Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- Mme Iris Knobloch, présidente du Festival de Cannes, M. Thierry Frémaux, délégué général et M. François Desrousseaux, secrétaire général ;
- Mme Aude Hesbert, directrice générale de Public Système Cinéma pour le Festival du cinéma américain de Deauville ;
- M. Patrick Sobelman, président de l’Académie des César et Mme Ariane Toscan du Plantier, vice-présidente ;
- M. Jean-Marc Dumontet, président de l’Académie des Molières
- Mme Daniela Elstner, directrice générale d’UniFrance...............2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Romain Cogitore, co-président de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF), Mme Rosalie Brun, déléguée générale et Mme Myriam Gharbi, cinéaste, membre du conseil d’administration 23
– Audition commune, ouverte à la presse, réunissant des associations de décorateurs du cinéma 36
– Présences en réunion.....................................53
Lundi
2 décembre 2024
Séance de 13 heures 30
Compte rendu n° 10
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission
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La séance est ouverte à treize heures trente.
La commission procède à l’audition de Mme Iris Knobloch, présidente du Festival de Cannes, M. Thierry Frémaux, délégué général et M. François Desrousseaux, secrétaire général ; Mme Aude Hesbert, directrice générale de Public Système Cinéma pour le Festival du cinéma américain de Deauville ; M. Patrick Sobelman, président de l’Académie des César et Mme Ariane Toscan du Plantier, vice-présidente ; M. Jean-Marc Dumontet, président de l’Académie des Molières ; et Mme Daniela Elstner, directrice générale d’UniFrance.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous auditionnons les représentants des principaux festivals et cérémonies du cinéma et du théâtre : Mme Iris Knobloch, M. Thierry Frémaux et M. François Desrousseaux, respectivement présidente, délégué général et secrétaire général du Festival de Cannes ; Mme Aude Hesbert, directrice générale de la structure organisatrice du Festival du cinéma américain de Deauville, Le Public système cinéma ; M. Patrick Sobelman et Mme Ariane Toscan du Plantier, respectivement président et vice-présidente de l’Académie des César ; M. Jean-Marc Dumontet, président de l’Académie des Molières ; Mme Daniela Elstner, directrice générale d’Unifrance, l’organisme chargé de la promotion du cinéma français à travers le monde.
La commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Nous souhaitons connaître la contribution de vos organisations à la lutte contre les violences, notamment sexistes et sexuelles, dans le monde de la culture. Vos cérémonies ont parfois été le lieu de prises de parole fortes et mémorables ainsi que de décisions polémiques ou courageuses, selon le point de vue, s’agissant de certains réalisateurs, metteurs en scène ou membres de vos jurys.
De fait, vous représentez des lieux symboliques essentiels à la consécration des œuvres, voire à la sacralisation des artistes, qui, on le sait, contribuent ensuite à une forme d’omerta. Comment traiter une œuvre abîmée ? Comment concilier l’absence de mise en lumière d’un agresseur avec la reconnaissance d’un travail collectif ? Que doit-on faire des « monstres sacrés » – je mets à dessein l’accent sur le mot « monstre » – du cinéma ou du théâtre français ? Comment pouvez-vous contribuer à la prévention des violences et à la libération de la parole ?
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Iris Knobloch, M. Thierry Frémaux, M. François Desrousseaux, Mme Aude Hesbert, M. Patrick Sobelman, Mme Ariane Toscan du Plantier, M. Jean-Marc Dumontet et Mme Daniela Elstner prêtent successivement serment.)
Mme Iris Knobloch, présidente du Festival de Cannes. Je suis la présidente du Festival depuis 2022, la première femme à occuper cette fonction. Je me suis engagée pour que les femmes obtiennent leur juste place au sein de l’industrie cinématographique tout au long de ma carrière. Il est heureux que la parole se libère enfin, même si le chemin à parcourir reste long.
Le Festival de Cannes est une association reconnue d’utilité publique. Son conseil d’administration compte vingt-huit membres, dont des représentants de l’État, mais aussi de grandes organisations professionnelles du cinéma, qui sont majoritaires. Elles font la force de l’institution, en apportant leur expertise sur toutes les questions stratégiques. La manifestation est majoritairement financée par des fonds privés.
Chaque année, le Festival de Cannes propose une sélection officielle de soixante à soixante-dix films internationaux et organise un marché du film, le plus grand du monde. Il réunit 40 000 professionnels du cinéma accrédités venus de 160 pays, auxquels s’ajoutent tous ceux qui se déplacent à Cannes pour faire vivre la manifestation. Chaque année, pendant deux semaines au mois de mai, la ville de Cannes voit sa population tripler.
J’insiste sur l’importance de l’événement pour que vous preniez conscience des attentes de la profession vis-à-vis du Festival, en particulier du cinéma indépendant. Ce dernier est confronté depuis quelques années à un contexte économique très préoccupant et le Festival est l’un des derniers bastions où il est défendu. Cette situation nous oblige, sans nous exonérer de nos responsabilités.
Le Festival promeut de manière nette la parité. Le comité de sélection des films est paritaire, avec cinq hommes et cinq femmes ; les jurys le sont également – depuis 2002, pour le grand jury –, tout comme les présidences des différents jurys, depuis 2013. Par ailleurs, la sélection des films d’école est assurée par une femme, comme celle des cinéastes de la résidence du Festival. Enfin, le personnel permanent qui organise le Festival de Cannes et le marché du film est composé à 63 % de femmes.
S’agissant de la lutte contre les violences, nous nous sommes toujours préoccupés de l’accueil et de la sécurité des festivaliers et de nos collaborateurs. En tant qu’employeur, dès 2019, nous avons renforcé la formation du personnel permanent, à travers des programmes spécifiques. Nous communiquons largement concernant les procédures disponibles. Nous encourageons les victimes et les témoins à signaler tout comportement inapproprié à un responsable hiérarchique, au référent harcèlement ou à la direction. Si nécessaire, ces signalements donnent lieu à une enquête paritaire avec un représentant de la direction et le référent harcèlement.
Dès 2017, lors de l’avènement du mouvement MeToo, nous avons réfléchi à des mesures de lutte contre la violence et le harcèlement pour les festivaliers. Nous avons créé en 2018 une cellule d’écoute multilingue et accessible à tous les accrédités, afin de recueillir les témoignages des victimes et de les accompagner dans leurs démarches médicales et juridiques. Nous communiquons sur ce dispositif à travers un guide d’accueil et l’affichage du numéro de la cellule d’écoute à toutes les entrées du Palais des festivals, au bureau des accréditations, ainsi qu’aux points d’information.
Par ailleurs, quelques jours avant l’ouverture du Festival, nous envoyons une lettre à tous les accrédités afin de les sensibiliser à la question. Un dispositif policier important est également déployé pendant le Festival afin d’assurer la sécurité de tous. Nous travaillons en concertation étroite avec la ville de Cannes et la préfecture de police, compétentes pour les questions de sécurité publique hors du Palais des festivals et du marché du film.
Nous avons instauré ces mesures non seulement pour respecter nos obligations légales ou administratives, mais aussi parce qu’elles correspondent à l’état d’esprit de notre institution et de son personnel. Le Festival n’hésite pas à s’associer à des engagements contemporains, notamment depuis la révolution MeToo. Ce fut le cas en 2018, lors de l’organisation avec le collectif 50/50 d’une montée des marches de quatre-vingt-deux femmes et d’une prise de parole puissante d’Agnès Varda, ou en 2024 lors de la projection du film Moi aussi de Judith Godrèche, venue accompagnée de nombreuses femmes qui ont témoigné dans son film.
S’agissant de la sélection de films, le délégué général et le comité de sélection bénéficient d’une indépendance totale. Inscrite dans nos statuts, cette indépendance constitue un pilier fondamental du Festival de Cannes, garantissant la qualité et l’exigence de ses choix artistiques. Le travail de sélection demande rigueur et discernement. Chaque situation problématique est étudiée avec neutralité, film par film, en s’appuyant sur les informations disponibles. Une fois la sélection officielle prête, elle est soumise à la mi-avril au conseil d’administration, avant que la presse n’en prenne connaissance.
Nous devons parfois prendre des décisions délicates. Un film présenté au Festival n’en est qu’au début de sa carrière, parce qu’il n’est pas encore sorti en salle. C’est aussi une œuvre collective et chacune de nos décisions, souvent prise dans des délais très courts, peut peser lourd sur son avenir et sur celui des dizaines, voire des centaines de personnes qui ont contribué à sa fabrication, parfois pendant plusieurs années.
Édition après édition, le Festival de Cannes offre aux artistes du monde entier une tribune artistique et politique qui interroge notre époque et le cinéma, y compris concernant les violences. Là est la source de son prestige autant que de ses obligations.
Mme Aude Hesbert, directrice générale de l’agence Le Public système cinéma. Je dirige la structure Le Public système cinéma depuis le mois de septembre, après avoir travaillé aux États-Unis dans le secteur de l’audiovisuel. Cette structure atypique, qui dépend du groupe de communication français Hopscotch, a la particularité d’organiser des festivals et des événements dans le secteur du cinéma clés en main pour des collectivités ou des associations et d’accompagner les relations avec la presse d’une vingtaine de films tout au long de l’année, lors de leur sortie en salle ou de festivals – notamment le Festival de Cannes, où toute l’équipe est présente.
Nous organisons à ce jour trois festivals, le Festival international du film fantastique de Gérardmer, le festival Reims polar et le Festival du cinéma américain de Deauville. Le Public système cinéma compte neuf membres permanents ; l’équipe s’étoffe à l’approche des événements organisés, avec des CDD, des contrats freelance, des intermittents, des stagiaires, des bénévoles, pour atteindre parfois des effectifs de 600 personnes. Nos festivals rassemblent entre 10 000 et 60 000 spectateurs, ce qui nous impose une grande vigilance en matière de sécurité.
En tant que directrice de festival, je tiens un rôle de chef d’orchestre. Sur le plan artistique, je suis responsable de la sélection des films, du choix des invités, de la composition du jury et de l’image de l’événement. Sur un plan plus pratique, je supervise le budget, les équipes, les partenariats et les prestataires.
La lutte contre les violences concerne tous les secteurs de la société, pas seulement celui du cinéma. Mais le cinéma, du fait notamment de la notoriété de certains de ses acteurs et de l’attention médiatique, est soumis à une exigence particulière d’exemplarité face à toutes les formes de violence et de discrimination.
Deux caractéristiques des festivals compliquent la lutte contre les violences. Premièrement, le nombre des acteurs conduit à partager les responsabilités, par exemple avec une association, un partenaire, un hôtelier, un coproducteur ou une salle de cinéma. Deuxièmement, les festivals se déroulent en quelque sorte hors du temps. Pendant quelques jours, les équipes sont soumises à un rythme de travail très soutenu, avec des plages horaires extensives, parfois jusqu’à la nuit ; elles sont logées dans des hôtels ou des appartements, loin de chez elles. Les événements festifs nocturnes et la proximité avec des personnalités influentes accroissent encore les facteurs de risque.
Les festivals se tiennent hors du temps, mais pas hors du droit, j’en ai fait une priorité dès mon arrivée à mon poste. S’agissant de la prévention, nous avons rendu obligatoire la formation de tous les salariés – et pas seulement des managers – concernant les violences et les discriminations ; chaque employé est sensibilisé à ces questions dès son intégration dans l’équipe.
Concernant les festivals, qui concentrent la majorité des risques, nous préparons une charte pour toutes les populations mobilisées – les invités, les équipes, les partenaires et les prestataires. Ce document sera porté à la connaissance de tout l’écosystème, y compris la société de sécurité, qui sera alertée sur les facteurs et les espaces de risques identifiés.
La charte prévoit un binôme de référents pour recueillir en toute confidentialité la parole de victimes potentielles ou de témoins et alerter la direction, en accord avec la victime présumée, afin de prendre des mesures, si nécessaire. Des référents existaient à mon arrivée au sein de l’entreprise mais pas sur le terrain des festivals. Ce sera le cas en 2025.
D’immenses progrès ont donc été réalisés en peu de temps, notamment grâce au courage de celles et ceux qui ont su surmonter l’omerta. Nous commençons tout juste à prendre la mesure du travail qui reste à accomplir. Nous tentons de progresser rapidement, pour que chaque collaborateur puisse évoluer sereinement, sans crainte pour son intégrité physique et mentale et tout en conservant sa passion pour le cinéma. Les travaux de la présente commission d’enquête constitueront un catalyseur bienvenu en la matière.
M. Patrick Sobelman, président de l’Académie des César. Mme Toscan du Plantier et moi avons été élus en mars à la tête de l’Académie des César – ou Académie des arts et techniques du cinéma (AATC) –, pour un mandat de deux ans. Cette association de promotion du cinéma regroupe 4 700 membres environ, soit la plupart des professionnels qui créent les films, les réalisent, les fabriquent ou les montrent.
Les statuts de l’association ont été entièrement révisés en 2020. Ils garantissent désormais la parité de l’assemblée générale, de la chambre des représentants, du bureau et de la présidence – soit le gouvernement et l’assemblée représentative de la structure.
En 2020, deux tiers des membres de l’association étaient des hommes. Grâce à une politique volontariste, qui passe notamment par l’assouplissement des critères d’admission des professionnelles dans l’association, les femmes représenteront en 2025 45 % des membres. Nous approchons ainsi de la parité. Nous poursuivons ces efforts.
L’association se féminise et se rajeunit, si bien que certaines nominations ou récompenses des années passées qui posaient problème du point de vue de la lutte contre les violences ne seraient sans doute plus possibles aujourd’hui. Nous œuvrons pour que ce qui a eu lieu ne se reproduise pas.
Mme Ariane Toscan du Plantier, vice-présidente de l’Académie des César. Depuis 2022, l’AATC a engagé une profonde mutation de son règlement. Elle était nécessaire.
Dès décembre 2022, l’association s’est trouvée confrontée à la problématique des violences, à travers un cas particulier concernant la sélection des révélations. Dans l’urgence, à moins de deux mois de la cérémonie, nous avons décidé de ne pas mettre en lumière les personnes mises en examen pour des violences ou des faits de harcèlement.
Ensuite, après avoir créé au premier trimestre 2023 un groupe de travail qui a consulté diverses associations et personnalités, nous avons décidé d’inscrire dans le règlement le principe de non-mise en lumière des personnes mises en cause par la justice pour des faits de violence. Désormais, ce principe s’applique dans tous les dispositifs de l’Académie. Nous recueillons les signalements des victimes de violence et nous les orientons vers des associations ou des organismes de défense, notamment la cellule d’écoute Audiens, qui nous accompagne à chaque événement.
Un nouveau groupe de travail, constitué en 2024, remettra prochainement des conclusions qui seront soumises au vote de la chambre des représentants. Il est notamment envisagé de demander à chacun des 4 700 membres la signature d’une charte de lutte contre les violences. Ainsi, si l’un d’entre eux devait être mis en cause par la justice pour des faits de violence, il sera possible de prononcer sa suspension voire, le cas échéant, son exclusion, pour la durée de la procédure ou de la condamnation.
Enfin, les membres du bureau de l’association, qui ont tous suivi les formations du CNC – Centre national du cinéma et de l’image animée – concernant les VHSS – violences et harcèlement sexistes et sexuels –, désigneront un référent en la matière.
Pendant la cérémonie, outre l’accompagnement proposé par des associations dans les coulisses, nous travaillons à la parité des remettants et nous donnons la parole à des victimes de violences. Ainsi, l’an dernier, Judith Godrèche a-t-elle pu s’exprimer pendant dix minutes, sans avoir à nous présenter au préalable son intervention.
M. Jean-Marc Dumontet, président de l’Académie des Molières. Comme toute la société, nous devons accompagner la prise de conscience déclenchée par MeToo, pour vaincre le fléau des violences.
Le monde du spectacle et le monde du cinéma sont de formidables caisses de résonance. Des comportements scabreux, scandaleux, y ont été révélés, et dans le même temps, les œuvres permettent de sensibiliser à la lutte contre les violences. N’oublions pas le rôle qu’elles jouent pour le public. Évidemment, nous travaillons également au quotidien pour protéger chacun au sein du monde du spectacle.
Je préside les Molières depuis dix ans. Le conseil d’administration de l’association compte entre 75 et 80 % de femmes. Nous avons progressivement modifié nos statuts pour accroître la parité des nommés. Ainsi, si le vote de l’ensemble des membres de l’Académie ne permet à aucune autrice d’accéder au second tour, nous appliquons un système de discrimination positive, afin qu’une femme soit malgré tout en lice.
Tout le secteur fournit des efforts pour la lutte contre les violences et pour davantage de parité. Je suis heureux que nous avancions tous dans cette direction.
Mme Daniela Elstner, directrice générale d’Unifrance. L’association Unifrance intervient en bout de chaîne pour la promotion du cinéma et de l’audiovisuel français à l’étranger. Cela inclut de nombreux films présentés au Festival de Cannes. L’association est financée en majorité par les pouvoirs publics, dont le CNC, et elle emploie cinquante-cinq salariés en interne, à peu près à parité ; de ce fait, nous avons un comité social et économique (CSE). Depuis deux ans, nous structurons notre réponse autour d’une formation aux VHSS et de la création de référents pour le harcèlement moral et sexuel. C’est l’encadrement le plus facile à mettre en place.
Nous recrutons des bénévoles pour les festivals à l’étranger, notamment au Japon et à New York. L’association compte également un millier de membres non-salariés, principalement des artistes, des producteurs ou des exportateurs, dont certains siègent au conseil d’administration. Cela fait beaucoup de monde. Quelle est notre responsabilité vis-à-vis d’eux lors des festivals et des marchés que nous organisons en France, en Europe et dans le reste du monde, sachant que nous n’avons aucun lien d’employeur à salarié avec les professionnels invités ni avec les personnes que nous emmenons en voyage de promotion ? Nous nous sommes penchés sur la question à l’aide de cabinets externes après avoir consulté nos salariés. Dans deux semaines, nous soumettrons une proposition au comité de direction ; elle inclut un système d’alerte inspiré du Festival de Cannes, avec des référents harcèlement, des numéros dédiés, une lettre d’information, etc.
Une question reste à trancher : à quel moment décider la mise en retrait d’un film ? Ce n’est pas toujours nous qui faisons la sélection. Il arrive que des distributeurs étrangers nous demandent de programmer en festival un film qu’ils ont acheté et nous devrons leur donner des explications claires et fortes si nous décidons de ne pas le sélectionner. C’est un travail auquel nous associerons notre comité exécutif, qui compte vingt personnes, et notre comité de direction, qui compte soixante personnes représentant toutes les associations et syndicats français.
Enfin, il est parfois complexe d’aborder les questions de violences sexistes et sexuelles dans des pays qui n’en sont pas au même stade que la France et l’Europe. Il faut parfois faire une sensibilisation plus forte, comme au Japon, où nous mobilisons cinquante bénévoles.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les Molières et les César ont une grande importance dans le monde de la culture. Vous avez mentionné, à juste titre, une exigence de responsabilité. Quel regard portez-vous sur le mouvement de libération de la parole ? En audition, nous avons constaté que c’était moins la parole qui s’est libérée que l’écoute qui était devenue possible. Pensez-vous que l’omerta qui régnait dans le milieu du cinéma autour des propos et des actes de certaines personnes ait été brisée ? Pouvez-vous expliquer la force de ce phénomène jusqu’à présent ?
Mme Iris Knobloch. Il y a eu une prise de conscience des deux côtés. D’une part, les femmes ont plus confiance en elles-mêmes et en leur possibilité de parler ; d’autre part, le message est plus facilement reçu. Néanmoins, il faut encore énormément de courage pour témoigner de faits si intimes. Je suis convaincue qu’il reste une peur économique de perdre son emploi ou de manquer de moyens pour financer un long chemin juridique. Il faut développer les cellules d’écoute et renforcer l’accompagnement des victimes sur le plan juridique, médical et psychologique. J’ai le sentiment que l’industrie a fait des pas importants. Avons-nous pour autant brisé l’omerta ? Il y a encore du chemin à faire.
Mme Daniela Elstner. Quand j’ai débuté à 22 ans, en venant d’Allemagne, il y avait une omerta totale dans l’industrie du cinéma – je ne parle même pas des actrices et des acteurs. Cela ne m’a pas fait souffrir car je n’avais pas tous les codes et je pensais que cela faisait partie du jeu. Je n’étais pas la seule. Par la suite, quand j’ai eu ma propre entreprise de vente de films à l’international, j’ai alerté mes jeunes collaboratrices sur ce qui pouvait se passer en festival à Cannes, à Berlin ou à Venise. Je leur disais, par exemple, qu’il n’était pas normal d’être convoquée dans une chambre d’hôtel et qu’elles pouvaient refuser un rendez-vous à minuit. Je ne m’en souvenais pas, mais plusieurs personnes me l’ont rappelé, après MeToo : « Tu nous l’avais toujours dit. »
MeToo a été une prise de conscience énorme. Les choses ont changé et il y a désormais un espace d’écoute. Certes, il y a encore des zones grises et il faut encore aller chercher la parole quand une personne ne se sent pas bien. J’entends parfois dire qu’une personne exagère – alors qu’il n’y a pas d’exagération sur ces sujets-là –, mais un sentiment de responsabilité a émergé. Les pouvoirs publics et nos autorités de tutelle, comme le CNC, doivent maintenant accompagner les avancées que nous formulons dans nos chartes et nous soutenir quand celles-ci nous poussent à prendre des décisions fortes. Il ne faudrait pas que le backlash commence par nous.
Mme Ariane Toscan du Plantier. La lumière dans laquelle baigne le secteur du cinéma et la notoriété des personnalités touchées, qu’elles soient la victime ou l’agresseur, rendent la prise de parole plus difficile. Il n’est pas évident de mettre en cause une personne connue dont le droit de réponse l’emportait, il y a peu, sur les droits de la victime. Il faut également tenir compte du rapport de pouvoir entre certains métiers : la peur de ne plus travailler a pris le dessus pendant des années et a contribué à l’omerta. Cela commence à changer grâce à nos actions.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je souhaite en savoir plus sur l’organisation des moments festifs qui se déroulent hors du festival ou de la remise de prix à strictement parler. Comment gérez-vous les lieux lors des fêtes ? Puisque l’on a appris que c’était le mode opératoire de plusieurs personnes ciblées par des témoignages, informez-vous les personnes concernées de manière officielle, et non par le bouche-à-oreille, qu’il n’est pas possible de donner rendez-vous dans une chambre d’hôtel ? Mettez-vous des salles à leur disposition ? Y a‑t‑il une véritable politique visant à prévenir l’enfermement d’une personne dans une situation compliquée ?
Vous n’avez pas précisé le statut des bénévoles mobilisés lors de la promotion des films : s’ils ne dépendent pas de vous, de qui dépendent-ils ?
L’argent public, si vous en recevez, est-il conditionné ?
Enfin, j’ai relu plusieurs témoignages parus dans la presse. La première réaction des victimes est de se réfugier soit dans les toilettes, soit auprès de personnes de leur connaissance. Avez-vous prévu des dispositifs dans ces lieux-là ou permettant à ces personnes de faire remonter les faits de violences sexistes et sexuelles ?
Mme Aude Hesbert. Les risques sont démultipliés lors des festivals. C’est la raison pour laquelle nous avons rédigé des chartes et nommé des référents. Il s’agit d’un binôme bénévole, idéalement paritaire, qui garantit la confidentialité de la parole ; il n’a pas vocation à prendre des décisions mais à faire remonter les faits, si la victime en exprime le souhait, pour que nous puissions caractériser la violence et prendre les mesures adaptées.
Avant chaque festival, nous rappelons aux équipes qu’elles restent dans un cadre professionnel dans lequel le droit du travail s’applique, y compris lors des fêtes et des soirées, que l’alcool n’est pas une circonstance atténuante et que les rendez-vous ne doivent pas avoir lieu dans des chambres d’hôtel; le droit est important, mais l’essentiel est d’instaurer le bon état d’esprit en posant un cadre.
Nous dépendons peu du CNC, étant plutôt soutenus par les collectivités territoriales, mais j’ai compris de mes échanges avec celui-ci qu’il envisageait de conditionner les aides aux festivals au respect de certains critères, sur le modèle des aides à la production.
M. François Desrousseaux, secrétaire général du Festival de Cannes. Nous avons un référent à l’année pour l’équipe parisienne, laquelle compte une trentaine de personnes, et quatre-vingt au moment où elle quitte Paris. Pendant le Festival de Cannes, l’équipe passe subitement à 1 000 personnes et le nombre de référents à l’agence chargée du recrutement du personnel cannois passe à cinq.
Comme Aude Hesbert, j’estime que l’enjeu est moins l’existence de textes de loi – lesquels sont déjà clairs, précis et exhaustifs – que leur connaissance par le personnel. Les nouveaux arrivants à Paris se voient remettre un document pratique comportant des informations sur les référents et sur la conduite à adopter. Nous renouvelons le geste à Cannes, où les risques sont plus importants. Les informations sont également indiquées sur le portail auquel tout le personnel a accès. Les formations jusque-là réservées au personnel parisien seront étendues au personnel cannois l’année prochaine.
Nous communiquons en amont le numéro vert à contacter en cas de harcèlement ou de violence, créé en 2018, dans un mail envoyé à tous les festivaliers. Ce numéro est également affiché dans les moindres recoins du festival, y compris dans les toilettes.
Nous organisons directement une à deux fêtes par an avec un dispositif de sécurité ad hoc, pour lesquelles nous n’avons jamais eu à déplorer de débordement. Toutefois, la majorité des fêtes organisées à Cannes sont le fait de professionnels. Elles ne dépendent pas de nous.
Les aides publiques ne sont pas conditionnées pour l’instant.
M. Patrick Sobelman. Plusieurs dispositifs sont prévus durant la semaine de répétitions qui précède les César. Le premier est une coproduction entre les César, Canal+ et sa filiale Flab Prod, le producteur exécutif de la soirée : chacune de ces trois entités nomme un référent pour ses propres employés et des affiches sont disposées partout dans les coulisses et autour de la scène l’Olympia. Les invitations étant nominatives, nous avons également une trace de tous les invités présents à la cérémonie à l’Olympia et à la soirée au Fouquet’s.
Les Césars organisent également le Brunch du court-métrage, la soirée César & Techniques et la Soirée des révélations avec un partenaire privé. Nous ne recevons pas d’argent public. Avec Audiens, notre partenaire pour les César & Techniques, nous avons réfléchi à la question de la prévention et créé une cellule d’écoute.
Mme Daniela Elstner. Nous avons instauré un protocole de gestion des VHSS lors des événements qui mobilise trois référents Unifrance sur place et deux référents à Paris. Nous prévoyons un local dédié pour l’isolement de la victime ainsi que son accompagnement à l’hôpital ou au commissariat. Il est plus difficile de savoir quoi faire de la personne mise en cause : au début, nous pensions la renvoyer immédiatement dans l’avion, mais il faut respecter la présomption d’innocence et laisser l’enquête se dérouler en cas de dépôt de plainte. Nous travaillons la question avec des juristes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il y a les festivals et les fêtes que vous organisez et il y a les autres, celles qui sont organisées par des festivaliers, voire spontanées. Que faites‑vous en matière de prévention de la consommation d’alcool et de l’usage de stupéfiants ? Admettez-vous l’existence de ces phénomènes ? Comment entendez-vous éradiquer ces pratiques qui engagent la réputation des festivals et responsabiliser les festivaliers ?
M. Thierry Frémeaux, directeur général du Festival de Cannes. Ma réponse risque de vous décevoir. Souvent, non seulement nous sommes impuissants, mais nous ne savons rien de ce qui se déroule. Nous avons déjà assez à faire avec le Palais des festivals, qui est un immense bâtiment plein de recoins ; à notre connaissance, il ne s’y passe jamais rien. Lors des manifestations que nous organisons, la consommation d’alcool et les comportements sont sous contrôle. La drogue, c’est encore autre chose : on entend dire que, quand une personne se lève en cours de séance, que c’est pour aller se droguer aux toilettes… Concernant les fêtes extérieures, la légende de la fête cannoise laisse supposer que les débordements étaient nombreux, et pas seulement sur des questions qui relèvent de la santé publique et de la police – puisqu’il est interdit de consommer de la drogue.
La lettre de recommandations envoyées aux festivaliers est publique. Tous les abonnés à notre lettre d’information sont informés de la vigilance dont nous faisons preuve. Il faut peut-être aller plus loin dans la pédagogie : si un accrédité se rendait coupable de quelque chose dans une fête qui n’a rien à voir avec nous, par exemple, nous pourrions envisager de lui retirer son badge d’accréditation. Ce n’est pas dans nos règles, mais nous pouvons y réfléchir.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Le monde du cinéma n’est pas le seul concerné par les crimes et délits relatifs aux violences sexistes et sexuelles : on les retrouve dans la politique, l’administration, le sport, l’église et ailleurs. Il se trouve que c’est dans le monde du cinéma qu’a commencé MeToo. Vous êtes le point de départ d’une authentique révolution dont personne ne sait encore où elle nous mènera.
Dans deux ans, nous célébrerons les dix ans de MeToo. En tant que professionnels de la grande famille du cinéma et du théâtre, qu’aurez-vous à dire ? Je ne veux pas vous accabler car l’événement a pris tout le monde de court ; cependant, il n’y a pas une seule audition durant laquelle on n’ait pas évoqué un tabou absolu. On savait, mais on ne disait pas. Je ne suis pas spécialiste de vos métiers mais j’observe, en tant qu’amoureux des arts et du spectacle, que vous avez gardé la main sur le frein. Quel a été votre rôle depuis 2017 ? Je ne dis pas que vous n’avez rien fait, mais vos interventions semblent se limiter à nommer des référents et à envoyer un courrier, autant d’actions nécessaires pour prévenir les agressions et pour vous protéger vous-mêmes.
À quel moment la grande famille du cinéma et du théâtre a-t-elle porté un message disant : « C’est terminé, cela n’arrivera plus, nous avons pris conscience » ? Je ne me souviens pas que vous ayez pris des positions fortes laissant penser que vous aviez compris, avant les responsables politiques, ce qu’il se passait. Ce n’était peut-être pas à Judith Godrèche mais à vous de demander la création d’une commission d’enquête. C’est le signe d’un échec du milieu du cinéma et du théâtre. Ne voyez pas dans mes propos une critique personnelle à votre endroit.
J’ai parfaitement en tête les obstacles : comment séparer l’œuvre de l’artiste ? Comment entendre la parole de la victime tout en respectant de la présomption d’innocence ? Mais j’ai plutôt le souvenir d’avoir entendu dire : « Johnny Depp, on s’en fout un peu ». En 2024, dans une interview au Figaro, monsieur Frémaux, vous déclariez : « On a décidé de faire un Festival de Cannes sans polémique. » Cette phrase est terrible pour les personnes sorties de l’ombre qui ont voulu faire parler de leur histoire, qui ont demandé à être écoutées et entendues. Appeler à un festival sans polémique, c’est imposer le silence dans les rangs, c’est très violent.
Ce constat amène une question : vous qui vous autoproclamez la grande famille du cinéma, que comptez-vous faire d’ici à 2027, indépendamment des éventuelles préconisations de la commission d’enquête que vous aurez à mettre en œuvre ? Je suis également curieux de lire les messages que, selon vos dires, vous envoyez lors des cérémonies. Enfin, que vous manque-t-il pour franchir le pas – y compris des outils législatifs ?
M. Jean-Marc Dumontet. Je vis assez mal votre question. J’ai envie de vous la renvoyer : qu’a fait l’Assemblée nationale ? Pourquoi n’avons-nous pas été auditionnés avant ? Pourquoi a-t-il fallu attendre Judith Godrèche ? Qu’est-ce que vous avez fait ?
Nous sommes comme les autres. En 2014 j’ai défendu un spectacle, Les Chatouilles, qui est devenu un film. J’en ai été le mécène pendant quatre ans avant d’en être le producteur. J’ai dépensé beaucoup d’argent et j’en étais très heureux ; j’étais fier de ce spectacle. J’ai défendu – et nous sommes nombreux à l’avoir fait – beaucoup de spectacles et de films qui, à mon sens, ont participé à la sensibilisation.
Je m’inscris en faux contre l’affirmation selon laquelle nous serions totalement vermoulus. Nous sommes une caisse de résonance. Cette résonance a des vertus puisque la dénonciation des comportements des agresseurs dans notre milieu a largement contribué à sensibiliser la société. Nous avons accompagné le mouvement, peut-être pas assez bien.
Je ne crois pas à la famille du cinéma ou du théâtre, c’est une fiction, cela n’existe pas, pas plus que la famille de la classe politique. Y a-t-il une famille de la classe politique ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce n’est pas le sujet.
M. Jean-Marc Dumontet. Il faut chasser ces fantasmes que l’on chevauche par moments.
Sans doute n’en faisons-nous pas assez – il faudrait être aveugle pour prétendre que tout va très bien – mais nous avons vécu une révolution très profonde. Elle a donné lieu à des événements très heureux tels que la sensibilisation des jeunes générations : dans nos entreprises, nos festivals, nos associations, les jeunes femmes sont totalement épidermiques ; pas une jeune femme de 25 ou 30 ans aujourd’hui ne supporterait ce qui était accepté ne serait-ce qu’il y a dix ans. La sensibilisation est très fortement en marche. Nos secteurs sont assez avant-gardistes.
Je m’inscris en faux contre ce que j’ai interprété comme une mise en cause. En revanche, s’il fallait entendre un appel à aller plus loin et plus fort, tant mieux, vous avez raison de nous aiguillonner et nous saurons répondre. Nous ne faisons pas partie du problème, nous sommes au contraire une partie de la solution.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Cet échange est assez révélateur. Nous pouvons tous faire notre examen de conscience par rapport à ce que nous avons fait ou pas fait. Vous nous avez demandé : « Qu’avez-vous fait ? » Je rappellerai qu’il existe un code du travail qui ne date pas d’hier et qui s’applique à toutes les entreprises. L’une des questions que se pose la commission d’enquête est précisément de savoir s’il est adapté à vos milieux dans lesquels il n’est pas toujours respecté.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans le nôtre non plus.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Dès 2018, l’Assemblée nationale avait créé le délit d’outrage sexiste et sexuel.
Vous avez raison, nous devons travailler collectivement. Le cinéma est le reflet et le miroir de notre société. En cela, il a une part de responsabilité. Alors qu’il a été le lieu de faits délictuels ou criminels graves et d’une certaine omerta, il doit assumer son rôle de prescripteur et de modèle de notre société. Que pouvez-vous faire en la matière ?
J’adore le festival de Cannes depuis mon enfance et j’ai été choqué par la présence de Johnny Depp en 2023. Pouvez-vous l’expliquer à la commission d’enquête ?
M. Thierry Frémaux. Monsieur Amirshahi, il faudrait citer l’interview en entier. Je n’ai pas dit que ce serait un festival de Cannes sans polémique, et encore moins dans le sens que vous laissez supposer. Nous étions alors en pleine polémique sur une prétendue liste de personnalités qui étaient des violeurs. Sous le feu des questions j’ai indiqué, fort de l’expérience de l’année précédente – la présence de Johnny Depp pour le film d’ouverture –, que le festival ferait en sorte de ne pas faire naître de lui-même des polémiques. On est loin des intentions que vous semblez me prêter : refuser de voir ou bafouer la parole d’éventuelles personnes qui feraient polémique en parlant.
Sur le fond, la révolution MeToo commence à l’automne 2017. Lors du festival de Cannes qui suit, nous organisons des prises de parole – de la présidente du jury de cette année-là Cate Blanchett, d’Agnès Varda, grande pionnière en matière de présence des femmes dans le monde du cinéma, et de quatre-vingt-deux femmes. Pourquoi quatre-vingt-deux ? Parce que seulement quatre-vingt-deux réalisatrices avaient été sélectionnées en compétition dans l’histoire du festival contre des centaines et des centaines d’hommes. Nous avons assumé et nous nous sommes volontiers exposés pour évoquer une situation qui nous précédait de loin.
En ce qui concerne Johnny Depp, chaque année, un film d’ouverture est sélectionné. Il se trouve qu’en 2023, le film de Maïwenn, Jeanne Du Barry, avec Johnny Depp, était candidat. Nous voyons le film, nous réfléchissons, nous annonçons la sélection et cela ne soulève aucune contestation. J’ai eu une autre parole malheureuse, si je puis dire, en affirmant que je ne m’intéressais pas du tout au cas de Johnny Depp – je n’aurai pas dû dire les choses de cette manière – puisque c’était une affaire privée. Lorsque nous sélectionnons le film, le procès de Johnny Depp et de son ex-femme, Amber Heard, qui date d’il y a plus d’un an, n’est pas dans nos esprits, pas plus que nous n’avions connaissance d’un problème entre la réalisatrice et un organe de presse qui nous est aussi revenu en boomerang.
Alors le ferions-nous aujourd’hui ? Sans doute pas, pour de nombreuses raisons, notamment la volonté de ne pas prêter le flanc à la critique. La pétition qui est sortie d’emblée nous a paru excessive, vous le comprendrez, mais elle était fondée. Nous donnions le sentiment de valoriser un artiste qui avait été mis en cause. Nous avons été très critiqués mais l’explication est technique, organisationnelle. Aujourd’hui, oui, sans doute ne le ferions-nous pas.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le procès de Johnny Depp et Amber Heard était emblématique.
M. Thierry Frémaux. Il avait eu lieu un an auparavant.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Oui, mais il y avait une dimension symbolique très forte que vous ne pouviez pas ignorer avant la sélection du film et la montée des marches.
M. Thierry Frémaux. C’est un point sur lequel nous devons mener une réflexion. Johnny Depp ne faisait l’objet d’aucune procédure juridique, il faisait de la publicité, le film est sorti.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il a été condamné par les tribunaux anglais.
M. Thierry Frémaux. Dans une affaire de diffamation. Cela n’a rien à voir avec MeToo.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si, il a été condamné en Angleterre. Soyons clairs, nous ne considérons pas que le sujet est simple. Nous considérons en revanche que vous avez une responsabilité immense qui sans doute vous dépasse dans ces moments-là, je n’en doute pas.
J’ai une question pour M. Dumontet sur Philippe Caubère. 2022, ce n’est pas 2000. Comment agissez-vous dans le cas d’un Philippe Caubère ?
M. Jean-Marc Dumontet. Je ne comprends pas votre question.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Peut-être, justement, le sujet est-il que vous ne la compreniez pas…
M. Jean-Marc Dumontet. Non, madame. Que voulez-vous dire ? Faut-il excommunier Philippe Caubère ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il n’est pas question d’excommunication mais de savoir comment vous gérez une situation comme celle-ci. Comment gérez-vous le cas d’une personne accusée ?
M. Jean-Marc Dumontet. À quel titre me posez-vous cette question ? Je ne suis pas le producteur de Philippe Caubère.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez remis un prix...
M. Jean-Marc Dumontet. Absolument pas, d’où ma surprise.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le Molière « Seul en scène » ?
M. Jean-Marc Dumontet. Non.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est moi qui me trompe. Il a été nominé mais n’a pas eu le prix. Comment gérez-vous cela ?
M. Jean-Marc Dumontet. Il n’a pas eu le prix.
Il me semble gênant d’être dans l’ad hominem. Ce n’est pas l’objet de l’audition. En outre, je ne connais pas suffisamment le cas particulier de Philippe Caubère. Il me semble qu’à ce moment-là, il a fait l’objet d’une procédure judiciaire et qu’il a été lavé de tout soupçon ; mais, encore une fois, le cas ne m’est pas assez connu. Je peux me tromper complètement et, dans ce cas, je vous saurais gré de m’éclairer, mais vous pensiez vous-même, en ayant préparé l’audition, qu’il avait eu le prix ; or il ne l’a pas eu. À mes yeux, à ce moment-là, il avait été lavé de tout soupçon – mais je me trompe peut-être.
Qu’ai-je à gérer si quelqu’un lavé de tout soupçon – je le répète, je ne connais ni le dossier ni la décision judiciaire – est nommé par un vote de l’Académie des Molières, composée de 3 500 membres de la profession – il n’y a pas de jury comme à Cannes ? Qu’attendez-vous de moi ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Très bien. C’est votre réponse.
M. Jean-Marc Dumontet. À ma connaissance, à ce moment-là, il aurait été lavé de tout soupçon par une décision judiciaire. J’emploie le conditionnel à dessein. Nous pouvons interroger Google et nous saurons tout de suite ce qu’il en est.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Rien ne sert de pleurer sur le lait renversé. Tournons-nous plutôt vers la suite.
Vous avez une responsabilité dans la mesure où vous pouvez faire en sorte d’accélérer le mouvement, de faire la promotion de films vertueux qui mettent en avant certaines de nos valeurs. Quels sont vos leviers ? Avez-vous la volonté – je vais être grandiloquent – de changer le monde ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. S’agissant de M. Caubère, en 2020, l’affaire avait été classée sans suite, ce qui ne veut pas dire qu’il a été lavé de tout soupçon. En 2021, Solveig Halloin a été condamnée pour diffamation ; en 2024, Mediapart a révélé que la police avait mené une enquête à charge contre la plaignante. En 2024, Philippe Caubère a été mis en examen pour abus sexuel sur mineur à la suite d’une plainte déposée en 2023.
M. Jean-Marc Dumontet. En 2022, deux procédures judiciaires étaient intervenues et il n’était donc pas encore sous le coup d’une nouvelle procédure judiciaire.
Pardon d’être un peu iconoclaste mais nous sommes au cœur du sujet. Quelqu’un a été accusé ; la justice a rendu des décisions à deux reprises – cela ne signifie pas, en effet, qu’il est lavé de tout soupçon, le classement sans suite pouvant être motivé par la prescription ou l’insuffisance de preuves. Que fait-on ? La question est fondamentale : devons-nous nous substituer à la justice, trancher en piétinant les droits de quelqu’un – qui peut être un agresseur, mais cela n’a pas été prouvé – et l’excommunier de notre profession ? Ou – cette position n’est sans doute pas exemplaire eu égard au combat que vous menez mais la présomption d’innocence et l’état de droit sont en jeu – considérons-nous que la personne n’ayant pas été condamnée mérite toujours de participer à notre métier ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Compte tenu de sa mise en examen, accepteriez-vous aujourd’hui qu’il soit nommé ?
M. Jean-Marc Dumontet. Je n’en sais rien à l’instant. Je peux jouer au père la vertu et vous dire qu’on refuserait, mais je ne réponds pas sur le cas d’une personne en particulier. Nous nous dévoyons en agissant de la sorte ; et vous le savez bien, madame.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Non, j’ignore que nous nous dévoyons. Au contraire, les remises de prix sont l’occasion de mettre en lumière et en valeur, de dire la reconnaissance du métier – non pas de la famille car j’ai entendu votre remarque. Puisque vous avez plusieurs fois utilisé le terme « excommunier », on pourrait parler de religion.
Il est bien question, dans ces cérémonies, de représentation. Comment et à quel moment choisit-on de mettre en valeur ou pas telle ou telle personne ? Vous savez que ces moments sont importants pour que la parole se libère, pour que les personnes aient confiance et qu’elles ne fassent pas l’objet de mesures de rétorsion ou d’invisibilisation.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le monde de la culture promeut déjà – et c’est heureux – nos idéaux démocratiques. Comment fait-on pour éviter les films qui posent problème – il y en a encore aujourd’hui, je peux citer des exemples ? Comment changer le rapport du monde de la culture à l’omerta ? Comment aider les témoins et les victimes à avoir le courage de parler ? Estimez-vous avoir une responsabilité dans votre programmation ? Pourrait-on imaginer une programmation du festival de Cannes entièrement dédiée à la libération de la parole, pourquoi pas à l’occasion des dix ans de MeToo ?
Vous avez un pouvoir incroyable puisque vous êtes prescripteur. Comment faites-vous pour que vos prescriptions contribuent au changement de paradigme sur ces questions ?
M. Jean-Marc Dumontet. Oui nous avons une responsabilité et nous devons l’assumer. Je ne peux vous parler que de ce que je connais : les Molières. L’année dernière, Caroline Vigneaux, qui présentait la cérémonie, a décidé d’écarter de la liste des remettants des personnes qu’elle soupçonnait, à tort ou à raison – qu’importe –, d’être susceptibles d’avoir eu des comportements déplacés. C’est une décision que nous avons prise ensemble et j’ai appelé les acteurs concernés pour les informer qu’ils ne remettraient pas de prix.
Il s’agit d’un travail assez invisible, que l’on ne va pas crier sur les toits parce que, je le répète, je n’ai pas envie de jeter des noms en pâture. Lors de la cérémonie des Molières, très régulièrement et spontanément, nous avons décidé de donner la parole à des associations féministes.
Le monde du cinéma est assez en avance par rapport à celui du théâtre dont l’économie est beaucoup plus modeste. Les Molières emploient un salarié et demi. Les théâtres privés – je suis un producteur de théâtre privé – s’appuient sur de toutes petites équipes, beaucoup moins structurées. Lors des Molières, j’ai encouragé les prises de parole pour que soient créés dans chacune de nos structures des référents sur les violences sexuelles.
J’espère que nous faisons tous ce travail. Nous ne le négligeons pas et nous présentons des mesures fortes, mais cela n’impose pas de jeter des noms en pâture. Nous n’avons pas rendu public le fait que des personnes pressenties pour remettre des prix avaient été recalées.
M. Thierry Frémaux. Nous pensons sans doute les mêmes choses sur ces questions. Vous avez dit précédemment, madame, que vous étiez la présidente d’une commission et pas d’un tribunal.
Nous sommes tous là pour contribuer à faire avancer les mêmes combats et les mêmes idées. Nous faisons dans l’action culturelle publique, vous faites dans l’action politique publique. Là où nous sommes, chacun d’entre nous souhaite changer le monde. Il se trouve que le cinéma – le théâtre et la littérature aussi – contribue à rendre le monde meilleur. C’est notre conviction. Le Festival de Cannes particulièrement, par les films qu’il donne à voir et qui sont récompensés, aide à voir le monde d’une manière différente.
Comment faisons-nous pour en juger ? Les comités de sélection, qui réunissent des cinéphiles et des « intellectuels » de la question, s’interrogent sur la représentation non seulement des violences sexistes et sexuelles mais aussi de la violence en général, de l’histoire, de la diversité géographique, de la diversité à tous égards. Le Festival de Cannes – les statistiques permettent de le vérifier – fait en sorte de ne pas proposer une seule vision du monde qui serait celle du monde occidental – à grands traits, dans un dialogue entre l’Europe et Hollywood puisque c’est à cela que l’on résume le cinéma bien souvent. Il y a le cinéma d’Afrique du Nord et de l’Ouest et maintenant le cinéma d’Afrique de l’Est ; il y a un cinéma asiatique, un cinéma latino-américain, etc. Nous faisons en sorte de dire au monde des choses par les œuvres que nous présentons. Je prends l’exemple d’un film présenté l’année dernière à Cannes avec beaucoup de succès, qui connaît un grand succès en salles et a reçu des prix, dont le personnage principal est transgenre. Sans doute le film a-t-il contribué à changer le regard porté sur cette partie-là de l’humanité.
Malgré tout, nous ne sommes plus à l’époque d’Andreï Jdanov où l’art devait absolument être au service d’une vision du monde. Il arrive que nous ne soyons pas complètement justes dans nos choix. Parfois on le regrette, et on le paie en général immédiatement.
Comme l’a dit M. Dumontet, lors de la cérémonie qui a suivi la révolution MeToo, en 2018, nous avons invité pour remettre un prix une personne qui avait été l’un des fers de lance de cette révolution. C’était une manière de donner la parole, sans aucun contrôle. Là où nous sommes, chaque fois que nous pouvons agir – je ne dis pas cela pour me faire pardonner la présence de Johnny Depp pour un film d’ouverture –, nous le faisons. Il faut juger sur une demi-décennie ou une décennie en quoi nos manifestations culturelles contribuent à changer le monde, à le rendre meilleur. Je suis parfaitement d’accord avec vous, c’est aussi le rôle de l’art.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous évoquez les prises de parole lors des cérémonies. Pouvez-vous confirmer que vous ne les contrôlez pas ? À Cannes, les intervenants ont carte blanche ?
M. Thierry Frémaux. Oui : nous ne contrôlons pas les prises de parole.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Aux Molières, il y a eu une polémique relatée par la presse. En 2022, l’association #MeTooThéâtre était invitée à s’exprimer et vous avez, semble-t-il, revu le texte. Vous me répondrez certainement que c’était parce que des personnes étaient nommément citées, mais je voulais avoir confirmation.
M. Jean-Marc Dumontet. Je vais succinctement vous en raconter la genèse. J’ai pris personnellement contact avec la représentante de #MeTooThéâtre et nous nous sommes rencontrés dans mon bureau à deux reprises. Il a été convenu qu’à la cérémonie des Molières – ce qui était la meilleure expression possible car de nombreux directeurs de théâtre y seraient présents – elle appellerait à la création de cellules destinées à recueillir la parole des victimes. Je lui avais demandé que son intervention ne soit pas ad hominem, car elle était partie à une affaire judiciaire impliquant une personne de la Comédie-Française, et il me semblait que ce n’était pas le lieu de dévoiler une affaire d’ordre privé, même si elle avait évidemment une dimension publique. Elle a ensuite rencontré à deux reprises mon délégué général, et cet accord a de nouveau été confirmé ; puis elle nous a envoyé son texte, qui démarrait ainsi : « J’ai été violée par un membre de la Comédie-Française », dont elle citait le nom. Il me semblait que ce n’était pas le lieu, et ce n’étaient pas nos accords. Je répète, parce que c’est important pour vous et parce que j’ai été heureux de cette initiative, que c’est moi qui ai pris contact avec cette personne pour qu’elle prenne la parole.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ne pensez-vous pas que c’est une occasion manquée de donner la parole ?
M. Jean-Marc Dumontet. Cette affaire avait été largement dévoilée et traitée par la presse et, ce soir-là, une association féminine…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Féministe !
M. Jean-Marc Dumontet. …avait pris le relais.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La question qui occupe nos débats depuis plusieurs semaines d’auditions est celle des rapports de pouvoir dans le monde du cinéma, milieu particulièrement difficile et à risque de ce point de vue. Comme le nôtre – le monde politique –, c’est un monde de rapports de pouvoir, où les personnes qui ont du pouvoir ont presque un droit de vie ou de mort sur d’autres, plus fragiles ou plus vulnérables dans le métier. C’est en tout cas comme cela qu’a été évoquée devant nous la difficulté à parler. De fait, qu’on soit homme ou femme, si on est en situation de vulnérabilité économique ou moins connu que la personne concernée, ou si on a une carrière débutante ou plus fragile, on dépend complètement d’un effet de réputation dans le milieu, réputation qui peut être mise à mal par un témoignage. Ainsi, le fait qu’Adèle Haenel quitte le cinéma est un énorme aveu d’échec pour son parcours et pour la manière dont le cinéma a réagi à sa parole.
Je m’interroge donc sur les structures de pouvoir que nous pourrions éventuellement faire évoluer par la loi pour éviter ce différentiel trop important. Comment pensez-vous cela dans vos structures et comment voyez-vous les évolutions possibles, législatives ou autres, pour modifier les rapports de pouvoir et faire en sorte qu’une personne accusée n’ait pas un droit de vie ou de mort sur une autre personne ?
M. Pouria Amirshahi (EcoS). J’abonderai dans le sens de ce que vient de dire Mme la présidente. J’ai bien précisé tout à l’heure que tous les milieux, dont le sport et la politique, étaient concernés, et il ne faut donc pas me renvoyer la balle, monsieur Dumontet, d’autant que ce n’est pas l’objet de cette audition.
Vous avez raison de rappeler, monsieur Frémaux, que cette commission d’enquête n’est pas un tribunal : avec les acteurs, avec la société qui vient à l’Assemblée, nous essayons de comprendre ce qui, selon vous, a manqué. L’arrêt de la carrière cinématographique d’Adèle Haenel en est un exemple parmi d’autres – j’en ai cité quelques-uns. La question est de savoir comment vous avez réfléchi à ces grands loupés.
J’ai cité notamment, à ce propos, le sentiment que nous avons eu de ne pas avoir entendu de message puissant de la part des grandes institutions ou lors des grands moments du cinéma et du théâtre pour dire que vous aviez compris, que c’était maintenant terminé et qu’il y aurait un avant et un après.
Peut-être mon sentiment est-il infondé, mais je réitère ma question, qui est celle de la présidente : qu’est-ce qui vous manquerait désormais, indépendamment des dispositions particulières que vous pouvez prendre ici ou là, pour agir et pour exprimer ce message qui n’a pas été assez porté par les grandes institutions ? Il n’y a là, je le répète, pas d’attaques ad hominem ni de mise en cause de vos institutions, mais le sentiment d’avoir raté une révolution. Or, généralement, quand on rate une révolution, on ne s’en remet pas.
M. Patrick Sobelman. Je ne sais si ce sera une réponse, mais je vais tenter une petite explication. D’abord, bien que je travaille depuis longtemps dans le cinéma, je ne sais pas ce que c’est que la « grande famille du cinéma ». Ensuite, je pense que vous avez observé depuis le début des travaux de votre commission d’enquête que, de l’écriture du scénario à la dernière exposition d’un film dans un festival organisé à l’étranger par Unifrance, les situations auxquelles nous sommes confrontés sont très diverses, même si elles relèvent de l’unique question des VHSS, les violences et harcèlement sexistes et sexuels : celles-ci ont lieu à des moments très différents selon qu’il y a ou non un lien de subordination, ou que l’affaire a lieu au moment de l’événement ou en dehors. L’aspect historique joue aussi, et nous nous sommes ainsi rendu compte, à l’Académie, qu’il fallait arbitrer pour savoir où placer le curseur entre la nécessaire croyance de la parole des plaignantes et la présomption d’innocence.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Plutôt que de croyance, il s’agit plutôt du respect de la parole et de l’instruction de cette parole.
M. Patrick Sobelman. L’écoute et le respect. Le curseur a été placé à différents endroits pour de nombreuses personnes, ce qui demandait du temps – un temps que nous avons pris, au sein de l’Académie des César, pour chercher l’équilibre.
L’une des solutions que nous avons adoptées – j’ignore si c’est la bonne – est de penser que plus l’Académie des César sera féminisée, moins il y aura de problèmes, car la question du pouvoir n’est pas sans lien avec le patriarcat et la domination masculine telle qu’elle s’est exercée – c’est du moins ce que je pense, même si d’autres ne le pensent pas. Je ne dis pas que c’est la seule raison pour laquelle nous avons favorisé la parité entre hommes et femmes pour les membres de l’Académie, mais ce sera l’une des conséquences de cette féminisation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est une dimension importante, mais non suffisante, car toutes les femmes ne sont pas forcément des alliées – nous avons toutes et toutes des exemples en tête.
Mme Daniela Elstner. Le groupe Respect – Réactivité, éthique, sécurité, professionnalisme, efficacité, confiance, transparence – a beaucoup travaillé ces derniers mois sur toutes ces questions. Les trois ou quatre associations réunies autour de cette table savent bien qu’il est très difficile de se fonder sur quelque chose. Unifrance a 1 000 membres et un comité directeur qui prend les décisions, tandis que d’autres associations ont une autre structure. Il est difficile pour nous de dire ensemble ce que nous allons faire – c’est presque impossible si nous n’y travaillons pas. Le CNC a une vraie responsabilité pour nous soutenir lorsque nous disons que, si certaines mesures ont été prises, une œuvre collective pourra tout de même faire l’objet d’une promotion – ce qui n’est pas le cas pour la personne mise en cause.
Doit-on, en effet, punir l’œuvre si les faits survenus durant le tournage ont été traités ? Selon Respect, on peut continuer à promouvoir l’œuvre, par exemple en la sélectionnant dans des festivals. Quelle est notre responsabilité lorsqu’un réalisateur ou une réalisatrice est mis en cause dans un article de presse si aucune plainte n’a été déposée ? Devons-nous dire que c’est fini ? La question est difficile, parce que c’est par là qu’on commence et que nous n’avons pas de réponse commune.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Peut-être que ce qui sort dans la presse est ce qui n’a pas pu être traité en interne par les instances cinématographiques concernées – car cela n’arrange personne que de tels faits soient publiés. Si c’est le cas, peut-être est-ce donc le résultat d’une succession d’échecs ou d’impasses, ou d’un sentiment d’inefficacité des dispositifs, qui conduisent à l’idée qu’un article dans la presse est encore ce qu’il y a de plus efficace. C’est peut-être pour cela qu’il y a aussi une forme de responsabilité.
Je vous vois dodeliner de la tête pour montrer votre désaccord, mais nous, qui organisons cette commission d’enquête, parlons avec de nombreuses victimes.
Mme Daniela Elstner. Vous savez bien que la presse adore dire beaucoup de choses !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ces victimes ont, par exemple, tellement peur qu’elles refusent de venir s’exprimer publiquement ici. Elles sont terrorisées. La question se pose donc de savoir où cette parole peut être posée et comment elle peut être construite correctement.
Mme Daniela Elstner. On ne peut pas nier que nous ne soyons pas d’accord avec la notion de « grande famille du cinéma ». Peut-être aurait-on pu employer cette expression voilà trente ou quarante ans, voire voilà vingt ans, lorsque j’ai commencé, mais on ne le dit plus aujourd’hui, et c’est très bénéfique, car on connaît les problèmes que pose une famille ! Nous ne nous reconnaissons plus dans ce modèle, et c’est un avantage.
La vraie question est donc dans ce déséquilibre. Je vois cependant au quotidien – car, à Unifrance, nous voyons constamment tout le monde – qu’il y a une vraie prise de conscience. Il faut le dire car, si on continue à dire publiquement qu’il n’y en a pas, les victimes vont encore moins oser parler. Il faut donc dire que, même si ce n’est pas suffisant, cette prise de conscience existe.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous ne doutons pas de la prise de conscience, mais de son ampleur.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Je retire pour la troisième fois le terme de « grande famille ». Je suis un ancien travailleur social et, lorsque j’ai assisté à des dévoilements de situation, la famille n’était pas ce qu’il y avait de plus joli.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La famille est le premier lieu de violence. Ce n’est donc peut-être pas anodin que l’on parle de « grande famille ».
M. Pouria Amirshahi (EcoS). M. le rapporteur et Mme la présidente ont convoqué devant cette commission toutes les parties prenantes de ce que je n’ai pas appelé « la famille » – dont les scénaristes, producteurs, techniciens, assureurs ou réalisateurs. Ma question est donc la suivante : aux endroits où vous incarnez respectivement ces grands mouvements de toute la chaîne de création, quel message fort et puissant avez-vous exprimé dans le cadre de cette révolution ? C’était ma seule question et je suis prêt à la poser à nouveau plus précisément par écrit.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’aimerais aussi avoir une réponse à la question que j’ai posée à propos des rapports de pouvoir.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je reviens aux propositions du groupe Respect. Votre travail est de sélectionner et de récompenser des films, mais quels types de films récompenser ? Peut-on récompenser un chef-d’œuvre sur le tournage duquel il s’est passé quelque chose de grave ? De fait, et c’est terrible, il arrive que des gens qui ont des attitudes terribles créent des chefs-d’œuvre. C’est le problème soulevé par Geneviève Sellier à propos du culte, peut-être excessif, de l’auteur dans notre pays.
Concrètement, pouvez-vous sélectionner ou primer un film dont vous estimez qu’il mérite d’être récompensé d’un point de vue esthétique ou politique, et durant le tournage duquel vous savez qu’il s’est produit un fait délictueux, voire criminel, mais qui a été bien traité pour ce qui concerne tant les procédures que les victimes ?
M. Patrick Sobelman. L’Académie des César ne sélectionne pas les films : nous prenons tous ceux qui sortent et ce sont les votants qui les sélectionnent. Nous avons décidé que, si une personne est mise en examen au moment où elle devrait être nommée, elle ne sera pas mise en lumière et ne viendra pas chercher son César.
Le groupe Respect, qui a fait un travail considérable, a évoqué le problème des films « abîmés » et a proposé une certification. Un film est une œuvre collective, un travail collectif qui engage des centaines de personnes qui le pensent, le fabriquent et le montrent. La situation est certes différente selon que la personne en cause est le réalisateur ou acteur principal, ou qu’elle est un autre collaborateur, car le film n’est pas abîmé de la même façon, mais des centaines de personnes ont travaillé et des considérations économiques et morales entrent en ligne de compte. La certification créée par Respect pour les films abîmés, dès lors que tout ce qui pouvait être fait a été fait, prend en compte la dimension que vous évoquez.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Respect a fait un travail remarquable, mais la certification proposée n’est que le respect de la loi.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce n’est déjà pas mal !
M. Jean-Marc Dumontet. La question est éminemment complexe. Il est évident, madame la présidente, qu’il existe un rapport de pouvoir disproportionné et qu’une personne peut tenir une pièce ou un film, et casser une réputation. Dès qu’il existe des jeux de pouvoir, dans quelque milieu que ce soit – tant dans l’Église que dans la politique ou dans l’entreprise –, un décalage total s’instaure entre la puissance absolue de certaines personnes et la situation des autres – lesquels, dans notre métier, sont en outre précaires, puisqu’il s’agit la plupart du temps d’intermittents, qui ne sont pas protégés et ne pourront pas retrouver de travail.
Lorsque nous avons parlé de M. Polanski, il ne s’agissait pas de dérapages qui se seraient produits pendant la réalisation de son film, mais de tout son background. De même, Johnny Depp n’a pas été mis en cause pour des problèmes qui seraient survenus sur tournage de Jeanne du Barry, mais pour une affaire d’ordre privé impliquant son ancienne compagne et qui a été jugée. Je n’utiliserai pas – et vous avez eu raison de le relever – le terme « excommunier », mais plutôt celui d’« écarter ». Mais que faire dans un tel cas ? Si vous avez une position tranchée, limpide et très simple, je serai heureux que nous y réfléchissions tous ; reste que la plupart des polémiques, comme celle qui a pu naître à propos de M. Polanski, ne portent pas sur des films mais sur des comportements des acteurs au sein de la sphère privée, ce qui pose problème. Un film est un travail collectif : doit-on décider de ruiner ce travail ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je me permets une incise sémantique : le terme « écarter » peut avoir un caractère temporaire, à la différence de celui d’« excommunier ».
M. Jean-Marc Dumontet. Que j’ai corrigé immédiatement !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. « Laver de tout soupçon », « excommunier »… De notre point de vue, la prise de conscience se mesure précisément aux mots utilisés pour traiter ces affaires très compliquées. Il n’y a pas de solution simple en la matière.
M. Jean-Marc Dumontet. Je ne voudrais pas que vous tiriez d’un élément de langage des conclusions contraires à tout ce que je fais, à titre personnel. Il y a très longtemps, madame la présidente, j’ai eu la chance de vous accueillir pour jouer Les Monologues du vagin, que j’avais décidé de présenter au Théâtre libre. Je vous ai invitée, à une époque où vous n’étiez pas encore représentante de notre pays, parce que j’avais été très choqué par la maltraitance que vous aviez subie dans une émission de télévision. Mes engagements à partir de 2014, bien avant MeToo, avec Les Chatouilles, puis avec Les Monologues du vagin et la série Je ne serais pas arrivée là si, avec Julie Gayet et Judith Henry, ou avec de grandes paroles de femmes, ou encore avec le spectacle sur l’avortement que je présente depuis deux ans, intitulé Interruption, ne méritent pas d’être balayés par une petite question sémantique qui, malgré les « petits » procès sous-jacents que je sens venir, traduit seulement une maladresse de ma part, et non pas un propos de fond. Je suis heureux de vous le dire.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous vous justifiez à chaque fois en rappelant que vous produisez des spectacles, des pièces de théâtre, et c’est très bien, mais on sent qu’il y a un sujet pour ce qui concerne les situations très concrètes. Vous participez à la bataille culturelle – même si cette expression est très maladroite – avec une représentation différente de la parole des femmes et la mise en scène des évolutions sociétales en cours. Je l’entends et je vous en donne acte, mais la question ne s’en pose pas moins quand on entre dans le dur, dans les situations concrètes.
Pardon de la question très frontale que je vais vous poser – mais telle est, sans doute, ma mission – sur vos propres positions de pouvoir. Avez-vous conscience du pouvoir énorme que vous avez dans les positions où vous vous trouvez ? Conscience du fait que les voix qui vous valent votre nomination et votre maintien dans vos mandats constituent en soi un pouvoir, lequel vous donne aussi une responsabilité tout aussi grande ?
Mme Ariane Toscan du Plantier. Nous en avons d’autant plus conscience que, lorsque nous décidons de retirer de la lumière à un nommé dont nous apprenons en cours de route qu’il pourrait être mis en examen ou qu’il est impliqué dans une affaire, nous allons bien au-delà de ce que la loi nous demande. Enlever de cette lumière un jeune acteur, pour la carrière future duquel il est si important d’être dans la pré-liste des révélations, est pour nous une décision très dure. Nous la prenons dans l’urgence, au titre de la responsabilité qui nous incombe, et nous déclenchons ensuite le travail d’un groupe de parole dans lequel nous rencontrons des associations et des personnes susceptibles de nous aider et de nous éclairer – car les postes que nous occupons ne nous rendent pas plus éclairés que les autres, et nous devons nous entourer d’avis compétents.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est toute la difficulté, en effet !
Mme Ariane Toscan du Plantier. Nous devons aussi faire voter par la chambre des représentants des mesures que nous voulons faire figurer dans le règlement, et nous avançons sur les chartes que nous sommes plusieurs à instaurer : nos responsabilités nous permettent de faire progresser nos structures. Nous avons donc plus que conscience de ce pouvoir, y compris du risque de casser une carrière – d’un côté comme de l’autre.
Mme Aude Hesbert. Les violences sexuelles et sexistes relèvent en effet de l’exercice du pouvoir en général. Il faut donc nous remettre en permanence en question à ce propos. Nous avons du poids sur nos équipes et sur les films que nous sélectionnons, et nous devons donc être exemplaires et essayer de multiplier les contre-pouvoirs, afin que l’équipe puisse avoir une parole libre, y compris hors de la direction, sans avoir peur de sanctions. Un festival ne peut pas devenir un tribunal et ne doit pas se substituer à la justice.
Nous avons, en retour, un devoir d’exemplarité. Lorsque nous invitons un artiste hommagé et mettons de la lumière sur un festival, il bénéficie autant de l’image du festival que nous bénéficions de la sienne. Nous devons donc nous poser des questions de morale qui ne sont pas nécessairement incompatibles avec les décisions de justice. La question n’est pas collective, car elle se posera au cas par cas, mais nous avons chacun un rôle à jouer. Une révolution ne se fait pas en un jour. La libération de la parole ne se décrète pas, mais nous devons pouvoir mettre en place les dispositifs qui la permettront.
Mme Iris Knobloch. Le Festival de Cannes est très conscient de son pouvoir et l’évolution de l’institution est, à cet égard, intéressante. Avec les éléments dont nous disposons aujourd’hui, nous regarderions sans doute très différemment certaines sélections que nous avons faites voilà des années. Il est important que nous évoluions avec le temps et prenions nos responsabilités. Nous nous posons toujours la question de savoir si le Festival de Cannes est vraiment créé sur des valeurs d’humanité et de respect. C’est notre ligne directrice dans le choix des œuvres et dans tout ce que nous faisons, mais le regard change avec le temps. Je ressens très fort que nous sommes très conscients de notre responsabilité.
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’aurai une dernière question. Comment pouvez-vous, par vos sélections, être prescripteurs d’une nouvelle façon de faire du cinéma et de voir le monde ? La question est difficile, comme cette audition l’a bien démontré. Comme vous l’avez dit, madame Hesbert, une révolution ne se fait pas en un jour. Une révolution coupe souvent beaucoup de têtes et il y a déjà eu beaucoup de victimes : essayons donc de la conduire doucement, mais sûrement, et avec beaucoup de détermination – vous, nous et tout l’écosystème qui souffre aussi de cette image détériorée.
Voyez-vous des angles morts législatifs, des dispositifs qui vous aideraient – par exemple lorsque s’annonce, comme cela a été le cas au printemps dernier, une prétendue liste noire – qui n’est finalement pas sortie – qui fait planer la menace de grandes difficultés ? N’hésitez pas à nous faire des propositions, afin de ne pas nous reprocher ensuite de ne pas avoir procédé aux évolutions nécessaires.
M. Thierry Frémaux. Prescripteurs, nous le sommes, et nous avons conscience de l’être. Nous veillons à ce que nous prescrivons avec les films choisis, dans ce dialogue permanent de fond et de forme, de contenu et d’art.
Quant à savoir comment nous pouvons vous aider, il faut d’abord observer que, dans tout ce que nous évoquons ici, il n’y a pas de règles et nous nous les faisons nous-mêmes, avec des appréciations qui tantôt sont judicieuses, et tantôt ne le sont pas. Nous parlons entre nous, au sein de nos organisations et, plus généralement, entre nous, de ce que nous avons fait ou aurions dû faire.
Nos métiers consistent à montrer des films. Pour ce qui est du Festival de Cannes, pour lequel les inscriptions viennent d’être ouvertes, nous avons rajouté deux lignes aux conditions de la compétition. Chaque production doit ainsi s’engager à ce que le film présenté ait été produit et fabriqué dans des conditions notamment de respect de la sécurité des personnes. Cette phrase n’existait pas jusqu’ici – nous irons plus loin pour les films sélectionnés. Nous trouvons donc tous nos manières de faire.
Je reviens à votre question. Nous pouvons décider de faire un acte ou un discours – nous l’avons tous fait, mais visiblement pas assez, puisque vous ne l’avez pas entendu. Le monde de la culture et du cinéma se remet en cause. Nous sommes convaincus que les choses ont bougé. Mieux vaut, en effet, parler de l’avenir que du passé, que nous percevons pratiquement tous de la même manière.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Sans oublier les victimes !
M. Thierry Frémaux. Sans oublier les victimes, bien sûr, et même celles dont nous ignorons qu’elles l’ont été. Se pose en effet – mais c’est un autre sujet – la question de la place des réalisatrices dans l’histoire du cinéma.
Si vous avez le sentiment que nos milieux du cinéma ou du théâtre n’ont pas marqué assez sensiblement ou assez fortement nos convictions, sans doute devons-nous y réfléchir. Nous avons tenté de dire que nous exerçons des métiers complexes, où se présentent des situations complexes et délicates, sur lesquelles nous légiférons généralement d’une manière spontanée et dans l’urgence. Peut-être les échanges de cet après-midi nous inciteront-ils à nous revoir, sans vous ou avec vous, et à décider – puisque nous sommes encore, en quelque sorte, en début de saison – de mieux marquer notre position. Pour nous, au Festival de Cannes, nous en avons tout à fait l’intention et faisons désormais figurer dans nos règlements certaines choses qui n’y figuraient pas jusqu’ici.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. On ne sait pas assez que les suffragettes ont notamment gagné grâce à l’aide discrète, mais solide, des « suffragents », c’est-à-dire d’hommes de pouvoir qui les ont aidées à gagner le droit de vote. Peut-être n’y a-t-il pas de révolution féministe qui puisse aboutir sans des complicités bienveillantes au sein des organes de pouvoir. Vous en êtes, et j’espère que vous serez ces accompagnants bienveillants.
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La commission procède ensuite à l’audition de M. Romain Cogitore, co-président de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF), Mme Rosalie Brun, déléguée générale et Mme Myriam Gharbi, cinéaste, membre du conseil d’administration.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous recevons à présent les membres de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF), une association de cinéastes fondée en 1968 : M. Romain Cogitore, coprésident, Mme Rosalie Brun, déléguée générale, et Mme Myriam Gharbi, membre du conseil d’administration.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le monde du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Nos auditions précédentes ont mis en lumière le rôle essentiel du réalisateur dans le bon déroulement du tournage ainsi que son statut de témoin privilégié – et parfois, hélas, d’auteur – des violences, notamment sexuelles et sexistes, qui peuvent survenir avant, pendant et après un tournage.
Le mouvement MeToo a-t-il fait évoluer les pratiques des réalisateurs dans la conduite d’acteurs ? Aborde-t-on désormais différemment les scènes impliquant un contact physique entre les comédiens ? Comment permettre à la parole de se libérer sur le moment, et non des années plus tard, même si cela peut avoir des incidences sur la marche d’un film ? Que faire ensuite d’un film qui aurait été entaché par des faits de violences sexuelles ? Voilà autant de questions sur lesquelles nous souhaiterions vous entendre.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».
(M. Romain Cogitore, Mme Rosalie Brun et Mme Myriam Gharbi prêtent successivement serment.)
Mme Rosalie Brun, déléguée générale de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF). Il était important pour les cinéastes de la Nouvelle Vague, qui l’ont créée en 1968, que la SRF porte le mot « société » dans son nom, car les cinéastes font société et pensent la société. Nous défendons la liberté et la diversité de création au travers de nombreux combats politiques, d’actions culturelles et d’engagement sociétaux.
En 2022, la Société des réalisateurs de films est devenue la Société des réalisatrices et réalisateurs de films. Quant à la Quinzaine des réalisateurs, son festival créé en 1969, elle est devenue la Quinzaine des cinéastes. Inscrite dans un processus plus long, cette volonté d’inclusion était primordiale pour nous.
La SRF compte 450 à 500 adhérents, dont 45 % de femmes. Nous sommes fiers d’être beaucoup plus proches de la parité que notre secteur. Il se trouve que notre conseil d’administration, composé d’une vingtaine de personnes, est également paritaire : cela s’est fait naturellement, sans obéir à une quelconque obligation légale.
Nous réfléchissons beaucoup au sujet des violences dans le secteur du cinéma, car nous avons envie d’avancer en commun vers de nouvelles pratiques. Les cinéastes peuvent être à l’origine ou participer à des violences, mais ils peuvent aussi en être victimes. Qu’ils soient d’un côté ou de l’autre, ils sont impliqués et ressentent le besoin d’y réfléchir ensemble. Nous allons sans doute parler beaucoup des violences et du harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), mais il en existe bien d’autres formes, qui peuvent s’exercer à tous les niveaux et à tous les moments de la fabrication d’un film – violence morale, discrimination, précarité sociale, rapport de force.
À la SRF, plusieurs groupes de travail sont dédiés à ces questions. Le groupe « Ripostes » s’intéresse aux violences vécues lors de la sortie en salle – par exemple, lorsqu’une partie de la population attaque le propos d’un film. D’autres groupes de travail portent sur les bonnes pratiques en festival, ou encore sur l’écologie. Je laisserai Myriam Gharbi vous présenter le groupe « Éthique et inclusion », ainsi que nos engagements dans ce domaine et divers axes de réflexion.
Mme Myriam Gharbi, membre du conseil d’administration de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF). Cela fait trois ans que j’ai adhéré à la SRF et que je participe au groupe de travail « éthique et inclusion ». J’y ai trouvé un vrai lieu de réflexion collective. Nous ne sommes pas parfaits, mais nous essayons d’avancer. Comment pouvons-nous faire évoluer notre cinéma ? Comment pouvons-nous penser notre cinéma d’auteur ? Comment pouvons-nous faire en sorte qu’à toutes les étapes, de la préparation à la post-production en passant par le tournage, chacun puisse évoluer dans un espace sain et sûr ? Cela concerne aussi les cinéastes, car ils ne sont pas à l’abri de diverses violences.
J’aimerais tout d’abord vous parler de nos événements pédagogiques.
Cette année, dans le cadre de l’École de la SRF, nous avons organisé lors du Festival du court métrage de Clermont-Ferrand un événement sur le thème « Filmer le corps féminin », où sont intervenues deux de nos membres, Lucie Borleteau et Caroline Deruas Peano.
Nous avons aussi invité Monia Aït El Hadj à nous parler de son métier de coordinatrice d’intimité, dans le cadre d’un atelier auquel participaient l’actrice Suzy Bemba et l’actrice et réalisatrice Ariane Labed. C’était une manière de mélanger les points de vue et d’envisager l’inclusion du coordinateur d’intimité dans la pratique du metteur en scène.
Lors des Rencontres internationales du moyen métrage, à Brive, nous avons organisé une table ronde intitulée « Ça tourne, anatomie des pratiques humaines sur les plateaux, au-delà du miroir : l’agentivité féminine en pratique sur les tournages ». Les intervenantes étaient les réalisatrices Héléna Klotz et Lana Cheramy, l’actrice Agathe Bonitzer, la coordinatrice d’intimité Najoua Ferréol, la chef opératrice et membre de la Commission supérieure technique de l’image et du son (CST) Marie Demaison, la directrice de casting et membre du collectif 50/50 Sophie Lainé-Diodovic.
Ces quelques événements illustrent notre volonté déjà ancienne de faire un travail collectif avec d’autres métiers et partenaires.
Sur un plan plus officiel et politique, la SRF a pris des positions assez fortes dans diverses tribunes. En 2021, notre conseil d’administration a demandé la mise en retrait de M. Dominique Boutonnat de la présidence du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Nous avons opté pour une politique de la chaise vide, renonçant à participer aux réunions tant qu’une telle décision n’était pas arrêtée. Notre position était très tranchée, très claire, mais il faut reconnaître que nous n’avons pas été très suivis par les autres collectifs. En 2022, nous avons publié une tribune sur le manque de parité au Festival de Cannes : seulement cinq réalisatrices pour vingt et un films en lice dans la compétition officielle, cela nous semblait trop peu. En avril 2023, nous avons publié un communiqué de soutien aux victimes de Gérard Depardieu. En février 2024, nous avons témoigné notre soutien à toutes les actrices dénonçant les violences dont elles ont été victimes.
On pourrait se dire que ces communiqués et tribunes ne sont que des écrits, mais ils reflètent un mouvement soutenu par la totalité des adhérents de la SRF. Nous réfléchissons tous ensemble pour progresser dans nos pratiques. Cette année, nous avons intégré Judith Godrèche dans notre conseil d’administration. Sa présence est un honneur et une chance : elle peut nous aider à insuffler une dynamique, à être encore plus présents sur ces sujets.
J’en viens au groupe de travail « Éthique et inclusion », où nous menons une réflexion et des actions autour de la lutte contre les VHSS et contre les actes discriminatoires, qu’il s’agisse de discriminations ethno-raciales, économiques, sociales ou autres. Ce groupe s’inscrit dans une intersectionnalité intéressante : il permet de réfléchir globalement à un système de domination très puissant dans notre secteur, de partager nos expériences et de repérer les creux.
Dans ce cadre, nous travaillons avec des collectifs et des associations. Nous avons ainsi organisé cette année, avec de nombreux collectifs du secteur, une journée de réflexion sur la lutte contre les actes discriminatoires dans le cinéma, durant laquelle nous avons pu confronter nos pratiques et nos points de vue. Elle a donné lieu à des sous-groupes de travail, qui privilégient le mélange des expériences et la mise en commun des trajectoires. Nous organisons aussi des ateliers, l’un d’entre eux ayant été consacré au métier de coordinateur d’intimité. Là encore, l’idée est de rencontrer de nombreuses associations afin de confronter les pratiques et de chercher des solutions ensemble.
Début 2024, nous avons lancé une enquête interne sur la lutte contre les VHSS, qui nous a permis de constater une prise de conscience générale et une envie de prises de paroles. Voici ce que déclarent les répondants : 50 % ont été victimes de discrimination et 54 % n’ont pas trouvé d’interlocuteur à qui en parler ; 61 % pensent que le fait d’être une femme et/ou issu d’une minorité a desservi leur parcours professionnel ; 46 % disent avoir été victimes de harcèlement moral ou sexuel ou d’agression sexuelle dans le cadre professionnel ; 68,5 % estiment que les espaces de création, de l’écriture à la post-production, sont à améliorer pour qu’ils deviennent sécurisés et sécurisants ; 53 % jugent que MeToo et les récentes prises de parole ont changé leur façon de travailler ; 91,4 % se disent plus vigilants ; 86 % estiment que la désignation d’un référent harcèlement est utile ; 54,3 % jugent la présence d’un coordinateur d’intimité nécessaire.
M. Romain Cogitore, coprésident de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF). La présidence de la SRF, composée de trois personnes, est renouvelée chaque année en veillant au respect de la parité. Bien que n’appartenant pas au groupe de travail qui vient d’être présenté par Myriam Gharbi, je me sens très concerné par les VHSS. Je pourrai témoigner de ma pratique et de mon expérience d’un tournage avec une coordinatrice d’intimité. J’appartiens à une génération qui tient à s’emparer à bras-le-corps de questions telles que la lutte contre les VHSS, la représentation des relations homme-femme et de la diversité à l’écran, ou l’écologie.
Avant d’entrer plus en détail dans ma propre expérience, je voudrais rappeler quelques spécificités du poste de réalisatrice et réalisateur. Tout d’abord, nous n’allons pas sur les tournages des autres. Pour ma part, je ne connais que les plateaux des trois longs métrages que j’ai réalisés en quinze ans. Par ailleurs, nous tournons peu. Chaque film représente néanmoins beaucoup de travail d’écriture, puis de développement. Les organisations de scénaristes vous ont décrit cette situation particulière, régie par le code de la propriété intellectuelle, où aucune rémunération minimale n’est prévue ; il est ainsi tout à fait légal de payer un centime pour un scénario qui a demandé une année de travail. Nous sommes assez seuls au cours de cette étape, qui peut durer de trois à six ans, sachant qu’il faut compter cinq à dix semaines pour le tournage et trois mois à un an pour la fabrication du film.
J’aimerais aussi vous donner quelques éléments de contexte sur les auteurs. Dans un rapport publié en 2003, l’Inspection générale des affaires culturelles (Igac) note une baisse de 30 % du pouvoir d’achat des artistes-auteurs en moins de vingt ans. Dans le rapport de Bruno Racine, publié en 2020, on lit que les auteurs ne reçoivent que 1,4 % des aides directes versées par l’État, ce qui est trop peu. En outre, les auteurs et réalisateurs sont les seuls ayants droit ne bénéficiant pas d’un soutien automatique de la part du CNC. S’agissant de la réalisation, on observe une forte baisse du devis médian des films : il est passé de 4 à 2,7 millions d’euros en une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis la signature de la convention collective et de ses annexes, ce qui provoque de grandes tensions et réduit les possibilités de fabrication de films. La majeure partie des auteurs, autrices, réalisateurs et réalisatrices de la SRF évoluent donc dans un contexte de précarité.
Pour ma part, j’ai tourné mon dernier film en 2022, après sept années de développement marquées notamment par la crise sanitaire, qui n’a rien arrangé. Dans ce film, Une Zone à défendre, j’avais à cœur d’aborder des sujets actuels tels que la représentation des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi que la façon de filmer les corps féminins et masculins et de fabriquer ces scènes. Faire appel à une coordination d’intimité était pour moi une évidence. Jacques Audiard y avait eu recours pour son film Les Olympiades, sorti en 2021, et en avait parlé en interview. Comme on ne va pas sur les tournages des autres, j’ai estimé – peut-être naïvement – que c’était la norme. Il m’a semblé évident de faire appel à Monia Aït El Hadj pour les deux scènes très suggérées, dénuées de tout aspect frontal, que j’avais à tourner pour mon film. Début 2017, avant que ce métier n’existe, j’avais d’ailleurs rencontré quelques difficultés pendant un tournage.
Sans revenir en détail sur le processus qui vous a été décrit par les coordinatrices, je peux vous dire que nous en avons parlé avec les interprètes comme d’une cascade à réaliser. Pour moi, il était particulièrement important d’être certain du consentement de mes interprètes. Cette certitude était confortée par la présence d’une médiation, qui donnait à l’interprète la possibilité d’opposer un refus à quelqu’un qui n’était pas le réalisateur. Les scènes qui suggéraient l’acte sexuel étaient très précisément écrites dans le scénario. Pour que l’interprète sache d’emblée que le propos du film n’était pas d’être frontal, je décrivais ce qui resterait hors champ, indiquant par exemple : « dans telle scène, on ne voit pas en dessous du buste ». Cette attention au détail et à la description visait à sécuriser l’interprète.
En dépit de mes efforts, je me suis rendu compte que je n’avais pas tout prévu dans le scénario : lors de la préparation d’une scène de fête avec des personnages secondaires, j’ai pensé qu’il fallait que deux femmes s’embrassent pour faire comprendre qu’elles formaient un couple. J’ai alors utilisé la médiation de la coordinatrice d’intimité, sans complètement renoncer à ma responsabilité d’auteur et de cinéaste. J’ai appelé chacune des deux actrices pour leur exposer ma demande, en leur disant de rendre leur réponse à la coordinatrice, qui leur reformulerait la demande. L’une des deux actrices, âgée de 35 ans, a tenu à me répondre tout de suite qu’elle était d’accord pour tourner cette scène et que cela ne lui posait aucun problème. L’autre, qui avait 25 ans, m’a dit qu’elle était contente de ma démarche et des précautions prises ; elle est passée par la coordinatrice d’intimité pour accepter la demande.
Dans ma pratique de réalisateur, j’estime être responsable de la bonne marche du plateau, dans la mesure où l’équipe m’accorde sa confiance. Je dois donc veiller aux scènes à enjeux, qui recèlent des dangers potentiels ou des éventualités de violence, même morale. Il me vient à l’esprit une scène avec un grand nombre de figurants : d’un côté, les forces de l’ordre, incarnées pour partie par des policiers d’active et d’anciens militaires ; de l’autre, des altermondialistes, joués par de purs intermittents ou par des gens qui ont réellement vécu ce genre de choses. Je savais qu’ils allaient être face à face, à jouer une situation pleine de tensions, de violences et d’insultes pendant huit heures d’affilée. En début de journée, après avoir salué tout le monde et souligné l’importance de la figuration, j’ai rappelé que nous formions une même équipe où le respect, la bienveillance et la sécurité étaient prioritaires, que nous ne pourrions pas travailler correctement en dehors de ce cadre, que la violence s’exprimerait pendant la prise mais que nous nous devrions le respect absolu dès la caméra éteinte. Tout s’est très bien passé.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À titre d’illustration de scènes d’intimité très détaillées, pourrez-vous nous envoyer celles dont vous nous avez parlé ?
M. Romain Cogitore. Je le ferai.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pourquoi et comment devient-on réalisateur ?
M. Romain Cogitore. On arrive à ce métier par de nombreux chemins, sans être arrêté par le barrage d’un concours comme en médecine – c’est ce que m’a dit mon père, médecin, quand j’ai raté pour la troisième fois le concours de l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Fémis). On peut emprunter les voies royales que sont la Fémis et les différentes écoles privées ou publiques, ou bien passer par l’expérience du court métrage, de l’assistanat ou de divers autres postes. À la SRF, tous ces chemins sont représentés, que ce soit pour le documentaire, la fiction ou l’animation.
Mme Rosalie Brun. Les critères d’adhésion à la SRF sont délibérément très larges, car on peut se sentir réalisateur très tôt. On peut adhérer au collège court métrage dès que l’on en a réalisé un qui a été diffusé dans au moins un festival. Pour le collège long métrage, l’adhésion est possible dès que l’on en a réalisé un qui a été diffusé en France.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’imagine comme la pression qui pèse sur vos épaules est forte, puisque le comportement d’une personne peut mettre à mal un film entier. Et je n’oublie pas que votre association prend son origine dans la Nouvelle Vague, ce qui n’est pas neutre en matière d’appréciation des violences sexistes et sexuelles (VSS).
Formez-vous vos membres, en dehors des groupes de travail que vous avez évoqués ? Quand le tournage d’un membre actif de la SRF se passe mal, peut-il compter sur un centre d’aide ?
Mme Rosalie Brun. L’École de la SRF et les ateliers qu’elle organise autour du court métrage sont des enceintes de discussion entre cinéastes qui favorisent la prévention. Nous avons plusieurs projets de débats publics. Nous nous sommes battus pour que la formation organisée par le CNC soit aussi obligatoire pour les réalisateurs, mais il nous semble que le droit du travail appelle des initiatives supplémentaires, notamment pour ce qui concerne l’encadrement des horaires et le travail des enfants. Nous comptons élaborer une fiche destinée à nos adhérents et organiser une grande réunion annuelle consacrée à cet enjeu. Prévoir une formation spécifique sur chaque tournage serait plus lourd.
Par ailleurs, nous aimerions depuis un certain temps organiser un grand débat public sur les changements de pratiques chez les cinéastes, en invitant des représentants de diverses générations. Il importe de s’interroger sur le rôle de la violence dans le processus de création et sur les évolutions souhaitables.
Nous ne proposons pas de formations à proprement parler, mais de nombreux temps d’échanges sont dédiés aux VSS. La SRF n’a pas vocation à jouer le rôle de centre d’aide. Si plusieurs membres du conseil d’administration de notre association ont participé activement à la création du collectif 50/50, c’est parce qu’ils considéraient qu’il était nécessaire de créer une structure externe pour traiter de ces questions-là.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Diverses voies mènent au métier de réalisateur. Pensez-vous que la formation dispensée par les grandes écoles est suffisante pour ce qui est du droit du travail ? Qu’en est-il de l’apprentissage des compétences nécessaires au management d’une équipe ? Je pense en particulier à la prise en compte des problèmes humains et de la détection des souffrances sur un plateau. Pour les réalisateurs qui ne sont pas passés par ces écoles, une formation aux bonnes pratiques est-elle prévue ?
M. Romain Cogitore. Votre question appelle une réponse subjective, qui ne pourra donc être complète. Pour ma part, j’ai suivi la classe préparatoire Ciné-Sup du lycée Gabriel-Guist’hau de Nantes, qui comprend des cours d’économie et de droit du travail. Au cours de sa vie professionnelle, le réalisateur ou la réalisatrice s’appuie sur son premier assistant ou sa première assistante, qui s’occupe plus particulièrement des questions liées au droit du travail, notamment celles concernant l’amplitude horaire ou le travail des enfants. Même sans formation spécifique, le réalisateur ne peut donc ignorer ces aspects.
Mme Myriam Gharbi. Pour ma part, j’ai suivi une formation universitaire avant de devenir première assistance réalisatrice – un poste qui consiste notamment à veiller au respect de la législation, en lien avec le directeur de la production. À l’université, je n’ai eu que très peu de cours d’économie et de droit. Il serait pourtant intéressant d’être formé à ces domaines le plus tôt possible.
Que la SRF organise des débats consacrés à ces questions est une bonne chose, car cela permet aux réalisateurs et aux réalisatrices de se pencher dessus sans être pris par l’urgence des tournages, où il y a toujours dix mille informations à traiter.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Votre association reçoit-elle des subsides publics ?
Mme Rosalie Brun. Oui, sinon elle n’existerait pas. Nous recevons une subvention assez importante du CNC, mais aussi des aides de la région Île-de-France. À cela s’ajoutent des financements privés, les adhésions de nos adhérents et les ressources issues des organismes de gestion collective pour ce qui relève de l’action culturelle.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ces subventions publiques sont-elles conditionnées à l’organisation de formations consacrées aux VSS ?
Mme Rosalie Brun. Il faudrait regarder plus en détail nos dossiers de subventions, mais je ne crois pas.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les subventions de la région Île-de-France sont liées au respect de la laïcité mais, si je comprends bien, il n’y a aucune conditionnalité pour ce qui concerne le respect des corps.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Qu’en est-il pour le management des équipes ?
Mme Rosalie Brun. Il me semble que la responsabilité en ce domaine revient surtout au producteur, qui doit vérifier que toutes les personnes engagées ont reçu la formation nécessaire.
M. Romain Cogitore. On ne se lance pas comme ça dans un long métrage, même modeste, au devis médian tournant autour de 2,7 millions d’euros. Une expérience préalable est requise, quel que soit le chemin de formation suivi par le réalisateur ou la réalisatrice.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comme cela a été évoqué à de nombreuses reprises pendant les auditions, l’employeur pendant le tournage d’un film est le producteur, et c’est à lui qu’incombe la responsabilité de respecter le code du travail.
Le scénario peut-il être considéré comme la base d’un accord contractuel ? Au moment de la signature des contrats, il n’a le plus souvent pas atteint son plein développement ; une comédienne qui aurait à tourner une scène de nu n’a donc pas toujours les moyens de savoir ce qui va lui être réellement demandé. Ne faudrait-il pas plutôt prévoir que ce soit sur des scènes précisément séquencées que s’engagent le réalisateur, le producteur et les comédiens ? Doit-on renforcer les obligations légales en ce domaine ?
M. Romain Cogitore. Dans le secteur du cinéma – je mets à part les œuvres audiovisuelles –, ce que l’on soumet à un ou une interprète dont l’accord est décisif pour le montage financier du film, c’est un scénario déjà bien développé, fruit de plusieurs années de travail, et non pas une première version ou un document incomplet. Je ne suis pas un spécialiste des contrats de comédiens, mais j’ai eu l’occasion, il y a quelques années, de lire le contrat d’une comédienne dont une clause précisait qu’elle ne ferait que ce qu’elle voulait, comme elle le voulait, pour les scènes physiques. Il me semble plutôt vertueux qu’il n’y ait pas d’obligation de suivre le texte du scénario à la lettre.
Même quand le scénario est très précis, il contient peu d’éléments s’agissant des limites que peut poser un ou une interprète. C’est là que la coordination d’intimité a toute son importance, car elle permet d’aller dans le détail. À une scène occupant une demi-page dans le scénario correspondraient trois pages de descriptions en tout petits caractères, voire plus. Tout se joue au centimètre près dans le cadrage et les axes de prise de vue.
Je vais vous donner un exemple tiré de l’un de mes tournages. Une interprète avait posé comme limite que sa poitrine ne puisse être filmée. Pour être certaine que sa volonté soit respectée, elle a préféré porter un bandeau enveloppant sa poitrine et son dos plutôt que de s’en remettre à la bonne foi du cadreur ou du réalisateur. Elle a toutefois accepté d’être filmée le dos nu. Comme la chose était impossible avec le bandeau, il a fallu s’arranger avec les coupes pour une scène où elle était censée être nue dans un lit. Nous avons mis en place un protocole de plateau fermé, en limitant le nombre de personnes présentes, afin de lui permettre de retirer le bandeau en nous assurant qu’à aucun moment la caméra ne saisisse des images de ce qu’elle voulait cacher. Je vois mal comment un scénario pourrait rendre compte d’une organisation aussi détaillée. Cela relève de l’échange et de la discussion plutôt que de la contractualisation.
Mme Myriam Gharbi. Quand le scénario est envoyé aux comédiens et aux comédiennes, il est en effet déjà bien développé. Il n’y a pas de surprises.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Cet exemple concret, monsieur Cogitore, est très intéressant. À vous entendre, même un scénario d’une grande précision ne peut régler la question du rapport à l’intimité du comédien ou de la comédienne sur le plateau. Cela revient à encourager, pour chaque film, la présence de coordinateurs d’intimité, ou du moins la mise en place d’un dialogue entre le réalisateur et les acteurs. Toutefois, on ne peut être sûr que l’entente se fera.
Prenons le cas d’un scénario prévoyant une scène de nu entre deux personnages, sur la base duquel les comédiens auraient signé leur contrat. Que se passe-t-il si le réalisateur décide ensuite que les deux personnages s’enlacent ? Ce n’est plus tout à fait la même chose. Ce changement appelle-t-il une modification du contrat ? Comment prendre en compte le consentement des acteurs, de la signature du contrat jusqu’à la fin du tournage ?
M. Romain Cogitore. La plupart du temps, le scénario est envoyé un an avant le début du tournage, le temps de trouver un financement pour le film. Cela aurait, dans la pratique, peu de sens d’entrer dans un degré de précision trop élevé.
La coordination d’intimité constitue l’une des réponses à cet enjeu. La SRF ne souhaite pas la rendre obligatoire pour les majeurs mais préconise qu’il soit systématiquement demandé aux interprètes, par l’intermédiaire de leurs agents, s’ils souhaitent y avoir recours. Si c’est le cas, la production doit accéder à leur demande. Je citerai le cas d’interprètes incarnant un couple qui ont décidé de s’en passer après avoir discuté avec la réalisatrice, qui leur a décrit chaque plan, bien plus précisément que dans le scénario, et leur a demandé quelles limites ils souhaitaient poser. Cela dépend donc aussi de la relation de confiance qui peut se nouer dans de tels échanges.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Des discussions que nous avons en amont des auditions, il ressort que certaines scènes sont modifiées au moment du tournage, parce que le réalisateur ou la réalisatrice – mais le plus souvent le réalisateur – se rend compte que ce qui était prévu dans le scénario ne lui convient plus. Les changements peuvent concerner les plans, les positions des interprètes ou leur degré de nudité sans qu’ils ou elles disposent d’un temps de réflexion suffisant pour faire part de leur volonté de poser telle limite, de garder tel vêtement, car il faut avancer vite pour tenir les délais du planning.
La présence d’une coordinatrice d’intimité contribue-t-elle à donner davantage de temps aux interprètes et à les aider à mieux définir leurs souhaits, au-delà de l’urgence ?
M. Romain Cogitore. Comme pour les cascades, il y a toujours un plan B. La coordinatrice d’intimité pose la question des limites de manière très franche, alors que le dialogue direct peut être entravé par la pudeur des interlocuteurs. Tout est bordé à l’avance et nous nous interdisons, bien sûr, de dépasser les limites au moment du tournage, même en cas d’urgence.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Avec l’intervention d’une coordinatrice d’intimité ?
M. Romain Cogitore. Il y en avait une lors de mon dernier tournage, mais pas sur le précédent. Une fois la limite posée, il n’est pas question de ne pas la prendre en compte.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les témoignages que nous recueillons montrent que des difficultés surgissent quand les changements interviennent dans le feu de l’action, au moment du tournage. Cela rend indispensable la présence d’un tiers pour lever les tensions et empêcher les pressions sur telle ou telle personne.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le métier de réalisateur renvoie à la gestion de la frustration, que le mauvais temps empêche de tourner telle cascade ou que les prestations du comédien ou de la comédienne ne correspondent pas aux attentes. Or la frustration conduit souvent à s’énerver, et il arrive que cette tension se communique au plateau tout entier. Et quand la bienveillance et l’empathie disparaissent, des accidents sont susceptibles de survenir. Je ne suis pas en train de dire que les délits sur les tournages s’expliquent par la frustration que ressentent les réalisateurs, mais cela peut hélas y contribuer.
Je reviens sur une idée que j’ai en tête depuis longtemps : pourquoi ne pas confier à une personne la responsabilité de la bonne vie collective sur le plateau ? Certes, le producteur a un rôle à jouer en ce domaine, mais une fois le film lancé, il travaille souvent sur le projet suivant. Pourquoi ne pas déléguer cette tâche de veiller à l’empathie et à la sympathie pendant le tournage ? C’est sans doute mon côté Bisounours qui s’exprime ici…
Mme Rosalie Brun. Si une telle pression s’exerce sur le réalisateur, c’est qu’il travaille sur son scénario depuis plusieurs années. Quand il se retrouve sur le plateau, il a enfin réussi à financer son film et joue alors sa vie. Si cela ne se passe pas comme prévu, les conséquences sont décuplées pour lui. Pour gérer cette frustration, il faudrait changer tout le système du financement du cinéma. Cela ne se limite pas à ce qui se passe sur le plateau.
Il est certain que nous pouvons réfléchir à des solutions à mettre en œuvre pendant les tournages. Aux États-Unis, il existe des wellbeing coordinators : ils interviennent une fois par semaine mais les tournages, bien plus longs qu’en France, peuvent durer jusqu’à six mois. Si une personne devait intervenir ainsi sur le plateau, il conviendrait qu’elle n’appartienne pas à la production. Elle devrait venir de l’extérieur, pour apporter un regard neuf et rendre possible la tenue de discussions en toute liberté.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. De manière très concrète, à quelles conséquences vous expose la dénonciation par une actrice d’une agression sexuelle pendant le tournage d’un film ?
Mme Rosalie Brun. Si le tournage est arrêté, il n’y a pas forcément de conséquence financière directe pour le réalisateur, car il a déjà été payé. Reste que son projet, mûri depuis plusieurs années, sera affecté. Si un motif grave ou une catastrophe empêchent de poursuivre le tournage, il faut trouver des solutions. À cet égard, les travaux actuellement menés avec les assurances nous intéressent.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une des raisons pour lesquelles les victimes éprouvent des réticences à parler, c’est qu’elles savent que si elles s’expriment, elles risquent d’interrompre un projet préparé depuis des années et de placer des personnes en difficulté.
Le groupe de travail Respect – réactivité, éthique, sécurité, professionnalisme, efficacité, confiance, transparence – a esquissé quelques pistes. En tant que réalisateurs, quelles dispositions appelez-vous de vos vœux, notamment en matière législative, pour éviter qu’une agression sexuelle sur un plateau mette en péril tout votre travail ?
Mme Myriam Gharbi. À mon sens, l’enjeu renvoie surtout aux assurances. Il est certes nécessaire d’arrêter le tournage pour mener une enquête sur les faits dénoncés, mais il importe de pouvoir le reprendre, car toute interruption met en péril le travail du réalisateur et des équipes.
Mme Rosalie Brun. Il faut en effet trouver une solution pour reprendre le tournage après sa nécessaire mise en suspens.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Que pensez-vous de la clause assurantielle actuelle, qui prévoit une indemnité maximale de 500 000 euros dans la limite de cinq jours d’interruption, à condition qu’une plainte ait été déposée ou un signalement transmis au procureur de la République ?
Mme Rosalie Brun. Nous n’avons pas d’avis arrêté sur le sujet. Cinq jours, c’est peu. Il faudrait une couverture plus ample.
Mme Myriam Gharbi. Le tournage du film est déstabilisé bien avant le dépôt de plainte, compte tenu de la gravité des faits. La solution reste à calibrer.
M. Romain Cogitore. Cette question renvoie surtout au rôle de la production, si le réalisateur n’est pas directement mis en cause. J’ai été confronté à une interruption de tournage sur un de mes films, lorsqu’il a été confirmé que j’avais le covid. Nous avons dû nous arrêter pendant deux jours – quatre jours consécutifs en comptant le week-end –, mais tout était entre les mains de la production.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si le tournage a pu être arrêté, c’est qu’une indemnité des assurances couvrait cette interruption.
M. Romain Cogitore. À ma connaissance, cela n’a pas été le cas. C’était une œuvre audiovisuelle et les frais ont été, je crois, partagés entre le producteur et le diffuseur.
M. Erwan Balanant, rapporteur. S’agissant du scénario, deux cultures différentes existent : la française, longtemps caricaturée, dans laquelle le scénario est très souple, voire inexistant, et l’anglo-saxonne, en particulier américaine, où le scénario est très détaillé. Faut-il donner à ce document une plus grande valeur contractuelle ? J’aimerais vous entendre à nouveau sur ce point, car je n’ai pas été totalement satisfait par vos réponses précédentes.
Le scénario raconte aussi une histoire, laquelle permettra éventuellement d’obtenir des aides. Vous avez dit qu’il faudrait peut-être revoir la manière dont les subventions du CNC sont accordées. On sait que le cinéma français existe parce qu’il est très aidé : c’est tant mieux, mais cela confère aussi une responsabilité particulière à ceux qui attribuent les subventions, tant en ce qui concerne le message des films que s’agissant des personnes qui bénéficient de celles-ci. Comment peut-on améliorer les choses ?
M. Romain Cogitore. Les tournages deviennent de plus en plus brefs. Pour les films dits fragiles ou fauchés, ils duraient une trentaine de jours il y a une quinzaine d’années ; désormais, c’est parfois vingt-quatre jours. Plus le temps est compté, plus il faut savoir à l’avance ce que l’on va faire, et moins il y a de marges d’improvisation, sauf pour certaines exceptions artistiques.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Cette accélération peut aussi s’expliquer par l’amélioration des moyens techniques, notamment avec le passage de l’argentique au numérique.
Mme Myriam Gharbi. Pas forcément. Avec les pellicules, il fallait certes consacrer plus de temps aux éclairages, mais cela n’explique quand même pas que les équipes soient passées de quarante à douze personnes – sauf lorsqu’il s’agit d’un choix de mise en scène, mais c’est encore autre chose.
M. Romain Cogitore. Lorsqu’un film n’a pas été préalablement acheté par une chaîne de télévision ou que son seul diffuseur est un distributeur ayant prévu un minimum garanti, le réalisateur est le garant du scénario. Il va alors essayer de filmer le maximum dans un délai très court et avec des moyens très limités.
Lorsqu’un film dispose de diffuseurs, qu’il s’agisse de plateformes ou de chaînes de télévision qui l’ont préacheté, l’engagement contractuel du producteur vis-à-vis de ceux-ci est plus fort. Dans ce cas, le réalisateur peut être tenu de filmer tout ce qui est écrit dans le scénario ; le défi consiste alors à organiser son temps de travail et à tenir les délais. Mais encore une fois, on s’engage à filmer une séquence, sans que soit détaillé le geste ou le cadrage.
S’agissant d’une amélioration des conditions d’octroi des subventions, nous pensons qu’il serait pertinent d’accorder un bonus pour la coordination d’intimité. Cette dernière peut représenter un coût assez important, car ce travail ne se limite pas à la présence lors des journées de tournage. Il faut dépouiller le scénario en amont, préparer le travail des acteurs et assister aux répétitions. Si l’on ajoute les frais de déplacement, de repas et d’hébergement, le recours à la coordination d’intimité constitue un véritable investissement pour la production.
Mme Rosalie Brun. Les scénarios varient beaucoup selon les cinéastes. Certains prévoient tout à la seconde près ; d’autres, comme Agnès Varda, prennent leur caméra et commencent à filmer. Les actes de création sont très différents. Même si l’on peut y réfléchir pour certaines scènes, on ne peut pas toujours utiliser le scénario comme un contrat, car il faut maintenir la liberté créative.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’accompagnement des mineurs est désormais systématique, mais qu’en est-il pour ceux âgés de 16 à 18 ans ? On pourrait d’ailleurs se poser la question pour les jeunes jusqu’à 25 ans. Il nous a été dit que l’accompagnement était loin d’être automatique pour cette tranche d’âge, alors que ces mineurs peuvent être mis en présence de certains produits ou subir des violences, notamment lors de fêtes. Que suggérez-vous pour eux ?
Par ailleurs, les auditions nous ont permis d’envisager les avances sur recettes comme un outil permettant de sanctionner un film ou un réalisateur en cas de non-respect des règles de protection. Qu’en pensez-vous ?
Mme Rosalie Brun. Nous sommes favorables à la présence obligatoire de coachs et de coordinateurs d’intimité pour tous les mineurs, jusqu’à 18 ans.
La notion d’intimité est très subjective, et chacun peut avoir un avis très différent sur les limites de celle-ci. Il semble donc nécessaire de proposer systématiquement la présence d’un coordinateur d’intimité, à la limite dès qu’un homme et une femme sont dans la même pièce – ou deux femmes, peu importe. Ce n’est pas au réalisateur qu’il appartient de juger si une scène présente un caractère intime.
Nous sommes tout à fait favorables au renforcement du rôle de sanction du CNC ou d’autres structures. Il avait été évoqué la possibilité de créer une commission ad hoc au sein du CNC, qui pourrait être composée de représentants des différentes organisations professionnelles et de personnalités extérieures. Elle permettrait de continuer à réfléchir à toutes ces questions et de faire suite aux travaux de votre commission d’enquête.
M. Romain Cogitore. Je précise que le réalisateur n’est pas l’employeur et qu’il n’est donc pas responsable des mesures de protection. Que se passera-t-il si la société de production refuse d’embaucher un coordinateur d’intimité ? Le réalisateur sera-t-il sanctionné pour quelque chose qui n’est pas de son fait lorsqu’il tournera son prochain film, alors même que la société de production sera différente ? Il faudrait donc bien étudier les modalités d’une telle mesure.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Souhaitez-vous aborder avec nous d’autres sujets qui vous semblent importants ?
M. Romain Cogitore. La question du remplacement du réalisateur est très épineuse. Les propositions du groupe Respect sont généralement très intéressantes, mais nous sommes plus circonspects s’agissant de celle prévoyant que le réalisateur désigne en amont du tournage une personne qui pourrait le remplacer pour finir le film en cas de simple mise en cause. Lors de son audition, Alice Girard a d’ailleurs mentionné les difficultés qui se posent en matière de droit de la propriété intellectuelle et de droit du travail.
En pratique, un tel remplacement repose sur un commun accord. Ainsi, lors du tournage d’une série documentaire, je me suis trouvé indisponible car mon projet de long métrage s’était débloqué. J’avais prévenu que cela pourrait arriver, et un autre réalisateur m’a relayé. J’avais déjà réalisé un épisode et la moitié d’un autre, mais nous avons décidé après montage qu’il bénéficierait de la totalité des droits pour le deuxième épisode. La loi interdit aux producteurs de se mêler de cette question du partage des droits, qui relève d’un accord de gré à gré entre auteurs.
Nous sommes inquiets des conséquences d’un tel remplacement pour le droit de propriété intellectuelle du réalisateur remplacé à la suite d’une simple mise en cause. Cela reviendrait à l’exproprier de manière irrémédiable de son œuvre, parfois écrite pendant des années. Même s’il est finalement innocenté, c’est le nouveau réalisateur qui en deviendrait le propriétaire.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il y a deux cas de figure : on peut être soit auteur et réalisateur, soit seulement réalisateur. Quand le scénario n’a pas été écrit par le réalisateur, le remplacement de ce dernier est beaucoup plus simple, car son œuvre est achevée à la fin du tournage. Si l’on vous confie un scénario que vous n’avez pas écrit, vous allez percevoir des droits d’auteur sur la réalisation, y compris si vous n’avez réalisé qu’une partie du film. La question est effectivement beaucoup plus complexe lorsque le réalisateur a également écrit le scénario, que le film est le projet de sa vie mais qu’il lui est interdit d’en achever la réalisation.
Cela nous amène à la question des droits durant la durée d’exploitation du film, y compris sur les plateformes. Le droit d’auteur est fondé sur le principe assez simple de la proportionnalité : vous pouvez avoir un contrat qui vous accorde 100 000 euros, mais si le film rencontre un succès planétaire, vous avez quand même le droit de réclamer ensuite 4 millions. Le cadre juridique français est très précis, mais est-il bien appliqué, notamment en cas de diffusion durable sur les plateformes ? La question se pose d’ailleurs aussi pour les comédiens.
M. Romain Cogitore. Pour répondre à la première partie de votre question, il faut savoir que la préparation prend trois mois avant le tournage, tandis que ce dernier dure six à dix semaines. Cette préparation est, avec l’écriture, la partie la plus difficile du processus. C’est à ce moment que l’on choisit les décors, les interprètes et bien d’autres choses. On a donc déjà beaucoup fait acte de création avant le premier jour du tournage. Même si l’on tourne seulement pendant trois jours avant d’être remplacé, on aura beaucoup travaillé en amont et il sera difficile de déterminer un prorata.
La SRF dénonce depuis des années les injustices qui découlent d’une rémunération proportionnelle mais non proportionnée. En matière de gestion privée, c’est très simple : nous ne percevons rien sur l’exploitation de nos œuvres. C’est seulement lors de leur diffusion audiovisuelle qu’intervient la gestion collective et que la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) nous reverse des droits.
Nous subissons aussi un archaïsme qui n’a plus lieu d’être : l’avance sur les droits. L’acte d’écriture n’est pas considéré comme un travail et n’est rémunéré que grâce à l’avance sur recettes, avec la proportionnalité que vous avez mentionnée. Dans le secteur du cinéma, comme l’a souligné le rapport Racine, nous bénéficions de 0,5 % à 1 % des recettes avant amortissement, mais nous n’en voyons jamais la couleur, car on nous oppose l’avance ad vitam aeternam. Par exemple, si nous avons touché 10 000 euros pour l’écriture du scénario – il n’y a toujours pas de minimum –, on va alléguer sans cesse que 1 % des remontées de recettes représente 900 euros et qu’il ne nous reste plus que 9 100 euros à rembourser… Il en est de même pour les droits au titre de la mise en scène. Nous ne devrions pas être rémunérés par une avance.
Au demeurant, la pratique des sociétés est telle que, lorsque l’une d’entre elles fait un bénéfice, c’est une erreur comptable. L’organisation de holdings et de groupes de sociétés permet qu’il n’y ait aucun amortissement. Nous ne touchons donc rien, ni avant ni après amortissement. Là encore, une réforme est absolument nécessaire.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci beaucoup pour vos contributions. Nous reviendrons vers vous au moment de la parution du rapport, qui devrait avoir lieu en avril.
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La commission procède ensuite à l’audition de M. Riton Dupire-Clément et Mme Chloé Cambournac, membres de l’Association des chef.fe.fs décorateur.ice.s de cinéma (ADC) ; Mme Sandrine Jarron et M. Omid Gharakhanian, membres du Collectif des assistant.e.s décorateur.ice.s de cinéma et de l’audiovisuel (AADAC) ; Mmes Sabine Chevrier et Alexandra Laval, membres de l’Association des métiers associés du décor (MAD) ; Mme Chloé Simoes et M. Simon Tric, membres de l’Association française des accessoiristes de plateau (AFAP) ; et Mmes Emmanuelle Ollé et Maelys Deschard, membres du Collectif des ensemblier.ère.s et régisseur.euse.s d’extérieurs français (CERF).
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous concluons nos auditions du jour avec différentes associations et collectifs représentant les professions du décor dans le cinéma et l’audiovisuel.
M. Riton Dupire-Clément et Mme Chloé Cambournac sont membres de l’Association des chefs décorateurs de cinéma (ADC) ; Mme Sandrine Jarron et M. Omid Gharakhanian du Collectif des assistants décorateurs de cinéma et de l’audiovisuel (AADAC) ; Mmes Sabine Chevrier et Alexandra Laval de l’Association des métiers associés du décor (MAD) ; Mme Chloé Simoes et M. Simon Tric de l’Association française des accessoiristes de plateau (AFAP) ; Mmes Emmanuelle Olle et Maelys Deschard du Collectif des ensembliers et régisseurs d’extérieurs français (CERF).
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Vous êtes nombreux : vous avez sans doute beaucoup à nous dire – je vous en remercie. Vous pourriez commencer par détailler les fonctions que vous exercez et les conditions dans lesquelles vous travaillez.
Cette audition, ouverte à la presse, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Riton Dupire-Clément, Mme Chloé Cambournac, Mme Sandrine Jarron, M. Omid Gharakhanian, Mme Alexandra Laval, Mme Sabine Chevrier, Mme Chloé Simoes, M. Simon Tric, Mme Emmanuelle Olle et Mme Maelys Deschard prêtent successivement serment.)
M. Riton Dupire-Clément, membre de l’ADC. L’ADC, créée en 2006, compte soixante-dix-sept membres – cinquante-quatre hommes, soit 70 %, et vingt-trois femmes, soit 30 %. Ses premiers objectifs étaient de nous faire connaître et de nous permettre de nous rencontrer, car nous avons peu l’occasion de nous croiser, de dialoguer et de faire respecter une déontologie. Il s’agit notamment de fonder la compétition lors des castings sur la dimension créative et artistique, et non sur des critères financiers. Au fil des années, nous avons développé la volonté de faire œuvre de pédagogie auprès des autres départements de l’équipe du tournage. Paradoxalement, beaucoup des gens présents sur un plateau ignorent comment fonctionne l’équipe déco, la masse de travail et le nombre de personnes requises, et qui fait quoi. Le plus souvent, ils découvrent le décor clés en main. Plus généralement, nous voulons faire connaître du grand public le travail des chefs décorateurs et de tous les métiers de la décoration – il en existe plus de vingt, qui rassemblent un nombre de postes encore supérieur. Ils sont en effet trop souvent invisibilisés et méconnus.
M. Omid Gharakhanian, membre de l’AADAC. La décoration rassemble les métiers de la création et de la coordination, qui regroupent les dessinateurs, les graphistes, les assistants et coordinateurs éventuels, ceux de l’ensembliage, c’est-à-dire le meublage et l’accessoirisation des décors, ainsi que les métiers de la tapisserie et de la construction – menuiserie, peinture, machinerie de décors, serrurerie, staff et sculpture. Le chef décorateur, à la tête du département, s’entoure de trois interlocuteurs clés : le premier assistant, l’ensemblier et le chef constructeur. Nous exerçons nos métiers dans le cinéma, la production audiovisuelle – téléfilms, séries et productions pour des plateformes numériques – et la publicité, pour des productions françaises ou internationales. Nous formons une équipe dans l’équipe : nous rassemblons 20 à 30 % de l’effectif de la production en période de tournage, avec un nombre de techniciens qui va de 10 à plus de 200. Sous la responsabilité du chef décorateur, nous gérons de façon autonome un budget propre, dont le premier assistant décorateur assure le suivi. Négocié en début ou en cours de projet avec la production et son représentant, le directeur de production, il représente 6 à 15 % du budget global de fabrication, en fonction de l’importance des décors, de la présence ou non de décors en studio et de l’époque à laquelle se déroule le scénario. Il prévoit les salaires des techniciens du département, charges patronales incluses, les achats et les locations des éléments de décor ou nécessaires à la fabrication des décors.
Notre travail commence très en amont, six à dix-huit semaines avant le tournage, pour assurer la conception des décors, le suivi des repérages, le choix de la répartition entre décors naturels et studio. Il se termine plusieurs jours ou semaines après le tournage. Une partie plus ou moins importante de l’équipe travaille principalement en préparation du tournage ou parallèlement à son déroulement. Ce travail implique l’utilisation de structures adaptées : ateliers, bureaux, espaces de stockage notamment. Nous sommes souvent géographiquement séparés du reste de l’équipe.
De ce fait, les membres de notre équipe ne sont que rarement, voire jamais en contact avec le tournage. Nous déplorons que ces métiers soient souvent invisibles et que peu d’employeurs, producteurs ou directeurs de production, prennent le temps d’installer des conditions équivalentes à celles prévues pour le tournage – indemnités repas, lieu de restauration, locaux de travail chauffés et salubres. Cette discrimination et les conditions de travail empêchent de prévenir certaines situations de violence, morale ou sexuelle, et déconnectent les techniciens des référents et même des employeurs. Souvent, les membres de nos équipes ne connaissent ni le visage ni le nom des référents harcèlement ; parfois, ils ignorent même ceux du directeur de production. Une poignée d’entre nous seulement assure l’interface avec le reste de l’équipe : le chef décorateur, le premier assistant décorateur, l’ensemblier et le régisseur d’extérieurs.
Pourtant, nous devons collaborer étroitement avec les autres départements, comme la mise en scène – nous obéissons à la direction artistique du réalisateur et aux contraintes du plan de travail – et la régie, pour le suivi des repérages et l’accès aux lieux de tournage. Nous sommes également en lien avec le chef opérateur, le chef électricien et le chef machiniste pour définir avec eux l’éclairage et la façon de filmer les décors. Nous sommes en contact avec les responsables des costumes, pour nous assurer de l’harmonie des couleurs et des motifs et de l’insertion des personnages dans leur lieu de vie. Nous travaillons avec les responsables des effets visuels pour la composition de l’image et, parfois, pour l’extension numérique de notre travail. Étant donné le poids financier de notre activité, nous collaborons avec l’administration et la production. Là encore, ce sont principalement le chef décorateur, le premier assistant décorateur, l’ensemblier et le régisseur d’extérieurs qui assurent ces interactions.
Le seul membre de notre équipe continûment présent en plateau est l’accessoiriste plateau, qui est en quelque sorte notre ambassadeur durant le tournage. Les autres disparaissent souvent avant que celui-ci ne commence et réapparaissent après sa fin, pour le démontage, à l’exception d’une poignée d’entre nous, présents à chaque nouvelle livraison de décor.
Mme Sandrine Jarron, membre de l’AADAC. Le premier assistant décorateur est le collaborateur direct du chef décorateur. Avec lui, il établit le budget estimatif de la décoration ; il participe à la conception des décors et supervise la partie technique. Il assure le suivi du recrutement et l’organisation de l’équipe décoration. Il assure l’interface avec le directeur de production. À l’échelle du département décor, il est à la fois directeur de production et premier assistant-réalisateur – maître d’œuvre, RH et comptable.
Depuis quelques années, le métier a beaucoup évolué. À la charge artistique et organisationnelle s’ajoute désormais une charge administrative accrue, tandis que les temps de préparation sont de plus en plus courts et les budgets de plus en plus serrés. À l’exception de quelques rares projets bien financés, chaque film n’a qu’un premier assistant décorateur. Souvent seul, il a peu d’occasions de dialoguer avec ses pairs. C’est pourquoi, en 2020, nous avons décidé de nous rassembler en un collectif qui nous permette de discuter de nos pratiques, de mettre en commun nos expériences, de définir une charte et de proposer des solutions pour renforcer nos acquis, améliorer notre cadre de travail et nos salaires.
L’AADAC compte soixante-quatorze membres appartenant aux secteurs de la fiction audiovisuelle, de la publicité et du cinéma. Deux tiers sont des hommes, un tiers des femmes ; ils sont âgés de 35 à plus de 65 ans.
Il n’existe pas de formation certifiante au métier de premier assistant décorateur. Presque aucun de nos membres n’a reçu de formation en management, en administration ni en comptabilité. Nous tirons nos connaissances de l’expérience de terrain, accompagnée, dans le meilleur des cas, d’une formation artistique qui peut aller de l’architecture aux arts décoratifs.
Mme Alexandra Laval, membre de la MAD. Je suis deuxième assistante décoratrice, non-cadre ; je fais partie de ce que nous appelons communément le bureau – au sens littéral. J’ai deux casquettes : je peux dessiner les plans des futurs décors ou travailler comme graphiste pour créer des logos, des affiches, des faux papiers, des montages photo.
L’association MAD a été créée en 2012, pour réunir et défendre de manière transversale ceux qui exercent les différents métiers du décor, du chef décorateur au troisième assistant, parce que les chefs décorateurs avaient refusé que ceux qui exercent d’autres métiers que le leur adhèrent à l’ADC. Nous réunissons principalement des ensembliers, des régisseurs d’extérieurs, des premiers et deuxièmes assistants décorateurs. Le nombre de nos adhérents varie selon les années de 60 à 100 personnes, dont 63 % sont des femmes. De plus en plus épuisés par le travail, les gens ont du mal à s’investir dans une association.
Nous travaillons par groupes sur des sujets comme l’écologie, les studios, les violences et le harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) et le harcèlement moral. Nous ne sommes pas un syndicat ; lorsque nous recueillons des témoignages de violences ou de souffrance au travail, nous avons conscience de nos limites.
En collaboration avec Didier Carton et l’ADC, nous avons notamment rédigé un guide des bonnes pratiques, à la suite de témoignages de jeunes, parfois encore étudiants, décrivant des situations terribles auxquelles ils avaient été confrontés dans des équipes de décoration. Nous pourrons vous le transmettre.
Le MAD a réformé ses statuts pour s’ouvrir aux jeunes qui débutent dans le métier, en les dispensant de payer les frais d’adhésion.
Après l’affaire Adèle Haenel en 2019, le MAD et Les Monteurs associés ont co-organisé des réunions consacrées aux VHSS qui ont eu lieu avec les autres associations des métiers du cinéma et Didier Carton, dans les locaux de la commission supérieure technique (CST).
Je souhaiterais vous faire part de mon expérience et des témoignages de membres du MAD depuis 2012 – essentiellement des membres du bureau et des ensembliers. Il s’agit de notre contribution, à notre niveau – cela n’a pas la valeur d’une étude.
Mme Emmanuelle Olle, membre du Cerf. Le Collectif des ensembliers et régisseurs d’extérieurs français, créé en juin 2024, regroupe 136 personnes expérimentées, 104 femmes et 32 hommes, qui travaillent dans le cadre des conventions collectives des productions cinématographiques et audiovisuelles. Dans un souci de partage et d’entraide, nous avons créé ce collectif pour rassembler ceux qui occupent les postes d’ensemblier et de régisseur d’extérieurs – dans notre jargon, les cadres chargés du meublage et de l’ensembliage. Au sein du département décoration, l’équipe de meublage se caractérise par sa proximité avec les équipes de la mise en scène, des costumes et du plateau. Après une analyse approfondie du scénario et une phase de recherche stylistique, historique et parfois sociologique, l’ensemblier conçoit le meublage et l’accessoirisation des décors, en collaboration étroite avec le chef décorateur d’un côté et avec le régisseur d’extérieurs de l’autre. Ce dernier joue un rôle de pivot avec le plateau, notamment l’accessoiriste plateau, pour fournir les accessoires de jeu mentionnés au scénario, que les comédiens et les figurants manipulent ; il se tient prêt à répondre aux demandes de dernière minute.
Pour assurer ces tâches très variées, l’équipe compte également des assistants ensembliers, troisièmes assistants, accessoiristes aux meubles et rippeurs, c’est-à-dire les personnes qui transportent en camion les meubles et accessoires et nous suivent dans la mise en place du meublage. Nous sommes tous véhiculés et nous nous déplaçons quotidiennement, au gré de nos recherches chez les loueurs, les antiquaires, les collectionneurs. Ce n’est pas la moindre des particularités de notre travail : le temps passé dans la circulation, en Île-de-France notamment, est un facteur supplémentaire de stress et de fatigue, dans des journées déjà intenses. L’équipe meublage emploie au minimum cinq personnes ; selon l’ampleur du projet, elle peut en compter plus de vingt-cinq. Il faut les coordonner en permanence. Cette tâche revient à l’ensemblier et au régisseur d’extérieurs, qui ont suivi un parcours artistique et n’ont pas reçu de formation de management. Nous apprenons les bonnes pratiques avec le temps, mais cela demande plusieurs années d’expérience.
Mme Maelys Deschard, membre du CERF. Nous arrivons au cours des premières semaines de préparation, juste après le chef décorateur et le premier assistant décorateur, pour travailler à l’élaboration artistique des différents décors. Nous participons à la phase de tournage pour assurer la livraison des décors. Nous contribuons également aux finitions et rangements de la fin de film. Notre équipe est donc présente durant la totalité du processus de fabrication des décors d’un tournage, qui peut durer de quatre à plus de neuf mois : cela demande beaucoup d’énergie et d’endurance. L’ensemblier et le régisseur d’extérieurs occupent des postes à responsabilité particulièrement exposés au stress, en raison de la pression permanente du tournage et de l’enchaînement des livraisons de décors, qui se déroule à un rythme soutenu. Il faut ajouter les changements de scénario ou de plan de travail, de plus en plus fréquents : pour garantir le bon déroulement du tournage et satisfaire les exigences des réalisateurs, très peu freinées par la production, nous devons y répondre quoi qu’il arrive, souvent en dehors de nos heures de travail. Une journée de tournage coûte cher : le droit à l’erreur n’existe pas et rien ne doit entraver la bonne marche de l’œuvre commune. Nous devons donc nous adapter en permanence, dans des délais très courts ; pour la plupart des autres professionnels du tournage, notre temps de création est difficile à concevoir ou à percevoir.
Finalement, nos métiers sont complexes car ils imposent de satisfaire les exigences artistiques dans un temps de plus en plus réduit, avec des préparations réduites et des budgets difficilement tenables. Nos conditions de travail se dégradent, ce qui engendre des heures supplémentaires non rémunérées et rend le terrain propice au harcèlement moral, que l’on peut subir mais aussi faire subir, parfois sans s’en rendre compte. Dans ce domaine, les attentes de notre collectif sont élevées. La prise de conscience est en marche ; nous devons remettre en question les mauvaises habitudes, ancrées depuis trop longtemps.
Mme Chloé Simoes, membre de l’AFAP. L’AFAP, créée en 2011, compte quatre-vingts membres, dont trente-trois femmes. La proportion de femmes augmente mais elles ne sont encore que 30 % des cinquante et un titulaires, contre 65 % des assistants.
L’accessoiriste de plateau est le seul membre de l’équipe déco à travailler essentiellement avec l’équipe de tournage. Après une très courte préparation, il ne quitte plus le plateau. Il est chargé de mettre en valeur le décor, tel que le chef décorateur l’a conçu. Il doit répondre aux besoins, prévus et imprévus, de la mise en scène. Il veille à la justesse artistique et technique de l’utilisation des accessoires et du décor à l’image. Il accompagne les comédiens dans les actions du scénario et dans l’usage de tous les accessoires jouants. Actuellement non-cadre, l’accessoiriste est parfois secondé d’un assistant, mais il reste très isolé sur le plateau, où il est éloigné de l’équipe déco et de sa hiérarchie. Les femmes sont particulièrement exposées aux aides non demandées et aux conseils condescendants. Plus ou moins expérimenté, toujours au contact des ego dominants du plateau, l’accessoiriste est tenu de satisfaire les désirs du réalisateur et de veiller au confort des comédiens. Souvent, il intervient jusqu’à la dernière seconde avant le « moteur », parfois pendant la prise de vue. Ce poste est donc très exposé à la pression du tournage et rend celui qui l’occupe vulnérable face aux comportements abusifs.
À titre personnel, j’ajoute que nous, femmes accessoiristes, continuons de nous battre et de nous affirmer aux côtés de nos collègues masculins, non sans difficultés, mais avec toujours autant de ferveur.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez été plusieurs à soulever le problème du harcèlement moral ; par ailleurs, vous soulignez que vous êtes rendus vulnérables, ce qui ouvre la porte aux violences sexuelles et sexistes. À quelles situations concrètes de violences avez-vous été confrontés ?
Mme Alexandra Laval. J’ai été confrontée au harcèlement et aux agressions sexuelles d’un chef décorateur. J’étais vulnérable parce que je passais du poste de troisième assistante à celui de deuxième assistante. Il m’a promis beaucoup mais il passait son temps à me dire que je travaillais mal ; il se collait à moi en permanence. Il me faisait rester tard au bureau, il fermait ma porte et il essayait de m’embrasser – c’est arrivé plusieurs fois. Sinon, il me faisait venir dans son bureau, il fermait la porte et il essayait de m’embrasser. Il est toujours en activité mais je pense que depuis quelques années, il se tient à carreau.
J’ai aussi connu du harcèlement moral, provoqué par la pression constante que nous subissons, et par les budgets de plus en plus restreints. C’est variable : certains chefs arrivent à négocier ou à renégocier avec la production et à protéger leurs équipes ; d’autres n’y parviennent pas, ce qui a des répercussions sur les subalternes, qui doivent suivre le rythme, travailler le week-end et faire des heures supplémentaires non payées – être constamment sous pression.
Mme Chloé Cambournac, membre de l’ADC. Le cinéma, l’audiovisuel et, depuis peu, les plateformes imposent des méthodes de travail différentes. Les cadres ne sont pas tous aussi confortables ; dans certains, les temps de préparation se réduisent, les scénarios ne sont pas écrits quand on commence le film, ce qui oblige à préparer le travail et à organiser les équipes selon des estimations, avec des formations minimales ou inexistantes, notamment en management. Tout cela soulève la question essentielle de la responsabilité. Quelle est la responsabilité pénale d’un chef d’équipe, qu’il soit chef décorateur ou ensemblier ? Toute œuvre de fiction est un prototype : on essaie de la créer mais les paramètres changent. Un comédien n’est pas disponible pour jouer comme c’était prévu dans le plan de travail, par exemple : tout le plan de travail change, donc toute l’organisation des équipes chargées d’installer les décors – c’est stressant.
Les barèmes de salaire dépendent du budget prévisionnel de fabrication hors frais fixes de la société de production. Lorsqu’il est inférieur à 3,1 millions, la production peut recourir à l’annexe III de la convention collective. Dans cette configuration, les hauts salaires sont soumis à participation, comme si nous étions coproducteurs du film. Le salaire des chefs décorateurs par exemple est divisé par deux ; ceux des plus petits postes sont quasiment égaux à ceux versés dans le cadre de films en annexe I.
Un film en annexe III ne demande généralement pas de construction : nous essayons de prévoir des décors regroupés, notamment avec des huis clos ; les déplacements d’équipe sont peu nombreux, comme les décors. En effet, il est difficile de trouver des gens compétents pour travailler sur des films en annexe III ; le plus souvent, ils sont nouveaux dans le métier. Quand on est un chef déco confirmé qui aime le cinéma d’auteur, on peut avoir envie d’aider un jeune réalisateur à faire émerger son idée. J’accorde beaucoup d’importance à ce travail-là : la création française est encore très forte ; ce que le cinéma français arrive à faire est magnifique, même s’il y a beaucoup de films – j’en suis très fan.
En tant que chef déco, j’ai vécu une expérience compliquée. Je participais à un film en annexe III, pour lequel n’étaient prévus que des décors naturels, avec des interventions ponctuelles de démeublage, de remeublage et un peu de peinture. Finalement, nous ne trouvons pas les décors ; le tournage se rapproche. Il faut trouver un studio pour fabriquer un décor, or je n’ai pas d’équipe de construction. Au lieu de continuer à réfléchir à la conception des décors, je dois donc monter une équipe et trouver un lieu de tournage. Tout le système des studios français est sous pression depuis l’arrivée des plateformes, parce que les lieux ne sont pas assez nombreux. On nous propose les studios de la Friche la Belle de mai à Marseille, libérés par l’arrêt de la série Plus belle la vie. Nous arrivons sur ces plateaux : ce sont de vrais plateaux de cinéma, avec de nombreux sols, plafonds, murs. C’est très bien, en plus il n’y a rien à construire – j’ai une pratique écologique du métier, je suis donc ravie de trouver des éléments à réemployer.
Une semaine plus tard, j’apprends qu’après son rachat par une chaîne de télévision, Plus belle la vie reprend. Le tournage se rapproche encore. On nous propose une friche. Cela ressemble à un studio, c’est une grande boîte, mais il n’y a aucune facilité : les toilettes sont à 500 mètres, il fait 50 degrés, il y a des trous, pas d’électricité. Le travail pour aménager le lieu de façon à recevoir les équipes dans de bonnes conditions d’hygiène et de sécurité demande un temps que je n’ai pas. Je ne m’étais jamais trouvée placée comme cela dans une friche alors que le calendrier est encore celui d’un tournage en studio. Malheureusement, je mets toute mon équipe en panique, contre mon gré. Mon chef constructeur commence à diviser par deux ses plans pour aller plus vite. Je devais accompagner ma jeune première assistante, qui n’avait l’expérience que d’un long-métrage ; en studio, ça allait, mais pas en friche. Nous nous sommes trouvés dans une situation de harcèlement, parce que nous n’avions pas l’effectif suffisant, qu’elle a dû se dépêcher de trouver des matériaux de construction en étant sous pression : elle s’est trompée dans une commande, ce qui a provoqué des hurlements, etc. La situation était horrible. Humainement, j’ai pris en charge mes équipes et nous avons résolu la situation. Mais je ne sais pas quelle est ma responsabilité pénale. En tant que chef de poste, j’ai un rôle spécifique.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous n’avez personne vers qui vous tourner pour répondre à vos questions ?
Mme Chloé Cambournac. La seule personne que je consulte est Didier Carton, du comité central d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CCHSCT) de la production de films.
Mme Chloé Simoes. Pour ce qui est de mon expérience du harcèlement sexuel, j’ai été agressée par un acteur dans un ascenseur, à l’occasion de ma première expérience d’assistante accessoiriste. J’en ai tout de suite parlé à un chef machiniste qui a réagi très vivement et en a référé à Laurent Grellier, lequel en a parlé au directeur de production. Ce dernier a demandé à l’acteur en question de ne plus remettre les pieds sur le plateau.
Je passe sur tous les conseils et réflexions sexistes que je reçois – par exemple lorsque j’utilise une visseuse pour enfoncer un clou. Ce sont des choses fréquentes pour les femmes évoluant dans le secteur de la décoration.
S’agissant de la violence morale, un directeur de production m’a payée pour que je me taise et que je ne saisisse pas les prud’hommes à la suite d’une affaire de harcèlement moral qui s’était soldée par un licenciement sans cause.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pouvez-vous nous donner plus de précisions ?
Mme Chloé Simoes. Cela s’est déroulé dans le cadre d’une grosse production américaine. La props master, autrement dit la régisseuse d’extérieur – qui était soumise, semble-t-il, à une forte pression – était très harcelante : elle nous écrivait jour et nuit, week-ends compris, des messages assassins, dans lesquels elle nous disait que nous faisions mal notre travail d’accessoiriste. Je n’ai rien dit jusqu’à ce qu’un jour, elle m’agresse verbalement ; je lui ai alors répondu sur le même ton, mais pas spécialement vulgairement. Elle m’a alors progressivement mise à l’écart, m’empêchant de venir lors des présentations d’accessoires. Elle ne me répondait plus. Puis, le premier jour de mon nouveau contrat mensuel – que je n’avais pas encore signé –, je me suis fait virer. J’ai demandé pour quelle raison : on m’a répondu que c’était une question de chimie, que ça ne fonctionnait pas entre cette personne et moi. J’ai suggéré que nous allions aux prud’hommes. On m’a alors proposé de revenir travailler si je le souhaitais, ce que j’ai refusé. On m’a alors dit qu’on me paierait quand même.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. « On », c’est la production ?
Mme Chloé Simoes. Oui. On ne m’a pas exactement dit qu’on me donnait 1 300 euros pour que je me taise mais, selon moi, cela s’apparentait à cela.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comment expliquer le morcellement qui caractérise votre secteur d’activité et qui limite grandement votre capacité à vous défendre ? J’inclinerais à penser que cela a été savamment organisé. Peut-être vous encourage-t-on à ne pas travailler ensemble bien que vous fassiez le même métier à des niveaux hiérarchiques différents – comme l’attestent les fonctions représentées dans vos associations et collectifs : chef décorateur, assistant décorateur, métiers associés au décor, accessoiriste de plateau, ensemblier et régisseur d’extérieur. Autrement dit, vous distinguez-vous uniquement par votre place dans cette chaîne hiérarchique formelle ou y a-t-il d’autres spécificités qui rendent cette structure hiérarchique toujours pertinente ?
M. Omid Gharakhanian. Même si nous appartenons tous au même département, nous faisons face à des problématiques et à une temporalité spécifiques. Chacun de nos corps de métiers a son fonctionnement propre. Le chef décorateur est notre chef d’orchestre ; l’assistant, qui est son maître d’œuvre, s’occupe principalement des relations humaines et des questions organisationnelles et techniques. Les ensembliers forment une équipe autonome qui travaille en vase clos avec le chef décorateur sur le mobilier. Une autonomie similaire se retrouve pour la construction, le graphisme, etc. Il nous arrive d’échanger, notamment au sein de l’association MAD, sur les problématiques transversales. Toutefois, on trouve assez peu de points communs entre des corps de métiers comme la construction et l’ensembliage dans l’organisation du travail, voire en ce qui concerne les problématiques de violence. Leur composition est également différente. Alors que l’ensembliage s’est beaucoup féminisé, la menuiserie, par exemple, est demeurée quasi exclusivement masculine : il en découle des problèmes de sexisme car il est très difficile d’introduire des femmes dans un tel milieu, même si cela tend à s’améliorer depuis quelques années. Inversement, lorsque j’ai travaillé dans l’ensembliage, il m’est arrivé d’être en concurrence avec une femme ; dans un cas, c’était son premier projet alors que, pour ma part, j’avais dix ans d’expérience. On m’a dit que j’étais nettement plus qualifié mais qu’étant un homme, je n’avais pas la sensibilité suffisante pour exercer ce métier.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Que signifie avoir de la sensibilité et pourquoi faut-il de la sensibilité pour être ensemblier ?
M. Omid Gharakhanian. Je me suis posé les mêmes questions, d’autant plus que j’ai été écarté près d’une dizaine de fois parce qu’on estimait que j’étais moins capable artistiquement qu’une femme. De la même façon, parmi mes collègues, des femmes n’ont pas été embauchées dans des équipes de construction ou à des postes de rippeur, parce qu’on considère qu’une femme est physiquement moins capable qu’un homme. Si le sexisme est présent au sein de notre département, chaque sous-département connaît une situation différente. Nous nous sommes rassemblés dans des collectifs propres à nos métiers pour échanger sur ces problématiques, comparer nos expériences et les faire remonter auprès de nos collègues.
M. Riton Dupire-Clément. À la différence d’autres départements, la décoration fait appel à une multitude de métiers, qui connaissent chacun une situation spécifique. Dans le cadre de notre hiérarchie pyramidale, on trouve un chef d’orchestre, des assistants puis les personnes travaillant au sein des sous-départements, qui ont des compétences spécifiques, que ce soit en tapisserie, en menuiserie, en réalisation de plans, etc. Pour ma part, je suis chef décorateur mais je serais tout à fait incapable d’exercer nombre de ces métiers. Il existe une hiérarchie de métiers et une hiérarchie au sein de chaque équipe.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La pyramide hiérarchique est un terreau qui rend possible, à mes yeux, des rapports de force et de domination. Comment expliquer un tel pouvoir hiérarchique alors que chaque membre du département de la décoration joue un rôle irremplaçable ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une question, en complément : lorsque vous avez connaissance d’un problème dans l’un de vos corps de métiers, à qui en référez-vous ?
Mme Chloé Cambournac. Pour compléter les réponses apportées à la question précédente, les équipes de décoration, dans le cinéma, présentent la particularité d’être montées pour un film donné. Il en découle une certaine précarité et une relative fragilité, car on ne sait pas si on va retravailler avec les mêmes équipes par la suite. On doit construire, en très peu de temps, une relation professionnelle fondée sur la confiance. On est tout le temps mis à l’essai. De surcroît, nous avons tous dû exercer plusieurs métiers, dans des proportions variables, ce qui nous donne plus ou moins la capacité de comprendre le fonctionnement de l’équipe et les moyens de l’améliorer. J’ai beaucoup souffert de la pyramide hiérarchique en tant qu’assistante et ensemblière. J’essaie d’organiser mes équipes avec davantage de souplesse.
M. Omid Gharakhanian. En cas de conflit ou de violence, la règle est d’en référer d’abord à son supérieur direct.
M. Erwan Balanant, rapporteur. S’il est l’auteur des faits, cela pose un problème.
M. Omid Gharakhanian. En ce cas, on passe à l’échelon supérieur, qui est généralement le premier assistant décorateur. Si celui-ci ne répond pas favorablement, on peut remonter jusqu’au chef décorateur. À côté de cette structure hiérarchique, on trouve le référent harcèlement, et, au sommet de la pyramide, le directeur de production. Toutefois, au moment où nous commençons à travailler – bien avant le début de tournage –, le référent harcèlement n’est souvent pas encore choisi et, lors du tournage, nous sommes éloignés géographiquement et avons notre propre temporalité. L’équipe connaît rarement le référent, même si son nom figure sur les documents de la production, tels que les mails et la feuille de service. Compte tenu du caractère très mouvant de notre équipe, nous n’avons pas tous nécessairement connaissance de ces documents. Nous ne connaissons pas forcément le visage ou les coordonnées du directeur de production, qui représente l’employeur. Il arrive que l’information se perde.
Parmi les pistes de réflexion, nous avions évoqué la possibilité d’avoir des référents multiples dans le cadre d’un projet donné, particulièrement au sein des départements isolés comme la décoration. Pour l’avoir expérimentée sur un tournage, je peux témoigner du fait que cette organisation fonctionne très bien. Les corps de métiers se sentent plus en confiance et sont plus à même de faire remonter les informations grâce au référent placé en leur sein.
M. Simon Tric, membre de l’Association française des accessoiristes de plateau. Pour revenir à la hiérarchie, il faut rappeler qu’un tournage s’articule autour d’un réalisateur, qui exerce quasiment une autorité de droit divin : nous sommes tous là pour répondre à ses désirs artistiques. Au sein de l’équipe de décoration, tout le monde met en œuvre les choix artistiques qui ont été faits. Généralement, cela se fait dans l’enthousiasme, car nous sommes attachés au projet, nous aimons notre métier et l’univers dans lequel nous évoluons. Cela étant, la majorité des gens ne peuvent exprimer leur opinion, ce qui est dans l’ordre des choses car des décisions doivent être prises pour que le projet avance. Le système hiérarchique est très fort dans le cinéma, ce qui peut favoriser des comportements quasiment féodaux. Souvent, il n’y a pas de réponse possible. La volonté artistique peut parfois devenir un peu abusive. Cela a plus à voir avec une troupe militaire qu’avec une troupe de théâtre.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le fait que vous ne puissiez donner votre opinion, que vous soyez contraints d’obéir et de vous adapter, dans un temps très court, sans pouvoir exprimer les difficultés auxquelles vous êtes confrontés rend possible, selon vous, le harcèlement moral ou la violence au travail ?
M. Simon Tric. Je n’ai pas vocation à donner mon opinion sur tous les choix artistiques réalisés sur un tournage. Je suis à ma place, et cela ne me brime pas. Pour que le projet avance, il faut que les décisions soient prises à un certain niveau et que chacun les applique. Cela étant, lorsque des comportements posent problème, on a tous une bonne raison de ne rien dire. Nous concluons des contrats de courte durée, qu’il faut en permanence renouveler. Nous devons ménager notre réseau professionnel. Je n’ai jamais été victime de harcèlement, si ce n’est, assez fréquemment, de plaisanteries. J’ai moi-même pu ricaner à ce type de blagues parfois stupides. Cela se fait, quasi mécaniquement, par volonté de préserver une bonne relation. J’ai certainement dû ne pas me rendre compte que cela pouvait être blessant pour des personnes se sentant concernées – même si cela n’était pas dirigé contre quelqu’un en particulier. On peut être un harceleur ou, en tout cas, solidaire du harcèlement, sans s’en rendre compte, sous l’effet d’une sorte d’instinct de conservation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cela s’apparente à un phénomène de cour ou, en tout cas, à une solidarité de plateau. Cela témoigne aussi, peut-être, de la volonté d’éviter les conflits pour que le projet se réalise.
M. Simon Tric. Il est certain que, dans ce milieu, il faut éviter les conflits. Il est très rare que quelqu’un crie sur un plateau, à part, peut-être, un réalisateur. On n’élève jamais la voix car il faut préserver la machine et éviter toute interruption. C’est une des règles non écrites du cinéma, et du plateau en particulier. Cela concerne plus le plateau que l’équipe de décoration, mais nous sommes tous soumis à ce fonctionnement quasiment militaire, qui impose qu’on élimine tous les grains de sable. C’est le rôle, en particulier, du premier assistant réalisateur que de faire en sorte que tout soit bien huilé.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les violences peuvent représenter des grains de sable ?
M. Simon Tric. Oui, elles le sont à l’évidence. Chacun a tendance à les nier. MeToo fait remonter des ressentis que les victimes gardaient pour elles-mêmes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour ces propos. C’est la première fois que nous entendons quelqu’un évoquer ces problèmes. Les gens font peu état de la nécessité de la cohésion pour que les projets aboutissent. Jusqu’à présent, chacun nous avait dit qu’il avait fait ce qu’il fallait faire et qu’il n’y avait pas de difficultés.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il y a deux façons d’éliminer les grains de sable, autrement dit, les conflits : on peut soit les nier ou les dissimuler, ce qui crée irrémédiablement des conflits plus importants, soit les reconnaître et travailler sur le sujet collectivement. Au-delà du référent pour les violences sexistes et sexuelles, ne manque-t-il pas quelqu’un, sur vos lieux de travail, pour prévenir les conflits et favoriser le vivre-ensemble, comme on en trouve aux États-Unis ? La structure pyramidale ne permet pas de traiter réellement ces questions.
Mme Chloé Cambournac. D’après ce que j’en sais, les productions américaines consacrent beaucoup de temps à la préparation du film, ce qui permet de le tourner dans les conditions prévues. En France, c’est très particulier, car c’est tout le temps la galère : il y a toujours un comédien qui n’est pas disponible, un décor qui flanche, un événement imprévu. C’est le chaos permanent. Ce n’est pas propre à nos équipes mais à l’écosystème du cinéma. « C’est un problème de plus de moins », entend-on souvent, ce qui signifie qu’on a résolu un problème qui s’était ajouté, mais on est confronté à un grand nombre de problèmes de plus, qui s’ajoutent à nos journées de travail.
M. Omid Gharakhanian. L’image que donnent les tournages américains est très illusoire. On a l’impression que tout se passe comme prévu mais ces tournages sont mille fois plus sujets aux violences que les tournages français. Aux États-Unis, un certain nombre d’intervenants ont pour rôle d’offrir une image de façade, en organisant des réunions sur la prévention du harcèlement, en déployant un peu partout des équipes chargées de la santé et de la sécurité pour s’assurer que tout le monde va bien. En réalité, les Américains considèrent qu’il faut répondre quelle que soit la demande, puisqu’ils mobilisent les moyens. Il est dans leur culture de travailler plus de douze heures par jour, week-ends compris. Nous devons donc être disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ce que n’autorise évidemment pas la loi française. On est plus écouté dans le cadre d’un projet français ; l’humain y occupe une place plus centrale.
Mme Emmanuelle Olle. Je confirme, pour avoir travaillé sur plusieurs projets de ce type. On est broyé par la machine. Les violences sont à tous les niveaux. Il n’y a pas de place pour l’humain. The show must go on – le spectacle continue. On ne peut pas être malade, on n’existe plus. On entre dans ce genre de projet comme on entre au couvent : on est coupé du monde. On devient soi-même une espèce de machine de guerre ; on travaille sans compter. Il faut que, nous-mêmes, nous arrivions à dire stop à tout cela. Mais on est pris dans un engrenage : les exigences sont si élevées – y compris celles que nous nous appliquons à nous-mêmes : nous ne voulons pas livrer des décors qui ne seraient pas beaux.
À la fin du film, on se dit tous avec soulagement qu’enfin, on va revenir à la vie normale. Mais est-ce normal de se dire ça chaque fois, d’être aussi épuisé, physiquement et moralement ? Un épuisement qui vient aussi des différentes formes de violences que l’on a subies.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Parlez-vous des États-Unis ou aussi de la France ?
Mme Emmanuelle Olle. Aussi de la France. Ce phénomène peut concerner de petits projets, faute de budgets : on se plie en quatre pour le film. Nous n’avons pas droit à l’erreur, nous faisons le dos rond jusqu’à des burn-out dans les équipes.
L’entrée en jeu des plateformes a aggravé les choses.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez un CCHSCT qui semble inconnu de tout le monde. Pourriez-vous nous en dire plus, le cas échéant en rectifiant cette impression si elle est infondée ?
M. Riton Dupire-Clément. Je n’ai l’expérience que de films français – des longs-métrages, non des séries. Cela étant dit, le cinéma est non seulement de l’art ou du divertissement, mais une industrie, qui coûte cher à la fabrication. De ce fait, la pression existe également dans le cinéma français.
La hiérarchie quasi militaire vient de là. On n’a pas le temps de tergiverser. Il faut des décisions, des décideurs, des responsables pour aller vite, parce qu’on court toujours après le temps.
La production nous demande de faire des économies – comme à tous les départements, mais nous le mesurons d’autant plus en décoration que nous gérons notre budget –, d’être toujours moins chers. Cela crée une pression énorme pour baisser les devis, ce qui implique une productivité accrue, donc des heures supplémentaires – évidemment non payées – et le fait que des personnes vont jusqu’aux limites de leur sécurité physique et mentale, voire au-delà. Dans ces conditions, il est très compliqué de prendre le temps de dire stop.
Mme Sabine Chevrier, membre de l’association MAD. Nous avons réfléchi à la question du référent. Tout le monde ne réagit pas de la même manière ; il faut donc un dispositif pluriel. Certaines personnes préféreront parler à leur famille, d’autres à une collègue, d’autres encore appelleront le référent VHSS du plateau, quand certains s’adresseront à celui de la production, qu’ils ne croisent pas, ou Audiens, pour bénéficier d’un anonymat total. Il est important de conserver cette pluralité de recours.
Avant l’introduction des référents VHSS, nous avons eu un problème impliquant une troisième assistante déco et un chef décorateur. L’équipe n’arrivait pas à en parler. Elle s’est tournée vers une autre équipe déco d’un autre film, qui a transmis à son chef décorateur, lequel a appelé son homologue pour lui dire : « Maintenant, tu arrêtes. » Et ça a marché.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous entendons souvent ce genre de récit. Le problème est qu’une personne qui harcèle ou agresse peut recommencer sur un autre plateau ; or j’ai l’impression qu’il n’y a jamais de trace écrite ni – ou rarement – de dispositif permettant de protéger à long terme les salariés des futurs plateaux.
Mme Sabine Chevrier. C’est pour cela, et pour briser l’omerta, qu’il nous paraît important que les référents, qui ont le statut de lanceurs d’alerte, transmettent les signalements à une personne extérieure, par exemple Didier Carton, du CCHSCT. Nous en avions discuté avec lui : si un nom revient deux fois, cela veut dire qu’il y a un schéma et le CCHSCT est alors à même de déclencher une enquête. Le problème est que ses membres ne sont que deux sur le terrain : Didier Carton et Ghania Tabourga. Peut-être l’intervention de personnes extérieures est-elle en tout cas l’une des solutions, de même qu’au stade de l’enquête, pour ne pas laisser le directeur de production et le producteur être à la fois juges et parties.
Mme Sandrine Jarron. Il est très compliqué de parler quand on fait partie d’une équipe, à cause de la précarité de l’emploi. Nous sommes employés pour une période très courte ; il faut plaire et réussir son travail pour être rappelé et travailler à nouveau. Dans ce contexte, parler nous fragilise.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous en avons bien conscience. C’est le cœur du sujet. Résoudre ce problème libérera sans doute massivement la parole.
M. Omid Gharakhanian. Il existe aussi des situations où les choses se passent bien. Les tournages où les questions de la violence et des conditions de travail sont abordées très tôt par l’employeur et prises en compte par les chefs de poste se déroulent généralement de façon très saine. Il faut rappeler l’importance du temps de préparation d’un film. Quand on peut prendre le temps d’aborder les problèmes financiers, considérer les variables, rediscuter de l’aspect artistique avec le metteur en scène et des conditions financières avec la production, cela crée un climat propice à la prévention des violences. Sur les quelques tournages que j’ai vécus – il y en a eu pas mal ces dernières années, malgré tout – où le chef décorateur et la production étaient à la fois très professionnels et très humains, le climat était beaucoup plus apaisé, et la parole libérée, parce que les techniciens se sentaient en confiance.
Répétons que la présence de l’employeur sur le terrain – quand les producteurs passent dans les bureaux et ateliers déco – crée un climat favorable à l’équipe. C’est à plus forte raison le cas quand il existe des référents dans chaque département ou, du moins, autant qu’il est possible. Ainsi, les gens se sentent rassurés et les agresseurs potentiels sont un peu moins tentés de laisser libre cours à leurs envies ou de laisser s’exprimer leur stress. C’est important de dire qu’un tournage peut aussi être chouette !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous n’en doutons pas. Nous voulons seulement empêcher les situations graves.
M. Erwan Balanant, rapporteur. On pourrait instaurer l’obligation pour les référents VHSS de rédiger un rapport, ne serait-ce qu’à des fins statistiques.
L’organisation et la hiérarchie ne sont pas nécessairement synonymes de harcèlement ni de mal-être. L’empathie et l’écoute n’empêchent pas la réussite d’un projet. Mais elles ne sont pas toujours au rendez-vous. Quelles sont vos préconisations pour que les choses se passent mieux ?
Mme Maelys Deschard. Il faut que tout le monde soit formé et qu’on parle le même langage concernant les limites à ne pas franchir. Ainsi, chacun pourra se confier à n’importe quel collègue, qui saura l’aider à transmettre l’information.
Mme Chloé Cambournac. Je reviens à la question de la responsabilité. C’est une bonne chose que l’employeur vienne sur le plateau, même si les producteurs ne savent pas vraiment ce que nous faisons. Cependant, comme cheffe décoratrice, c’est moi qui choisis mes collaborateurs, bien que je ne sois pas leur employeur. S’il y a un cas de harcèlement dans mon équipe, suis-je responsable au pénal ? Au civil ? Cette question me dépasse. Pour moi, il y a une responsabilité des chefs d’équipe – l’ensemblier, le chef constructeur, le chef décorateur et même le premier assistant –, qui doivent avoir conscience de ce qu’implique le fait de constituer une équipe et des conditions nécessaires pour que les choses se passent bien.
M. Riton Dupire-Clément. C’est particulièrement vrai des postes encadrants. On peut regretter qu’il n’existe pas de formation certifiante. La carte professionnelle, qui a été supprimée, était un gage d’expérience.
Pour que les choses se passent bien – ce qui est le cas dans nombre de tournages –, il faut un outil de travail de bonne qualité, c’est-à-dire qu’il faut disposer du nombre de personnes et du temps nécessaires pour fabriquer les décors afin qu’on puisse travailler sereinement. L’absence de ces moyens facilite les dérapages.
Mme Sabine Chevrier. La formation est la clé. Pour lutter contre le harcèlement moral, il faudrait une formation au management. En décoration, les chefs d’équipe gèrent énormément de personnes sans y avoir été formés : chacun fait en fonction de ce qu’il a vécu. Or il existe un management par la terreur. D’autres associations ont suggéré que la visite médicale à Thalie Santé, obligatoire pour tous, y compris les jeunes non diplômés, soit l’occasion d’une formation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ou de leur demander ce qu’ils ont vécu. Excellente idée.
M. Riton Dupire-Clément. Cette visite n’a lieu qu’une fois tous les quatre ans.
Mme Emmanuelle Olle. Ou tous les cinq ans, selon les postes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faudrait donc en accélérer le rythme.
J’imagine qu’entre vous, vous savez qui est maltraitant parmi les réalisateurs, les producteurs et les autres corps de métier. Comment procédez-vous ? Par évitement ? Refusez-vous du travail pour cette raison ?
Mme Chloé Simoes. On m’a proposé de faire le film de Roman Polanski. J’ai dit non. La personne qui me le proposait m’a demandé si c’était parce que j’étais indisponible, j’ai répondu que non, mais que je ne voulais pas travailler avec cette personne. J’ai tendance à donner ouvertement les raisons de mes refus. Mais, comme cela a été dit, dans notre milieu, il faut toujours chercher à plaire. Si on décide de se positionner face à des violences sexistes et sexuelles avérées, on risque de se faire « griller » et de ne plus jamais travailler. D’ailleurs, je ne travaille plus avec la personne qui m’avait appelée pour ce projet.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Donc refuser de travailler avec une personne potentiellement violente, c’est se priver de travail.
Mme Emmanuelle Olle. Il existe bien une stratégie d’évitement. Dans le milieu, on se parle et on « blackliste » des personnes, ainsi que des productions qui ne sont pas assez à l’écoute et ne nous donnent pas les moyens de travailler sereinement. Il arrive donc, en effet, que nous nous privions de travail pour ne pas nous exposer à des situations qui nous rendent trop malheureux au travail. Mais tout le monde hélas n’a pas la possibilité de le faire. Les jeunes qui entrent dans la profession ne se rendent pas tout de suite compte de ce qui se passe et ne peuvent pas forcément se permettre de refuser un projet – nous sommes tous intermittents du spectacle.
Mme Maelys Deschard. Les noms circulent. Ça va très vite. Il suffit de déconseiller tel ou tel par téléphone. Ensuite, tout dépend de la question de savoir si on veut aller au casse-pipe ou non… C’est très personnel.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si des jeunes sont sollicités par une équipe dont vous savez qu’elle sera toxique, vos organisations peuvent-elles les protéger ? Dans quelle mesure les prévenez-vous ou intervenez-vous ? Peut-on éviter à une personne d’être exposée à des violences ou faut-il qu’elle se rende compte par elle-même pour, ensuite, refuser le film suivant ?
M. Omid Gharakhanian. Comme association, nous n’avons malheureusement pas cette possibilité.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Peut-être que si.
M. Omid Gharakhanian. Nous ne sommes pas forcément au courant au moment voulu. Au fond, la seule façon de protéger véritablement quelqu’un, c’est de lui donner un autre travail. Si on participe au même projet, on peut être présent et agir lorsque cette personne est confrontée à une équipe toxique ; sinon, la temporalité d’un tournage fait qu’on n’aura aucune prise sur la situation – à moins de lui dire de laisser tomber le film parce qu’on peut lui en proposer un autre sur le tournage duquel on sait que les gens sont corrects. Comme association, nous n’avons pas de vrai pouvoir sur les productions ni sur les tournages. Et si nous nous impliquons, nous aurons le même problème que le technicien en question : nous ne serons plus rappelés, individuellement.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. En politique, face à ce genre de problème, nous nous contactons entre féministes pour nous entraider. C’est parce que tout le monde le fait que les risques individuels sont amoindris.
Mme Sabine Chevrier. Au MAD, le statut du jeune madien a pour but de créer ce type de solidarité, de fraternité, de sororité. De même, au sein de l’association des scripts, un jeune qui entre dans le métier a le soutien d’une personne expérimentée à qui il peut faire appel en cas de problème. Il faut aussi mentionner les syndicats.
Mme Alexandra Laval. Seuls 6 % des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel sont syndiqués, face à des producteurs qui le sont à plus de 80 % – ce sont d’ailleurs leurs syndicats que vous avez reçus. Un technicien syndiqué a peur que cela se sache et d’être blacklisté. Nous avons un problème dans nos équipes : les gens n’arrivent pas à se fédérer ; ils ont trop peur de ne plus avoir de travail ou d’être harcelés.
Mme Chloé Simoes. J’aimerais faire part d’une expérience personnelle du harcèlement moral. Un chef accessoiriste avait eu des propos extrêmement violents à mon égard, aux yeux de tous – c’était une humiliation publique. Dans ma détresse, j’ai appelé un des accessoiristes de l’AFAP, qui a décidé de contacter le président de l’association, lequel a téléphoné au chef accessoiriste en question pour lui dire : « Qu’est-ce qui se passe, là ? Ça ne va pas bien ? Vous ne pouvez pas agir comme ça envers elle. » Et il lui a donné un avertissement : au prochain comportement de ce type, il serait définitivement exclu de l’association. Ce n’est pas une punition énorme, mais…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. …mais c’était tout de même un shame, un moyen de lui faire honte.
Mme Chloé Simoes. Cela l’a fait connaître de tous.
M. Riton Dupire-Clément. En ce qui concerne la prévention pour les jeunes techniciens et techniciennes, nous n’avons pas d’outil pour synthétiser les informations. Nous sommes très isolés. Personne ne sait quand une production nous appelle, personne n’est au courant du fait que nous nous engageons dans tel ou tel projet. Dans ces conditions, la prévention est très difficile. Il existe des groupes WhatsApp, le bouche-à-oreille fonctionne : les noms circulent – mais a posteriori. Je n’ai pas connaissance de gens qui se renseignent après avoir été sollicités pour un projet et avant d’accepter.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. En tout cas, c’est informel. Mais ils pourraient contacter votre association après avoir intégré l’équipe.
Mme Chloé Cambournac. J’avais travaillé sur un film avec une collègue ensemblière dont c’était la première expérience dans ce métier. Quelques mois plus tard, elle m’a appelée tout enthousiaste parce qu’elle avait été contactée par un chef déco et qu’elle pensait que ça allait être formidable. Ça s’est très mal passé avec lui. J’ai proposé d’envoyer un petit mail gentil à ce chef décorateur, simplement pour lui montrer qu’il y avait des gens vigilants autour d’elle, une sorte de marraine. Je lui ai même fait lire le brouillon, mais elle a refusé. Et ça a été l’enfer.
Il faut tenir compte de la fragilité de la personne qui subit ce genre de comportement et qui ne veut pas être aidée, qui dit qu’elle va y arriver toute seule. J’aurais peut-être dû lui faire une petite violence et envoyer quand même le mail.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Quand on est soudé, qu’on se parle et qu’on est représenté par des organisations, on se protège. C’est le concept du syndicat. Dans d’autres pays, il existe des guildes puissantes. De plus, la hiérarchie, dites-vous, est très présente au-delà même de toute reconnaissance officielle – pas de diplôme obligatoire, pas de carte professionnelle, etc. Cela pose un problème de formation.
Ne faudrait-il pas renforcer l’organisation syndicale pour réguler tout cela ? L’omerta ne facilite pas la résolution des conflits. Réciproquement, l’organisation en groupe permet de surmonter la peur.
M. Simon Tric. Le problème n’est pas la hiérarchie en soi, mais l’usage qu’on en fait. La hiérarchie peut même faciliter les choses si le supérieur hiérarchique est attentif à ces questions.
Les associations sont un espace de circulation de la parole, un outil – dont il faut s’emparer pour qu’il serve. C’est plus ou moins faisable, cela se fait plus ou moins et, quand cela se fait, le mécanisme fonctionne à peu près. Mais il reste interne à l’association, qui n’a pas la force d’un syndicat.
Bien entendu, si les syndicats étaient plus forts, beaucoup de problèmes pourraient être traités de manière bien plus efficace. Le taux de syndicalisation chez les techniciens et la faiblesse de leurs syndicats sont un obstacle.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mais les syndicats ont-ils toujours soutenu les salariés victimes ?
M. Simon Tric. On ne leur donne peut-être pas assez de moyens pour s’emparer du problème.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les moyens et les pouvoirs du CCHSCT seront l’un des enjeux du rapport de la commission d’enquête.
Mme Chloé Cambournac. Même si le CCHSCT n’est pas un syndicat.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. En effet, mais des représentants des syndicats y siègent.
M. Omid Gharakhanian. Les syndicats ont beaucoup gagné en importance ces dernières années, notamment dans le cadre du mouvement des 20 % dans la production audiovisuelle. Le taux de syndicalisation des techniciens a très fortement augmenté, même s’il reste assez bas – nous pâtissons encore de l’omerta : on sait très bien qu’apparaître comme syndiqué entraînera une fin de non-recevoir de la part de beaucoup d’employeurs, alors même que 80 % d’entre eux sont syndiqués. Je pense que la tendance s’inverse, car les derniers travaux des syndicats ont porté leurs fruits. Le chemin est encore long, mais nous sommes sur la bonne voie.
Mme Sabine Chevrier. Dans un contexte de pression et, parfois, de harcèlement moral, chacun est sous tension et fait moins attention à l’autre. Les gens sont devenus moins solidaires.
Je voulais également attirer votre attention sur l’importance de sécuriser le suivi des soins parce que les choses sont compliquées pour un intermittent du spectacle qui tombe malade, notamment s’il s’agit d’une dépression ou d’un burn-out.
Mme Chloé Cambournac. L’AFAR, l’association française des assistants réalisateurs de fiction, a distribué il y a une dizaine de jours un questionnaire auprès des équipes et de nos collectifs et nous avons déjà obtenu 400 réponses. On voit bien que c’est un sujet qui touche.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les études montrent qu’il suffit de poser la question pour que les gens répondent. Ne pas poser la question est une manière de ne pas vouloir voir. Il faut donc systématiser ce genre d’enquête.
M. Riton Dupire-Clément. Je voulais dire un dernier mot : l’intermittence est d’abord une précarité, qui fragilise énormément.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé, pour la qualité de vos réponses et pour le courage de vos témoignages.
La séance s’achève à dix-huit heures trente.
Présents. – M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Graziella Melchior, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon