instauration d’une dose de proportionnelle pour les élections législatives, pourriez-vous détailler succinctement les options envisageables ? Quelles seraient les conséquences sur le redécoupage des circonscriptions électorales ?
Mme Pauline Türk. C’est un grand honneur de me présenter devant vous en vue d’obtenir votre confiance. La commission prévue par le dernier alinéa de l’article 25 de la Constitution est chargée de se prononcer par un avis public obligatoire mais simple, car consultatif, sur les projets de texte et propositions de loi qui viendraient délimiter à nouveau les circonscriptions législatives ou modifier la répartition des sièges de députés ou de sénateurs.
Il ressort des articles L. 567-1 et suivants du code électoral que les personnalités qualifiées nommées au sein de cette commission doivent lui apporter des compétences techniques et juridiques en matière de droit constitutionnel et de droit électoral, mais aussi des garanties d’impartialité et d’indépendance. Je voudrais donc revenir, en quelques mots, sur mon parcours et sur les garanties que je peux apporter dans ces deux domaines, puis sur les enjeux qui me paraissent devoir guider les travaux de la future commission sous la responsabilité de son président – enjeux qui sont aussi, pour moi, une motivation pour la rejoindre.
Les compétences que je souhaite mettre au service de la commission, si vous m’en jugez digne, résultent de mes fonctions de professeure de droit public, spécialisée en droit constitutionnel, en institutions politiques et en droit parlementaire. Après avoir exercé pendant plus de dix ans à l’université de Lille, je suis en poste depuis 2015 à l’université Côte d’Azur, où je dirige notamment le laboratoire de droit public interne et un master en contentieux public. Sur le plan national, j’ai l’honneur de présider le conseil scientifique de l’Association française de droit constitutionnel et de définir, avec son président et le bureau, les thématiques et les projets de recherche proposés à des centaines de chercheurs spécialisés en droit constitutionnel. Je contribue également à plusieurs comités éditoriaux de revues spécialisées, notamment au conseil scientifique de la Revue française de droit constitutionnel, ayant en charge les dossiers consacrés aux questions parlementaires.
À l’appui de ma nomination je crois pouvoir avancer une forte spécialisation concernant les questions parlementaires, puisque je consacre depuis près de vingt-cinq ans une grande partie de mes travaux scientifiques, de réflexion et d’enseignement aux questions qui touchent aux statuts, aux modes de désignation et aux fonctions des parlementaires.
Ma thèse, soutenue en 2003 et primée par le Sénat, portait sur les commissions parlementaires permanentes, dans la perspective d’une revalorisation du Parlement sous la Ve République. Qu’il me soit permis d’exprimer, à ce titre, une émotion à l’idée de revenir devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale que j’ai tant étudiée pendant mon doctorat.
À la suite de ma thèse, nombre de mes ouvrages, publications et études ont été consacrés au droit parlementaire, aux fonctions du Parlement, aux modes d’élection et à la représentativité parlementaire. Mes manuels dédiés aux principes fondamentaux du droit constitutionnel et aux institutions de la Ve République, dont la dix-huitième édition paraîtra en septembre, consacrent des développements aux modes de scrutin et au droit électoral. J’ai écrit, dirigé et contribué à plusieurs ouvrages consacrés au contrôle parlementaire, au cumul des mandats, à l’initiative des lois, au droit d’amendement, aux conflits d’intérêts et à la déontologie au Parlement.
S’agissant plus précisément de l’objet de la commission, je me suis particulièrement intéressée à l’identification d’une éventuelle fonction de représentation parlementaire et à ses enjeux, qui pourraient être repensés à l’échelle locale et nationale. Dans le cadre d’un ouvrage consacré au droit constitutionnel des collectivités territoriales que j’ai dirigé en 2020, j’ai également travaillé sur les enjeux constitutionnels de la représentation au Parlement de la population d’une part et des territoires d’autre part, en prenant comme point d’analyse l’équilibre entre base démographique et enjeux géographiques et territoriaux dans l’élection des parlementaires. J’y ai distingué les approches de l’Assemblée nationale et du Sénat, assez différentes, et valorisé la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Cette étude incluait les perspectives ouvertes par les projets de loi ordinaire, organique et constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, qui avaient été présentés en 2019 à la suite des projets de 2018 et qui visaient à réduire le nombre des parlementaires et à introduire une dose de proportionnelle, ce qui aurait entraîné une redistribution des sièges restants après réduction du nombre de parlementaires entre les territoires, mais aussi un lourd redécoupage des circonscriptions législatives. Au-delà des publications et colloques consacrés à ces questions, en France et à l’étranger, je partage ces connaissances théoriques dans le cadre de mes enseignements dans plusieurs établissements, aux niveaux licence et master. J’ajoute que les cas pratiques sur les effets des modes de scrutin étaient particulièrement affectionnés des étudiants, en tout cas à l’époque où je me risquais à les leur proposer.
Outre ces connaissances théoriques, je me suis familiarisée avec les problématiques concrètes rencontrées par les parlementaires. Outre les stages effectués au sein des assemblées pendant mon doctorat, je citerai ma participation aux concours d’administrateur et d’administrateur adjoint des deux assemblées depuis plus d’une décennie.
J’ai également l’honneur de siéger dans le jury du prix de thèse du Sénat et de l’Assemblée nationale, présidé par des membres du Parlement, qui nous donne l’occasion de lire et d’échanger sur les meilleures thèses soutenues en droit parlementaire chaque année.
Enfin, je mentionnerai les auditions devant les organes de travail des assemblées sur différents thèmes – cumul des mandats, proposition de loi relative à l’ancrage local, statut du député, droits de l’opposition, commissions d’enquête – ainsi que ma contribution aux événements auxquels j’ai l’honneur d’être invitée à participer.
Concernant l’indépendance et l’impartialité attendues des membres de la commission, je bénéficie du fait de mon statut de professeure d’université d’une indépendance constitutionnellement garantie. Je n’ai jamais brigué ni exercé de mandat politique national ou local. Je n’ai jamais eu d’appartenance partisane ou syndicale ni de proximité avec un parti politique. Je n’ai jamais pris de position publique de nature politique ou militante. Je ne suis pas en situation d’incompatibilité au sens de l’article L. 567-3 du code électoral et je ne compte m’engager dans aucune démarche qui changerait cet état de fait.
Dans le cadre de différentes missions et responsabilités dans l’enseignement supérieur et la recherche, notamment au sein d’instances nationales d’évaluation comme le Conseil national des universités ou le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, et en tant que déontologue à l’échelle locale dans deux communes des Alpes-Maritimes, j’ai eu l’habitude de m’appliquer des règles déontologiques strictes et d’être sensibilisée au devoir de réserve.
Nous sommes à un moment particulier de la courte histoire de la commission prévue à l’article 25 de la Constitution, puisque celle-ci n’a quasiment pas eu l’occasion de siéger depuis près d’une quinzaine d’années. Les conditions de son fonctionnement nécessiteront sans doute une réflexion, animée par son président, dans le strict cadre des règles qui délimitent sa compétence. Les questions abordées par Mme la rapporteure dans son questionnaire concernant la visibilité de la commission, la nécessité d’une bonne information du public ou l’utilité d’un site internet sont une bonne illustration de celles que la commission se posera sans doute.
Le moment est également particulier dans la mesure où nous ne savons pas si, ou sur quoi, cette commission sera amenée à travailler. Plusieurs scénarios de réforme sont envisagés, ce qui laisse planer une incertitude sur l’ampleur de la tâche qui lui reviendrait. À défaut de réforme, une révision des circonscriptions pourrait en tout état de cause advenir ultérieurement.
Ce qui ne fait pas de doute, c’est l’importance des enjeux, et cela constitue pour moi une motivation profonde. Ma présence devant vous tient à mon intérêt pour les enjeux démocratiques, qui sont au cœur du rôle de la commission. Les règles de répartition des sièges et de découpage des circonscriptions sont déterminantes pour le fonctionnement de nos institutions, à une époque où l’on s’interroge, en France et à l’étranger, sur le devenir du système représentatif, où le lien entre les représentants et les représentés doit être renforcé et où le pluralisme doit être garanti. Les questions qui touchent au statut de l’élu et à son rapport à l’électeur – qui n’est pas compris partout de la même façon – me paraissent cruciales, ainsi que le renforcement de la confiance des Français à l’égard des institutions de la République. Tout cela met en jeu l’articulation des logiques démographiques et des enjeux territoriaux, questions qui agitent d’ailleurs aussi bien l’Assemblée nationale que le Sénat.
Sur le plan juridique et technique, des exigences précises doivent être promues par la commission, comme le principe cardinal d’égalité devant le suffrage et les bases essentiellement démographiques qui doivent fonder l’organisation des élections, selon une jurisprudence constante. Des dérogations strictement encadrées sont admises pour des raisons de continuité territoriale ou de prise en compte de délimitations naturelles ou administratives : il reviendrait, le cas échéant, à la commission de les examiner, de même que d’autres critères tirés de l’isolement ou de l’insularité dans le cas de l’outre-mer.
Je souligne l’importance de ces questions pour les territoires métropolitains comme pour ceux d’outre-mer, dont les spécificités appellent une attention particulière de la part de la commission, sans oublier le cas des Français de l’étranger.
Je serais honorée, si la commission des Lois devait émettre un avis favorable à ma nomination, ou plutôt ne pas émettre un avis défavorable, de contribuer aux travaux de la commission indépendante dans le cas où celle-ci serait amenée à renaître de ses cendres parce qu’elle serait à nouveau saisie. Si j’ai votre confiance, vous pourrez compter sur mon entière implication et sur ma complète impartialité.
M. le président Florent Boudié. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
Mme Monique Griseti (RN). La proposition de votre nomination intervient dans un contexte politique marqué par une forte attente de transparence et de neutralité, notamment pour les questions liées aux découpages électoraux. Bien qu’elle ne rende que des avis, la commission prévue à l’article 25 de la Constitution joue un rôle important dans le processus de délimitation des circonscriptions. Dans un climat de défiance généralisée vis-à-vis des institutions, il est essentiel que ses travaux soient perçus comme parfaitement impartiaux et fondés exclusivement sur des critères objectifs.
Dans cette perspective, quels points de vigilance identifiez-vous pour garantir la solidité, l’équilibre et la crédibilité de ses avis ? Quels seront les principes directeurs qui permettront d’assurer que la commission remplit sa mission de manière indépendante, notamment dans le cas où les propositions de redécoupage auraient un impact politique sensible ?
M. Vincent Caure (EPR). Le délai légal de deux mois dans lequel la commission doit se prononcer vous paraît-il acceptable ? La commission pourrait-elle se prononcer dans un délai moindre, ou faudrait-il envisager un délai plus long ?
Par ailleurs, pensez-vous qu’il soit besoin d’envisager des révisions obligatoires du nombre de députés par département à échéance régulière, pour suivre l’évolution démographique ?
Enfin, quel regard portez-vous sur l’idée d’attribuer au moins deux députés par département ou par district électoral, comme c’était le cas lors de la proportionnelle de 1986, même si ce n’est plus considéré par la jurisprudence constitutionnelle comme un impératif d’intérêt général depuis 2008 ? Alors que les fractures territoriales invitent à préserver le lien entre élus et territoires, prévoir au minimum deux députés par département serait-il opportun ?
Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Ne voyez dans mon intervention aucune considération à titre personnel à l’égard de vos compétences ou de votre parcours, mais je ne vous cache pas que La France insoumise nourrit une inquiétude quant à la façon dont les travaux de la commission pourraient se dérouler. Vous garantissez une forme d’indépendance, dont je ne doute en rien. Toutefois, force est de constater que nous sommes dans un contexte particulièrement antidémocratique, avec la multiplication des 49.3, le non-respect du résultat des dernières élections législatives, etc.
La question démographique est déterminante dans les travaux de cette commission, mais elle ne suffit pas à épuiser le sujet – sinon, la commission n’existerait pas. Se pose aussi la question des départements moins peuplés, qui doivent avoir une représentation correcte et la garantie que leurs députés pourront conserver des liens avec les citoyens, sans compter cette affaire de mode de scrutin proportionnel qui vient se glisser par là.
Nous sommes inquiets des conditions dans lesquelles vous travaillerez et, au vu de la manière dont nous avons vécu les deux mandats du président Emmanuel Macron, de la tentation qui pourrait exister, du côté de l’exécutif, de chercher à influer le travail de la commission.
M. Patrick Hetzel (DR). Votre parcours parle pour vous. Votre légitimité est incontestable et vous avez les qualités professionnelles adéquates. Aussi émettrons-nous un avis favorable à votre nomination.
Même si les avis de la commission sont consultatifs, ils ont une portée politique, a fortiori quand il est question de découpage de circonscriptions. Comment envisagez-vous le rôle de la commission ? Considérez-vous que l’article 25 de la Constitution lui confère un contre-pouvoir juridique, ou qu’elle est un organe garant de l’équité démocratique du processus électoral ? Comment la commission peut-elle veiller à ce que le redécoupage n’aboutisse pas à une marginalisation politique de certains territoires, en particulier ruraux ?
Mme Marie-José Allemand (SOC). Je salue à mon tour votre parcours.
La proposition de votre nomination intervient alors que le gouvernement réfléchit à l’instauration d’un scrutin proportionnel pour les élections législatives. Au cours de la Ve République, ce scrutin n’a été utilisé qu’une fois, pour l’élection des députés en 1986, et le même scrutin proportionnel de liste au niveau départemental sans prime majoritaire pourrait avoir de nouveau la faveur du gouvernement. Quels sont les enseignements juridiques à retenir de l’exemple de 1986 ?
Dans le curriculum vitae que vous avez transmis à notre commission, vous citez le droit comparé parmi vos thématiques d’intérêt. Quels enseignements tirez-vous des modes de scrutin utilisés à l’étranger pour éclairer notre réflexion concernant une potentielle réforme ?
M. Pouria Amirshahi (EcoS). J’appuie cette dernière question de droit comparé, et j’y ajoute celle de la représentation des Français établis hors de France. L’augmentation significative de leur nombre ainsi que des raisons d’extraterritorialité produiront sans doute des conséquences en matière de redécoupage électoral. Avez-vous réfléchi ou anticipé les évolutions possibles pour ces Français et leurs circonscriptions ?
Mme Blandine Brocard (Dem). Votre parcours universitaire, qui mêle étude du droit constitutionnel et travaux sur l’intelligence artificielle appliquée au processus législatif, vous place au croisement des enjeux démocratiques et technologiques contemporains. Votre nomination interviendrait dans un contexte d’attentes citoyennes croissantes en matière de transparence, de représentativité et de modernisation de nos institutions.
La réforme du mode de scrutin, avec l’introduction d’une part de proportionnelle, fait partie des évolutions régulièrement évoquées comme des leviers de renouvellement démocratique. Une telle réforme rebattrait les équilibres politiques et institutionnels de la Ve République. Le cas échéant, quel rôle la commission pourrait-elle jouer pour en garantir une application démocratique, pour anticiper ses conséquences institutionnelles et pour veiller à son effectivité dans un cadre constitutionnel stable et transparent ?
Par ailleurs, vous avez publié en 2024 un article sur la technologie au service de la fonction législative. Vous y évoquez les potentialités et les risques liés à l’usage de l’intelligence artificielle dans l’élaboration du droit. Ces outils peuvent-ils avoir leur place dans le redécoupage électoral, comme une sorte de garantie d’objectivité et de fiabilité ?
M. Jean Moulliere (HOR). Pour reprendre les mots du Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 janvier 2009 concernant la loi relative à la commission prévue à l’article 25 de la Constitution et à l’élection des députés, « l’Assemblée nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges de députés et une délimitation des circonscriptions législatives respectant au mieux l’égalité devant le suffrage ». Le respect de cette exigence pose la question d’une révision périodique des circonscriptions électorales, voire de sa systématisation. Le cas échéant, il appartiendrait au législateur de déterminer le rythme de ces révisions. Dans vos réponses écrites, vous avez mentionné l’idée d’une révision systématique suivant un rythme décennal. Pourquoi ce rythme vous semble-t-il opportun ?
M. Jean-Luc Warsmann (LIOT). J’exprime tout mon respect pour votre parcours et félicite la présidente de l’Assemblée d’avoir proposé votre nomination. Je suis conscient de l’importance de la commission prévue à l’article 25 de la Constitution, puisque j’ai eu l’honneur de rapporter la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Je veux vous dire notre attachement au découpage par circonscriptions, comme il a été effectué en 2010 avec une répartition par tranche – c’est-à-dire un député pour 125 000 habitants et un député supplémentaire dès que cette tranche est franchie. Cette méthode a permis de limiter à deux, la Lozère et la Creuse, le nombre de départements n’ayant qu’un seul député alors que M. Stirn nous a expliqué qu’ils auraient été une dizaine autrement, et peut-être davantage encore aujourd’hui. J’insiste sur l’importance de conserver cette tradition de la tranche, eu égard à l’équité et au respect des zones rurales.
Par ailleurs, je mets aujourd’hui dans le débat public une question dont M. Stirn vient de confirmer que le droit constitutionnel permettait qu’elle soit posée : dans notre prochain découpage électoral, pour établir le nombre de députés par département, devrons-nous tenir compte du nombre d’habitants comptabilisés par l’Insee dans le recensement ou du nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales ? J’avais déjà soulevé cette question en 2008, mais nous n’étions pas allés plus loin. Je la pose à nouveau car je ressens un certain malaise à l’idée qu’un certain nombre de sièges, dans certains territoires, soient justifiés par la présence d’étrangers en situation irrégulière – car, comme je l’ai vérifié, l’Insee comptabilise bien ces derniers. Pour la prochaine définition du nombre de députés par département, ne devrions-nous pas prendre comme critère le nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales, ainsi que cela a été fait en 1946 et ainsi que c’est le cas dans d’autres pays européens ?
Mme Brigitte Barèges (UDR). Je salue la proposition de votre nomination. Votre parcours universitaire remarquable, votre engagement dans l’enseignement et la recherche en droit constitutionnel, ainsi que votre implication dans de nombreuses instances de réflexion institutionnelle font de vous une candidate dont la compétence et la rigueur sont unanimement reconnues. Votre expertise en matière électorale, de vie démocratique et de déontologie publique, illustrée par vos nombreuses publications et interventions – quel travail, comment faites-vous ! –, constitue un atout précieux pour les travaux de cette commission, qui joue un rôle central dans la garantie de l’équité et de la transparence du découpage électoral auquel nous sommes tous attachés. Votre expérience nous a permis d’appréhender les enjeux d’indépendance, de neutralité et de transparence qui sont au cœur de la mission confiée à la commission. Vous avez souligné l’importance d’une approche collégiale, du respect des principes constitutionnels, de l’ouverture du dialogue avec les institutions et la société civile, et du respect des territoires.
Outre les questions posées par les autres députés, je poserai celle de l’incidence du cumul des mandats. Je fais également miennes les observations de Jean-Luc Warsmann concernant la population à prendre en compte pour établir le nombre de députés par département.
M. le président Florent Boudié. Nous en venons aux questions des autres députés.
M. Olivier Marleix (DR). Le découpage ou la distribution des sièges de députés par département s’effectue certes sur des bases essentiellement démographiques, mais il n’existe pas de définition constitutionnelle de la population à prendre en compte. Notre histoire législative a d’ailleurs varié en la matière : en 1946 par exemple, on n’a pas retenu la population générale, mais les électeurs inscrits.
Le système actuel ne porte-t-il pas atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant le scrutin, compte tenu des écarts liés à la population étrangère dans certains départements ? La Seine-Saint-Denis compte 32 % de non-nationaux. À Mayotte, où l’on ne sait plus les compter, ceux-ci représentent sans doute plus de 50 % de la population. Cela signifie que ces départements et leurs électeurs seront sur-représentés à l’Assemblée nationale par rapport à des électeurs français de départements dans lesquels il n’y a pas d’étrangers.
Pourtant, le Conseil constitutionnel est attaché aux écarts de populations, avec par exemple un critère de plus ou moins 20 % à l’intérieur d’un département. Que les électeurs aient un poids de vote inégal selon leur département pose problème. Cela se vérifie quand on regarde le nombre des électeurs inscrits et celui des votants par circonscription : le nombre de votants est plus élevé dans les territoires ruraux que dans les départements urbains, parfois surdotés en députés.
M. le président Florent Boudié. J’ajoute que les mineurs figurent aussi dans la population générale, au sens de l’Insee. Ils ne sont pourtant pas électeurs, par définition.
M. Fabien Di Filippo (DR). Outre la question des étrangers dans la population générale se pose en effet celle des mineurs. Des déséquilibres croissants s’observent avec des départements qui comptent plus d’un tiers d’étrangers, comme la Seine-Saint-Denis, et même la moitié, comme Mayotte. Dans quelques années, si l’on prend aussi en compte les mineurs, le nombre d’électeurs dans un département comme le mien représentera moins de 60 % de la population, contre plus de 85 % aujourd’hui. Comment appréhendez-vous le risque de marginalisation des territoires ruraux en cas de futur redécoupage ?
Par ailleurs, est-il envisageable de rattacher à d’autres circonscriptions des territoires d’outre-mer comme Saint-Pierre-et-Miquelon, qui a un député pour 6 000 habitants ? Le rapport est de 1 à 20 par rapport à certaines circonscriptions.
Enfin, on a octroyé des circonscriptions aux Français de l’étranger. Le corps électoral étant le même pour les sénateurs et pour les députés, cela entraîne une double représentation. Cela ne pose-t-il pas un problème par rapport à la logique de nos institutions ?
Mme Pauline Türk. Madame la rapporteure, vous m’avez interrogée sur ma conception du rôle de la commission et sur la façon dont j’envisage son action et la mienne en son sein. Cette commission fonctionnera selon les modalités qui seront fixées collégialement, sous la responsabilité de son président. Pour l’instant, je peux juste dire qu’elle devra être rapide dans sa mise en fonctionnement et transparente dans ses premières délibérations.
Plusieurs députés m’ont interrogée sur la question des révisions périodiques. Certes, la commission n’a aucun pouvoir d’initiative et je n’ai rien à proposer. Néanmoins, puisque vous me demandez mon opinion – et sachant que cette question doit être tranchée par le législateur, qui jugera de son opportunité –, j’avais évoqué la possibilité, comme dans certains États étrangers, d’une forme de révision périodique et pourquoi pas automatisée, à une échéance à fixer qui pourrait être d’une dizaine d’années – moins paraîtrait inutile et exagérément déstabilisateur, plus pourrait laisser se creuser les déséquilibres. J’y verrais deux avantages. Le premier serait de résorber ou d’éviter de creuser les inégalités démographiques, en tenant compte de l’évolution des circonstances et des mobilités de la population. Le second, loin d’être négligeable, serait que le processus trouverait sa place de façon plus sereine dans le processus démocratique et dans la vie de la nation. Le fait de revisiter régulièrement la carte électorale, selon des procédures transparentes et bien intégrées, pourrait diminuer les enjeux politiciens et partisans qui peuvent devenir prégnants lorsque la commission n’est consultée que tous les quinze, vingt ou trente ans.
Concernant l’introduction d’une dose de proportionnelle pour les législatives la décision revient au législateur – comme concernant le choix d’une proportionnelle intégrale dans le cadre départemental, qui est un scénario différent. Cette dose de proportionnelle pourrait être de 15 %, 20 % ou 25 % – divers projets ont été débattus récemment. Différents scénarios sont possibles selon le nombre de députés concernés, selon le cadre de l’élection à la proportionnelle – national, départemental, régional – ou selon que l’on fixe ou non un seuil pour accéder à la répartition des sièges.
La conséquence d’un tel scrutin mixte serait double. Une partie des députés seraient élus à la proportionnelle, tandis que les autres continueraient à être élus dans le cadre des circonscriptions électorales. Cela signifierait un double bulletin de vote, suivant un système à l’allemande – sans faire de parallèle trop proche : un bulletin pour choisir son député dans la circonscription, avec un ancrage local, et un autre bulletin pour choisir un parti ou une liste à l’échelle nationale. Cela signifierait aussi qu’il existerait deux types de députés au sein de l’Assemblée nationale, avec une sociologie différenciée entre ceux qui émaneraient d’un terroir et ceux qui seraient élus dans le cadre d’un scrutin de liste à la proportionnelle. Cette hypothèse est celle qui demanderait le plus de travail à la commission.
Madame Griseti, les principes directeurs du fonctionnement de la commission sont l’indépendance, l’impartialité et la transparence. S’agissant des techniques permettant de les garantir, la jurisprudence constitutionnelle est bien établie et connue depuis plusieurs décennies. Elle peut évoluer, bien sûr, mais elle fixe un cadre objectif et impartial : les bases sont démographiques, sauf exceptions – lesquelles doivent être analysées finement.
En ce qui concerne la façon de fonctionner, des liens avec le Parlement existeraient, notamment dans le cadre de l’examen d’une proposition de loi. Il reviendra à la commission et à son président de décider si des auditions dans un sens ou dans l’autre sont envisageables et utiles. Dans tous les cas, les liens éventuels avec le Parlement devraient être encadrés et il conviendrait d’éviter tout échange informel entre les membres de la commission et les parlementaires.
S’agissant du nombre de députés par département, la règle d’un minimum de deux députés n’est plus une exigence constitutionnelle depuis la décision du Conseil constitutionnel du 8 janvier 2009. C’est au législateur de décider de ce nombre. Reste à savoir s’il faut garantir au moins un député par département. En la matière, on peut considérer que la jurisprudence constitutionnelle permet de l’assurer. C’est une autre question que celle de la méthode de la tranche soulevée par plusieurs députés.
Cette méthode, appliquée depuis la IIIe République, a parfois été remise en question ou discutée, comme en 1986 et en 2009-2010. Elle dépend là encore du choix du législateur. Le Conseil constitutionnel et la commission alors présidée par Yves Guéna avaient validé le recours à la méthode de la tranche, qui permet de préserver la représentation des départements les moins peuplés. Mais d’autres méthodes existent, notamment celle dite de Sainte-Laguë, qui recourt davantage à une moyenne de type arithmétique : ce faisant, elle est plus attentive à la représentation démographique et moins au sort des départements les moins peuplés.
En tout état de cause, la commission serait attentive, comme elle l’a été en 2009 et 2010, à la situation des territoires. Pour y avoir consacré des travaux, il me semble que la question territoriale et géographique doit être conciliée avec la question démographique, qui reste une base essentielle. À cet égard, l’exigence de « bases essentiellement démographiques » est une garantie pour ceux qui tiennent à l’impartialité de ce découpage, la garantie que le critère sera avant tout celui de la population, ce qui n’empêche pas d’envisager d’autres considérations pour des motifs impérieux d’intérêt général.
Par ailleurs, les auditions de personnalités qualifiées, d’experts, de géographes, de démographes ou de statisticiens seraient possibles. Des liens avec différents services de l’État pourraient aussi être prévus, en toute transparence, dans l’hypothèse où les travaux de la commission feraient l’objet de comptes rendus et de publications sur un site internet.
Je ne pense pas que l’on puisse attribuer à la commission le rôle de contre-pouvoir juridique. Elle joue un rôle de supervision, de contrôle et de conseil, et elle est consultative. C’est l’état des textes. Un avis non contraignant ne signifie pas un avis inutile : la portée d’un avis peut aussi découler de sa transparence et de son écho. Je considère qu’avec ce rôle consultatif et de conseil, la commission peut accompagner le processus mené par le législateur sans pour autant prétendre être un contre-pouvoir juridique ou s’octroyer des pouvoirs que la Constitution ne lui confère pas.
S’agissant des enseignements sur le terrain juridique, le premier est l’importance d’assurer la transparence lors des opérations de découpage des circonscriptions – ou plutôt, s’agissant de 1986 et d’une représentation proportionnelle intégrale, des opérations de redistribution des sièges de députés. Toutes les suspicions autour d’un tel processus décrédibilisent le fonctionnement démocratique. Ainsi, qu’il soit question d’un passage à la proportionnelle ou du redécoupage complet des circonscriptions, cette opération devra intervenir dans des conditions respectueuses de tous les principes qui ont déjà été évoqués. J’essaierai d’y contribuer pleinement.
En Europe, les modes de scrutin sont pour la plupart, pour ne pas dire en totalité, proportionnels ou mixtes. Pour autant, comparer la situation de la France à celle de la Belgique, de l’Italie ou de l’Allemagne ne serait pas nécessairement opportun, dans la mesure où le mode de scrutin n’est pas à lui seul déterminant de la configuration politique et partisane d’un pays. Le système allemand peut être un bon exemple, mais on ne peut pas comparer la culture politique allemande et les raisons pour lesquelles ce pays a fait le choix d’un système mixte avec la situation française. Cela étant, il y a beaucoup d’enseignements à tirer de l’expérience de la proportionnelle chez nos voisins européens.
J’en viens aux questions qui m’ont été posées concernant le rôle de la commission dans le cadre d’un processus qui impliquerait une proposition de loi. Plusieurs saisines sont possibles : ainsi, en 2009, la commission a été saisie et a rendu un avis le 23 juin, puis le 30. On peut donc imaginer qu’elle soit saisie à plusieurs reprises, tant que le Parlement aura besoin de ses lumières.
Quant au rôle de l’intelligence artificielle dans le redécoupage électoral, je pense que l’on pourra imaginer comment mobiliser ces technologies au service de la commission d’ici dix ou vingt ans. Il est un peu tôt pour le faire maintenant, car nous maîtrisons encore mal ces outils et que nous avons déjà suffisamment à faire pour ne pas introduire des risques en matière de fiabilité technique. Aussi ces technologies me semblent-elles devoir être, pour l’instant, totalement exclues du fonctionnement de la commission.
Enfin, plusieurs députés m’ont posé la question de l’appréciation des notions de population et de démographie : doit-on se référer à la population, c’est-à-dire aux habitants des territoires, ou aux électeurs inscrits ? Se référer aux électeurs inscrits revient à exclure les mineurs, les personnes qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales et les étrangers.
Ce sont deux façons d’appréhender la population. Il y a dix, vingt ou trente ans, la situation a pu expliquer que la jurisprudence du Conseil constitutionnel considère que la population et la démographie se réfèrent à une population entière plutôt qu’aux seuls électeurs inscrits. Mais je crois qu’il n’y a aucun principe ou aucune exigence constitutionnelle à ce sujet. Cette question relève, là encore, du législateur. Une chose est sûre : si ce dernier décidait de désormais prendre en compte les électeurs inscrits et non plus la population, il devrait le faire pour l’ensemble du territoire, métropolitain et outre-mer. C’est bien entendu comme cela que chacun l’entendait.
Cette solution des électeurs inscrits existe déjà pour les Français de l’étranger : c’est dire qu’il n’y a pas d’obstacle constitutionnel. C’est un choix du législateur. Le cas échéant, il y aurait une logique à ce que l’outre-mer, les Français de l’étranger et le territoire métropolitain fassent l’objet d’une même approche, ce qui permettrait de garantir une approche constitutionnelle de ces questions, équilibrée et respectueuse de l’égalité devant le suffrage.
M. le président Florent Boudié. Merci, Madame la professeure. La commission va maintenant délibérer hors de votre présence.
Délibérant à huis clos, la commission se prononce par un vote au scrutin secret, dans les conditions prévues à l’article 29-1 du règlement, sur cette proposition de nomination.
Les résultats sont annoncés à dix heures cinquante-cinq :
Nombre de votants : 39
Blancs, nuls: 12
Suffrages exprimés : 27
Avis favorables : 24
Avis défavorables : 3
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Enfin, la Commission auditionne Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, sur son rapport annuel d'activité.
M. le président Florent Boudié. Chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, afin qu’elle puisse nous présenter, comme chaque année, son rapport annuel d’activité.
Mme Hédon, vous êtes accompagnée de votre secrétaire générale, Mme Mireille Le Corre, et de deux de vos adjoints : Mme Céline Roux, adjointe chargée de la déontologie de la sécurité, et Mme Cécile Barrois De Satigny, adjointe de l’accompagnement des lanceurs d’alerte. Votre chef de cabinet, Victor Manciet, est également présent à vos côtés.
Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous remercie de m’accueillir pour vous présenter notre rapport annuel d’activité, moment important pour évoquer l’état des droits et des libertés. Cette présentation permet de partager nos recommandations et constats avec les citoyens, le président de la République et le Parlement.
Notre institution, constitutionnellement établie, veille au respect des droits et libertés dans cinq domaines : la défense des droits des usagers dans leurs relations avec les services publics, la défense et la promotion des droits de l’enfant (intérêt supérieur de l’enfant), la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité, le respect de la déontologie des forces de sécurité, et l’information, l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte.
La loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits nous confie deux missions essentielles : protéger les droits en traitant les réclamations, et promouvoir les droits et libertés à travers des avis sur les projets de loi et des rapports.
En 2024, nous avons émis sept avis au Parlement, et j’ai été auditionnée onze fois sur nos domaines de compétence. Nos travaux sont menés par 256 agents, majoritairement juristes, et 620 délégués bénévoles répartis sur le territoire. Ces derniers assurent une présence précieuse, notamment aux endroits où les services publics se raréfient. Nous comptons également sur 82 jeunes ambassadeurs des droits de l’enfant en service civique.
Notre activité a connu une hausse significative, avec près de 141 000 réclamations traitées en 2024, dont 80 % en médiation. Cette approche, aboutissant à un règlement amiable dans les trois quarts des cas, permet d’éviter la judiciarisation des conflits et favorise l’apaisement social.
Mon rôle de Défenseure des droits, caractérisé par son indépendance, me permet d’observer, de recommander et d’obtenir des avancées concrètes. Je m’inquiète cependant de la fragilisation croissante des droits et libertés, trop souvent perçus comme des obstacles plutôt que comme des protections essentielles pour notre société. La dématérialisation excessive et le désengagement de l’État dans certains territoires contribuent à éloigner les citoyens de leurs droits, générant du ressentiment et affaiblissant le sentiment d’appartenance à la République.
Je souhaite attirer votre attention sur deux problématiques majeures : les discriminations, phénomène massif et structurel, et les excès d’une dématérialisation mal conçue, illustrée notamment par les défaillances de l’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF).
Concernant les discriminations, les chiffres sont alarmants. Selon l’enquête Trajectoires et Origines (TeO), 18 % de la population de 18 à 49 ans a déclaré avoir été victime de discrimination en 2020 (soit environ 5 millions de personnes), contre 14 % en 2008. Notre baromètre annuel révèle qu’un jeune actif sur trois de 18 à 34 ans rapporte avoir subi des discriminations. En outre, le ministère de l’Intérieur constate une hausse de 52 % du nombre de victimes entre 2021 et 2022.
Paradoxalement, nos réclamations en matière de discrimination ont diminué de 15 % en 2024, ce qui m’inquiète profondément. Cette baisse, malgré la mise en place de la plateforme anti-discrimination et du numéro 3928, reflète un non-recours préoccupant. Les raisons sont multiples : peur des représailles, sentiment d’inutilité, découragement, difficulté à prouver les faits, ou encore méconnaissance des droits.
Les responsables des discriminations ne sont pas à chercher du côté des victimes. Ces dernières subissent des répercussions économiques, sociales et psychiques bien réelles. Les effets des discriminations sont durables et délétères, tant dans la vie privée que professionnelle des personnes concernées.
J’attire particulièrement votre attention sur les discriminations liées à l’origine, réelle ou supposée, des individus. La proportion de réclamations relatives à ce critère tend à augmenter chaque année. Elle représente actuellement 25 % de l’ensemble des réclamations si l’on cumule les critères d’origine, de nationalité, d’apparence physique et de conviction religieuse. Ces critères sont souvent interconnectés, comme l’a démontré notre baromètre en 2024.
Nous avons également constaté un pic d’appels sur ce sujet durant l’été 2024, avec une hausse de 53 % entre mai et juin, rapportant essentiellement des propos haineux liés à l’origine ou à la religion. Malheureusement, nous observons un essoufflement des politiques publiques en la matière depuis environ deux décennies. L’objectif de non-discrimination a pratiquement disparu du débat public et des discours des décideurs, qui préfèrent évoquer la diversité ou la lutte contre les discours de haine. Ces enjeux, bien qu’importants, ne peuvent se substituer à la lutte contre les discriminations.
La lutte contre les discriminations est avant tout une question de droit, qui s’incarne dans des pratiques concrètes. Les notions de diversité ou d’égalité des chances, contrairement à celle de discrimination, n’ont pas de définition juridique opposable. Elles ne confèrent aucun droit aux personnes discriminées, ni aucune obligation ou sanction pour les employeurs ou les organisations mises en cause. La logique est donc fondamentalement différente.
Les mesures envisagées dans le plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine, présentées par la Première ministre en janvier 2023, avaient pourtant marqué une avancée. Cependant, de nombreuses mesures n’ont toujours pas abouti, alors que nous sommes déjà en 2025, et que le plan arrive à échéance en 2026.
Dans ce tableau plutôt sombre, il convient de rappeler que, sous l’impulsion du droit de l’Union européenne, le droit français de la non-discrimination a connu des améliorations majeures depuis 20 ans, souvent avec le concours de l’institution du Défenseur des droits. Un exemple récent en est le nouveau régime juridique applicable à l’action de groupe, adopté par le Parlement dans la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique, financière, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes en avril dernier. Je salue l’adoption de ce texte qui étend notamment la qualité pour agir des associations et permet aux juges de prononcer des amendes civiles à l’encontre des personnes mises en cause.
Néanmoins, au-delà de certaines évolutions juridiques, comme celle de l’action de groupe, force est de constater que la lutte contre les discriminations en France n’apporte toujours pas les résultats escomptés. Le recours à la justice, quand il a lieu, demeure une démarche lourde et pas toujours efficace. Apporter la preuve d’une discrimination reste difficile, et les sanctions en cas de victoire sont peu dissuasives, particulièrement en matière pénale.
En outre, la démarche contentieuse n’est pas suffisante à elle seule. Bien qu’elle doive être poursuivie lorsqu’elle est fondée sur une vision individuelle et réparatrice du droit, elle doit être complétée, chaque fois que possible, par l’exploration de la voie amiable. Cette approche permet de résoudre rapidement certaines situations, et peut servir de point de départ à des modifications plus profondes des pratiques, grâce à l’espace de dialogue qu’elle offre. En 2024, l’institution a traité plus de 1 200 dossiers de discrimination par cette voie amiable.
Je souhaite vous présenter deux exemples concrets. Dans le premier cas, nous avons été saisis, par l’intermédiaire d’un délégué territorial, d’une réclamation concernant les difficultés d’une locataire à accéder à un logement social décent. La réclamante estimait être victime de discrimination en raison de sa particulière vulnérabilité économique, de son handicap, de son origine et de son patronyme. Les conditions de vie dans son appartement étaient inacceptables, sans chauffage ni eau chaude, l’obligeant à partager temporairement un logement avec sa mère.
Après l’échec de deux tentatives de résolution amiable, nos services ont mené une instruction approfondie auprès du bailleur mis en cause. À la suite de la réponse obtenue, nous avons proposé une nouvelle tentative amiable, cette fois acceptée par le bailleur.
Deux délégués du Défenseur des droits ont rencontré les parties dans l’appartement de la réclamante. Cette rencontre a permis à chacun de comprendre les difficultés et contraintes de l’autre, aboutissant à un accord satisfaisant pour tous, et garantissant leur relation contractuelle future. Le bailleur social a proposé une solution rétablissant des conditions de vie acceptables dans l’appartement de la réclamante.
Le second exemple concerne une réclamante employée comme assistante d’éducation en contrat à durée déterminée (CDD) dans un collège. Elle estimait que le refus de renouvellement de son dernier CDD était fondé sur son état de grossesse, faisant notamment valoir une concomitance entre l’annonce de sa grossesse et le non-renouvellement de son contrat.
Dans le cadre du débat contradictoire, le rectorat n’a pas produit d’éléments de nature à infirmer cette allégation. Nous avons donc conclu que la réclamante avait été victime de discrimination en raison de son état de grossesse. Nous avons recommandé à la rectrice de rappeler à ses services l’interdiction des discriminations, et de se rapprocher de la réclamante en vue de procéder à la réparation de ses préjudices.
Le Défenseur des droits agit et obtient des résultats, que ce soit par la médiation, par ses observations en justice, ou par les décisions portant recommandation. Cependant, son action mériterait d’être soutenue par une politique publique forte de lutte contre les discriminations. Or, celle-ci se réduit trop souvent à une approche en silo, avec des actions ponctuelles dirigées vers certains critères de discrimination et dans certains domaines, comme l’emploi, en négligeant d’autres sphères de la vie sociale, telles que l’accès au logement.
La lutte contre les discriminations doit constituer l’une des priorités de l’action de l’État. Il s’agit de garantir à chacune et chacun le droit de vivre dans la dignité et de bénéficier des mêmes opportunités, c’est-à-dire de garantir à tous la même jouissance des droits et des libertés.
La première étape serait de communiquer largement pour sensibiliser et lutter contre le non-recours. J’invite en ce sens le gouvernement à se saisir de la question à travers une grande campagne de communication.
J’encourage les parlementaires à nous saisir directement, mais aussi à inviter dans leur circonscription toutes les personnes, qui expriment des doutes ou se sentent victimes de discrimination, à se rapprocher de nous.
Derrière notre numéro, le 3928, ce sont des juristes qui prennent le temps de répondre aux questions et de qualifier les faits avec la personne qui appelle, même si cela n’aboutit pas toujours à une réclamation formelle.
Le second point que je souhaite aborder concerne les atteintes aux droits causées par la fragilisation du service public dématérialisé, avec un focus particulier sur le cas préoccupant de l’ANEF.
Vous êtes familiers avec les alertes régulières de notre institution, sur le fossé qui se creuse entre les usagers et les services publics. Malgré ces avertissements, le droit au logement opposable reste insuffisamment respecté. Les aides sociales font l’objet d’un conditionnement croissant, comme l’illustre la récente réforme du revenu de solidarité active (RSA), et d’un contrôle toujours plus inquisiteur. La problématique des lycéens sans affectation se pose désormais à chaque rentrée scolaire, un sujet sur lequel j’aurai l’occasion de revenir.
Je tiens à souligner que je ne remets pas en cause l’action des agents publics, mais plutôt leur effacement et la surcharge de dossiers qu’ils doivent traiter. S’ajoute à ce désengagement de l’État, ou plutôt l’aggrave, l’accélération de la transformation numérique de l’administration. Bien que l’objectif de simplifier les démarches administratives soit louable, qu’en est-il réellement pour les usagers ? Force est de constater que cette dématérialisation, censée faciliter l’accès aux droits, peut produire l’effet inverse.
Chaque année, nous alertons sur des dysfonctionnements persistants et des choix de conception défaillants, avec des « bugs » récurrents qui conduisent à une situation intolérable. J’ai encore alerté le Parlement il y a deux semaines sur ce sujet, lors de deux auditions distinctes : dans le cadre de la mission d’information sénatoriale relative à l’accès aux services publics pour le renforcement et l’amélioration du lien de confiance entre les administrations et les usagers, et devant les députés du groupe d’études « Conditions d’accueil des migrants et mineurs non accompagnés ».
Cette année encore, les relations des usagers avec le service public concernent près de 90 % de nos réclamations. Parmi l’ensemble de nos réclamations, 37 % concernent le droit des étrangers, et plus précisément la question des titres de séjour et de leur renouvellement.
En 2024, 37 % des demandes de titres de séjour sont ainsi concernées par des difficultés de traitement, contre 10 % en 2019 et 25 % en 2023. Cette tendance s’aggrave pour 2025, comme beaucoup d’entre vous le constatent dans vos permanences parlementaires.
Les services préfectoraux peinent à traiter les demandes dans des délais acceptables, tandis que l’ANEF présente de nombreux dysfonctionnements, empêchant souvent le simple dépôt des dossiers.
Notre rapport thématique de décembre 2024 met en lumière ces défaillances techniques, allant de l’impossibilité de déposer un dossier à celle de le compléter, sans solutions d’accompagnement adéquates.
Chaque année, des milliers de personnes se retrouvent ainsi précarisées ou en situation irrégulière par la faute de l’administration. Ces problèmes touchent principalement les renouvellements de titres, affectant des personnes déjà intégrées et en règle, qui perdent leurs droits et leurs emplois, souvent dans des secteurs essentiels et en tension.
Deux exemples illustrent ces situations : une ressortissante marocaine victime d’usurpation d’identité via l’ANEF, plongée dans la précarité administrative, et un étudiant vietnamien maintenu en situation irrégulière pendant plus de deux ans, malgré ses efforts pour renouveler son titre.
Nos recommandations restent constantes : reconnaître le droit à un accès multicanal, permettre plusieurs démarches simultanées sur le téléservice, faciliter le renouvellement des attestations de prolongation de l’instruction (API), et renforcer les moyens humains dans les préfectures. Ces services, tout comme le Défenseur des droits et les tribunaux administratifs, sont mis en difficulté par cette défaillance généralisée du service public.
Le ministre de l’Intérieur, M. Bruno Retailleau, a récemment reconnu ces dysfonctionnements, mais estime qu’ils ont été largement corrigés. Je tiens à affirmer clairement que ce n’est pas le cas, nos saisines sur le sujet ne diminuant pas.
L’effectivité des droits des étrangers constitue un indicateur central du niveau de protection des droits et libertés dans notre pays.
Concernant les droits des enfants, notre rapport annuel 2024 souligne l’urgence de renforcer les cadres juridiques et les politiques publiques de protection de l’environnement. Les enfants, particulièrement vulnérables, sont exposés aux risques de pollution et de réchauffement climatique, menaçant leur accès à des ressources vitales.
Nous restons particulièrement préoccupés par les atteintes à l’intérêt supérieur de l’enfant, comme en témoignent les 3 073 réclamations reçues en 2024. Dans le domaine scolaire, de nombreux enfants en situation de handicap restent partiellement ou totalement déscolarisés, faute d’accompagnement ou de structures adaptées. Nous avons également constaté des refus d’aménagements lors d’examens pour des élèves en situation de handicap, sous prétexte de bons résultats antérieurs.
La rentrée 2024 a vu plus de 23 600 lycéens sans affectation, situation favorisant le décrochage scolaire et remettant en question l’égalité d’accès à l’éducation. De plus, nous recevons depuis 2011 de nombreuses réclamations concernant des violences éducatives en milieu scolaire.
La protection de l’enfance a fait l’objet de débats intenses cette année. Notre décision-cadre de janvier dernier, présentée à la commission des affaires sociales, s’inscrit dans la continuité des recommandations de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques en la matière. Il est urgent de mettre en place des mesures concrètes, incluant un contrôle renforcé des établissements et un suivi rigoureux des professionnels, afin de mettre fin aux violences envers les enfants, notamment à l’école.
Concernant la déontologie des forces de sécurité, notre rapport souligne des défaillances dans le contrôle hiérarchique face à des manquements déontologiques. En 2024, nous avons reçu 2 434 saisines à ce sujet, révélant des cas d’inaction de supérieurs, lors d’abus ou d’absence d’enquêtes diligentées.
Notre décision du 23 décembre 2024 a mis en lumière les difficultés des forces de l’ordre à distinguer un état d’alcoolisation d’un cas de soumission chimique. Nous recommandons d’améliorer les techniques de détection, notamment par la formation et l’accès à des kits de détection dans les commissariats, gendarmeries et unités médico-judiciaires.
En 2024, 3 898 élèves gardiens de la paix ont bénéficié de formations aux règles déontologiques dispensées par nos équipes. Ces formations rappellent que la déontologie n’est pas une contrainte, mais un cadre protecteur légitimant l’action de sécurité.
Je souhaite revenir sur notre compétence en matière de protection des lanceurs d’alerte, devenue un pilier essentiel de la démocratie et de la transparence en France. En 2024, l’institution a connu une hausse significative des saisines de personnes souhaitant être accompagnées après avoir signalé des faits graves, mettant en jeu l’intérêt général. Nous sommes passés de 134 réclamations en 2022 à 519 en 2024, avec une augmentation de 70 % en 2024.
Pour faire face à cette évolution, un pôle spécialisé a été créé au sein du Défenseur des droits. Il incarne aujourd’hui une expertise unique, capable d’intervenir dans tous les secteurs et de soutenir efficacement les lanceurs d’alerte, que ce soit dans la reconnaissance de leurs droits ou la défense contre les représailles. Les exemples de 2024 sont éloquents : des salariés ou des fonctionnaires, tous confrontés à des mesures de rétorsion après avoir osé s’exprimer, ont pu bénéficier de notre intervention. Grâce à celle-ci, plusieurs licenciements ont été annulés, des droits reconnus et des atteintes réparées.
Au-delà de cette mission de protection, l’institution a pris une place centrale dans la réorientation des alertes, agissant comme un trait d’union entre les multiples autorités concernées, qu’il s’agisse de santé, de vie privée, de corruption ou de consommation.
L’année 2024 marque également la publication de notre premier rapport bisannuel sur les lanceurs d’alerte. Trois recommandations principales en ressortent : améliorer la communication autour du dispositif légal entourant les lanceurs d’alerte, qui reste méconnu, renforcer le soutien financier et psychologique à leur égard, et réévaluer le périmètre des autorités externes chargées de recueillir les signalements, afin d’y inclure notamment les agences régionales de santé.
Notre triple exigence est désormais de faire connaître, protéger et accompagner, car les lanceurs d’alerte ne doivent plus être perçus comme des perturbateurs, mais au contraire comme des vigies de l’intérêt général. Le Défenseur des droits y veillera.
Je souhaite également aborder un autre enjeu prospectif mis en avant en 2024 : l’intelligence artificielle (IA). L’IA est une source de progrès indéniable, mais elle présente aussi des menaces pour les droits et libertés, notamment à travers les algorithmes utilisés dans le recrutement, la gestion des ressources humaines, ou l’accès aux biens et services.
En matière de prestations sociales et de lutte contre la fraude, le recours au « datamining » présente des risques de biais discriminatoires. Mes services travaillent actuellement à mieux comprendre comment cette lutte doit reposer sur des outils et procédures qui ne portent pas atteinte aux droits des populations déjà précaires.
Cette question touche également l’accès à l’éducation, où une action humaine doit être garantie en matière de procédures d’affectation, que ce soit pour le passage dans le secondaire ou dans le supérieur, notamment concernant Parcoursup ou Affelnet. Notre rapport « Algorithmes, systèmes d’IA et services publics : quels droits pour les usagers ? », publié en novembre, dresse un état des lieux de ces questions.
Les valeurs fondatrices de la République - liberté, égalité, fraternité - revêtent, au-delà des mots gravés sur le fronton de nos édifices, des réalités concrètes. Défendre les droits et libertés et veiller à leur application effective est une nécessité pour les personnes concernées.
Cette mission, confiée par la Constitution à l’institution du Défenseur des droits, contribue ainsi à une société plus apaisée et plus juste. Dans le contexte actuel, le Défenseur des droits est l’une des institutions qui garantissent l’État de droit, promeuvent et font respecter les droits et libertés fondamentaux. C’est aussi cela qui contribue à la démocratie.
Le Défenseur des droits constitue un pôle de stabilité et de permanence. Je forme le vœu qu’avec votre concours, nous continuions à avancer des propositions pour lutter contre les atteintes aux droits qui minent la cohésion sociale, pour que le droit n’oublie personne et que personne n’oublie le droit.
M. Philippe Schreck (RN). Mme la Défenseure des droits, votre rapport annuel fait état d’une hausse des discriminations liées à l’origine et à la religion. Vous attribuez cette augmentation à trois phénomènes : une meilleure connaissance du fait discriminatoire, un contexte économique défavorable, et certains discours amplifiés par les réseaux sociaux.
Vous n’ignorez certainement pas que les actes et délits antisémites en France ont eux aussi fortement progressé depuis de longs mois, plus particulièrement depuis les attaques perpétrées en Israël. Des discours quasi négationnistes d’une partie de la classe politique, très active sur les réseaux sociaux, instillent un « antisémitisme d’ambiance ». Le Mémorial de la Shoah, des écoles et des restaurants juifs ont d’ailleurs récemment été souillés par des actes de dégradation.
Je souhaite savoir, car votre rapport annuel n’aborde que brièvement le sujet, si cet antisémitisme se traduit en matière de processus de discrimination. Les avez-vous identifiés ? Envisagez-vous de proposer des avis ou des recommandations visant à contribuer à l’amélioration de la sécurité des Français de confession juive, à prévenir et à lutter contre les discriminations dont ils pourraient faire l’objet ou dont ils font certainement l’objet actuellement ?
M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Mme la Défenseure des droits, je vous remercie pour votre intervention complète et précise, qui nous sera utile pour poursuivre nos travaux. Je souhaite revenir sur quelques points pour obtenir des précisions.
Dans votre dernier rapport d’activité, vous évoquiez la persistance de discriminations liées à l’état de grossesse, en citant le cas d’une assistante d’éducation victime de discrimination, son CDD n’ayant pas été renouvelé. Ce type de situation est intolérable.
Début mai, nous avons adopté à l’unanimité une proposition de loi de notre collègue Prisca Thevenot sur le sujet. Quel regard portez-vous sur cette proposition de loi ?
De manière plus générale, concernant les discriminations dont le niveau est insupportable dans notre pays, quelles préconisations urgentes faites-vous ?
Ma deuxième question porte sur le baromètre des services publics, dont les résultats sont sortis il y a quelques jours. D’après ces résultats, sur un échantillon de près de 25 000 usagers, 69 % des personnes se déclarent satisfaites des services publics. De plus, plus de sept usagers sur dix estiment avoir été accueillis avec bienveillance et respect. Comment analysez-vous ces résultats et avez-vous été associée, vous ou vos équipes, à la réalisation de cette étude ?
Enfin, parmi les points d’amélioration mentionnés dans votre rapport, la question de la simplicité des démarches soulève le plus d’interrogations. Vous l’avez abordée dans votre propos. En effet, 63 % des usagers estiment qu’il est simple de réaliser les démarches administratives. Les principales causes de difficulté évoquées concernent la longueur des délais de réponse, le manque de clarté des informations et la nécessité de répéter sa situation à plusieurs agents.
Vous alertez régulièrement sur les risques liés à la dématérialisation des services publics. Comment pouvons-nous améliorer la bonne complémentarité entre dématérialisation et services en présentiel ?
Mme Danièle Obono (LFI-NFP). Je tiens à vous remercier, Mme la Défenseure des droits, pour votre présence aujourd’hui et pour le travail remarquable accompli par vous et vos équipes.
Votre rapport d’activité 2024 met en lumière un problème majeur : une part importante des litiges que vous traitez concerne les atteintes aux droits des usagers résultant d’une dématérialisation excessive des services publics. Ce constat fait écho à ma proposition de loi visant à rouvrir les accueils physiques dans les services publics, largement adoptée et en attente d’examen au Sénat.
Le tout numérique engendre des conséquences dramatiques. D’une part, de nombreux usagers se retrouvent privés d’accès à leurs droits. D’autre part, les conditions de travail des agents se dégradent considérablement, entraînant une baisse de la qualité du service, un profond mal-être et une perte de sens professionnel. J’ai pu constater cette réalité lors des auditions menées dans le cadre de ma proposition de loi.
Nous observons cette situation dans divers services publics. Les agents des finances publiques, par exemple, se mobilisent contre la fermeture des centres d’impôts de proximité, comme celui d’Argonne dans le 19e arrondissement de Paris. De même, les téléconseillères du centre d’appel de la ville de Paris (3975) sont actuellement en grève, dénonçant des cadences insoutenables, une surcharge de travail et un manque de soutien hiérarchique. La médecine du travail a d’ailleurs alerté en octobre 2024 sur l’impact direct de ces conditions sur la santé physique et psychologique des agents.
Dans votre rapport de juin 2024 sur les services publics, vous souligniez l’importance de reconnaître publiquement les situations où les agents publics de terrain, faute de moyens suffisants, ne peuvent assurer un service public de qualité. Cette reconnaissance contribuerait à alléger la pression morale pesant sur ces agents, profondément attachés à l’esprit du service public, mais confrontés à un cadre d’exercice qui risque de leur faire perdre le sens de leur mission. Pourriez-vous approfondir votre analyse sur ce sujet ?
Mme Céline Thiébault-Martinez (SOC). Mme la Défenseure des droits, votre rapport annuel 2023 révèle une augmentation alarmante des réclamations relatives aux droits des personnes étrangères dans le domaine du service public, passant de 28 % à 37 % en 2024. Cette évolution témoigne d’une situation préoccupante qui mérite toute notre attention.
En tant que garante de la protection des droits et libertés individuels, vous avez pris des positions fermes en faveur des personnes étrangères, intervenant notamment dans des affaires sensibles.
Cependant, nous assistons actuellement à un durcissement législatif sans précédent visant cette population. Je pense notamment à la proposition de loi des Républicains visant à supprimer le droit de séjour pour les étrangers malades, ainsi qu’à celle conditionnant l’accès à certaines prestations sociales à une durée de résidence en France. La remise en question persistante de l’Aide médicale d’État (AME) s’inscrit également dans cette logique d’exclusion progressive des plus vulnérables.
En janvier 2024, malgré vos importantes réserves, la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » a été promulguée. Vous aviez souligné que plusieurs de ses dispositions portaient atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution.
Ces atteintes aux droits des personnes étrangères se manifestent également par la dématérialisation croissante des services publics. Ces démarches en ligne, souvent complexes et mal adaptées aux personnes en situation de précarité numérique, aggravent la fracture déjà profonde qui traverse nos territoires.
À titre d’exemple, dans ma circonscription, une conseillère municipale de nationalité espagnole, parfaitement intégrée et résidant en France depuis plus de 40 ans, a rencontré d’énormes difficultés lors de sa demande de naturalisation en ligne, ne comprenant pas certaines formulations.
Au vu de ces constats, quelles recommandations formuleriez-vous pour garantir de manière effective l’accès aux droits des personnes étrangères dans un contexte où ceux-ci sont de plus en plus menacés ?
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Mme la Défenseure des droits, vous avez, comme à votre habitude, présenté de manière documentée et argumentée l’état des droits en France. Vous avez non seulement dressé un état des lieux, mais également formulé des recommandations sur les grands défis qui traversent la société française.
J’invite chacun à lire attentivement ces recommandations, notamment sur des sujets tels que les discriminations, la situation précaire des étrangers, la déshumanisation croissante due à la dématérialisation et à l’intelligence artificielle, le non-recours aux droits, la protection de l’enfance, l’importance d’encadrer la déontologie des autorités administratives et de la police, ainsi que la protection des lanceurs d’alerte.
Vos travaux et ceux de votre réseau nous permettent de mieux appréhender, de manière concrète et territorialisée, les difficultés réelles vécues par nos compatriotes, souvent en contradiction avec les principes constitutionnels d’égalité des droits.
J’ai trois questions simples à vous poser. Premièrement, puisque vous transmettez votre rapport au président de la République, quelle suite celui-ci y donne-t-il ? Deuxièmement, quelles suites les ministères concernés donnent-ils à vos recommandations, notamment celles relevant du domaine réglementaire ? Enfin, estimez-vous qu’il serait nécessaire d’apporter des modifications législatives pour faciliter l’effectivité des droits que vous préconisez ?
Mme Anne Bergantz (Dem). Mme la Défenseure des droits, au nom du groupe Les Démocrates, je tiens à vous remercier pour la présentation détaillée et précise de votre rapport annuel, devenue une tradition appréciée.
Votre rapport met en lumière les différentes formes de discrimination, et j’aimerais me concentrer sur celle rencontrée par les seniors dans l’emploi, notamment au regard des éléments présentés dans le 17e baromètre des discriminations, que vous avez publié en décembre dernier. Ce baromètre confirme une réalité préoccupante : il devient nettement plus difficile de se maintenir en emploi au-delà de 50 ans.
Votre enquête révèle que 20 % des seniors s’inquiètent de perdre leur emploi, et qu’un senior sur deux dit avoir déjà souffert d’un manque de reconnaissance ou d’une dévalorisation de son travail. Les stéréotypes à leur encontre sont nombreux et tenaces.
Or, le maintien des seniors dans l’emploi est fondamental, notamment pour la pérennité de notre modèle social. Bien que le taux d’emploi des seniors ait augmenté ces dernières années, pour atteindre 68,4 %, il reste largement inférieur à celui de nos voisins européens. Il est donc impératif de lutter plus efficacement contre cette discrimination.
Pourriez-vous nous éclairer sur les différentes pistes que vous identifiez pour atteindre cet objectif ?
Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Le Défenseur des droits, en tant qu’autorité constitutionnelle indépendante, remplit des missions essentielles, notamment la veille au respect des droits et des libertés dans divers secteurs, tels que les services publics, ainsi que la défense et la promotion des droits de l’enfant.
En 2024, vous avez constaté une baisse de 21 % des demandes de réclamation liées à la défense des droits de l’enfant. Parallèlement, vous avez enregistré une augmentation de 70 % des réclamations concernant l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte.
Mme la Défenseure des droits, comment expliquez-vous ces évolutions significatives ? Par ailleurs, envisagez-vous des évolutions pour renforcer la protection des lanceurs d’alerte ?
Mme Martine Froger (LIOT). Je vous remercie pour la présentation de ce rapport, qui met en lumière la persistance des inégalités dans notre pays. Le bilan dressé révèle une société encore profondément marquée par les discriminations, situation aggravée par une libération inquiétante de la parole raciste, y compris parmi certains responsables politiques.
Parmi les discriminations évoquées, le refus de soins discriminatoire apparaît particulièrement préoccupant. Alors que l’accès aux soins est déjà difficile pour de nombreux citoyens, notamment dans les zones rurales, les plus vulnérables font face à des discriminations supplémentaires tout au long de leur parcours de santé.
Ces pratiques, qui se banalisent, touchent les femmes, les personnes d’origine étrangère (y compris les mineurs), les personnes en situation de handicap ou atteintes de certaines affections. Ces préjugés, qu’ils soient subtils ou assumés, conduisent à minimiser, voire nier les souffrances des patients ou à refuser des prises en charge, avec parfois des conséquences fatales.
Ce phénomène d’ampleur fragilise indéniablement notre cohésion sociale et altère la relation entre soignants et patients. À ce sujet, je souhaiterais obtenir des précisions. Pouvez-vous nous indiquer quelles catégories de professionnels de santé sont les plus fréquemment mises en cause ? Ces refus de soins concernent-ils davantage l’hôpital public ou la médecine de ville ?
Vous soulignez que les victimes renoncent souvent à porter plainte, estimant que cela ne changerait rien. Lorsque des réclamations sont déposées, quelles suites concrètes leur sont données ?
Enfin, à la suite des scandales passés, notamment aux urgences, une prise de conscience s’est-elle opérée dans le secteur médical ? Parvenez-vous à collaborer avec les ordres de santé pour mettre en place des mesures préventives et promouvoir les bonnes pratiques ?
Mme Elsa Faucillon (GDR). La question du droit et de sa place dans notre société, voire sa fragilité face aux attaques, constitue à mes yeux l’un des enjeux majeurs, non seulement à l’échelle nationale, mais également mondiale. Votre institution, comme nous, aura fort à faire dans les années à venir, bien que vous accomplissiez déjà un travail considérable.
Je partage votre conviction que la manière dont nous traitons les personnes étrangères, ou plus généralement les plus vulnérables, est révélatrice de notre traitement de l’ensemble de la population. Cette approche s’oppose au discours politique dominant qui laisse entendre que l’expulsion des personnes étrangères résoudrait les problèmes de nos services publics. Pour ceux qui fréquentent la justice, l’école ou l’hôpital, il est évident que les fermetures de lits ou le manque d’enseignants ne peuvent être résolus de cette façon. Au contraire, le traitement réservé aux plus précaires, aux plus vulnérables, aux personnes étrangères ou âgées, est symptomatique de l’état général de notre société.
Concernant les procédures ANEF et les renouvellements de titres de séjour en préfecture, sujet sur lequel nous avons déjà échangé, vous avez indiqué qu’il représente désormais une part importante des réclamations adressées à la Défenseure des droits. Vous avez alerté le ministre de l’Intérieur sur les difficultés persistantes, dont chacun ici peut témoigner.
Je suis personnellement amenée à intervenir environ quinze fois par semaine pour des ruptures de droits. Il s’agit souvent de personnes présentes sur le territoire depuis des décennies, qui perdent leur emploi, leurs droits, et se voient parfois dans l’impossibilité d’effectuer de simples opérations bancaires. Ces ruptures de droits, très problématiques, sont également dues au nombre croissant de titres de séjour de courte durée délivrés actuellement.
Quelles réponses avez-vous reçues du ministre de l’Intérieur ? Nie-t-il l’existence de ces difficultés et quels arguments oppose-t-il à vos propositions ?
Mme Brigitte Barèges (UDR). Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour le succès remarquable de la médiation, avec un taux de 75 % de règlements amiables. Ce service est d’une grande valeur pour la population, compte tenu de la difficulté d’accès aux recours judiciaires.
La fracture numérique, que vous soulignez à juste titre, constitue effectivement une véritable discrimination pour les personnes les plus vulnérables, notamment dans les zones où les services publics ont disparu. Bien que des initiatives, comme les maisons France services ou les conseillers numériques aient été mises en place, il est évident qu’un obstacle majeur persiste. Il est impératif d’améliorer la proximité et l’accompagnement des plus démunis face à cette transition numérique. Vous évoquez également les risques liés à l’intelligence artificielle, un sujet qui suscite à la fois intérêt et inquiétudes.
Sur la question de la protection de l’enfance, je dois avouer ne pas avoir pris connaissance de votre décision-cadre de 2025. Pourriez-vous apporter des précisions sur la protection des enfants dans les foyers relevant des départements ou d’associations ? Des dérives ont malheureusement été constatées, notamment concernant des enfants vulnérables orientés vers la prostitution, comme ce fut le cas dans mon département. Avez-vous émis des observations à ce sujet ? Il s’agit d’un scandale qui mérite une attention particulière et des solutions concrètes.
M. Jonathan Gery (RN). Votre rapport fait état d’une augmentation préoccupante des discriminations liées à l’origine et à la religion. Vous attribuez cette hausse à une combinaison de facteurs sociaux, économiques et politiques.
Vous soulignez que cette augmentation peut s’expliquer en partie par un contexte économique défavorable, exacerbant la compétition pour l’accès à des ressources limitées, telles que l’emploi ou le logement. Par ailleurs, vous mettez en lumière l’impact de certains discours politiques et médiatiques, amplifiés par les réseaux sociaux, qui stigmatisent les immigrés et certaines minorités, légitimant ainsi les discriminations.
Vous citez l’analyse du comité onusien, qui s’inquiète, selon vous, du « discours politique raciste tenu par des responsables politiques à l’encontre de certaines minorités ethniques, notamment les Roms, les gens du voyage, les personnes d’origine africaine ou arabe, et les non-ressortissants. »
Cependant, un point m’a interpellé : votre rapport ne mentionne pas d’éventuelles discriminations subies par les personnes de confession juive. Or, nul n’ignore la recrudescence des actes antisémites sous toutes leurs formes. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point spécifique ?
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite aborder un sujet important évoqué dans votre rapport d’activité 2024 : le refus de recueillir les plaintes, en particulier celles des femmes victimes de violences conjugales. Malgré les progrès réalisés dans la formation des officiers de police judiciaire et des gendarmes, trop de femmes se voient encore proposer le dépôt d’une main courante au lieu d’une plainte. Cette pratique est problématique, car elle n’entraîne pas les mêmes effets juridiques et ne déclenche pas d’enquête.
Il faut reconnaître que les professionnels font face à des contraintes, notamment le risque de classement sans suite en l’absence de preuves et le manque d’effectifs. Cependant, il est impératif de trouver une solution pour que chaque femme soit entendue, crue et soutenue lorsqu’elle se présente au commissariat. Cette nécessité est d’autant plus criante que dans de nombreux cas de féminicides, la victime avait déjà tenté de porter plainte.
Vous mentionnez la possibilité pour le délégué territorial du Défenseur des droits d’agir en qualité de médiateur, en cas de difficulté. Toutefois, cette option reste largement méconnue des plaignantes. De plus, est-elle vraiment suffisante pour résoudre le problème des refus de plainte ?
Ne serait-il pas judicieux de modifier l’article 15-3 du code de procédure pénale pour exclure la possibilité de déposer une main courante en lieu et place d’une plainte, comme je l’ai proposé par voie d’amendement ?
Par ailleurs, ne faudrait-il pas envisager un système de dépôt de plainte en ligne, accessible depuis un ordinateur personnel ou depuis des points d’accueil dédiés ?
En votre qualité de Défenseure des droits, seriez-vous favorable à l’émission d’une recommandation ou d’une décision-cadre visant à garantir pleinement aux femmes victimes de violences conjugales la possibilité de faire valoir leurs droits ?
M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Le droit à l’éducation, garanti par le code de l’éducation, est un droit fondamental pour chaque enfant. Il vise à développer sa personnalité, élever son niveau de formation, favoriser son insertion sociale et professionnelle, et lui permettre d’exercer sa citoyenneté. Cependant, comme vous le soulignez dans votre rapport, 35 ans après l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant, nous faisons face à un risque de régression dans le domaine des droits et de la protection des enfants.
Ce constat est particulièrement alarmant en milieu carcéral, où les discriminations sont exacerbées. La situation des enfants détenus mérite une attention particulière, d’autant plus que la récente proposition de loi visant à restaurer l'autorité de la justice à l'égard des mineurs délinquants et de leurs parents, portée par M. Gabriel Attal augmente les peines d’emprisonnement pour mineurs. Il est donc particulièrement important d’examiner leur accès à l’éducation, un droit souvent entravé dans ce contexte.
Ma visite au sein de l’Établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM) de Marseille a révélé des problèmes qui, selon mes informations, ne sont pas isolés. Le manque de personnel et l’absentéisme élevé des surveillants pénitentiaires impactent sérieusement l’accès à l’éducation des jeunes détenus. Cette situation conduit à un confinement en cellule, privant les mineurs de cours et d’activités, la priorité étant donnée à la sécurité, aux promenades et aux soins.
Cette réalité est en contradiction flagrante avec l’objectif initial des EPM, créés en 2007 pour remédier aux dysfonctionnements des quartiers pour mineurs dans les prisons classiques, en mettant l’accent sur l’aspect éducatif. Comment pouvons-nous garantir le respect du droit constitutionnel à l’éducation et de nos engagements internationaux dans ces conditions ?
Vous mentionnez la présence de vos délégués dans les établissements pénitentiaires pour adultes. Interviennent-ils également dans les EPM ? Si oui, quels constats font-ils concernant l’accès à l’éducation des enfants détenus ? Quelles réclamations avez-vous formulées à ce sujet ?
M. Paul Christophe (SOC). Je tiens à vous remercier, Mme la Défenseure des droits, pour la qualité de votre travail, la clarté de vos propos et la pertinence des informations que vous nous apportez. Vos constats font écho à notre action quotidienne en tant que parlementaires.
Je souhaiterais savoir si vous disposez des statistiques, présentées au début de votre rapport, ventilées par sexe. Si tel est le cas, serait-il possible d’obtenir cette analyse ? Ces données pourraient en effet nous permettre de tirer des conclusions intéressantes sur ce point.
M. Fabien Di Filippo (DR). Je vous remercie, Mme la Défenseure des droits, pour votre intervention. Vous avez évoqué la problématique des droits des détenus et des conditions de détention. Ma question porte sur deux aspects cruciaux : la présence de stupéfiants et le travail dans les prisons.
Ne pensez-vous pas que l’accès au travail, l’amélioration des conditions de travail et l’obligation d’avoir une activité en prison devraient être considérés comme prioritaires ?
Récemment, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a décrit la présence massive de stupéfiants en prison comme un facteur d’équilibre social, une déclaration pour le moins alarmante. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Comment pouvons-nous lutter de manière implacable contre la consommation de stupéfiants dans les prisons ? Par ailleurs, ne devrions-nous pas instaurer une obligation de travail pour les détenus, considérant qu’il s’agit du facteur de réinsertion le plus efficace ?
Mme Claire Hédon. Je tiens à répondre à l’ensemble des questions soulevées, en commençant par la problématique des actes antisémites, dont l’augmentation est particulièrement préoccupante. Il convient de préciser les compétences de notre institution, qui se limitent aux discriminations, et non aux propos racistes, sexistes, homophobes ou antisémites. Certains de nos homologues européens disposent de compétences plus étendues dans ce domaine.
La discrimination, concept juridique mentionné dans mon exposé, se définit comme une inégalité de traitement (un traitement défavorable) dans des domaines spécifiques prévus par la loi, tels que l’emploi et l’accès aux biens et services, basée sur l’un des 27 critères légaux.
Notre rapport annuel, aux pages 21 et 25, souligne l’augmentation des actes antisémites. Bien que nous ne soyons pas directement compétents pour les propos discriminatoires, nous constatons un continuum entre les paroles et les actes discriminatoires. La jurisprudence a d’ailleurs reconnu qu’un simple propos peut constituer un acte discriminatoire ou du harcèlement discriminatoire, élargissant ainsi notre champ d’action.
Nous observons également le phénomène de « discrimination d’ambiance », où un environnement hostile, même sans ciblage direct, peut être considéré comme du harcèlement discriminatoire.
Actuellement, nous ne sommes pas saisis de situations de discrimination liées spécifiquement à l’antisémitisme. Cependant, nous maintenons un dialogue régulier avec le Conseil représentatif des institutions juives (CRIF), conscients de l’existence probable de situations s’apparentant au harcèlement discriminatoire relevant de notre compétence.
L’augmentation de plus de 50 % des appels au 3928 en mai et juin, concernant des propos racistes, homophobes et antisémites, témoigne d’un climat général préoccupant.
Concernant la discrimination liée à la grossesse, nous constatons avec inquiétude la persistance de ce phénomène, malgré une législation protectrice. Dans le secteur public, cela se manifeste souvent par le non-renouvellement de CDD, tandis que dans le privé, les femmes de retour de congé maternité sont fréquemment poussées vers la démission. Nous nous efforçons constamment de rappeler la loi dans ces situations.
Quant à la proposition de loi sur le projet de grossesse, nous ne sommes pas convaincus de la pertinence d’ajouter un nouveau critère de discrimination. Les critères existants, notamment celui lié à l’état de santé, permettent déjà d’aborder cette problématique. L’ajout perpétuel de critères ne contribue pas nécessairement à une lutte plus efficace contre les discriminations.
Au sujet de l’étude sur les services publics, bien que nous n’y ayons pas été directement associés, nous l’avons examinée avec attention. Il est intéressant de noter que la satisfaction varie selon les services publics et la situation socio-économique des usagers, les personnes en situation de précarité exprimant une satisfaction moindre.
Je souhaite également attirer votre attention sur l’étude récente du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), révélant que 44 % de la population française éprouve des difficultés face aux démarches numériques. Cette problématique ne se limite pas aux personnes âgées ou en situation de handicap. Bien que la dématérialisation des démarches administratives ne soit pas critiquable en soi, le fait qu’elle devienne l’unique moyen d’accès pose un problème majeur. Que ce soit pour « MaPrimeRénov’ » ou encore pour les démarches liées aux droits des étrangers, il est essentiel de maintenir la possibilité de déposer des dossiers papier et d’avoir un contact humain.
Les services publics jouent un rôle fondamental dans l’accès concret aux droits, nécessitant la présence d’agents compétents. Nous plaidons pour un accompagnement adéquat en parallèle de la dématérialisation, rappelant la décision du Conseil d’État concernant les démarches des étrangers, qui souligne la nécessité de maintenir une option de dépôt de dossier papier. Malheureusement, nous constatons que cette possibilité n’est effective que dans très peu de préfectures.
Il est intéressant de noter que le système des impôts fonctionne relativement bien, grâce à la possibilité de modifier sa déclaration à tout moment. En revanche, pour « MaPrimeRénov’ » et l’ANEF, une fois la demande déposée, aucune modification n’est possible, même pour des informations basiques comme un numéro de téléphone ou une adresse électronique. Cette rigidité pose un problème sérieux.
Enfin, nous restons préoccupés par la suppression des accueils physiques dans divers services publics. Les espaces France services constituent une amélioration, particulièrement dans les zones rurales, mais ne suffisent pas à remplacer pleinement les agents spécialisés des différents services publics. L’exemple observé en Meuse, où certains espaces France services accueillent des permanences de la Caisse des allocations familiales (CAF) et de la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), illustre une approche plus satisfaisante qu’il conviendrait de généraliser.
Je tiens à partager mon expérience en Guyane, où j’ai eu l’occasion d’observer une initiative remarquable : une pirogue France services. Cette embarcation, qui se rend jusqu’à Camopi, au cœur de la forêt amazonienne, transporte des agents de la CAF, de l’Assurance maladie et des impôts. Il convient de saluer l’engagement exceptionnel de ces agents de service public, qui effectuent un trajet de quatre heures en pirogue, dans des conditions souvent difficiles.
Concernant les atteintes aux droits des étrangers, je suis extrêmement préoccupée par leur augmentation. Il est essentiel de faire comprendre à l’ensemble de la population que porter atteinte aux droits de certains groupes risque d’affecter les droits de tous. Il est erroné de penser que l’on peut appliquer des raisonnements différents en matière de droits, selon qu’il s’agisse d’étrangers ou de Français.
Ces derniers mois, nous constatons une recrudescence inquiétante de cas où des personnes résidant en France depuis trente ou quarante ans, titulaires de cartes de séjour de dix ans, habituellement renouvelées sans difficulté, se voient refuser ce renouvellement. Je ne remets nullement en cause le travail des agents préfectoraux ou des préfets, qui font face à un manque de personnel. Cependant, la multiplication des titres de séjour de courte durée par la législation actuelle engendre une augmentation des renouvellements, surchargeant ainsi les préfectures qui peinent à traiter l’ensemble des dossiers.
Parmi nos recommandations, une mesure simple et facilement applicable serait le renouvellement automatique de l’Attestation provisoire d’instruction (API) via le système de l’ANEF. Alors que la première API est délivrée lors de la constitution du dossier, les renouvellements trimestriels ne nécessitent pas de réexamen de celui-ci. Un renouvellement automatique permettrait de désengorger les préfectures, leur donnant ainsi la possibilité de se concentrer sur l’examen approfondi des dossiers.
Concernant le rapport annuel, je le transmets au président de la République et j’ai un entretien annuel d’environ une heure avec lui pour en discuter, abordant les mêmes sujets qu’avec vous. Bien que l’écoute soit attentive, je ne peux garantir que toutes nos recommandations soient systématiquement suivies d’effets.
Certaines de nos recommandations aboutissent, même si cela peut prendre du temps. Nous effectuons un suivi de nos recommandations et constatons des avancées sur certains points.
Quant à la nécessité de modifications législatives, il est prioritaire de veiller à l’application effective du droit existant. L’écart entre le droit annoncé et son effectivité est préoccupant. Il convient donc de se concentrer sur la mise en œuvre concrète des lois, plutôt que d’en créer de nouvelles.
S’agissant des discriminations envers les seniors, notre baromètre de l’Organisation internationale du travail (OIT) de l’année dernière a mis en lumière des chiffres révélateurs. Un quart des seniors déclarent avoir subi une discrimination, et un senior sur deux rapporte avoir vécu des relations de travail dévalorisantes au cours des cinq dernières années, souvent en lien avec leur âge. Parmi les seniors, ceux perçus comme « non blancs », ceux en mauvaise santé ou en situation économique précaire déclarent deux fois plus de discriminations. Les femmes sont également plus touchées par ce phénomène.
Ces données soulignent le cumul et l’interaction des différents critères de discrimination, rendant le maintien dans l’emploi particulièrement difficile pour certains groupes. Nous avons également été interpellés par des cas de « testing » spontané, où des personnes, après trois ans de recherche infructueuse, ont envoyé des curriculums vitae (CV) identiques en ne modifiant que l’âge, constatant alors qu’elles étaient convoquées à des entretiens.
Pour lutter contre ces discriminations, nous recommandons plusieurs actions : informer les personnels sur leurs droits et expliquer ce qui constitue une discrimination, mener des campagnes de sensibilisation, former les employeurs et les recruteurs, intégrer les enjeux du vieillissement dans les politiques de prévention et de santé au travail, et anticiper les fins de carrière.
Concernant les réclamations relatives aux enfants, il est important de ne pas se fier uniquement aux chiffres bruts. Une seule réclamation concernant le dysfonctionnement de la protection de l’enfance dans un département entier peut affecter un grand nombre d’enfants. Nous constatons que les enfants ne connaissent pas suffisamment leurs droits, notamment la possibilité de nous saisir gratuitement et sans l’intervention d’un adulte. C’est un message que nous souhaitons diffuser plus largement.
Enfin, s’agissant de la protection des lanceurs d’alerte, la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte a indéniablement amélioré leur situation, comme nous l’avons souligné dans notre rapport bisannuel.
Je tiens à souligner l’excellente collaboration que nous avons entretenue avec le législateur, notamment l’ancien député M. Waserman. En tant qu’autorité indépendante chargée de cette question, nous avons pu lui exposer les difficultés que nous observions, ce qui a conduit à de nettes avancées. Cependant, certains écueils persistent.
Tout d’abord, nous constatons une mauvaise information sur les processus et procédés pour effectuer une alerte. Les entreprises et l’administration ne communiquent pas suffisamment sur ces systèmes d’alerte. D’ailleurs, lorsqu’une organisation nous rapporte n’avoir reçu aucune alerte, cela suscite notre inquiétude, car cela n’est pas nécessairement un bon signe.
Ensuite, il est impératif de revoir le décret sur la liste des autorités externes de recueil des signalements (AERS). Par exemple, la médiatrice de l’Éducation nationale y figure, mais elle ne dispose pas de pouvoir d’enquête. De plus, les agences régionales de santé en sont absentes, alors qu’elles devraient y être incluses. Nous travaillons actuellement avec le ministère de la Justice pour améliorer ce décret.
Par ailleurs, un soutien psychologique et financier doit être apporté aux lanceurs d’alerte, dont la situation est particulièrement difficile. Les lanceurs d’alerte ne se limitent pas aux situations économiques, mais concernent également des cas de maltraitance, comme dans les Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou les crèches. Leur contribution à l’intérêt général est essentielle. Grâce à leurs signalements, des problèmes tels que la pollution de cours d’eau ou des situations de maltraitance dans des EHPAD ont pu être résolus.
Concernant la discrimination liée à l’accès aux soins, nous avons entrepris un rapport en raison du faible nombre de réclamations parvenant aux ordres, à l’assurance maladie et à notre institution. Notre étude s’appuie sur les réclamations reçues, des auditions menées et un appel à témoignages, qui a recueilli 1 500 récits de patients et de soignants.
Nous avons constaté des discriminations dans l’accès aux soins, principalement des refus de prise de rendez-vous. Nous alertons également sur l’impossibilité pour une partie de la population de prendre rendez-vous uniquement par Internet. Des discriminations dans la prise en charge ont aussi été observées, telles que des consultations écourtées, des minimisations de la douleur, des refus d’examen et des défaillances dans les traitements, entraînant une aggravation de l’état de santé des patients.
Nous formulons plusieurs recommandations, dont l’élaboration d’une stratégie nationale de prévention et de lutte contre les discriminations dans les soins, la facilitation du recours et l’application de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. Cela implique notamment l’affichage d’informations sur les discriminations et les possibilités de recours dans tous les établissements de santé. Nous préconisons également la mise en place d’un observatoire pour mesurer, documenter et rendre visibles ces discriminations.
Concernant la situation des étrangers, je souhaite attirer votre attention sur la décision du tribunal administratif de Grenoble, en date du 28 mars 2025. Pour la seule préfecture de l’Isère, le nombre de requêtes en référé mesure utile est passé de 54 en 2023 à 538 en 2024, soit une augmentation de plus de 843 %. Cette situation découle directement du non-traitement des questions de titres de séjour et de renouvellement de cartes de séjour dans les préfectures.
En ce qui concerne la protection de l’enfance, nous avons souligné que, bien que le département en soit le chef de file, l’État a également une responsabilité en tant que garant des droits de l’enfant et du respect de son intérêt supérieur. Nos recommandations s’adressent donc aussi bien aux départements qu’à l’État, aux agences régionales de santé et aux préfectures.
Nous sommes particulièrement préoccupés par les scandales de prostitution et de traite des êtres humains touchant les mineurs. C’est pourquoi nous demandons que tous les enfants, y compris les mineurs non accompagnés, soient accueillis dans des foyers et non dans des hôtels, où les risques de traite sont plus élevés.
Le problème des refus de dépôt de plainte persiste, notamment pour les populations vulnérables telles que les femmes victimes de violences, les gens du voyage et les étrangers. Nos délégués, compétents en la matière, parviennent souvent à résoudre ces situations, mais il serait préférable que ces refus n’aient pas lieu.
Concernant l’accueil dans les commissariats et les gendarmeries, des progrès ont été réalisés, mais des difficultés subsistent, particulièrement pour les populations vulnérables, y compris les personnes handicapées.
Quant à la possibilité de déposer une plainte en ligne, je tiens à préciser que nous ne souhaitons pas une dématérialisation totale. La pré-plainte en ligne doit rester une option supplémentaire et non l’unique voie d’accès.
Pour ce qui est de la détention, nos délégués sont présents dans tous les lieux de privation de liberté. Ils sont saisis pour des problèmes d’accès aux soins, de liens familiaux, ou encore d’extraction. Les cas de violences potentiellement disproportionnées de la part des surveillants sont traités par le pôle déontologie des forces de sécurité.
Enfin, je partage votre inquiétude concernant l’éducation en milieu carcéral. Nous nous sommes autosaisis de la situation à l’EPM de Marseille. Nous constatons des disparités importantes dans le nombre d’heures d’éducation entre les EPM et les quartiers pour mineurs. La situation est encore plus préoccupante pour les filles. L’accès au sport est également problématique, avec parfois seulement une heure par semaine dans certains EPM, ce qui est inacceptable pour le développement de ces jeunes.
La situation en détention demeure extrêmement préoccupante, notamment en raison de la surpopulation carcérale, qui atteint des niveaux alarmants dans les maisons d’arrêt, avec des taux pouvant aller jusqu’à 150 %, voire 200 %. Cette surpopulation porte gravement atteinte aux droits des détenus et complique considérablement le travail des surveillants.
Sur la question de l’accès au travail en détention, je tiens à souligner son caractère absolument essentiel. Plutôt que de parler d’obligations de travail, il convient d’évoquer un véritable droit au travail. En effet, les détenus aspirent à travailler, non seulement pour disposer d’un minimum de revenus, mais aussi pour bénéficier d’activités et échapper à un enfermement quasi permanent en cellule, qui peut atteindre 22 à 23 heures par jour. Ainsi, la question de l’accès au travail revêt une importance capitale, tout comme la lutte contre les trafics en détention.
Concernant nos saisines, bien que la déclaration du genre ne soit pas obligatoire, nous disposons de quelques données statistiques intéressantes. Nous constatons une nette prédominance des femmes dans les saisines relatives au droit des enfants, ce qui est particulièrement frappant. En revanche, pour les questions de déontologie des forces de sécurité, ce sont majoritairement les hommes qui nous sollicitent. Pour le reste des domaines traités par notre institution, la répartition entre hommes et femmes s’avère globalement équilibrée.
Je tiens à souligner l’importance et le caractère instructif de cet échange. Je vous encourage vivement à orienter les personnes vers nos délégués ou notre institution lorsque cela s’avère nécessaire. Nous nous sommes efforcés de rendre notre action la plus accessible possible, et je suis convaincu que nous contribuons à l’apaisement social par notre traitement des réclamations et notre résolution des problèmes.
Je suis consciente que certaines de nos prises de position peuvent susciter des désaccords, mais notre rôle consiste précisément à défendre les droits des personnes, en particulier les plus vulnérables. Nous persévérerons dans cette mission. Je réaffirme avec force que dresser les populations les unes contre les autres ne profite à personne.
M. le président Florent Boudié. Je vous remercie.
La séance est levée à 12 heures 25.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Marie-José Allemand, M. Pouria Amirshahi, Mme Léa Balage El Mariky, Mme Brigitte Barèges, Mme Anne Bergantz, M. Ugo Bernalicis, Mme Sophie Blanc, Mme Émilie Bonnivard, M. Florent Boudié, Mme Blandine Brocard, Mme Gabrielle Cathala, M. Vincent Caure, M. Pierre Cazeneuve, M. Paul Christophle, M. Jean-François Coulomme, Mme Edwige Diaz, M. Emmanuel Duplessy, Mme Elsa Faucillon, Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Moerani Frébault, Mme Martine Froger, M. Jonathan Gery, M. Guillaume Gouffier Valente, Mme Monique Griseti, M. Jordan Guitton, M. Patrick Hetzel, M. Sébastien Huyghe, M. Philippe Latombe, M. Antoine Léaument, M. Roland Lescure, Mme Pauline Levasseur, M. Aurélien Lopez-Liguori, Mme Marie-France Lorho, M. Christophe Marion, M. Olivier Marleix, Mme Élisa Martin, M. Stéphane Mazars, M. Ludovic Mendes, M. Éric Michoux, M. Paul Molac, M. Jean Moulliere, Mme Danièle Obono, M. Éric Pauget, M. Thomas Portes, M. Julien Rancoule, Mme Sandra Regol, Mme Béatrice Roullaud, M. Hervé Saulignac, M. Philippe Schreck, M. Michaël Taverne, M. Jean Terlier, Mme Céline Thiébault-Martinez, M. Jean-Luc Warsmann
Excusés. - M. Xavier Albertini, Mme Colette Capdevielle, M. Yoann Gillet, M. Jérémie Iordanoff, Mme Émeline K/Bidi, M. Andy Kerbrat, Mme Naïma Moutchou, M. Roger Vicot, M. Antoine Villedieu, M. Jiovanny William
Assistaient également à la réunion. - M. Pierre Cordier, M. Fabien Di Filippo