Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : Mme Marie-Laure Daridan, directrice des relations publiques France & Italie de Netflix France , et M. Victor Roulière, responsable des relations institutionnelles; M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d’Amazon France pour l’Europe du Sud, et Mme Philippine Colrat, responsable des affaires publiques ; MM. Thomas Spiller, vice-président Global public policies de Disney Europe, Moyen-Orient et Afrique et Philippe Coen, directeur des affaires juridiques et publiques de Disney Europe ; M. Guillaume Adam, directeur chargé des activités vidéos d’Apple TV, Mme Georgeta Curavale, directrice chargée des productions originales françaises, et M. Bruno Bernard, directeur des relations gouvernementales Europe d’Apple              2

– Audition, ouverte à la presse, du général Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur 16

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : Mme Geneviève Sellier, professeure des universités, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux Montaigne ; Mme Marie Buscatto, professeure de sociologie à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et Mme Hélène Marquié, professeure des universités à l’université de Paris 8, en études sur le genre et dans le domaine des arts vivants              23

– Audition conjointe, ouverte à la presse, de Mme Anna Mouglalis et de Mme Nina Meurisse, actrices 41

– Présences en réunion............................................50

 


Lundi

16 décembre 2024

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 20

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en nous intéressant aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) américains qui opèrent en France.

Ils sont représentés, pour Netflix, par Mme Marie-Laure Daridan, directrice des relations publiques France & Italie, et M. Victor Roulière, responsable des relations institutionnelles de Netflix France ; pour Amazon Prime Vidéo, par M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d’Amazon France pour l’Europe du Sud, et Mme Philippine Colrat, responsable des affaires publiques ; pour Disney+, par MM. Thomas Spiller, vice-président Global public policies de Disney Europe, Moyen-Orient et Afrique et Philippe Coen, directeur des affaires juridiques et publiques de Disney pour l’Europe ; pour Apple TV, par M. Guillaume Adam, directeur chargé des activités vidéos, Mme Georgeta Curavale, directrice chargée des productions originales françaises, et M. Bruno Bernard, directeur des relations gouvernementales France & Bénélux d’Apple.

Comme vous le savez, cette commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment.

Depuis le début de nos travaux, nous avons entendu des propos contradictoires au sujet de la manière dont vos entreprises produisent des contenus, tant aux États-Unis qu’en France.

Vos contrats seraient plus précis et donc plus protecteurs, s’agissant notamment des scènes d’intimité – d’autant que vous semblez recourir plus fréquemment à la coordination d’intimité, pratique née aux États-Unis où sont établies vos maisons mères. Vous pourriez plus facilement vous séparer d’un réalisateur posant un problème ou couper au montage des scènes qui n’auraient pas reçu votre assentiment. Vous seriez également en avance en ce qui concerne les formations de l’ensemble des personnels du plateau en matière de violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS).

Cependant, vous imposeriez des conditions de travail encore plus exigeantes que dans les productions françaises et de cette pression accrue pourrait naître plus de violences, notamment morales. Cela aurait également pour conséquence une moindre libération de la parole des victimes.

Nous avons donc souhaité vous entendre pour tirer les choses au clair et, le cas échéant, identifier des bonnes pratiques qui pourraient être étendues à d’autres productions.

Par ailleurs, certaines de vos sociétés achètent des œuvres ou assurent la distribution de contenus de tiers. Quelle est votre politique vis-à-vis des œuvres dont le contenu, le réalisateur ou l’acteur principal posent problème ? Je pense notamment à la distribution de Frenchie Shore par Amazon Prime.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Marie-Laure Daridan, M. Victor Roulière, M. Yohann Bénard, Mme Philippine Colrat, M. Philippe Coen, M. Thomas Spiller, M. Guillaume Adam, Mme Georgeta Curavale et M. Bruno Bernard prêtent successivement serment.)

Mme Marie-Laure Daridan, directrice des affaires publiques France & Italie de Netflix. Merci beaucoup pour cette opportunité d’évoquer devant votre commission d’enquête la lutte contre les VHSS dans le monde du cinéma et dans l’audiovisuel.

Il s’agit d’un sujet d’importance majeure pour Netflix en France et dans le monde, pour notre secteur et pour la société dans son ensemble.

Netflix est un SMAD qui propose des films, séries et documentaires à travers une large variété de genres et de formats dans 190 pays. Nous venons de fêter nos dix ans en France et, depuis 2020, nous avons un bureau à Paris, lequel emploie désormais 130 personnes. La plupart de ces collaborateurs travaillent sur nos productions originales françaises, avec pour mission de fournir les meilleurs programmes français pour satisfaire notre public français.

Victor Roulière et moi-même représentons ces équipes françaises de Netflix, qui est devenu un acteur pleinement intégré à l’écosystème de la création française. Nous opérons dans le cadre du décret du 22 juin 2021 relatif aux SMAD et nous nous conformons pleinement à ses exigences. Nous avons signé une convention avec l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), un accord avec les producteurs de cinéma et celui sur la chronologie des médias. Plus récemment, en 2023, nous avons aussi conclu un accord avec les producteurs audiovisuels.

Nous investissons de façon significative dans la production audiovisuelle et cinématographique française, avec des montants similaires à ceux apportés par des acteurs historiques : plus de 250 millions chaque année, dont 50 millions pour la production cinématographique. Cela représente entre vingt et vingt-cinq projets originaux par an, auxquels il faut ajouter les titres que nous acquérons. Certains de ceux que nous produisons contribuent au rayonnement de la culture française à travers le monde – avec notamment les séries Lupin et Tapie ainsi que les films Sous la Seine, Loups-garous ou encore le documentaire sur le Tour de France.

Au cours de toutes ces années, nous avons été très heureux de nouer d’excellentes relations avec l’ensemble des acteurs de l’industrie cinématographique et audiovisuelle en France, qu’il s’agisse des producteurs indépendants, des réalisateurs, des acteurs, des techniciens ou des diffuseurs – avec lesquels nous avons conclu des partenariats de distribution, voire de coproduction pour certains programmes.

Notre régime de responsabilité diffère selon les cas. Nous assumons l’entière responsabilité financière et artistique des œuvres dont nous sommes le producteur délégué. Mais, le plus souvent, nous intervenons comme diffuseur et travaillons avec des producteurs indépendants. C’est le cas pour les deux tiers de nos investissements annuels dans l’audiovisuel et le cinéma, conformément aux exigences du décret relatif aux SMAD. Ces producteurs sont alors responsables du bon déroulement et de la sécurité du tournage. Mais nous restons très engagés à leurs côtés, notamment en ce qui concerne les VHSS.

Que faisons-nous en pratique pour garantir un environnement de travail sain sur nos tournages ? Conformément aux valeurs de Netflix, notre approche générale consiste à ne tolérer aucune VHSS.

Nous imposons des règles claires et des clauses contractuelles qui engagent nos partenaires s’agissant du comportement des équipes sur les tournages. Ces clauses rappellent nos valeurs et les obligations légales de nos partenaires. Si elles ne sont pas respectées, nous pouvons résilier le contrat de tout artiste-interprète, réalisateur ou membre de l’équipe de production.

De plus, pour chacune de nos productions, nous appliquons systématiquement un certain nombre de mesures.

Tout d’abord, lors de l’étape de validation interne d’un projet, nos équipes juridiques et de production organisent des réunions préparatoires avec nos partenaires producteurs afin de rappeler le niveau de sécurité que nous exigeons.

Ensuite, nous organisons en amont du tournage une session obligatoire de formation et de sensibilisation sur les VHSS. Lors de celui-ci, nous disposons d’au moins un référent antiharcèlement et d’un référent santé-sécurité pour faciliter la parole et nous prévenir de toute situation sur le plateau posant un problème potentiel. Nous assurons également un service de signalement strictement confidentiel et anonyme, dont le numéro de téléphone ou l’adresse courriel figure sur chacune des feuilles de service, afin de garantir à toutes les personnes travaillant pour des productions financées par Netflix la possibilité de signaler d’éventuels problèmes liés à l’éthique ou à la sécurité.

Enfin, lors de chacune de nos productions, nous organisons pour l’ensemble des équipes techniques et créatives des sessions avec un conseiller spécialisé, indépendant de Netflix et astreint au secret professionnel, pour évoquer tout problème professionnel ou personnel. Si une situation délicate est portée à notre connaissance, nous travaillons avec les équipes pour prendre les mesures adéquates et s’assurer que nos partenaires de production disposent de l’accompagnement nécessaire, notamment juridique, pour diligenter une enquête en bonne et due forme.

Ainsi, notre vigilance est extrêmement forte de la validation d’un contenu jusqu’au dernier jour de production – et même ensuite. Nous nous efforçons de rester aussi proches que possible de nos partenaires, ce dialogue continu étant destiné à anticiper et à prévenir toute difficulté.

Il nous arrive aussi parfois d’être précurseurs en matière de bonnes pratiques. C’est le cas s’agissant des coordinateurs d’intimité, fonction qui n’existait qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni il y a quelques années. Netflix a financé la formation de la première coordinatrice d’intimité en France et nous avons ensuite commencé à la faire participer à des projets comportant des scènes d’intimité, tout en encourageant fortement nos partenaires à recourir à ses services. L’utilité de ce nouveau métier a été rapidement reconnue et la présence d’un coordinateur d’intimité est désormais demandée par les actrices et les acteurs de manière quasi automatique.

De manière générale, nous avons à cœur de contribuer positivement à l’évolution des mentalités et des pratiques dans notre industrie – y compris grâce à nos programmes, qui constituent des outils très efficaces pour animer les débats sur des questions de société. Des documentaires comme Les Femmes et l’assassin sur Guy Georges ou encore des fictions comme Maid, Unbelievable ou plus récemment Mon petit renne abordent des sujets sensibles comme les violences sexuelles ou les relations abusives. Pour ces titres, nous veillons à inclure un message d’avertissement qui renvoie vers notre site wannatalkaboutit.com, où sont référencés des ressources et numéros d’associations venant en aide aux victimes – dont notamment le 3919 de la Fédération nationale solidarité femmes.

En conclusion, nous sommes très fortement mobilisés sur les questions dont traite cette commission – avec beaucoup d’humilité car il reste beaucoup à faire, mais aussi avec volontarisme et dans un esprit de responsabilité.

Nous avons mis en place des procédures obligatoires et nous sommes preneurs de bonnes pratiques, d’où qu’elles viennent, tout en participant pleinement aux discussions qui animent notre industrie.

M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d’Amazon France pour l’Europe du Sud. Le sujet dont nous discutons est d’importance majeure pour Amazon, qui est désormais un acteur à part entière du secteur du cinéma, de l’audiovisuel et des industries créatives en France. Il finance plus d’une dizaine de productions originales françaises par an, avec des paris créatifs qui constituent sa marque de fabrique. C’est par exemple le cas avec Libre ou Le Bal des folles de Mélanie Laurent, mais aussi avec la deuxième saison de Miskina, la pauvre de Melha Bedia ou encore des coproductions telles que Machine, avec Arte, ou Cat’s Eyes, avec TF1. Nous avons aussi financé des créations françaises qui sortiront en salle au printemps prochain, comme Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan.

Comme l’a relevé le président de l’ARCOM le 26 novembre dernier lors la conférence de présentation de l’étude réalisée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) sur la mise en œuvre du décret SMAD, nous nous sommes intégrés de manière harmonieuse dans l’industrie française.

Amazon est également un diffuseur des grands catalogues français, en particulier ceux de Pathé-Gaumont et de MK2, mais aussi de cinémas spécialisés, comme UniversCinés, Gaumont Classique ou LaCinetek.

Les VHSS dans les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel doivent faire l’objet d’une réponse collective. Les éléments de celle-ci sont déjà disponibles, puisque le cadre juridique français est particulièrement clair en matière pénale et a été complété par la loi du 2 août 2021.

Les partenaires sociaux se sont également emparés du sujet. Un accord national interprofessionnel (ANI) de 2010 définit un certain nombre de concepts et il a été complété le 17 mai 2024 par deux avenants à la convention collective nationale de production cinématographique, l’un portant sur le travail des mineurs, l’autres sur les VHSS. Ces deux avenants ont été étendus par arrêté à tous les employeurs et salariés compris dans le champ d’application de cette convention. Enfin, le CNC conditionne l’octroi d’un certain nombre d’aides au respect de règles. Cela va aussi dans le bon sens.

Quelle est la contribution d’Amazon ?

En tant qu’employeur, il nous revient tout d’abord de participer à l’établissement des meilleures pratiques. Il ne faut pas oublier que l’employeur a le devoir de protéger, et c’est ce que font l’ensemble des entreprises du secteur, grandes et petites, notamment en formant et en informant. C’est un élément essentiel et il figure dans l’avenant du 17 mai 2024.

Amazon forme tous ses salariés, car le problème des VHSS ne se limite pas aux industries créatives. Il concerne en réalité l’ensemble des secteurs d’activité. Nous avons instauré des formations obligatoires pour apprendre à nos salariés à identifier les faits de harcèlement et de violence, à y faire face et à rendre compte.

Nous promouvons également la diversité. C’est essentiel car c’est dans les entreprises qui le font activement qu’on lutte le mieux contre les VHSS. Nos différentes filiales obtiennent des scores compris entre 94 et 99 % à l’index de l’égalité professionnelle mis en place par les pouvoirs publics. Nous avons pris d’autres initiatives, notamment en créant des groupes d’affinité, dont women@amazon, qui jouent un rôle clé dans la prévention des discriminations et des violences au sein de l’entreprise.

Dans les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel, nous devons aussi jouer notre rôle protecteur en qualité de producteur. Amazon peut être producteur délégué, producteur exécutif ou coproducteur. Nous avons systématiquement recours à un coordinateur d’intimité. Il faut en former davantage car, comme l’a relevé le directeur général du CNC, on n’en compte seulement quatre pour l’instant en France. Nous mettons systématiquement en place une hotline pour chacune de nos productions, ce qui permet de signaler des problèmes de manière sécurisée et anonyme.

Enfin, nous sommes également responsables en tant qu’éditeur. S’agissant de nos créations, notre ligne éditoriale promeut la diversité et l’inclusion. Aux œuvres déjà citées, j’ajouterai Nudes, d’Andréa Bescond. Cette série sur le cyberharcèlement est devenue un outil de formation et d’information en milieu scolaire et universitaire grâce au travail mené conjointement avec des associations.

Notre ligne éditoriale est très claire. Dans nos œuvres, nous prohibons les contenus sexuellement explicites, violents ou incitant à la haine.

Tout cela fait partie d’une philosophie plus générale, qui conduit Amazon à s’engager par exemple dans la protection des mineurs, y compris en ligne. Pour cela, nous avons noué des partenariats avec des associations comme Thorn ou RespectZone et souscrit un ensemble d’engagements, dont ceux qui figurent dans la charte de l’association Pour les femmes dans les médias.

M. Thomas Spiller, vice-président Global public policies de The Walt Disney Company Europe, Moyen-Orient et Afrique. The Walt Disney Company existe depuis cent ans et nous sommes présents en France depuis les années 1930.

Le sujet dont nous discutons est essentiel, mais il n’est pas nouveau pour nous. Les enfants acteurs ont occupé une place importante chez Disney dès cette époque et des procédures avaient alors été mises en place. Elles ont évidemment été améliorées depuis lors. La loi Coogan, adoptée en 1939 par l’État de Californie, a prévu le premier cadre juridique en la matière.

Disney possède plusieurs marques, avec Pixar, Marvel pour les superhéros, La guerre des étoiles et National Geographic. Nous couvrons un champ très large et proposons essentiellement des contenus familiaux et pour les enfants, ce qui nous place dans une situation particulière. Vous connaissez les valeurs promues depuis longtemps par Disney.

Nous employons directement 17 000 personnes au parc Disneyland et nous y déployons les mêmes efforts contre les VHSS que dans l’audiovisuel. C’est également le cas s’agissant de notre activité de croisiériste en Europe, tant pour les personnels embarqués que pour les passagers. C’est donc une politique globale de respect et de formation des employés, qui s’applique à tous les métiers.

Nos règles de conduite professionnelle reposent tout d’abord sur la clarté : nous ne tolérons aucune forme de violence ou de harcèlement, y compris dans les situations dites de quid pro quo. Dès lors que l’on engage des gens, on doit avoir avec eux des relations qui respectent un contrat.

Ensuite, nous mettons l’accent sur la formation : tout employé doit suivre des formations sur les VHSS – même les personnels qui accueillent les visiteurs à Disneyland Paris. Ceux qui ne participent pas à ces formations sont sanctionnés. Il n’y a pas de demi-mesures : ne pas respecter les règles entraîne des sanctions. Celles-ci sont connues à l’avance car nous devons être transparents avec nos employés, mais aussi avec les sociétés de production locales avec lesquelles nous travaillons – Philippe Coen reviendra sur ce point.

Enfin, la culture d’entreprise de Disney encourage ses employés à s’exprimer. Nous avons-nous aussi mis en place une hotline qui permet en permanence de témoigner de manière anonyme, dans de très nombreuses langues. Nous encourageons fortement les employés qui sont confrontés à des situations de VHSS à les signaler. Et, bien entendu, nous nous assurons que ces personnels sont aidés ensuite par des professionnels que nous employons. Nous insistons auprès de nos cadres sur l’importance qu’ils doivent accorder au suivi de ces affaires dans le détail, y compris en matière de sanctions.

Je dois pour ma part suivre une formation sur les VHSS deux fois par an. Si je ne le fais pas, je reçois un appel de mon patron depuis les États-Unis. Cette approche est très rigoriste, mais ça marche.

Nous avons soixante-dix ans de pratique et l’on s’aperçoit que si l’on est clair et que l’on met en place les procédures et les ressources nécessaires, cela va plutôt bien se passer. Je ne dis pas qu’il n’y a jamais de problème, car malheureusement il y en a, comme partout. Mais les gens savent qu’ils peuvent appeler en toute confiance pour signaler une difficulté.

M. Philippe Coen, directeur des affaires juridiques et publiques de The Walt Disney Company pour l’Europe. Merci d’avoir relancé cette commission d’enquête indispensable.

En France, Disney c’est aussi la chaîne de télévision Disney Channel et les cinq chaînes qui font l’objet de conventions avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel puis l’ARCOM, dont la première a été signée il y a vingt-sept ans.

Disney est un acteur essentiel du cinéma qui contribue au financement de toute la filière. Comme l’a indiqué Thomas Spiller, nous employons de nombreux salariés au parc Disneyland. Ils relèvent de la convention collective dite Syntec. Celle-ci ne traite pas des VHSS et nous espérons la faire évoluer.

La France est un pays où les possibilités de recours sont particulièrement développées, tant à l’intérieur des entreprises qu’en vertu du droit du travail.

Notre approche en matière de VHSS est similaire à celle décrite par les représentants de Netflix et d’Amazon et nous abordons la question avec le même état d’esprit.

Nous préachetons des œuvres et participons de manière marginale à la création originale en France, mais nous sommes avant tout un diffuseur. Les choix faits en la matière nous permettent d’exercer une influence, notamment par l’intermédiaire de notre politique contractuelle. Même si Disney est le SMAD le plus récent en France, nous avons conscience d’avoir eu un rôle pionnier puisque notre expérience remonte à l’enregistrement de la société en 1934.

Je vais vous faire part d’une expérience personnelle lors du tournage d’un film en mars 2020. On nous avait demandé d’aider à former à la lutte contre les VHSS les équipes du producteur exécutif américain avec lequel nous travaillions, alors que ce sujet était encore peu abordé. J’ai donc été chargé avec mon équipe d’assurer la formation en ligne et en présentiel des 400 personnes participant au tournage du film Le dernier duel de Ridley Scott, à Paris et dans le Périgord. Ce film traite du consentement à travers l’histoire vraie, au Moyen-Âge, du mari d’une femme violée qui exige justice et remonte jusqu’au roi.

Notre activité de SMAD débutait alors en France et nous avons voulu souligner l’importance que nous accordons à la formation des personnels. Les sessions d’une heure et demie ont permis de diffuser un message très clair : nous ferions tout, ensemble, pour qu’il n’y ait ni sexisme, ni harcèlement, ni difficulté dans la manière dont sont traitées les différentes personnes composant l’équipe – dont nous n’étions pas l’employeur. À ma grande surprise, leur réaction après cette sensibilisation fut de demander pourquoi elles n’avaient pas auparavant eu accès à ce type de formation si utile en amont – à l’exception de tournages organisés par Warner Bros.

Je peux témoigner que les différentes sessions de formation avaient tendance à se transformer en groupes de parole, ce qui ne correspondait cependant pas à notre rôle. Cela a permis de mesurer à quel point le manque de formation était patent.

Nos contrats sont d’une grande richesse et d’une grande clarté en ce qui concerne les VHSS. Nous pourrons vous transmettre leurs principaux éléments. L’effort que nous faisons au sein de l’entreprise concerne également nos partenaires. Même lorsque nous n’employons pas directement les personnels lors des tournages, nous exerçons une influence, nous aidons et nous organisons. Ainsi, les numéros d’urgence qui garantissent l’anonymat figurent sur les fiches de service, dont un exemplaire est à votre disposition. Il est également important d’orienter vers des aides en ligne indépendantes et nous sommes très attentifs aux actions menées par des acteurs comme Audiens ou par les syndicats. L’Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA) et le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) ont ainsi distribué un kit de prévention des VHSS.

Notre travail consiste aussi à nous mettre avec humilité à la disposition de l’industrie créative française pour lui faire partager notre expérience et voir ce que nous pouvons améliorer collectivement.

M. Bruno Bernard, directeur des relations gouvernementales Europe pour Apple TV+. Quelques mots sur Apple avant de laisser la parole aux spécialistes que sont Guillaume Adam et Georgetta Curavale.

Apple est présent en France depuis 1981 et emploie désormais 2 700 personnes, principalement dans nos vingt magasins mais aussi dans des fonctions de soutien et de service. Nous estimons à 250 000 le nombre d’emplois créés grâce au lancement de l’App Store en 2008.

Nous avons noué plusieurs partenariats avec des acteurs de premier plan du secteur numérique en France, dont Station F pour le soutien aux start-up et Simplon pour la formation au code des demandeurs d’emploi.

Apple TV et Apple TV+ sont les petits derniers de nos services.

M. Guillaume Adam, directeur en charge des activités vidéos chez Apple TV. Dans le domaine de l’audiovisuel, Apple a lancé en 2008 l’achat de séries dans le cadre du iTunes Store, à quoi s’est ajoutée, en 2010, la possibilité d’acheter et de louer des films. Cette activité transactionnelle, développée en partenariat avec les studios, a fait d’Apple un acteur de premier plan dès les premiers jours de l’entrée du secteur dans l’ère numérique. En 2019, nous avons développé, en réponse à l’évolution des usages et des attentes de nos utilisateurs, l’app Apple TV, qui regroupe les programmes – films, séries et documentaires – et les différents moyens d’y accéder légalement en fonction de leur disponibilité : en accès gratuit, par abonnement, à l’achat ou à l’acte. À ce titre, nous travaillons avec l’ensemble des studios et la plupart des plateformes disponibles en France, qu’elles aient une portée globale comme Disney+ et Amazon Prime Video ou qu’elles soient des acteurs locaux comme France Télévisions, Arte et Canal+.

En 2019 encore, nous avons lancé notre propre service de vidéo à la demande par abonnement, Apple TV+, disponible sur l’app Apple TV et dont la singularité est qu’elle propose essentiellement des productions originales, c’est-à-dire des programmes jamais sortis auparavant et mis à disposition en exclusivité sur le service au moment de leur mise en ligne. Parmi nos dernières sorties figurent notamment Silo, avec Rebecca Ferguson, ou la série britannique Slow Horses, avec Gary Oldman et Kristin Scott Thomas. Nous investissons également dans la production française et je laisse à Georgeta Curavale le soin de présenter notre approche en la matière.

Mme Georgeta Curavale, directrice en charge des productions originales françaises pour Apple TV+. Mon parcours passe par des expériences professionnelles chez France 2, TF1, Canal+ et Studio Canal, dans les domaines du cinéma, des séries et de la production. Je suis fière de pouvoir contribuer à la visibilité internationale des talents français au sein d’un groupe comme Apple, où l’on s’attache à travailler avec des profils variés pour ce qui est de l’expérience et de l’origine. Avec nos partenaires de production français, nous nous efforçons de créer une culture d’inclusion dans nos productions, devant comme derrière la caméra.

Apple TV+ a été lancé en novembre 2019 en tant que service de streaming mondial pour la diffusion de films, de séries et d’émissions spéciales Apple Originals. Alors que notre service ne proposait, au moment de son lancement, que neuf contenus, nous en proposons aujourd’hui plus de deux cents. Cinq productions originales françaises ont été réalisées pour Apple TV+, dont une dont nous avons acquis la licence après la fin du tournage : la série française Les Gouttes de Dieu.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci d’en venir aux politiques que vous menez.

Mme Georgeta Curavale. Apple TV+ n’est à ce jour le producteur exécutif d’aucune de nos productions en France. Nous sélectionnons donc avec beaucoup d’attention les partenaires de production qui prennent en charge ces services. Ensemble, nous mettons en place des lignes de conduite très importantes, selon quatre axes majeurs : des dispositifs de formation de qualité, l’accès à des ressources en matière de sécurité et de santé – ce qui englobe la prise en compte de la santé mentale des équipes –, des mesures d’inclusion et de diversité, et une approche de développement durable appliquée à tous les acteurs et à l’équipe.

En outre, des personnes dédiées à la production suivent à un rythme hebdomadaire, avec nos partenaires de production, tous les tournages et toutes les réunions de production. Nous sommes très attentifs à la situation des mineurs, pour lesquels nous avons instauré des protocoles d’engagement stricts visant à assurer leur bien-être sur les tournages. Le coordinateur d’intimité est également un standard pour Apple TV+ et, pour ce qui est de l’équivalent du référent, nous appliquons des mesures permettant à toute personne impliquée de faire remonter en toute sérénité des préoccupations qui pourraient apparaître sur un tournage. Nous avons aussi, bien évidemment, inclus dans ce dispositif des clauses de moralité.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Pensez-vous que ces questions soient, comme on l’entend dire – et même si nous avons aussi des témoignages contraires – mieux prises en compte aux États-Unis qu’en France, notamment en matière de contractualisation ? Si tel est le cas, pourquoi ?

Sur un plan plus technique, avez-vous édicté, dans le cas où vous êtes producteur délégué ou diffuseur, des clauses contractuelles claires quant au comportement de toutes les équipes techniques et artistiques ?

Enfin, comment fonctionnent les hotlines que vous avez tous créées ? Sont-elles ou non en lien avec Audiens ? Vos feuilles de service, par exemple, indiquent-elles, outre la mention de votre propre hotline, le numéro d’Audiens ? En effet, une hotline indépendante et internalisée et une hotline gérée à l’extérieur par les partenaires sociaux sont deux choses différentes.

M. Thomas Spiller. J’ignore si la situation est meilleure aux États-Unis, mais il s’agit essentiellement d’une différence d’approche et de cadre juridique. Aux États-Unis, en règle générale, beaucoup de choses sont laissées à l’appréciation des tribunaux et relèvent d’un cadre contractuel, la loi étant souvent moins prescriptive qu’en Europe et en France. En cas de manquement au contrat, les tribunaux sont saisis. Je ne saurais donc dire si c’est mieux ou moins bien : c’est différent.

M. Philippe Coen. Comparaison n’est pas toujours raison et il est un peu difficile de se livrer à un exercice de droit comparé. Je le redis : depuis que nous avons instauré un programme de formation, en 2020, la réaction des équipes françaises a été très claire : elles se demandaient pourquoi le système français accusait autant de carences avant que les Américains ne viennent les former. C’est déjà une réponse partielle à votre question.

Pour ce qui est de la différence en matière contractuelle, nous prévoyons toujours une référence à un guide, un handbook, dont cinq chapitres thématiques sur sept portent sur ces questions. Un chapitre intitulé Speak Up est consacré aux lignes d’écoute indépendantes, insistant sur l’interdiction de la vengeance envers une personne qui aurait témoigné – le non-retaliation principle. Un deuxième chapitre porte sur les scènes à sexual content, c’est-à-dire orientées sur la sexualité. La promotion du safe sex pour éviter les scènes sans usage de préservatif fait partie des clauses que nous avons inscrites dans le guide d’écriture sur lequel se fonde le comité de sélection. Nous veillons, en outre, à ce que les comités de lecture soient paritaires. Un troisième chapitre est consacré au harcèlement sexuel et aux procédures afférentes, et un quatrième aux scènes intimes – scènes qui, sans être sexuelles, peuvent être équivoques à cet égard –, question déjà abordée au cours de travaux de votre commission.

Pour ce qui est des hotlines, les producteurs exécutifs avec lesquels nous travaillons sont en première ligne, renvoyant vers leurs propres lignes d’écoute, et nous n’intervenons qu’en deuxième ligne, si le premier recours n’a pas vraiment fonctionné. Les recours offerts par le droit français sont, du reste, très nombreux.

Quant au renvoi vers Audiens, cette pratique relève de nos partenaires producteurs exécutifs locaux.

M. Victor Roulière, responsable des relations institutionnelles de Netflix France. Pour ce qui est de la comparaison avec les États-Unis, comme l’a rappelé Mme Daridan, notre mandat de représentant de Netflix en France est de produire et de programmer des contenus français pour un public français. Nous sommes néanmoins un acteur global du divertissement et, de ce fait, pouvons observer les bonnes pratiques appliquées dans le monde, notamment aux États-Unis, pays précurseur quant au recours à la fonction de coordinateur d’intimité. La combinaison entre une présence mondiale et un fort ancrage en France nous permet de bénéficier de ces diverses expériences, puis de les importer et de les adapter au contexte local français.

Lorsque nous sommes producteurs délégués et diffuseurs, nous introduisons en effet des clauses contractuelles très claires quant aux comportements attendus sur les productions Netflix.

Pour ce qui est, enfin, du fonctionnement concret de la hotline, un numéro de téléphone ou une adresse mail permet à tout membre de l’équipe technique ou artistique de dialoguer directement, d’une manière anonyme et confidentielle, avec des équipes internes de Netflix compétentes en matière de ressources humaines et en matière juridique. Audiens n’est pas inclus, à ce stade, dans ce dialogue, mais nous avons avec cet organisme des échanges très réguliers sur divers sujets, dont celui-ci. Il y a peut-être là, en effet, une possibilité d’évolution pour l’avenir.

Mme Marie-Laure Daridan. Il s’agit majoritairement de productions indépendantes et ce sont donc nos partenaires producteurs indépendants qui sont en première ligne.

Mme Georgeta Curavale. En matière d’adaptation de pratiques américaines au marché français, Apple TV+ recourt également à un coordinateur d’intimité et intègre des clauses de moralité prévoyant notamment que les talents doivent se conformer au code de conduite des sociétés de production françaises et au droit du travail français, sachant que la société de production a le droit de suspendre ou de mettre fin aux services du talent si des violences sont constatées.

Par ailleurs, des renvois au numéro de téléphone d’Audiens sont systématiquement prévus dans toutes les feuilles de services.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans quelles conditions est-il possible de mettre fin au contrat, comme vous dites que c’est le cas, sur la base de la clause de moralité ? Est-ce après dépôt de plainte ou après un simple signalement ? Quel est le déclencheur de cette procédure et comment se déroule-t-elle ?

En deuxième lieu, notre commission a constaté qu’un des moments clés était le casting, qui se situe en dehors des contrats de travail et de votre responsabilité de diffuseur. Les castings font-ils l’objet de clauses et de procédures particulières ?

Ma dernière question porte sur les représentations et sur la protection des personnes qui ont parlé. En effet, et même si vous n’êtes pas directement concernés, je suis frappée de constater que la disparition d’Adèle Haenel du cinéma n’a choqué personne et que Judith Godrèche se trouve dans une situation assez comparable. Quelle est votre politique en la matière ?

Mme Georgeta Curavale. Les clauses de moralité sont analysées au cas par cas en fonction de la gravité des faits. Si, à la suite d’une enquête interne et d’une discussion avec nos partenaires de production, les faits avérés sont jugés très graves, cela peut conduire à une suspension du contrat de travail ou à un licenciement.

M. Erwan Balanant, rapporteur. L’avez-vous déjà fait ?

Mme Georgeta Curavale. Non, pas à ce jour.

Pour ce qui est de l’accompagnement au niveau des castings d’Apple TV+ et de nos productions, nous exigeons la présence du coordinateur d’intimité, durant tout le processus : il est donc présent lors du casting, et même en amont, avant le démarrage du contrat de travail.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous est-il déjà arrivé de résilier des contrats en vertu de clauses contractuelles portant sur ces questions ?

M. Philippe Coen. Pas chez Disney, car nous n’avons pas encore assez de recul après trois ans et demi de production. Nous-mêmes et nos contractants avons toutefois ces clauses très présentes à l’esprit et elles ont été largement évoquées chaque fois que nous avons été en production dépendante – je pense en particulier à Becoming Karl Lagerfeld ou à Oussekine, qui ont fait partie des productions phares de notre plateforme. Nous sommes très vigilants sur ces points.

Par ailleurs, les phases de préproduction, dont le casting, ne sont pas exclues de notre corpus contractuel. Le casting s’insère donc dans les étapes auxquelles s’appliquent les clauses que nous avons évoquées.

Nous n’avons, enfin, pas eu d’expérience particulière dans le domaine délicat de la représentation et de l’invisibilité de personnes qui auraient été des whistle blowers, c’est-à-dire des témoins. Il n’y a, en tout cas, aucune exclusive quant au fait de travailler avec ces talents.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il n’y a pas d’exclusive, mais pas non plus de politique particulière. Il est en effet flagrant, notamment dans le cadre de MeToo et de l’affaire Weinstein, aux États-Unis, qu’une part significative des actrices qui ont parlé ont disparu du monde du cinéma, sont mises en retrait ou ont arrêté. Votre rôle consiste aussi à les tenir dans le monde du cinéma, or j’entends depuis le début qu’il n’y a aucune espèce de politique en la matière, ce qui est très dommage. Ce sera sans doute l’une des évolutions possibles.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous avons auditionné des personnes qui ont disparu, broyées par un système, comme Sara Forestier ou Francis Renaud. Vous qui êtes financeurs – c’est vous qui mettez l’argent –, avez-vous une réflexion sur l’accompagnement des talents dans ce monde où nous constatons des violences incroyables ?

Sur le plan technique, les règles d’un droit étranger, même européen, pouvant être différentes, pouvez-vous confirmer que le droit du travail français s’applique aux tournages de productions françaises qui auraient lieu à l’étranger, par exemple en Roumanie, pour des raisons liées aux décors ou aux studios ?

M. Yohann Bénard. Pour notre part, nous n’avons jusqu’à présent pas eu de signalement sur nos productions françaises. Pour ce qui concerne les hotlines, nous travaillons avec une entreprise indépendante, Navex.

Par ailleurs, nous appliquons en effet une politique interdisant les rétorsions en cas de dénonciation faite de bonne foi, qu’elle ait ou non été suivie de sanction. C’est là pour nous une ligne très claire. Ainsi, Andréa Bescond, qui a dénoncé publiquement, dans son film et sa pièce de théâtre intitulés Les Chatouilles.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Andréa Bescond, souvent citée au cours des travaux de cette commission, a dénoncé avec beaucoup de courage dans Les Chatouilles la pédocriminalité dont elle a été victime, mais elle ne dénonce pas une personnalité du monde du cinéma ou de l’audiovisuel. La situation est différente et je voudrais qu’on entende cette distinction.

M. Yohann Bénard. Ce que je voulais dire, c’est que nous avons travaillé avec elle sur la série Nudes, sortie en exclusivité sur Amazon et dont nous avons fait une promotion très active auprès du public et du milieu scolaire, ainsi que des institutions françaises et européennes, auxquelles nous avons destiné plusieurs projections, dont une au ministère des affaires étrangères et une autre à Bruxelles voilà quelques semaines, soit longtemps après la sortie de la série. C’est là un exemple de la politique active que nous menons en la matière.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pas vraiment. Les personnes ostracisées, repoussées à la marge du milieu, sont celles qui ont évoqué des faits concernant ce milieu. Ce qui est vrai dans le milieu audiovisuel l’est aussi dans le monde du sport, comme nous l’avons vu dans le cadre d’une autre commission d’enquête, et dans le monde politique. Il y a là une dynamique qui n’est pas propre à votre milieu, mais qui existe et contre laquelle nous devrons appliquer une politique volontariste de protection des personnes qui ont dénoncé des faits commis dans le milieu concerné.

Vous excluez la vengeance, mais il ne s’agit pas à proprement parler d’une vengeance avouée et avouable : ce sont des processus d’invisibilisation, de fragilisation et de mise en retrait qui ne sont pas véritablement des actes construits ou facilement identifiables. Des politiques véritablement volontaristes sont nécessaires pour éviter ces biais, en être conscients et faire en sorte que les personnes visées aient encore leur place dans le monde du cinéma.

M. Emeric Salmon (RN). Monsieur Spiller, vous avez dit dans votre propos liminaire que l’entreprise Disney, que vous représentez, a pris des dispositions depuis soixante-dix ans. Les auditions auxquelles nous avons procédé faisant souvent état d’actes commis dans les années 1980 et 1990, pouvez-vous nous dire ce qui a déclenché si tôt, chez Disney, l’instauration de ces pratiques ?

M. Thomas Spiller. Tout a commencé lorsqu’un jeune enfant acteur, Jackie Coogan, très connu à l’époque et que tout le monde a oublié aujourd’hui, a intenté, une fois majeur, un procès à ses parents parce qu’il ne lui restait rien de tout l’argent qu’il avait gagné. L’enjeu était certes là pécuniaire, mais il s’agissait surtout de prendre en compte les enfants acteurs et toutes les victimes potentielles telles qu’on les décrit aujourd’hui, car il faut un système contre ces abus.

Mme Marie-Laure Daridan. Monsieur le rapporteur, même si nous tournons beaucoup en France, nous sommes parfois amenés, à cause notamment des décors, à tourner une partie de programme à l’étranger, comme cela a notamment été le cas pour Sous la Seine, faute de bassin approprié.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Sous la Seine n’a pas été tourné en France ?

Mme Marie-Laure Daridan. Si, mais pour certaines images, il n’existait pas en France de bassin approprié.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Il en existe, mais il n’est pas possible d’y tourner.

Mme Marie-Laure Daridan. En effet. En l’occurrence, ces scènes ont été tournées en Belgique. En tout cas, le tournage est régi par le droit du travail français.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Frenchie Shore est une sorte de téléréalité trash qui bouscule beaucoup les notions de consentement et de violences, ainsi que ce qu’il est – ou non – décent de montrer. Qu’en est-il de la modération de ce programme, si modération il y a ?

M. Yohann Bénard. Nous ne sommes pas seulement éditeur, mais aussi diffuseur. Amazon Channels donne ainsi accès à un très grand nombre de chaînes tierces, dont l’une, Paramount+, qui est une chaîne généraliste, diffuse le programme que vous évoquez tant sur ce service d’Amazon que sur d’autres services de diffusion, comme Canal+ ou Orange. Ce programme a fait l’objet d’un signalement de la ministre de la Culture à l’ARCOM et à l’autorité compétente du pays d’origine de Paramount, à savoir l’Allemagne. Nous ne sommes que l’un des diffuseurs de ce programme, qui n’est en aucun cas une œuvre d’Amazon, mais nous appliquerons évidemment les décisions qui seront prises.

Mme Philippine Colrat. Nous avons pris la décision de ne pas faire la promotion de ce programme sur Amazon.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez tout de même la possibilité d’en arrêter la diffusion.

Mme Philippine Colrat. Non. Nous ne sommes pas éditeur de ce contenu.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous n’avez donc aucun moyen d’arrêter la diffusion si vous constatez des faits qui ne correspondent pas à votre éthique ?

Mme Philippine Colrat. Nous pouvons prendre la décision de ne pas diffuser Paramount+.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il vous faudrait donc arrêter complètement la diffusion de Paramount+ ?

Mme Philippine Colrat. Oui. En l’occurrence, il n’a pas été constaté de violation du contrat avec Paramount+ ou de nos politiques éditoriales. Ce n’est donc que sur décision de l’ARCOM que nous pourrions mettre fin à la diffusion.

M. Erwan Balanant, rapporteur. En tant que diffuseur, vous avez une responsabilité éditoriale et, en tant que directeur de publication, une responsabilité pénale pour ce qui concerne les contenus. Fonctionnez-vous comme un média – journal ou télévision –, qui dispose, comme les sites internet, d’un directeur de publication pénalement responsable de ce qui est diffusé ? En tant que diffuseurs – et ma question s’adresse à vous tous –, êtes-vous soumis sur toutes vos plateformes au même droit que les médias français ?

M. Yohann Bénard. Absolument.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous pouvez donc prendre la décision éditoriale de supprimer un contenu.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si vous avez la responsabilité légale du contenu, vous avez aussi la possibilité de ne pas le diffuser. Il n’est pas possible que vous ayez la responsabilité légale et aucun moyen d’action sur cette diffusion.

M. Yohann Bénard. Il n’y a pas de doute sur le fait que nous soyons tout à fait soumis aux règles du droit français. La question qui se pose est celle de la suspension éventuelle de cette chaîne de télévision éditée par le groupe Paramount. Si une telle décision doit être prise, elle doit être collective et s’appliquer sur l’ensemble des services de distribution existants, dont le nôtre.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cette réponse est insatisfaisante.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). J’ai été directeur de presse et, sauf erreur de ma part, je ne suis pas sûr que la situation soit identique. Le contrat que vous avez conclu avec la société Paramount pour la diffusion de leur catalogue vous donne-t-il un droit de regard vous permettant d’éviter les œuvres qui contreviendraient à votre charte ou à la loi française ? Avez-vous en la matière, en tant que diffuseur, une politique vigilante ? La question est certes délicate car le risque de censure existe mais, compte tenu des obligations qui vous incombent, l’avez-vous déjà abordée ?

M. Yohann Bénard. Nous avons, bien sûr un droit de regard, mais je n’ai pas consulté ce contrat particulier. Nous vous ferons parvenir une réponse spécifique.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il est très important de savoir quelles sont vos responsabilités et quelle est votre capacité à agir sur la diffusion de telles images. Si vous n’avez aucune responsabilité, vous n’avez pas de capacité à agir et si vous avez une responsabilité, vous avez aussi une capacité à agir. Il faudrait clarifier cette question, car nous avons l’impression que vous avez la responsabilité sans la capacité à agir, ce qui n’est pas possible. Si votre contrat avec Paramount ne contenait pas de clause de moralité ou de respect des lois, il faudrait le revoir.

Vos diffusions touchent un public considérable. Quand avez-vous commencé à instaurer des clauses de moralité, des cellules et des hotlines ? Ces dispositifs sont-ils très utilisés ? De fait, depuis le début de travaux de notre commission d’enquête, nous avons l’impression que tout est très bien fait partout, mais nous n’en entendons pas moins des témoignages de violences hallucinants dans un cadre censé posséder tous les outils pour les éviter.

Mme Georgeta Curavale. Dès le début du service, en 2019, pour toutes les productions Apple TV+ dans le monde, car le service est né avec ces problèmes.

M. Victor Roulière. Netflix a commencé à produire du contenu original depuis environ 2016, avec toujours le même souci de protection de l’ensemble des personnes qui interviennent sur les tournages. Nous reviendrons vers vous avec les dates précises du lancement de chacun des dispositifs. Les pratiques de recours sont généralisées et quasi automatiques – la fonction de coordinateur d’intimité en est un exemple.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il serait bon, en effet, que vous puissiez nous donner quelques chiffres par écrit.

Mme Marie-Laure Daridan. De nombreux dispositifs existent depuis le début et nous nous efforçons de les améliorer à mesure que les bonnes pratiques se partagent. La coordination d’intimité date ainsi, sauf erreur, de 2021, ce qui est relativement récent.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faudrait que vous puissiez nous indiquer les dates de mise en œuvre de vos dispositifs et les chiffres concernant le recours à ceux-ci, comme le nombre d’appels reçus chaque année par les hotlines par rapport au nombre de salariés concernés.

Les auditions se termineront au mois de février et les travaux de la commission d’enquête au mois d’avril, avec un rapport. D’ici à cette date, vous pouvez nous communiquer par écrit des compléments d’information et, s’il est d’autres sujets que nous n’avons pas abordés aujourd’hui, n’hésitez pas à nous les indiquer également par écrit. Pour notre part, si nous avons des questions supplémentaires, nous reviendrons vers vous par écrit ou dans le cadre d’une autre audition.

 

*     *

La commission entend le général Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en recevant M. le général François Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur.

Général, nous avons souhaité vous entendre pour évoquer avec vous la procédure de retrait de la légion d’honneur attribuée au cours des années passées à des personnes aujourd’hui sous le coup de procédures judiciaires pour des faits de violences sexuelles et sexistes.

Il me semble qu’il avait été question, en 2017, de retirer la légion d’honneur à Harvey Weinstein. Plus récemment, Rima Abdul Malak, alors ministre de la culture, avait annoncé l’ouverture d’une procédure de retrait de la légion d’honneur à Gérard Depardieu. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces deux affaires et, au-delà, sur les critères présidant à l’attribution comme au retrait de la légion d’honneur ?

Cette audition, ouverte à la presse, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous céder la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Lecointre prête serment.)

M. le général François Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur. Je vous remercie de m’avoir convié à cette audition, qui me donne l’occasion de parler de la Légion d’honneur, cet ordre mal connu en France alors qu’il joue un rôle central pour inspirer un sentiment citoyen aux Français.

L’attribution de la légion d’honneur fait l’objet de contingents, fixés trisannuellement par le grand maître de l’ordre sur proposition du grand chancelier de la Légion d’honneur. Ces contingents ont été considérablement réduits sous la présidence d’Emmanuel Macron, grand maître actuel de l’ordre. Ainsi, 1 200 légions d’honneur sont accordées chaque année à titre civil. Par ailleurs, le président de la République a souhaité que l’on ne dépasse pas 400 promotions par contingent, ce qui, à raison de deux contingents par an, fait moins de 800 promus chaque année : c’est très peu pour un pays de 67 millions d’habitants. Lorsque le général de Gaulle est arrivé au pouvoir à la fin des années 1950, il y avait 340 000 décorés de la légion d’honneur – cela correspondait essentiellement au « stock » des deux grandes guerres. Le général de Gaulle, estimant ce chiffre trop important, a demandé que l’on ne dépasse pas 120 000 décorés vivants, pour un pays qui comptait alors 45 millions d’habitants. Nous sommes aujourd’hui descendus à moins de 80 000 décorés de la légion d’honneur en vie. La sélection est donc importante.

Les seules conditions à remplir pour obtenir la légion d’honneur sont de se conformer aux règles de l’honneur et de la probité, et d’avoir vingt ans d’activité au service de la nation ou de la société – cela explique pourquoi il n’y a pas de gens très jeunes dans l’ordre de la légion d’honneur, sauf situation exceptionnelle comme les promotions liées aux Jeux olympiques.

Les ministres disposent dans leur domaine d’activité d’un contingent dédié qui leur est fixé par le grand chancelier, en accord avec le grand maître. Ils adressent leurs propositions à la grande chancellerie, dont le bureau étudie la conformité au code de la Légion d’honneur. Les vérifications portent en particulier sur l’absence de condamnation judiciaire – le bulletin n° 2 du casier judiciaire doit être vierge – et sur l’absence de problème avec le fisc – nous adressons une demande au ministère de l’économie et des finances pour vérifier ce point. Puis nous vérifions l’état civil de la personne proposée ; un dossier très complet est établi.

Nous étudions ensuite les motifs à l’origine de cette proposition. Il ne peut s’agir seulement d’une belle carrière réalisée de façon honorable : il faut des réalisations particulières, des engagements forts au profit du bien commun de la société. Par ailleurs, nous effectuons une étude d’honorabilité en vérifiant sur internet s’il existe des informations particulières, des doutes ou des problèmes réputationnels qui pourraient entacher l’ordre de la Légion d’honneur.

Une fois ce travail fait, le bureau établit un mémoire qui reprend l’ensemble des propositions et émet des réserves ou des observations sur certaines d’entre elles, par exemple lorsqu’il y a un problème d’honorabilité, lorsque les réalisations paraissent trop minces pour justifier l’attribution de la légion d’honneur, lorsque la personne est trop jeune ou ne remplit pas les conditions en matière de casier judiciaire ou de régularité de la situation vis-à-vis du fisc.

Les dossiers sont ensuite remis à un rapporteur du conseil de l’ordre. Le conseil, présidé par le grand chancelier, est composé de seize personnes désignées par le grand maître pour un mandat de quatre ans renouvelable. La parité est strictement respectée dans la composition du conseil de l’ordre – c’est également le cas dans les propositions qui sont faites depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. Chacun des membres est nommé en fonction de son domaine de compétence et de la légitimité dont il dispose dans ce domaine.

Il existe deux ordres : l’ordre de la Légion d’honneur et l’ordre national du Mérite, auxquels s’ajoute la Médaille militaire. Les personnalités chargées du domaine de la culture sont Brigitte Lefèvre, ancienne directrice de la danse de l’opéra de Paris, pour le conseil de l’ordre de la Légion d’honneur et Amin Maalouf pour le conseil de l’ordre national du Mérite. Dans chacun des domaines, la personne référente, membre du conseil et décorée de l’ordre, étudie les dossiers et peut avoir un avis inverse, différent ou plus nuancé que celui de la grande chancellerie. En ce cas, le rapporteur fait valoir ses différences, ses réticences, ses nuances au conseil de l’ordre, où nous discutons du cas particulier et où nous décidons de le retenir, de le rejeter, de l’ajourner, de demander des compléments d’information en le reportant à une autre promotion, voire de le renvoyer à un autre ordre. Telles sont les procédures de préparation et d’étude des mémoires de proposition, qui sont ensuite soumis au grand maître. Celui-ci peut ne pas suivre l’avis des conseils, même s’il est très rare qu’il y ait des restrictions. Ensuite, l’ensemble de la promotion fait l’objet d’un décret publié au Journal officiel.

Une autre procédure existe : la procédure d’initiative citoyenne, qui ne figure pas dans le code de la Légion d’honneur mais que je vais faire inclure par une modification du code qui devrait intervenir au tout début de l’année prochaine. Selon cette procédure, cinquante personnes peuvent réunir leurs signatures, bâtir un mémoire et l’adresser au préfet du département de résidence de l’intéressé pour proposer que celui-ci soit décoré.

La procédure de retrait de la légion d’honneur, de l’ordre national du Mérite et de la Médaille militaire est lancée de façon discrétionnaire par le grand chancelier de la Légion d’honneur. Il décide d’engager une procédure disciplinaire quand la personne a manifestement failli à l’honneur, a eu un comportement ouvertement scandaleux ou a été condamnée par la justice. Le grand chancelier adresse un courrier à la personne intéressée, l’alerte des faits qui lui sont reprochés et des raisons pour lesquelles il lance une procédure disciplinaire et lui offre un mois pour envoyer un mémoire en défense. Elle peut demander à être entendue par le conseil mais, à ma connaissance, cette possibilité n’a jamais été accordée.

Une fois que la personne a répondu, son cas est présenté au conseil de l’ordre par un rapporteur désigné par le grand chancelier parmi les membres du conseil. À l’issue de la présentation, qui inclut un rappel de la jurisprudence en vigueur pour les retraits, suspensions ou exclusions, une proposition de sanction est faite par le rapporteur. Il peut s’agir soit d’une censure, autrement dit un blâme du grand chancelier adressé par un courrier à l’intéressé, qui peut en outre faire l’objet d’une publication au Journal officiel, soit d’une suspension pour une durée variable, laquelle dépend souvent de l’âge de la personne sanctionnée, soit d’une exclusion définitive. Cette proposition, après avoir été votée par le conseil, est adressée au grand maître qui décide, ou pas, de suivre les préconisations du conseil de l’ordre. S’il ne peut pas aggraver une sanction, il peut en revanche l’amoindrir.

Le code de la Légion d’honneur dispose que dès qu’une personne a été sanctionnée définitivement pour un crime ou condamnée à une peine d’emprisonnement d’un an sans sursis, elle est exclue de l’ordre. Il n’est donc même pas nécessaire d’étudier les faits reprochés : la sanction d’exclusion est automatique. En dehors de ces hypothèses, il y a étude du cas.

Depuis mon arrivée en février 2023, j’ai demandé qu’une attention particulière soit apportée à la discipline de manière générale, parce que je considère que l’ordre doit être exemplaire et qu’il faut étudier très attentivement l’ensemble des comportements des personnes décorées. Normalement, c’est le ministère de la justice ou le ministère des armées qui alerte le grand chancelier lorsqu’une personne a été punie de manière définitive par la justice. Dans les faits, nous effectuons des recherches régulières pour vérifier si une personne a été sanctionnée. Nous recevons aussi souvent des dénonciations écrites nous signalant que telle ou telle personne a été sanctionnée. Les dénonciations peuvent venir d’individus, de groupements, de syndicats.

Dès mon arrivée, j’ai demandé qu’on prête une attention particulière à ce sujet. Lors des mandats de mes deux prédécesseurs, de 2010 à 2023, vingt-huit dossiers concernant des affaires de violences physiques ou sexuelles ont été traités par les conseils ; depuis février 2023, quatorze dossiers disciplinaires ont déjà été traités par les conseils. Nous avons donc considérablement augmenté la prise en compte disciplinaire de manière générale – il peut y avoir d’autres sujets que les violences sexuelles ou morales – et nous continuerons dans cette voie. La vague MeToo rend ces agressions ou ces crimes absolument insupportables et, par ailleurs, leur donne une notoriété très forte. Il est donc indispensable que nous puissions réagir.

J’ai reçu, quand j’ai pris mes fonctions en février 2023, Mme Violaine Richard, ancienne conseillère régionale de Provence-Alpes-Côte d’Azur, Mme Fiona Texeire, cofondatrice de l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles en politique, et Mme Hélène Devynck, journaliste qui a porté plainte contre M. Patrick Poivre d’Arvor. Elles m’ont dit à quel point elles étaient préoccupées par la nécessité de préserver le prestige des ordres nationaux en lançant systématiquement des procédures lorsque cela était possible – ce n’est pas toujours possible, malheureusement. J’ai reçu également, en mai dernier, Mme Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMedia, qui m’a fait part des difficultés et des problématiques sensibles de son secteur. Elle est venue faire un point d’étape avec mon chef de cabinet la semaine dernière. Nous continuons de suivre cela avec attention.

Nous nous interdisons de lancer des procédures tant qu’une procédure judiciaire est en cours et que celle-ci n’a pas abouti à une conclusion définitive. Il se trouve que l’affaire concernant Gérard Depardieu à laquelle Mme Abdul Malak avait fait allusion n’a pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure judiciaire. En revanche, il y a eu un manquement public à l’honneur évident, révélé par un reportage montrant l’attitude scandaleuse de Gérard Depardieu en Corée. La procédure disciplinaire a donc pu être lancée. Par ailleurs, Mme la ministre a eu tort, à l’époque, d’en parler publiquement parce que ces procédures sont secrètes. Il n’est pas question, tant que le grand maître n’a pas décidé de la sanction qui sera finalement retenue, que cette procédure et surtout que l’avis du conseil de l’ordre soient rendus publics puisque c’est le grand maître, et uniquement lui, qui décide au bout du compte de la sanction qui sera infligée.

Le paradoxe, c’est qu’une personne poursuivie par la justice est relativement protégée jusqu’à la conclusion de la procédure judiciaire. Le conseil de l’ordre s’interdit de lancer une procédure, d’abord parce qu’il n’a pas les moyens d’investigation dont dispose la justice et que, par ailleurs, si nous faisions au grand maître des propositions de sanction, elles pourraient être contestées par les personnes tant qu’une décision de justice n’a pas définitivement été rendue. La vraie difficulté, c’est que ces affaires durent longtemps, qu’elles peuvent faire l’objet d’un appel ou d’un pourvoi en cassation qui sont longs et contre lesquels on ne peut malheureusement pas faire grand-chose.

J’ai demandé à Mme Devynck, à Mme Texeire, à Mme Richard et à Mme Dancourt de nous alerter sur des personnes qui seraient susceptibles un jour de rentrer dans l’ordre. Lorsque nous faisons des études d’honorabilité, nous trouvons beaucoup de choses sur internet. À chaque conseil de l’ordre, nous examinons des affaires de cette nature, mais pas seulement : le conseil peut estimer par exemple qu’il n’est pas opportun de promouvoir le patron d’une entreprise ayant conduit un plan social très dur, qui aurait donné lieu à des articles de presse dans l’année précédant la présentation de son dossier, même s’il n’y a pas de responsabilité particulière mais parce que cela revêt un aspect réputationnel. Cet aspect réputationnel peut aussi concerner des affaires de violences sexuelles : si on le sait, c’est bien, et si on a des réseaux qui peuvent nous alerter, c’est encore mieux. J’ai donc demandé aux personnes qui sont venues me voir de m’alerter si, dans le monde des médias, de la culture, de la politique, elles savent ou elles ont entendu parler de choses qui leur paraissent contraires à l’honneur, avant que ces personnes puissent être proposées pour l’ordre de la Légion d’honneur.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je comprends de votre propos qu’une personne qui ne ferait pas l’objet d’une plainte pourrait être plus facilement sanctionnée qu’une autre contre laquelle une procédure judiciaire aurait été engagée. Est-ce bien le cas ?

Tant que la procédure judiciaire est en cours, la suspension n’est pas possible, n’est-ce pas ?

Dans ces affaires, les faits sont souvent prescrits : comment traitez-vous le cas d’un titulaire de la légion d’honneur ayant bénéficié du classement sans suite d’une plainte déposée contre lui ?

M. le général François Lecointre. Si une plainte est classée sans suite pour prescription et si la personne n’a pas reconnu sa culpabilité, nous ne la poursuivons pas.

Il est vrai qu’une personne ne faisant pas l’objet de poursuites judiciaires est plus exposée à un risque de sanction dans l’ordre de la Légion d’honneur, sauf si elle se livre publiquement à des aveux : dans ce cas, nous lançons systématiquement une procédure contre elle.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. La candidature d’une personne faisant l’objet d’une enquête en cours des services fiscaux serait-elle automatiquement rejetée ? Si elle est déjà titulaire d’une décoration, serait-elle obligatoirement sanctionnée ?

M. le général François Lecointre. Non, il faut une décision de sanction définitive. Par ailleurs, une personne sanctionnée pour une autre infraction que celle ayant déclenché une instruction peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Les suspensions automatiques ne valent-elles que pour les condamnations criminelles ? En cas de délit, faut-il que la peine soit au moins d’un an de prison ferme ? Les peines inférieures à un an de prison ferme pour agression sexuelle sont courantes : dans un tel cas, l’auteur des faits ne serait pas mécaniquement suspendu de l’ordre national de la Légion d’honneur, c’est bien cela ?

M. le général François Lecointre. Les exclusions sont automatiques pour une condamnation criminelle ou pour toute peine égale à au moins un an d’emprisonnement. Le viol étant un crime, toute condamnation pour viol entraîne mécaniquement l’exclusion de l’ordre.

La moitié des agressions sexuelles sont pénalement sanctionnées d’au moins un an de prison ferme, condamnation qui entraîne également l’exclusion automatique. Pour les autres condamnations pour agressions sexuelles, l’exclusion a été systématiquement retenue depuis que je suis grand chancelier. Deux cas n’ont débouché que sur une suspension, mais l’exclusion est désormais systématique pour des affaires de harcèlement sexuel.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Gérard Depardieu est visé par une plainte pour viol et par d’autres pour agressions sexuelles. Les images montrées dans le reportage de France Télévisions n’ont pas donné lieu au lancement d’une procédure judiciaire : si je vous suis bien, vous auriez pu vous en saisir pour le sanctionner, n’est-ce pas ?

M. le général François Lecointre. Oui, c’est d’ailleurs ce que j’ai fait, mais je regrette que la procédure que j’ai lancée ait été rendue publique.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous acceptez de vous saisir d’un cas après des déclarations ou des accusations n’ayant pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure judiciaire, mais vous refusez de vous prononcer sur un cas faisant l’objet d’une procédure en cours. Votre position, qui paraît quelque peu contradictoire, pourrait-elle évoluer ? Qui édicte les règles que vous suivez ?

M. le général François Lecointre. C’est le code de la Légion d’honneur qui définit les règles, notamment disciplinaires. On peut modifier le code – nous sommes en train de le faire pour introduire l’initiative citoyenne –, mais le cadre actuel prévoit les règles que je vous ai présentées sur le lancement d’une procédure, l’examen du type de sanction applicable et la jurisprudence.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Qui a édicté le code de la Légion d’honneur ?

M. le général François Lecointre. C’est le pouvoir réglementaire, les normes faisant l’objet d’un décret en Conseil d'État.

Vous avez raison, les règles actuelles sur le lancement d’une procédure de sanction posent question. Les témoignages ou la rumeur publique sur la réputation de tel ou tel ont plus de poids sur le dossier d’une personne que l’ouverture d’une procédure judiciaire. Si le conseil de l’ordre de la Légion d’honneur connaît la réputation douteuse d’une personne dans un domaine, il évite de l’intégrer dans l’ordre. Ne pas recevoir de décoration est moins infamant que perdre celle que l’on a reçue : dans ce dernier cas, la sanction est publique et, pour la plupart des concernés, difficile à digérer.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Afin d’éviter de fâcheuses situations, vous préférez que vos interlocutrices de MeTooMedia dressent une liste de personnes pouvant faire l’objet de rumeurs plutôt que d’avoir à vérifier l’intégrité d’un candidat à l’ordre de la Légion d’honneur au moment de l’examen de son dossier. Je comprends votre volonté de protéger votre institution, mais vous savez, avant toute transmission de candidature, que certaines personnes n’auront pas la légion d’honneur, sans que la moindre procédure n’ait été conduite. Cette position ne présente-t-elle pas quelque risque ?

M. le général François Lecointre. Le conseil de l’ordre doit savoir que des soupçons pèsent sur la moralité de la personne. Ce n’est pas le conseil qui propose un candidat, c’est un membre du gouvernement. Si le ministre de la culture fait une demande pour un particulier du monde du spectacle ou du cinéma dont nous savons que la réputation est entachée bien qu’aucune procédure judiciaire n’ait été lancée, le conseil examine le profil de la personne et son honorabilité sous tous les aspects. Nous ne prendrions pas le risque de nommer un médecin chef de service d’un grand hôpital ayant à son actif des accomplissements professionnels extraordinaires, mais dont on sait, grâce à la diversité du secteur d’activité des membres du conseil de l’ordre, que le management est insupportable et qu’il a fait souffrir des gens. Je n’ai pas trouvé de meilleure façon de protéger l’ordre. L’étude d’honorabilité est conduite dans tous les cas.

M. Emeric Salmon (RN). Mme la présidente a fait allusion à Harvey Weinstein : la procédure de retrait de décoration est-elle la même pour les personnes n’ayant pas la nationalité française ?

M. Erwan Balanant, rapporteur. Harvey Weinstein a-t-il toujours sa légion d’honneur ? Sa condamnation en 2020 n’est pas définitive, car il a fait appel.

M. le général François Lecointre. Un étranger peut être décoré mais il ne peut devenir membre de l’ordre de la Légion d’honneur. Il est donc possible de lui retirer sa décoration, mais pas de le suspendre ou de l’exclure de l’ordre.

Il y a deux types de décorations remises à des étrangers. Celles qui sont proposées par les postes à l’étranger sont défendues par le ministre des affaires étrangères et donnent lieu à la rédaction d’un mémoire que le conseil examine. Celles de nature protocolaire sont remises lors des visites d’État. On me demande souvent pourquoi Vladimir Poutine a encore sa légion d’honneur : seul le président de la République peut décider de retirer les décorations de nature protocolaire ; il s’agit donc d’un geste diplomatique. Le président de la République a fait Volodymyr Zelensky grand-croix de la légion d’honneur, lequel a accepté cette décoration qu’a reçue également M. Poutine il y a plusieurs années.

L’Élysée a lancé une procédure de retrait de légion d’honneur contre Harvey Weinstein en 2017. Celui-ci a reconnu son crime et a procédé à certains dédommagements de ses victimes. La reconnaissance publique de sa faute a entraîné le retrait de la décoration. J’ai lancé des procédures disciplinaires, qui n’ont pas abouti, contre des personnes ayant fait des aveux. Ces derniers caractérisent publiquement l’atteinte à l’honneur et entraînent automatiquement une procédure disciplinaire, même si les faits sont prescrits.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il y a donc une incitation à ne pas avouer, même si l’attachement à la décoration n’est probablement pas la motivation principale d’un refus d’avouer bien qu’elle puisse y participer.

Avez-vous déjà décoré des personnes au titre de leur combat contre les violences sexuelles ?

M. le général François Lecointre. Oui. Les membres des deux conseils sont très sensibles au sujet, d’autant que le conseil de l’ordre respecte une stricte parité et abrite en son sein des femmes engagées dans cette lutte.

Il est vrai que notre approche peut freiner l’aveu, mais une personne avouant un crime de cette nature cherche une forme de rachat qui dépasse la question du retrait de sa légion d’honneur. Je suis parfois arrivé à la conclusion qu’il fallait suspendre certaines personnes qui ne comprendraient pas leur maintien dans l’ordre de la Légion d’honneur après avoir été sanctionnées ou avoir avoué un comportement répréhensible.

M. Erwan Balanant, rapporteur. N’envisagez-vous pas de modifier les règles afin de pouvoir prononcer une suspension provisoire en cas de procédure judiciaire en cours ?

M. le général François Lecointre. Non, car le grand maître de la Légion d’honneur ne le souhaite pas. Il refuse qu’une décision soit prise en cours de procédure judiciaire.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France à plusieurs reprises pour la lenteur de ses procédures judiciaires : le titulaire d’une décoration bénéficie là d’une protection excessive.

M. Erwan Balanant, rapporteur. La légion d’honneur offre-t-elle d’autres avantages que celui du prestige ?

M. le général François Lecointre. Non, vous payez même les droits de chancellerie. Vous jouissez en effet du prestige de la décoration, mais vous avez en retour un devoir d’exemplarité. C’est la raison pour laquelle je plaide pour le lancement systématique de procédures disciplinaires. Être décoré de la légion d’honneur ou de l’ordre national du mérite impose l’obligation de continuer à se montrer exemplaire et d’essayer d’inspirer les autres.

Il y a tout de même un avantage, mais dont le bénéficiaire ne peut profiter : tous les dignitaires de l’ordre, c’est-à-dire les grands-croix et les grands officiers, ont droit aux honneurs militaires lors de leurs obsèques.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour la précision de vos réponses, même si celles-ci sont frustrantes car elles montrent la difficulté de remettre en question l’honneur d’hommes mis en cause pour des comportements violents. Je vous remercie d’avoir accru le nombre de procédures disciplinaires, dont il est si important d’assurer la systématicité.

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La commission auditionne des universitaires : Mme Geneviève Sellier, professeure des universités, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux Montaigne ; Mme Marie Buscatto, professeure de sociologie à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et Mme Hélène Marquié, professeure des universités à l’université de Paris 8, en études sur le genre et dans le domaine des arts vivants.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous auditionnons aujourd’hui des professeures d’université ayant travaillé sur les questions qui intéressent notre commission d’enquête. J’ai le plaisir d’accueillir Mme Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne ; vous êtes notamment l’auteure de l’ouvrage Le Culte de l’auteur, qui expose les mécaniques de la domination masculine dans le cinéma français. Madame Marie Buscatto, vous êtes professeure de sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de la sociologie du travail, du genre, et des arts ; vous avez récemment codirigé une enquête sur le monde de l’opéra. Madame Hélène Marquié, vous êtes professeure des universités à l’université de Paris 8, spécialiste de la danse et des études de genre, mais aussi danseuse et chorégraphe.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Nous peinons encore à mesurer correctement l’ampleur du phénomène. Les oreilles se débouchent mais l’omerta semble encore très présente. Votre analyse de la situation sera donc particulièrement utile à la commission d’enquête.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mmes Geneviève Sellier, Marie Buscatto et Hélène Marquié prêtent successivement serment.)

Mme Geneviève Sellier, professeure des universités, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne. J’interviens ici en tant que spécialiste du cinéma français. Je travaille depuis quarante ans sur les représentations des rapports entre les femmes et les hommes dans le cinéma français – classique, Nouvelle Vague, contemporain – et la fiction télévisée. Un certain nombre de publications sont à mon actif.

J’ai publié le livre Le Culte de l’auteur : les dérives du cinéma français à la suite de la nouvelle brèche qui a été ouverte sur les violences dans le milieu du cinéma. La plainte de Judith Godrèche m’a en effet invitée à diffuser plus largement mes réflexions accumulées depuis trente ans. Je ne vous cache pas qu’à l’université, les études de genre, en particulier dans les départements de cinéma, ne sont pas à l’honneur : j’ai effectué ma carrière dans les marges de l’institution.

Dans les pays occidentaux, le cinéma de fiction s’est construit sur l’asymétrie entre un regard masculin voyeur et dominateur et des corps féminins érotisés, objets de ce regard, comme la chercheuse britannique Laura Mulvey l’a analysé dès 1975. Dès que le cinéma s’est révélé une industrie rentable, en France comme à Hollywood, les femmes ont été écartées des positions de pouvoir – scénario, production, réalisation – au profit des hommes, qui ont privilégié des jeunes actrices à qui on demandait d’abord d’être désirables. L’affaire Weinstein l’a montré, cela a donné lieu à des pratiques qui s’apparentent au droit de cuissage : elles ont longtemps profité d’une véritable omerta.

En France, la volonté de donner une légitimité culturelle au cinéma – le « septième art » – s’est traduite par une loi de 1957 qui attribue le droit d’auteur au réalisateur. À partir des années 1960, ce dernier est le plus souvent l’auteur du scénario. Les conséquences ont été un effacement du caractère collectif de la production filmique et le culte de l’auteur, suivant le modèle littéraire, dans la tradition romantique : un artiste dont le génie solitaire engendrerait une œuvre échappant aux déterminations sociales. Il s’agit bien entendu d’une posture idéologique dépourvue de lien avec la production d’un film.

Le réalisateur qui accède au statut d’auteur est autorisé à toutes les transgressions et à tous les abus, sous prétexte de donner libre cours à son inspiration. Contrairement à l’industrie hollywoodienne où des syndicats font face au pouvoir des studios, la France a privilégié un modèle artisanal qui fonctionne sur l’entre-soi et favorise l’arbitraire, la précarité et la hiérarchie.

Dans les années 1970-1980, après la révolution sexuelle, on a assisté à la multiplication de scènes sexuelles focalisées sur des corps féminins dénudés, de préférence jeunes, le plus souvent imposées à de très jeunes actrices, incapables de se défendre. Débutant dans leur carrière et soumises à une hiérarchie sans contre-pouvoir, elles sont les premières victimes de ces pratiques. Cette banalisation du droit de cuissage est déguisée en une histoire de Pygmalion qui exprime son génie en révélant une inconnue ; elle s’apparente souvent à un rapport incestueux entre un réalisateur d’âge mûr et une adolescente, bien incapable de résister au prestige de l’artiste réputé qui l’a élue. La confusion volontaire entre transgression, perversion et violences sexuelles fait le reste. Les jeunes actrices dont la carrière, sinon la vie, a été hypothéquée par des violences sexistes et sexuelles (VSS) sont légion ; j’en fais une liste non exhaustive dans mon livre.

La liberté de création artistique, qui consiste en « la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique » a été réaffirmée en France par la loi du 7 juillet 2016. Cette sacralisation de la liberté de création a pour effet d’interdire tout regard critique sur l’œuvre d’un cinéaste, dès lors qu’il est intronisé comme artiste par ses pairs et par les institutions ad hoc – festival de Cannes, Cinémathèque française, Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), commissions d’avance sur recettes –, où les mêmes personnes sont tour à tour attributeurs et bénéficiaires des aides publiques. Depuis la Nouvelle Vague, le critique est réduit à un rôle de « passeur » – pour reprendre le thème le terme théorisé par Serge Daney – entre l’auteur et le public, ce qui entraîne des rapports de connivence et d’identification contradictoires avec un regard critique sur les œuvres.

En France, dans le milieu du cinéma, le mouvement MeToo s’est heurté à de multiples obstacles, en raison de l’aveuglement des élites cultivées quant à la domination masculine dans les milieux artistiques, du mythe de la séduction à la française et de la sacralisation des artistes. La première vague, en 2018, a été purement symbolique, avec la descente des marches du festival de Cannes par quatre-vingt-deux femmes professionnelles du cinéma. La seconde, en 2019, ouverte par l’enquête de Mediapart sur les agressions commises par le réalisateur Christophe Ruggia sur Adèle Haenel, alors mineure de moins de 15 ans, a été suivie d’un backlash, qui a amené l’actrice à renoncer à faire du cinéma. La troisième vague, ouverte en 2024 par la plainte de Judith Godrèche contre Benoît Jacquot, a enfin entraîné un mouvement collectif des dénonciations des violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) dans le milieu du cinéma ; toutefois, tous les verrous n’ont pas sauté, loin de là, comme en témoigne la très récente affaire de la projection du Dernier Tango à Paris à la Cinémathèque française.

Le maintien à la direction des institutions cinéphiliques les plus prestigieuses, avec des mandats illimités, d’hommes qui incarnent les formes les plus réactionnaires de la domination masculine interroge sur la volonté politique des pouvoirs publics. S’il y a eu un tournant, dont témoigne la création de votre commission d’enquête, c’est que les VHSS dans le milieu du cinéma ont cessé d’être invisibles. Tout reste cependant à faire pour qu’elles cessent, même si les VHSS dans le milieu du cinéma ne sont pas seulement masculines, comme en témoigne le récent livre de Caroline Ducey sur le viol qu’elle a subi sur le tournage du film Romance de Catherine Breillat.

L’égal accès des hommes et des femmes aux postes de responsabilités dans le cinéma est un des leviers pour lutter contre les VHSS. Grâce au bonus de 15 % accordé par le CNC aux équipes paritaires suite à l’action du collectif 50/50, le plafond de verre qui maintenait depuis trente ans le pourcentage des réalisatrices autour de 20 % a été franchi. Il faut généraliser ce type de mesure à toutes les aides publiques, ainsi que la parité dans toutes les commissions d’attribution des aides. Il faut non seulement conditionner les aides sélectives au respect de la loi, mais aussi les aides automatiques – l’énorme pactole géré par le CNC est composé majoritairement d’aides automatiques aux producteurs, calculées en fonction du nombre d’entrées fait par le film précédent. Les subventions publiques aux institutions cinéphiliques doivent également être conditionnées à la parité de leurs organismes de direction : cela n’est le cas ni au festival de Cannes, ni à la Cinémathèque française. Il est en effet peu probable que les hommes – aveugles, sinon hostiles, pendant des décennies, au respect des femmes – soient aujourd’hui capables de mener la lutte contre les VHSS.

Les actions de formation aux luttes contre les VHSS doivent devenir obligatoires pour tous les postes à responsabilité, à commencer par la réalisation. Si elles sont, certes, obligatoires pour les producteurs et se généralisent à tous les chefs de poste, elles devraient impérativement concerner les réalisateurs – les abus sont en général de leur fait dans le secteur du cinéma d’auteur – et réalisatrices.

Les référents VHSS doivent être présents dès le casting et identifiables tout au long du processus de production. Concernant les mineurs, la présence d’un référent VHSS doit être imposée, y compris en dehors du temps de travail, dans la mesure où la plupart des agressions ont lieu en dehors des plateaux, dans les loges ou dans les chambres d’hôtel, dans les espaces où l’agresseur peut s’isoler avec sa victime.

Enfin, la responsabilité financière des auteurs de délit doit être engagée dans les contrats, contrairement à la pratique actuelle, où les victimes sont souvent accusées de mettre en danger les tournages au lieu d’être protégées. Du fait du système d’aides publiques au cinéma que le monde entier nous envie, la France dispose de leviers efficaces pour lutter contre les VHSS : il dépend du législateur que ce système cesse d’être aveugle aux abus qu’il a trop longtemps couverts.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous recevrons les représentants de la Cinémathèque française.

Mme Marie Buscatto, professeure de sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je tiens à vous remercier pour votre invitation, en présence des collègues avec lesquelles j’ai travaillé sur ces questions. Professeure de sociologie à l’université de Paris 1, je suis spécialiste de la question du genre dans les arts depuis une bonne vingtaine d’années – pendant plus d’une dizaine d’années sur la question des inégalités entre les femmes et les hommes et des minorités de genre, plus récemment sur la question de la violence de genre dans les arts, en lien avec l’enquête menée sur l’opéra, j’y reviendrai. Je suis également, depuis tout aussi longtemps, spécialisée sur le travail artistique et les conditions objectives et subjectives d’emploi des artistes. Je mène principalement mes enquêtes dans le secteur musical, mais également dans ceux du cinéma et de la danse, dans le cadre d’un travail collectif autour de colloques et de publications, en France et à l’international.

Pour répondre à vos interrogations, je m’appuierai sur deux expériences récentes, en premier lieu sur l’enquête relative aux violences de genre dans l’opéra que j’ai menée avec la sociologue et scientifique Ionela Roharik et la chanteuse lyrique Soline Helbert – un pseudonyme –, publiée dans une revue scientifique et dans The Conversation, qui lui a permis d’avoir un écho important dans les médias français. À cet égard, Le Canard enchaîné a effectué une enquête dans laquelle nous n’avons pas été nommées mais qui s’appuyait sur mon analyse des différents témoignages reçus sur un cas précis. Nous avons ainsi joué le rôle d’expertes scientifiques, nominativement ou en coulisses.

En lien avec cette première enquête menée dans la foulée de MeToo, je travaille actuellement avec deux spécialistes des arts visuels, Mathilde Provansal et la finlandaise Sari Karttunen. Nous avons réuni une équipe internationale et allons publier un livre en anglais, car la thématique est bien loin d’échapper aux frontières françaises : nous avons relevé des cas au Japon, en Angleterre, en Finlande, en France et aux États-Unis, dans les secteurs du théâtre, de la musique et du cinéma. Ce travail a déjà fait l’objet d’un séminaire organisé en 2021 et 2022 ; je vais en énoncer rapidement les principales conclusions.

Quel que soit le monde de l’art, les VSS sont très nombreuses, prégnantes. Au-delà des violences légalement répréhensibles – viols, agressions sexuelles – le concept de continuum de la violence sexuelle élaborée par Liz Kelly permet d’interroger le lien entre ces violences et les remarques sexistes qui font le quotidien de toutes les personnes appartenant au monde de l’art, techniciennes, administratrices ou artistes. Nos enquêtes le montrent, des remarques sont faites matin, midi et soir sur le physique, sur la sexualité, sur le fait d’être là parce qu’on est « bien fichue », d’être sur scène parce qu’on a fait des choses qui n’ont rien à voir avec le professionnalisme. En conséquence, nos œuvres, en tant que femmes et minorités de genre, sont également dévalorisées.

Nous avions déjà fait ce constat, confirmé par les enquêtes spécifiques sur les questions de violence de genre, qui permettent de recueillir des témoignages et de les mettre en relation afin d’appréhender le côté structurel de ces violences, le plus souvent exercées par des hommes agresseurs. En effet, si les femmes sont également susceptibles d’exercer des violences – le plus souvent en lien avec des hommes, plus rarement seules –, ce sont les hommes qui sont le plus fréquemment en position d’autorité. En outre, les victimes sont en général des femmes ou des minorités de genre, même si des hommes sont aussi agressés, notamment les plus jeunes, voire très jeunes, du fait de leur dépendance ou de leur position subordonnée.

Enfin, si les VSS sont considérées comme prégnantes, existantes, avec des témoignages de victimes et des personnes témoins, dont des hommes, elles sont très peu dénoncées, qu’il s’agisse d’une blague sexuelle, d’une atteinte à la partie intime de la personne ou d’un viol. Aujourd’hui encore, des personnes opèrent dans le monde de la musique alors qu’elles sont connues pour avoir été des agresseurs sexuels.

Plusieurs processus expliquent la prégnance de ces violences sexistes et sexuelles et leur faible dénonciation : la très forte concurrence et une très grande précarité, qu’ont sans doute évoquée tous les professionnels que vous avez auditionnés. Cette incertitude affecte toutes les trajectoires : si les jeunes sont particulièrement fragiles en débutant, les personnes de 40 ans ou 45 ans ont peur de disparaître, tandis que celles qui sont réputées sont remplaçables. Au final, tout le monde a peur de perdre son emploi, d’être la collègue pénible ou le collègue désagréable – certains hommes aimeraient pouvoir agir mais font des blagues sexuelles pour être comme tout le monde et avoir l’air cool. Cette peur permanente est favorisée par la forte concurrence.

Une sexualisation des femmes est observée dans le cinéma mais également en danse, dans le théâtre, en musique, sur scène ou dans les coulisses, lors des cocktails et des relations au moment de l’audition : « Je ne recrute la personne que si je la trouve "baisable" », peu importe le fait qu’elle chante juste ou non, qu’elle soit une administratrice ou une technicienne de qualité.

Par ailleurs, on constate une tolérance des personnels – Geneviève Sellier a beaucoup travaillé sur ce point – dans le cinéma d’auteur : les dérives comportementales seraient acceptables au nom du grand art, des grands noms. Ils – ce sont plus souvent des hommes, même s’il arrive qu’il s’agisse de femmes – sont excessifs et dépassent des frontières inacceptables dans le monde quotidien, qui deviennent acceptables du fait de leur talent reconnu.

Enfin, ces violences ne sont pas sans conséquences sur les carrières des femmes artistes. Une partie d’entre elles disparaissent et s’en vont parce qu’elles ne supportent pas cet univers, voire parce qu’elles en ont été les victimes. D’autres n’ont tout simplement pas envie de vivre dans un monde comme celui-là. Certaines femmes artistes perdurent et se maintiennent envers et contre tout, au risque de se voir dénigrer, leur succès étant attribué au simple fait qu’elles sont belles ou séduisantes, leur professionnalisme étant nié ou devenu invisible à la suite de leur enfermement dans la boîte de l’objet sexuel.

D’autres femmes nient être des victimes : « Je mets des pulls, je leur montre que je suis mariée et je leur parle des enfants, pour leur couper la libido. » Elles ont mis en place un ensemble de stratégies de « fermeture de la séduction » qui tendent à limiter, voire à rendre impossible un lien de travail qui suppose de boire des pots ou de passer des week-ends ensemble ; certaines ou certains refusent même de vivre dans ce type de contextes, qu’ils trouvent inacceptables.

La dernière conséquence relève davantage de la dimension psychologique : des personnes enquêtées – des femmes et parfois des hommes, ou relevant des minorités de genre – disent avoir perdu confiance ou être très en colère au point de ne plus pouvoir avoir de relations apaisées ni travailler dans ces conditions. D’autres ont honte mais refusent d’aller jusqu’à la dénonciation, de peur d’être virées ou de ne pas être crues. Ainsi, l’amie de l’une d’entre elles, victime de viols, a porté plainte mais s’est vue reprocher d’avoir répondu à des SMS. Du côté des victimes ou des témoins, la peur est très forte, d’où le faible nombre de dénonciations, en 2024 comme en 2017.

Depuis MeToo, nous disposons de témoignages, de blogs et d’articles de journaux ; les médias – presse écrite, radio ou télévision – en parlent énormément. Votre commission d’enquête sera, je l’espère, un tournant. Pour l’instant, rien ne bouge. On forme, sans que cela ne serve à grand-chose. On fait des protocoles, qui sont avant tout le moyen de cocher une case. On a des chartes. Toutefois, fondamentalement, les VSS perdurent et sont très peu dénoncées, parce qu’il reste, encore aujourd’hui, très difficile de dénoncer une violence sexiste et une violence sexuelle, même légalement répréhensibles.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nos interrogations se concentreront sans doute sur ce dernier point. Nous constatons en effet, malgré l’ensemble des dispositifs existants, la permanence de ces violences.

Mme Hélène Marquié, professeure des universités à l’université Paris 8, en études sur le genre et dans le domaine des arts vivants. Impliquée sur le terrain, j’ai été, durant trois ans, chargée de mission Égalité dans mon université ; je fais depuis partie de VSS-Formation, une émanation de la conférence permanente des chargés de mission financée par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, intervenant dans les écoles d’art. Je suis dernièrement intervenue au Conservatoire national supérieur de Paris.

La question de la pédagogie est essentielle dans les domaines dans lesquels je suis spécialisée – les arts vivants, la danse, le théâtre, la musique –, dans la mesure où les personnes y apprennent toujours. Ainsi, une chanteuse attend toujours de progresser et d’apprendre. De même, une danseuse apprendra du ou de la chorégraphe avec qui elle travaille. Il existe une interaction que l’on ne trouve pas dans le monde du travail – on n’attend pas d’un patron qu’il apprenne la comptabilité à ses collaboratrices.

Le travail du corps fait partie de nos spécificités. Le corps revêt en effet plusieurs dimensions, qu’il soit instrument de travail, corps représenté ou instrument pédagogique – en danse ou en musique, on touche pour corriger, ce qui peut être à l’origine de situations compliquées. De plus, nous avons énormément de mineurs, surtout en musique et en danse, un peu dans le cinéma et en théâtre. Les garçons sont les plus nombreux, non pas en raison de leur sexe, mais pour des questions de domination – je dispose de témoignages de danseurs et de musiciens qui étaient très jeunes.

Le mythe du grand artiste ou du démiurge, au-dessus du commun des mortels, a plusieurs conséquences. Tout d’abord, l’enseignant, le chorégraphe ou le metteur en scène devient un maître. De nombreux témoignages de victimes parlent d’un gourou dont elles attendaient tout : « Il était mon Dieu. » Le dévouement de l’interprète ou de l’élève à son art se transforme en un dévouement absolu à la personne qui lui enseigne et qui lui donne la possibilité d’accéder.

Deuxième conséquence : un démiurge est insoupçonnable ; si on le soupçonne, c’est parce qu’il est trop génial. Lundi dernier, j’ai été tellement traumatisée par les commentaires que j’ai entendus sur Niels Arestrup avant de partir travailler, que j’en ai parlé pendant mes cours. Cela se passe au cinéma, mais aussi dans la danse et au théâtre. Le mythe du Pygmalion qui façonne, très fréquent dans les films sur la danse, est présenté de façon à faire rêver les jeunes élèves.

Outre le continuum avec le sexisme, il en existe un autre, très puissant, avec les maltraitances pédagogiques qui se prolongent pendant la carrière d’un interprète. Combien de fois n’entend-on pas dire au théâtre qu’il faut forcer les résistances, en questionnant la psychologie et la vie privée des personnes ? Il est question d’imposer des prises de risques, de faire l’interprète sortir ses tripes. Dès qu’il y a sexualité et désir, il faudrait forcer les résistances. À cela s’ajoute un autre mythe fortement ancré : en art, on ne peut apprendre et progresser que dans la souffrance. La maltraitance serait proportionnelle à l’intérêt que l’on vous porte et aux progrès à attendre. Un tel climat favorise les phénomènes d’emprise qui demeurent très prégnants.

Il faut aussi souligner un mélange des registres entre représentation et réalité, très spécifique à ces scènes de sexualité. « Improvisez », dira le metteur en scène d’opéra à des acteurs censés jouer un viol. On ne demande jamais cela quand il s’agit d’un meurtre ou d’une bagarre : la scène est alors totalement chorégraphiée. Dans les scènes de sexualité, la représentation et la réalité se confondraient. Il faudrait éprouver du désir – j’ai entendu ce genre de demande –, alors que le jeu consiste précisément à donner l’impression que l’on éprouve du désir. C’est un métier. On ne vous demande pas d’avoir tué vos enfants pour jouer Médée, mais on vous demande quand même de mimer des scènes de sexe, d’avoir du désir. On vous explique que le créateur, le metteur en scène ou le chorégraphe doit éprouver du désir pour ses interprètes.

Dans ces métiers, qui font appel à la sensibilité et où les relations de travail, d’amitié et d’admiration se mêlent, la confusion s’installe facilement entre les sphères privée et professionnelle. Il faudrait peut-être apprendre aux gens à réfléchir à cette séparation. Ce sont des milieux qui prêtent aussi au chantage affectif. Dans les arts vivants, les malaises et traumatismes psychologiques peuvent d’ailleurs entraîner des conséquences physiques : si vous êtes mal et crispé, vous risquez de vous casser la voix, d’avoir des blessures qui empireront d’autant plus qu’elles seront dissimulées.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Malgré les discours de bonne volonté et la création de dispositifs multiples et variés, je ressens de la colère face à la permanence des violences et à la résistance d’une mentalité sexiste et d’une culture du viol dont témoigne la programmation du film Le Dernier Tango à Paris à la Cinémathèque française – dont nous allons d’ailleurs bientôt auditionner les responsables. Quel est votre point de vue sur cette programmation ?

Mme Geneviève Sellier. Nous touchons là au cœur du problème, à ce qui explique cette dissociation que vous constatez entre les discours officiels et les pratiques : le milieu de la cinéphilie et les institutions, qui gèrent les ressources économiques considérables du secteur, vouent un culte à l’auteur qu’ils placent au-dessus de tout. Depuis des décennies, la Cinémathèque française organise le culte de l’auteur, ce qui explique le nombre infime de femmes réalisatrices et actrices figurant dans les rétrospectives qu’elle propose. L’auteur, pilier de ce système, entend qu’il est intouchable. Dans ce système de l’entre-soi, complètement verrouillé, ceux qui intronisent les auteurs profitent ensuite de cette connivence. Il n’y a jamais le moindre regard critique sur les représentations, en l’occurrence sur le film en question dans le cadre d’un hommage à Marlon Brando.

Pour ma part, j’établis un lien entre les pratiques et les représentations. Dans mon livre sur la Nouvelle Vague, j’explique qu’à la faveur de ce mouvement nous sommes passés d’un cinéma patriarcal à un cinéma masculiniste, c’est-à-dire à la première personne du masculin singulier. Dans ce système, le génie de l’auteur s’exprime en particulier à travers ses fantasmes sexuels, ce qui a conduit à une confusion complète entre la notion de créativité et les fantasmes sexuels à partir de la pseudo-révolution sexuelle des années 1980. Le mouvement d’émancipation des femmes a été dévoyé, notamment en France, à travers la reprise en main masculine comme une injonction faite aux femmes à se rendre disponible au désir des hommes. Voilà le cœur de la forteresse : le génie s’exprime à travers des fantasmes sexuels masculins, ce qui justifie tous les abus à l’égard d’actrices censées les incarner.

Tant que nous ne porterons pas un regard critique sur les représentations que propose ce cinéma, nous n’avancerons pas. Le Dernier Tango à Paris n’a jamais donné lieu à une critique de fond sur les représentations des rapports hommes-femmes qu’il véhicule. « C’est un film génial, tellement subversif ! » La cinéphilie dominante a totalement intériorisé l’idée que toute représentation d’un fantasme masculin violent est subversive.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce qui n’a rien de subversif, en réalité !

Mme Geneviève Sellier. Alors, ils vous laissent parler. Que ce soit à la Cinémathèque française ou au Festival de Cannes, un même individu exerce depuis des décennies un pouvoir discrétionnaire dans le cadre de mandats illimités, avec un conseil d’administration à sa botte, ce qui me paraît absolument anormal : les choses ne se passent de la sorte dans aucune entreprise. Thierry Frémaux et Frédéric Bonnaud, pour ne pas les nommer, sont d’une efficacité redoutable pour étouffer toutes les tentatives d’ouverture alors qu’ils dépendent totalement des subsides publics. Les pouvoirs publics seraient habilités à leur demander des comptes, mais ils ne le font pas.

Mme Marie Buscatto. Pourquoi ça ne bouge pas ? Comme Hyacinthe Ravet, Delphine Naudier, Hélène Marquié, Geneviève Sellier et des collègues étrangères, je travaille sur le sujet des inégalités entre les femmes et les hommes depuis des années. En lien avec différentes institutions publiques, nous avons organisé des tables rondes. Des institutions telles que le ministère de la culture et le Centre national de la musique (CNM) ont financé des enquêtes. Tout le monde trouvait scandaleux qu’il n’y ait pas plus de réalisatrices, de musiciennes de jazz, de femmes chorégraphes, etc. Malgré les tables rondes, les enquêtes et les articles de presse, ça ne bougeait pas.

Invitée comme experte scientifique à un comité du ministère de la culture en 2022, j’avais présenté la conclusion à laquelle nous étions parvenues : en l’absence d’action formelle et d’obligations, rien ne change. Pourquoi ? Tout d’abord, nous sommes socialisés à voir et à vivre les choses en tant que garçon ou en tant que fille, sachant que toutes les personnes non binaires ou appartenant à des minorités de genre sont stigmatisées voire harcelées du simple fait qu’elles remettent en cause la binarité. Ensuite, le talent est tellement premier qu’il est exclu de toucher aux possibilités de tous ces grands créateurs – plus rarement créatrices. Enfin, on ne va pas se préoccuper de faire émerger plus de femmes dans des milieux déjà marqués par la précarité et la concurrence. Seule la discrimination positive, un système fondé sur des obligations, commence à produire des effets dans le jazz, à l’opéra ou ailleurs. L’Orchestre national de jazz (ONJ) est passé du jour au lendemain à la parité alors qu’il était intégralement masculin quand le ministère de la culture a conditionné ses aides financières.

Qu’en est-il pour les VSS ? Sept ans après MeToo, aucune institution publique, sectorielle ou non, ne demande d’étude sur le sujet. Si j’ai pu faire cette enquête sur l’opéra, c’est parce que l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne paie mon salaire. Idem pour Ionela Roharik, chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Quant à Soline Helbert, elle y a travaillé pendant son temps libre. Nous n’avons pas obtenu un euro pour le projet international auquel je suis en train de travailler. Nous connaissons les éditeurs et nous leur montrons que nos travaux sont originaux ; nous faisons nos séminaires en ligne faute d’argent ; nous avons réussi à avoir un peu d’argent pour aller voir ma collègue Mathilde Provansal à Munich. Aucune des institutions publiques censées agir, que ce soit le ministère de la culture ou le CNM, n’a lancé d’appel à projet scientifique ni engagé de recherche. Personne n’a envie de savoir ce se passe. Tout le monde a parlé de notre enquête sur l’opéra : La Croix, Libération, France Musique, etc. Pas un seul organisme de recherche, en particulier le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), n’a voulu financer le projet que j’ai monté récemment.

Actuellement, c’est comme si les violences de genre n’existaient pas ou allaient finir par disparaître. Autant dire que votre convocation m’a enchantée : c’est la première fois que je vois une institution publique s’intéresser à la question, sept ans après MeToo et la multiplication des collectifs ! Tous ces gens sont des bénévoles qui agissent en dehors de leur temps de travail et prennent des risques professionnels. Sur les inégalités entre les femmes et les hommes, il aura fallu quinze ou vingt ans pour que les choses évoluent. Peut-être pourrions-nous aller plus vite en matière de VHSS ? Parler d’une affaire ou d’une autre est finalement moins important que se poser la question suivante : pourquoi ne veut-on pas comprendre le mécanisme des VHSS et comment cette connaissance approfondie pourrait nourrir l’action publique ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. En politique, on parle de la théorie de l’oreiller : on étouffe les voix de ces femmes.

M. Erwan Balanant, rapporteur. La Nouvelle Vague prend très cher dans votre intéressant ouvrage, madame Sellier ! Aucun de ces films ne semble trouver grâce à vos yeux. Vous parlez de Maria Schneider, qui a tourné dans Le Dernier tango à Paris en 1972, et vous remontez jusqu’à Judith Godrèche et même au-delà. C’est un phénomène générationnel. Vous citez de nombreuses comédiennes, dont certaines sont connues et ont fait carrière, alors que d’autres ont été invisibilisées ou broyées. Il en ressort globalement l’image d’un système qui broie les femmes. Avez-vous l’impression que les choses ont quand même évolué dans le bon sens ? Si ce n’est pas le cas, notre tâche va être ardue.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Permettez-moi de faire observer que la Cinémathèque française a déprogrammé Le Dernier tango à Paris et que votre livre n’est pas étranger à la mobilisation autour de Maria Schneider.

Mme Geneviève Sellier. Je n’aurais pas cette prétention. Remarquez d’ailleurs que Frédéric Bonnaud, comme de coutume, invoque des arguments qui n’ont rien à voir avec l’enjeu du débat. En janvier 2018, lors de l’annulation de la rétrospective consacrée à Jean-Claude Brisseau, il parlait de risques de désordre sans prendre position sur le fond. Il y a un vrai verrou, et les pouvoirs publics ont une responsabilité dans cette affaire.

Dans mon dernier livre, je ne m’étale pas sur la Nouvelle Vague, sujet d’un précédent ouvrage qui était scientifiquement rigoureux, comme on dit. Plutôt que me situer dans un rapport d’amour ou de haine avec les films, je me pose deux questions à leur égard : de quoi ça parle ? Comment ça en parle ? Dans La Nouvelle Vague : un cinéma au masculin singulier, paru en 2005 et qui va être réédité chez Amsterdam l’année prochaine, j’ai essayé d’analyser ce que ces films changeaient à la peinture des rapports hommes-femmes par le cinéma patriarcal populaire qui les précédait. J’ai repéré l’émergence de la posture du Pygmalion, illustrée par Jean-Luc Godard dont Anna Karina, une jeune fille de 17 ans ne parlant pas français quand il la repère en 1960, va devenir la muse jusqu’en 1965. C’est un phénomène générationnel, disiez-vous. Oui, dans la mesure où il s’agit toujours d’un rapport de domination : des hommes de 40 ans, qui ont une certaine stature sociale, jettent leur dévolu sur de très jeunes femmes qui n’ont aucun pouvoir social.

M. Erwan Balanant, rapporteur. C’est même intergénérationnel puisque le phénomène perdure !

Mme Geneviève Sellier. Absolument. Le monde de l’art, qui a tellement de prestige dans notre pays, est malheureusement le dernier bastion de la domination masculine, des comportements les plus archaïques qui se manifestent notamment dans cette posture de Pygmalion. Ce mouvement, qui sacralise l’auteur, balaie la réalité collective de la création au cinéma.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est un aspect très important, qui a souvent été relevé par les personnes auditionnées.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le changement du statut du droit d’auteur des réalisateurs en 1957 marque un incontestable tournant : le film devient l’œuvre du réalisateur et n’est plus regardé comme une œuvre commune. Nous n’allons sans doute pas remettre en cause ce statut, ce qui nous vaudrait quelques soucis, mais pensez-vous qu’il a détruit la vision d’un cinéma qui aurait pu être plus collectif et inclusif ? Pourriez-vous me dire si l’expression « septième art » est utilisée ailleurs qu’en France ?

Mme Geneviève Sellier. C’est dans la France des années 1920 que des critiques et futurs cinéastes tels que Louis Delluc inventent l’idée que le cinéma pourrait être de l’art alors qu’il n’est alors qu’un divertissement populaire méprisé par l’élite cultivée. Ce mouvement culturel, qui s’affirme dans les années 1950 à travers Les Cahiers du cinéma, s’emploie à arracher le cinéma populaire à sa gangue pour en faire un art légitime, c’est-à-dire individuel, vision qui entretient une espèce de confusion entre la notion de création et celle, petite bourgeoise, d’individu. Les gens des Cahiers du cinéma ont balayé tout ce qui existait avant eux et qui n’était pourtant pas inintéressant – j’en sais quelque chose pour avoir travaillé sur ces films. Avant 1957, le cinéma était en effet un art collectif, chaque film ayant quatre auteurs reconnus : le scénariste, le réalisateur, le compositeur et l’opérateur. La fin des années 1950 est aussi marquée par la nomination d’un premier ministre des affaires culturelles par le général de Gaulle, en la personne d’André Malraux. C’est alors tout un mouvement qui vise à légitimer le cinéma comme art, mais en essayant de faire oublier sa nature collective et populaire.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous montrez bien, chacune dans vos travaux, cette appropriation par quelques-uns d’un objet qui était jusqu’alors collectif et populaire : on se met tout à coup à considérer que les compétences sont l’apanage de certains. Mais c’est ma récente visite à l’école de danse de l’Opéra de Paris, fréquentée par des enfants qui veulent entrer dans le corps de ballet, qui m’inspire ma prochaine question. Il s’est produit dans cette école un cas de VSS assez grave sur mineur, qui, de l’avis de tous, a été bien géré et a suscité une prise de conscience réelle et indéniable. Pourtant, je ne cesse de repenser à cette affaire car j’ai eu l’impression que l’on faisait comme si rien de tel ne s’était jamais produit auparavant dans l’histoire de cette institution, ce qui me semble impossible. Pourquoi n’a-t-on découvert la possible existence de VSS ou de violences sur le corps des personnes qu’à l’occasion de cet événement ? La prise de conscience actuelle me paraît louable mais tardive.

Mme Hélène Marquié. Pour travailler sur le XIXe siècle, je peux en tout cas vous dire que le système proxénète existait à l’opéra.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. On pense à Toulouse-Lautrec, par exemple !

Mme Hélène Marquié. Il faut distinguer les réalités, qui apparaissent dans les archives, de la représentation. L’opéra, foyer de la danse et non du chant, est représenté comme un lieu de galanterie, de prostitution pour les femmes. En réalité, c’est un lieu où la violence masculine à l’égard des femmes est institutionnalisée. Comme le montre le témoignage assez rare d’une danseuse, cette violence émane de tous les hommes qui fréquentent l’opéra : abonnés, danseurs, musiciens, régisseurs. À la lecture des écrits provenant des syndicats et des philanthropes de l’époque, c’est encore pire dans les cafés-concerts et les théâtres. La violence est institutionnalisée et généralisée, mais, comme le disait une figurante, le prestige de l’opéra dissimule tout.

Si l’attention se focalise un peu sur la danse classique et l’opéra, les VSS n’épargnent pas le contemporain, le hip-hop ou le jazz. Toutes les disciplines sont concernées, dans des conditions qui peuvent varier de l’une à l’autre. À l’opéra, où les gens arrivent très jeunes et sont baignés dans cette culture de l’apprentissage par la souffrance, la prise de conscience n’est pas forcément évidente, même pour les victimes. En outre, le coût de la prise de parole est très élevé. L’auteur des faits auxquels vous faites allusion était un surveillant, n’est-ce pas ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. En effet. Et si cela n’avait pas été un surveillant ?

Mme Hélène Marquié. C’est la question qui se pose. À Dresde, où un danseur a dénoncé un maître de ballet, c’est le danseur qui a été renvoyé. Il a été réengagé car il était danseur étoile ou premier sujet. Imaginez qu’il ait été danseur du corps de ballet. Comment voulez-vous dénoncer les faits alors que vous risquez de perdre votre travail ? C’est plus difficile de le faire dans une institution puissante et hiérarchisée comme l’opéra, mais les VHSS existent aussi dans les petites compagnies. Nous assistons cependant à une prise de conscience qui émane souvent de la base, des enseignants. Nous n’avons jamais eu autant d’inscrits que lors de la journée que nous avons organisée en juin au Centre national de la danse. Ces enseignants de danse contemporaine ou classique venaient s’informer et demander aussi à se former, ce qui est plutôt rassurant. Certains professeurs, de danse ou de musique, ont eux-mêmes été victimes de violences et voudraient que cela ne se reproduise plus.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous allons auditionner les responsables de la Cinémathèque. J’aimerais avoir votre avis sur ce que certains appellent les « films abîmés », marqués par des comportements qui ont été traités durant leur production, ou appartenant à l’histoire. Doit-on, par exemple, diffuser Le Dernier Tango à Paris à la Cinémathèque et, le cas échéant, comment l’accompagner ? Sa diffusion ne me choque pas si on explique les problèmes que posent les actes de Bertolucci et de Brando. Pensez-vous qu’il est utile de montrer ainsi certains films qui sont des mythes du cinéma ? Ou bien faut-il brûler les pellicules dans un grand feu de joie ? Brûler de la pellicule n’est pas terrible et cela rappellerait des faits qui n’étaient pas les plus souhaitables.

Mme Geneviève Sellier. Le problème est l’absence totale de regard critique, y compris chez les universitaires.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Y compris chez les universitaires ?

Mme Geneviève Sellier. Oui, je suis toute seule, et je l’ai toujours été. Dans la génération des gens que j’ai eus comme doctorants, quelques-uns ont obtenu un poste, mais je dirais que c’est deux fois plus difficile pour quelqu’un qui a fait sa thèse sur les questions de genre que pour ceux qui ont travaillé sur les questions d’esthétique. Il existe un continuum là aussi, bien qu’il soit différent, entre le milieu professionnel, le milieu critique, le milieu universitaire et le milieu institutionnel autour de l’idée que tout regard critique, à partir du moment où il s’agit de films d’auteur, est déplacé. Des générations d’étudiants n’apprennent pas, dans les départements de cinéma, à avoir un regard critique.

Les gens de la Cinémathèque sont très à l’aise parce qu’ils sont absolument incapables de porter un regard critique sur les films qu’ils montrent. Dans la tradition française – et elle est vraiment française –, la seule relation valable avec le film est une relation d’amour. Aux Cahiers, on disait qu’on n’écrit que sur les films qu’on aime. C’est toujours vrai, y compris à Positif. La responsabilité citoyenne qui consiste à examiner les œuvres d’art en se demandant de quoi elles parlent et comment elles le font a disparu. En France, la culture est sacrée. Qu’il s’agisse de Flaubert ou de Truffaut, on n’interroge pas les représentations.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ou qu’il s’agisse de Picasso.

Mme Geneviève Sellier. Oui, mais c’est plus facile avec Picasso, à la limite.

On est dans l’esthétique, dans l’art, dans les formes. Je passe mon temps, en tant que sociologue, à me faire insulter : je suis accusée, ce qui me fait rire, de sociologisme, parce que je porte un regard critique sur les représentations. C’est une tradition qui existe dans les pays anglo-saxons, où il est tout à fait normal de s’interroger sur les représentations des objets culturels, mais cette posture critique a littéralement été annihilée en France. Elle a été remplacée par une posture de culte : les critiques sont des prêtres qui rendent un culte aux dieux. Quand on dit qu’il faut faire attention, c’est totalement déplacé.

Mme Hélène Marquié. Je ne suis pas spécialiste de cinéma, mais il ne s’agit pas d’une question de représentations dans le cas de ce film. Ce n’est pas la représentation d’un viol : c’est un viol. Le problème a donc une autre dimension.

Mme Marie Buscatto. Je dis toujours, sans vouloir prêcher pour ma paroisse, qu’il faut mener des enquêtes sociologiques. Ce que m’ont appris plus de vingt ans de sociologie du travail artistique, c’est que si on ne sait pas quelles sont les dynamiques sociales dans la construction d’une œuvre musicale, cinématographique ou dansée et dans la manière dont elle est critiquée de manière genrée, par exemple, on ne sait pas, finalement, ce qui se passe. On sait ce que les gens en disent, la manière dont ils ou elles témoignent, mais on ne sait pas comment cela se construit, voire comment on peut agir ou non sur la situation, ce qui est de votre ressort et non du mien.

Ce qui m’étonne, s’agissant des violences sexistes et sexuelles, c’est que cela fait sept ans que des blogs, des collectifs, des témoignages en parlent dans les écoles d’art, les médias et désormais à l’Assemblée nationale, mais qu’il n’existe qu’une enquête sociologique, celle que j’ai menée sur l’opéra, avec Ionela Roharik et Soline Helbert – nous venons d’en faire une autre, sur le jazz, à propos de laquelle nous sommes en train d’écrire. Je n’ai vu aucun appel à projets et je n’ai été invitée par aucune autre institution publique, alors que je le suis tous les mois pour parler d’égalité femmes-hommes dans les mêmes domaines.

Pourquoi personne ne veut toucher aux violences sexistes et sexuelles dans les institutions publiques ou dans des tables rondes sinon des collectifs de bénévoles et, maintenant, l’Assemblée nationale ? Je m’interroge. C’est brûlant – cela doit être de cet ordre-là, mais je ne peux pas l’expliquer, car je ne suis pas dans la tête des personnes qui n’ont pas envie de lancer des appels à projets scientifiques ou de financer des enquêtes collectives à ce sujet. C’est dans ce cadre que nous pouvons avoir un apport, Hélène Marquié, Geneviève Sellier et moi. Nous nous sommes rencontrées dans des colloques, des séminaires, et nous avons travaillé ensemble, sur la critique d’art avec Hélène, à un moment, et sur les réalisatrices de cinéma avec Geneviève. Sans argent, nous ne pouvons pas le faire. Cela ne coûte pas très cher, mais il faut au moins une impulsion pour que nous puissions dire à nos laboratoires de recherche, à nos institutions, que nous ne travaillons pas simplement sur nos salaires, mais aussi parce que cela intéresse des gens.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vos propos montrent que nous sommes encore loin d’une invasion du wokisme dans la recherche et à l’université : il n’y a visiblement pas tant d’études sur ces questions.

Je reviens, pour vous permettre de développer des argumentaires, sur la question de la censure évoquée par le rapporteur. Faire des recherches, enquêter sur les conditions de création d’une œuvre, sur les violences qui ont pu être commises autour d’elle, notamment pendant le tournage, pourrait revenir à faire taire, à produire des autodafés – c’était un peu le sous-entendu. J’aimerais vous entendre sur le pendant : dans quelle mesure l’existence des violences sexistes et sexuelles dans le domaine artistique correspond-elle à un grand plan de censure et de silenciation d’œuvres féminines, de regards féminins sur l’art ? On a parfois l’impression qu’on n’interroge jamais le fait que la programmation porte sur des œuvres qu’on a bien voulu rendre canoniques. On ne voit jamais tout un pan de l’art qui est invisibilisé. Le fait que tant de femmes quittent le cinéma ou la danse n’est jamais traité comme une censure artistique.

Ce que vous avez dit au sujet du rapport à la critique est très éclairant. Toute une vision de l’art est charriée avec la prédominance des violences ou cette façon de les laisser en place. C’est une vision de l’art violente, un art qui met sous emprise : il faut l’aimer ou se taire, il silencie au lieu de provoquer le débat – on n’a pas le droit de le critiquer. Il nous saisit, en quelque sorte, il ne nous émancipe pas. Quelles peuvent être les perspectives en la matière ? Nous parlons ici beaucoup de la lutte contre les violences et finalement assez peu d’art, mais en quoi est-il complètement émancipateur, potentiellement, pour l’art et pour notre rapport à l’art de changer de logiciel, de ne plus avoir un rapport finalement infantile et amenuisant à l’art ? Une autre façon de faire de la critique peut-elle constituer non pas un sociologisme mais un nouveau rapport à l’esthétique qui peut être mis en œuvre si on arrête de se taire et d’être sidéré devant l’œuvre pour développer une approche critique ?

Derrière l’affaire de la Cinémathèque se pose la question de l’interdiction d’interroger les œuvres. Quand on sort d’un cinéma, un des grands plaisirs est de parler, de s’interroger sur ce qu’on a vu et ressenti, sur ce qu’on en pense, de voir si on est d’accord ou non. Il y a quelque chose d’anti-artistique dans le refus de contextualiser les œuvres qu’on programme, de ne pas vouloir établir un dialogue avec la société. Ce sont ces acteurs qui censurent le dialogue en disant, au fond, lorsqu’ils programment un film, qu’il n’est pas discutable, qu’on a affaire à un génie et qu’on n’a pas à en parler.

Mme Geneviève Sellier. Vous entrez là dans le dur. L’art moderne, en France, en particulier depuis la seconde guerre mondiale, est sous l’emprise de Sade. La figure prestigieuse du créateur, c’est lui, et une sorte d’intériorisation a eu lieu. Historiquement, au moment où s’est développé un mouvement d’émancipation des femmes qui faisait que les barrières habituelles ne fonctionnaient plus, s’est mise en place une vision de l’art liée à la violence, autour d’un concept complètement dévoyé de transgression.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Comme Les Valseuses, par exemple.

Mme Geneviève Sellier. Entre autres.

L’idée qui s’est construite, en général de façon implicite, est qu’une véritable œuvre d’art est une œuvre qui fait mal, d’abord aux actrices, mais aussi aux spectateurs et aux spectatrices, le feel-good movie, parfaitement méprisable, s’opposant à l’œuvre difficile qui vous fait mal.

Je vois dans cette idéologie le dernier rempart de la domination masculine dans l’art. Tout ce qui est féminin est associé au mélodrame, au rose, au feel-good, etc. En revanche, est vraiment de l’art tout ce qui est dur, tout ce qui fait mal. Le Dernier Tango à Paris correspond exactement à cela. Bertolucci, pour la petite histoire, était homosexuel et ce film est évidemment une histoire d’homosexuels. Comme il avait compris qu’il ne pourrait pas sortir son film s’il était question d’un jeune garçon, il a pris une femme – la scène de sodomie était un fantasme tout à fait personnel de Bertolucci. Ce qu’on retrouve dans cette vision des rapports sexuels, c’est qu’un rapport intéressant est un rapport violent. La sexualité est intéressante si elle violente. Tout ce qui est de l’ordre du respect d’autrui, en revanche…

M. Erwan Balanant, rapporteur. Pas tout le temps, quand même.

Mme Geneviève Sellier. L’art, la conception petite-bourgeoise de l’art avec laquelle nous continuons à vivre, en particulier dans le cinéma d’auteur, est marquée par une assimilation entre la création et le fantasme, entre la sexualité et la violence, dans des postures de domination. C’est l’idée que la créativité s’exprime à travers la domination. Tant qu’on en est là, on n’est pas en démocratie, mais en dictature.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Par ailleurs, cela ne correspond même pas vraiment à une logique économique. Le Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, a connu un réel succès. La logique économique n’est pas première, ce qui est troublant dans un monde où l’argent compte beaucoup.

Mme Geneviève Sellier. C’est l’exception culturelle. Nous sommes en France : l’art n’est pas censé rapporter de l’argent. Tout le système des aides publiques, de l’avance sur recettes en particulier, est fait pour que les films puissent être tournés sans rapporter un sou. Un rapport, de la Cour des comptes, je crois, a montré que 2 % des films ayant bénéficié de l’avance sur recettes faisaient l’objet d’un remboursement. Ces avances sont des aides publiques à la création : chez nous, l’art n’a rien à voir avec l’argent. Ce qui est terrible, c’est que cette notion, dont on pourrait penser qu’elle est émancipatrice, a été complètement retournée et sert de moyen ultime pour se serrer les coudes.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mais il pourrait en être autrement, sans qu’on ait forcément à faire appel à de grands financiers.

Mme Geneviève Sellier. Évidemment.

Mme Marie Buscatto. Dans mon approche, qui est peut-être plus celle d’une sociologue du travail et du genre, on se pose la question des rapports sociaux, non seulement dans les arts mais aussi dans la société. Ce qui est frappant, c’est que même en dehors de la question de l’œuvre, pour laquelle tout ce qui a été dit fonctionne parfaitement, deux techniciens peuvent se comporter d’une manière strictement sexiste entre eux : un technicien met la main aux fesses d’une technicienne et on lui dit en plus, quand elle se plaint, qu’elle a rêvé.

Nous avons aussi des retours de personnes qui sont dans l’administration et à qui on dit : « Toi, tu t’occupes des enfants et moi de la programmation. » Quand elles osent parler de la programmation, on leur coupe la parole et on leur dit de rester à leur place. Derrière les questions de violences sexistes et sexuelles, on trouve certes la question de l’œuvre, mais aussi beaucoup de choses qui relèvent plutôt des conditions de travail et d’emploi au quotidien, entre des personnes qui participent à l’acte créateur mais qui, pour beaucoup, ne le font que de très loin ou de manière « secondaire » – c’est ce qu’on appelle les personnels ou artistes « de renfort ».

C’est aussi pour cette raison que nous faisons nos enquêtes, quand nous en avons l’occasion. Si vous allez une journée à l’Opéra de Paris, vous aurez des témoignages, mais lorsque vous y passez six mois ou un an, vous pouvez établir des liens entre les témoignages et reconstituer des dynamiques beaucoup plus structurelles et explicatives.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Madame Sellier, vous avez dit qu’on pourrait se demander si le système actuel d’avance sur recettes n’est pas, d’une certaine façon, un système de reconduction d’un certain modèle de films ; mais j’ai quand même l’impression qu’il permet de produire de nouvelles œuvres extrêmement intéressantes. Nous devrions peut-être regarder les conditions d’attribution en matière de parité, de réalisation féminine ou de diversité – nous n’avons pas tellement travaillé sur ces sujets. À vous écouter, on pourrait être assez pessimiste, mais je n’ai pas envie de l’être : le cinéma a un rôle de prescription de nouvelles façons d’être, d’une nouvelle vision de la société. Pensez-vous que de nouveaux acteurs, qui ne sont peut-être pas que des réalisateurs – je vous ai écoutée –, mais aussi des scénaristes, des opérateurs et des compositeurs de musique, peuvent faire émerger de nouveaux films prescripteurs, comme il en existe déjà, et de nouvelles pratiques ? Le cinéma peut-il se réparer petit à petit par ses propres films ?

Mme Geneviève Sellier. Le système est plein de contradictions. L’avance sur recettes a également permis aux femmes d’émerger, car c’est un moyen de financer des films à petit budget. Quand les femmes ont commencé à s’emparer des caméras, à partir du mouvement d’émancipation des années 1970, beaucoup d’entre elles ont pu faire des films grâce à l’avance sur recettes. Aujourd’hui, des scénaristes et des réalisateurs et réalisatrices racisés peuvent faire de même grâce à l’avance sur recettes, mais le problème est qu’il n’existe jamais de réflexion sur les stéréotypes, genrés ou racisés, dans les commissions d’avance sur recettes. On y trouve exactement le même climat qu’ailleurs, ce qui est normal car ces commissions sont peuplées des mêmes gens. Ce sont des réalisateurs et réalisatrices du monde du cinéma qui sont nommés, pour choisir les films. Il n’est jamais question d’analyser les représentations : c’est tabou, car vu comme une atteinte à la liberté de création.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est peut-être également lié à la question de la remise en cause des hommes puissants et de pouvoir à l’intérieur du monde du cinéma.

Ce qui me fascine, c’est à quel point les affaires MeToo dans le monde du spectacle et du cinéma sont considérées comme une somme de cas individuels qui ne remettent aucunement en question le système d’organisation. Chaque fois qu’une actrice ou un acteur parle – mais c’est plus souvent une actrice – et le fait très bien d’ailleurs, très fortement, très puissamment, tout le monde fait preuve d’empathie, mais cela finit par s’arrêter et on passe ensuite à un autre témoignage. J’espère que nous aurons le temps de démêler la situation, qui paraît très enkystée : ce MeToo en pointillé dit tout de la stratégie de l’oreiller, de l’étouffement des interrelations et du caractère systémique des violences qui sont à l’œuvre.

Mme Marie Buscatto. Ce côté-là se retrouve dans chaque cas, qu’il aille jusqu’à un tribunal ou non, impliquant un prédateur très connu qui a commis de façon répétée des actes légalement répréhensibles, mais j’ai constaté aussi, par exemple lorsque nous avons publié un article dans The Conversation, média intermédiaire qui permet de sortir de l’article scientifique illisible parce que très long, en raison de la charge de la preuve – merci à The Conversation de nous aider à faire le travail –, que des médias de tout bord ont suivi en publiant des reportages d’ampleur qui sortaient du témoignage, du cas en question. Le public intéressé a accès à des reportages, mais ce qui m’étonne, c’est que les institutions culturelles, sectorielles ou non, ont l’air de pas être au courant.

Cela m’étonne d’autant plus que j’ai régulièrement été invitée par des institutions publiques sectorielles pour parler d’égalité femmes-hommes et de critique d’art genrée, puisque j’ai un peu écrit sur ces questions avec des collègues, dont Hélène et Geneviève. Je fais l’éloge des médias : ils réalisent un travail non seulement ponctuel autour d’affaires, mais aussi de long terme, ce que ne font pas les institutions publiques dont c’est censément le travail. Il n’existe pas d’enquêtes scientifiques approfondies. Quand j’ai voulu faire un livre avec Mathilde Provansal, Sari Karttunen, une de mes thésardes financée dans le cadre de sa thèse sur l’égalité femmes-hommes, mais qui travaille aussi sur la question des violences de genre en France, une collègue qui a fait sa thèse sur le théâtre à Brooklyn et une autre collègue qui a fait la sienne sur le Japon, nous n’avons pas eu de financement.

Par ailleurs, nous n’avons aucune demande d’intervention, même ponctuelle. C’est la première fois que j’interviens dans une institution publique pour parler de notre enquête et de nos travaux collectifs. Je suis très étonnée parce que ce n’est pas ce qui se passe au sujet de l’égalité femmes-hommes : je suis obligée de refuser des invitations toutes les semaines. Les violences sexistes et sexuelles sont taboues. Rien ne se passe du côté des enquêtes scientifiques, alors qu’elles coûtent très peu et peuvent apporter un éclairage – on discute ensuite, on débat. Je pense que c’est aussi la raison pour laquelle tous ces collectifs sur les réseaux sociaux numériques et entre pairs essaient de faire monter la parole, de faire en sorte qu’elle atteigne les décideurs et les décideuses d’aujourd’hui.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je reviens sur les perspectives positives. On nous renvoie à la figure la liberté de création et la liberté de programmation comme si elles s’opposaient à la volonté de réguler le système. Iris Brey, que nous avons auditionnée dans le cadre de la précédente commission d’enquête, évoquait de nouveaux métiers, comme celui de coordinateur d’intimité, et de nouvelles pratiques professionnelles. Modifier la sociologie de la création, c’est aussi modifier les esthétiques. Existe-t-il des recherches et des enquêtes, ou serait-il souhaitable qu’il y en ait, sur les à-côtés, sur celles qui empruntent des chemins de traverse, qui commencent à faire d’autres types d’art et d’esthétique, nourris des expériences vécues, du rejet du système, de la volonté d’en construire un autre ? Je ne sais pas si vous avez des conseils à donner en la matière.

M. Erwan Balanant, rapporteur. J’ai quand même l’impression que les institutions prennent en compte le sujet. Le CNM, par exemple, met beaucoup d’argent dans les formations. Je trouve que les réactions ont été assez bonnes. La question, peut-être propre à la France, que vous soulevez est qu’on a toujours un peu de mal à faire des études scientifiques en sciences humaines.

Mme Marie Buscatto. Non.

M. Erwan Balanant, rapporteur. On a du mal à se dire qu’il faudrait des études universitaires : vous en avez apporté la preuve en disant que vous aviez des difficultés à trouver des fonds. Ne pourrait-on pas créer davantage de chaires ? Vous avez souligné, madame Sellier, que vous étiez quasiment seule. J’imagine qu’on pourrait travailler sur d’autres aspects que l’esthétique du cinéma dans d’autres universités françaises prestigieuses.

Mme Hélène Marquié. La question des enquêtes se pose, certes, mais on sait très bien qu’elles ont été nombreuses dans certains domaines sans que cela fasse beaucoup avancer la situation. Il faut maintenant mettre en place des choses pratiques, et ce sont les ministères qui peuvent donner des impulsions en la matière. On nous dit de faire des formations : c’est très bien, mais avec quels moyens et comment ? Il existe des diplômes dans les arts vivants, des diplômes d’État (DE) et des certificats d’aptitude (CA), dont les contenus font justement l’objet de discussions en ce moment : il faudrait penser à développer des formations dans ce cadre, et pas juste une heure pour les nouveaux arrivants, mais de véritables formations qui impliquent les gens, qui soient des espaces de réflexion sur ces problèmes. Il faut réfléchir à la manière de faire et aux moyens, parce qu’il faut payer les gens, au lieu de simplement imposer des formations. Les conservatoires agissent, mais il est compliqué pour eux de suivre à moyens constants et sans que les élèves aient nécessairement du temps. Tout cela doit être pensé d’un point de vue très pratique, en lien avec le milieu professionnel.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il s’agirait de remplacer la culture du viol par une culture de l’égalité et du respect : ce n’est pas très simple, et nous entendons vos recommandations.

Mme Marie Buscatto. Je me suis peut-être mal exprimée…

M. Erwan Balanant, rapporteur. Ou j’ai peut-être mal compris.

Mme Marie Buscatto. Cela fait une vingtaine d’années que je travaille avec d’autres, en France et à l’étranger, sur la question des inégalités femmes-hommes dans les arts. Nous avons d’abord un financement grâce à notre position de fonctionnaire, mais nous participons aussi à des appels à projets pour obtenir les moyens de faire des entretiens, de développer des observations approfondies, d’établir des liens entre différentes littératures et de se rencontrer, en France ou à l’étranger. Il y a peu d’argent dans ce cadre, mais cela suffit. J’ai participé, avec mes collègues, à différents appels à projets lancés par le CNRS, le ministère de la culture et parfois par le Centre national de la musique et ses équivalents. Une impulsion continue à exister au sujet des inégalités femmes-hommes. Nous faisons des enquêtes, nous en partageons les résultats et les acteurs et les actrices se les réapproprient : ils se posent la question des interventions à mener et de ce qu’il faut faire ou non.

J’ai constaté en une vingtaine d’années, par les retours que j’ai obtenus, qu’on est progressivement passé de l’idée que les femmes arrivent, que les choses vont avancer, que les jeunes ne sont pas comme les vieux, parce qu’ils sont tellement ouverts et tellement transparents, à l’idée qu’il faut mettre en place de la discrimination positive, apporter des financements de manière ciblée et aller dans les écoles pour s’assurer que les jeunes femmes sont bien traitées. Progressivement, une féminisation a en partie eu lieu – je dis « en partie » parce qu’il existe encore beaucoup de stéréotypes sexués péjoratifs et beaucoup d’inégalités.

S’agissant des violences sexistes et sexuelles, beaucoup de formations ont lieu, mais le terrain nous dit qu’elles ne servent strictement à rien. Les gens savent très bien ce qu’est une violence sexiste et sexuelle. On n’a pas besoin de suivre une formation pour savoir que le harcèlement sexuel est inacceptable, que les blagues sexuelles mettent des femmes en difficulté et sont particulièrement désagréables à vivre.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Honnêtement, je ne suis pas sûre qu’on le sache toujours très bien.

Mme Marie Buscatto. C’est, en tout cas, ce qui ressort des retours de terrain. J’ai posé la question avant de venir ici, et pas seulement du côté de l’opéra. On passe deux heures dans une formation, mais si tout le monde continue à faire des blagues sexuelles, on trouve que c’est très drôle et on met la main aux fesses d’une technicienne ou on l’exclut parce qu’elle n’est pas assez rigolote – c’est tellement plus drôle d’être entre garçons. Cela continue parce qu’il n’existe toujours pas de possibilité de dénoncer sans passer pour la pénible avec laquelle on n’a plus envie de travailler ou le pénible qui est « galère ». Des hommes alliés me disent qu’ils se taisent parce que leurs potes ne comprendraient pas et ne voudraient plus jouer avec eux.

Une enquête scientifique peut aider à mettre à plat les dynamiques, que ce soit à l’Opéra de Paris, dans le cinéma en général, à la Cinémathèque, à Radio France ou ailleurs, à voir pourquoi certains mettent des mains aux fesses et à lancer des discussions, comme cela a été fait en ce qui concerne les inégalités femmes-hommes. Pour l’instant, je ne vois aucun appel à projets scientifiques auquel certaines collègues pourraient répondre, aucune incitation à venir témoigner, discuter, présenter des travaux quand ils existent, comme celui sur l’opéra, qui est le premier. Nous continuons à travailler, parce que le sujet nous intéresse, mais je ne vois pas d’appels des institutions publiques. Or cela pourrait être une des choses à faire, au-delà de l’argent mis dans des formations, des protocoles et des chartes qui, pour le moment, ne semblent pas très efficaces pour ce qui est de réduire les violences sexistes et sexuelles et de permettre la dénonciation.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’émets un petit bémol : je ne suis pas sûre que tout le monde sache vraiment ce que sont le harcèlement sexuel et les violences sexuelles. J’ai moi-même été formatrice : on découvre à cette occasion qu’il existe beaucoup d’ignorance sur ces questions, même si j’entends qu’il y a sans doute aussi de la mauvaise volonté.

Mme Geneviève Sellier. L’université, en particulier dans les départements relevant de ce qu’on appelle les humanités, freine des quatre fers depuis l’émergence des études de genre, vues comme une offense au génie créateur. Cette mentalité est extrêmement ancrée : l’idée que le génie créateur a droit à un culte et pas autre chose – sûrement pas une critique –, traverse totalement notre culture. Je constate qu’il est devenu beaucoup plus évident de se poser des questions dans la jeune génération, celle de mes anciens étudiants – je suis à la retraite –, mais le problème est qu’ils ont du mal à trouver des postes. Ils sont attribués selon un mode féodal au sein de l’université française.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci infiniment pour votre travail, votre abnégation et votre persévérance.

N’hésitez pas à nous adresser les propositions d’amélioration que vous pourriez faire aux législateurs que nous sommes. Vous pourrez nous envoyer tout document écrit, y compris vos travaux, même si nous les avons lus – si vous avez l’impression que l’un d’entre eux est très important pour le bon éclairage de la commission d’enquête, n’hésitez surtout pas à nous le transmettre.

Nous reviendrons peut-être vers vous au cours de nos travaux qui se poursuivront jusqu’au mois de février, le rapport devant être publié en avril.

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*     *

La commission entend Mme Anna Mouglalis et Mme Nina Meurisse, actrices.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant plusieurs comédiennes, connues et reconnues, du grand et du petit écran ainsi que du théâtre. Les premières d’entre elles, Mmes Anna Mouglalis et Nina Meurisse, ont accepté de témoigner publiquement devant notre commission d’enquête. Je n’égrènerai pas leurs longues filmographies : leurs visages et leurs carrières sont connus ; aussi leur parole aura-t-elle beaucoup de poids.

Vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment.

Je vous remercie infiniment d’avoir bien voulu contribuer à nos travaux, en donnant votre sentiment sur le cinéma et l’audiovisuel français. En tant qu’actrices, quel regard portez-vous sur le mouvement MeToo ? A-t-il permis de commencer à libérer la parole et à abaisser le seuil de tolérance collectif vis-à-vis des violences morales, sexistes et sexuelles ? Les pratiques des réalisateurs ont-elles évolué ? Les dispositifs progressivement mis en place – la formation sur les violences pour les producteurs, le recours à des coordinatrices d’intimité, la désignation de référents sur les tournages, l’assurance en cas d’arrêt de tournage – vous semblent-ils de nature à mieux prévenir les violences ?

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Mme Anna Mouglalis et Mme Nina Meurisse prêtent successivement serment.)

Mme Anna Mouglalis, actrice. Je vous remercie pour cette audition, à laquelle je participe parce que je suis particulièrement impliquée dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Nous savons tous – du moins dans cette pièce – qu’elles touchent toutes les femmes, de tous les milieux professionnels et sociaux. Comme vous, madame la présidente, je fais partie d’un collectif de personnalités de la société civile, rejoint par des associations, demandant une loi-cadre intégrale visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Ma présence ici s’inscrit dans la continuité de cette demande.

Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas nécessairement plus nombreuses dans le cinéma que dans le reste de la société. Cependant, ce milieu, qui concentre énormément de pouvoir et d’argent, est très propice aux abus et au silence. Si Nina Meurisse et moi-même avons tenu à ce que cette audition soit publique, c’est justement parce que nous ne voulons pas laisser penser que les faits que nous dénonçons ne sont pas assez graves pour ne pas être exposés publiquement.

Au cours de cette audition, je vous ferai part de différentes expériences, que j’ai connues tout au long de ma carrière. Elles concerneront toutes les étapes dans lesquelles une actrice est impliquée, depuis le casting jusqu’à la promotion. Ce seront des exemples personnels, mais je ne parlerai pas qu’en mon nom propre. Je tiens d’ailleurs à saluer toutes mes collègues et camarades qui m’ont exprimé leur soutien. Nos histoires sont singulières, mais ces violences étant systémiques, elles se ressemblent énormément. Les événements que j’évoquerai ne sont donc pas que les miens.

Le microcosme du cinéma forge largement les imaginaires. Il est donc très important d’avoir conscience que le sexisme et les violences se retrouvent dans les récits, qui normalisent ces abus.

Mme Nina Meurisse, actrice. Je tiens à vous remercier sincèrement pour cette invitation. Je me réveille tout juste d’un long sommeil, mais aujourd’hui, je peux raconter. C’est grâce à toutes celles qui ont osé – Adèle Haenel, Judith Godrèche et tant d’autres – que je me réveille, que je me rends compte. Je commence à raconter ce qui pour moi faisait partie du jeu, des règles de ce métier que j’aime tant ; le prix à payer. Et quand je raconte, souvent avec dérision, ce qui se passe, je vois désormais la sidération dans le regard de mes interlocuteurs, et plus ces regards se répètent, plus je prends conscience.

J’ai récemment participé à une formation de Pôle emploi sur la prévention des violences et du harcèlement sexistes et sexuels, et je cochais toutes les cases, des dommages subis, gradués de 1 à 5, aux séquelles. Le formateur nous a expliqué ce qui, dans une entreprise normale, doit se passer en cas d’agression, mais après quelques questions, nous avons été plusieurs à partir, parce qu’une fois de plus, aucune réponse concrète ne nous a véritablement été apportée. On nous entend mais, au fond, c’est comme ça…

Je vais donc vous raconter quelques-uns des faits qui me sont arrivés, les plus marquants – mais il y en a tant d’autres, depuis mon premier tournage, il y a vingt-sept ans, jusqu’à cette année. Je ne suis pas là pour condamner : je voudrais juste que l’on se rende compte des violences et que ceux qui les ont commises se remettent en question, ainsi que ceux qui n’ont rien dit lorsqu’elles ont eu lieu.

Parce que pour moi, ce métier est sacré. Ce n’est pas un métier comme les autres : l’affectif y est au centre, notre sensibilité en est le terreau, et c’est pour cela qu’il doit être regardé par ce prisme. Il faut préserver cette magie qui, utilisée avec bienveillance, est un terrain de jeu et d’épanouissement éblouissant. C’est un endroit où le collectif est possible, où la magie fait briller le soleil même quand il n’y en a pas. Dans ces moments-là, c’est tellement beau : cela a du sens. Et plus encore aujourd’hui, là où le collectif est mis à mal, c’est un endroit à préserver. Voir ceux qui entachent, qui éclaboussent notre métier et nos corps de leur violence écrasante me brûle. Je vais donc raconter.

J’avais 10 ans quand j’ai tourné pour la première fois ; cela m’est tombé dessus. Dans ce film, il y a une scène de viol. Je demande qui va jouer l’homme, et on me répond que la réalisatrice ne veut pas que je le rencontre avant. Je ne comprends pas pourquoi, mais apparemment ce sera mieux pour la scène… On m’explique que je dois marcher et qu’il me collera contre un arbre ; ce sera très simple. Silence, moteur, ça tourne ! Je vois arriver en courant un jeune acteur, qui me saute dessus, qui me prend la poitrine et qui essaie de me soulever la robe. On refera la scène plusieurs fois. J’ai donc 10 ans, je n’ai même jamais embrassé un garçon, je suis tétanisée. À la fin de la scène, la jeune fille qui s’occupe de nous depuis le début du tournage m’emmène voir les poussins nés dans la ferme voisine pour me changer les idées, et du haut de mes 10 ans, je sais déjà qu’il y a quelque chose qui cloche. Comme si c’était hier, je me souviens de me dire : « Tu crois que tu vas me faire oublier ça avec des poussins ? » Cet été, j’ai croisé l’autre acteur, que je n’avais pas revu depuis. La première chose dont nous avons parlé fut cette scène. Lui et moi étions encore sous le choc.

Plus tard, lors de ce même tournage, il y avait une scène de flagellation. Elle se déroulait dans une mare, la nuit. J’ai toujours 10 ans, il fait nuit noire. On me donne des bâtons et on me demande de m’installer dans la mare et de me frapper le dos avec. Je le fais, d’abord sans grande force, ce qui agace la réalisatrice, qui me crie de le faire plus fort, encore plus fort, toujours plus fort. Plus ma rage contre elle est montée, plus je me suis frappée avec une violence inouïe. En fait, je la frappais elle. Au bout d’un temps qui m’a paru une éternité, les membres de l’équipe coupent la prise et préviennent que si nous devons en faire encore une, ils arrêtent le tournage. La scène s’arrête alors, mais l’horreur est en moi. Je me dis qu’ils auraient dû interrompre le tournage plus tôt, mais ils l’ont tout de même fait. Cela restera un non-sujet tout le reste du tournage. Il n’y aura pas d’excuses. C’était une scène comme les autres.

Quelques années plus tard, à peine majeure, je dois faire une scène de représentation sexuelle avec un homme de l’âge de mon père. Je connais bien le réalisateur, j’ai une grande confiance, nous avons toujours parlé de ces scènes ensemble, elles sont chorégraphiées, il y a un cadre. Malgré tout, le jour du tournage, l’acteur décide de ne pas mettre de peignoir entre les prises. Cela gêne ou agace l’équipe, je ne saurais dire, mais on ne l’oblige pas à en mettre un, ce que je trouve étonnant. La scène est réglée, on sait ce qu’on va faire. Il doit m’appeler dans la salle de bains et me dire de me mettre à genoux pour lui faire une fellation. Moi, je dois hésiter, alors il doit me donner une baffe. On tourne la scène, mais il se met à improviser. Il me met les mains sur les épaules et m’écrase au sol avec une grande force. Je me fais très mal au genou. Il enfonce son pouce dans ma bouche. J’ai la tête en arrière et de son autre main, il me donne plein de baffes en me disant : « T’aimes ça, salope ! » Je me mets à pleurer, je suis tétanisée. Il me donne une autre baffe, violente, et je m’écrase au sol. Coupez ! Le réalisateur et les techniciens trouvent cette scène bouleversante, alors on la refera, parce que ce sera beau pour le film. Je me revois, à la fin de cette scène, en larmes à la machine à café. Un machiniste est alors venu me voir pour me dire : « C’est très dur ce que tu viens de faire, je l’ai vu. » Heureusement qu’il y a eu cette phrase. Mais sur le moment, il n’y a pas eu d’excuses, de reconnaissance, de cadrage. J’en ai parlé depuis avec le réalisateur, et il m’a entendue. Il reconnaît, s’excuse, et je le crois. Mais pendant vingt ans, cette scène m’a marquée au fer rouge.

Si je devais tout raconter, ce témoignage pourrait durer une journée entière. Je terminerai en évoquant les violences morales, ces phrases que vous entendez au débotté. J’en ai entendu il y a encore quelques mois, sur un tournage. Pourtant, j’ai 38 ans : des violences, j’en ai subi et je ne veux plus en subir, je suis ferme. Mais malgré cela, encore aujourd’hui, il y a quelque chose d’ancré en moi qui m’empêche parfois de hurler « Non ! ».

Parmi ces phrases, il y a celle d’une productrice, qui vient me voir à l’issue de la projection des rushes. Je lui demande comment elle a trouvé ce qu’elle a vu. Elle me regarde, me montre mes joues et me dit : « Ça prend beaucoup de place, mais ça va. »

Autre exemple, lors d’un essai caméra : avec une autre actrice, on forme un duo, on parle de mes costumes, on choisit les lumières. Puis j’entends le producteur et le showrunner dire de moi : « Je pense qu’il faut la remonter, la petite. Il faut qu’elle soit plus sexy. Ça ne marche pas, l’idée de la belle et la moche. » La moche, c’était moi.

Il y a aussi ce scénariste, que j’appelle parce que j’ai des questions sur le scénario. Avant même que j’aie terminé ma phrase, il me dit : « Peut-être que tu n’as pas les outils intellectuels ou l’intelligence pour comprendre, mais si j’avais voulu écrire un truc mauvais, j’aurais écrit Plus belle la vie. » Et d’ajouter que tel acteur a eu un Emmy Award en faisant ce qu’il lui avait dit de faire, et que je dois donc en faire autant si je veux en gagner un aussi.

Voilà un bout de mon histoire. Des violences, j’en ai connu, quand j’étais mineure, majeure, et même aujourd’hui, alors que je suis une femme avertie. La violence s’ancre en vous et vous ronge. J’espère très sincèrement que nous trouverons des solutions pour arrêter cela, pour condamner, pour éduquer. Je sais que beaucoup de choses ont été faites, mais quand je vois qu’il est encore envisageable de projeter un film comme Le Dernier Tango à Paris à la Cinémathèque française, alors qu’il comporte une scène réelle de viol, et que certains s’insurgent que l’on puisse remettre en question cette projection, je me dis qu’il reste encore beaucoup à faire.

Mme Anna Mouglalis. Si la projection de ce film a été retirée de la programmation, l’image qui a été utilisée pour annoncer ce retrait est tirée de la scène de viol.

Comme je vous l’ai indiqué, je propose maintenant de décortiquer les différentes étapes de la production d’un film, qui sont autant de possibilités de subir des violences. Certains faits que je relaterai sont anciens – ils remontent à 1997 –, mais d’autres sont très récents. Au fil du temps, j’ai eu la chance de rencontrer des femmes, des actrices, et de m’engager dans le militantisme. C’est ce qui me donne la force, désormais, de refuser beaucoup de choses, beaucoup de violence.

Quand on parle des violences et du harcèlement sexistes et sexuels, on parle de violence au travail. C’est inadmissible, car cela engage une responsabilité collective : il y a toute une équipe, des producteurs, des agents. Or souvent, quand il y a des situations de violence, tout le monde se défile, et cela, je ne suis pas certaine que cela ait beaucoup changé.

Je commencerai par parler des castings, car c’est souvent là que tout commence pour une actrice. On m’a par exemple demandé de me glisser dans une tenue en latex qu’une autre fille venait d’enlever. Au-delà des questions d’hygiène, je ne vois pas en quoi enfiler une telle tenue permet de faire découvrir mes capacités de comédienne. De la même manière, il m’est arrivé de trouver des portants uniquement remplis d’accessoires tout droit venus d’un sex-shop. J’ai aussi connu, alors que j’avais 19 ans, un casting au cours duquel un acteur de 50 ans a enfoncé sa tête dans mon bas-ventre en me tenant par les hanches.

J’insiste sur le fait que, très souvent, lorsqu’on est une jeune femme, on nous propose des rôles de femmes dites séduisantes – rôles qu’on ne décroche généralement que si on séduit le réalisateur lors du casting. Or nous ne venons pas pour le séduire, mais pour jouer, ce qui dénote un grave problème.

Ensuite, lors de la préparation avant un tournage, les acteurs sont souvent sollicités par le scénariste ou le réalisateur, qui sont d’ailleurs généralement la même personne dans un film d’auteur.

En 1997, pour mon premier film, j’ai été convoquée par la production pour me rendre au domicile de Gérard Miller, auteur du scénario du film Terminale, réalisé par Francis Girod. Il est à peu près vingt heures trente lorsque je le rencontre, car la journée je répétais une pièce de théâtre. C’est normal d’avoir confiance quand on est envoyée par la production chez un scénariste dans le film duquel on a envie de jouer. À son domicile, il me propose de visiter son home cinéma, ce que je refuse, car je ne vois pas le rapport avec l’objet de ma venue. Puis il me propose une séance d’hypnose, que je refuse aussi, pour la même raison, d’autant que je ne le trouve pas franchement sympathique. Il commence alors à se tendre et à devenir un peu agressif, me demandant ce qu’il faut faire au sujet du scénario. Je lui réponds que nous n’avons qu’à ne rien faire du tout, vu comme les choses sont parties. Il me dit qu’il donnera donc les répliques de mon personnage à d’autres actrices, ce à quoi je rétorque que c’est tant mieux.

Le cas de Gérard Miller a été révélé au grand jour à la suite d’enquêtes de Mediapart et du magazine Elle, pour lequel j’ai témoigné. Nous en sommes à quatre-vingt-dix victimes de cet homme. À l’époque, je suis partie de chez lui en me disant simplement que c’était un connard. Je n’ai pas parlé de mon expérience avec le réalisateur, ni avec le producteur. J’aurais dû. Il se trouve que pendant le tournage, deux autres jeunes femmes de 19 ans se sont rendu compte qu’elles avaient vécu la même chose – une séance d’hypnose suivie d’une agression – et en ont parlé devant nous ouvertement. C’était en 1997, et l’affaire a été révélée l’an dernier.

S’agissant des tournages et des scènes de représentation de la sexualité, les coordinateurs d’intimité n’existaient pas lorsque j’ai débuté. Ils peuvent être un outil très intéressant, et je prendrai quelques exemples, toujours issus de mes propres expériences, pour le montrer.

J’ai travaillé sur un film lors duquel je devais être nue au-dessus d’un homme. Notons d’ailleurs que ce sont souvent ces positions, qui exposent et surexposent le corps de la femme mais cachent celui de l’homme – lequel a d’ailleurs généralement vingt-cinq ans de plus que l’actrice –, qui sont demandées. Lors de cette scène, je devais me relever pour m’allonger sur l’homme, mais j’ai dit au metteur en scène que je ne pouvais pas faire ça, car l’angle de la caméra se retrouverait littéralement sur mon sexe. On m’a alors répondu de ne pas m’inquiéter, parce que la caméra allait remonter sur mon dos et accompagner mon mouvement, si bien qu’il n’y aurait pas de problème. La confiance un peu entamée, je tourne la scène, puis je vérifie la prise. C’était un plan par-derrière où on voyait tout, jusqu’à mes lèvres. Je dis alors à la scripte que je refuse le plan. Je le signale aussi à mon agent et j’exige, devant témoins, que l’axe du lit soit changé. Non seulement le plan initial a été conservé au montage, mais il a aussi été repris dans la bande-annonce, qui est toujours visible.

Par la suite, je me suis retrouvée sur un autre tournage, avec de nouveau des scènes de représentation de la sexualité, cette fois tournées par trois caméras. Elles étaient dirigées à distance par un technicien, sans coupes, un peu au hasard. J’ai refusé d’être entièrement nue et exigé de porter des sous-vêtements, arguant du fait que ce serait beaucoup simple : chaque fois qu’ils seraient à l’image, il faudrait couper, puisqu’ils couvrent justement ce qu’il ne faut pas faire apparaître. La tension est montée. Le réalisateur nous a crié : « Mais soyez généreux ! » L’acteur avec qui je tournais s’est dénudé, pas moi, mais les conditions n’étaient de toute façon plus très propices pour jouer quoi que ce soit.

C’était un rôle de prostituée, pour lequel on me demandait aussi de pleurer et de simuler l’orgasme. J’ai convoqué Anna Magnani et Mamma Roma pour rappeler qu’il est possible de représenter les prostituées autrement. Je pouvais pleurer, je l’ai montré au réalisateur, mais j’ai refusé de le faire pour cette scène. Il m’a hurlé : « Tu ne veux pas pleurer, tu ne veux pas jouir, pourquoi tu fais l’actrice ? » Ce fut l’un de mes plus gros fous rires de cinéma, mais à la hauteur de la violence des propos.

Ensuite, je me suis retrouvée sur le tournage d’un film qui représentait la violence masculine. Je jouais une nouvelle fois une prostituée – car on ne sort pas du schéma de La Maman et la Putain. Au cours d’une scène, j’ai été frappée. C’était d’ailleurs très prévisible, puisque l’acteur et le reste de l’équipe, masculine, s’étaient alcoolisés dès le petit-déjeuner. Au moment où l’acteur m’a mis une droite, le réalisateur a dit : « On continue à tourner ! » Il a fallu que je lui saute dessus pour lui expliquer que non, qu’il fallait qu’on s’arrête, qu’on pouvait jouer de manière saine.

J’ai revu le film pour préparer cette audition. Il est, dans son ensemble, d’une violence inouïe à mon endroit. On voit que tout est vrai, mais personne n’en a parlé, pas même les journalistes. Dès la première scène, dont le tournage a duré cinq heures, on me découpe les cheveux au couteau de chasse. Et il y a ces scènes où je devais errer dans des couloirs, au quatrième sous-sol, complètement dans le noir. Au début, mon corps apparaissait en blanc et tout le reste en noir – c’était tourné à l’aide d’une caméra thermique –, mais cela a duré si longtemps que mon corps, qui n’était plus chaud, est devenu noir, à l’exception de ma bouche et de mon sexe.

Qu’une équipe entière s’accorde à continuer de tourner après un coup de poing et que la responsabilité ne repose que sur l’actrice, c’est inadmissible. Il faut immédiatement mettre de la glace, s’occuper de la personne ; cela s’appelle un accident du travail.

De vraies atteintes à l’intégrité physique, il y en a eu beaucoup. J’évoque celles-ci, mais pour avoir eu la chance d’intégrer l’Association des acteur.ices (ADA), j’ai assisté à de nombreuses réunions de partage des violences subies ; les témoignages sont sans fin.

Outre ce film où j’ai pris un coup, il y a ceux où on a des douleurs, où il y a un accident. J’ai ainsi joué sur un bateau qui n’était pas arrimé, car nous devions tourner au coucher du soleil, et la passerelle est passée sur mon orteil, m’arrachant l’ongle et me causant une fracture ouverte. C’était à Capri. La production m’a envoyée chez un médecin, à qui on a demandé de faire une radio floue et de m’assurer qu’il n’y avait rien. On m’a fait un pansement à même la chair pour me permettre de jouer – debout – toute la journée du lendemain. Il y a pourtant des assurances. Quand je suis rentrée à Paris, on m’a dit qu’il faudrait sans doute m’amputer. En fin de compte, cela n’a pas été le cas – et heureusement, car ma colère n’aurait pas pu s’arrêter ! C’est sur ce même film que j’ai subi ce plan volé, et mon agent n’a rien fait, non plus que les producteurs. Le film a été projeté à Cannes et la seule chose que j’ai pu faire fut de les empêcher de monter les marches avec moi.

J’ai aussi tourné une scène de noyade dans un lac gelé, sans pompiers présents, ni normes de sécurité. Le lac était tellement froid qu’en me mettant dans l’eau, je me suis rendu compte que je n’allais pas pouvoir crier, ni même parler. Une nouvelle fois, j’ai été seule pour dire qu’il fallait modifier le cadrage et tourner la scène au bord de l’eau. Mais il faut avoir envie de vivre, car il existe de nombreuses possibilités pour ne pas continuer.

Très récemment encore, on a voulu, pour économiser le coût de transport d’une équipe spécialisée, me percher sur une branche nue à cinq mètres de hauteur. « Est-ce que quelqu’un peut prendre une photo de ce dispositif ? », ai-je hurlé. « Si tu ne veux pas le faire, tu ne le fais pas », m’a-t-on répondu. J’ai rétorqué qu’il était évident que je ne ferais pas, qu’ils étaient complètement cinglés.

Il y a aussi le vocabulaire utilisé. Par exemple, sur un film, on m’a demandé de faire des retakes – alors que le tournage est fini, on se rend compte qu’il manque quelque chose au film – parce qu’il manquait un peu de complicité entre le personnage féminin et le personnage masculin. Il fallait une scène de tendresse pour exprimer cette complicité. Je me suis présentée pour aller la tourner ; le metteur en scène avait expliqué à l’acteur qu’il devrait me toucher les seins. J’ai dit : « S’il me touche les seins, je lui touche les testicules. » Si on est consentante, bien sûr que ce n’est pas une agression sexuelle. Mais quand on n’est pas prévenue, qu’est-ce que c’est ? Et cela arrive sans cesse.

En ce qui concerne le sexisme, je suis très souvent confrontée à des récits ou à des représentations de personnages féminins avec lesquels, franchement, je ne peux pas être d’accord. Il arrive cependant que les scénarios soient retravaillés, déformés, et que je me retrouve à devoir refuser certaines situations.

J’ai incarné un personnage de femme de pouvoir. On me disait très régulièrement sur le plateau : « Une jolie femme comme toi, quand tu es élue, tu devrais sourire ! » Ou bien, au moment de la remise d’une décoration : « Une jolie femme comme toi, le représentant des armées devrait quand même t’embrasser ! » C’était compliqué de faire comprendre qu’on n’aurait pas réagi ainsi avec un homme, et qu’une femme de pouvoir, à ce niveau de pouvoir, devait avoir le même traitement qu’un homme. Quand cette femme de pouvoir se fait gifler, il n’était pas question qu’elle soit soulevée par ses gardes du corps : il fallait juste neutraliser la personne qui l’avait frappée. Ça aussi, c’était compliqué. Cela demande une vigilance permanente, parce que ce sexisme est très présent et ancré. C’est comme si les gens avaient des œillères, et quand on relève ces choses-là, on passe pour quelqu’un de pénible.

J’ai dû refuser certaines scènes. Ce personnage de femme de pouvoir, on a décidé qu’il fallait qu’elle ait une relation avec un homme. À partir de ce moment, elle se désintéressait de la chose politique, boirait de l’alcool et fumerait des pétards en regardant Game of Thrones à l’Élysée. Bien sûr, toutes les scènes devaient commencer ou se finir au lit. J’ai dit que je ne participerais pas à cela et, comme dans une série américaine, Dallas ou Dynastie, pour la première fois, on m’a fait mourir.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Ce qui est incompréhensible dans le scénario.

Mme Anne Mouglalis. Oui, parce que c’est une série réaliste.

On m’a dit : « Mais n’importe quoi ! Des gens très bien, des femmes, qui d’ailleurs sont féministes, ne trouvent rien à y redire ! » Il faut tenir son cap.

J’ai aussi été de nombreuses fois témoin – et je ne suis pas la seule – de sexisme sous la forme de blagues graveleuses, d’hypersexualisation, d’humiliation, toujours sous couvert d’humour. C’est un peu ce qu’on entend au procès de Mazan ou au procès Bedos : « c’est juste un gros lourd », « il est vraiment con ». Entendre ça à propos du procès de Mazan est effrayant. La connerie ou la débilité n’empêchent pas de savoir quand on fait du mal. La violence est toujours un choix.

Ce climat de blagues graveleuses peut avoir des conséquences terribles. J’ai vu une jeune fille qui était très heureuse d’avoir trouvé un stage sur un tournage le quitter en larmes. Après son départ, l’acteur à l’origine des blagues, qui montrait d’ailleurs aussi son sexe – mais uniquement aux techniciennes, car il ne l’aurait pas fait avec des gens qui avaient un petit peu plus de pouvoir –, a dit : « Elle n’a vraiment aucun humour. »

Très récemment encore, j’ai été témoin de cette espèce de fraternité virile dont sont exclues toutes les femmes, de ces blagues sur les bites et les couilles – bref, de vieux ressorts. Il serait temps de dire que cela exclut absolument tout le monde. Moi, cela ne me fait pas rire, cela ne me fascine pas. Récemment, donc, je me suis permis de demander à celui qui pratiquait cet humour s’il était misogyne. Ce à quoi il a répondu : « Ça va pas ? Demande à ma femme ! » J’ai dit « très mauvaise réponse », et j’ai proposé un petit jeu : quand on fait ces blagues sexistes, voir si le public rit de vous ou avec vous. Généralement, c’est avec.

Je me rappelle encore une scène d’accouchement – je devais aider quelqu’un à accoucher. Un réalisateur de 60 ans est venu expliquer à quatre femmes, qui étaient toutes passées par là, ce qu’étaient les contractions. Aucun problème, parce qu’il est réalisateur !

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une audition est prévue ensuite avec des actrices qui voulaient être entendues à huis clos. Je vous propose de rester avec elles afin que nous puissions continuer à échanger dans ce cadre.

Mme Anna Mouglalis. D’accord.

Avant de passer au huis clos, j’aimerais parler de l’étape suivante : celle de la promotion des films, où on peut aussi se retrouver dans des situations assez délirantes. Je pense par exemple à une séance photo où on ne nous présente que de la lingerie ; cela n’a rien à voir avec le rôle, mais il est écrit dans le contrat que c’est obligatoire, et quand on est une jeune actrice, on pense qu’on ne peut rien refuser. De même, dans le cadre de la promotion du film Merci pour le chocolat, on m’a demandé, lors d’un salon du chocolat, d’être habillée d’une robe en chocolat dont les visiteurs pourraient se servir sur moi jusqu’à me dénuder. J’ai refusé. Mais il y a des choses qu’on ne sait pas pouvoir refuser.

Pour une sortie de film à l’étranger, je me suis aussi retrouvée, au Brésil, toute seule avec un distributeur qui m’a harcelée sexuellement. Puisque je voyageais seule avec lui, nos places dans l’avion étaient côte à côte, de même que nos chambres d’hôtel. C’était un enfer !

Cela va encore plus loin. Après la promotion, il se passe quelque chose de particulier pour les actrices : souvent, on utilise sur des sites pornographiques nos visages, collés sur des corps d’actrices porno, ou les images de nos scènes de nu, de représentation de la sexualité, sorties de leur contexte. Plusieurs personnes ont créé de tels sites, qu’elles monnayent – ou pas, d’ailleurs. Cette pratique, complètement illégale, avait déjà cours lorsque j’ai commencé. Ni les agents d’image, ni les agents artistiques, ni les producteurs, ni les réalisateurs ne s’en inquiètent. On devient des objets pour la masturbation. Cela aussi dégrade énormément l’image des actrices. Les actrices font un métier, il faut qu’elles soient respectées. Quand on veut faire disparaître quelque chose du net, on peut. Pourquoi pas ça ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci beaucoup de vos témoignages édifiants et tout à fait utiles pour illustrer les débats de notre commission.

 

La séance s’achève à dix-huit heures vingt.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon