Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Suzanne Combeaud, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique (GAM), Mme Charlotte Cegarra, membre de la GAM, et Mme Émily Gonneau, fondatrice du label Unicum Music, co-fondatrice de Change de disque 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Simeha, membre fondateur du collectif Chœurs brisés Agir, Mme Leïla Zlassi, Mme Élise Beckers, Mme Clémence Faber et M. Gildas Bernard, membres du collectif 12
– Présences en réunion................................24
Lundi
16 décembre 2024
Séance de 10 heures 30
Compte rendu n° 19
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Erwan Balanant, Rapporteur, puis de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission
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La séance est ouverte à dix heures trente.
La commission entend Mme Suzanne Combeaud, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique (GAM), Mme Charlotte Cegarra, membre de la GAM, et Mme Émily Gonneau, fondatrice du label Unicum Music, co-fondatrice de Change de disque.
M. Erwan Balanant, président. Nous recevons Mme Suzanne Combeaud, artiste et déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique (GAM), Mme Charlotte Cegarra, autrice, compositrice et interprète, membre de la GAM, et Mme Émily Gonneau, fondatrice et directrice du label Unicum Music, cofondatrice de Change de disque.
La présente commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité. La musique fait évidemment partie du champ de nos investigations.
Créée en 2013, la GAM fédère les auteurs, compositeurs et interprètes de toutes les esthétiques musicales. En 2019, partant du constat que vos métiers connaissent des spécificités qui exposent vos membres à des problèmes de santé au travail, notamment la pression, l’environnement festif, le rythme de travail et la précarité, vous avez conduit une étude sur le bien-être dans l’industrie musicale en France. Parmi les répondants, une femme sur deux déclarait avoir été parfois ou souvent victime de harcèlement moral et près d’une femme sur trois déclarait avoir été victime au moins une fois de harcèlement sexuel. Qu’en est-il cinq ans après ?
Pourriez-vous détailler la genèse du mouvement #MusicToo et indiquer si l’industrie musicale a pris conscience des problèmes de violences et de harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) ?
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Suzanne Combeaud, Mme Charlotte Cegarra et Mme Emily Gonneau prêtent successivement serment.)
Mme Suzanne Combeaud, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique. Je remercie la représentation nationale de s’intéresser aux violences dans le secteur de la culture. La préparation de cette audition a suscité beaucoup d’attentes, d’espoirs, de craintes et d’émotions.
Je suis autrice-compositrice et interprète, âgée d’une quarantaine d’années. Pendant environ quinze ans, j’ai travaillé comme artiste ; au début de ma carrière, j’ai suivi en parallèle un master à Sciences Po Paris. Après une dizaine d’années de pratique professionnelle de la musique, j’ai pris conscience que les artistes étaient très peu présents dans les débats institutionnels consacrés à l’industrie musicale. Avec les artistes Axel Bauer, Kent et Issam Krimi, j’ai donc eu l’idée de créer la GAM pour informer les artistes, les rassembler et créer de la solidarité entre eux, ainsi que pour les représenter auprès des pouvoirs publics et des institutions. Nous participons à des négociations d’accords, nous contribuons à des livres blancs, à des études, à des groupes de travail et à des missions ministérielles afin d’éclairer les pouvoirs publics sur les questions relatives aux artistes et à leur quotidien. En plus de résoudre leurs difficultés économiques et contractuelles, nous avons souhaité nous intéresser à leur santé mentale. Nous avons donc créé le collectif Cura, du verbe latin curare qui signifie « prendre soin ». Les études menées en Suède et au Royaume-Uni sur la santé mentale dans l’industrie musicale étaient alarmantes. Pour établir notre propre diagnostic, nous avons collecté en 2019 des données relatives aux violences sexistes et sexuelles ; vous avez cité les chiffres de l’étude. Nous en avons mené une nouvelle en 2022, dont je pourrai vous communiquer les résultats.
Nous représentons le secteur des musiques actuelles, c’est-à-dire toutes celles qui ne sont ni classiques, ni jazz – électro, rap, chanson. Les artistes sont au centre d’une chaîne économique ; ils sont la matière première de l’industrie phonographique et de l’industrie du spectacle vivant. Ils entretiennent des relations de travail diverses avec des partenaires variés et nombreux. En effet, ils exercent plusieurs métiers, avec des réalités sociales différentes. Un artiste écrit et compose des chansons ; il les interprète en studio et sur scène. Ces deux aspects du travail donnent lieu à dix types de relations professionnelles ; six relations contractuelles ; deux régimes sociaux ; trois conventions collectives – donc dix fois plus de facteurs de risque mais peut-être aussi de leviers d’action.
L’artiste-auteur, aux termes de la sécurité sociale, écrit et compose. Son partenaire économique est souvent l’éditeur musical. L’artiste-interprète est le chanteur ou le musicien ; l’interprète principal, donc le chanteur ou le leader du groupe de musique, a pour principaux partenaires le producteur de spectacle, pour trouver, organiser et produire des concerts, et le producteur de disque, qui est souvent le directeur artistique de la maison de disques. L’artiste-interprète peut signer un contrat directement avec un distributeur ou avec un agrégateur, pour être présent sur les plateformes de streaming. L’artiste entretient également une relation professionnelle avec son agent, qu’on appelle le manager dans le milieu des musiques actuelles. Dans la sphère créative, il est en relation avec des techniciens – ingénieur du son, réalisateur artistique notamment – et des musiciens. Enfin, il est en lien avec son public, par l’intermédiaire des médias, des réseaux sociaux et de la scène. Il est donc tantôt subordonné, tantôt indépendant : c’est complexe. Nous avons prévu de vous fournir une note précise, qui détaille notamment tous les textes de référence, dont je vous épargne le catalogue.
Présidence de Mme Sandrine Rousseau, présidente de la commission.
Mme Charlotte Cegarra, membre de la GAM. Merci d’avoir créé cette commission ; depuis longtemps, j’attendais qu’un travail de cet acabit vienne d’en haut – c’est historique. Je connais les chiffres mais je suis avant tout artiste : je vous livrerai un témoignage.
Je suis autrice-compositrice et interprète ; je produis ma musique. Je fais partie de la classe moyenne ou populaire des artistes, par reproduction sociale, puisque je suis issue d’une famille d’artistes sans succès pérenne, et parce que l’ascenseur social n’a pas encore atteint mon étage. La grande majorité de mes partenaires professionnels sont des femmes ou des personnes de minorité de genre. Je pratique de la musique hors cadre, en matière de style et de temporalité ; je fais aussi de la musique à l’image. Malheureusement, je fais de moins en moins de concerts. Je n’ai pas eu le choix de cette situation : à un moment de ma carrière d’artiste perçue comme femme, avec les traumas que j’ai vécus, j’ai été contrainte d’évoluer avec peu de moyens, hors des sentiers battus de l’industrie musicale. Sur mon blog « Une Vie d’artiste » et lors de conférences, je m’exprime souvent sur des thèmes qui ont trait à ma vie professionnelle, comme la santé mentale des artistes, les addictions, les inégalités de genre, l’âgisme – qui touche surtout les femmes –, la difficulté de faire carrière, de perdurer, de remplir le frigo. Je parle surtout de ce qui me concerne ; hélas, j’ai beaucoup à dire sur ces sujets. En somme, je veux dire ce que je n’ai jamais entendu au cours de ma carrière ni avant – ma mère et mes tantes sont toutes trois chanteuses. Dans nos métiers, on aimerait souvent pouvoir dire l’essentiel, mais il y a les clauses de confidentialité. Elles peuvent apaiser et protéger mais, d’un autre côté, elles musellent. On se demande ce qui arrivera si l’on parle. Est-ce qu’on ira mieux ? Les difficultés ne seront-elles pas plus fortes ? Et qui suis-je, moi, artiste inconnue du grand public, pour m’exprimer ? Chaque personne, connue ou inconnue, qui parle à visage découvert, prend des risques, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’une artiste qui parle le fait pour prendre plus de lumière. Ainsi, je pèse toujours mes mots. J’ai hésité à venir aujourd’hui. J’ai peur en vous parlant – je suis très émue. Je tire ma force du soutien qu’on m’a témoigné et de la présence de mes consœurs.
L’autocensure est un sport que pratiquent la grande majorité des artistes femmes ou de minorité de genre dans la musique, sur des faits minimes ou graves, qu’elles s’expriment dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans les cercles professionnels. La plupart des personnes qui ont vécu des violences ne parlent pas, ou à demi-mot ; elles ne le peuvent pas, faute de moyens ou d’entourage, ou ne le veulent pas, pour se protéger.
Pour des raisons dont je préfère ne pas parler, ma carrière a pataugé, voire s’est arrêtée durant de longs mois – de plus, c’est arrivé pendant la pandémie. Il a fallu que je panse mes plaies, que je repense ma carrière et que je renaisse. De plus, comme toutes mes consœurs, je suis confrontée à un mal inéluctable, qui ne devrait pas en être un : l’avancée en âge, qui a de nombreuses répercussions sur la vie des artistes femmes et de minorité de genre. En mai 2023, Juliette Soudarin a publié dans Libération un article intitulé « Réussir à 30 ans », qui demande si on peut encore percer dans l’industrie musicale passée cet âge – je vous invite à le lire. Cette discrimination fondée sur l’âge des femmes est très taboue dans le milieu de la musique ; on imagine que dans la carrière des artistes les chiffres doivent suivre une courbe exponentielle. Cela occulte le fait qu’une carrière connaît des hauts et des bas ; les artistes ne sont pas des machines, ils misent leur carrière à chaque sortie d’album et à chaque tournée.
La vie d’artiste est certes romanesque, mais surtout périlleuse ; pour les femmes et les minorités de genre, les embûches sont plus nombreuses encore. J’en ai dressé une liste complète que je pourrais vous lire, mais ce sont les mêmes discriminations que celles auxquelles les femmes se heurtent dans la société en général. Toutefois, les particularités du monde de la musique aggravent certains facteurs de risque, comme la multiplication des partenaires professionnels et l’autorité des professeurs pendant la période d’apprentissage, en école, en conservatoire ou avec des professeurs particuliers, qui fait que les élèves sont dissuadés de parler. De plus, les premiers groupes de musique se composent plus facilement de garçons ; les filles y sont souvent cantonnées au rôle de chanteuse, quand elles n’en sont pas exclues. Lorsqu’elles parviennent à créer ou à intégrer un groupe, les femmes artistes se retrouvent le plus souvent dans des formations à dominante masculine. Souvent, la vie des groupes débute à domicile ou dans des lieux de répétition fermés. Les autres musiciens sont généralement des amis voire des membres de la famille : il faut une certaine connivence pour travailler de longues heures ensemble en étant aussi isolés.
Dans ce contexte, la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle devient très floue. Or ce flou poursuit les artistes pendant toute leur carrière, à leurs dépens, provoquant des situations professionnelles complexes. Je pense à ceux qui sont en couple à la scène comme à la ville : le compagnon peut être un rempart qui protège l’artiste femme des violences qu’elle pourrait subir, mais il peut aussi en être l’auteur. Par ailleurs, les artistes musicaux pratiquent de nombreuses activités, dans de nombreux lieux – studios de répétition, plateaux télé, radios, succession très rapide de salles de concert –, ce qui multiplie les risques. On leur demande d’être présents sur les réseaux sociaux, où les histoires de cyberharcèlement et de cyberattaques sont nombreuses. Suzanne Combeaud a déjà évoqué la multiplication des partenaires professionnels. La santé physique et psychique des femmes et des minorités de genre est donc mise à rude épreuve. La majorité des artistes ne prennent jamais de congé maladie ; nous travaillons souvent malades – j’ai été en arrêt maladie pour la première fois à 40 ans. Plus que d’autres, le milieu de la musique tolère les addictions ; c’est plus compliqué encore pour les femmes, qui les dissimulent davantage que les hommes ou qui n’en sont pas conscientes.
La parentalité constitue un problème de taille, il existe même un collectif qui s’y consacre – Les Matermittentes. Bien entendu, nous devons vivre tout cela en faisant toujours bonne figure, dans les médias, sur les réseaux sociaux, sur scène et avec ses partenaires professionnels ; l’artiste Flore Benguigui en parle longuement dans le témoignage qu’elle a donné à Mediapart. Nous nous autocensurons pour ne pas faire de vagues ni mettre en péril quoi que ce soit.
Dans ce contexte globalement difficile, les artistes femmes et de minorité de genre déploient, consciemment ou inconsciemment, des stratégies de survie, dont Marie Buscatto, que vous auditionnerez cet après-midi, a très bien parlé.
Mme Émily Gonneau, fondatrice du label Unicum Music, cofondatrice de Change de disque. Merci de nous auditionner. C’est un honneur ; en outre, il est essentiel de parler de ces sujets.
Je dirige une entreprise qui fête ses 15 ans ; je suis label et éditrice, sociétaire de la SACEM (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) ; j’ai une agence de communication consacrée aux projets culturels, qui s’adresse aux artistes et aux organismes de formation ; je programme et j’organise des conférences sur la transformation de la filière, qu’il s’agisse de l’innovation ou des engagements sociétaux. Par ailleurs, je suis membre de la commission innovation du Centre national de la musique (CNM), où je publie également sur le développement de carrières d’artistes et le numérique – qui était, à l’origine, mon domaine d’expertise. J’ai également fondé deux associations. La Nouvelle Onde a été créée il y a sept ans pour valoriser les professionnels de moins de 30 ans dans l’industrie musicale ; elle a rapidement intégré des artistes entrepreneurs, en partenariat avec la GAM. La seconde est Change de disque.
Je travaille dans l’industrie musicale depuis bientôt vingt ans. Après de petits stages à l’Institut français et à l’ambassade, dans le domaine culturel, j’ai commencé ma carrière en 2005 en major, donc dans le privé. J’y ai passé quatre ans, dont un an et demi en Angleterre, au siège Europe continentale, et deux ans et demi en France. J’en suis partie à la suite notamment d’une agression sexuelle commise sur mon lieu de travail par mon N + 2, devant la moitié de la société, soit quelque soixante personnes. Douze ans jour pour jour après les faits, j’en ai témoigné sur mon blog personnel. Je n’avais pas d’accès aux médias, mais j’avais besoin de témoigner pour expliquer que ce n’est pas normal, que mon cas n’était pas isolé, qu’il était même d’une affligeante banalité, qu’il ressortissait à un problème structurel et systémique, puisque des schémas se répètent. J’ai donné à ce billet un titre court qui se voulait évocateur parce que #MeToo avait commencé deux ans avant : #MusicToo. Ce hashtag me permettait de dire beaucoup tout en restant digne : quand on essaie de témoigner dans ce domaine, il est fondamental de ne pas céder au voyeurisme malsain de personnes qui n’ont ni l’envie ni l’intention de vous aider, mais qui veulent connaître le nom de l’agresseur, alors que ce n’est pas le sujet. J’ai mis douze ans à comprendre que je n’avais pas besoin de le citer, ni de me mettre en danger pour satisfaire cette curiosité. C’était déjà assez énorme de prendre la parole pour dire « me too », moi aussi, mais aussi « music too », dans la musique aussi, parce que cela ne m’est pas seulement arrivé à moi, individu ; on parle d’un problème structurel qui concerne une industrie, à l’échelle industrielle, si j’en crois les chiffres que nous avons cités, qui n’ont pas beaucoup changé depuis qu’on mène des études sur ce sujet.
Comme j’ai été la première à dire « ça m’est arrivé », j’ai été inondée de témoignages sous le même hashtag. Neuf mois plus tard, j’étais à l’étranger et j’ai décidé de rentrer en France pour créer une association du même nom. Les personnes qui ont ensuite formé @MusicTooFrance m’ont informée de leur intention de former un collectif qui se consacrerait à collecter les témoignages. Je n’ai pas été invitée à les rejoindre, ce qui n’a pas d’importance : j’avais déjà décidé de faire quelque chose et il est difficile de faire face à un afflux de récits quand on est soi-même victime, qu’on ressent beaucoup d’empathie et qu’on est en colère parce que c’est toujours la même histoire. On parle d’un engagement bénévole, dans un domaine dont je n’étais pas experte : j’ai voulu me concentrer sur les moyens d’assainir l’écosystème en amont, pour éviter d’avoir à nous étonner de toujours nous étonner – c’est insupportable et nous avons mieux à faire. Avec Lola Levent, très impliquée sur ce sujet, et une autre personne qui a souhaité rester anonyme, j’ai donc cofondé Change de disque, dont le logo est le symbole de la touche « éjecter » des lecteurs de compact discs.
Nous avons évoqué les clauses de confidentialité. Malgré tout ce que j’ai fait, je n’ai toujours pas révélé publiquement le nom de mon agresseur, parce que j’ai signé une telle clause en 2007 ou 2008. Elle concerne des personnes qui ne travaillent plus dans cette entreprise, laquelle n’existe plus.
En créant Change de disque, nous avons décidé de porter un regard analytique et d’élaborer une grille de lecture structurelle du problème. Plutôt que de toujours parler des hommes et des femmes, nous nous concentrons sur le rapport de force et l’abus de pouvoir. C’est très simple, c’est vieux comme le monde – c’est partout pareil. Nous avons lancé un appel à volontaires auquel ont répondu plus de 200 personnes. Elles voulaient s’engager, agir, contribuer à ce travail, mais n’avaient pas toujours le temps, la force ni l’énergie de le faire ; surtout, elles avaient très peur. Le processus respectait donc systématiquement l’anonymat. Tout a été organisé par mail. Chaque semaine, les groupes de travail se réunissaient par Zoom ; le micro et la caméra éteints, chaque participant communiquait par tchat en utilisant un pseudo. Les groupes de travail étaient organisés selon les parcours : artiste ; free-lance, pour ceux qui créent leur entreprise de manière indépendante ; entreprise, pour ceux qui sont salariés et dépendent du droit du travail. Tous les genres musicaux, tous les métiers et tous les statuts ont été représentés, ce qui est vraiment bien. En moyenne, 15 % des participants étaient des hommes ; ils adoptaient une posture d’écoute et d’apprentissage, s’abstenant de remettre en question l’expérience des femmes et des minorités de genre qui s’exprimaient – nous avons avancé beaucoup plus vite, c’était très agréable et donnait de l’espoir.
Nous avons constaté que les principaux leviers de harcèlement et d’agression des femmes et des minorités de genre varient selon les parcours ; les noms des personnages, les décors et les costumes changent, mais pas le reste. Les agresseurs des artistes utilisent le sentiment d’illégitimité de ces derniers, créant de l’isolement professionnel, de la sexualisation et de l’infantilisation. Ceux des indépendants actionnent le levier de la précarité, puisque le droit du travail ne s’applique pas ; ils les discréditent et favorisent leur endettement avec des impayés et des délais de paiement, et recourent au chantage réputationnel. Ceux qui appartiennent à des entreprises abusent du pouvoir que confère l’organigramme : écarts de salaire, absences et oublis de promotion, délais, faible progression de carrière. Pour résumer, on trouve une constante : un rapport de force asymétrique, qui provoque des abus de pouvoir.
Ce rapport de force se traduit par des inégalités de traitement. Structurelles, elles ne font que refléter l’asymétrie des attentes et, surtout, les différences de valeur accordée aux diverses parties prenantes de l’industrie, en fonction du regard qu’on porte sur elles et de l’investissement consenti en temps et en argent. En toile de fond, on trouve donc une évaluation du risque. L’économie de la musique est complexe, avec un niveau de risque élevé. D’une part, il s’agit de choisir les artistes sur lesquels on va miser. D’autre part, lorsqu’il est question de prendre en considération des accusations, on évalue le risque : plus la position de pouvoir de l’accusé est élevée, plus cela coûtera cher de s’en défaire et plus sa parole a de poids. Cela donne lieu à un calcul économique, au détriment des victimes ou des témoins.
Dans le public ou le monde associatif, il existe des moyens d’action : les musiques, souvent de niche, émergentes ou non marchandes, dépendent beaucoup des subventions et le principe d’égaconditionnalité s’applique. Dans le privé, la situation est plus difficile : il n’y a pas d’entraves pour punir, ni de levier pour contenir, puisque le secteur dépend de l’économie de marché.
Il n’existe pas de différences significatives selon les genres musicaux ; en revanche, le niveau de starification de l’artiste et le statut de la personne concernée jouent un rôle. Les enjeux économiques et financiers sont massifs : les considérations éthiques et morales ne feront jamais le poids. Je vous invite à lire À qui profite le sale, de Benjamine Weill.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le secteur musical est un univers complexe. Les cellules d’écoute, Audiens, les sociétés d’auteur et le CNM ne sont visiblement pas des points d’appui suffisants pour que vous vous sentiez protégés – ce qui vous a conduits à créer la Guilde. Comment améliorer les interactions entre ces structures, comment fédérer les différents syndicats et organismes ?
Mme Suzanne Combeaud. Si nous avons eu besoin de créer cette fédération d’artistes, c’est parce que chacun parle en son nom. La SACEM est une organisation de gestion collective ; ses intérêts sont propres à sa mission. Un artiste, lui, a des relations contractuelles avec un producteur de disques, lequel a également ses propres intérêts. Nous avons tenté de négocier la mise en place d’une sorte de droit fiduciaire, qui garantirait l’existence d’intérêts communs, mais en vain. Tout en travaillant avec tout le monde, nous n’avons d’intérêts communs avec personne ! C’est assez déstabilisant pour les artistes et c’est la raison pour laquelle nous avons créé la GAM. Celle-ci a la particularité de fédérer des individus exerçant de multiples métiers – des artistes-interprètes qui sont aussi auteurs-compositeurs –, tandis que les organisations professionnelles s’adressent aux différents corps de métier séparément. Les syndicats de salariés comme la CGT, FO ou la CFDT sont adaptés aux musiciens d’orchestres, beaucoup moins à des artistes qui créent une œuvre et la portent à bout de bras pendant dix ans avant sa commercialisation.
Il est vrai que la filière musicale est un peu désarticulée. Je me suis battue pour que les auteurs-compositeurs et artistes-interprètes obtiennent un siège de personnalité qualifiée – que j’occupe depuis sa création – au conseil d’administration du Centre national de la musique. Je m’efforce ainsi d’exposer aux pouvoirs publics la réalité économique des artistes, dont l’activité n’entre pas dans les clous des bilans et des comptes de résultat. C’est un combat de tous les jours, que je mène depuis dix ans. Il est difficile de faire comprendre qu’un auteur peut passer plusieurs années sans rien percevoir, sa rémunération étant liée à l’exploitation de ses œuvres et non à l’écriture. C’est cette prise de risque sur le temps long qui fait des artistes des entrepreneurs. Malheureusement, ils ne sont pas aidés. Nous sommes parvenus à obtenir au CNM la création d’une bourse pour les auteurs, mais elle va être pénalisée par les efforts que la filière a consentis. Il est difficile de structurer les organismes autour d’artistes exerçant plusieurs métiers. C’est David contre Goliath…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est quelque chose que nous entendons de façon récurrente. Il est incroyable de constater que la romantisation de la vie d’artiste, qui serait forcément bohème et précaire, est couplée à un fonctionnement hypercapitalistique du secteur. Comme vous, je réfléchis à la façon de lutter contre ces deux phénomènes et d’instaurer un système de protection. La multiplicité des acteurs rend les choses difficiles, mais nous y parviendrons.
J’aimerais revenir sur les accords de confidentialité, bien plus nombreux que ce que l’on imagine, alors que le droit français ne les autorise que de façon très exceptionnelle – nous ne sommes pas dans un système américain. Cela donne l’impression qu’ils achètent le silence. Comment pourrait-on les éviter, ou n’y recourir que lorsqu’il s’agit de protéger la victime ?
Mme Charlotte Cegarra. Dans mon cas, il serait très compliqué de répondre à votre question.
Mme Émily Gonneau. Il est vrai que ce n’est pas normal. Ces transactions ne sont rendues possibles que par l’asymétrie du rapport de force. Avec Change de disque, nous avons créé un outil pédagogique ludique que nous avons appelé le « Bingo du risque ». Les neuf cases – avoir moins de 30 ans, être une femme ou LGBTQIA+, ne pas avoir de réseau ou d’expérience, etc. – désignent autant de risques d’être discriminé ou victime de violences. Ce sont toujours les mêmes : c’est structurel.
J’ai identifié trois pistes de réflexion. D’abord, pour assainir l’écosystème privé – le plus exposé aux dynamiques capitalistiques –, il faut chiffrer le problème. C’est en effet l’industrie tout entière qui subit les inégalités et qui, parce qu’elle ne fonctionne pas bien, ne peut pas bien s’occuper des artistes. Au Royaume-Uni, une étude sur les écarts de rémunération selon le genre, collecte chaque année des données précises sur les rémunérations, les bonus, les avances et les investissements dont bénéficient les artistes hommes ou femmes. Cet effort de transparence permet de mesurer l’ampleur du problème. On observait il y a quelques années, aux postes de direction, un écart de 82 % entre les bonus des hommes et ceux des femmes !
Il faudrait ensuite récompenser les pratiques vertueuses et encourager l’exemplarité. Il s’agit d’éviter les conflits d’intérêts liés au cumul des casquettes de manager, de label et d’éditeur, que l’on a pu connaître avec Flore Benguigui ou Last Train, mais aussi d’anticiper les conflits de loyauté. S’agissant de la lutte contre les VHSS, il serait également intéressant de promouvoir des certifications équivalentes à celles qui existent en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Les critères devraient être simples et peu coûteux, afin d’être accessibles à toutes les entreprises et associations, quelle que soit leur taille.
Il conviendrait enfin d’instaurer une cohérence à l’échelle de la filière. Il a été question, lors de vos précédentes auditions, d’un comité central d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CCHSCT). Une telle entité permettrait de supprimer les angles morts : que faire lorsque le gérant d’une entreprise, ayant suivi la formation contre les VHSS du CNM et obtenu une subvention de la part d’une commission égalité, est mis en cause pour des violences ? Doit-il conserver sa subvention ? Que faire si, au mépris des chartes – dont notre secteur est friand – des fédérations professionnelles ou des médias continuent de promouvoir un artiste pourtant mis en cause ? La pratique du cloisonnement pose un gros problème.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une partie de la solution pourrait effectivement venir d’un CCHSCT, dont votre secteur est dépourvu.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je m’étonne qu’une clause de confidentialité d’ordre contractuel puisse prévaloir sur la dénonciation de faits relevant d’une qualification pénale. La loi permet notamment de mettre en cause quelqu’un pour non-assistance à personne en danger. Ce point de friction me semble intéressant : alors que nous entendons habituellement que l’on ne peut pas agir, en matière de VHSS, s’il n’y a rien au pénal, vous nous exposez aujourd’hui une situation différente, dans laquelle un contrat empêcherait de satisfaire à des obligations légales.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faut distinguer les clauses de confidentialité des accords du même type, signés dans le cadre d’un contentieux. Il me semblerait d’ailleurs intéressant, mesdames, que vous lanciez un appel au sein de la profession pour avoir une idée du nombre d’artistes ayant signé un tel accord.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Au-delà de la valorisation des pratiques vertueuses, se pose aussi la question des sanctions – dont peut faire office, dans le secteur public, la conditionnalité des aides. On dit qu’il faut que la honte change de camp. Comment faire en sorte que le coût change lui aussi de camp et qu’il soit assumé par le label ou le producteur qui a couvert des faits de VHSS ?
Mme Charlotte Cegarra. Je voudrais souligner que, même si elles ne relèvent pas du pénal, certaines affaires peuvent broyer des vies.
Mme Émily Gonneau. Il faudrait qu’une entreprise puisse – à défaut de prouver qu’elle a fait le nécessaire – être rendue coresponsable des actes qu’elle a cautionnés par son silence ; elle pourrait, par exemple, partager le paiement d’une amende à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). Tant que le problème de la victime ne sera pas le sien, rien n’avancera. Il faut qu’un enjeu financier ou assurantiel la dissuade de signer avec un artiste à risque. Dans le secteur privé, marqué par une logique capitaliste, cela me semble la voie à suivre.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je voudrais nuancer l’idée selon laquelle le monde de la musique en France serait ultracapitaliste. C’est un secteur commercial, c’est vrai, mais il est aussi largement aidé. Les dispositifs d’aide mériteraient d’être améliorés, mais rappelons que nous sommes le seul pays au monde à avoir mis en place le système de l’intermittence, même si la nécessité de cumuler 507 heures peut constituer un moyen de pression.
Nous devrions nous pencher sur les délégations de pouvoir dans le secteur musical, où les schémas sont beaucoup moins structurés que dans celui du cinéma. Certains accords sont passés de gré à gré, non par le producteur mais par le studio. Une clarification des liens hiérarchiques parait nécessaire. La note que vous avez prévu de nous remettre contient-elle des informations à ce sujet ?
Mme Suzanne Combeaud. Je me permets d’insister sur le caractère parfois flou et informel des relations entre artistes. Un artiste peut travailler avec un réalisateur artistique, avec des musiciens, avec son compagnon ou sa compagne. Ces relations sont très peu encadrées et il se passe des choses dérangeantes dans ces huis clos : les histoires ont souvent lieu entre artistes. De surcroît, les artistes sont peu nombreux à bénéficier des aides du CNM, de sorte qu’ils sont peu nombreux aussi à suivre les formations VHSS qui les conditionnent. Il est pourtant essentiel qu’ils y aient accès, tout comme les manageurs. J’ai moi-même été victime de violences sexistes et sexuelles (VSS) et j’ai constaté, en préparant cette audition, que celles-ci étaient à 95 % perpétrées par des hommes. Ce sont eux qui détiennent les clés du pouvoir et qui ont l’ascendant artistique : depuis que Gainsbourg a fait de Jane Birkin sa muse, on est dans le mythe de Pygmalion…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Depuis bien plus longtemps, même ! Pensons à Rodin, par exemple.
Mme Suzanne Combeaud. Bien sûr ! Je ne parlais que des musiques actuelles, mais tous les arts sont concernés. Sans doute y aurait-il quelque chose à faire à ce sujet, car cela échappe aux pouvoirs publics.
Il est vrai que la France bénéficie toujours de l’exception culturelle et, comme la Belgique – nous ne sommes donc pas les seuls ! – du système de l’intermittence. J’observe néanmoins avec inquiétude que l’art comme divertissement produit d’une entreprise industrialisée, est de plus en plus privilégié au détriment de l’art en tant qu’artisanat contribuant à la diversité culturelle. Si les collectivités locales pouvaient ne pas nous abandonner, ce serait super !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le message s’adresse aussi au ministère de la Culture !
Mme Charlotte Cegarra. De plus en plus souvent incités à devenir leur propre patron, les artistes se retrouvent plongés seuls dans le grand bain.
Mme Émily Gonneau. Seuls, ils sont responsables de leurs succès comme de leurs échecs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Davantage de leurs échecs que de leurs succès, d’ailleurs.
Mme Émily Gonneau. Les violences viennent aussi du manque de transparence qui, en dépit de la mise en place de certains outils, caractérise encore les contrats, les négociations et les flux financiers. Ma suggestion vous paraîtra sans doute farfelue mais on pourrait réfléchir à utiliser la blockchain pour garantir la traçabilité des revenus des contrats et de leur répartition. La SACEM a mis en place il y a quelques années le dispositif Musicstart, qui permet aux auteurs-compositeurs de prédéposer leur œuvre avant d’entrer en studio. Trop souvent, en effet, le prestataire employé comme ingénieur du son fait pression pour être co-compositeur sous prétexte qu’il a suggéré une idée – c’est un exemple parmi d’autres ! Quant aux flux de paiement, ils se sont accélérés mais demeurent un levier d’amélioration important.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Y a-t-il, dans votre note, une présentation du système des points et de leur répartition entre le producteur, l’éditeur et l’artiste ?
Mme Suzanne Combeaud. Non, mais nous en intégrerons une.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pourriez-vous nous fournir un schéma illustrant les relations d’un artiste avec ses partenaires ?
Au-delà des violences entre artistes, qui sont les plus fréquentes, vous avez évoqué le cyberharcèlement dont ils sont victimes, en particulier les femmes. La chanteuse Hoshi s’est exprimée avec force sur le sujet. Quel effet ce phénomène a-t-il sur l’industrie musicale, notamment sur la façon dont les personnes sont perçues dans leur milieu professionnel ? Quel mode de régulation pourrait-on envisager ?
Mme Suzanne Combeaud. Alors que les artistes ont toujours été engagés, il leur devient difficile de prendre la parole sur l’écologie, les conflits internationaux ou la politique. C’est un phénomène d’ampleur très préoccupant, qui concerne en réalité la société dans son ensemble. La question se pose de lever l’anonymat, qui permet à la haine de se propager sur les réseaux sociaux. Là aussi, la peur doit changer de camp – mais comment ? Cette question anime beaucoup la GAM, mais je n’ai pas encore toutes les réponses.
Mme Charlotte Cegarra. Nous n’avons pas besoin de prendre la parole sur des sujets de société pour être cyberattaqués ou cyberharcelés. Par ailleurs, les personnes chroniquées par des webzines ne sont pas suffisamment accompagnées : mon amie Hildegarde, une artiste expérimentale cyberattaquée à la suite d’un passage sur Konbini, en a fait l’expérience. Elle a dû déposer une plainte, qui patauge, et a subi un trauma très important.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les réseaux sont importants pour les artistes : ce sont des outils de promotion mais aussi, dans de très rares cas, une source de revenus. Au-delà de Pharos, qui intervient sur les propos haineux, pourrait-on envisager qu’Audiens aide les artistes cyberharcelés ?
Mme Charlotte Cegarra. On s’intéresse beaucoup à la prévention des VSS, mais pas assez à la prise en charge des victimes et de leurs traumas. La gestion du cyberharcèlement est très compliquée, car les plateformes entrent en jeu. Hildegarde, par exemple, a vu son compte Instagram supprimé, alors que c’est sur ce réseau qu’elle avait été cyberharcelée !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Comment vos mutuelles prennent-elles en charge les traumatismes ?
Mme Suzanne Combeaud. Nos partenaires sont Audiens et la Société mutualiste des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Smacem). Je ne saurais détailler leur prise en charge mais, de toute façon, ce qui relève du psy n’est pas remboursé. Notre régulateur, l’Arcom, pourrait sans doute aussi intervenir.
J’ajoute que nous allons lancer un appel au sein de la profession, comme vous nous y invitez, afin de collecter des données sur les accords de confidentialité. C’est une très bonne idée, que nous n’avions pas eue !
Mme Émily Gonneau. Les partenaires professionnels dont les intérêts économiques sont liés à ceux des artistes devraient se former, prendre leurs responsabilités, protéger leurs artistes et prendre la parole – bref, intégrer ces enjeux à leurs stratégies de développement, de carrière et de sortie.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je vous remercie d’avoir mentionné la maternité et la parentalité, qui peuvent aussi être une source de discrimination et de violences : vous ouvrez ainsi des perspectives nouvelles pour notre commission d’enquête. Peut-être devrions-nous, sur ce sujet, auditionner le collectif Les Matermittentes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est la difficulté soulevée par cette commission : elle ouvre un champ incroyablement large, alors que nous n’avons qu’un nombre restreint de créneaux.
Nous vous remercions chaleureusement d’avoir participé à cette audition et serons heureux de lire les documents que vous nous transmettrez. Si nous avions de nouvelles questions à vous poser, nous nous permettrions de vous entendre à nouveau.
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La commission auditionne ensuite M. Nicolas Simeha, membre fondateur du collectif Chœurs brisés Agir, Mme Leïla Zlassi, Mme Élise Beckers, Mme Clémence Faber et M. Gildas Bernard, membres du collectif.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous recevons à présent le collectif Chœurs brisés Agir, fondé par M. Nicolas Simeha à la suite des révélations entourant les agissements d’un ancien chef de chœur qui a notamment exercé pendant neuf ans à la maîtrise de Radio France dans les années quatre-vingt-dix. Il est aujourd’hui accusé de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs.
M. Nicolas Simeha est accompagné de Mmes Leïla Zlassi et Élise Beckers, toutes deux artistes lyriques et anciennes maîtrisiennes de la maîtrise de Radio France, de Mme Clémence Faber, artiste lyrique, ancienne maîtrisienne de la maîtrise des Hauts-de-Seine, et de M. Gildas Bernard, ambassadeur de MeTooMédia pour la musique, ancien membre du chœur d’enfants de l’opéra de Nantes.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et de la musique. Nous sommes dès lors très intéressés par les éléments que vous auriez pu rassembler sur le recrutement de cet homme par Radio France et son maintien à ce poste pendant neuf ans, alors même que ses méthodes étaient décriées pour leur violence et qu’il avait été licencié pour faute grave par l’opéra de Nantes à la suite d’une accusation d’agression sexuelle sur mineur. Radio France a-t-elle pu faire toute la lumière sur cette affaire ? De tels faits pourraient-ils se produire aujourd’hui ? Si oui, comment les prévenir ? Souhaiteriez-vous évoquer d’autres affaires, notamment celle de la maîtrise des Hauts-de-Seine ?
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Nicolas Simeha, Mme Leïla Zlassi, Mme Élise Beckers, Mme Clémence Faber et M. Gildas Bernard prêtent successivement serment.)
M. Gildas Bernard, ambassadeur de l’association MeTooMédia pour la musique. J’ai 52 ans, je suis contrôleur financier et ambassadeur de l’association MeTooMédia, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le monde des médias et de la culture. Ancien chanteur du chœur d’enfants de l’opéra de Nantes, j’ai subi à 12 ans, en 1985, à deux reprises des attouchements de la part de Denis Dupays, qui était alors mon chef de chœur. Lors de son deuxième passage à l’acte, il a même voulu me remettre une importante somme d’argent, ce que j’ai interprété comme une tentative d’achat de mon silence. Mes parents sont intervenus auprès du directeur de l’opéra de Nantes, Jean-Louis Simon, et Denis Dupays a fini par être licencié malgré les manœuvres de pression et d’intimidation de ses proches, Catherine Métayer et Dominique Pervenche, alors adjoint au maire de Nantes en charge des affaires culturelles, auquel mes parents ont posé un ultimatum de quarante-huit heures à l’issue desquelles ils auraient saisi le procureur de la République.
J’ai ensuite été contacté par deux brigades de mineurs différentes au sujet des agissements de Denis Dupays, en 1998 puis en 2015. À chaque fois, ma mère et moi leur avons livré tous les éléments en notre possession. J’ai même accepté une confrontation avec Denis Dupays qui devait avoir lieu quai de Gesvres à Paris, un jeudi de 1998, mais il n’y a jamais eu de suites.
En février 2023, j’ai été contacté par un journaliste préparant un documentaire pour l’émission « Envoyé spécial » à la suite d’importantes investigations menées par un journaliste du Parisien sur des faits de pédocriminalité recensés dans plusieurs chœurs d’enfants. J’ai immédiatement répondu présent et ai témoigné à visage découvert dans ce reportage intitulé « Les Chœurs brisés » ainsi que dans la presse écrite.
Depuis sa diffusion, j’ai pu mesurer l’ampleur des dégâts causés par ces agissements et je suis entré en action afin d’apporter ma contribution dans l’instruction, en cours depuis dix ans, qui porte sur une présomption de viol commis sur mineur en 1993 par Denis Dupays. J’ai donc de nouveau déposé plainte en juin 2023, malgré la prescription des faits me concernant, afin de renforcer la défense de la victime, Cédric Anglard. J’ai également pris une avocate.
Le 2 juillet 2024, la cour d’appel de Nancy a ordonné le renvoi de l’affaire devant la cour criminelle de Meurthe-et-Moselle pour mise en accusation de Denis Dupays au sujet de faits de viol commis sur Cédric Anglard, ce qui interrompt les multiples recours formés durant dix ans.
Mme Clémence Faber, membre du collectif Chœurs brisés Agir. Entre mes 13 ans et mes 19 ans, j’ai été maîtrisienne à la maîtrise des Hauts-de-Seine dont le directeur, Gaël Darchen, est visé par cinq plaintes pour harcèlement moral et sexuel et pour agressions sexuelles, déposées au parquet de Nanterre en février dernier. Une enquête est en cours et je tiens à préciser que mon but n’est pas de discuter de cette affaire qui est du ressort de la justice, mais de me joindre à mes camarades de Radio France.
De manière générale, je pense que peu de chœurs d’enfants sont à l’abri des dérives et des violences que nous allons évoquer. Il y a un mois, à l’Opéra de Paris, une demi-heure avant d’entrer en scène pour l’une des représentations de La Flûte enchantée, nous évoquions avec six collègues chanteuses notre passé maîtrisien. Cinq d’entre nous avaient fait partie d’une maîtrise pendant leur enfance et si nous n’avons pas toutes été témoins ou victimes d’abus, nous sommes toutes capables d’en décrire la toile de fond.
Cette toile de fond de l’abus, c’est l’emprise. S’il devait exister une recette, une notice d’utilisation pour les chœurs d’enfants, je crois cela ressemblerait un peu à ça. Vous prenez un choriste, vous le portez aux nues, vous l’inondez de solos et un jour, sans prévenir, pour un détail, une broutille, vous l’humiliez devant ses camarades, vous lui retirez tout, vous le remplacez le jour d’un concert seulement une heure avant. Il ou elle n’est plus rien jusqu’à ce que vous le récupériez pour le replacer à nouveau en haut de la chaîne alimentaire, toujours publiquement et au détriment d’un autre. Vous recommencez le processus autant de fois que nécessaire : vous entrez sans prévenir en répétition, vous arrêtez tout, vous lancez des auditions surprises. Résultat : dès que vous entrez dans une pièce, tout le monde se pétrifie. Vous faites en sorte que personne ne sache quand ça va lui tomber dessus. Les décisions n’ont aucun sens, ni les récompenses ni les punitions. C’est le but : il faut que rien n’ait de sens.
L’objectif est que, peu à peu, l’estime que les enfants ont d’eux-mêmes ne s’indexe que sur votre comportement à leur égard. Vous veillez à défaire les amitiés qui pourraient se mettre en travers de votre chemin alors que votre emprise sur chacun grandit. Rien de plus simple : vous prenez deux amies, vous leur faites travailler le même rôle et vous les auditionnez l’une contre l’autre. Vous faites en sorte d’être en permanence au cœur des conversations. Vous vous montrez parfois tendre comme un père, mais seulement avec certains. Vous en choisissez parmi les plus âgés pour surveiller vos tournées et parfois devenir votre bras armé. Vous poursuivez ce petit jeu et, au bout de trois ans, quand l’enjeu est une tournée au Japon ou des solos à l’Opéra de Paris, les jeunes, dans un état de qui-vive permanent, sont prêts à faire n’importe quoi pour avoir votre approbation. Et c’est là, dans ce chaos, dans ce flou total, que l’abus peut avoir lieu.
Pour l’empêcher, des vigilances structurelles peuvent être mises en place : gouvernance des nominations aux postes-clés, informations délivrées aux enfants sur leurs droits, mise en garde contre les abus, accès à une psychologue indépendante comme en milieu scolaire, procédure d’alerte sécurisée à travers une ligne confidentielle, ou encore désignation d’un référent VSS qui ne soit ni votre agresseur, ni son n-1, ni sa femme.
Mme Élise Beckers, membre du collectif Chœurs brisés Agir. Je suis très honorée, impressionnée et reconnaissante d’être entendue devant cette commission d’enquête. Je ne pensais pas un jour avoir la possibilité de témoigner de mon expérience malheureuse au sein de la maîtrise de Radio France, expérience qui a marqué mon adolescence au fer rouge et qui a eu des répercussions sur ma vie de femme et d’artiste.
Choriste à la maîtrise de Radio France de septembre 1993 à octobre 1994, j’ai été victime de harcèlement moral de la part Denis Dupays, son chef de chœur, et de maîtrisiennes plus âgées, alors sous son emprise. J’ai découvert cette année-là l’humiliation, l’isolement et j’ai éprouvé un grand sentiment d’insécurité et d’injustice, alors que j’étais venue simplement pour apprendre à chanter. J’ai compris très vite, dès les premières répétitions, que nous avions affaire à un prédateur et que je n’avais d’autre choix que de me plier à ses diktats et à ses caprices pédagogiques si je souhaitais intégrer le groupe et être de ceux et celles qui participeraient aux concerts. Je n’ai finalement réussi qu’à apprendre à me taire et à m’éteindre progressivement.
Mes parents ont signalé mon mal-être à plusieurs reprises par des courriers à la direction mais n’ont obtenu de sa part aucune réponse à la hauteur du problème. Ils ont fini par me retirer de cette institution lorsque j’ai commencé à souffrir d’une dépression sévère à l’âge de 13 ans.
J’ai développé ce témoignage par écrit de façon plus étayée mais je ne pense pas avoir le temps de tout dire. Il ressemble étrangement, malheureusement, à d’autres témoignages recueillis par notre collectif, témoignages d’enfants d’aujourd’hui appartenant à d’autres chorales, d’autres maîtrises, faisant donc face à d’autres chefs de chœur. C’est à se demander s’il n’existe pas un modus operandi toujours d’actualité dans le milieu de la musique classique. Y aurait-il une tradition, une croyance dans le fait que l’on n’obtient le meilleur des enfants, des individus, qu’en les contraignant, qu’en les impressionnant, qu’en les assujettissant, qu’en les montant les uns contre les autres ? J’espère de tout cœur que les travaux de cette commission d’enquête conduiront à l’élaboration d’un cadre et d’une loi susceptibles de protéger enfin les enfants, les artistes dans les établissements dits d’excellence et dans tous les autres lieux où la culture est dispensée.
M. Nicolas Simeha, fondateur du collectif Chœurs brisés Agir. À la maîtrise de Radio France, de 1993 à 1996, de mes 10 ans à mes 13 ans, j’ai été formé au chant, à la polyphonie, à l’harmonie, à la peur, à l’histoire de la musique, à la soumission au chef tyrannique. Ce chef, Denis Dupays, valorisait et brisait tour à tour, alternant humiliations publiques et traitements de faveur. « Qui veut travailler ? » lançait-il. Et c’étaient des vocalises, seul devant toute la maîtrise, sa main en étau sur la nuque, secouant le volontaire, moi comme d’autres, son souffle court et son corps collé contre mon dos, les mains bien basses pour me faire sentir où passe la respiration. J’ai fait partie des élus et j’en ai porté le poids. À 12 ans, j’ai perdu la capacité de marcher pendant deux mois, trouble sans origine physiologique. Dupays m’a aussi invité au restaurant, au cinéma aussi un soir. J’ai insisté pour être accompagné par un ami.
Par la suite, à chacune de nos retrouvailles avec des anciens et des anciennes, un malaise suintait à grosses gouttes, prenant la forme d’enquêtes de police ou de suspicions autour de tel ou tel camarade.
En 1998, ce fut enfin le renvoi de Dupays. Puis, le 30 mars 2023, l’une des membres du groupe Facebook des anciens de la maîtrise de Radio France poste un lien vers le reportage « Les Chœurs brisés » diffusé dans le cadre de l’émission « Envoyé spécial ». Je découvre horrifié les révélations journalistiques. Les témoignages terrifiants de Gildas Bernard, ici présent, et de Cédric Anglard me percutent tout comme leur courage. J’apprends qu’ils ont déposé chacun une plainte : Gildas pour une agression sexuelle sur mineur qu’il a subie en 1985 ; Cédric pour un viol sur mineur remontant à plus de dix ans. Ce dernier l’a déposée après le suicide d’un camarade maîtrisien, qui aurait passé la nuit précédant le viol de Cédric seul avec Dupays dans une caravane, lors d’une tournée. Aucun procès n’a eu lieu à ce jour.
Le 30 mars 2023, j’ai réagi sur ce même groupe Facebook et j’ai proposé des échanges en visio pour libérer nos paroles. Notre collectif Chœurs brisés Agir en est le fruit. Nous sommes ici devant vous, anciens, anciennes des maîtrises de Radio France, de l’opéra de Nantes et des Hauts-de-Seine, parce que nos enfances n’ont pas été protégées et que des institutions défaillantes ont livré et continuent de livrer des enfants à des chefs pervers et criminels. Nous sommes ici, nous et vous, pour changer cela.
Mme Leïla Zlassi, membre du collectif Chœurs brisés Agir. J’ai fait partie de la maîtrise de Radio France de 1984 à 1991, de 9 ans à 16 ans, puis l’ai rejointe, après avoir obtenu un diplôme, en tant que supplémentaire, c’est-à-dire chanteuse invitée pour renforcer le chœur jusqu’en 1996. C’est à la suite de la diffusion du reportage d’« Envoyé spécial » que j’ai retrouvé mes anciens camarades. Il nous a semblé urgent de nous réunir après l’expérience d’isolement que nous avons vécue au sein de la maîtrise, qu’il s’agisse de l’isolement dans lequel enferment les souffrances ou de l’isolement à l’égard de ce que pouvaient subir certains et certaines de nos camarades. Nous nous sommes retrouvés grâce à plusieurs visios. Dans nos échanges interminables qui duraient parfois jusqu’à trois heures du matin, tout sortait : horreur des témoignages récents, des témoignages anciens, des témoignages très anciens. C’est comme s’il y avait à travers les générations un systématisme dans le procédé.
Nous nous sommes organisés en collectif pour recueillir les témoignages sans avoir été formés pour cela. Cela a été dur pour nous d’entendre nos camarades relater leurs souffrances et les épreuves qu’ils avaient traversées au sein de la maîtrise mais également dans d’autres chorales d’enfants.
Nous avons sollicité des responsables de Radio France assez vite pour qu’ils nous donnent des informations. Nous avions besoin de savoir ce qu’il s’était passé et pourquoi l’institution n’avait pas soutenu les enfants. La maîtrise ne se trouvait pas dans les mêmes locaux que Radio France. Nous étions isolés et nous n’avions même pas de contrat de travail, alors que les maîtrisiens en ont un désormais. Nous ne bénéficiions donc pas de cette forme de protection infime qu’il apporte, notamment grâce au contact avec les syndicats ou les échanges avec les supérieurs.
Un an après l’arrivée de Denis Dupays, nous avons rencontré d’autres enfants qui avaient chanté avec lui : ils nous ont dit de faire attention, qu’il y avait un problème et que des plaintes avaient été portées contre lui. Nous avons demandé un rendez-vous dans le bureau de Mme Turmo, alors directrice, pour lui en faire part et avoir des explications. Celle-ci nous a assuré qu’une maison comme Radio France ne pouvait embaucher un prédateur. C’était : « Circulez, y a rien à voir ». Il aura fallu neuf ans pour qu’il soit renvoyé, neuf ans !
Chœurs brisés Agir a sollicité Radio France qui a mis en place certaines choses mais pas de manière véritablement suivie.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour vos témoignages forts qui illustrent bien le caractère systémique du problème. Comment un seul homme peut faire autant de dégâts autour de lui ? Quel est le poids de l’institution dans ce processus ? Telles sont les questions auxquelles nous nous attacherons pendant cette audition.
Pouvez-vous nous dire très concrètement comment les premiers signalements ont été faits, à qui ont été adressées les plaintes et quelles réponses y ont été apportées ?
M. Gildas Bernard. Me concernant, le premier signalement a eu lieu après le second passage à l’acte de Denis Dupays, en janvier 1985, lorsque j’avais 12 ans. Il m’a mis dans la poche un billet de 500 francs, après des attouchements. Cela a été un déclencheur, je me suis dit que ce n’était pas normal. Je me suis échappé en courant et j’ai déposé l’argent à la conciergerie de l’opéra de Nantes. Puis je suis rentré chez moi rapidement en prévenant ma mère. Heureusement, j’ai bénéficié de l’écoute de mes parents qui ont immédiatement pris contact avec le directeur de l’opéra de Nantes, Jean-Louis Simon, pour savoir comment il comptait gérer la situation. Ils ont rencontré, le jour suivant, je crois, Denis Dupays qui s’est montré assez à l’aise. Il a manqué de se prendre une gifle de la part de ma mère et a simplement annoncé qu’ils auraient rendez-vous le samedi suivant avec Dominique Pervenche, adjoint au maire de Nantes chargé des affaires culturelles. Les choses étaient bien planifiées, à croire que tout était prévu avant même qu’il passe à l’acte une deuxième fois.
Il se trouve que ce fameux adjoint au maire était aussi le directeur d’un établissement d’enseignement prestigieux de Nantes, le lycée Saint-Stanislas, où exerçait une professeure de musique, Catherine Métayer, qui s’est présentée dans les jours suivants au domicile de mes parents pour leur dire qu’ils ne se rendaient pas compte de ce qu’ils étaient en train de faire. Cette personne a toujours été proche de Denis Dupays et vous aurez peut-être l’occasion d’en parler au sujet de la maîtrise de Radio France. Je précise qu’elle a fait carrière auprès de chœurs d’enfants, encore récemment en Andorre.
J’ajoute que l’été qui a précédé le deuxième passage à l’acte de Denis Dupays, il était prévu que je participe à un stage organisé par ses soins à Carcassonne, où il m’aurait accompagné. Je vous laisse imaginer ce qu’il se serait passé si je n’avais pas eu la chance qu’une intervention chirurgicale m’empêche de partir.
Mes parents ont pris contact avec un avocat et, sentant que quelque chose de malsain se tramait, ont refusé de rencontrer Dominique Pervenche, qui a insisté à plusieurs reprises au téléphone pour qu’ils viennent. Ils lui ont posé un ultimatum de quarante-huit heures en lui faisant comprendre qu’ils déposeraient plainte s’il n’agissait pas au plus vite. Dans le même temps, j’ai été contacté par la brigade des mineurs du commissariat de police central de Nantes, place Waldeck-Rousseau, pour être entendu.
Mme Élise Beckers. Mes parents ont écrit plusieurs courriers à la direction de la maîtrise de Radio France mais n’ont eu aucun retour. Ils ont ensuite décidé de prendre rendez-vous avec Denis Dupays. Ils se sont vite rendu compte qu’il y avait un problème quand, attendant devant son bureau, ils ont vu un petit garçon faire le signe de croix avant de frapper à sa porte. Ils ont alors pris conscience que mon état s’expliquait par un dysfonctionnement global et non par les difficultés que j’aurais eues à m’adapter à la pression que réclamait le niveau d’exigence de la maîtrise.
M. Gildas Bernard. J’ai un élément complémentaire à vous présenter qui permet d’établir des liens entre les personnes présentes devant vous. Il s’agit d’un mail envoyé le 7 septembre 1998 à treize heures sept – la date a son importance – à Pascal Dumay, alors directeur de la musique à Radio France, par Jean-Michel Nectoux, son adjoint : « J’ai pu joindre Jean-Louis Simon, ancien directeur de l’opéra de Nantes. Il n’a pas fait mystère des plaintes très précises déposées par les parents d’enfants chantant à l’opéra, plaintes qui ont été la cause directe du licenciement décidé par la municipalité, sans autre développement judiciaire. Je reste persuadé que c’est cette affaire très fâcheuse qui finit par revenir au jour. Enfin, j’espère que ce n’est que cela, si j’ose dire. Simon n’était pas au courant de développements plus récents, et je ne lui ai rien dit de l’enquête. Lui ai parlé de rumeurs. Il se proposait de nous communiquer des éléments plus précis du dossier qu’il a conservé, mais je pense que nous en savons assez. Il m’a confirmé qu’il n’y avait eu aucun contact avec Radio France après son départ. En revanche, il en avait eu avec Toulouse, qui n’avait pas tenu compte des renseignements donnés. Il s’agissait d’un chœur d’adultes, je crois. C’est au moins avec Toulouse que l’on aurait dû parler. Si Colin décide de consulter tous les parents de garçons de la maîtrise, cela fera du grabuge. Mais il risque de renoncer si les premiers témoignages sont négatifs. Quelle horrible affaire. Je suppose que vous transmettrez cela à Nicole Dufay [la responsable des ressources humaines], sinon, je peux le faire. »
Il se trouve que le lendemain, le 8 septembre 1998, j’ai été contacté par le lieutenant Colin. Durant cet échange téléphonique, qui a été suivi de courriers de témoignages rédigés par ma mère et par moi, il m’a proposé, si je l’acceptais, de participer à une confrontation directe avec Denis Dupays, quai de Gesvres à Paris, le jeudi suivant. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Monsieur Bernard, avez-vous déposé une plainte entre 1985 et 1998 ?
M. Gildas Bernard. Non, il n’y a pas eu de nouveau dépôt de plainte entre 1985 et 1998. J’ai déposé plainte en juin 2023, même si je savais les faits prescrits.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Quel âge aviez-vous alors ?
M. Gildas Bernard. J’avais 51 ans.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il n’y a pas d’enquête en cours pour votre cas mais y en a-t-il pour d’autres personnes ?
M. Gildas Bernard. Comme je l’ai précisé, le 2 juillet 2024, la cour d’appel de Nancy a ordonné le renvoi devant la cour criminelle de Meurthe-et-Moselle de Denis Dupays pour des faits de viol commis sur Cédric Anglard.
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’aimerais revenir sur les mécanismes d’emprise décrits par Mme Clémence Faber. Cela paraît hallucinant qu’un degré de maltraitance digne de pensionnats du XIXe siècle ait été atteint. Comment les choses se passent aujourd’hui dans les maîtrises ?
Je souhaiterais aussi avoir des précisions sur leurs différents statuts juridiques. La maîtrise des Hauts-de-Seine, qui travaille avec l’Opéra national de Paris, n’appartient pas à cet établissement. Qu’en est-il pour la maîtrise de Radio France ?
M. Nicolas Simeha. C’est une structure de Radio France.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les modes de management des enfants que vous avez décrits perdurent-ils ? Si oui, combien de maîtrises sont concernées ? Votre collectif reçoit-il des témoignages en ce sens ?
Mme Élise Beckers. Pas plus tard qu’hier, j’ai reçu le témoignage d’un jeune homme, membre du chœur d’enfants Sotto Voce dirigé par Scott Alan Prouty. Il s’est confié à moi sur la façon dont se déroule l’intégration dans le chœur. Après avoir passé deux auditions, les enfants restent pendant un mois à l’essai. À chaque début de répétition, on leur lance : « Défendez votre bifteck » et le chef leur fait dire en permanence que ce ne sont pas des enfants mais des musiciens. À l’issue de ce mois d’essai, seule une moitié des enfants sont retenus. Des stages sont ensuite organisés au cours de l’année pendant lesquels ils sont totalement coupés de leurs parents. Certains parents référents, choisis par le chef, les accompagnent et il nous a été rapporté que ceux-ci surveillaient les conversations téléphoniques des enfants avec leurs parents. La parole n’est pas libre.
Évidemment, ces témoignages nous ont été livrés avec des sanglots dans la voix, d’autant qu’il est impossible à ceux qui les ont apportés de participer à d’autres chœurs d’enfants. Tout cela leur a laissé des cicatrices.
M. Nicolas Simeha. On observe les mêmes mécanismes à l’œuvre dans les affaires Darchen et Dupays. Elles montrent toute l’actualité de ces pratiques.
Nous avons reçu de nombreux témoignages, dont je ferai un rapide panorama. Les plus anciens remontent à la période située entre 1979 et 1984 et concernent Henri Farge, alors chef de la maîtrise de Radio France. Nous avons aussi des témoignages incriminant Denis Dupays dans d’autres chœurs, comme celui des Moineaux du Val-de-Marne. Trois témoignages déposés auprès de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants de façon anonyme font état de violences sexuelles. D’autres concernent Toni Ramon, directeur musical de la maîtrise de Radio France de 1998 à 2007, Bernard Dewagtère, chef de La Maîtrise boréale et Scott Alan Prouty, chef du chœur Sotto Voce.
N’oublions pas le système des maîtrises religieuses – les pueri cantores – dans lequel Denis Dupays a largement sévi. Nous suspectons que de nombreuses victimes existent mais n’ont pas encore parlé.
Encore la semaine dernière, une personne est venue témoigner auprès de nous au sujet du chœur des Moineaux du Val-de-Marne. Nous avons également reçu des témoignages concernant Les Petits chanteurs de Touraine, dont certains anciens membres ont créé le collectif Les Voix libérées.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Lors de votre évocation du processus de recrutement par audition, vous avez souligné le flou du statut des enfants. Des adultes, en dehors des parents de l’enfant ou de parents sélectionnés, accompagnent-ils les enfants ? Quel est le statut du travail des enfants dans les chœurs ?
Mme Leïla Zlassi. La maîtrise de Radio France fait partie de l’entreprise – elle n’est pas constituée en association – même si ses locaux ne sont pas à la Maison de la radio. Jusqu’en 2008, avec l’arrivée de Sofi Jeannin qui a fait du bien au chœur, les enfants n’étaient pas sous contrat de travail.
En revanche, les autres chœurs, y compris les pueri cantores, sont des associations qui échappent à tout cadre. Ainsi, les accompagnants peuvent y être des parents ou des amis alors qu’à Radio France une personne, dont les fonctions sont similaires à celle d’un conseiller principal d’éducation, a été embauchée. Ces associations passent complètement sous les radars et le chef y est, bien souvent, omnipotent. Il fait la pluie et le beau temps, selon son humeur. Les enfants sont non seulement soumis à sa volonté arbitraire mais également à la pression de la scène, à la pression de plaire et à la pression des parents. En effet, par souci d’excellence, les parents poussent souvent les enfants car des maîtrises comme Sotto Voce sont très prestigieuses. Cette pression interne peut isoler les enfants.
Mme Clémence Faber. J’ai observé que, très souvent, les accompagnants sont d’anciens maîtrisiens qui ont développé, dès l’enfance, de forts liens de fidélité avec le chef de chœur. Des tâches de surveillance peuvent leur être confiées alors qu’ils sont très jeunes. Lors d’une tournée, on m’a ainsi demandé, alors que je n’avais que 19 ans, de surveiller dans leurs chambres mes camarades qui n’avaient qu’un an de moins que moi. L’objectif est de créer des castes, de donner des galons, parfois pour les retirer ensuite, comme ce fut le cas pour moi. Il n’y a pas de contre-pouvoir car ces accompagnants n’ont aucun recul sur la situation.
Mme Élise Beckers. À l’époque, les personnes employées par le chœur étaient sous le joug de M. Dupays car elles en avaient peur. La directrice n’agissait pas. Je me souviens particulièrement d’une surveillante qui se plaçait au-dessus de notre salle pour nous surveiller à travers un plafond partiellement vitré. Toutes ces personnes répondaient aux exigences de Denis Dupays et tous les professeurs de la maîtrise de Radio France en avaient peur. On nous disait : « Nous savons, mais que pouvons-nous faire ? ». Nous, les enfants, ne nous sentions protégés par personne. Au contraire, nous nous sentions surveillés par M. Dupays et les autres adultes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce n’était pas qu’un sentiment, puisque vous n’étiez effectivement protégés par personne.
M. Nicolas Simeha. Lorsque nous avons enfin réussi à rencontrer Radio France, après un processus long et laborieux qui a réclamé d’exercer une pression en passant par les réseaux sociaux et les journalistes, nous avons abordé la question de l’accompagnement des enfants et il nous a été opposé que ce qu’il s’était passé ne pouvait plus se reproduire. Nous avons pourtant reçu des témoignages faisant état de violences psychologiques récentes. Nous avons alors mis notre nez et avons constaté l’absence de délégués de parents sur un des sites de la maîtrise. Quand nous avons insisté sur la nécessaire présence de personnes indépendantes pour recueillir la parole des enfants, on nous a répondu que la responsable pédagogique était « très à l’écoute ». Cela fait partie des énormes manquements que nous avons constatés. Nous avons des propositions pour y remédier.
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’ai l’impression que vous décrivez un schéma sectaire avec un gourou qui sait tout et qui met en place un système pour éviter que ses agissements ne soient observés. Dans n’importe quel club de sport, les parents peuvent assister aux entraînements. À Radio France, les parents étaient-ils autorisés à regarder les répétitions et à poser des questions sur la pédagogie ? Dans les autres chœurs, comment sont constituées les équipes pédagogiques. Y a-t-il des délégués de parents ? Des contrôles existent-ils ? Les enfants peuvent-ils être écoutés ? Bénéficient-ils de contrats de travail, qui supposent des procédures auprès des directions régionales et interdépartementales de l’économie, de l’emploi et des solidarités (Drieets), compétentes pour les enfants du spectacle ?
Mme Clémence Faber. Je ne suis pas spécialiste des contrats et je suis partie en 2009, mais, de mon temps, cela me semblait être plutôt surveillé. Il existait à l’époque une association de parents d’élèves qui a été dissoute avant d’être recréée il y a quelques mois. Ce n’est pas nécessairement positif si les parents choisis pour les postes clés sont d’une fidélité totale à la direction.
Dans toutes les affaires, on constate une grande inertie de la part des parents. Elle s’explique par l’orgueil. Ils pensent confier leurs enfants à des personnes de confiance et, quand ils se rendent compte qu’ils ont été roulés, ils se sentent humiliés et préfèrent souvent se raccrocher à un narratif qui fait de ceux qui se sont plaints sont des menteurs. Elle s’explique aussi par le côté intimidant des maîtrises prestigieuses. Ma mère, qui n’avait jamais été à l’opéra de sa vie, a été émerveillée et impressionnée de me voir sur la scène de l’opéra Bastille dans une représentation de La Damnation de Faust. Elle avait toujours voulu cela pour moi et, lorsque je rentrais de tournée complètement déprimée, une part d’elle-même la poussait à me dire de tenir.
Aujourd’hui, cela se passe encore un peu comme cela. Les parents peuvent être assujettis au point d’être dans un déni total. À la maîtrise des Hauts-de-Seine, ils n’ont même pas le droit de monter les marches menant au bâtiment de la maîtrise. Des gardes sont postés à l’entrée et les enfants doivent monter l’escalier tout seuls.
M. Gildas Bernard. Vous parliez du schéma sectaire, mais il faut aussi avoir à l’esprit le fonctionnement en réseau de ces organisations. M. Dumay, directeur de la musique à Radio France et supérieur hiérarchique de M. Dupays, auquel le mail de 1998 que je citais était adressé, a été suspendu de son poste de directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris en décembre 2009 par le ministre de l’époque, Frédéric Mitterrand, pour détention d’images pédopornographiques.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous illustrez parfaitement le mécanisme de complicité entre les agresseurs. Si notre commission parvient à le mettre au jour, nous aurons fait un grand pas.
Je vais maintenant aborder une question sensible, celle des suicides et je vous prie de m’excuser si elle touche à une histoire personnelle. Vous avez évoqué le cas du suicide d’un enfant. Avez-vous eu connaissance d’autres cas ?
M. Gildas Bernard. Cédric Anglard a fait plusieurs tentatives. Nous nous sommes entretenus en visio après la diffusion de l’émission « Envoyé spécial » et je me suis demandé comment il réussissait à tenir debout même si j’ai senti qu’il était comme libéré par la décision de renvoi de son affaire devant la cour criminelle. Cela m’a fait chaud au cœur.
M. Nicolas Simeha. Des souffrances psychologiques aiguës étaient avérées à la maîtrise de Radio France, à un tel point que la principale du collège Octave-Gréard, où nous étions scolarisés, avait alerté Radio France compte tenu du nombre élevé de garçons qui se rendaient à l’infirmerie.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous avez évoqué des dépôts de plaintes à l’encontre de M. Darchen qui, à votre connaissance, a été mis en retrait en juillet dernier. Quelles ont été les réactions face à cette décision ? Savez-vous si une enquête interne est en cours ? En connaissez-vous les conclusions ? Avez-vous eu des contacts avec le supérieur hiérarchique de M. Darchen au conseil départemental des Hauts-de-Seine ? Je n’entrerai pas trop dans les détails car une procédure judiciaire est en cours.
Mme Clémence Faber. Cette mesure de mise en retrait est très légère : il est toujours dans les locaux et continue à exercer ses fonctions de directeur artistique de la maîtrise et donc à percevoir son salaire. Certes, il ne dirige plus les répétitions mais il sélectionne les petits chanteurs après visionnage de vidéos.
L’Opéra de Paris attend les conclusions d’un audit sur les violences sexistes et sexuelles pour se prononcer sur le maintien de son partenariat avec la maîtrise des Hauts-de-Seine. Son président, M. Haas, a toutefois déclaré que cet audit n’aurait aucun lien avec l’affaire Darchen et qu’il ne porterait que sur la vie et l’organisation de la maîtrise. La seule mention des enfants concerne la question de la sécurité au travail. J’ajoute que le cabinet de conseil missionné n’a aucune expertise dans le domaine des violences sexistes et sexuelles.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Faire un audit sans cibler la question maudite est une pratique récurrente !
Mme Leïla Zlassi. On ne peut se contenter de telles mesures. Face à des signalements aussi graves, il aurait été préférable de taper dans le portefeuille en suspendant le versement du salaire. Nous parlons d’enfants : ils ne peuvent pas se protéger.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les maîtrisiennes et les maîtrisiens étaient-ils soumis à des visites médicales ?
Mme Élise Beckers. Nous étions obligatoirement soumis à un examen du larynx. Nous nous retrouvions alors enfermés dans une salle avec un médecin qui nous demandait, sans expliquer pourquoi, de tirer la langue et de pousser des cris. L’évaluation de l’état de nos cordes vocales était ensuite transmise à Denis Dupays, mais pas à nos parents ou à nous-mêmes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Existe-t-il aujourd’hui un suivi psychologique des enfants, qui sont amenés à chanter sur une scène d’opéra devant 2 000 personnes dans le cadre d’énormes productions ?
M. Nicolas Simeha. Il n’y en a pas et nous demandons sa mise en place. Idéalement, ce suivi de pédopsychologie devrait être assuré par un intervenant externe. Nous demandons également la mise en place de référents VHSS – violences et harcèlement sexistes et sexuels – formés au recueil de la parole de l’enfant ainsi que d’inspections indépendantes régulières. L’obligation d’informer les parents, par des affichages par exemple, et la formation du personnel éducatif et administratif aux VHSS et en psychologie de l’enfant sont également souhaitables. L’idéal est de multiplier les possibilités de recueil de la parole. Je pense aux papillons, des boîtes où des lettres peuvent être déposées de façon anonyme, et aux délégués enfants, qui inspirent davantage confiance aux autres enfants.
Plutôt que de multiplier les chartes, il faut mettre en place des protocoles, qui sont davantage contraignants.
M. Émeric Salmon (RN). Dans ma jeunesse, j’ai fait de la musique au conservatoire municipal de Vannes, dans le cadre d’un orchestre et d’un chœur, et je me dis, à l’écoute de vos témoignages, que j’ai eu de la chance.
Votre association a-t-elle recueilli des témoignages provenant de petites structures, où la pression n’est pas la même que dans les maîtrises importantes ?
M. Nicolas Simeha. Les cadres de protection de l’enfance sont déjà très réduits dans les grandes structures, j’imagine donc ce qu’il peut en être dans de petites structures disposant de peu de moyens. Une organisation comme Radio France pourrait agir comme pilote dans la mise en place de protocoles.
L’excellence est trop souvent invoquée pour justifier des formes de violence et d’humiliation exposant les enfants à de fortes pressions psychologiques.
Mme Leïla Zlassi. Notre formation, dans le cadre du collectif, a conduit à une réflexion sur la nécessité de recueillir des témoignages afin de comprendre les process de l’entreprise au moment des faits, mais aussi sur celle de regarder vers l’avenir afin de mettre en place des protocoles dans toutes les structures d’enseignement du chant et de la musique, où le rôle du corps est très important. Nous avons commencé à travailler avec Radio France sur ces questions, notamment avec Sofi Jeannin, mais, depuis les vacances d’été, nous n’avons pas été relancés.
Mme Élise Beckers. Denis Dupays nous disait toujours avant que nous ne montions en scène : « Rappelez-vous qui vous êtes. ». L’excellence permet de justifier beaucoup de choses et le pouvoir jouissif détenu par ces hommes facilite les humiliations.
J’ajouterai que les petites associations n’ont pas la possibilité d’être invitées devant ce genre de commission et de pouvoir témoigner.
M. Erwan Balanant, rapporteur. À vous écouter, j’ai l’impression que ces chefs de chœur tout-puissants circulent dans un réseau de maîtrises, à l’instar de M. Dupays qui a pu travailler à Radio France après avoir été licencié du chœur de l’Opéra de Nantes. Cette impression correspond-elle à une réalité ?
M. Gildas Bernard. Je souhaite apporter un témoignage complémentaire sur un cas similaire à celui de Denis Dupays. Il concerne Bertrand Ollé, chef de chœur par intérim à Toulouse. Entre 1997 et 2004, il a fait subir à huit garçons d’une dizaine d’années des agressions sexuelles pour lesquelles il a été condamné en 2007 à cinq ans de prison, dont deux avec sursis. Il n’a effectué que cinq semaines de détention. Malgré son incarcération pour troubles graves à l’ordre public, il a été par la suite innocenté, alors même qu’il avait reconnu les faits, comme Denis Dupays dont j’ai pu lire les dépositions.
Le 13 mars 2018, le Théâtre du Capitole a fait appel à lui pour un besoin de voix supplémentaires. Les parents ont été informés de sa condamnation, mais il leur a été dit de ne pas s’inquiéter car tout était sous contrôle. On leur a même indiqué que, « malheureusement pour lui », M. Ollé avait lui aussi été victime de telles violences pendant son enfance.
M. Nicolas Simeha. Les institutions devraient avoir accès au B2 du casier judiciaire pour leurs recrutements, car le B3 n’est pas suffisant. C’est une de nos demandes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le problème, c’est qu’il n’y a que 0,6 % de condamnations.
M. Nicolas Simeha. Plus largement, se pose la question du rôle joué par les réseaux d’influence et les ingérences politiques dans la protection des pédocriminels, on l’a notamment vu avec M. Pervenche à Nantes. Je rappellerai que Denis Dupays ne cessait de se vanter d’avoir emmené la maîtrise chanter dans sa loge maçonnique.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie très chaleureusement pour vos témoignages et votre courage. Sachez qu’en tant que législateurs, nous essayons de trouver un cadre juridique qui permette de protéger les enfants qui entrent aujourd’hui dans le monde artistique.
La séance s’achève à douze heures quarante.
Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon