Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de la mission interministérielle sur les VSS dans les relations de pouvoir ou d’autorité : Mme Christine Abrossimov, administratrice de l’État, Mme Bariza Khiari, ancienne sénatrice de Paris et ancienne vice-présidente du Sénat, Mme Marie-France Olieric, gynécologue obstétricienne, chef de pôle Femme-Mère-Enfant du CHR de Metz-Thionville, et Me Rachel-Flore Pardo, avocate au Barreau de Paris 2
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des critiques de cinéma :13
- Mme Guillemette Odicino, journaliste, critique et cheffe de la rubrique cinéma à Télérama
- M. Serge Toubiana, écrivain, ancien directeur des Cahiers du cinéma, ancien directeur général de la Cinémathèque française et ancien président d’UniFrance
- M. Marcos Uzal, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma
– Présences en réunion................................26
Mardi
17 décembre 2024
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 22
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission
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La séance est ouverte à seize heures trente.
La commission auditionne les membres de la mission interministérielle sur les VSS dans les relations de pouvoir ou d’autorité : Mme Christine Abrossimov, administratrice de l’État, Mme Bariza Khiari, ancienne sénatrice de Paris et ancienne vice-présidente du Sénat, Mme Marie-France Olieric, gynécologue obstétricienne, chef de pôle Femme-Mère-Enfant du CHR de Metz-Thionville, et Me Rachel-Flore Pardo, avocate au Barreau de Paris.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous entamons nos auditions de ce jour en recevant plusieurs des autrices du rapport de la mission interministérielle sur les violences sexistes et sexuelles sous relation d’autorité ou de pouvoir : Mme Christine Abrossimov, administratrice de l’État, Mme Bariza Khiari, ancienne sénatrice et ancienne vice-présidente du Sénat, Me Rachel-Flore Pardo, avocate au barreau de Paris, et le docteur Marie-France Olieric, gynécologue-obstétricienne, chef du pôle femme-mère-enfant du centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.
Vous avez remis au gouvernement, le 18 novembre dernier, un rapport qui fait le triste constat que les violences sexistes et sexuelles sous relation d’autorité et de pouvoir constituent encore un fléau, y compris dans le champ qui nous intéresse. Vous formulez plusieurs propositions dont nous souhaiterions évoquer avec vous, notamment sur la coordination d’intimité, le conventionnement des chaînes avec l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), la création d’un label pour les entreprises vertueuses, la conduite d’enquêtes de victimation, la création d’une offre complémentaire au sein de la cellule du groupe Audiens.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Christine Abrossimov, Bariza Khiari, Marie-France Olieric et Rachel-Flore Pardo prêtent successivement serment.)
Mme Bariza Khiari, ancienne sénatrice et ancienne vice-présidente du Sénat. Nous sommes heureuses de voir le sujet pris à bras-le-corps par la représentation nationale, notamment par les délégations aux droits des femmes du Sénat et de l’Assemblée, dont l’intérêt et l’écoute ont été à la mesure de l’enjeu. Les tristes péripéties auxquelles nous assistons devant les tribunaux ou dans les médias montrent, s’il en était encore besoin, que le sujet est grave. Il méritait amplement une commission d’enquête.
L’équipe de la mission interministérielle incluait, outre les quatre personnes ici présentes, Christine Caldeira, secrétaire générale de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines, et Angélique Cauchy, sportive de haut niveau et présidente de l’association Rebond.
La lettre de mission, cosignée par la ministre de la culture, nous chargeait de dresser un état des lieux et d’établir des recommandations sur l’angle mort que sont les violences sexistes et sexuelles (VSS) sous relation d’autorité et de pouvoir, en excluant les mineurs. Notre mission portait sur tous les secteurs. La situation politique qui a suivi la dissolution ne nous a pas rendu la tâche facile puisque quatre ministres se sont succédé : l’idée a germé sous Isabelle Rome ; Bérengère Couillard a défini le cadre de la mission ; Aurore Bergé a proposé un calendrier ; finalement, le rapport a été remis à Salima Saa peu après sa nomination.
J’ai observé avec satisfaction que nos auditions avaient permis de faire bouger certaines administrations. Le ministère de la santé et le ministère des armées ont rapidement déployé des plans de lutte contre les VSS.
Je voudrais partager avec vous mes convictions, pour ne pas dire mes certitudes, sur certaines notions proches de votre sujet, à savoir l’égalité, les mécanismes de domination et d’emprise, le pouvoir, le respect et son absence.
À l’évidence, les inégalités créent un climat favorable aux VSS. Agir pour l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est donc participer à réduire ce fléau. Le combat pour la parité a été long et il a fallu légiférer sur la place des femmes dans les conseils d’administration. Il faut continuer. Pour ma part, je considère que l’égalité est toujours un combat, suivant le mot de François Mitterrand. Au terme de cette mission, nous sommes persuadées que l’égalité réelle est le préalable nécessaire à une lutte efficace contre ces violences. Ce point sera développé par Rachel-Flore Pardo.
Puisque vous nous interrogez sur la spécificité des violences dans le milieu du cinéma, du spectacle vivant et de l’audiovisuel, Marie-France Olieric vous fera part des similitudes entre ce secteur et ceux du sport et de la santé. Christine Abrossimov abordera le lien entre les situations de précarité et de vulnérabilité et l’exposition aux VSS, dont je peux d’ores et déjà vous dire qu’il est prégnant, et la question des statistiques.
Les mécanismes de domination sont les mêmes dans tous les secteurs. Ce sont 1,4 million de femmes qui ont déclaré avoir subi des violences sexistes et sexuelles hors cadre familial en 2021. C’est un véritable fléau. Seules 2 % de ces femmes ont porté plainte, ce qui interroge notre rapport à la justice. Rachel-Flore Pardo reviendra sur le concept d’emprise et sa prise en compte par la justice et sur l’impact de MeToo – question 11. Marie-France Olieric et Christine Abrossimov abordeeront la manière dont ces situations pourraient être mieux repérées et comprises.
L’emprise a été décrite par Angélique Cauchy, sportive de haut niveau et membre de notre mission, qui a été violée de l’âge de 12 à 14 ans par son entraîneur. Cet homme, condamné depuis à dix-huit ans de prison, est parvenu à mettre sous son emprise l’enfant de 12 ans qu’elle était et d’autres jeunes sportives. Dans son livre, Si un jour quelqu’un te fait du mal, elle raconte cette histoire glaçante et dissèque le phénomène de l’emprise.
Angélique Cauchy m’a confié ce mot à votre intention : « Le moment de la prise de conscience marque un tournant dans l’emprise. J’appelle cela la déprise. C’est le moment où l’on comprend que nous sommes en train de nous perdre et que nous devons reprendre le contrôle de notre vie. Il faut alors trouver des stratégies pour se défaire de l’emprise, pour reprendre son libre arbitre, sa liberté d’agir, sa liberté de pensée, pour ne plus être qu’un objet manipulé par le dominant et, en somme, se sauver. C’est donc à nous, société, d’être capables à la fois de mettre en place un cadre sûr pour empêcher que les phénomènes d’emprise apparaissent, mais aussi de former et repérer les signaux faibles et les signaler pour protéger les victimes. Cette chaîne de protection est l’enjeu crucial pour lutter contre les violences répétées dues à une position d’autorité et de pouvoir, que l’on soit un enfant sur un plateau de tournage, un sportif dans un centre de formation, un adolescent dans un conservatoire. Il est fondamental de veiller à ce que personne n’ait trop de pouvoir sur une autre personne. »
Le pouvoir ne s’exerce pas uniquement dans le cadre d’un lien de subordination et de rapports hiérarchiques. Il se niche dans les partis politiques, entre élus et militants, entre élus et administrés, surtout dans des bastions détenus depuis longtemps où l’on croit que tout est permis et où règnent l’omerta et sa conséquence, l’impunité. Il se niche également dans les associations et les fondations, dans le rapport au bénévolat de gouvernance. Nous avons formulé quelques recommandations en la matière ; j’y reviendrai lors de nos échanges.
L’absence de respect vis-à-vis de l’autre dans un cadre de travail joue un rôle dans la montée de la violence dans la société. L’absence de respect en général gangrène le corps social au moment où les problèmes de violence et de sécurité, supposés ou réels, sont un élément important du débat public. Je suis heureuse que le terme « respect » fasse désormais partie de la grammaire de l’Organisation internationale du travail.
Après soixante-dix auditions et 140 personnes interrogées, je constate que la société est malade. Or, dans une société malade, il est nécessaire de poser des limites, voire – et je le regrette – de codifier les rapports sociaux dans l’entreprise et dans les institutions pour les apaiser. Le sexisme, qui est une marque de non-respect, est l’antichambre des violences faites le plus souvent aux femmes.
Depuis 2017, beaucoup a été fait : les acteurs de terrain s’accordent pour dire que le Grenelle des violences conjugales a permis des avancées majeures dans la lutte contre les violences intrafamiliales, mais force est de constater que nous sommes encore loin du compte. Christine Abrossimov fera un point sur l’efficacité et l’évaluation des politiques publiques ainsi que des formations. Marie-France Olieric évoquera la portée du droit applicable aux fonctions publiques d’État, hospitalière et territoriale et des statuts militaires.
Il s’agissait pour nous d’identifier les mécanismes à l’œuvre dans les relations d’autorité et de pouvoir. À cette fin, la matrice « prévenir, accompagner, repérer, sanctionner » nous a guidées tout au long des auditions et nous a permis de formuler une quarantaine de recommandations pragmatiques, dont quinze recommandations prioritaires dans le monde du travail et une dizaine dans les domaines particuliers que sont la santé, la culture, le sport et les institutions politiques. Toutes ces recommandations, et celles que votre commission ne manquera pas de faire, devraient éclairer la puissance publique. C’est le préalable à l’action.
Mme Christine Abrossimov, administratrice de l’État. Votre première question, qui était également la nôtre, portait sur le chiffrage du phénomène des violences sexistes et sexuelles. Nous venons justement de prendre connaissance d’une enquête ciblée commandée par la Société civile des auteurs multimédia réalisée en juillet et publiée la semaine dernière. À part ces données, il n’existe pas d’enquêtes spécifiques sur le milieu de la culture.
Il existe des enquêtes larges de victimation sur le ressenti en matière de violences sexistes et sexuelles grâce aux enquêtes annuelles conduites par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI). Sa dernière publication, qui date du 14 novembre, révèle que plus de 1,4 million de personnes se sentent victimes de violences sexistes et sexuelles hors du cadre conjugal. Ces chiffres sont développés dans notre rapport, bien que nous nous soyons référées à l’enquête de l’année précédente. Les données de la gendarmerie et de la police indiquent que 84 000 plaintes ont été enregistrées pour des VSS hors du cadre conjugal en 2023, contre 40 000 en 2016. Dans ce large écart entre le nombre de cas de violence ressentie et le nombre de plaintes déposées, on retrouve le taux de 2 % de plaintes.
L’enquête GENESE (Genre et sécurité), réalisée en 2021, se focalisait sur les violences sexistes et sexuelles dans le monde du travail. Les résultats, reproduits dans notre rapport, montrent l’ampleur du ressenti des violences.
Des enquêtes sectorielles ont été réalisées à l’initiative d’associations ou de fondations, à commencer par l’association Donner des ELLES à la santé, présidée par Marie-France Olieric ; le réseau « Élues locales » publie ponctuellement des enquêtes sur le milieu politique.
Dans l’ensemble, le bilan n’est pas satisfaisant. Nous manquons d’une approche régulière et complète des violences sexistes et sexuelles et de concepts harmonisés. La connaissance des VSS est encore lacunaire en France. De ce constat sont tirées deux recommandations : premièrement, il faut pérenniser et spécialiser par secteur les enquêtes de victimation du SSMSI ; deuxièmement, il faut reconduire en 2025 l’enquête Genese, qui a le mérite de balayer l’ensemble du monde du travail et d’être harmonisée au niveau européen. Malheureusement, ces recommandations ont des implications budgétaires…
Mme Marie-France Olieric, gynécologue-obstétricienne, chef du pôle Femme-Mère-Enfant du CHR de Metz-Thionville. Il existe des similitudes entre les domaines de la culture, de la santé et du sport. On y trouve la même image d’un corps banalisé, perçu comme un instrument de travail, ainsi que la notion de dépassement de soi et des autres et les épreuves qu’on lui impose à ce titre. On y trouve aussi les mêmes situations à risque : déplacements, partage des chambres d’hôtel, vestiaires souvent mixtes, travail de nuit ou en équipe restreinte, proximité des corps et des personnes. On peut y ajouter, ce qui vaut aussi pour le monde politique, la notoriété des individus en position d’autorité, qui leur confère une aura protectrice : ils sont intouchables par peur des représailles.
Ce contexte donne son sens à l’emprise, qui puise ses racines dans le caractère vulnérable et dépendant des personnes face à une figure d’autorité et de pouvoir. Les milieux que j’ai cités sont connus pour être sélectifs : on a peur d’être écarté car moins compétent, ce qui conduit à l’acceptation de certains comportements, sur le modèle du bizutage. On a le sentiment de ne pas avoir le choix et la certitude de ne pas pouvoir rester si l’on n’entre pas dans le moule.
Les violences physiques et les violences psychologiques forment un continuum. Elles peuvent coexister ou se succéder.
Mme Rachel-Flore Pardo, avocate. La mission a mis en lumière combien les situations de précarité, et plus largement de vulnérabilité, créent un terrain propice aux VSS. Certaines conditions d’exercice professionnel sont des facteurs de risque : le travail de nuit, les contrats précaires, la situation de stagiaire ou d’apprenti… Or on sait que les situations de précarité sont nombreuses dans le monde de la culture.
Plus largement, nous avons constaté l’impact des rapports encore trop déséquilibrés entre les femmes et les hommes sur les violences sexistes et sexuelles. Il est évident que tout rapport d’autorité rend la personne dominante susceptible d’abuser de son pouvoir. Ces rapports de pouvoir se retrouvent à tous les niveaux de notoriété et de responsabilité. Il n’y a pas que les stars mondialement connues ; des personnes moins célèbres peuvent également commettre des abus. Le pouvoir est relatif, c’est-à-dire qu’il existe dans une situation donnée par rapport à quelqu’un d’autre. Notre mission doit pousser chacun à s’interroger sur l’utilisation qu’il fait de son pouvoir et sur celle que les personnes de son entourage font du leur. Nous pouvons tous être témoins de situations de violence et agir pour y mettre un terme.
Nous formulons donc plusieurs recommandations pour l’égalité entre les femmes et les hommes, ceux-ci étant plus souvent en position de domination que les femmes. Nous plaidons pour davantage de contrôle de l’application des lois du 24 décembre 2021 visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle et du 19 juillet 2023 visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique. Nous voulons également mieux armer tout un chacun : former les témoins à détecter les situations anormales, éduquer les jeunes à l’entrée ou à la sortie de l’université, imposer la formation de tous les adultes dans l’univers professionnel en créant un label « Agir contre les violences sexistes et sexuelles », étendre la conditionnalité des aides publiques à la mise en œuvre effective de mesures de prévention des violences sexistes et sexuelles, former davantage les professionnels de la santé, de la justice et les membres des forces de l’ordre qui ont vocation à intervenir dans ces situations.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour vos travaux, qui entrent en résonance avec les nôtres. Il existe toutefois une différence entre le monde de la culture et les milieux du sport et de la santé, qui tient à la multitude d’employeurs. Dans le monde du sport, la fédération et l’entraîneur représentent une permanence dans la relation, ce qui ne veut pas dire que les personnes ne sont pas exposées aux violences. Dans le monde de la culture, les relations de travail sont extrêmement courtes, avec des équipes qui se reforment en permanence ; dès que le tournage est terminé, le collectif qui a constitué le film, avec tous ses rapports hiérarchiques et de responsabilité, disparaît. Les victimes ont donc un temps très court pour dénoncer ce qu’elles subissent. Les personnes qui se rendent coupables de faits de violence bénéficient du caractère flexible, malléable et éphémère de la relation.
Mme Marie-France Olieric. C’est exactement ce qui est ressorti des auditions d’Audiens et de l’ARCOM : le temps que la personne se rende compte qu’il arrive quelque chose sur le tournage, elle est passée à autre chose et ne veut plus en parler. Néanmoins, on retrouve la même chose dans le sport avec les saisons, et dans la santé où les étudiants changent de stage tous les six mois. Le caractère éphémère de l’emploi constitue un facteur de risque supplémentaire, même si l’envie d’oublier entre sans doute en ligne de compte.
Mme Rachel-Flore Pardo. Nous proposons de remédier à cette difficulté en étendant la possibilité de solliciter des ordonnances de protection hors cadre conjugal dans les cas où la personne s’estimerait en danger. Cela obligerait la justice à se prononcer dans un délai contraint sur une éventuelle mise à l’écart de la personne accusée d’agression. Le responsable du tournage serait contraint d’appliquer la décision.
Depuis 2017, beaucoup a été fait contre les violences intrafamiliales, notamment le renforcement des ordonnances de protection et la création de pôles spécialisés sur les violences intrafamiliales. Celle-ci nous a inspiré une autre proposition : la création de pôles spécialisés sur les violences sexistes et sexuelles dans le cadre de relations de travail, qui conféreraient au juge des compétences tant pénales que prud’homales.
Notre mission a constaté que, dans l’intervalle entre la dénonciation des faits et les conclusions de la justice, chacun tâtonne pour concilier les principes fondamentaux que sont le respect de la présomption d’innocence, le respect accordé à la parole de ceux qui dénoncent les faits et la protection de chacun. Nous en avons conclu qu’il fallait accompagner davantage les enquêtes par la certification des instituts de formation sur les violences sexistes et sexuelles et des structures réalisant les enquêtes internes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Merci pour votre travail remarquable, dont le sujet recoupe le nôtre. Vous avez raison de distinguer pouvoir et notoriété : nous l’avons vu – Mme la présidente l’a rappelé –, des personnes sans notoriété ont du pouvoir et peuvent en abuser.
Vous avez mentionné quatre aspects : prévenir, accompagner, réparer, sanctionner. En ce qui concerne l’accompagnement et la protection de la victime, nous avons vu dans le cas du cinéma que, du fait du rythme de cette activité, les personnes peuvent n’être en contact que brièvement avec les auteurs de violences, mais peuvent aussi le rester. Or les enquêtes administratives rendues obligatoires par le code du travail ne sont pas cadrées ; le flou est complet. Cela pose des problèmes. Le code du travail dit seulement qu’il faut faire une enquête ; il ne dit pas comment, ni dans quel délai. Le législateur pourrait-il y faire quelque chose ?
Quand une victime dénonce un auteur de violences sur un film, si elle ne dépose pas plainte, l’assurance ne fonctionne pas. Cela n’encourage personne à se protéger ni à porter plainte. 2 % des victimes seulement portent plainte : c’est un vrai sujet. L’ordonnance de protection pourrait aussi déclencher l’intervention des assurances. Là, c’est la justice qui tranche : ce n’est pas la même chose. De plus, la justice prend cette mesure à titre conservatoire : une ordonnance de protection n’est pas une condamnation, elle sert à protéger la victime. Votre proposition va donc tout à fait dans le bon sens.
Mme Christine Abrossimov. Les enquêtes sont prévues et cadrées par le code du travail. Elles le sont aussi dans la fonction publique, au niveau du socle législatif, mais surtout en pratique et sous forme de guides. Nous avons pu nous appuyer de manière tout à fait intéressante sur les travaux des différents départements ministériels qui ont établi un guide de formation sur les VSS pour les responsables des ressources humaines, managers, partenaires sociaux et services de médecine de prévention. Il s’y est récemment ajouté un marché interministériel de formation aux différents volets des violences sexistes et sexuelles, qui prévoit des modules pour les référents, pour les managers, pour apprendre à conduire une enquête.
Le sujet est donc sur la table. Je ne sais pas si, dans cette matière, le niveau de la loi est pertinent ; en revanche, tout ce qui encourage la formation peut relever de la loi. Par exemple, le code de la santé publique ne prévoit pas de formation obligatoire sur les VSS pour le corps médical ; on pourrait l’y intégrer.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Votre réponse montre bien que les choses sont plus encadrées dans la fonction publique que dans le secteur privé. Ce qui y est prévu est majoritairement de niveau réglementaire. Nous, législateur, pouvons aussi proposer dans un rapport que soient pris des décrets. Mais, dans le privé – nous en avons des exemples, on le voit dans un certain nombre de cas où il y a eu des crises –, les enquêtes n’ont pas toujours été faites de façon cohérente, pertinente ou efficace. Comment leur donner un cadre ?
Mme Marie-France Olieric. Le cadre existe dans les textes – les accords de 2013 et de 2018, la loi de transformation de la fonction publique de 2019, la loi du 19 juillet 2023 visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique. Mais il est insuffisant dans la pratique. Vous l’avez très bien dit : soit les enquêtes administratives ne sont pas faites, soit elles sont mal faites. On veut attendre l’enquête judiciaire, donc on laisse la victime avec l’auteur – dans tous les milieux – ou, pire, on la déplace, ce qui représente une double peine. Si les enquêtes sont mal faites, c’est parce que les gens ne sont pas formés. Les plans égalité, les référents égalité, les cellules de lutte contre les violences sexistes et sexuelles prévus par la loi sont souvent des coquilles vides, aussi bien dans le public que dans le privé.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je voudrais revenir à la question du pouvoir, centrale dans l’exposition au risque de violences sexistes et sexuelles. Hier, nous avons auditionné des actrices qui ont un nom et du pouvoir dans le milieu et qui décrivaient pourtant une série de violences auxquelles elles ont été confrontées qui défient vraiment l’entendement. Il existe bien un ensemble de dispositifs, mais ils sont pour l’instant inefficaces.
Comment changer quelque chose qui est présenté comme étant à la racine de l’acte de création ? À la tête de festivals, on trouve des personnes qui ont un mandat à vie ou face auxquelles il n’y a aucune espèce de contre-pouvoir. Avez-vous observé la même chose dans d’autres secteurs ? Si oui, que proposez-vous dans votre rapport pour limiter le pouvoir ?
Mme Rachel-Flore Pardo. Cela rejoint la question de la formation : il faut que l’entourage puisse donner l’alarme quand il est témoin de situations anormales ; mais, pour cela, il faut pouvoir déterminer ce qu’est une situation anormale. Or on a échoué à nous transmettre les limites entre ce qu’on peut accepter et ce qu’on doit refuser.
Il y a aussi la question de la sanction : quand une personne abuse de son pouvoir, l’utilise sans limite, comment le lui retirer ? Cela engage la sanction administrative ou disciplinaire, qui peut intervenir en dehors d’une sanction pénale ou judiciaire et pourrait être le fruit d’une enquête interne ou externe, en tout cas d’une enquête ad hoc. Encore faut-il que cette enquête soit conduite convenablement, c’est-à-dire qu’elle respecte les principes d’équité et d’efficacité.
Voilà pourquoi nous sommes favorables à ce qu’un organisme indépendant certifie les entreprises qui ont fait une sorte de business de la formation et de la prévention en matière de violences sexistes et sexuelles ainsi que de la conduite de ces enquêtes. Il faut aussi un cahier des charges détaillé pour guider cette dernière.
Est-il nécessaire d’en passer par la loi ? C’est une question qu’on peut se poser.
Mme Bariza Khiari. En effet, la formation est un marché florissant sur lequel, en ce moment, il y a de l’argent à se faire. Ce marché n’est pas encadré et les compétences, à l’évidence, y font défaut. Ce n’est pas digne d’un pays comme le nôtre. La certification est donc très importante à nos yeux.
Dans notre rapport, nous recommandons la conditionnalité des aides, y compris celles versées aux partis politiques. Elle s’applique en matière de parité ; pourquoi pas à ce fléau ? Le dispositif pourrait être géré par les bureaux des assemblées, devant lesquels les partis politiques rendraient compte de ce qu’ils font en matière de formation continue, lors de congrès, de grandes manifestations, etc. Quand on touche au portefeuille, tout devient plus facile.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La certification est intéressante parce que la formation a trait au volet de la prévention, qui fonde tout le reste.
Sur ce point, je m’interroge sur le degré de prise de conscience de notre société quant à ces sujets. Je suis très frappé de l’existence d’effets rebond en la matière. Dans les années 2000, il y avait eu tout un débat sur les salles de garde dans les hôpitaux – ce qui s’y passait, le droit de cuissage, etc. C’est aussi à cette époque que Maria Schneider avait dénoncé le film de Bertolucci. Puis il y a eu Adèle Haenel, quelques années plus tard. À chaque fois, on se dit qu’on va progresser. Le Grenelle des violences a aussi permis des avancées, vous l’avez dit. Nous avons changé nos lois. Mais culturellement, y est-on ? La société est-elle suffisamment acculturée à la question des violences sexistes et sexuelles ?
Mme Marie-France Olieric. J’allais justement parler d’acculturation. Elle se fait par soubresauts, comme vous l’avez très bien dit. De temps en temps, il arrive quelque chose, un hashtag MeToo – médias, santé, etc. – apparaît, et puis ça passe et tout le monde reprend sa vie d’avant. On s’habitue à tout : aux fresques de salle de garde, qu’on ne voit plus, et même au droit de cuissage.
C’est ce contre quoi il faut lutter, à deux niveaux, que j’appelle – peut-être par déformation professionnelle – la prévention primaire et la prévention secondaire. La prévention primaire consiste à former tout le temps, à chaque étape de la vie, en se servant de tous les leviers pour que les personnes ne deviennent pas des victimes. La prévention secondaire repose sur la sanction des gens en poste – le stock, autrement dit – dont il faut changer la culture. Ce sera probablement moins facile pour eux que pour les plus jeunes ; mais c’est surtout contre eux qu’il faut lutter, comme s’il fallait plusieurs rappels.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Comme un vaccin contre le sexisme.
Mme Marie-France Olieric. Oui, avec beaucoup de piqûres de rappel !
Il faut former les gens qui sont en position de pouvoir, mais pas seulement : il faut former tout le monde, car les lanceurs d’alerte sont aussi importants que les victimes.
Mme Bariza Khiari. La distinction entre stock et flux est importante.
On hésite beaucoup à donner de la publicité aux actes répréhensibles, mais nous ne nous en sortirons pas autrement, car ces attitudes sont culturelles. Il faut enseigner le respect dès les petites classes, comme dans les pays nordiques.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mais nous n’allons pas attendre que les élèves de maternelle deviennent adultes : il faut agir avant.
Mme Rachel-Flore Pardo. Un autre enjeu, important à mes yeux d’avocate, est la justice et la culture de l’impunité. Le taux très bas de dépôt de plainte n’est évidemment pas sans lien avec le taux de classement sans suite, bien trop élevé. Pendant des années, la justice n’a pas été armée pour connaître des faits de violences sexistes et sexuelles. Pour cette raison, la confiance des victimes en la justice est abîmée et il nous faut la réparer. C’est pourquoi nous demandons que l’on donne davantage d’outils à la justice pour prendre en charge la spécificité de ces cas.
Se pose notamment la question de l’accès à la justice, car ce qui est déterminant pour faire vraiment baisser le taux de classement sans suite, c’est de réduire le délai entre les faits et la saisine de la justice. Comment ? Il y a un enjeu financier. L’aide juridictionnelle devrait être ouverte dès le dépôt de plainte. Il faut aussi se demander comment embarquer les mutuelles et les assurances pour qu’elles couvrent mieux les frais impliqués par la prise en charge des VSS et par les actions judiciaires.
S’y ajoute la question, trop longtemps oubliée ou occultée, de la formation des experts psychologues et psychiatres. D’eux dépend le chiffrage des éventuels dommages et intérêts ; or l’aléa dans l’allocation de ces derniers est beaucoup trop grand.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est un scandale de la justice actuelle.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Dans vos quinze recommandations prioritaires, je n’ai rien vu sur l’éducation au rapport au pouvoir dès le plus jeune âge. La question de l’agression sur mineur est revenue à plusieurs reprises lors de nos auditions. Si vous n’avez pas abordé ce point, est-ce dû à votre feuille de route initiale ? Peut-être fait-il l’objet d’annexes ?
À propos de l’ARCOM, je n’ai rien vu non plus sur la publicité en tant que telle, qui véhicule le virilisme brutal et dominateur et la sexualisation permanente du corps de la femme, à la source des imaginaires et de la banalisation de la violence. Avez-vous formulé des recommandations spécifiques à ce sujet ?
Mme Aurore Bergé (EPR). Je faisais partie des membres du gouvernement – en nombre inédit – qui avaient lancé votre mission. Je saisis l’occasion de vous remercier publiquement de ce travail pluridisciplinaire, complémentaire de notre commission d’enquête.
Puisque celle-ci est parlementaire, je m’intéresse surtout aux évolutions législatives nécessaires. J’insisterai donc sur vos propositions en matière judiciaire, en particulier concernant les pôles spécialisés, une construction très récente en ce qui concerne les violences intrafamiliales. Pourquoi vouloir en créer de nouveaux plutôt qu’étendre ceux qui existent, qui embrasseraient ainsi l’intégralité des violences sexuelles, y compris hors du cadre familial ?
Il est exact que les modalités de l’aide juridictionnelle peuvent être un frein lorsqu’il s’agit pour les victimes d’ester en justice et de tenir pendant une période souvent très longue. Y aurait-il d’autres choses à améliorer dans la prise en compte du parcours judiciaire ?
Vous préconisez que tout classement sans suite fasse l’objet d’un rendez-vous avec la victime pour lui en expliquer les raisons. Le fait de donner des explications serait en effet décisif pour améliorer le rapport très dégradé de nos concitoyens à la justice.
Mme Christine Abrossimov. Audiens, groupe de protection complémentaire créé par les partenaires sociaux de la culture, me semble apte à faire évoluer son offre pour mieux identifier les risques de VSS et inclure à son socle ou à ses options une protection financière couvrant les différentes dépenses afférentes, au-delà de celles que vise l’aide juridictionnelle.
Nous avons entendu l’ARCOM et obtenu d’elle une réponse très structurée, reproduite dans le tome 2 de notre rapport, consacré aux contributions des personnes auditionnées. Nous avions deux types d’interrogation qui sont devenues des recommandations.
Premièrement, en tant qu’autorité administrative indépendante, au sein de son champ de compétence, l’ARCOM pourrait être beaucoup plus proactive dans l’utilisation de ses différents leviers de sensibilisation et de communication. Elle en a énormément – un site, des newsletters, beaucoup d’événementiel – et touche un grand public. Je pense qu’elle est tout à fait prête à développer cette dimension.
Deuxièmement, pourquoi ne pas réfléchir, avec toutes les précautions et l’encadrement requis de la part du ministère et des partenaires sociaux, à une extension de ses compétences ? Elle intervient s’agissant de l’image de la femme dans les productions, mais elle n’entre pas dans les boutiques, dans la façon dont les différentes entreprises de son périmètre traitent le sujet des violences sexistes et sexuelles. Pourquoi ne pas lui confier un rôle de prévention et de sanction en la matière ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous auditionnons ses représentants demain ; nous leur poserons la question.
Mme Bariza Khiari. Les mineurs ont été exclus du champ de notre étude. Angélique Cauchy, sportive de haut niveau qui a créé l’association Rebond et fait partie de notre mission, a beaucoup travaillé sur cette question et fait beaucoup de sensibilisation dans les écoles. C’est une femme absolument remarquable.
La notion de respect est essentielle. De tels mots ne s’utilisent pratiquement plus dans le langage courant. Le respect doit pourtant s’apprendre dès le plus jeune âge – les pays nordiques nous donnent l’exemple en la matière. Il doit exister partout entre les hommes et les femmes. Je le répète, l’absence de respect entre les hommes et les femmes dans l’entreprise gangrène le corps social. L’impression de violence et d’insécurité dans la société peut aussi être la conséquence de propos tenus dans le cadre du travail, du bénévolat ou de l’activité politique. Il y a ceux qui manquent de respect et ceux qui subissent ce manque de respect ; les uns sont peut-être en souffrance, mais les autres le sont davantage. Quand ces personnes quittent le travail pour entrer dans la vie sociale, ces phénomènes y entrent avec eux.
Mme Rachel-Flore Pardo. Notre souhait est d’aider à réconcilier les victimes de violences sexistes et sexuelles avec la justice et à restaurer une confiance brisée par des années d’impunité en armant la justice pour qu’elle prenne mieux en charge ces faits.
Quand on en est victime dans le cadre d’une relation de travail, on introduit une action à la fois devant le conseil des prud’hommes et devant le juge pénal. De même, jusqu’à présent, lorsque les faits se produisaient dans le cadre du couple ou de la famille, on saisissait à la fois le juge aux affaires familiales et le juge pénal. Cette multiplicité des actions est pour les victimes une charge mentale et financière trop lourde.
Si nous avons pensé à de nouveaux pôles, c’est parce que la compétence du juge prud’homal est différente de celle du juge aux affaires familiales. Néanmoins, on pourrait aussi envisager, dans le cadre de l’expérimentation que nous préconisons, de mêler ces deux aspects et de prévoir un pôle spécialisé dans les violences sexistes et sexuelles. En tout cas, il faut bien prendre en compte la spécificité de la compétence prud’homale.
J’alerte aussi sur un autre problème : depuis 2017 et le mouvement MeToo, on a mis derrière les mots de violences conjugales toutes les violences sexistes et sexuelles, au point d’occulter parfois les VSS hors cadre conjugal. Dans la formation des magistrats, dans les fascicules mis à la disposition des forces de l’ordre, on ne parle que de violences conjugales. Pourtant, en dehors du couple, les violences sexistes et sexuelles peuvent prendre des formes bien plus diverses et subtiles. Voilà pourquoi nous tenons à ce que l’expression « violences sexistes et sexuelles » soit mise en avant – en plus de la mention des violences conjugales et non pour occulter celles-ci.
Une chose encore. Quand des personnes déposent une plainte contre d’autres qui sont connues, qui ont du pouvoir, on entend souvent dire sur les plateaux de télévision que c’est sûrement pour de l’argent. En réalité, malheureusement, les victimes de violences sexistes et sexuelles n’ont pas grand-chose à gagner à porter plainte. Pourtant, il serait normal qu’elles le fassent pour de l’argent, car notre système répare les souffrances par une indemnité financière. Or, en la matière, l’aléa est trop grand, du fait du coût mis à leur charge en l’absence d’aide juridictionnelle au moment du dépôt de plainte, du fait de la couverture assurantielle insuffisante et à cause d’expertises elles-mêmes aléatoires.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Merci beaucoup de vos travaux, qui nous donnent beaucoup de pistes.
Vous avez parlé de l’éducation à la sexualité ; c’est un élément important qu’il est bienvenu de défendre dans la période actuelle.
J’apprécie que vous ayez mis l’accent sur les enquêtes internes, car entre l’éducation et le pénal, dont on parle sans cesse, les obligations issues du code du travail sont souvent très méconnues. Mais que se passe-t-il ensuite ? Où va le signalement ?
Dans le monde de la culture, par exemple, je me suis tout de suite posé la question à propos de la cellule Audiens. Il n’y a rien de pire que de créer une cellule d’écoute sans se doter pour la suite de tout un processus allant jusqu’à la sanction : le dispositif devient une boîte noire, et c’est aussi ce qui décourage les victimes. Avez-vous des réponses à cette question ou des préconisations, notamment dans le secteur de la culture ? Les signalements pourraient par exemple être transmis au CNC (Centre national du cinéma) pour ce qui concerne le cinéma.
À propos des classements sans suite, les rapports de pouvoir sont-ils suffisamment pris en compte dans les enquêtes ? Si non, cela relève-t-il des directives à donner aux personnels d’enquête et aux magistrats ou de la définition pénale du viol, à laquelle il faudrait peut-être ajouter les situations d’emprise et les rapports de pouvoir ?
Mme Marie-France Olieric. Mal menées, les enquêtes n’aboutissent pas à des sanctions, ou rarement. Mais le problème est aussi le défaut d’affichage des sanctions. Nous préconisons donc une publication annuelle – non nominative – des sanctions par les entreprises, qui permettrait une libération de la parole et une prévention secondaire évitant de nouvelles agressions.
Mme Rachel-Flore Pardo. C’est au moment de la caractérisation de l’élément préalable, c’est-à-dire de la contrainte morale, qu’il serait intéressant de définir la notion d’emprise. Cela nécessite-t-il de modifier la définition du viol ? À titre personnel, je suis favorable à l’ajout du terme de consentement, mais sans qu’il remplace les quatre critères existants, car à être trop précis, on risque d’exclure certaines situations ; il faut être très vigilant à ce sujet.
En revanche, il convient d’améliorer encore la formation des enquêteurs comme des magistrats à la caractérisation de ces situations de contrainte morale, notamment dans le cadre de rapports de pouvoir favorables à une emprise.
M. Erwan Balanant, rapporteur. En ce qui concerne la prévention secondaire par les sanctions et leur affichage, ne pourrait-on imaginer un baromètre national régulier des VSS, comme je l’avais proposé pour le harcèlement scolaire ?
La cellule Audiens pourrait-elle proposer une aide juridictionnelle ? Ne pourrait-on rendre obligatoire, à certains moments, l’assistance d’un avocat lors du dépôt de plainte ? Car, on le sait, c’est à ce moment que tout se joue : le juge regarde à peine une plainte qui est mal écrite ou mal documentée. Il faudrait donc un accompagnement de la plaignante tout au long de la démarche.
Mme Bariza Khiari. Des associations font ce travail. Peut-être faudrait-il les aider davantage. Elles sont nombreuses, mais ce secteur est très éclaté. Ce manque de coordination est regrettable.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il n’y a pas de coordination ni de politique publique à la hauteur des enjeux.
Merci beaucoup pour vos travaux, ainsi que pour les éléments que vous nous avez apportés et qui nous seront très utiles pour établir nos conclusions.
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La commission auditionne ensuite des critiques de cinéma : Mme Guillemette Odicino, journaliste, critique et cheffe de la rubrique cinéma à Télérama ; M. Serge Toubiana, écrivain, ancien directeur des Cahiers du cinéma, ancien directeur général de la Cinémathèque française et ancien président d’UniFrance, et M. Marcos Uzal, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos travaux avec une table ronde sur le thème de la critique de cinéma, en recevant : M. Serge Toubiana, écrivain, ancien directeur des Cahiers du cinéma, ancien directeur général de la Cinémathèque française et ancien président d’Unifrance ; Mme Guillemette Odicino, cheffe de la rubrique cinéma à Télérama ; et M. Marcos Uzal, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.
Je vous remercie de participer aux travaux de notre commission d’enquête qui cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.
Nous avons le sentiment que, jusqu’à une période assez récente, la critique de cinéma a contribué à encenser certains réalisateurs et acteurs pourtant problématiques en raison de comportements parfois connus de tous, comme dans le cas de Gérard Depardieu, ou en raison de l’image que leurs œuvres véhiculaient des femmes, notamment de très jeunes femmes, comme dans le cas du Dernier tango à Paris. Ces critiques très élogieuses ont construit des monstres sacrés, ce qui a constitué un obstacle quasi insurmontable à la libération de la parole.
Certains magazines ont d’ailleurs fait leur mea culpa depuis MeToo et je doute que de telles critiques puissent encore exister. Néanmoins, nous souhaitions vous entendre sur ce point, comme sur la façon dont vous pouvez contribuer à la libération de la parole. L’actualité de la Cinémathèque française nous donnera également matière à débat.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Guillemette Odicino, M. Serge Toubiana et M. Marcos Uzal prêtent successivement serment.)
Mme Guillemette Odicino, journaliste, critique, cheffe de la rubrique cinéma à Télérama. Une partie de votre introduction concerne mon journal puisque ma rédactrice en chef, Valérie Hurier, a publié un texte en ouverture de Télérama au moment de la révélation de l’affaire Godrèche-Jacquot. Elle y disait à quel point Télérama regrettait d’avoir soutenu aveuglément l’œuvre de Benoît Jacquot, d’avoir encensé ses films, y compris lorsqu’il apparaissait clairement que sa relation avec Judith Godrèche était problématique. À l’époque, je n’appartenais pas à la rédaction de Télérama, pas plus que nombre de mes actuels collègues, mais ces critiques élogieuses ont été écrites à un moment où le milieu du cinéma savait que Benoît Jacquot était en couple avec Judith Godrèche – la notion de couple étant ici ô combien discutable. Télérama a été l’un des rares titres, sinon le seul, à publier un texte pour dire ses regrets, et je suis contente qu’il l’ait fait. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons plus faire abstraction de ce que nous savons de l’intimité de certaines personnes quand nous parlons de leur œuvre – nous ne pouvons plus en rester à ce que l’écran nous montre.
M. Serge Toubiana, écrivain, ancien directeur des Cahiers du cinéma, ancien directeur général de la Cinémathèque française, ancien président d’Unifrance. Entré très jeune aux Cahiers du cinéma, j’y suis resté jusqu’en l’an 2000, époque à laquelle j’ai rejoint Marin Karmitz, le fondateur de MK2, pour l’aider à promouvoir le catalogue de films de François Truffaut, qu’il venait d’acquérir. De 2003 jusqu’à février 2016, j’ai dirigé la Cinémathèque française. En juin 2017, j’ai été élu président d’Unifrance, poste que j’ai occupé jusqu’en juin 2023.
Mon passé critique est très important puisqu’il m’a formé. Quand je suis arrivé aux Cahiers du cinéma, la critique était à 90 % masculine et le cinéma français était à 95 % masculin. Il n’y avait qu’une femme critique à la revue, Sylvie Pierre. En tant que journaliste, critique et citoyen, j’ai été le témoin d’une évolution lente mais sûre vers une plus grande représentation des femmes dans tous les métiers du cinéma, y compris la réalisation des films, ainsi que dans la critique. Je pense que c’est le développement des études universitaires sur le cinéma qui a conduit beaucoup plus de jeunes femmes à se tourner vers la critique, et notamment vers les Cahiers du cinéma, qui jouissaient d’un prestige lié aux années 1950-1960 et à la naissance de la Nouvelle Vague, elle-même essentiellement masculine – excepté Agnès Varda qui en était en quelque sorte une amie, une cousine, une voisine.
Je viens de cette époque-là. J’ai fait moi-même entrer beaucoup de jeunes femmes critiques aux Cahiers du cinéma, parce que cela me semblait normal et qu’elles avaient du talent. On pouvait alors compter sur les doigts des deux mains les réalisatrices de cinéma en France. La plus connue était Agnès Varda. Il y avait aussi Nelly Kaplan, Liliane de Kermadec et Chantal Akerman, cinéaste belge très soutenue par notre revue. Au milieu des années 1980 est arrivée la génération de la Fémis, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son. Cette école a produit de jeunes réalisatrices très talentueuses, dont Sophie Fillières qui a disparu à l’été 2023. J’ai eu la chance de la connaître et d’être son ami. Elle avait un talent fou. Elle venait de terminer la réalisation de son dernier film, Ma vie ma gueule, qui est sorti il y a quelques mois. Toutes ces professions se sont peu à peu féminisées, au cours de cette évolution lente mais sûre dont j’ai été le témoin, ce qui a fait du bien au cinéma et à la critique.
J’en viens à votre question. La revue que j’ai eu la chance et l’honneur de diriger est une revue critique : ce que nous appréhendions, c’était les œuvres. Lors de la sortie de La Désenchantée en 1990, nous avons mis une photo de Judith Godrèche en couverture – c’est un plan du film. Dans l’éditorial, j’écrivais notamment ceci : « Le beau visage qui illustre ce mois-ci la couverture des Cahiers, c’est celui de Judith Godrèche. Voilà une jeune comédienne dont on n’a pas fini d’entendre parler. On se souvient qu’elle jouait Juliette, cette jeune fille de quinze ans dans le film de Doillon. Elle y était l’objet privilégié du regard du metteur en scène-acteur (Doillon lui-même), mais un « objet » toujours fuyant, refusant d’être prisonnière du « plan » – le mot est ici employé dans les deux sens du terme – établi par le cinéaste.
« Avec La Désenchantée, Judith Godrèche confirme qu’elle est une comédienne totalement insolite (son apparition d’adolescente fait penser à celle de Sandrine Bonnaire, il y a sept ans, dans À nos amours). Qu’elle est aussi l’une des plus douées du cinéma français actuel. »
Quand je vois La Désenchantée, en tant que critique et rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, je vois le film. Je ne sais pas, je ne pouvais pas connaître, nous ne pouvions pas connaître les relations intimes entre un metteur en scène et son actrice, qu’il s’agisse de Benoît Jacquot et Judith Godrèche, ou de Jacques Doillon et les femmes de sa vie – il y en a plusieurs, je crois. C’est vraiment fondamental. Nous n’étions pas des journalistes people, nous étions des critiques de cinéma. Si l’on veut caractériser les Cahiers du cinéma, on peut dire qu’il s’agit d’une revue de réflexion sur les œuvres. C’est aussi de cette manière que nous avons regardé le film de Bernardo Bertolucci. Voilà ce que je voulais dire en préambule pour situer la position dans laquelle j’étais il y a trente, trente-cinq ou quarante ans.
M. Marcos Uzal, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Nous parlons ici d’une revue, pas d’une institution : aux Cahiers du cinéma, nous sommes porteurs d’une histoire, à laquelle nous sommes fidèles jusqu’à un certain point, mais nous ne sommes pas responsables de toute cette histoire. L’une des beautés de la revue est d’ailleurs de ne jamais avoir été imperméable à l’époque, aux mouvements politiques, aux changements de regard. Elle a connu des périodes plus ou moins radicales. L’une de ses forces est de ne jamais être cynique par rapport à l’époque.
Lorsque Judith Godrèche a fait ces révélations, nous avons publié un communiqué en ligne, intitulé « La critique en question », que j’ai cosigné avec Julie Lethiphu, directrice générale de la revue. Cela n’avait rien de difficile : c’était le prolongement d’une réflexion que j’ai engagée à mon arrivée en mai 2020, en décidant notamment de constituer un comité de rédaction paritaire, ce qui n’était pas simple parce que les femmes restent minoritaires dans le métier de critique – nombre de celles qui écrivent dans la revue ont effectivement été recrutées à l’université. Pour moi, il était essentiel que ce comité soit paritaire car notre travail consiste à regarder des œuvres et que les regards doivent être multiples en termes de genre et de génération.
Ce que dit ce communiqué par rapport à notre objet que constituent les œuvres, c’est que nous sommes des critiques, pas des journalistes d’investigation. Mais, puisque les Cahiers du cinéma et la critique ont été pris à partie, notamment par Judith Godrèche, nous prenons acte du fait que nous ne pouvons pas aujourd’hui regarder des œuvres en ne voyant que la sublimation, sans tenir compte des conditions de tournage ou des rapports que peuvent entretenir un réalisateur et une actrice. Au fond, c’est lié à la pensée des Cahiers du cinéma : Jacques Rivette ne disait-il pas que chaque film était un documentaire sur son propre tournage ? Les films ne sont pas des objets clos ; la beauté du cinéma est d’être traversé par ses conditions de tournage.
On pointe du doigt la sacralisation et le culte de l’auteur. Mais les cinéastes et les acteurs ne sont pas célébrés uniquement par la critique ! Que je sache, Gérard Depardieu était une star en France : il serait étrange de prétendre que seule la critique a contribué à le sacraliser. Ce que la critique a sacralisé, c’est peut-être l’idéalisation d’un geste : le rapport du réalisateur avec l’actrice, inspiré du peintre et de son modèle ou de l’idée de la muse. Cela a donné de très belles choses dans l’histoire du cinéma, comme le rapport entre Joseph von Sternberg et Marlène Dietrich, ou entre Jean-Luc Godard et Anna Karina. Cela a aussi donné des choses terribles. Dans le rapport entre un réalisateur et son actrice, dans la manière dont il la regardait et la manipulait, il y a eu quelque chose dont la critique n’a vu que la sublimation.
On a donc idéalisé ce geste. C’est ce que dénonçait Judith Godrèche en disant : vous qui avez tant célébré La Désenchantée ou La Fille de 15 ans, vous n’avez pas vu qu’une horreur se passait sur l’écran. Je n’ai pas revu ces films, notamment La Fille de 15 ans, que je serais curieux mais sans doute très gêné de revoir. Nos regards changent sur ce point précis : la manière dont un réalisateur regarde son actrice. Dans ce communiqué, nous avons voulu dire que la critique avait été dans une forme d’idéalisation. Nous n’allons pas nous mettre à mener des enquêtes ou à nous renseigner à chaque fois sur les conditions précises de tournage, mais nous allons être attentifs et même peut-être ne plus supporter un type de regard porté sur les actrices.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour ces propos liminaires. Pour ma part, il me semble déjà problématique de parler du réalisateur et de « son » actrice : cela ne situe pas la relation au bon endroit.
Vous êtes l’un des maillons essentiels du système et de la valorisation d’une œuvre, même si vous n’êtes bien sûr pas le seul. Dans l’affaire qui le concerne, Gérard Depardieu a bénéficié d’un soutien fort, écrit et public du monde du cinéma, alors qu’il n’y a pas eu un mot pour Charlotte Arnould et les personnes qui l’ont accusé, qui ont pris la parole. Pourquoi y a-t-il eu ce réflexe de soutien à Gérard Depardieu ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu juste le temps de l’écoute et du respect des paroles de ces femmes ?
Mme Guillemette Odicino. Ce soutien nous concerne assez peu puisqu’il n’a pas été le fait de la presse, mais de certaines personnalités du cinéma français, de gens dont on peut dire qu’ils ne sont plus très jeunes, qu’ils appartiennent à une certaine génération. Certains signataires ont d’ailleurs demandé ensuite à retirer leur nom de cette liste un peu étrange quand ils se sont rendu compte à quel point c’était ridicule d’avoir signé ce soutien. En revanche, la presse n’a évidemment pas pris la défense de Gérard Depardieu. Pour notre part, à Télérama, nous avons systématiquement repris les accusations le concernant et résumé la parole des victimes et de celles qui prenaient la parole contre lui.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ma question s’adressait davantage à M. Toubiana.
M. Serge Toubiana. Pour ma part, j’ai signé cette pétition – peut-être trop vite, mais je n’ai pas retiré ma signature parce que je trouve que c’est encore pire de se dédire. J’assume.
Depardieu, c’est un peu le veau d’or. Il a été encensé pendant des décennies comme un immense acteur – sans doute le plus grand, pour moi, du cinéma français. Et le voilà tout à coup comme un animal à terre. Mon éducation me porte à penser que la justice va faire son travail. Elle a d’ailleurs commencé à le faire puisqu’il a été convoqué au tribunal. Il ne s’est pas présenté à l’audience et a obtenu un report pour des raisons de santé, mais il sera contraint de comparaître. La justice fera la part des choses. J’ai toujours confiance dans la justice de notre pays, la France.
Il y a plus de vingt ans, j’ai été l’auteur d’un film sur Depardieu. À cette occasion, je suis allé sur certains tournages, notamment sur celui du très beau film de Maurice Pialat, Sous le soleil de Satan. J’étais vraiment curieux de voir comment Pialat et Depardieu travaillaient ensemble. En tant que témoin extérieur, j’ai vu Depardieu, ce monstre sacré : il enveloppait le tournage, c’était physiquement impressionnant. Il était très complice avec Pialat, ça rigolait beaucoup. Cette complicité entre hommes pouvait avoir quelque chose de malaisant, mais je ne sais rien de ses pratiques. De nombreux témoignages le décrivent mettant la main ici ou là, d’une manière indécente pour les victimes, hommes ou femmes. Mais je ne suis pas juge.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Revenons sur l’histoire des Cahiers du cinéma, revue où Godard, Truffaut, Rohmer, Rivette et Chabrol ont commencé leur carrière en tant que critiques. Dans cette famille, Agnès Varda était la cousine, avez-vous dit, monsieur Toubiana. Dans ce qui tient donc tout de même de l’entre-soi, on critique les films, on en met certains en avant, on en détruit d’autres – à l’époque, une mauvaise critique dans Les Cahiers du cinéma pouvait conduire à la mort professionnelle d’un réalisateur.
Vous défendiez une vision du geste cinématographique, vous portiez une appréciation sur l’esthétique d’un film, sa construction, son montage, son rapport à la musique. Or le monde du cinéma se revendique comme septième art, et l’art est le reflet d’une société. Pour évaluer un film, il faudrait donc traverser l’écran pour aller sur le terrain et voir comment il est fabriqué. Pourquoi ne l’avez-vous jamais fait ? À cet égard, j’établirais un parallèle avec l’histoire et l’historiographie. L’histoire s’est longtemps résumée à des faits et des dates, jusqu’à ce que Marc Bloch et les historiens de l’école des Annales décident d’aller sur le terrain, de faire de l’enquête historique pour sortir du théorique.
Les Cahiers du cinéma – pas Télérama – ont conservé cette vision esthétique des films, dans laquelle ils ont installé l’auteur dans une position de toute puissance. Comme les universitaires auditionnées hier nous l’ont rappelé, avant le changement de statut du réalisateur en 1957, le film était considéré comme l’œuvre collective de quatre auteurs : le scénariste, le réalisateur, le compositeur et l’opérateur. Aujourd’hui, interrogé sur le sujet, n’importe quel Français vous dira que l’auteur d’un film est son réalisateur.
Pourquoi en restez-vous à cette vision ? Pourquoi n’avez-vous jamais ressenti le besoin de traverser l’écran pour vous intéresser à la fabrication des films, à la sociologie du cinéma, aux rapports de pouvoir ? Bien qu’ayant été abonné aux Cahiers dès ma première année en faculté d’histoire, je n’ai pas l’impression d’y avoir jamais lu un article déconstruisant un film, ses conditions de tournage, son modèle économique. La question est importante, parce que ce parti pris explique en partie ce culte de l’auteur, omniprésent dans le cinéma français, qui a contribué à ces dysfonctionnements.
M. Serge Toubiana. Je vais vous répondre sur ma période, le XXe siècle. Quand je suis entré aux Cahiers du cinéma, mon mentor était Serge Daney, un grand critique qui m’a beaucoup appris. J’ai eu la chance de le côtoyer et de devenir en quelque sorte son second au milieu des années 1970.
Votre analyse me semble un peu partielle. À sa naissance, la Nouvelle Vague était une bande, formée de gens qui s’étaient connus à la Cinémathèque française. Je les ai tous rencontrés, tous interviewés. J’ai eu une familiarité avec François Truffaut, sur lequel j’ai écrit une biographie, des films, etc. J’ai bien connu tous ces cinéastes dont vous avez cité les noms. En fait, ils n’avaient de relations entre eux qu’à travers la cinéphilie et la passion du cinéma. Ils ne se fréquentaient pas en dehors de cette sphère, personne ne savait qui vivait avec qui. C’était un genre de relations très littéraire.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Théorique !
M. Serge Toubiana. Oui, théorique. Ils avaient inventé ce concept de politique des auteurs dans les années 1950, avant de devenir cinéastes. Ce concept ne veut pas dire que l’auteur est Dieu sur terre, mais que le véritable auteur d’un film n’est pas le producteur ou le scénariste, mais celui qui fait la mise en scène. C’est tout. Je ne vais pas aller plus loin parce que ce n’est pas notre sujet.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Oui, centrons-nous sur le regard que la critique porte sur le cinéma.
M. Serge Toubiana. Relisez les textes que François Truffaut avait publiés dans les Cahiers du cinéma et dans un hebdomadaire très réactionnaire, Arts spectacles : vous verrez que ses chroniques tiennent le coup. C’est une critique très vivante. Quand il défend Brigitte Bardot ou Vadim, c’est très antiacadémique. Quand j’étais jeune critique, nous lisions ces textes et nous les admirions.
M. Marcos Uzal. Il faudrait nuancer votre analyse des Cahiers du cinéma. La revue a publié des dossiers sur la production dès les années 1950 et s’est intéressée à la télévision à l’époque où personne ne le faisait. L’image d’esthètes enfermés dans leur tour d’ivoire est fausse. On leur a parfois reproché d’être une revue très idéologique, adoptant une analyse trop politique des films. Ils ont même fait paraître un dossier sur la misogynie au cinéma à la fin des années 1950 ; le texte a terriblement vieilli mais il montre que les Cahiers du cinéma se posent ces questions depuis longtemps.
Considérer que le cinéma est un art dont la force repose sur la forme, ce n’est pas être formaliste ou apolitique. Cela renvoie aux propos de Godard, selon lequel il ne s’agit pas de faire des films politiques mais de faire des films politiquement. Le célèbre article « De l’abjection », où Jacques Rivette dénonce le travelling avant filmé par Gillo Pontecorvo dans un camp de concentration, montre bien que la forme a quelque chose à voir avec la politique : ce n’est pas une sorte d’esthétisme creux.
Par ailleurs, les abus de pouvoir ont toujours existé dans le cinéma, y compris à Hollywood, où l’on a vu des metteurs en scène et des producteurs tyranniques dès les années 1920. Les aventures réellement collectives n’ont pas été si fréquentes dans le cinéma, il y règne au contraire une hiérarchie très forte. La politique des auteurs, qui considère que le réalisateur est le véritable auteur du film, repose sur l’idée que c’est la mise en scène qui fait un film et pas sa production ou son scénario. C’est ce qui a fait qu’en France, le pouvoir a progressivement été transféré du producteur au metteur en scène. Ce que vous décrivez en est la conséquence. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si MeToo concerne plutôt des réalisateurs en France et des producteurs aux États-Unis.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. En plaçant au-dessus de tout le génie créatif, vous créez tout de même les conditions pour que l’abus de pouvoir soit minimisé ou passé sous silence. Vous avez dit, monsieur Toubiana, que vous ne saviez pas pour Gérard Depardieu ; pourtant, et alors même que, précisément, vous ne saviez pas, vous avez immédiatement choisi de prendre la défense de ce génie créateur. C’est ainsi que l’on crée le chemin vers l’impunité.
Dans cette commission d’enquête, nous cherchons à savoir comment il se fait que les femmes soient à ce point exposées à des violences. Hier, nous avions auditionné plusieurs actrices de renom qui, toutes, nous ont raconté un continuum de violences vraiment très importantes dans leurs carrières, encore jusqu’à ces dernières semaines, alors qu’elles ont un réel pouvoir dans le cinéma français. Comment se fait-il que cela soit à ce point toléré et que nous n’interrogions pas les personnes qui commettent ces violences ou le système qui les permet ? Télérama s’est engagé sur ce chemin.
Mme Guillemette Odicino. La notion de politique des auteurs a été dévoyée car la puissance du réalisateur sur un plateau sert pour certains d’excuse à l’emprise. L’omerta règne sur les plateaux, qui sont un univers très fermé. C’est une bulle qui fonctionne de manière très hiérarchique, où il faut aller vite – parce que c’est une question d’argent. Il y a donc une hiérarchie à laquelle il faut obéir et, tout en haut de la pyramide, c’est le cinéaste qui commande, ou alors, à titre exceptionnel, un producteur qui a suffisamment de poigne ou l’énorme star, le monstre sacré qui a été recruté. Ensuite, une fois qu’on a déterminé quelle personne a le pouvoir, celle-ci peut commettre des abus, avoir des gestes et des paroles déplacés, le reste de l’équipe n’interviendra pas. C’est un système qui impose le silence parce que le film doit naître et se terminer : l’omerta vient de là. Il y a des cinéastes dont on ne peut pas interroger le comportement parce qu’ils ont recruté toute l’équipe – le chef opérateur, la cheffe costumière, le casting, etc. En revanche, si quelqu’un d’extérieur au plateau est présent, comme un coach d’intimité, il échappe à ce pouvoir et peut donc être un témoin véritablement objectif.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Même en considérant que la critique de l’œuvre a une valeur, un intérêt en soi, comme c’est mon cas, on peut se poser quelques questions. J’aimerais savoir ce que MeToo a changé dans votre rôle de journaliste critique. Avez-vous, à l’instar du journal L’Équipe, qui a traité frontalement la question, reformulé votre journalisme à l’aune de MeToo ? Êtes-vous amenés à vous intéresser à la façon dont se passe le tournage ?
Par ailleurs, la quasi-totalité de la rédaction des Cahiers du cinéma a démissionné à l’arrivée de nouveaux actionnaires. Avez-vous réfléchi à l’instauration d’une charte à l’attention de vos actionnaires afin d’éviter toute prise de position de leur part en cas d’affaire mettant en cause des personnalités du cinéma ? Vos actionnaires sont aussi des personnes puissantes.
M. Marcos Uzal. Oui, nous avons rédigé une charte lorsque nous sommes arrivés aux Cahiers du cinéma, en 2020. La rédaction précédente avait en grande partie démissionné, inquiète de l’arrivée de nouveaux actionnaires. Nous avons beaucoup discuté avec ces derniers et nous avons rédigé, avec des avocats, une charte qui protège notre indépendance. Cette charte a été absolument respectée depuis que nous sommes aux Cahiers.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Se sont-ils engagés à ne pas prendre la défense d’une personnalité, monstre sacré ou non, en tant qu’actionnaires de votre journal ?
M. Marcos Uzal. Non. Par ailleurs, il s’agit d’actionnaires minoritaires.
Mme Guillemette Odicino. Sans tomber dans la vision simplificatrice du female gaze, je suis absolument persuadée que je regarde les films différemment parce que je suis une femme. Je le fais depuis bien avant MeToo – cela m’a d’ailleurs souvent occasionné des disputes sanglantes avec certains de mes collègues, et pas seulement à Télérama.
Il faudrait que votre commission se déplace une fois au festival de Cannes pour se rendre compte de ce qu’est encore la critique. Comme le festival accentue tout, vous pourriez assister à des disputes entre hommes et femmes critiques sur certains films, notamment des films problématiques, qui sont très révélatrices.
MeToo a changé beaucoup de choses dans notre journal. Télérama a énormément soutenu Adèle Haenel, a beaucoup écrit sur son départ fracassant de la soirée des César, véritable coup de tonnerre dans le cinéma français, sur la montée des marches des femmes à Cannes, sur la signature des chartes de parité, etc. Nous écrivons maintenant sur tous les sujets sexués ou sentimentaux à l’aune de MeToo – nous n’écrirons plus jamais certaines choses sur la comédie romantique ! Il s’est passé quelque chose que nous ne pouvons plus oublier. Nos yeux se sont définitivement décillés.
M. Serge Toubiana. Depuis MeToo, toutes les instances ont réagi, à commencer par le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). J’ai totalement soutenu Daniela Elstner, directrice générale d’Unifrance, dans sa démarche pour instaurer des règles permettant d’assurer le respect des hommes envers les femmes dans les délégations, surtout en cas de voyage à l’étranger. Le but est d’éviter qu’il y ait le moindre incident de parcours, comme il a pu y en avoir par le passé. Quand l’affaire Adèle Haenel s’est déclenchée, j’ai appris qu’elle avait voyagé avec Unifrance au Japon pour faire la promotion du film de Christophe Ruggia sans être accompagnée par un tuteur ou une tutrice, ce qui est scandaleux. Cela mettait l’association Unifrance en grande difficulté. Nous avons donc réagi tout de suite, en la soutenant.
Le CNC a mis en place plusieurs dispositifs, des commissions paritaires. Désormais, nous avons beaucoup plus de moyens pour repérer des agressions, les empêcher et les dénoncer. Le CNC a fait un très important travail de mise à jour avec toutes les associations et les structures syndicales concernées.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Cette prise de conscience est manifeste. La question est de savoir si elle est passagère ou si le mouvement va s’accélérer.
Comme l’écrit la rédactrice en chef de Télérama, « L’époque a changé, nous aussi. […] La fabrique du rêve ne doit plus être une machine à broyer. » Nous avons entendu certaines de ces personnes broyées par le système, comme Francis Renaud ou Sara Forestier. Nous avons aussi reçu des personnes qui ont tenu le coup, des actrices bankables comme Anna Mouglalis, qui nous ont raconté leur parcours dans cette machine à broyer. En tant que critiques de cinéma, en plein cœur du métier, que saviez-vous de tout cela ? Quel était votre niveau de compréhension des tensions qui règnent sur les tournages, dont certaines constituent des crimes ? Cela va-t-il modifier votre appréhension globale de votre métier, comme vous avez fait le choix à une époque d’avoir une appréhension esthétique des films ? Votre vision culturelle, politique, sociologique de ce monde soutiendra-t-elle nos démarches ?
Mme Guillemette Odicino. Tous les journalistes savent qu’un plateau de tournage est un lieu de pouvoir soumis à une hiérarchie. Les critiques ne sont pas pour autant au courant des abus, en raison de cette omerta qui règne. On a beau croiser les actrices et les acteurs dans les festivals, eux-mêmes ne nous racontent pas ce qu’ils ont vécu sur les tournages, par peur de tout perdre. L’engrenage du silence est très puissant. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour le casser, et quand la parole advient, évidemment nous la relayons. Nous, nous ne nous taisons pas mais souvent certains se taisent alors qu’ils auraient l’opportunité de nous parler.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Quand vous rencontrez des actrices et des acteurs en promotion dans les hôtels à Cannes, leur demandez-vous si le tournage s’est bien passé ?
Mme Guillemette Odicino. Bien sûr.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Aucune actrice ne vous a jamais dit qu’un tournage s’était très mal passé ? Je trouve cela très étonnant.
M. Serge Toubiana. La plupart du temps, cela se passe bien. Il ne faut pas faire du cinéma une zone sans loi, sans règle, sans courtoisie. Ce qui unit les gens sur un tournage, c’est l’envie de faire le plus beau film possible. Certes, il y a une hiérarchie mais celle-ci ne dure qu’un temps. Un réalisateur a du pouvoir pendant huit semaines ; le reste du temps, il ou elle passe deux ans à écrire et à attendre son financement.
Aller à Cannes est d’abord une fierté. Les gens sont en bande, ils se congratulent, ils partagent un moment de gloire : c’est cela, le cinéma ! Pour ma part, je ne me rends pas dans les chambres d’hôtel à Cannes pour voir comment cela se passe entre l’actrice, son attachée de presse, le metteur en scène et le producteur. Ce n’est pas notre job.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je ressens une forme de sidération en entendant certains de vos propos. J’aimerais comprendre ce qui a changé, ou pas, dans votre regard.
Vous dites, monsieur Toubiana, que les Cahiers du cinéma ne sont pas une revue people et qu’il n’était pas possible de savoir ce qui se passait entre Judith Godrèche et Benoît Jacquot. Toutefois, vous parlez du cinéma comme d’un monde d’entre-soi. Dès lors, dans cet entre-soi de vos connaissances, ne saviez-vous vraiment pas la nature des relations entre Benoît Jacquot et Judith Godrèche ? Ne vous arrivait-il pas de les rencontrer ? Je ne veux pas faire le procès d’une époque passée mais quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette relation ? Le monde du cinéma a besoin de l’entendre, parce que vous êtes une figure dans ce milieu.
Par ailleurs, votre regard a-t-il changé sur les œuvres ? M. Uzal a écrit dans les Cahiers du cinéma : « Il est temps de questionner cette obstination à s’en tenir strictement à l’œuvre. L’exemple de La Désenchantée de Benoît Jacquot (1990) est particulièrement éloquent. Qu’est-ce qui a tant plu dans ce film aux Cahiers de l’époque ? La célébration de l’adolescence, de sa liberté, y compris sexuelle. Ce que dénonce aujourd’hui Judith Godrèche traduit l’exact contraire de ce qui avait été perçu dans le film : une "prédation" ». Quand vous voyez ce film aujourd’hui, vous dites-vous encore que cette représentation de la jeune fille est celle de la liberté sexuelle ? Et si oui, la liberté sexuelle de qui ?
Je ne peux m’empêcher également de m’interroger sur votre regard actuel. Vous prenez part à une expression collective de défense de Gérard Depardieu alors que vous venez de dire que vous ne saviez pas, que vous ne pouviez pas savoir, qu’il paraît qu’il avait une main ici ou là mais que vous n’êtes pas juge. En fait, il n’est pas nécessaire d’être juge pour savoir qu’une main à certains endroits constitue une agression sexuelle pénalement répréhensible. Si les témoignages sont avérés, ce qui est effectivement le travail du juge, il s’agit de faits non pas indécents mais qui relèvent du droit pénal.
Ne pensez-vous pas que, compte tenu de ce que vous représentez dans le monde du cinéma, vous lui devez de prendre la parole sur ce que cela vous apprend, y compris sur les relations de domination homme-femme ? Vous avez été beaucoup accusé, aux Cahiers, de faire de la politique. Or l’analyse des relations homme-femme et des dominations est une question politique, de gauche d’ailleurs. Le monde de la gauche et celui du cinéma ont besoin de vous entendre à ce propos.
Vous dites qu’en Depardieu vous avez vu un homme à terre, et ce alors que des femmes sont en train de témoigner de leurs vies brisées. En quoi est-il davantage à terre qu’elles ? Et combien de carrières de femmes broyées, combien de génies féminins n’a-t-on pas vus parce qu’un monstre sacré au masculin leur était passé dessus ? Vous ne pouvez pas vous contenter d’affirmer que c’était une autre époque : il faut maintenant nous dire à quel point votre regard a changé. Vous devez le dire au monde du cinéma, à la gauche, qui lit beaucoup les Cahiers du cinéma et pour qui la Cinémathèque est un lieu important, et d’abord aux femmes qui ont parlé récemment.
M. Serge Toubiana. Lorsque j’étais rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, nous avons fait paraître un article très élogieux sur La Désenchantée, avec un entretien de six pages avec Judith Godrèche et Benoît Jacquot, ce que nous ne faisions jamais. Nous avons aimé ce film, nous l’avons mis en couverture et nous avons crédité autant l’actrice que le réalisateur. À l’époque, en 1990, il nous semblait qu’elle était partie prenante du film, une jeune actrice pleine de talent et de vitalité, quasiment co-autrice du film. La considération que nous portions à cette jeune actrice s’est manifestée par le fait que nous lui avons donné la parole : elle s’exprime dans les Cahiers du cinéma presque à égalité avec son metteur en scène.
Je ne peux pas aller plus loin dans la description de leur relation intime parce que je ne la connais pas et que cela n’entre pas dans mon champ d’investigation. Bien sûr que je connaissais leur relation, ils sont venus dîner chez moi. C’était il y a très longtemps. C’était un dîner privé, avec ma femme Emmanuèle Bernheim, Benoît Jacquot, Judith Godrèche et Serge Daney.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous saviez donc la nature de leur relation. Comment valoriser le fait qu’une adolescente ait une relation avec un homme plus âgé et qui a tout pouvoir sur elle ?
M. Serge Toubiana. En 1990, on ne jugeait pas les relations privées. Cela ne nous regardait pas.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Et maintenant ?
M. Serge Toubiana. Maintenant, bien entendu, je serais plus vigilant car nous avons bien plus conscience de ce qu’est l’égalité entre les hommes et les femmes et le respect dû aux personnes. Cela étant, je ne me précipiterai pas au commissariat pour dénoncer une personne qui aurait des pratiques qui me sembleraient non conformes à l’équité ou irrespectueuses.
À l’époque, on ne jugeait pas comment les gens s’assemblaient.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À l’époque, la majorité sexuelle existait déjà.
Au fil des auditions, un phénomène récurrent est dénoncé. On pourrait l’appeler le syndrome de l’ogre : l’ogre, le réalisateur, met dans son lit et dévore une actrice jeune et belle – et c’est de cette relation à la fois toxique et destructrice que naîtrait la création.
Que dans les années 1990, ce phénomène n’ait pas été critiqué, soit. Mais dans le contexte actuel, reconnaissons-le ! Le Dernier tango à Paris illustre parfaitement cette toxicité d’où naît la destruction créatrice. Mais les témoignages des actrices que nous avons entendues hier montrent que la situation n’a pas évolué.
Mme Guillemette Odicino. Je suis complètement d’accord. Dans le milieu du cinéma, une expression est encore omniprésente : « le cinéma, c’est une question de désir ». Quand on entend cela, tous les clignotants sont au rouge ! C’est sûr, tout est bien plus commode quand le cinéaste désire son actrice – et c’est encore mieux si elle est sous son emprise…
Il est donc nécessaire de revoir la définition même du cinéma. Bien sûr que c’est un art, mais c’est aussi un métier, soumis à des règles précises. Il faut en finir avec la notion de désir, sans quoi, du lit au plateau de cinéma, il n’y a plus de frontières.
La projection du Dernier tango à Paris à la Cinémathèque française sans aucune contextualisation ni avertissement, oui, c’est éberluant. Certes, le film peut être considéré comme un moment du cinéma, ou même comme un objet sociologique, témoin du regard de son époque. Il aurait été passionnant que sa projection soit encadrée avec le témoignage de Maria Schneider, le film de Jessica Palud et un débat. Mais sur le site, il a été présenté comme un chef-d’œuvre illustrant la liberté sexuelle de l’époque ! Eu égard au contexte, c’est au-delà du réel.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ce changement de paradigme est nécessaire. Je ne juge personne : dans les années 1990, on n’a pas vu ces films de la même façon, et je les ai vus à l’époque. Mais aujourd’hui, comment se fait-il qu’une partie du cinéma ne réalise pas qu’il faut faire l’analyse sociologique des films et de la façon dont ils sont réalisés, qu’il faut savoir pourquoi certains réalisateurs se comportent encore comme dans les années 1980 ? Il faut mettre ces sujets sur la table, ce devrait presque être une politique publique : là, la Cinémathèque aurait pu organiser les projections et les débats dont vous parlez, et élever le niveau de conscience sur le problème.
Dans nos auditions, il est question de violences sexistes et sexuelles, évidemment, mais j’ai aussi été choqué par la violence des tournages. Certains s’exonèrent de toutes les règles de sécurité et du code du travail. Il faut le dire, et le cinéma, dont le rôle est précisément de faire passer des messages, doit le dire aussi. C’est ce que j’attends car j’aime le cinéma.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je précise tout de même que le Dernier tango à Paris était programmé par la Cinémathèque dans le cadre d’une rétrospective en l’honneur de Marlon Brando.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Nos auditions montrent à quel point, parfois, le génie créatif excuse tout. Il y a une théorie de la création, dans son naturel le plus bestial, qui accepterait toutes les violences – et pas seulement sexuelles – en estimant que si la femme n’est pas prévenue, la scène n’en sera que sublimée. De quelle façon cela percute-t-il aujourd’hui votre travail, votre regard, votre éthique ? Aujourd’hui, considère-t-on qu’une œuvre est belle car elle serait le fruit de l’instinct ? Cela poserait une vraie question sur notre rapport à l’œuvre.
M. Marcos Uzal. Vous posez une question fondamentale.
D’abord, si l’on souligne qu’à l’époque, on célébrait l’adolescence et la liberté, y compris sexuelle, c’est pour dire précisément qu’aujourd’hui, ce n’est plus possible. J’ai l’âge de Judith Godrèche et son témoignage m’a bouleversé !
Ensuite, au-delà de la sacralisation de l’auteur, certains gestes ont également été sacralisés : on a considéré que, pour obtenir un meilleur plan, tout était permis, y compris l’humiliation des acteurs. L’histoire du cinéma est jalonnée de ces actes cruels qui ne sont pas majoritaires, mais dont la critique avait connaissance et qu’elle considérait comme nécessaires à la création. Le mouvement MeToo a changé fondamentalement ma façon de percevoir des situations qui, lorsque j’étais jeune cinéphile, me paraissaient naturelles et que, tout comme les jeunes générations, je considère aujourd’hui comme odieuses.
Nous avons organisé des tables rondes, avec le Collectif 50/50, avec des femmes productrices, avec des étudiants nés après l’an 2000 pour savoir comment ils percevaient les films – les jeunes gens ont des choses à dire que je serais incapable de dire ou de voir. Nous avons publié un numéro entier composé par les rédactrices du Cahier du cinéma. Notre revue est ouverte à de nouveaux regards ; il est essentiel qu’elle soit tournée vers l’avenir plutôt que vers son passé.
Mme Guillemette Odicino. Il est impossible de revoir Le Dernier tango à Paris ou certains films avec Judith Godrèche ou Adèle Haenel, car le crime est à l’écran. Dans certaines scènes, on perçoit que l’actrice a été réellement maltraitée pour obtenir un moment d’émotion.
Dans certains films, le crime est commis en coulisse. Cela peut être le cas pour le film le plus potache, et nous demander à chaque fois d’aller enquêter sur les conditions du tournage nous mettrait quasiment dans la position de reporters politiques. Mais nous devons condamner d’emblée les films où le crime se voit à l’écran et ne plus les montrer comme des chefs-d’œuvre du cinéma sans aucun encadrement.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Malheureusement, le crime continue de se voir à l’écran. Anna Mouglalis nous a parlé d’une scène d’amour où elle était nue sur l’acteur et où elle avait demandé que la caméra ne filme pas son sexe. Non seulement son sexe a été filmé, non seulement la scène n’a pas été coupée au montage, mais elle a été intégrée dans la bande-annonce. Quel degré d’humiliation !
C’est pourquoi nos paroles sont fortes. Il est temps de rompre avec ces pratiques et d’arrêter de les mettre en valeur. Vous avez évidemment un rôle à jouer en la matière, même si vous n’êtes pas les seuls. Ce que je viens de vous raconter n’est pas possible, vraiment, et que vous, critiques de cinéma, ne soyez pas en en mesure de le dénoncer n’est pas possible non plus. Il faut passer à une autre époque. Ce n’est pas une leçon de morale, mais après ce que nous avons entendu en audition, vous devez comprendre que la souffrance ressentie est bien trop grande pour ce qui n’est que de l’art – absolument de l’art, mais juste de l’art.
M. Serge Toubiana. Les critiques de cinéma sont les derniers maillons de la chaîne. Nous intervenons à l’issue de tout le processus créatif de production, qui a suscité de la douleur, de l’attente, de l’impatience et de l’espoir. Les acteurs et les actrices n’attendent qu’une chose, c’est d’être choisis pour jouer le rôle – ne parlons plus de désir, trouvons un autre mot. Les producteurs et les réalisateurs attendent la meilleure critique possible. Nous, nous portons un regard sur l’œuvre achevée. Aujourd’hui, ce regard change. Il ne peut en être autrement car les cris, les douleurs, nous en sommes conscients, nous les comprenons et nous les partageons.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Alors il ne faut pas signer des tribunes en soutien à un acteur mis en cause par plusieurs actrices et femmes du milieu du cinéma.
Je vous remercie beaucoup, madame et messieurs. Vous pourrez nous apporter tout élément que vous jugeriez utile par écrit ou demander à être entendus de nouveau, comme nous pourrons être amenés à vous poser des questions complémentaires.
La séance s’achève à dix-neuf heures.
Présents. – M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Brigitte Barèges, Mme Aurore Bergé, Mme Sarah Legrain, M. Stéphane Mazars, Mme Graziella Melchior, Mme Sandrine Rousseau