Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Judith Godrèche, actrice et réalisatrice 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Henrard, directeur général délégué et président (par intérim) du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), Mme Leslie Thomas, secrétaire générale et M. Vincent Villette, directeur général adjoint et directeur financier et juridique 10
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de Cassation, membre du collège de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), présidente du groupe de travail « Protection des publics et diversité de la société française », et Mme Pauline Combredet-Blassel, directrice générale adjointe de l’ARCOM 26
– Présences en réunion................................37
Mercredi
18 décembre 2024
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 23
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.
La commission auditionne Mme Judith Godrèche, actrice et réalisatrice.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Madame Godrèche, c’est à vous, ainsi qu’à Adèle Haenel, que nous devons le sursaut MeToo dans le cinéma français. Nous espérons que votre histoire, que nul ne peut ignorer désormais, conduira à une prise de conscience réelle, sans possible retour en arrière. Car cette prise de conscience reste variable. En apparence, tout a changé – formations, chartes, lignes dédiées, coordinateurs d’intimité et référents ; en réalité, l’omerta semble toujours là.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Judith Godrèche prête serment.)
Mme Judith Godrèche, actrice et réalisatrice. Je ne m’apprêtais pas à être auditionnée aujourd’hui. Je n’ai pas pu suivre les auditions ces derniers jours. Je sortais hier d’un rendez-vous créatif pour parler d’un projet qui me tient à cœur, quand je découvre une vingtaine de messages sur mon téléphone. Ils disent tous plus ou moins la même chose : Serge Toubiana, ancien directeur des Cahiers du cinéma, ancien directeur de la Cinémathèque et d’Unifrance, est entendu en ce moment par votre commission et il vient de mentir sous serment, de dire qu’il ne savait rien de ma relation avec Benoît Jacquot. Pourtant, Benoît Jacquot était l’un de ses meilleurs amis. Je venais donc parfois dîner avec eux chez Serge Toubiana. Il savait. Tout le monde savait, lui mieux que quiconque. Si la critique de cinéma n’a rien à voir avec la vie des cinéastes et des actrices, alors pourquoi les critiques les fréquentent-ils dans la vraie vie ?
Un effet étrange de dédoublement s’opère en moi depuis un moment ou, plutôt, disons que je suis capable de formuler un désir, ce besoin peut-être, enfin légitime, que les adultes du passé reconnaissent ce dont ils ont été les témoins, passifs et parfois actifs. Je n’en veux à personne ou presque en dehors de mes agresseurs. Dans tous les cas, ma colère laisse place à la possibilité d’un échange : que ce système dont un jour un homme a fait partie, dont il était témoin, puisse, avec cet homme, reconnaître son inaction et sa participation active à l’impunité des abuseurs. Je suis encore cette adolescente qui veut, malgré tout, être reconnue par Serge Toubiana et tant d’autres.
Je sais que ma frontalité joue contre cet espoir. Dire les choses, incarner le grain de sable a un prix. Il y a presque un an maintenant que j’ai libéré ma parole. Dans un élan d’espoir, celui d’une enfant qui continue d’espérer que l’un des adultes du passé lui prenne la main et dise : « Viens, je t’aide à t’échapper », j’ai envoyé un message à M. Toubiana en janvier 2024 pour lui dire : « Serge, je m’étonne de ton silence, il m’attriste. » L’homme du silence est resté silencieux, mais hier il vous a parlé. Mais hier, quand il vous a parlé, d’abord, il ne voulait pas reconnaître ce qu’il savait. Il dit qu’il ferait autrement aujourd’hui, mais il dit aussi qu’il ne ferait toujours rien. Pourtant, abuser d’une mineure, ce n’est pas une question de vie privée, ce n’est pas une affaire de morale : c’est un problème légal. Si je vous raconte cela, c’est parce que nous sommes tellement nombreuses, je pense, à espérer que le grand-oncle de la famille dise un jour : « Je suis désolé, j’étais là, je me suis tu et j’en suis désolé. »
Souvent, ce soutien vient d’une personne anonyme, comme dans cette lettre que j’ai reçue et qui n’a pas été écrite par Serge Toubiana : « Judith, je n’ai pas été abusée. Je t’ai connue sur le tournage d’Un été d’orage de Charlotte Brandström, en septembre 1988. Le tournage a eu lieu en Corrèze, avec Murray Head, Marie-Christine Barrault, Éva Darlan, Jean Bouise. J’avais 14 ans, tu en avais 16. Ma chambre était à côté de la tienne à l’hôtel. Je me souviens de tout, de ton regard triste et de ce malaise qui était le tien, de ton chien, un Cavalier King Charles qui te suivait partout, des carottes que tu mangeais à la cantine, de ta solitude, des éclats de rire très rares et de la distance avec nous, les enfants du tournage, parce que plus personne ne te considérait comme une enfant. – Pourquoi tu ne viens pas manger avec nous le soir au restaurant ? – Parce que mon fiancé ne veut pas que je mange avec tout le monde. De cela aussi, je me souviens. Et je me souviens enfin de voir Benoît Jacquot te rejoindre les week-ends. J’avais peur de lui. Il était grand, massif, intimidant. Moi, j’avais 14 ans et je croyais que la vraie vie c’était la tienne. J’étais une enfant très protégée par mes parents. Ils n’étaient pas là, ils travaillaient. Et ils se souviennent aussi très bien de toi, si jolie, si triste et si seule. Je crois que je savais que tu allais un jour tout dire. J’en ai les larmes aux yeux. Bravo et compte sur moi si tu as besoin de reconstituer des bouts de mémoire. Je te serre dans mes bras. C. »
Il n’y a pas de « demi-folles », pour parler comme un directeur de la Cinémathèque. Nous nous battons pour le passé bien sûr, mais aussi pour le futur. Se lever, se casser, c’est un choix. Une jeune femme, qui porte le prénom d’Adèle, a décidé de laisser derrière elle un sourire qui ne lui appartenait pas. En revenant en France, souriant encore avec cette légèreté qu’on me connaît, j’ai découvert qu’Adèle était partie. Et je me disais : « Qu’ont-ils fait à Adèle ? » Depuis un an, je découvre les règles de cette nouvelle vie. J’essaie de naviguer tant que je peux sans couler. Je souris moins, je pleure bien souvent et je pense à celle qui est partie en disant : « Ne vous justifiez pas de votre inaction. » Nous ne pouvons pas laisser la responsabilité aux jeunes d’aujourd’hui de changer le monde, dire pour justifier notre inaction : « Les choses s’améliorent, ça va dans le bon sens, alors asseyons-nous et regardons, les autres vont le faire. » Mais les autres, c’est nous.
C’est à nous de faire évoluer cette société pour nous toutes et tous aussi. Nous avons notre part, notre rôle à jouer. Serge Toubiana ne peut pas s’abriter derrière le rideau du vieux monde, s’en laver les mains en disant que c’est du passé, puisque sa défection a été une forme de participation active à ce fonctionnement. Ce système écrase les résistantes. Certaines restent, d’autres partent pour reprendre une forme humaine. Elles disent d’une même voix : « Regardez l’enfant que j’étais. Elle évoluait autour de vos quiches au poireau. Elle marchait entre les rangs de la Cinémathèque. Elle dormait dans le lit de votre meilleur ami. » Adèle Haenel a résisté comme une actrice, en pleine cérémonie des Césars. Elle a improvisé. Et son départ a éclairé d’un coup de projecteur tous ceux qui restent assis.
Dans cette lumière que vous me donnez aujourd’hui, je peux vous dire que les forces manquent parfois. Vous le savez, la plupart des personnes victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS) ne veulent pas venir vous parler au grand jour. Certaines petites filles pensent ne plus rien avoir à perdre. Elles ont tort : il y a toujours quelque chose à perdre. Et nous avons aujourd’hui à gagner à ce que la vérité soit dite. Serge Toubiana avait bien vu que je refusais d’être prisonnière du « plan » – je le cite –, dans les deux sens du terme. Qu’a-t-il fait pour m’aider ? Que dit-il aujourd’hui ? Que disent ses successeurs à la Cinémathèque ? Je cite un bout de son édito dans Les Cahiers du cinéma qu’il vous a lu hier : « On se souvient qu’elle jouait Juliette, cette jeune fille de quinze ans dans le film de Doillon. Elle y était l’objet privilégié du regard d’un metteur en scène-acteur (Doillon lui-même), mais un “objet” toujours fuyant, refusant d’être prisonnière du “plan” – le mot est ici employé dans les deux sens du terme – établi par le cinéaste. »
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci beaucoup pour votre témoignage. Pour réussir à faire craquer quelque chose dans ce système où l’impunité règne encore et où les victimes peinent à prendre la parole, parce qu’elles craignent trop pour leur avenir, il nous faut mettre les personnes qui parlent face à leurs responsabilités. Je vous remercie d’avoir remis dans un cadre les paroles d’hier.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je vous remercie, Judith Godrèche, pour ce moment poignant… Cette commission d’enquête n’est pas tous les jours facile… Vous venez de décrire une machine à broyer de jeunes acteurs, de jeunes actrices, dont M. Toubiana semblait ne rien vouloir savoir, ce qui est peut-être le signe d’une autre époque mais que nous ne pouvons plus accepter. Nous devons faire en sorte qu’il n’y ait plus d’adolescences volées. L’adolescence est sans doute le moment le plus précieux, celui où se construit son corps, son âme et le reste de sa vie. Le témoignage d’hier, qui vous a légitimement mise en colère, est-il révélateur d’une autre époque ou de ce que le système, malgré tout ce qui a été fait, continue de broyer des gens ? Je vous prie d’excuser mon émotion, tout à l’heure.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les témoignages que nous recevons dans et autour de notre commission d’enquête nous éprouvent. Sans cesse, c’est la peur qui revient et que nous ressentons dans leur fébrilité même. Les femmes, les enfants qui sont venus témoigner tremblaient au moment de parler. Ceux qui tiennent le système, je n’en ai pas vu un seul trembler.
Mme Judith Godrèche. Oui, l’audition d’hier m’a mise en colère, d’autant plus qu’une fois que Serge Toubiana a fini, grâce à vos interventions, par dire une partie de la vérité, c’est-à-dire qu’il me connaissait dans l’intimité et qu’il m’avait reçue chez lui, dans le cadre d’un dîner entre couples – celui que je formais avec Benoît Jacquot et celui qu’il formait avec Emmanuèle Bernheim. Il mentionne aussi la présence de Serge Daney, un très grand critique de cinéma, qui écrivait dans Les Cahiers du cinéma.
Quand j’avais 15 ans, lors de la réception de clôture du festival de Locarno, je me suis retrouvée à une table avec Melvil Poupaud, Chantal Poupaud et Benoît Jacquot, qui me servait du vin, alors que je n’avais encore jamais bu d’alcool. J’ai vomi sur tout le monde, notamment sur Serge Daney, et je me suis évanouie. J’avais 15 ans, c’était dans un festival international de cinéma et cela n’a posé de problème à personne. Personne ne m’en a jamais parlé ensuite, sauf Melvil Poupaud. Cette époque, c’était celle de mes 14 ans, de mes 15 ans, de mes 16 ans, de mes 18 ans, celle pendant laquelle j’ai passé beaucoup de temps avec Serge Toubiana, Pascal Bonitzer et tous les amis de Benoît Jacquot, qui était devenu mon seul environnement.
Hier, Serge Toubiana a d’abord menti en disant qu’il ne savait rien de cette relation intime entre une adolescente et un adulte, puis il a encore menti quand il parlait de 1990. Je connais Serge Toubiana depuis que j’ai 14 ans. C’est l’une des premières personnes que j’ai rencontrée avec Benoît Jacquot. En créant ce flou artistique – on ne sait plus avec qui, comment ni où –, il cautionne. Pourtant, personne ne l’agresse, personne ne l’accuse, personne ne tague les murs de sa maison, personne ne lui envoie des lettres de menaces, personne ne lui écrit des e-mails en disant qu’ils vont enlever sa fille. Mais il ment quand même.
Ce parallèle entre des personnes qui ont été victimes ou qui le sont encore, dans un milieu dans lequel elles veulent continuer de travailler, et qui prennent la parole, malgré les risques réels de ne plus jamais travailler, de ne pas voir leurs projets financés, de voir des portes ne plus jamais s’ouvrir, et le manque de courage de cet homme à qui on demande seulement de dire la vérité : « J’étais là mais je ne savais pas quoi faire » ou : « Je ne me rendais pas compte de la souffrance » ou : « J’étais aveuglé », son absence de geste, nous informe non pas sur le passé mais sur le présent et sur la raison pour laquelle d’autres ne viendront pas parler après moi. C’est un homme qui représente tant de choses. Il a été président de la Cinémathèque, avant Frédéric Bonnaud, il a été à la tête d’Unifrance et des Cahiers du cinéma. C’est une institution à lui tout seul. Cet homme-là vient, prête serment et ment. Au nom de quoi ? Parce qu’il faut séparer le critique de l’homme ? Il dit : « En tant qu’homme privé, je suis au courant de tout mais, en tant que critique, je ne suis au courant de rien. »
Sur les tournages, sur notre lieu de travail, les gens qui font leur métier sont là en tant que personnes privées. Dans ce cadre, ces personnes auxquelles il arrive quelque chose, soit elles n’osent pas parler, parce qu’il faut qu’elles s’adressent à quelqu’un qui pourrait, pensent-elles, les empêcher pour toujours de travailler, soit elles s’adressent à quelqu’un qui a également peur. Quelle que soit la motivation, que ce soit la peur ou le besoin d’écraser la parole de l’autre, parce qu’elle vous remet en question à un endroit de votre vie qui est désagréable, nous en sommes toujours au même stade.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous venez de mentionner le point nodal de notre commission d’enquête : la peur. Si nous avons senti la peur de victimes, nous avons peu senti celle de certains acteurs très présents dans ce milieu. Lundi, nous avons reçu en huis clos plusieurs actrices célèbres. Leur carrière est une succession de violences intolérables, sans compter les violences sexistes et sexuelles : des mises en péril de leur sécurité pour avoir un bon plan, des mises en détresse psychologique pour avoir la bonne scène. Comment faire pour que la peur change de camp et que les jeunes femmes, les jeunes hommes, les comédiens, les comédiennes, les maîtrisiens, tous ces gens qui sont aujourd’hui sous un joug puissent témoigner et dire comment cela se passe ? Bien sûr, ce serait trop simple si vous pouviez me donner une réponse. Essayons ensemble de trouver des solutions.
Mme Judith Godrèche. Vous le savez comme moi : quand on doit travailler pour gagner sa vie, quand on est intermittent du spectacle, on dépend de ceux qui prennent la décision de vous employer ou non. On n’a pas envie de se les mettre à dos. On pourrait imaginer que grâce aux projecteurs braqués sur moi, grâce à la libération de la parole et à l’état d’esprit positif qui en serait né, tout le monde m’accueillerait à bras ouverts si je voulais monter un film. En fait, dans différentes circonstances et dans différents endroits, que je ne citerai pas, je me suis rendu compte que c’était mort – ce n’est même pas la peine d’essayer.
Il serait bien irresponsable de ma part de conseiller à qui que ce soit qui serait dans ma position, qui pense pouvoir libérer sa parole et dire des choses au grand jour, d’y aller et de lui dire qu’il n’a rien à craindre. Ce serait particulièrement égoïste. Dans le fond, j’aimerais que tout le monde parle. Si tout le monde parlait, des gens, qui ont été accusés d’agressions sexuelles sans être mis en examen, le seraient. Instinctivement, je serais portée à dire à toutes celles et ceux qui n’ont pas parlé qu’il faut y aller, avec cette violence, ce manque de tact, de délicatesse ou de compassion que j’ai vis-à-vis de ceux qui ne peuvent pas libérer leur parole ou qui ont peur. Ce n’est pas parce que j’ai parlé que cela va être facile pour quelqu’un d’autre ou que son temps est le même que le mien. Dieu sait combien de temps cela m’a pris ! Je me retrouve désormais à évoluer dans ce milieu en espérant pouvoir continuer d’y vivre. Et je comprends pourquoi Adèle est partie.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Elle va revenir, j’espère.
Frédéric Bonnaud a succédé à Serge Toubiana à la tête de la Cinémathèque. Il a fait le choix de projeter Le Dernier Tango à Paris, en le présentant comme un hommage à la carrière de Marlon Brando, alors que ce film montre une agression sexuelle filmée en direct, qui signe sous nos yeux l’arrêt de la carrière de Maria Schneider. Quel est le lien entre M. Toubiana et M. Bonnaud ? Comment se succède-t-on à la Cinémathèque ?
Mme Judith Godrèche. Je crois qu’il y a eu un moment pendant lequel ils ont travaillé ensemble ; je ne sais pas exactement.
Un jour, je présentais un court-métrage sur les VSS qui s’appelle Moi aussi – qui était présenté au festival de Cannes, et qui a ensuite fait une petite tournée en France, couplé avec des films de réalisateurs et réalisatrices – et quelqu’un est venu me voir pour me dire : « Je crois que nous avons un ennemi commun… Frédéric Bonnaud ne vous aime pas trop, non ? » Et cette personne me montre un post sur Facebook de la Cinémathèque à propos de l’hommage qu’ils ont rendu à Sophie Fillières.
Sophie Fillières était ma grande amie ; elle était réalisatrice, je l’ai rencontrée lorsqu’elle était encore étudiante à la Fémis – l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son – et qu’elle vivait avec Pascal Bonitzer, un des meilleurs amis de Benoît Jacquot. J’allais souvent chez eux, et je passais beaucoup de temps avec elle, parce qu’elle était dans une tranche d’âge proche de la mienne. J’ai joué dans un film qu’elle a écrit en pensant à moi qui s’appelle Grande petite, et lorsque je suis allée le présenter à la Cinémathèque, je m’étais assurée que M. Bonnaud ne serait pas là : je n’ai pas envie de croiser ce monsieur dont je connais la proximité et la grande amitié avec Benoît Jacquot.
J’ai été aussi très gênée par un entretien entre lui, Benoît Jacquot et Vincent Lindon à l’occasion de la présentation à la Cinémathèque du film Le Septième Ciel, dans lequel François Berléand met ses mains sous les jupes de Sandrine Kiberlain lors d’une séance d’hypnose : M. Bonnaud y avait repris une anecdote que lui avait racontée Benoît Jacquot, l’histoire d’un dîner au cours duquel un de ses amis, psychanalyste, avait dit qu’il allait hypnotiser, pour s’amuser, son amoureuse de l’époque, et la faire jouir. Je sais – et tout le monde sait, puisqu’il existe un documentaire réalisé par Gérard Miller – que ce psychanalyste dont Benoît Jacquot s’est inspiré pour écrire Le Septième Ciel, c’est Gérard Miller. Il est très malaisant pour moi de me représenter ce dialogue, sur la scène de la Cinémathèque, entre ces hommes goguenards pour parler d’un dîner pendant lequel un psychanalyste s’amuse à hypnotiser une femme pour lui faire des choses sans son consentement. Quand ma parole s’est libérée, j’ai vécu une sorte d’avalanche, de raz-de-marée d’émotions – dont la colère, une sorte de désir entêté, un peu enfantin peut-être, d’exposer les choses. J’ai donc posté cet entretien sur Instagram, qui est mon médium, ma manière de communiquer, peut-être de faire du journalisme.
Bref, on appelle mon attention sur un post Facebook de la Cinémathèque à propos de l’hommage à Sophie Fillières : on y citait tous ceux qui étaient venus rendre hommage à Sophie, beaucoup d’acteurs avec des noms plus ou moins compliqués à écrire – dont le mien, écrit « Judith Dogrèche ». Ce nom a été fabriqué par mes grands-parents qui s’appelaient Goldreich et qui, essayant d’échapper aux Nazis pendant la guerre, l’ont francisé en Godrèche : c’est un nom un peu étrange, c’est sûr, mais l’écrire « dog-rèche », ce n’est pas forcément une faute de frappe – d’autant plus que, le post ayant plusieurs jours, beaucoup de gens pointaient l’erreur en commentaire, mais que la modification n’était pas faite. J’ai écrit à quelqu’un à la Cinémathèque pour demander la rectification, en ajoutant que je ne pensais pas à un acte manqué.
Je me suis dit, une fois de plus, que dans le fond, plutôt que de se poser des questions, de remarquer qu’à une époque on rigolait en parlant d’un film inspiré par Gérard Miller, peut-être qu’on pourrait aujourd’hui parler différemment, ouvrir un débat. Mais cette pensée qu’il serait possible de parler, d’évoluer ensemble quel que soit ce qui nous sépare ou ce qui nous a séparés, quelles que soient nos alliances passées et présentes, cet espoir, c’est une illusion.
En réalité, chacun reste dans ses marques, personne ne fera un pas. Il n’y a pas une seule personne de mon passé qui ait un statut établi, qui occupe une place dans la société du cinéma, pas une personne qui y ait du pouvoir, qui m’ait écrit depuis que j’ai parlé. Pas une. Les seules personnes de ce passé qui m’ont tendu les mains sont des anonymes ou des personnes qui n’ont aucun pouvoir, qui n’ont rien à perdre, qui ne sont plus dans ce milieu – l’assistante d’une agente qui dit qu’elle ne me représentait pas à l’époque, par exemple.
Ce silence dit beaucoup : « j’ai peur », « je n’ai pas envie de perdre ma place » ; « moi aussi, je dois slalomer entre des poteaux pour ne pas être rejeté à l’arrière du cortège ». J’entends ce silence, je le comprends même.
Mais il arrive aussi qu’on ne sache plus quoi faire, qu’on trépigne, qu’on se dise : « Non, pas là, pas à la commission d’enquête, pas après avoir prêté serment ! » Et c’est là que s’exprime, oui, la colère des demi-folles.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Peut-être ce silence est-il aussi un refus du changement.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Merci d’être venue – à la place de M. Bonnaud, je crois, puisqu’il semble s’être fait porter pâle. Nous lui souhaitons un prompt rétablissement, car nous avons envie de l’entendre sur ses choix à la tête de la Cinémathèque. C’est important que vous soyez là aujourd’hui, car nous avons souvent dans cette commission l’impression d’un dialogue de sourds : les victimes tremblent, livrent des témoignages… Pardonnez mon émotion.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cette commission est très éprouvante, et je crois qu’il faut aussi l’entendre.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Cette commission n’est pas le lieu d’une confrontation ; c’est un lieu où nous écoutons des victimes, puis des personnes qui ont, ou ont eu, le pouvoir. Le décalage est fort. Nous avons essayé d’interroger M. Toubiana sur le regard qu’il porte aujourd’hui sur ce passé. Si les artistes et les hommes doivent être séparés, pourquoi les critiques passent-ils du temps avec les hommes ? Il est vrai qu’il signe des tribunes en soutien à Gérard Depardieu et à Roman Polanski – des amis sans doute.
Ce système paraît si dur à défaire. Nous avons rencontré ceux qui sont l’avenir du cinéma, et cela fait peur. Nous avons pourtant besoin que le cinéma se libère de la culture du viol, pour les victimes d’abord, mais aussi pour l’avenir de cet art. Vous qui êtes une artiste, que préconiseriez-vous ? Si vous étiez aujourd’hui à la tête de cette institution incroyable qu’est la Cinémathèque, que feriez-vous ? Que voudrions-nous y voir ? Quelle initiative permettrait de prendre ce sujet à bras-le-corps, de parler du lien entre les œuvres et les violences auxquelles elles sont liées ? Comment parler de la manière de libérer le cinéma de la culture du viol ? À ceux qui nous parleront de la liberté de programmation, qui argueront que ces films sont des chefs-d’œuvre, que dire ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. On nous dira que « ce sont des monstres sacrés ».
Mme Judith Godrèche. On m’a écrit pour me signaler que Le Dernier Tango à Paris était programmé à la Cinémathèque.
Mon point de vue, c’est que, de la part de M. Frédéric Bonnaud, au vu de son discours et de celui de son programmateur, M. Rauger, c’est clairement de la provocation : à chaque endroit de l’histoire du cinéma, à chaque mise en cause, ils se sont toujours placés du côté de la personne accusée de violences sexuelles et sexistes.
J’ai pensé à vous, monsieur Balanant, parce que vous parlez souvent du droit du travail. Grâce à vos auditions, j’ai presque appris à penser au droit du travail comme quelque chose qui existerait dans ce milieu. C’est à cette notion que j’ai pensée à propos de ce film. Une actrice de 19 ans – mineure, donc, à l’époque – arrive le matin : juste avant, hors de sa présence, deux hommes se sont dit, assis par terre sur la moquette, en regardant des baguettes et du beurre qu’ils sont en train de manger, qu’il n’y a pas que les tartines qu’on pourrait tartiner ; et ils prennent une décision, ils inventent une scène sans en parler à cette jeune actrice. Elle vit en direct cette scène, qui devient sa vie. Son corps n’est plus celui d’un personnage, mais le sien : elle n’est plus en train de faire son travail. Je me suis dit : qu’aurait dit Erwan Balanant à l’époque ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’avais un an, je criais sans doute déjà beaucoup… (Sourires.)
Mme Judith Godrèche. Qu’aurait dit Erwan Balanant si on lui avait raconté cette scène qui s’est passée sur un tournage dans un appartement parisien, avec un grand réalisateur italien, un grand acteur américain et une jeune femme qui, comme le dit ce réalisateur, vient d’être « découverte » ? Le réalisateur l’a dit : elle voulait vraiment, vraiment faire du cinéma. Il sous-entend même qu’elle n’était pas très intelligente, il dit qu’« elle n’avait rien lu » mais qu’elle « était une intelligence instinctive ». Tiens, tiens !
Cette jeune femme doit donc, sur son lieu de travail, faire un travail qui ne fait pas partie de son travail. Ça n’est plus un travail : c’est illégal. Cette scène n’est pas dans le scénario, elle n’existe nulle part, mais l’actrice n’a pas le choix.
Un débat est lancé, des interrogations se font jour sur le fait même de projeter ce film, en tout cas hors de toute contextualisation. En ce moment même, ce film est projeté au Film Forum, à New York, dans le cadre d’un hommage à Marlon Brando, mais accompagné d’une page entière de contextualisation, d’extraits de l’entretien avec Bernardo Bertolucci mais aussi de citations de Maria Schneider ; on incite même le spectateur à faire ses propres recherches. Pourtant, Frédéric Bonnaud décide de ne rien faire de tout cela. Et le mot qu’il utilise dans le programme pour parler de viol et d’agression sexuelle, c’est « sulfureux » !
Oublions un instant l’endroit d’où nous parlons, oublions qui je suis – Judith Godrèche la demi-folle –, qui est la journaliste qui a écrit un livre, Désirer la violence, qui est Vanessa Schneider, cousine de Maria Schneider. Nous ne devrions même pas avoir besoin de prendre la parole : il y a dans ce film une scène illégale. La personne à l’époque mineure n’a pas pu, pas eu le courage, probablement pas même pensé à porter plainte. Ses ayants droit – je ne sais même pas si elle en a – n’ont pas porté plainte non plus ; il est probablement trop tard, les faits sont prescrits. Mais elle l’a dit, tout le monde l’a dit, le réalisateur l’a dit, l’acteur principal l’a dit et s’est même fâché avec Bertolucci ensuite pendant dix ans : cette scène est illégale. Eh bien, on peut la retirer ! Et on projette le film. Pourquoi cette question ne se pose-t-elle même pas ? Une personne vit, contre son gré, des choses qu’elle ne veut pas vivre ; entre autres, on lui met du beurre entre les fesses. C’est illégal, ce n’est pas dans le contrat : on l’enlève du film. Pourquoi, au fond, rentrer dans un débat ? Le droit du travail suffit : c’est illégal.
M. Erwan Balanant, rapporteur. On est bien au-delà du droit du travail, en l’occurrence.
Mme Judith Godrèche. Bien sûr.
Un diffuseur a récemment appelé mon agent, spontanément, pour demander si je souhaitais que La Fille de 15 ans cesse d’être accessible, en raison des scènes dans lesquelles Jacques Doillon – qui en est le réalisateur, et qui joue le rôle principal après avoir viré l’acteur qui devait le faire – me pelote, me roule des pelles, des scènes dans lesquelles je suis torse nu. Ma réponse fut « non » – une réponse inverse de celle de Maria Schneider dans cette interview à « Cinéma cinémas », quand on lui demande si on peut passer un extrait du Dernier Tango à Paris, pour appuyer son propos selon lequel le cinéma est un métier qui détruit, un métier extrêmement violent qu’elle ne conseillerait à aucune jeune personne. Pour moi, il est important que les gens voient Jacques Doillon mettre ses mains sur la poitrine d’une fille de 15 ans, qu’ils voient qu’il a décidé, en tant que réalisateur, qu’il va me rouler des pelles. Moi, je n’ai pas envie de le voir ; ce n’est pas ma seule preuve, j’en ai d’autres, mais ces faits sont prescrits, c’est fini.
Mais je trouve qu’il est impossible de regarder ce film sans comprendre. Contrairement à Maria Schneider, je dis : regardez ce film, et vous saurez.
M. Michaël Taverne (RN). Merci pour votre témoignage. Il y a beaucoup d’émotions, de sensibilité, dans cette commission ; il faut faire attention aussi à ne pas trop pousser l’interprétation des questions d’une façon ou d’une autre.
Je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec les violences intrafamiliales, en tant qu’élu d’une circonscription très populaire du Nord, dont le tribunal judiciaire est l’un des trois les plus sollicités sur ce sujet. Avant mon arrivée ici, j’appartenais aux forces de sécurité intérieures, et j’ai connu nombre de situations bouleversantes : viols sur enfants, homicides… Nous avons quand même réussi à libérer la parole, grâce notamment à des pressions judiciaires. À l’inverse, le cinéma semble être un cercle très fermé. Vous avez parlé d’adolescence volée et pourtant, vous êtes l’une des plus grandes actrices françaises.
Nous constatons une omerta, et les protagonistes semblent intouchables. Vous qui connaissez très bien ces milieux, et au vu de votre expérience, que faudrait-il mettre en place pour faire naître une peur des conséquences ? Nous avons notamment évoqué dans cette commission les coordinateurs d’intimité et les contrats d’assurance, des référents pour chaque mineur sur les tournages. J’en reviens aux violences intrafamiliales : dans mon territoire, il y a une prise de conscience, et elles diminuent ; il y a donc des mécanismes efficaces.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je tiens à préciser que les violences intrafamiliales ne diminuent pas.
M. Michaël Taverne (RN). Je parlais spécifiquement de mon territoire.
Mme Judith Godrèche. Je ne vais pas me lancer dans une liste de propositions : beaucoup ont été faites, notamment par le collectif 50/50 ou par le groupe Respect. Évidemment qu’il faut un coach pour les enfants, une coordinatrice d’intimité, une personne en plus pour accompagner systématiquement les enfants : c’est le cas en Grande-Bretagne, c’est obligatoire par exemple si vous voulez faire quoi que ce soit avec la BBC.
Nous sommes au cœur d’un système patriarcal. Des réalisatrices ont écrit à M. Bonnaud pour dire leur révolte quant à cette programmation du Dernier Tango à Paris hors de toute contextualisation, notamment Ariane Labed : elle n’a même pas reçu de réponse. Il y a un tel dédain, une telle misogynie… Quand vous ne faites pas partie d’un certain club, vous n’existez pas à leurs yeux, votre voix n’a pas d’importance. Ces hommes sont aussi ceux qui décident s’il y aura un jour, de votre vivant ou pas, une rétrospective de votre travail à la Cinémathèque : pensez-vous que Frédéric Bonnaud va organiser une rétrospective de mes films à la Cinémathèque ? Non. Et ces gens-là sont tous plus ou moins liés, ont des intérêts communs, des amis communs.
Serge Toubiana écrit, je l’ai dit, dans son éditorial des Cahiers du cinéma en 1990 que le réalisateur, metteur en scène et acteur principal faisait de cette jeune fille « un “objet” toujours fuyant, refusant d’être prisonnière du “plan” […] établi par le cinéaste » – c’est un peu fou, je ne sais pas s’il s’est rendu compte de ce qu’il disait en lisant cela hier : Jacques Doillon avait un plan, et il a réussi, si on peut dire. Serge Toubiana aurait pu dire que s’il écrivait cela, c’est qu’il se rendait compte, déjà à l’époque, qu’il y avait un problème.
Mais ce qu’il dit aussi dans cet éditorial, c’est : « Lui, c’est pas mon pote. » Et c’est vrai : Doillon n’est pas le pote de Serge Toubiana. À propos de La Fille de 15 ans, l’homme Serge Toubiana arrive à faire dire au critique Serge Toubiana que le réalisateur avait un « plan » ; mais quand il me reçoit chez lui avec Benoît Jacquot, il ne se pose pas de questions, parce que c’est son pote.
Nous sommes dans une culture de bros, pour utiliser le mot anglais : un système patriarcal, avec des mecs qui se serrent les coudes – et les gens à qui on demande de l’argent pour faire nos films, ce sont aussi des hommes. Pour survivre, pour continuer d’exister, de vivre, de s’exprimer – parce que l’expression artistique, c’est aussi la survie – on finit parfois par se dire qu’il vaut mieux avaler des couleuvres, toquer à la porte de quelqu’un qui soutient mes agresseurs pour lui demander du travail, un soutien pour un film. Ou est-ce que je préfère ne plus m’exprimer, ne plus gagner ma vie, ne plus incarner de personnages à l’écran ? Car le cinéma n’est pas seulement une passion : c’est aussi un travail.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci. Nous allons devoir mettre fin à cette audition, car nous recevons maintenant le Centre national du cinéma et de l’image animée.
Mme Judith Godrèche. Justement, ils subventionnent la Cinémathèque, je crois.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Précisément.
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La commission auditionne M. Olivier Henrard, directeur général délégué et président (par intérim) du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), Mme Leslie Thomas, secrétaire générale et M. Vincent Villette, directeur général adjoint et directeur financier et juridique.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en recevant les représentants du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) : son président par intérim, M. Olivier Henrard, sa secrétaire générale, Mme Leslie Thomas, et son directeur général adjoint et directeur financier et juridique, M. Vincent Villette.
Notre commission d’enquête a pour objet de faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment.
Nous menons depuis plus d’un mois des auditions qui concernent spécifiquement le cinéma et l’audiovisuel. Aussi avions-nous besoin de faire le point sur les évolutions récentes de nos politiques publiques en matière de violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), puisque certaines mesures importantes, s’agissant en particulier de la formation, sont en cours de déploiement, mais aussi de vous entendre sur différentes propositions d’amélioration que le rapporteur et moi-même avançons, par exemple au sujet des référents VHSS, de la coordination d’intimité, de l’assurance des tournages et du conseil juridique aux acteurs du secteur.
Je poserai également une question d’actualité ayant trait à la Cinémathèque française, que finance le CNC. Nous devions recevoir ses représentants à quatorze heures, mais l’arrêt maladie de son directeur général l’a empêché de venir. Prendrez-vous des mesures, notamment par le truchement de la convention que vous avez sans doute passée avec elle, afin qu’elle prenne en considération la question des violences sexistes et sexuelles (VSS) ? Le fait d’avoir tenté d’organiser la projection du Dernier Tango à Paris sans la moindre médiation ni mise en perspective me semble constituer une grave erreur d’appréciation, alors que se déroulent les travaux de notre commission.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Olivier Henrard, Mme Leslie Thomas et M. Vincent Villette prêtent successivement serment.)
M. Olivier Henrard, directeur général délégué et président par intérim du CNC. Nous sommes heureux de revenir devant vous pour exposer l’engagement du CNC sur ce sujet, que nous prenons très au sérieux pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’une question essentielle d’éthique et de justice, qui nous concerne tous : pour travailler au CNC, nous n’en sommes pas moins des citoyens.
Du point de vue professionnel, j’ai la conviction profonde que le secteur tout entier ne peut sortir que grandi de sa prise de conscience et de la modification de ses pratiques, au regard du droit comme de la moralité générale.
Par ailleurs, nous soutenons depuis longtemps la féminisation de tous les métiers de la filière. Or les deux sujets sont étroitement imbriqués : seule cette féminisation permettra la modification des comportements quotidiens.
Enfin personne, parmi les professionnels, financeurs, diffuseurs ou spectateurs, ne veut de films dont on apprendrait qu’ils ont été produits dans des conditions contraires à l’éthique et à la loi. L’enjeu est donc tout à la fois moral, légal, artistique et économique.
Pour toutes ces raisons que je crois désormais largement partagées, la filière s’est engagée à nos côtés avec beaucoup de volonté et de détermination. Je suis convaincu que nous assistons à un changement des mentalités qui, pour être récent, n’en est pas moins profond et dont la première manifestation est une libération de la parole dont on ne peut que se réjouir.
Un long chemin reste à parcourir. On peut même dire que nous sommes au milieu du gué, puisqu’une partie des nombreuses mesures que nous avons prises sont seulement sur le point d’être appliquées. Avant de vous les présenter et de réagir aux pistes qui sont évoquées dans votre enceinte, je voudrais poser le cadre d’intervention du CNC.
Pour que chaque acteur assume pleinement ses compétences et ses responsabilités, il est essentiel que ces dernières fassent l’objet d’une clarification. On a le sentiment que la situation passée s’est nourrie d’une mauvaise compréhension, voulue ou subie, de ces responsabilités. Chacun gagnerait à une bonne explication.
Le CNC ne peut pas se substituer aux partenaires sociaux puisque ce sont eux qui, par des conventions collectives, peuvent modifier ou renforcer les dispositions du code du travail, pour mieux l’adapter au traitement des VHSS dans notre secteur.
Le CNC ne peut pas non plus se substituer à l’inspection du travail pour vérifier sur pièces et sur place que les tournages ou les castings respectent le code du travail.
Enfin, le CNC ne peut pas se substituer au juge pénal, seul à disposer, dans chaque affaire, de l’ensemble du dossier et seul compétent pour rendre un jugement conforme à la loi.
Tout cela n’est pas dit pour me défausser mais pour bien définir notre champ d’intervention, que nous entendons saturer.
Le CNC dispose d’un levier direct et très puissant de lutte contre les VSS : ses aides financières. En tant que maison commune de la filière du cinéma et de l’audiovisuel, il dispose également d’un levier indirect puisqu’il est en situation de nourrir les discussions, de les faire avancer et de rapprocher les points de vue, en particulier des partenaires sociaux. En actionnant ces deux leviers, nous sommes parvenus à faire avancer les choses à divers égards.
Nos aides financières et leurs conditions d’accès sont donc notre arme la plus redoutable. Depuis le 1er janvier 2001, l’accès de toutes les entreprises de production aux aides du CNC est subordonné au respect d’une obligation de prévention et de lutte contre les VSS. Cette obligation figure de longue date dans le code du travail mais elle est désormais assortie, en plus de la sentence que le juge pénal est susceptible de prononcer, de cette sanction spécifique : le CNC peut ainsi refuser ou retirer des aides à un producteur qui ne se serait pas plié à cette obligation, qui a été étendue le 1er janvier 2022 aux salles de cinéma.
Afin de permettre aux professionnels de saisir toutes les implications de leurs obligations, nous proposons depuis l’automne 2020 une formation obligatoire à la lutte contre les VSS, que doivent suivre tous les mandataires sociaux des entreprises de la filière. À ce jour, 6 484 personnes ont été formées, en bonne partie dans les locaux mêmes du CNC, soit 100 % des professionnels actifs dans le secteur au cours des quatre dernières années. Cette obligation de formation est essentielle car le tissu économique du secteur est essentiellement constitué de très petites entreprises (TPE) qui ne sont dotées d’aucun service juridique ou de ressources humaines et n’ont aucune expertise interne à ce sujet. C’est pourtant sur les producteurs que reposent toutes les responsabilités, dans le cadre d’un tournage.
Maîtriser le droit du travail n’est pas seulement important pour les chefs d’entreprise : c’est essentiel pour tout le monde. Nous avons pu constater combien la méconnaissance par les victimes de leurs droits les plus élémentaires et, au-delà, leur intériorisation de comportements abusifs, au point qu’elles les considèrent comme des pratiques normales, étaient centrales.
Former la totalité des équipes de tournage est une façon de faire prendre conscience de ce qui constitue un abus au regard des droits fondamentaux et d’encourager la prise de parole, y compris avant les abus, dès qu’une situation anormale a cours. C’est pourquoi nous avons franchi cet été une étape supplémentaire en étendant l’obligation de formation à l’intégralité des équipes de tournage – réalisateurs, acteurs et postes techniques.
Les formations commenceront en janvier. Elles seront entièrement financées par l’AFDAS (Assurance formation des activités du spectacle), notre partenaire depuis dix-huit mois. Hier, 100 000 professionnels de la filière – 98 000 intermittents figurent dans les fichiers de l’AFDAS et 3 000 entreprises dans ceux du CNC – ont reçu un message les informant par le menu de l’existence de ces formations et de l’obligation de les suivre.
Autre mesure importante relative à la santé et la sécurité au travail (SST), et appliquée dès le 27 juin dernier à l’issue de la réunion du conseil d’administration du CNC : l’obligation de recourir à un responsable enfants pour tous les tournages mobilisant des mineurs de 16 ans. C’est une autre condition d’accès à nos aides. Elle renforce la protection que prévoit déjà la loi, à savoir l’obtention de l’autorisation préalable du préfet, délivrée sur avis de la commission des enfants du spectacle.
Outre ces mesures qui frappent directement les portefeuilles, nous avons accompagné les partenaires sociaux dans leurs discussions, pour aboutir le 17 mai dernier à la signature de deux avenants à la convention collective nationale de la production cinématographique, étendus par arrêté ministériel du 24 septembre dernier. Les éléments essentiels en sont l’obligation de nommer un référent VHSS qualifié pour tous les tournages de cinéma ; l’obligation de recourir à un responsable enfants sur tous les tournages depuis le 1er juin dernier et de faire accompagner les mineurs d’un adulte référent lors des castings ; s’agissant des adultes, une vive incitation à recourir à des coordinateurs d’intimité, devant justifier d’une certification ; la définition d’une clause-type protectrice à insérer dans les contrats des artistes ayant à jouer des scènes d’intimité ou à caractère sexuel ; et plus généralement l’encadrement serré de tous les castings, qu’il s’agisse des lieux où ils se déroulent ou des scènes à interpréter, qui ne peuvent être des scènes d’intimité ou à caractère sexuel.
La suite immédiate, c’est la qualification des professionnels qui devront intervenir en tant que coordinateur d’intimité et responsable enfants. Pour les premiers, la fiche métier et le référentiel de formation sont achevés. Les premières formations auront lieu début 2025. Concernant les responsables enfants, l’élaboration de la fiche et du référentiel est en cours et devrait être rapidement achevée.
Il est bien trop tôt pour évaluer l’effet de ces mesures puisque, exception faite de la formation des mandataires sociaux, pratiquée depuis 2021, elles ne sont au mieux appliquées que depuis quelques mois. On peut toutefois affirmer que les professionnels se sont d’ores et déjà emparés du sujet. Leslie Thomas, qui a assisté à la quasi-totalité des sessions de formation, pourra témoigner qu’elles ont été le lieu d’échanges dont la maturité nous a paru réconfortante.
Autre signe de l’évolution des mentalités : la libération de la parole. La cellule d’écoute Audiens a enregistré une augmentation des appels de 75 % depuis le début de l’année 2024. Le fait que les victimes se sentent en sécurité pour parler est un des effets positifs des mesures que nous avons prises. Il ne faudrait d’ailleurs pas que, de manière paradoxale, cette libération de la parole et sa médiatisation conduisent à minorer l’importance de ces avancées. Nous n’atteindrons évidemment jamais le risque zéro mais bien des événements passés ne pourraient plus se produire aujourd’hui.
Nous travaillons encore à des mesures renforcées. La première consiste dans l’extension de la formation de toutes les équipes de tournage au secteur de l’audiovisuel. C’est un véritable changement d’échelle : le nombre de postes concernés est tel que le coût pourrait être quatre fois plus important que dans le secteur du cinéma. Cela ne nous empêche pas d’y travailler avec tous les acteurs concernés, au premier rang desquels l’AFDAS.
Deuxième piste de travail : l’extension de l’obligation de formation aux dirigeants de festivals.
Le troisième sujet est crucial : c’est celui de l’inspection du travail. Aujourd’hui, les inspecteurs du travail ne disposent que rarement des informations relatives aux lieux de tournage, ce qui rend beaucoup plus difficiles les contrôles inopinés. Nous avons donc proposé d’apporter notre concours à la rédaction d’un guide de contrôle spécifique. Certains inspecteurs ont déjà suivi la formation obligatoire destinée aux producteurs depuis le mois de novembre.
D’autres mesures ne relèvent pas de notre compétence, ce qui ne nous empêche pas d’avoir un avis. D’abord, la prévention et la lutte contre les VSS devraient faire partie de la formation initiale de la filière, dans le cadre des modules obligatoires relatifs à la SST. Le CNC, qui dispose de leviers sur les écoles, fera le nécessaire pour les y inciter. Ainsi, une des conditions que nous avons posées pour accéder aux aides du plan d’investissement France 2030, qui nous a permis de soutenir trente-cinq écoles ou formations, a été la création de ce type de modules.
Il conviendrait également d’élargir les missions et les attributions du Comité central d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CCHSCT) de la production cinématographique, dont le rôle est central et qui devrait se voir conférer un véritable pouvoir d’enquête. Il faudrait nommer des préventeurs SST spécialisés dans le domaine des VHSS et des personnes ressources chargées d’accompagner les salariés et les employeurs lorsque surviennent des situations de violence.
Enfin, il serait opportun d’actualiser l’arrêté du 15 octobre 2016 relatif aux mesures de prévention à prendre dans la production de films cinématographiques et audiovisuels. Cet arrêté, qui définit l’ensemble des mesures de santé et de sécurité au travail, ne dit pas un mot des mesures de prévention et de lutte contre les VSS. Il faudrait y travailler avec la Caisse nationale de l’assurance maladie.
S’agissant de l’accompagnement des victimes, il conviendrait d’élargir le périmètre des attributions de la cellule Audiens et de lui donner les moyens notamment de fournir une aide juridictionnelle aux victimes qui se sont signalées, ainsi qu’une prise en charge psychologique de long terme, un suivi médical et des aides sociales. Cette cellule cesserait ainsi d’être seulement un point d’entrée, contraint de se désintéresser des suites données aux signalements. Il faut aussi améliorer la visibilité de la cellule Audiens sur les lieux de tournage, les festivals et les salles de cinéma, y compris par une annexe au contrat de travail.
Quant aux évolutions du code du travail, qui relèvent du législateur ou des partenaires sociaux, il faudrait rendre obligatoirement et aisément accessibles aux inspecteurs du travail les dates et lieux de tournage, et étendre au champ de l’audiovisuel l’obligation de nommer un référent VHSS au sein des structures employant moins de 250 salariés – sachant que quasiment aucune ne franchit ce seuil dans le secteur.
Enfin, les assurances sont le domaine sur lequel nous avons le moins de prise. De deux choses l’une : soit l’assurance devient obligatoire et son prix diminue pour tout le monde, soit chacun demeure libre de demander une clause assurantielle spécifique, auquel cas elle sera plus coûteuse, en l’absence de mutualisation du risque.
Deux remarques, pour terminer. D’abord, pour rencontrer tous les trois mois mes trente-sept homologues du Conseil de l’Europe, je puis vous assurer que ce que nous avons fait en France sous l’égide du CNC et des partenaires sociaux n’a aucun équivalent dans le monde. Ensuite, rien n’aurait été possible sans la parole des victimes. On entend beaucoup que la honte doit changer de camp. En tout cas, plus personne ne peut ignorer que, lorsque quelqu’un se comporte mal sur un plateau, qu’il soit bankable ou non, cela fait courir un risque objectif au film, tant artistique qu’économique.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le choix de la Cinémathèque française de diffuser Le Dernier Tango à Paris, que tout le monde a relevé, nous a tous choqués. M. Frédéric Bonnaud, qui en est le directeur général et gère à ce titre les subventions qu’elle reçoit, a-t-il suivi la formation que vous évoquez ? La logique voudrait que oui. Cette décision est révélatrice des obstacles qui se dressent face à votre intention de faire changer les choses.
M. Olivier Henrard. Sur le plan du droit, M. Bonnaud n’est pas tenu de suivre cette formation, puisqu’il n’est pas mandataire social d’une entreprise à but lucratif qui bénéficie des aides du CNC, ni exploitant de salle. Au passage, je n’y étais pas tenu non plus, mais je suis allé voir comment cela se passait, et je me rendrai à la première formation qui aura lieu sur les lieux de tournage.
Sur le fond, la Cinémathèque française est une institution unique au monde, exemplaire à tous égards, notamment par son rayonnement scientifique. Elle joue son rôle lorsqu’elle propose des rétrospectives exhaustives sur la carrière de tel ou tel réalisateur ou acteur, en l’occurrence Marlon Brando.
Cela étant, lorsque son choix, scientifiquement défendable, se porte sur une œuvre qui soulève des débats tels que ceux d’aujourd’hui, il est évident qu’il faut prévoir des mesures d’accompagnement. Je m’en suis entretenu avec les responsables de la Cinémathèque. Je leur ai fait savoir que le CNC n’avait pas à contester le choix d’organiser une rétrospective Marlon Brando ni d’y intégrer Le Dernier Tango à Paris, mais qu’il était de la plus haute importance que, de façon générale, la Cinémathèque instaure des procédures visant à identifier les œuvres problématiques au moment où elle conçoit des rétrospectives susceptibles de remonter loin dans l’histoire du cinéma, et qu’elle prévoie un accompagnement adapté lors de la projection.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Les équipes de la Cinémathèque n’ignoraient pas, me semble-t-il, que le film faisait débat. Elles évoquent même un film « sulfureux ». Selon Judith Godrèche, que nous venons d’auditionner, le choix d’un tel vocabulaire paraît plutôt relever de la provocation et révéler un sentiment de toute-puissance. Nous nous interrogeons sur la position du CNC à ce sujet, même s’il n’a pas à émettre de consigne de programmation ni à commenter les programmes. On a en effet le sentiment que certains se disent que leurs décisions n’auront aucun coût pour eux ; que, même en plein MeToo, même en pleine commission d’enquête, même en sachant que « ça va gueuler », ils peuvent faire ce qu’ils veulent – étant entendu que la projection a fini par être annulée.
Plus largement, par quels principes régulateurs peut-on atteindre les personnes aux comportements contestables – soit qu’ils tombent sous le coup de la loi, soit qu’ils se montrent réticents aux transformations que vous-même appelez de vos vœux ?
Je souhaiterais également que vous précisiez vos propos concernant l’inspection du travail et l’assurance.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La scène problématique du Dernier Tango dépasse l’acte créateur : il s’agit des images d’une agression sexuelle qui, pour être prescrite, n’en est pas moins caractérisée. J’ai tendance à évoquer un viol mais Mme la présidente m’a rappelé qu’il n’y a pas eu de pénétration, même si l’actrice dit avoir senti les doigts de l’acteur. En tout état de cause, la justice ne pourra jamais trancher. Pouvez-vous exercer un rôle de régulateur sur la suppression éventuelle de certaines scènes d’un film, notamment au moment de la délivrance des visas ?
Certains crieront à la censure. Il ne s’agit pourtant pas de liberté d’expression ou de création, mais de faits pénalement répréhensibles. Un auteur peut décider de montrer un viol, avec une mise en scène, un coordinateur d’intimité, deux comédiens parfaitement consentants. Cela peut présenter un intérêt historique, sociologique ou culturel et la pudibonderie n’a rien à y voir. Mais si vous savez qu’une scène a été tournée au mépris du code pénal et du code du travail, avez-vous la possibilité de demander sa suppression ?
Cela devient un véritable traumatisme pour moi : au fil des auditions, on constate que des comédiennes, y compris des comédiennes bankable, qui font carrière, ont été fréquemment mises en danger, physiquement, sur des tournages – des scènes dans de l’eau bien trop froide, des situations périlleuses, par exemple.
Pourrait-on imaginer donc qu’en cas de mise en danger avérée, vous demandiez le retrait de la scène en cause, voire vous sanctionniez le film lors de sa diffusion, sans tomber dans la censure évidemment ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons perçu dans l’attitude de la Cinémathèque après les premières alertes une forme d’obstination. Admettons que le danger n’ait pas été mesuré, que les évolutions consécutives à MeToo en matière d’égalité femmes-hommes et de respect des femmes n’aient pas été assimilées : ce serait déjà une faute. Mais ce qui m’a vraiment surprise, c’est l’enfermement obstiné de la direction face aux alertes. Cette attitude relève davantage de l’orgueil que de l’art, de la position de pouvoir que de la science. Que peut faire le CNC pour s’assurer que cela ne se reproduise plus ?
Il est désagréable de devoir convoquer une personne devant une commission d’enquête ; il est très désagréable pour toutes les actrices et les femmes de cinéma d’avoir dû monter au créneau ; il est très désagréable sans doute pour Anna Mouglalis d’avoir à le rappeler à la commission d’enquête. Pourquoi l’ouverture d’un dialogue n’a-t-elle pas été possible pour éviter d’en arriver à une telle crispation ?
M. Olivier Henrard. Entêtement, orgueil, authentique conviction de la Cinémathèque de défendre la liberté de création : je ne suis pas là pour sonder les reins et les cœurs. Le rapport à la liberté de création dépasse notre filière – plutôt que d’un film, on pourrait parler d’une exposition ou de toute autre forme d’expression artistique. La toute-puissance du curateur au nom de la défense de la liberté de création est très ancrée dans notre pays.
Pour encadrer le choix individuel, éminemment discrétionnaire dans tous les sens du terme, du curateur, il faut instaurer des mécanismes objectifs et collectifs. La subjectivité individuelle doit être corrigée par la collégialité et l’objectivité.
Je m’en suis entretenu avec les équipes de la Cinémathèque. La direction aura l’occasion de vous présenter les process qui ont été élaborés afin de rendre les décisions plus collégiales, de partager les choix faits en matière de programmation – de façon générale, on est plus intelligent à plusieurs – et de définir un protocole d’accompagnement lorsqu’il est décidé de maintenir une œuvre discutable dans une rétrospective.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est à votre demande ?
M. Olivier Henrard. J’ai eu l’occasion de m’en expliquer avec eux.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous n’avez pas répondu sur la censure d’une scène. Je suis un farouche défenseur de la liberté de la création et de la liberté d’expression, mais elle ne peut s’exprimer que dans le respect de nos valeurs, du cadre constitutionnel et légal, du code du travail, de la santé et des gens tout simplement. Ces impératifs priment sur la fameuse liberté de création. Ces « monstres sacrés » qui ont tout pouvoir parce qu’ils créent, ce n’est pas possible. Les règles, le droit du travail, plus fondamentalement l’humanité et le respect d’autrui s’imposent aux créateurs.
M. Olivier Henrard. Je n’ai jamais employé le terme de censure.
Pardon d’entrer sur un terrain un peu personnel, mais je suis magistrat. Mettre en balance les poids respectifs des différentes libertés publiques et des différents intérêts généraux en présence, c’est mon métier. Ce n’est pas moi qui irai soutenir que la liberté de création s’impose à toutes les libertés sans aucun frein, c’est même mon métier de faire le contraire lorsque je suis au Conseil d’État.
Partant de là, comment parvenir à un équilibre prenant en considération le poids respectif des différentes libertés qui sont en présence ?
Il faut savoir que le CNC héberge une institution appelée la commission de classification des œuvres cinématographiques, qui émet des restrictions d’accès du public à certaines catégories de films. Précisément parce que l’équilibre entre différentes libertés publiques est en jeu, je n’ai aucune prise sur cette commission : bien qu’hébergée par le CNC, elle lui est totalement extérieure, parce qu’il y est question des libertés publiques. Au nom soit de la dignité humaine, soit de la protection de la jeunesse, elle va décider d’apporter à la liberté de création et d’expression un certain nombre de restrictions sous la forme des visas qui restreignent l’accès du public à certains types d’œuvres.
En aval, la question ne se pose pas dans des termes différents. Le législateur – et lui seul, puisqu’il s’agit de concilier entre elles des libertés publiques fondamentales – pourrait faire le choix de donner à telle ou telle instance la possibilité de retirer de la diffusion une œuvre complète ou une section de cette œuvre. Ce choix appartient au législateur, en aucun cas à une autorité administrative comme le CNC. En l’état du droit, nous ne sommes absolument pas en mesure de retirer quelque fraction que ce soit d’une œuvre cinématographique.
Il faut tout de même rappeler l’existence – et cela vaut pour Le Dernier Tango à Paris – du droit moral de l’auteur, le cinéaste, qui est d’ordre public. C’est une forme de liberté protégée par la loi dont il faudra tenir compte si on décide de porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre.
Je vous livre une opinion totalement personnelle : si on se pose la question de retirer un morceau d’une œuvre, mieux vaut ne pas la diffuser. Le choix est beaucoup plus binaire qu’on ne le présente. Si on considère que les conditions sont réunies pour diffuser l’œuvre – parce que la projection est accompagnée, parce que le public est averti, parce qu’il est réduit – on la diffuse ; sinon on ne la diffuse pas. C’est une appréciation qui n’engage que moi.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je propose que nous laissions de côté la Cinémathèque puisque nous allons les auditionner et que nous passions à d’autres sujets.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je voulais revenir sur un puissant levier que vous détenez : le financement. Comment fonctionne l’avance sur recettes ? Portez-vous une attention à la parité et à la mixité au sein des commissions ? Y a-t-il une part d’aide attribuée de manière automatique ?
M. Olivier Henrard. Il existe d’un côté des soutiens automatiques et, de l’autre, des soutiens sélectifs, accordés selon des critères de qualité et parmi lesquels figure l’avance sur recettes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je me suis toujours demandé comment un nouvel entrant, un nouveau producteur, jeune ou moins jeune, dont le projet de film sort un peu du cadre, peut bénéficier du soutien du CNC.
Pouvez-vous faire un tableau des différents collèges de l’avance sur recettes – premier film, deuxième film, etc. ? Vu de l’extérieur, le mécanisme semble assez reproductif : une fois que vous avez mis un pied dans le système en faisant un premier film qui a bien marché, vous avez les moyens d’en faire d’autres, au risque de restreindre la venue de nouvelles personnalités, de nouveaux regards.
M. Olivier Henrard. Je vous remercie infiniment de me donner l’occasion d’expliquer ce qui devrait être compris par chaque citoyen.
Le CNC est né à Bercy, il ne faut pas l’oublier. Son invention était à visée purement industrielle : il s’agissait d’apporter aux producteurs français après la guerre les moyens de relancer l’activité de la filière. C’est ainsi qu’a été inventé ce que j’ai appelé le premier cercle, qui est un mécanisme automatique, lequel est étroitement lié au mode de financement du CNC – constitué à 100 % de taxes qui sont prélevées sur le secteur.
L’aide automatique repose sur le principe suivant : je suis le producteur d’une œuvre qui a été vue par 200 000 spectateurs et qui a rapporté 1,5 million d’euros de recettes et 150 000 euros au CNC sous la forme de taxes sur la billetterie ; ce producteur verra son compte de soutien au CNC crédité de 150 000 euros pour le film suivant. Ce mécanisme fait abstraction de la qualité de l’œuvre projetée. Il est destiné à permettre à nos entrepreneurs de se présenter devant les financeurs privés, les diffuseurs et toutes les composantes du tour de table en ayant une mise de fonds initiale. Il faut ramener à sa juste proportion ce soutien automatique, qui représente 7,5 % du budget de production d’un long-métrage. C’est donc à la fois modeste et important, car cela facilite la cristallisation du tour de table.
Le mécanisme de soutien automatique est prépondérant en matière d’audiovisuel – il représente 75 % des aides à la production, contre les deux tiers dans le cinéma.
Le second cercle du CNC a été ajouté en 1959 par le ministre d’État André Malraux. Il a introduit ce qu’on appelle les soutiens sélectifs, qui sont attribués sur des critères qualitatifs par les fameuses commissions que vous évoquiez. Il existe un certain nombre de commissions – pour l’audiovisuel et le cinéma, pour la fiction, le documentaire et l’animation, pour la production, la distribution et l’exploitation, etc. La plus importante de ces commissions, qui dispose d’un budget d’une trentaine de millions d’euros par an, traite de l’avance sur recettes. C’est la commission d’aide sélective pour les longs-métrages de cinéma, ce qui comprend l’animation destinée au grand écran.
Les commissions portent une appréciation qualitative. Le producteur au premier chef – c’est lui qui recevra l’aide financière – et le cinéaste passent un grand oral. Il ne faut jamais perdre de vue que le CNC n’a pour interlocuteur au sens juridique du terme que des entreprises, c’est-à-dire le producteur, et non le réalisateur ou le scénariste.
Les commissions d’avance sur recettes sont divisées en quatre collèges – premier film, deuxième et troisième film, tous les films après le troisième, avance sur recettes après réalisation. Cette dernière catégorie s’adresse à ceux qui n’ont pas été sélectionnés en faisant leur pitch mais dont on constate que le film, une fois réalisé, est d’une qualité indéniable. C’est une avance en rattrapage ! Toutes ces commissions sont évidemment paritaires, comme toutes les autres commissions du CNC, y compris en nombre de présidences. Dans le cas de l’avance sur recette, nous sommes allés plus loin encore puisque chaque collège est coprésidé par un homme et une femme.
Le rôle des commissions sélectives est de rattraper les nouveaux entrants. Par définition, le soutien automatique ne profite en effet qu’à des producteurs ayant déjà rapporté de l’argent au CNC – c’est vraiment l’essence du système. Chaque année, 40 % des longs-métrages aidés par l’avance sur recettes sont des premiers films. Cette année, la moisson est exceptionnelle avec Vingt Dieux de Louise Courvoisier, Les fantômes de Jonathan Millet, un film absolument extraordinaire sur le régime syrien que je vous conseille vivement, et Le royaume de Julien Colonna, un film absolument magnifique.
M. Erwan Balanant, rapporteur. S’agit-il de premiers films ou de premières productions ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Certains témoignages ont fait état d’un certain entre-soi dans les commissions et du risque d’enfermement du système sur lui-même. Comment réussir à repérer les nouveaux talents un peu en dehors du système, en dehors des clous, en dehors des chemins institutionnalisés ? Pouvez-vous aussi préciser la composition des commissions ?
M. Olivier Henrard. Ce sont bien des premiers films.
La composition des commissions est un sujet absolument essentiel. Le CNC compte soixante-cinq commissions, chacune de dix membres, soit 650 commissaires.
Il existe une quarantaine de CNC sur la planète, qui copient notre système. Deux modèles sont possibles : soit ce sont des fonctionnaires qui composent les commissions et choisissent les films qui bénéficieront d’une aide, comme le font nos amis italiens ; soit l’État est exclu des commissions. C’est le modèle du CNC : certes l’État siège au conseil d’administration du CNC, mais dans les commissions, il n’y a que des sachants qui se prononcent sur le mérite artistique des œuvres. C’est là que se trouve la clé pour garantir une vraie diversité et une vraie liberté de création.
Nous en sommes pleinement conscients et nous prenons des mesures pour assurer la diversité des commissions. D’abord, elles sont renouvelées très fréquemment : la durée du mandat est d’un an, souvent renouvelé une fois, pas plus. Il est compliqué de renouveler aussi souvent 650 commissaires. Ensuite, toutes les commissions sont paritaires.
Nous essayons également de panacher l’origine professionnelle de leurs membres. Toutefois, la participation aux commissions demande du travail ; or plus un professionnel est reconnu, plus il a de travail, moins il a de temps. Face à cette difficulté inhérente au système, nous allons chercher des gens en dehors de la profession. Historiquement, l’avance sur recettes, à l’époque où elle n’était pas scindée en quatre collèges – on l’a fait pour diviser le travail, pour se donner plus de liberté –, était présidée par quelqu’un qui venait plutôt de l’édition. On a en effet besoin de quelqu’un qui sait lire des scénarios, et en quantité !
Nous veillons aussi à assurer une diversité géographique. C’est un point cardinal pour nous : les commissaires ne doivent pas être tous des Parisiens, mais être aussi issus des filières de production en région. Enfin, il faut trouver des gens qui appartiennent à diverses cultures, etc.
Avec seulement dix membres, il est évidemment impossible de cocher toutes les cases partout, mais le renouvellement annuel de chaque commission permet d’assurer une diversité réelle.
Le taux de 40 % de premiers films que j’évoquais, c’est précisément ce que nous reproche la Cour des comptes : elle considère que nous aidons beaucoup de films qui n’ont pas beaucoup de public. Il est vrai que cela fait 40 % de films qui ne feront pas forcément 10 millions d’entrées du premier coup, comme Un p’tit truc en plus d’Artus.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comment sélectionnez-vous les 650 personnes qui composent les commissions ? Qui propose les noms ? Est-ce un travail indemnisé ?
M. Olivier Henrard. Oui, tout travail mérite salaire et dans certains cas, il y a beaucoup de travail. Il y a quatre taux d’indemnisation à la demi-journée. Le taux de base est de 250 euros.
Ce sont les services du CNC qui sont en contact avec des professionnels qui proposent des noms. Il y a aussi des candidatures spontanées. Les syndicats professionnels jouent également un rôle. À titre d’exemple, au sein de la commission d’agrément, qui se réunit très fréquemment et dont le rôle est très réglementaire, toutes les professions doivent être représentées. Chaque maillon de la filière dispose donc d’un droit de tirage pour occuper un certain nombre de sièges au sein de la commission.
M. Erwan Balanant, rapporteur. En ce qui concerne les formations, ma première question est un peu triviale : quel budget représentent-elles ? Comment se déroule la formation à laquelle les producteurs sont astreints ? N’y a-t-il pas un angle mort à former le gérant de la boîte de production mais pas les équipes ?
Mme Leslie Thomas, secrétaire générale du CNC. Les formations à destination des mandataires sociaux, qui sont financées à 100 % par le CNC, font l’objet de marchés publics pour un montant de 120 000 euros sur trois ans. Elles se tiennent soit au CNC, soit en région. Dans la première phase de déploiement, un nombre assez considérable de sessions de formation ont eu lieu en région.
Les formations se déroulent en deux temps. Le premier temps est en présentiel obligatoire. Il consiste en un rappel des obligations de moyens renforcées que fixe le code du travail ; en une analyse des situations à risques, puisqu’il y a des spécificités et des facteurs de risque propres au secteur du cinéma, de l’audiovisuel, de l’animation et du jeu vidéo ; et en une présentation des ressources à la disposition des professionnels, et des différentes étapes à suivre – l’enquête, l’analyse et la sanction éventuelle – lorsqu’ils sont alertés d’une situation de violences sexistes et sexuelles.
Le deuxième temps est en distanciel. Les producteurs ont accès à l’ensemble des ressources et ils sont évalués par le biais d’un questionnaire, sur la base duquel ils reçoivent une certification qui est transmise au CNC au moment de la demande d’aide.
Ces formations s’adressent aux mandataires sociaux, puisque ce sont nos interlocuteurs. Nous ne sommes pas en contact avec le reste de l’équipe. En revanche, les mandataires sociaux peuvent, dans le cadre de la formation continue, faire bénéficier leurs salariés d’autres dispositifs de formation, comme ceux de l’AFDAS ou d’autres. C’est la responsabilité de l’employeur que de proposer des formations sur le temps de travail à son collectif de travail.
Pour les équipes de tournage – soit l’ensemble des salariés qui travaillent sur un film, de la phase de préparation jusqu’à la phase de post-production –, la formation est financée à 100 % par l’AFDAS. L’enveloppe est bien plus importante, de l’ordre d’un million d’euros, puisqu’elle a vocation à couvrir un périmètre de 600 longs-métrages sur les trois ans qui viennent.
La formation, qui commence en janvier, comprend deux modules : le premier, en distanciel, concerne les règles de droit, la définition des violences sexistes et sexuelles et les situations à risque ; le second, en présentiel, se déroule dans les quinze premiers jours du tournage. Le formateur met les équipes en situation pour pouvoir évoquer les facteurs de risque spécifiques au tournage et la tolérance zéro à l’égard des violences sexistes et sexuelles.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les formations se concentrent sur les violences sexistes et sexuelles, elles ne rappellent pas les dispositions du code du travail ? J’insiste beaucoup sur ce point, mais c’est là que sont prévues les règles relatives à la santé, à la protection des travailleurs, ou encore aux risques.
Mme Leslie Thomas. Les rappels que nous faisons concernant les violences sexistes et sexuelles s’inscrivent dans les règles du code du travail relatives à la santé et à la sécurité au travail. Mais, s’agissant d’une formation portant spécifiquement sur les VHSS, elle n’abordera pas toutes ces règles – pas la réglementation des travaux en hauteur par exemple.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faut le dire, toutes les personnes que nous avons auditionnées ont évoqué les formations du CNC et en ont reconnu l’utilité et le sérieux. Plus généralement, tout le monde est favorable à l’élaboration de dispositifs spécifiques. Cependant, nous nous étonnons du décalage persistant entre les outils désormais disponibles et l’afflux de témoignages dénonçant des violences sexuelles très récemment commises. J’en conclus qu’il reste des verrous à débloquer pour réellement mesurer la prévalence des VHSS dans le monde du cinéma.
Vous avez évoqué le message que vous venez d’adresser aux 98 000 intermittents et 3 000 entreprises de vos fichiers. Seriez-vous en mesure, en collaboration avec des chercheurs et chercheuses, de mener une véritable enquête sociologique de victimologie pour évaluer la prévalence des violences, leur récurrence, leurs formes et le contexte dans lequel elles surviennent ? Nous manquons de données et les témoignages que nous recevons, qui ont beaucoup de force, manquent de celle d’un chiffre incontestable.
M. Olivier Henrard. Nous ne pourrions évidemment pas utiliser le fichier de l’AFDAS, car les données qu’il contient sont recueillies dans un cadre qui n’a rien à voir avec l’activité du CNC. Cela étant, sans aller jusqu’à s’adresser à 98 000 intermittents, nous pourrions nous appuyer sur notre direction des études, des statistiques et de la prospective, qui dispose de moyens importants, pour mener une étude qualitative sur cette question.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cela me semble nécessaire.
M. Olivier Henrard. J’ajoute, car il me semble que les deux sujets sont liés, que le CNC dispose d’un observatoire de l’égalité femmes-hommes dont nous venons de publier l’étude 2024 sur la féminisation des métiers de la filière. Sur ce modèle, nous pourrions élaborer un observatoire permanent des VHSS.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Au cours de nos auditions a aussi été évoquée l’idée d’un baromètre, qui donnerait une vision dynamique des évolutions. Un tel outil coûterait un peu d’argent, mais il permettrait d’objectiver les choses et sans doute de révéler l’ampleur du fléau.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Les chercheurs que nous avons auditionnés ont remarqué que les appels d’offres relatifs à des travaux de recherche portaient fréquemment sur la question de la parité, mais jamais sur les violences. À côté de la justice, qui enquête pour juger, et des investigations qui peuvent être menées dans le cadre du droit du travail, il me semble que des enquêtes sociologiques sur les violences – dont le but ne serait pas de rechercher ni de nommer des coupables – permettraient de faire émerger des faits objectivables et précieux, et peut-être de repérer des facteurs de risque. Il y a des chercheurs qui ne demandent qu’à mener ce travail.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je n’exerce plus mon métier d’enseignante-chercheuse, mais j’ai été chargée de ces questions en tant que vice-présidente de l’université de Lille, qui accueille 90 000 étudiants. Le fait d’avoir assis notre politique sur une enquête systématique sur les populations étudiantes nous a permis de passer un cap dans la prise de conscience et de mettre un terme à la contestation permanente du phénomène. La petite musique insistant sur l’affect pour minimiser cette question est un cercle très vicieux et très toxique pour tout le monde.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Certaines des nouvelles mesures que vous prévoyez semblent aller dans le sens de nos réflexions.
L’extension des formations aux professionnels de l’audiovisuel me semble une évidence ; cela aurait certainement déjà dû être fait. Il en va de même des dirigeants de festivals, qui sont des diffuseurs de films. Je vous serais d’ailleurs reconnaissant d’inclure également M. Bonnaud dans votre liste…
En ce qui concerne l’inspection du travail, la direction du travail elle-même a parlé des difficultés qu’elle a à savoir où et quand se déroulent les tournages. Comment envisagez-vous d’y remédier ?
J’aimerais également vous entendre sur le possible accroissement des pouvoirs dévolus au CCHSCT.
Enfin, je souhaiterais aborder avec vous le suivi médical et l’aide juridictionnelle que propose le groupe Audiens, car il s’agit selon moi d’un levier très important, qui pourrait d’ailleurs être lié à la question assurantielle. En effet, tant que le nombre de plaintes ne sera pas plus important, nous aurons du mal à objectiver le phénomène. Or nous savons qu’une plainte a nettement plus de chances d’aboutir si elle est déposée au bon moment et si elle est accompagnée sur le plan juridique.
Mme Leslie Thomas. Si les contrôles de l’inspection du travail sont difficiles, c’est parce qu’il est rare qu’un tournage se déroule sur un même lieu pendant plus de huit jours consécutifs – durée à partir de laquelle une déclaration préalable devient obligatoire. Il est très compliqué de faire un contrôle inopiné sur un tournage qui se déroule en décor naturel pendant deux jours, puis qui se déplace sur un autre site pendant trois jours, etc. C’est une question importante qu’il faudrait regarder de près, mais nous n’avons pas de solution toute faite, si ce n’est d’abaisser le seuil des huit jours.
Se pose également le problème de la territorialisation : un inspecteur peut contrôler une société de production située dans le 14e arrondissement de Paris mais qui fait un tournage en Lozère ou en Bretagne. Il faudrait assurer une forme de continuité.
Pour l’heure, nous nous employons à faire assister les inspecteurs du travail à nos formations destinées aux mandataires sociaux, afin qu’ils sachent quels rappels leur sont faits.
De plus, nous préparons un guide de contrôle exposant les facteurs de risque spécifiques aux tournages. Ces derniers sont nombreux et les inspecteurs doivent savoir comment se déroule un tournage – que le travail est effectué sur un temps court et avec des équipes à géométrie variable, qui peuvent passer de cinquante à quatre-vingt-dix puis à vingt-cinq personnes presque d’un jour à l’autre. Il est pour nous important d’aiguiller les inspecteurs du travail, afin que leurs contrôles soient efficaces.
À cet égard, n’oublions pas que nous manquons cruellement d’inspecteurs du travail en nombre suffisant et donc à même de procéder à des contrôles sur le terrain.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie de le rappeler !
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Il serait intéressant d’avoir une idée chiffrée des besoins. Les spécificités des tournages ont certainement une incidence sur la possibilité de faire des contrôles, mais il faudrait aussi savoir ce qu’il faudrait comme moyens pour l’inspection du travail qui, comme vous venez de le dire, manque de personnel.
J’aimerais vous interroger sur les référents, à propos desquels je n’ai pas un avis tranché. D’une part, il me semble problématique qu’ils soient subordonnés aux producteurs, voire entretiennent avec eux des relations amicales, car il y a souvent une forme d’entre-soi. Appartenant à l’équipe de tournage, ils peuvent eux-mêmes être mis en cause, ou avoir des difficultés à agir en cas de signalement. Mais d’autre part, si le référent VHSS n’est plus sous l’autorité du producteur et du réalisateur, comme certains le demandent, le risque est de déresponsabiliser ces derniers. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas prévoir ceinture et bretelles, c’est-à-dire avoir un référent sur le tournage, mais qui serait saisi à la suite d’un protocole indépendant en cas de signalement ?
À cet égard, je continue à m’interroger sur la cellule Audiens. Je n’ai pas bien compris ce qui se passe à la suite du recueil des témoignages. Ces derniers sont nombreux et vous semblez vouloir renforcer les capacités de la cellule, mais quel suivi apporte-t-elle ? Ne s’agit-il que d’un accompagnement si la victime souhaite porter plainte, ou bien la cellule avertit-elle quelqu’un qu’elle a reçu un signalement et qu’il faut faire quelque chose ?
Dit autrement, quelle chaîne établir pour éviter toute déresponsabilisation et, dans le même temps, protéger les personnes qui font les signalements ?
M. Olivier Henrard. Vous avez bien résumé l’alternative. Soit on opte pour une entité extérieure à l’autorité qu’exerce le chef d’entreprise, c’est-à-dire au producteur, sur l’ensemble des salariés – le Royaume-Uni a fait ce choix ; soit, au contraire, on préserve la chaîne de commandement, afin de conscientiser le producteur et de le mettre devant ses responsabilités. Les deux options présentent des avantages et des inconvénients.
Pour l’heure – et j’aurais tendance à plaider pour conserver une certaine cohérence – nous avons insisté sur la responsabilité du chef d’entreprise, qui, de toute façon, aura à assumer l’ensemble des conséquences artistiques et économiques en cas d’incident sur le lieu de tournage. Cela représente un travail important, mais je crois que nous progressons. Introduire une logique différente alors que nous sommes au milieu du gué, en prévoyant une tierce personne en plus du référent placé sous l’autorité du producteur, serait selon moi plutôt de nature à troubler les esprits et à semer de la confusion.
La solution médiane serait d’essayer de tirer un meilleur parti de tout ce qui existe. D’une part, le producteur demeurerait le premier responsable, la manière dont il utilise le référent permettant d’apprécier sa capacité à respecter ses obligations. D’autre part, il conviendrait de réfléchir à l’accroissement des prérogatives juridiques dévolues aux autres entités, que sont le CCHSCT, l’inspection du travail, la cellule d’Audiens et les partenaires sociaux, afin de leur permettre d’être plus efficaces. Nous privilégions donc la stabilité s’agissant des responsabilités de chacun, tout en s’assurant que les différents intervenants disposent des moyens suffisants pour agir.
S’agissant plus particulièrement de la cellule Audiens, il serait selon nous opportun de lui donner les moyens d’accomplir sa triple mission d’assistance juridique, psychologique et sociale.
Quant au CCHSCT, nous le voyons comme le nœud des relations de travail.
En définitive, tout ce à quoi nous aspirons, c’est la banalisation du secteur du cinéma. Le droit du travail doit s’appliquer dans son intégralité et de la même façon aux sociétés de production qu’aux entreprises des autres secteurs économiques. Cette démarche de banalisation engage à attribuer à chacun les compétences qui lui reviennent et à s’assurer que chacun les exerce entièrement.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ce qui ne nuirait pas à la qualité des œuvres !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons interrogé les dirigeants d’Audiens sur les suites données aux témoignages. Leur priorité est de préserver l’anonymat. Ils assurent un accompagnement psychologique, réfléchissent à systématiser leur assistance juridique, mais leur rôle, d’après eux, n’est pas de donner l’alerte sur un tournage. Pourtant, s’ils détiennent des informations au sujet d’un acteur, d’un technicien ou d’un réalisateur en activité, cette alerte pourrait être importante. Il faut donc trouver comment faire le lien entre cette cellule, qui pourrait rester spécialisée dans le recueil, en toute bienveillance, des témoignages, et le déclenchement d’une enquête objective susceptible de donner lieu à une sanction. Par exemple, ne devrait-on pas donner la possibilité à la cellule de saisir le CCHSCT ? En l’état actuel des choses, chacun travaille de son côté, sans dispositif consolidé.
M. Olivier Henrard. C’est effectivement le revers de la médaille. Le constat principal est que toutes les instances concernées ne disposent pas nécessairement des moyens suffisants pour s’adapter à la spécificité des tournages, qui ont lieu sur différents sites. Remédier à ce manque de moyens est pour nous la priorité. Cela étant dit, que le CNC établisse des passerelles entre ces instances pour éviter une ignorance réciproque serait évidemment judicieux – dans le respect, bien sûr, des missions que la loi assigne à chacun : il y a des informations dont le CNC n’a pas vocation à disposer, ce qui est également vrai pour le CCHSCT et Audiens. On doit pouvoir construire des passerelles de façon pragmatique tout en préservant les prérogatives de chaque acteur.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans la plupart des secteurs, il existe des statistiques sur le nombre d’accidents du travail. Leur prévalence dans le monde du cinéma est-elle plus importante qu’ailleurs ?
Mme Leslie Thomas. Vous nous posez une colle. Le CCHSCT dispose peut-être de statistiques, mais je ne peux le garantir. Dans la mesure où il s’agit d’un comité de branche et que le secteur est constitué d’une multitude de TPE, je ne suis pas certaine qu’il y ait une centralisation des accidents.
Quoi qu’il en soit, il serait effectivement très intéressant de réfléchir à l’élargissement des compétences du CCHSCT, car c’est lui qui réunit les partenaires sociaux, aussi bien du côté employeur que du côté des salariés, et qui est le plus à même d’établir des dispositifs de prévention relatifs à la santé et à la sécurité au travail. Il conviendrait de discuter de son périmètre d’attributions avec les partenaires sociaux et, pourquoi pas, d’envisager de lui confier une compétence d’enquête.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dernière question : qui nomme le président ou la présidente du CNC, de quelle manière et pour un mandat de quelle durée ? Comment se fait-il, monsieur Henrard, que vous soyez toujours président par intérim ?
M. Olivier Henrard. C’est l’article 13 de la Constitution qui s’applique. Le président du CNC est nommé par le président de la République, sur proposition du ministre de la culture, avec le contreseing du premier ministre, et son mandat est de trois ans.
Pour ma part, j’agis sur la base d’une décision qui m’a confié l’intérim, sans date d’expiration.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est donc la même personne qui nomme le président du CNC et qui bloque les retraits de Légion d’honneur !
Je vous remercie, madame, messieurs, pour ces échanges.
La commission auditionne Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de Cassation, membre du collège de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), présidente du groupe de travail « Protection des publics et diversité de la société française », et Mme Pauline Combredet-Blassel, directrice générale adjointe de l’ARCOM.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en recevant l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) : Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de cassation et membre du collège de l’ARCOM, où vous présidez le groupe de travail « Protection des publics et diversité de la société française », et Mme Pauline Combredet-Blassel, directrice générale adjointe de l’ARCOM.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.
Si nous avons souhaité vous recevoir aujourd’hui, c’est pour mieux comprendre quels sont vos leviers d’action pour lutter contre les violences, notamment sexistes et sexuelles, dans le cinéma et l’audiovisuel, à la fois sur nos écrans et dans l’ensemble de la société, mais aussi à l’intérieur même des entreprises qui composent le secteur.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Laurence Pécaut-Rivolier et Mme Pauline Combredet-Blassel prêtent successivement serment.)
Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de cassation, membre de l’ARCOM. L’ARCOM est une autorité publique indépendante issue de la fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi). Elle est composée d’un collège de neuf membres dont le président est nommé par le président de la République – nous venons justement d’apprendre que notre prochain président, M. Martin Ajdari, avait été adoubé par le Parlement.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je me permets de préciser, puisque j’ai pris part au vote ce matin en commission des affaires culturelles, que le président de l’ARCOM n’est pas nommé par le président de la République. Celui-ci propose un nom, mais la représentation nationale peut voter contre la proposition. Ce n’est pas une décision discrétionnaire.
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. C’est pourquoi nous attendions avec impatience le vote parlementaire. Trois membres du collège sont nommés par le président de l’Assemblée nationale, trois autres par le président du Sénat, un membre par le vice-président du Conseil d’État et le dernier par le premier président de la Cour de cassation – c’est à ce titre que j’ai intégré le collège de l’ARCOM il y a trois ans. Chacun se voit attribuer plusieurs portefeuilles, mais toutes les décisions sont prises en collégialité. Pour ma part, je préside le groupe de travail chargé de la diversité et de la protection des publics.
L’ARCOM a pour vocation de protéger la liberté d’expression dans le cadre de la loi Léotard de 1986, laquelle lui confie plusieurs missions, notamment en matière de protection des publics. Deux de ses attributions intéressent particulièrement votre commission d’enquête : d’une part, l’égalité hommes-femmes, la lutte contre les images dégradantes et les stéréotypes ; de l’autre, la protection des mineurs.
Nous portons une attention particulière au contenu des émissions, où nous veillons à ce que l’image des femmes soit protégée et correctement traitée. Par ailleurs, grâce à des déclinaisons conventionnelles, les éditeurs doivent remplir des obligations en matière d’égalité, de parité et de représentation de la diversité derrière les écrans, mais aussi de promotion de contenus favorisant une vision de l’égalité hommes-femmes qui soit conforme à leurs engagements. Nous avons également un outil propre que nous publions chaque année, le baromètre de la représentation de la diversité derrière les écrans.
Trois modes d’action nous permettent de veiller à la représentation de l’égalité hommes-femmes et à la représentation de la diversité en général. Le premier est la publication d’études permettant d’objectiver la situation de manière transparente et publique, lesquelles servent de point de départ au dialogue avec les éditeurs en vue de remédier aux situations qui ne nous sembleraient pas correspondre à la norme qu’ils ont eux-mêmes admise. Le deuxième repose sur les conventions passées avec les éditeurs : lorsque ceux-ci ne tiennent pas leurs engagements, nous intervenons par un système de réponse graduée allant de la lettre à la sanction. Le troisième est l’intervention à la suite de signalements faits par les auditeurs des programmes. Si nous estimons que les acteurs violent leurs obligations légales ou conventionnelles, nous faisons usage d’un système d’intervention graduée qui peut aller jusqu’au non-renouvellement d’une fréquence ou à des sanctions financières.
Notre champ de régulation inclut les éditeurs audiovisuels, les radios et les services de médias audiovisuels à la demande (Smad). Pour les plateformes numériques, qui sont désormais incluses dans notre portefeuille, nous intervenons uniquement dans le cadre du règlement européen sur les services numériques (DSA). En effet, ces acteurs ne signent pas de convention avec nous ; ils ne sont pour la plupart pas implantés en France et la masse de données ne nous permet pas d’intervenir avec la même finesse. Nous avons néanmoins instauré avec eux un dialogue et un rapport de transparence qui nous permet d’intervenir à la marge.
La protection des mineurs est une mission traditionnelle de l’ARCOM. Notre première action, il y a trente ans, a été l’instauration d’une signalétique de jeunesse sur les écrans audiovisuels pour les programmes déconseillés aux moins de 10 ans, 12 ans, 16 ans ou 18 ans. Elle est désormais bien intégrée. Chaque année, nous faisons une campagne de rappel sur son fonctionnement et nous publions un rapport sur sa prise en compte. Le système fonctionne grâce à un faisceau d’indices ; c’est aux éditeurs d’apposer la signalétique.
Outre ses fonctions traditionnelles, l’ARCOM exerce désormais de nouvelles compétences, parmi lesquelles la protection des mineurs face aux contenus pornographiques et plus particulièrement aux sites pornographiques, comme le prévoit la loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (loi Sren) que nous essayons de mettre en application, malgré un certain nombre de difficultés.
Pour l’ARCOM, la protection des publics est un sujet majeur. En tant que présidente du groupe de travail sur le sujet, je peux compter sur une attention et un relais importants de la part de mes collègues.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le champ de compétences de l’ARCOM voulu par le législateur est très large et le volume de données à traiter est énorme. Avez-vous les moyens d’effectuer tous les contrôles nécessaires du contenu diffusé par les chaînes de télévision, les radios, les Smad et les sites internet ? Si non, vous faut-il des moyens supplémentaires ? N’en demandez pas trop, nous sommes en train de monter un budget qui n’est pas facile…
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je vous remercie pour cette question bienveillante. L’ARCOM n’a pas l’ambition de contrôler l’intégralité des contenus, car la loi de 1986 ne demande d’intervenir que si des abus sont constatés. Nous fonctionnons donc sur la base du triptyque études-conventions-signalement et je vous assure que nous ne chômons pas, d’autant que nous avons reçu, ces dernières années, de nouvelles attributions en matière de régulation des plateformes, auxquelles il faut ajouter, cette année, le renouvellement des fréquences. Les équipes sont exsangues et nous ne serions évidemment pas contre des moyens supplémentaires.
Mme Pauline Combredet-Blassel, directrice générale adjointe de l’ARCOM. Vous êtes bien placés pour savoir que les compétences de l’ARCOM ont été élargies par quatorze lois et ordonnances successives en cinq ans. Nous avons toujours été bien traités par le Parlement, qui a régulièrement accepté de relever notre plafond d’emplois et notre budget. Cependant, comme toutes les administrations de l’État, nous avons récemment fait l’objet de mesures de réserve. Nous essayons d’organiser au mieux les équipes pour tenir la charge de travail, sachant que notre budget et notre plafond d’emplois ne sont pas infiniment extensibles.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La délibération du CSA du 4 février 2015 relative au respect des droits des femmes a précisé les conditions d’application de la loi du 4 août 2014 sur l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. Cette loi a confié à l’ARCOM la mission de veiller, d’une part, à la juste représentation des femmes et des hommes dans les programmes des services de communication et audiovisuels et, d’autre part, à l’image des femmes apparaissant dans ces programmes en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein du couple. Combien de sanctions avez-vous prononcées sur ce fondement ? Quel bilan tirez-vous de cette obligation ? La loi devrait-elle évoluer pour mieux prendre en compte les violences et le harcèlement sexistes et sexuels ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous avons pris vingt et une sanctions à ce titre depuis 2014, mais elles ne sont que la partie visible de notre intervention. Nous menons un travail continu de sensibilisation auprès des éditeurs. Nous publions annuellement un rapport chiffré sur la présence des femmes derrière les écrans, dans lequel nous regardons de près quelles fonctions sont occupées par les femmes et les hommes et si ces rôles sont valorisés ou non. Nous éditons également chaque année un baromètre de la diversité qui permet de faire le point sur la place des femmes dans l’audiovisuel et sert de base au dialogue.
Ces deux outils indiquent une amélioration certaine : la présence des femmes derrière les écrans est passée de 38 % à 43 % et la proportion de femmes expertes est en croissance continue. Il existe toutefois des points de vigilance. Le temps de parole réel des femmes – que nous calculons à l’aide d’outils d’intelligence artificielle – ne représente que 31 % du temps d’antenne. Nous continuons de sensibiliser les éditeurs pour qu’ils accentuent leurs efforts et veillent à ce que le temps de parole soit réparti normalement sur les plateaux. Les dernières conventions que nous avons signées avec eux et qui ont été rendues publiques hier contiennent des exigences renforcées, notamment une clause sur la promotion de programmes favorisant la lutte contre les stéréotypes.
Enfin, nous avons prononcé plusieurs sanctions depuis 2014 : six lettres simples, dix mises en garde, trois mises en demeure et deux sanctions, l’une pour NRJ et l’autre pour la chaîne C8.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il n’y a donc eu que deux sanctions à part entière, les autres sont plutôt des avertissements. Le 23 juillet dernier, le collectif MeTooMedia vous a adressé une tribune dans Le Nouvel Obs dans laquelle il estime les sanctions insuffisantes, notamment du point de vue financier. Que pensez-vous de ce jugement ? Faut-il revoir la gradation des sanctions ? L’échelle de sanctions est-elle déterminée par l’ARCOM ou bien fixée par voie réglementaire ou législative ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous sommes tenus par la loi de 1986 à un système de sanctions évolutif : nous ne pouvons prononcer une sanction qu’après au moins une mise en demeure qui concerne l’application du même texte. Autrement dit, sans mise en demeure préalable, nous ne pouvons pas passer aux sanctions. En cas de réitération d’un manquement, nous saisissons le rapporteur indépendant, qui est un membre du Conseil d’État, pour qu’il remette un rapport. C’est sur la base de ce rapport que nous réunissons le collège en audience publique pour prononcer des sanctions, lesquelles sont effectivement prévues par la loi. Les sanctions pécuniaires vont jusqu’à 3 % du chiffre d’affaires, et 5 % en cas de réitération.
Nous sommes conscients que le nombre de sanctions est en deçà des attentes. Nous traitons tous les signalements et nous n’hésitons pas à intervenir dès que le manquement est constitué, mais cela suppose un défaut de maîtrise de l’antenne, c’est-à-dire l’absence de réaction suffisante de la part des personnes présentes sur le plateau en cas d’incident.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’allais entamer ma série de questions par un autre sujet, mais votre dernière phrase m’invite à procéder différemment.
J’ai été concernée par les saisines de l’ARCOM de multiples manières. Un jour, sur le plateau de CNews – l’émission était retransmise en même temps sur Europe 1 –, Guillaume Bigot m’a qualifiée de « Greta Thunberg ménopausée ». J’ai signalé ces propos à l’ARCOM, qui m’a répondu qu’elle ne prendrait pas de sanction car l’intéressé avait présenté ses excuses sur Twitter à toutes les femmes ménopausées. Premièrement, toutes les femmes ménopausées, ce n’est pas moi ; deuxièmement, les excuses n’avaient pas été présentées à l’antenne. Depuis, ce monsieur est devenu député.
Je ne comprends pas cette décision. L’ARCOM a un rôle important à jouer : ne pas sanctionner, c’est permettre à certaines personnes de tenir des discours discriminatoires sans jamais être confrontées à leurs responsabilités.
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Les propos tenus étaient bien évidemment inadmissibles. Toutefois, pour prendre des sanctions, il faut d’une part constater le manquement et, d’autre part, constater l’absence de maîtrise de l’antenne. Si nous ne sommes pas intervenus, ce n’est pas parce qu’il avait présenté des excuses – même si nous les avons prises en compte –, mais parce que le présentateur de l’émission avait aussitôt interrompu M. Bigot pour signaler que ces propos n’étaient pas tenables.
Nous recevons de nombreux signalements concernant des situations de ce genre. Les propos injurieux, discriminants ou dégradants tenus à l’antenne à titre personnel sont de la compétence du juge judiciaire ; je ne dis pas cela pour me défausser, étant moi-même juge judiciaire, mais parce que l’ARCOM intervient uniquement pour vérifier que la chaîne tient ses engagements. Si des propos inadmissibles sont tenus en plateau et que la chaîne réagit, nous ne pouvons pas constater le défaut de maîtrise de l’antenne.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’animateur avait bien recadré M. Bigot, mais en rigolant… J’ai subi un traitement extrêmement sexiste dans les médias – qui commence heureusement à se calmer – et je n’ai ni le temps, ni l’énergie, ni l’argent pour porter plainte tous les matins.
Vous dites que l’ARCOM n’intervient qu’en cas de saisine. Est-ce à dire que vous ne vous autosaisissez pas ?
Par ailleurs, la recherche montre que les femmes se voient plus souvent couper la parole en plateau et qu’elles sont plus facilement décrédibilisées. Vos statistiques entrent-elles dans ce niveau de détail ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous avons décidé de ne pas nous autosaisir par crainte de donner à notre mission un caractère trop subjectif. Nous sommes chargés de préserver la liberté d’expression et nous n’avons ni la possibilité, ni l’ambition de nous autosaisir sur tout. Or, si nous choisissions nos thèmes d’intervention, on pourrait à bon droit nous reprocher de choisir ce qui semble le plus choquant.
C’est la raison pour laquelle nous nous cantonnons à répondre aux signalements, qui sont suffisamment nombreux pour nous occuper – 120 000 saisines cette année – et qui portent à notre connaissance tous les incidents choquants survenus dans les grands médias ; peut-être certains écarts concernant des radios périphériques, écoutées par un faible nombre d’auditeurs, nous échappent-ils. Nous traitons toutes les saisines, même si nous prévoyons un traitement simplifié pour les plus inutiles d’entre elles – celles qui portent sur la tenue vestimentaire d’une présentatrice de télévision, par exemple. Toutefois, compte tenu de leur nombre, nous réfléchissons à les filtrer en fonction du nombre de saisissants ou des auteurs de la saisine.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Quel est votre degré de précision sur le coupage de parole ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Les signalements concernent les manquements des chaînes lorsque des propos tenus en plateau ne sont pas admissibles au regard de la loi. Cela recouvre trois catégories : les stéréotypes, la discrimination et les appels à la haine.
Nous avons un champ d’intervention beaucoup plus large lorsque nous décidons de réaliser des études en rapport avec nos missions, notamment pour veiller au respect de l’égalité et à l’absence de stéréotype de genre. Nous nous efforçons de développer des outils de plus en plus performants, afin d’entrer dans les détails. L’outil d’intelligence artificielle sur la prise de parole, auquel nous recourons depuis trois ou quatre ans, et pour lequel nous bénéficions de l’aide de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), met en évidence l’écart existant entre la présence des femmes et leur prise de parole effective. Nous essayons d’affiner l’analyse, notamment en prenant en compte le type de séquences.
Nous avons déployé un autre outil, l’année dernière, qui permet, grâce à l’intelligence artificielle, de déterminer la fréquence de la citation de prénoms féminins. Cela nous indique si les sujets traités, par exemple dans les journaux d’information, sont plus ou moins en rapport avec les femmes. Nous analysons également la fréquence de ces citations lorsque, sur un même plateau, sont réunis un homme et une femme. Cet outil a livré des résultats surprenants. Nous recourons à d’autres dispositifs techniques qui nous permettent d’identifier les stéréotypes de genre dans les publicités. À titre d’exemple, nous pouvons identifier les mots utilisés selon l’objet publicitaire. On s’aperçoit que, lorsqu’on s’adresse à un public plutôt féminin, on emploie des termes liés à la description et à la beauté tandis que, lorsqu’on vise un public principalement masculin, les propos tenus sont plus en rapport avec l’action.
M. Erwan Balanant, rapporteur. En 1986, le législateur a décidé qu’il fallait d’abord adresser une mise en demeure avant de pouvoir prononcer une sanction. Autrement dit, on ne peut être sanctionné qu’à partir du moment où on a commis un deuxième acte fautif. Or des propos, des attitudes, des images peuvent comporter des risques pour les enfants et nuire aux personnes qui sont attaquées. Serait-il souhaitable, selon vous, de revoir le dispositif pour permettre une sanction immédiate ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous demandons aux éditeurs, qui éditorialisent les contenus, de maîtriser leur antenne. Ils savent que, s’ils dérapent, les sanctions susceptibles d’être prises à leur encontre, in fine, peuvent être assez graves. Il y a un fossé entre ces éditeurs, avec qui nous dialoguons continûment et signons des conventions, et le monde des réseaux sociaux, où peuvent survenir des dérives très importantes et sur lequel nous ne disposons pas des mêmes leviers d’action. Les sanctions pouvant frapper les éditeurs sont, malgré tout, suffisamment fortes pour être dissuasives, ce qui laisse espérer qu’ils respectent un certain nombre de principes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Avez-vous des pistes pour améliorer la régulation des réseaux sociaux ? Les grands éditeurs sont capables d’élaborer des algorithmes ciblant les propos haineux : s’ils appliquaient de tels outils, ils pourraient s’autoréguler.
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous avons la chance que l’Europe soit entrée dans ce combat.
Je comprends votre émoi, madame la présidente, ayant moi-même été victime de harcèlement sur les réseaux sociaux. Les acteurs de la vie publique sont beaucoup plus exposés qu’ils ne l’étaient auparavant.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le fait d’être exposée ne me pose pas de problème. L’enjeu est l’équité dans le traitement de la parole. À cet égard, vous avez un rôle à jouer. Si je devais m’en remettre à la justice, je passerais ma vie au commissariat, entre les menaces de mort, le cyberharcèlement, les propos tenus sur les plateaux, etc. La question est de savoir comment des instances collectives peuvent agir. Autant il peut parfois régner un certain flou, autant une expression comme « une Greta Thunberg ménopausée » ne laisse planer aucun doute sur le caractère sexiste qu’entend lui donner son auteur.
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Pour revenir à la question précédente, on n’a pas la main, à l’échelon national, pour intervenir à l’égard des plateformes numériques. Le fait que la Commission européenne se soit emparée du sujet représente donc une grande avancée. Le règlement européen sur les services numériques (DSA) est entré en application il y a quelques mois. La Commission tient compte du fait que les plateformes ont des milliards de contenus, non éditorialisés. Ce texte demande aux plateformes, tout d’abord, de communiquer, soit au niveau européen, pour les plus grandes d’entre elles, soit dans chacun des pays où elles sont implantées, pour les autres, les risques auxquels elles confrontent les utilisateurs de par leur système de fonctionnement. Ensuite, les plateformes doivent démontrer qu’elles affectent des moyens à la hauteur des risques. Enfin, elles doivent rendre des rapports de transparence sur les actions précitées et donner accès aux données clés de leurs interfaces aux chercheurs agréés par les coordinateurs nationaux pour qu’ils s’assurent du respect de ces obligations. L’objectif est de parvenir à un système de fonctionnement algorithmique qui offre des réponses à la hauteur des risques.
À la lecture des premiers rapports de transparence, on constate que des mesures ont été adoptées grâce à l’action de l’Europe. En particulier, les systèmes de signalement sont plus opérationnels. Nous devons nous-mêmes nommer des signaleurs de confiance, qui jouent le rôle d’intermédiaires entre les utilisateurs et les plateformes. L’Europe va déterminer les lignes directrices que devront suivre les rapports de transparence, ce qui permettra d’homogénéiser leur contenu et, ce faisant, de les contrôler.
Seule l’Europe a réussi à instituer cette régulation, que nous commençons à appliquer, et qui représente un défi colossal. Cette transparence suscite l’envie de nombre de pays. Je ne dis pas que le pari est gagné, tant s’en faut, mais nous avons enclenché le processus, et la seule manière de le faire efficacement était de l’inscrire à l’échelle européenne. Si nous ne l’avions pas fait, la partie aurait été perdue d’avance.
Nous sommes fortement mobilisés. Nous avons déjà enregistré quelques succès. Pour ne citer qu’un exemple, l’Europe est intervenue lorsque TikTok a annoncé la création de l’application TikTok Lite, qui récompensait l’utilisateur en fonction du temps passé devant l’écran. Compte tenu de l’âge moyen des utilisateurs, la Commission a demandé à TikTok de démontrer que ce système n’allait pas engendrer un risque systémique et mettre en danger les enfants. À la suite de cela, l’entreprise a renoncé à cette fonctionnalité.
Nous sommes en discussion avec un certain nombre de plateformes. D’autres sont plus réfractaires. Les plus grandes, qui sont prises en charge par la Commission, avancent sur ces questions. En tout état de cause, il nous faut agir pour nous prémunir contre un certain nombre de risques, et, en particulier, de dangers identifiés pesant sur les mineurs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Un programme, révélateur d’un certain nombre de choses, nous préoccupe : il s’agit de « Frenchie Shore », qui est diffusé par Paramount sur Amazon Prime. Cette émission de téléréalité donne lieu à des débordements réguliers et expose les participants. Qui plus est, elle est regardée par des adolescents et de jeunes adultes. Avez-vous déjà formulé des recommandations à ce sujet ? Comment appréhendez-vous ce type de programmes, qui ne sont pas toujours diffusés sur les canaux traditionnels de la TNT, la télévision numérique terrestre ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous avons été alertés l’année dernière au sujet de la première saison de « Frenchie Shore ». Nous nous sommes demandé si nous avions compétence pour intervenir car MTV, qui diffuse ce programme, est implanté en République tchèque, et Paramount a son siège social en Allemagne. Même si le programme était à destination du public français, nous ne pouvions nous fonder sur aucun élément pour justifier notre compétence. Or, nous nous heurtions à une difficulté pour définir la catégorisation d’âge de ce programme. Nous avons saisi nos homologues tchèque et allemand et leur avons demandé s’ils estimaient opportun d’intervenir. Par une réponse circonstanciée, le régulateur tchèque nous a indiqué qu’eu égard à la législation de ce pays, il n’y avait pas lieu de considérer que le programme aurait dû être interdit aux mineurs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce programme est soumis à la régulation tchèque, bien qu’il soit diffusé en France ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Oui. Nous allons regarder si les moyens de diffusion de la deuxième saison diffèrent de ceux qui ont été employés précédemment et s’ils pourraient, à ce titre, justifier notre compétence. Nous avons fait ce que nous pouvions faire : d’une part, nous avons informé nos homologues ; d’autre part, nous avons rencontré les producteurs de l’émission et leur avons dit que, le programme étant destiné au public français, il leur incombait d’appliquer les dispositions de nature à protéger le public mineur.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il est problématique – et difficilement compréhensible pour les citoyens –, que l’on n’ait quasiment aucun levier d’action face à ce type de programmes. Le blocage vient-il de la directive dite services de médias audiovisuels (SMA) ? Comment faire évoluer les choses ? Il est possible que, demain, d’autres programmes plus violents soient diffusés, qui pourraient conduire à des drames tels que des suicides d’enfants.
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Nous n’arriverons pas à attraper les acteurs internationaux qui diffusent – on ne sait pas toujours de quel endroit – des contenus sur internet. Il serait vain de prétendre réguler l’activité d’entreprises qui dissimulent leur dénomination et leur siège social. En revanche, nous travaillons, depuis un certain temps avec le législateur français et l’Europe sur la protection des mineurs au moyen de la vérification d’âge.
Du temps où le seul écran de la maison était le téléviseur du salon, les moyens de vérification des programmes regardés par les enfants n’étaient pas efficaces à 100 % mais, à tout le moins, les parents pouvaient contrôler les choses. À l’heure actuelle, à partir de l’âge de 10 ans, 90 % des mineurs ont un smartphone ou un accès direct à un écran qui n’est pas sous le contrôle des parents. Ils ont accès à tous les contenus, venant du monde entier et dont, pour certains, on ne sait rien. Nous avons pris la mesure du problème en consultant les résultats de notre enquête sur la fréquentation des sites pornographiques par les mineurs. Les chiffres ont explosé : à partir de 12 ans, 60 % des mineurs se rendent, au moins une fois par mois, sur un site pornographique. C’est devenu un véritable phénomène social lié au fait que les mineurs regardent des écrans et consultent des contenus qui ne sont plus sous le contrôle des parents.
Il est urgent de travailler sur la question de la vérification d’âge. Nous avons remis une contribution à la Commission européenne dans laquelle nous avons identifié un certain nombre d’obstacles à l’utilisation des systèmes de contrôle parental, qui sont, de fait, insuffisamment employés. Ces systèmes sont insuffisamment connus des parents, sont parfois obscurs et, surtout, ne sont pas interopérables : autrement dit, chaque système a son contrôle d’âge. Compte tenu de cette hétérogénéité, les parents devraient paramétrer tous les réseaux que consultent leurs enfants, ce qui est absolument impossible.
Si l’on veut avancer sur cette question, il faut monter d’un cran et agir à l’échelon européen pour assurer l’interopérabilité des systèmes. Il faut installer par défaut les dispositifs de vérification d’âge, qui doivent être clairs, facilement utilisables par les parents et aisément modifiables en fonction des besoins de chacun. Il convient d’agir directement sur les systèmes d’exploitation. Ce dossier constitue un chantier majeur. Bien entendu, ce travail devra être mené en tenant compte des données personnelles.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Cela constitue en effet une piste. Des Gafam ont décidé d’installer un tel système d’office : c’est le cas d’Apple, me semble-t-il. Cependant, ces systèmes ne sont pas interopérables.
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Ils ne sont pas interopérables et sont rarement installés par défaut.
Mme Pauline Combredet-Blassel. Ils peuvent être présents par défaut. Même dans l’hypothèse où le mineur mentirait sur son âge pour accéder à un contenu, les dispositifs en question devraient normalement le détecter. La présence d’office d’un tel système peut dépendre de l’application, du contexte dans lequel elle est utilisée, de la personne qui a configuré le téléphone. Si ce dernier a été paramétré par un parent, il n’est pas certain que l’application soit configurée en tenant compte de l’âge de l’enfant. Pour l’heure, ces systèmes ne sont ni interopérables, ni homogènes, ni aisément accessibles, même si la plupart des plateformes – surtout les plus grandes – ont pris des mesures pour éviter que les mineurs n’accèdent à des contenus qui ne leur sont pas destinés.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pour revenir à « Frenchie Shore », ce programme est, à mes yeux, passible de poursuites pénales. Or le droit pénal demeure de la compétence exclusive des États membres. La France s’autorise à engager une action pénale même lorsque l’infraction n’a pas eu lieu sur son territoire. N’est-ce pas une piste à suivre ? L’ARCOM pourrait-elle saisir la justice ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Il nous arrive, comme toute autorité publique, de faire un signalement sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale. Nous l’avons fait pour une émission de télévision. Par ailleurs, notre institution dispose d’une attribution particulière qu’il me revient d’exercer en ma qualité de personnalité qualifiée. En effet, je suis chargée de surveiller tous les contenus dont la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (Pharos) demande le retrait au motif qu’ils relèvent de l’apologie du terrorisme ou de la pédopornographie. Pharos peut retirer directement ces contenus, qui sont au nombre de 150 000 par an, sans passer par un juge, mais il m’appartient, en contrepartie, de vérifier que la plateforme n’a pas abusé de sa compétence. Dans ce cadre, il m’est arrivé de signaler au procureur un contenu pédopornographique que nous avions repéré sur internet et qui figurait également dans un ouvrage disponible dans le commerce.
Mme Pauline Combredet-Blassel. La question de l’application de la loi pénale est parfois assez complexe. Le Conseil d’État a posé une question préjudicielle en mars dernier pour savoir si la loi pénale pouvait s’appliquer à des sites pornographiques non établis en France. Concernant « Frenchie Shore », nous n’avons pas identifié, dans le cadre du dialogue que nous entretenons avec ces autorités, de défaillances des régulateurs tchèque et allemand.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez retiré ce contenu pédopornographique bien que la publication dans une version papier soit encore accessible. L’éditeur ou l’auteur n’a pas attaqué cette décision ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Non car ce que nous avons retiré en ligne, ce sont des extraits d’images qui étaient diffusés par les internautes.
Je voudrais revenir sur la difficulté d’intervention que nous avons bien identifiée concernant les sites pornographiques. Nous avons commencé par mettre ces sites en demeure d’installer un système de filtre les rendant inaccessibles aux mineurs – c’est une obligation qui figure dans le code pénal. Nous avions ensuite la possibilité de saisir le juge judiciaire si la mise en demeure n’était pas suivie d’effet. C’est ce que nous avons fait pour cinq des sites les plus importants, dont certains n’avaient pas leur siège social en France. Nous avons engagé une bataille importante, une question prioritaire de constitutionnalité ayant été déposée devant la Cour de cassation concernant la proportionnalité de l’intervention prévue par le législateur au regard de la liberté d’expression. La Cour de cassation a considéré que c’était parfaitement proportionnel et n’a pas renvoyé l’affaire au Conseil constitutionnel. Une autre question, relative à la possibilité d’intervenir contre des sites dont le siège social n’est pas en France, a été renvoyée par le Conseil d’État à la Cour de justice de l’Union européenne.
Parallèlement, la loi Sren a donné compétence à l’ARCOM pour bloquer les sites pornographiques qui ne prendraient pas les mesures appropriées. Nous avons d’abord cherché à établir un référentiel d’outils permettant un filtrage efficace tout en préservant la vie privée et les données personnelles des majeurs qui, eux, ont le droit de fréquenter ces sites. Il s’agissait de répondre aux sites pornographiques qui prétendent qu’on leur demande l’impossible. De fait, nous avons constaté que très peu d’acteurs sur le marché avaient développé de tels outils. Nous avons donc utilisé le temps disponible pendant ces quatre ans pour travailler avec les acteurs afin de susciter des vocations. Cela a fonctionné : de plus en plus de prestataires proposent désormais des solutions. Nous avons travaillé main dans la main avec la Cnil pour établir ce référentiel, qui est public depuis un mois.
Par ailleurs, la loi Sren a donné compétence à l’ARCOM pour intervenir même contre les sites ayant leur siège social en dehors de notre territoire. La liste des sites concernés doit être publiée par arrêté. Nous attendons cet arrêté pour pouvoir passer à la phase opérationnelle.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans son rapport, la mission consacrée aux violences sexistes et sexuelles sous relation d’autorité ou de pouvoir vous a fait plusieurs propositions, comme intégrer dans la recevabilité des dossiers de candidature des éditeurs les critères propres au respect de la lutte contre les VSS ou encore modifier le contenu de l’enquête auprès des éditeurs afin de vérifier l’existence de plans VSS. Vous paraît-il souhaitable que l’ARCOM émette des recommandations sur les mesures conservatoires et les sanctions à adopter en cas de VSS ? Peut-elle, sans porter atteinte à la liberté contractuelle des entreprises, exercer une surveillance renforcée d’une chaîne décidant de maintenir à l’antenne un présentateur ou un chroniqueur mis en cause pour de tels faits ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. L’ARCOM a une longue pratique de la différence entre le droit dur et le droit souple. En droit dur, il nous est difficile d’intervenir sur les choix des éditeurs et des producteurs ainsi que sur les décisions que prennent les chaînes. Nous ne souhaitons pas exercer de droit de regard sur ces questions car cela serait plus dangereux qu’efficace.
En revanche, en droit souple, il y a matière à intervenir. Nous souhaitons renforcer les engagements volontaires des éditeurs en procédant, dans les semaines et les mois qui viennent, à une refonte des délibérations sur l’égalité homme-femme, qui sont assez anciennes, ainsi que des chartes sur l’égalité et la lutte contre les violences signées par les éditeurs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous enverrai par écrit une question concernant un cas précis. Il s’agit d’une sanction prise à la suite d’une violence sexuelle commise en direct sur un plateau de C8, qui était plus faible qu’une précédente prise pour des faits similaires. J’aimerais comprendre la logique de la sanction.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Est-il possible d’inscrire, dans la charte, des engagements non pas volontaires mais obligatoires ?
Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Très souvent, l’éditeur s’engage dans une convention à respecter telle ou telle charte. Cependant, en matière de diversité, nombre d’engagements sont impossibles à vérifier parce qu’on ne peut pas les mesurer. Ainsi, nous sommes incapables de déterminer combien de personnes présentes sur un plateau sont handicapées. Comme nous ne sommes pas en mesure de chiffrer, il est difficile d’opposer des engagements sur lesquels on pourra intervenir. Toutefois, ces chartes demeurent un moyen de souligner l’existence d’une distorsion par rapport à l’engagement figurant dans la charte.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je retiens de vos propos que des efforts conséquents ont été accomplis et que le niveau européen devrait être mobilisé. J’entends aussi que vous traitez les choses soit de manière statistique globale, soit au cas par cas, sur des signalements. Peut-être vous manque-t-il une vision transversale sur ce sujet ? J’ai l’impression que vous n’avez pas de dispositif vous permettant de détecter, par exemple, des propos homophobes prononcés sur un plateau et qui, bien qu’ils aient été corrigés par l’animateur sur le moment, sont répétés dans d’autres médias. Vous pouvez dresser un bilan sur l’homophobie mais vous n’aurez pas suivi le traitement d’un propos homophobe sur différentes chaînes.
En matière de lutte contre les violences sexuelles, le juge a reconnu le harcèlement d’ambiance, un type de harcèlement qui ne s’adresse pas directement à une personne. Cette reconnaissance a été une véritable avancée pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles parce que cela permettait de ne pas la limiter au cas d’une personne. Pour ma part, je pense qu’il existe des discriminations d’ambiance et que l’ARCOM pourrait être un outil de régulation efficace en ce domaine.
La séance s’achève à dix-sept heures cinquante-cinq.
Présents. – M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Graziella Melchior, Mme Sandrine Rousseau, M. Michaël Taverne, Mme Céline Thiébault-Martinez