Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France et M. Charles-Emmanuel Bon, secrétaire général 2
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- M. David Roussel, président de l’Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP) et Mme Anne-Claire Gourbier, déléguée générale
- Mme Malika Séguineau, directrice générale d’Ekhoscènes et Mme Pauline Auberger, directrice juridique
- M. Benoit André, directeur de la Filature de Mulhouse, membre de l’Association des scènes nationales (ASN) et Mme Fabienne Loir, secrétaire générale de l’ASN 16
– Présences en réunion................................30
Mercredi
15 janvier 2025
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 27
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à quinze heures.
La commission auditionne Mme Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France et M. Charles-Emmanuel Bon, secrétaire général.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous débutons cet après-midi d’auditions en recevant Mme Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France, et M. Charles-Emmanuel Bon, son secrétaire général.
Notre commission d’enquête cherchant à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment, vous êtes concernés par ses travaux au titre de vos deux casquettes – la radio et la musique – et donc de vos orchestres et maîtrise. En tant qu’employeur public, il me semble que vous portez une responsabilité particulière en matière de lutte contre les violences, notamment sexuelles et sexistes.
Il a été fait état, devant notre commission d’enquête, de plusieurs faits problématiques comme le maintien à la tête de la Maîtrise de Radio France, dans les années 1990, d’un homme faisant aujourd’hui l’objet de nombreuses plaintes, notamment pour viol, ou la tradition consistant à laisser héberger, dans les logements personnels de vos salariés, de jeunes pigistes, pratique qui aurait conduit à des faits de viol et aurait d’ailleurs toujours cours.
Même si Laure Adler a témoigné devant nous des progrès accomplis au sein de la Maison de la radio et de la musique depuis ses débuts, le rapporteur et moi-même souhaiterions vous entendre sur le bilan de votre action en matière de violences morales, sexistes et sexuelles.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Sibyle Veil et M. Charles-Emmanuel Bon prêtent successivement serment.)
Mme Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France. Je tiens d’abord à vous remercier pour le travail essentiel que vous effectuez dans le cadre de cette commission d’enquête. Je vous remercie également de nous donner l’occasion de nous exprimer sur la mobilisation de Radio France dans la lutte contre toutes les formes de violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS). Nous sommes d’autant plus mobilisés qu’en tant que médias, nous avons la capacité, donc la responsabilité, d’en parler aussi fort que possible et de lui donner toute sa puissance. À titre d’exemple, ces dernières semaines, nous avons diffusé de poignants témoignages, notamment ceux de Judith Godrèche et de Giulia Foïs, qui ont saisi nos auditeurs et qui ont été relayés sur certains réseaux.
Si je peux vous assurer d’avancées significatives réalisées ces dernières années, je dois aussi vous dire notre humilité à appréhender un tel sujet, qui est éminemment complexe. Nous nous efforçons constamment d’améliorer notre vigilance et nous serons naturellement très attentifs aux recommandations que votre commission pourra formuler. Au sein de Radio France, nous prenons toute la mesure de ce combat et de notre responsabilité dans toutes ses dimensions.
Nous exerçons notre responsabilité en tant qu’employeur à Paris, comme dans nos quarante-quatre antennes locales et dans les émissions itinérantes, auprès de tous nos collaborateurs, quel que soit leur statut – CDI, CDD, CDDU (contrat à durée déterminée d’usage), pigiste ou stagiaire. En tant que diffuseur de contenus, notre responsabilité est également sociétale, notamment auprès des 15,5 millions d’auditeurs qui nous écoutent chaque jour. S’y ajoute la spécificité de Radio France dans le secteur audiovisuel et de la radio : la gestion de deux orchestres et deux chœurs, dont les caractéristiques propres nécessitent des mesures dédiées, surtout quand il s’agit de publics particulièrement vulnérables comme les enfants. Je vais donc m’attacher à vous présenter ce que nous avons mis en place sur ces trois volets avant de répondre précisément à vos questions.
Nous n’avons pas attendu les mouvements de ces dernières années pour nous mobiliser dans la lutte contre les violences. Dès 2016, par exemple, une cellule d’écoute a été créée et lorsque j’ai été nommée à la présidence de Radio France en 2018, j’ai souhaité donner une impulsion encore plus forte que traduisent l’adoption en 2019 du plan « Libérons la parole » et le choix de faire de la lutte contre les violences et harcèlements sexuels et sexistes un axe prioritaire du programme « Égalité 360° ». Je me suis toujours efforcée de rappeler, dans toutes les rencontres avec les managers de notre entreprise, une ligne directrice : aucune tolérance envers les violences, quelle que soit leur forme, ce que j’appelle la tolérance zéro. Nous avons clairement affirmé ce principe dans le préambule de notre accord sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes 2022-2025.
Très concrètement, il s’agit en premier lieu de donner à notre politique de prévention tous les moyens nécessaires. Nous avons ainsi développé un dispositif à la fois inédit et important de formation à la lutte contre les violences et harcèlements sexuels et sexistes, qui a concerné l’ensemble de nos salariés, à Paris et dans toutes nos locales. Ces formations étaient obligatoires et les managers devaient s’assurer qu’elles étaient suivies par les membres de leurs équipes. Nous avons en parallèle développé des actions de sensibilisation en multipliant les supports et les canaux pour que chaque salarié ait la possibilité d’en avoir connaissance, notamment par le biais de campagnes d’affichage très visibles. Nous avons également saisi l’occasion de tous les événements nationaux, comme les grandes journées de lutte contre les violences et discriminations, pour maximiser l’impact de notre sensibilisation en interne.
Outre ces mesures de prévention, nous avons veillé à créer les conditions adéquates de libération et de recueil de la parole. Dans le cadre du plan « Libérons la parole », nous avons largement renforcé notre cellule de traitement des signalements. Le premier enjeu est ici celui de la confiance, car la première parole est une démarche qui demande beaucoup de courage aux victimes. Nous avons donc mis à la disposition des salariés une multitude de possibilités de signalement pour leur laisser le choix de celle dans laquelle le ou la salariée est à l’aise. En plus des possibilités ordinaires de signalement auprès de la médecine du travail, de l’encadrement de proximité ou des représentants du personnel, nous avons mis en place trois voies de recours spécifiques : une auprès de référents salariés identifiés par type de violence ; une par l’email liberonslaparole@radiofrance.com qui permet à un salarié de signaler des faits à la direction centrale et aux ressources humaines en toute confidentialité en application de la loi Sapin sur l’alerte interne ; une ligne d’écoute et d’accompagnement psychologique accessible à chaque instant de façon confidentielle et anonyme.
L’analyse de chaque cas est soumise à un comité de saisine. Il est collégial et sa composition est paritaire, de manière à limiter le risque de subjectivité face à des situations humaines complexes afin que l’appréciation de la situation et les suites décidées – mesures de protection immédiate, enquête, sanctions, plans d’action – soient les plus justes possible, sans compromettre la confidentialité. À chaque fois que des sanctions devaient être prises, elles l’ont été, y compris des licenciements : depuis 2020, quatorze licenciements ont été prononcés pour des faits de harcèlement ou de violence. Avec quatre années de recul, notre plan semble avoir porté ses fruits : notre dernier baromètre social interne, en 2023, montre que 93 % des salariés connaissent le dispositif de traitement des signalements et que 75 % des répondants estiment que la prise en charge et le traitement des signalements s’étaient améliorés.
Notre deuxième responsabilité est celle de diffuseur de contenus. Grâce à nos sept antennes et à nos podcasts présents dans les univers numériques, en particulier ceux de notre plateforme, nous pouvons faire résonner certains messages, notamment à l’occasion des grandes journées.
En 2023, 928 programmes traitant de la lutte contre le sexisme et les violences faites aux femmes ont été diffusés. Ce chiffre est en constante évolution et Radio France y porte une grande attention. En 2024, de nouveaux programmes, journées spéciales et podcasts, ont été dédiés à ces sujets : des séries documentaires ; les émissions « Les pieds sur terre », « En marge », « Pour que la honte change de camp » et « Sous emprise » sur France Inter ; les chroniques hebdomadaires d’Anne-Cécile Mailfert sur France Inter, les émissions d’Anna Toumazoff sur Mouv’, le nouveau podcast de Marina Carrère d’Encausse, « Trauma et violence sexuelle ». Je pense aussi aux reportages en lien avec l’actualité, qui a été particulièrement fournie ces derniers mois avec l’affaire Mazan, à la série documentaire sur France Culture « Féminicides, la guerre mondiale contre les femmes » ou encore à l’émission « 50 ans de féminisme, où en est-on en 2024 ? » sur Ici.
Je termine ce propos introductif par notre spécificité au sein de l’audiovisuel, la gestion d’orchestre et de chœur. Les quatre formations musicales de Radio France font l’objet de notre plus grande vigilance en matière de lutte contre les violences et harcèlement sexuels et sexistes. En effet, l’excellence qui y est recherchée ne doit jamais emprunter le chemin des violences, qu’elles soient psychologiques ou de nature sexuelle ou sexiste. Par ailleurs, les modalités de travail en groupe, sur des longues durées, en tournée, ne doivent jamais laisser place à une exposition à des situations à risque. Enfin, les enfants, qui composent la Maîtrise de Radio France, sont des publics particulièrement vulnérables qui nécessitent une protection renforcée.
Je souligne que la direction actuelle n’était pas en fonctions lors des faits qui se sont déroulés lorsque Denis Dupays dirigeait la Maîtrise. Nous avons été très bouleversés, à titre personnel, par la révélation de ces faits au printemps 2023, dans la presse, après une émission à la télévision et des articles dans Le Parisien. Nous avons immédiatement pris la pleine mesure de cette affaire : tout a été fait pour la traiter avec la plus grande transparence, dans une écoute et un dialogue continu avec les membres de la Maîtrise de l’époque. Nous nous sommes entièrement mobilisés pour faire apparaître la vérité, notamment grâce à des recherches dans nos archives. Nous avons travaillé étroitement avec la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et le juge Édouard Durand, qui la coprésidait à l’époque. Nous avons vraiment tout fait pour faire la lumière sur cette affaire et nous avons pris de nouvelles dispositions.
Aujourd’hui, nous sommes pleinement investis dans notre devoir de protection des élèves de la Maîtrise et nous avons mis en place de nombreuses procédures, qui n’existaient pas à l’époque : consultation systématique du bulletin n° 3 du casier judiciaire avant toute embauche d’un encadrant de la Maîtrise – notre demande d’accès au bulletin n° 2 n’a pas, à ce jour, reçu de réponse du ministère de la justice ; interdiction des cours et entretiens individuels des élèves âgés de moins de 17 ans ; procédure d’alerte en cas de souffrance psychologique ou physique d’un enfant ; doublement de l’encadrement lors des tournées et mesures pour ne jamais laisser un enfant isolé dans une chambre. En outre, une charte a été élaborée autour des valeurs de bienveillance et de respect au sein de la Maîtrise, laquelle prévoit un recadrage de tout adulte manquant à ces valeurs et des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement. Le parcours des élèves est suivi par plusieurs professionnels dans le souci de multiplier les points d’alerte et de favoriser la compréhension la plus complète possible de l’enfant et de son bien-être ; des échanges ont ainsi lieu avec les médecins ou les établissements scolaires que celui-ci fréquente. Enfin, l’activité des enfants est désormais régie par un contrat de travail et un suivi très strict de la réglementation des enfants du spectacle.
Au-delà des mesures que je viens d’évoquer, nous savons combien la lutte contre les violences suppose une attention de tous les instants. Nous prenons cette responsabilité avec beaucoup de sérieux.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les dispositifs que vous avez mis en place peuvent être pour nous des exemples de bonnes pratiques. Si vous pouviez nous transmettre des éléments, nous les regarderons avec attention. Vos protocoles de traitement des signalements et de résolution des conflits sont-ils écrits ou s’agit-il de simples engagements ? L’existence de protocoles écrits permet aux salariés d’être rassurés sur la procédure.
Mme Sibyle Veil. Nous avons cherché à expliciter la procédure le plus possible, car c’est une condition de la confiance. Le plus difficile est de libérer la parole. Pour y parvenir, les conditions de la confiance – être assuré que la confidentialité sera respectée, savoir comment des suites pourront être données – doivent être réunies. Le traitement des signalements est aujourd’hui le plus transparent et le plus complet possible. Le processus est très encadré et se déroule en plusieurs étapes.
La première est une étape de préqualification : toute personne peut soit contacter une personne référente aux ressources humaines, le médecin du travail ou un référent, soit activer le dispositif d’alerte interne par la boîte mail « Libérons la parole » ou par toute autre modalité que j’ai déjà décrite. Ensuite, un membre de l’équipe de prévention et de qualité de la vie au travail organise un entretien pour recueillir les faits et prévoir les étapes suivantes, qui sont très codifiées. Il est notamment prévu que l’affaire n’est jamais traitée par une seule personne : un binôme – prévention et qualité de vie au travail, d’un côté, et juridique, de l’autre – reçoit les témoignages, permettant l’instruction jusqu’à la rédaction d’une préqualification de la situation avant de prendre une décision sur d’éventuelles mesures conservatoires de protection de salariés.
La seconde étape consiste à élaborer un plan d’action sur la base de la note de préqualification. Un comité de saisine pluridisciplinaire prend collégialement les décisions sur les suites à donner : enquête, mesures de protection, plan de résolution et d’action. Ce comité est composé de personnes compétentes des ressources humaines et des directions opérationnelles. Le plan d’action qui résulte de la restitution du comité est suivi par une équipe dédiée rattachée aux ressources humaines.
M. Charles-Emmanuel Bon, secrétaire général de Radio France. Les procédures écrites sont en effet très importantes et nous pourrons vous les communiquer. Il faut que les salariés puissent constater une régularité et que toutes les procédures sont traitées de la même façon. L’équilibre des paroles doit toujours être respecté et l’égalité de traitement assurée afin qu’aucun salarié n’ait le sentiment que certaines paroles sont plus écoutées que d’autres. Mettre les procédures par écrit permet de garantir que chaque personne, quelle que soit sa position dans l’entreprise, est écoutée de la même manière.
Mme Sibyle Veil. En 2021, après avoir reçu des signalements importants dans l’une de nos locales, j’avais saisi une experte indépendante, Mme Sophie Latraverse, afin qu’elle propose des axes d’amélioration de nos procédures. Nous n’avons cessé de faire évoluer le dispositif ces dernières années pour pouvoir prendre en considération ses recommandations.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pourriez-vous nous communiquer le rapport de cette experte ?
Avez-vous des objectifs s’agissant de la durée de la procédure ? Quel est le délai moyen de traitement ? Combien de signalements avez-vous traités ces dernières années ? Peut-être pourriez-vous nous fournir un chiffre par année. Disposez-vous d’un baromètre pour évaluer les procédures sachant qu’elles ont beaucoup évolué avec le temps ?
Mme Sibyle Veil. Notre baromètre social interne contient un volet sur ces questions. Selon le dernier, 93 % des salariés avaient connaissance du dispositif et 75 % jugeaient que la prise en charge des signalements s’était améliorée.
M. Charles-Emmanuel Bon. Par rapport au précédent baromètre, établi deux ans auparavant, on observe une augmentation de la connaissance du dispositif de vingt-cinq points. Aujourd’hui, la quasi-totalité des salariés déclarent connaître les procédures, notamment de signalement.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je souhaite vous interroger sur le témoignage de M. Florent Pommier, qui était pigiste, donc pas salarié. Il a relaté l’agression sexuelle et le viol qu’il a subis alors qu’il se trouvait hébergé par l’un de vos salariés.
Avez-vous écouté son témoignage ? Quels enseignements en tirez-vous ? Existe-t-il des dispositifs particuliers pour les pigistes ? Comment les informez-vous des dispositifs existants au sein de Radio France ?
Mme Sibyle Veil. Nous avons mis en place depuis un certain temps – je ne me souviens pas de la date exacte – ce que l’on appelle le planning. Ce dispositif, qui nous différencie de beaucoup d’autres médias, permet de sécuriser la situation des journalistes qui commencent à travailler pour Radio France en tant que pigistes. Après un examen, des journalistes intègrent le planning en CDD. Ils sont affectés à des fonctions conçues comme un parcours de formation dans différentes locales. Ils bénéficient d’indemnisations pour leurs frais de déplacement et de logement. Nous sommes très vigilants : les déplacements ne doivent jamais se traduire par une mise en danger des salariés qui travaillent pour nous avant d’être en CDI.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La situation vécue par M. Pommier qui s’est retrouvé dans l’appartement d’un journaliste ne pourrait donc plus se reproduire ?
Mme Sibyle Veil. Je ne connais pas toutes les situations, mais, avec le dispositif du planning, nous offrons aujourd’hui une situation contractuelle stable assortie d’indemnités de transport et de logement, qui ont été revalorisées il y a quatre ou cinq ans. Elles doivent permettre aux journalistes de se loger par leurs propres moyens et donc d’éviter toute situation de dépendance.
M. Erwan Balanant, rapporteur. L’établissement de la grille des programmes de l’année suivante et le renouvellement des émissions peuvent être l’occasion de tensions au sein des équipes. Quel est le statut des personnes travaillant dans les émissions ? Sont-elles toutes salariées ou travaillez-vous avec des intermittents ? Quelles sont vos relations avec les producteurs réalisateurs ? Laure Adler nous a décrit la précarité que ressentent les personnes travaillant dans les émissions face à l’incertitude de leur renouvellement. Tout le monde n’est pas salarié à vie à Radio France. Quelles sont vos bonnes pratiques pour gérer ces moments qui peuvent mettre certaines personnes dans une situation de vulnérabilité ?
Mme Sibyle Veil. Contrairement à la pratique en télévision, qui a recours à des productions externes, toutes les émissions de radio sont produites en interne. Afin de pouvoir faire évoluer l’offre, donc la grille de programmes à chaque rentrée, nous avons recours pour certaines fonctions précises à des CDDU, qui répondent à des besoins artistiques et éditoriaux.
Nous nous efforçons de donner de la visibilité aux salariés concernés le plus en amont possible. Ainsi, depuis plusieurs années, dès le mois d’avril, ces salariés disposent d’informations sur leur situation à la rentrée : l’émission va-t-elle évoluer, être renouvelée ou s’arrêter ? Leur contrat va-t-il évoluer ? Ces salariés bénéficient en outre d’un statut particulier qui leur garantit des droits d’auteur et leur permet d’être éligibles au régime des intermittents du spectacle. À la suite de rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des affaires culturelles (Igac), nous avons recensé les types de métier éligibles et avons proposé des CDI. Certains salariés ont accepté ce statut, d’autres non, car chaque statut possède ses avantages et ses inconvénients.
Mme Graziella Melchior (EPR). Vous avez évoqué le grand nombre de signalements qui vous sont adressés et qui ont abouti à quatorze licenciements. Certains canaux, comme ceux du référent ou de la cellule d’écoute, sont-ils privilégiés, ou plus efficaces que d’autres ? Les signalements sont-ils plutôt le fait des victimes ou de témoins ? Concernent-ils des faits graves ou des signaux faibles ? Plus tôt le harcèlement est repéré, plus il est possible d’éviter des situations plus graves. Enfin, votre cellule d’écoute est-elle interne ou externe, et quels sont ses horaires ?
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Le sujet qui nous occupe est-il franco-français, ou vous paraît-il concerner aussi d’autres pays européens ? Vous arrive-t-il d’en parler avec vos homologues ? Si oui, avez-vous pris connaissance de bonnes pratiques qui pourraient s’avérer pertinentes en France ? La comparaison avec nos collègues est toujours le mode de benchmarking le plus simple et le moins coûteux.
Mme Sibyle Veil. La condition pour que des signalements nous soient adressés est que les gens soient informés des possibilités existantes. C’est ce qui est le plus difficile. Pour ce faire, nous avons déployé une campagne de communication très puissante en collant des affiches partout, en diffusant des plaquettes et en organisant des formations obligatoires, qui faisaient partie des objectifs fixés aux managers.
Nous avons prévu des entrées multiples : l’encadrement de proximité, le médecin du travail, les référents salariés, la boîte mail, la cellule… Cette dernière est composée d’une équipe interne spécifiquement chargée de recevoir et de traiter les signalements. Alors que les écoutes étaient externalisées entre 2012 et 2016, un bilan et un échange avec les organisations syndicales ont conduit à une internalisation du processus à compter de 2017. La cellule d’écoute s’est alors progressivement étoffée et professionnalisée, grâce à des formations et à des dispositifs d’information destinés aux managers. Par la suite, Mme Sophie Latraverse nous a recommandé d’externaliser certaines enquêtes afin d’aller plus vite. Des enquêtes trop longues sont en effet très pesantes pour les collectifs de travail, ce qui peut nous amener à ajuster certains dispositifs.
À partir de 2021, à la suite d’un gros effort de communication interne dans le cadre du plan « Libérons la parole », nous avons constaté un accroissement du nombre de saisines, qui a connu un pic en 2022 avant d’amorcer une décrue en 2023 et 2024. Nous espérons que cette tendance va se poursuivre, car cela signifierait qu’un ensemble de faits passés ont pu être révélés, ce qui témoigne d’une libération de la parole et constitue le meilleur indice de la confiance des salariés dans le dispositif en place. Il n’y aurait rien de pire que la crainte éprouvée par une victime que la confidentialité ne soit pas assurée, que ses propos soient instrumentalisés ou retournés contre elle par ses proches, ses collègues ou sa hiérarchie. Au contraire, un climat de confiance doit prévaloir à toutes les étapes de la procédure, du signalement au traitement de la situation : les salariés doivent pouvoir compter sur l’anonymat du signalement et sur toutes les mesures de protection mises en place pour que celui-ci ne se retourne pas contre son auteur.
En 2022, l’année du pic, nous avons reçu une cinquantaine de signalements, qui ont donné lieu à quatorze enquêtes et à quarante et un plans d’action.
M. Charles-Emmanuel Bon. Avant la mise en œuvre du plan « Libérons la parole », les salariés contactaient plutôt la DRH centrale pour faire un signalement. Depuis la création de la cellule d’écoute, et surtout depuis sa professionnalisation, c’est à cette instance que sont adressés la très grande majorité des signalements. C’est le signe que la communication à destination de nos collaborateurs a fonctionné et que le niveau de confiance dont bénéficie la cellule a augmenté.
Mme Sibyle Veil. Nous avons appris par la presse l’existence de cas de VHSS en Suisse, en Belgique et en Allemagne. Il nous arrive de discuter de ce sujet avec nos homologues ; cependant, alors que je préside le comité radio de l’Union européenne de radio-télévision, je n’ai pas connaissance d’une procédure particulière de benchmark dans ce domaine – ce qui ne veut pas dire qu’il n’en existe pas. Toutefois, les responsabilités des dirigeants sont telles, notamment au niveau pénal, qu’ils étudient chaque affaire qui se présente à eux avec le plus grand sérieux. Nous savons aussi à quel point ces situations provoquent de la souffrance pour nos salariés.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À la suite du drame vécu par Florent Pommier, avez-vous donné aux journalistes en poste la consigne de ne plus héberger des personnes plus précaires ? Avez-vous envoyé un quelconque message de prévention ?
J’aimerais aussi vous entendre sur le cas de Lionel Sanchez, un ancien directeur des programmes de France Bleu condamné en 2022 à deux ans de prison avec sursis pour agression sexuelle sur mineur et de nouveau mis en examen en avril 2024 pour viol sur mineur. Au moins sept plaintes figureraient dans le dossier. À notre connaissance, les faits délictuels voire criminels signalés se sont produits à l’extérieur de Radio France, mais la presse a relaté le fait que M. Sanchez accueillait dans son bureau des jeunes hommes, au vu et au su de tout le monde – un peu comme Patrick Poivre d’Arvor. Comment avez-vous géré cette situation ? Pouvez-vous nous expliquer les conditions du départ de M. Sanchez ?
Mme Sibyle Veil. Je vous l’ai dit, nous avons mis en place tout un dispositif visant à améliorer les conditions de travail des journalistes faisant partie du planning. Je ne sais plus si cela fait l’objet d’une charte, mais il s’agit de sécuriser cette période très particulière dans laquelle ils se trouvent, puisqu’ils ne sont pas encore en CDI.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous l’avons bien entendu, mais avez-vous envoyé un message particulier s’agissant de l’hébergement ? D’ailleurs, aviez-vous été informée du cas de M. Pommier avant les travaux de notre commission d’enquête ?
Mme Sibyle Veil. Non.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. M. Pommier n’a donc pas saisi la direction de France Info ?
Mme Sibyle Veil. Il est possible qu’il ait saisi la DRH et que son cas individuel ait été traité sans qu’il soit porté à ma connaissance.
S’agissant de Lionel Sanchez, il y a eu un tournant lorsque nous avons appris, en décembre 2017, par un courrier de l’une de ses victimes, les accusations portées contre lui. Cela a conduit à l’ouverture d’une enquête disciplinaire interne en janvier 2018. M. Sanchez a été licencié le 5 mars 2018, soit deux mois ou deux mois et demi après la réception du courrier par la direction de Radio France. Jusqu’alors, nous ne disposions pas d’informations tangibles relatives aux agissements de ce salarié. Dès que nous avons eu des éléments factuels, grâce au témoignage d’une victime, une enquête a été ouverte et des mesures prises assez rapidement.
Compte tenu des faits reprochés à M. Sanchez, cette affaire a suscité beaucoup d’émotion et de réactions en interne : c’est ce qui nous a amenés à durcir très fortement les dispositifs internes de lutte contre les VHSS et à développer la cellule d’écoute. Nous avons pris conscience de l’impérieuse nécessité de recueillir la parole des victimes et de prévenir ce type de situations.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pourrez-vous nous transmettre des éléments écrits expliquant le fonctionnement et le partage des responsabilités entre production, réalisation et production déléguée ?
Quel est le statut juridique de la Maîtrise de Radio France, dont vous avez déjà parlé en évoquant le cas de Denis Dupays ? On sait par exemple que l’Opéra travaillait avec la Maîtrise des Hauts-de-Seine, qui disposait d’un statut associatif. Votre réponse nous donnera des indications s’agissant du statut du personnel encadrant.
M. Charles-Emmanuel Bon. La Maîtrise fait partie intégrante de Radio France, qui est une société nationale de programmes. L’ensemble de nos salariés appartiennent à la même entité juridique ; il n’y a pas de filiales. Nous avons conclu un contrat d’association avec l’éducation nationale, qui assure la partie pédagogique du cursus des maîtrisiens – tout ce qui ne concerne pas la musique. Les autres personnes travaillant pour la Maîtrise, notamment les enseignants de chant choral, sont des salariés de Radio France.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il s’agit donc d’un système assez particulier : les enfants suivent un cursus scolaire en même temps qu’un cursus d’apprentissage du chant choral, pour lequel les professeurs sont des salariés de Radio France. Quelles sont leurs qualifications ? Vous avez expliqué que vous les passiez au crible, notamment par la consultation du bulletin n° 3 de leur casier judiciaire. Par ailleurs, quel est le taux d’encadrement, dont vous avez dit qu’il était augmenté en concert ? Avez-vous mis en place un suivi psychologique des enfants, ou cette mission relève-t-elle de l’éducation nationale ? Les maîtrisiens sont-ils accompagnés par un médecin lorsqu’ils partent en tournée ? Enfin, existe-t-il une association de parents d’élèves pour faire le lien avec vous et traiter collectivement un certain nombre de sujets ? Si non, envisagez-vous la création d’une telle association ?
Mme Sibyle Veil. Les enfants sont suivis par une équipe administrative de douze personnes et une équipe pédagogique de près de vingt personnes, réparties entre les sites de Paris et Bondy et partageant les principes sur lesquels se fonde l’enseignement dispensé par la Maîtrise. Nous voulons nommer un référent VHSS, formé en lien avec l’éducation nationale, sur chacun des deux sites.
Nous dispensons une formation d’excellence ; or l’excellence fait parfois peser sur les enfants une certaine forme de pression. À la suite d’une réflexion menée ces dernières années, notamment par la directrice musicale Sofi Jeannin, nous insistons sur le fait que la bienveillance doit être au centre des valeurs qui animent l’ensemble des personnels, qu’ils soient enseignants ou simplement en interaction avec les élèves. Lors de la sélection, nous présentons aux candidats et à leurs parents la charte « Entendons-nous », qui rappelle tous nos principes et exige notamment que l’entrée dans la Maîtrise résulte d’un choix réfléchi et volontaire des jeunes. En effet, la formation est très exigeante en termes d’horaires : il faut donc éviter que la charge de travail entraîne pour les élèves trop de fatigue et de pression, ce qui pourrait accroître leur vulnérabilité. Afin de garantir des conditions de formation optimales, nous discutons avec d’autres maîtrises et avec l’éducation nationale, car nous gardons toujours un œil sur ce qui se fait ailleurs.
Deux guides ont été élaborés en vue de créer les conditions d’une transparence totale entre Radio France, les équipes éducatives, les parents et les élèves : le premier énonce des règles relatives aux rapports entre encadrants et élèves, tandis que le second présente en détail les cours proposés ainsi que les objectifs de la scolarité.
Nous avons développé ces dernières années plusieurs formes de dialogue pour favoriser la confiance et l’expression libre, par les enfants, de leurs difficultés et éventuellement de leur mal-être. Chaque groupe élit un délégué, qui peut aborder tous types de questions avec les équipes pédagogiques. Nous avons cependant remarqué qu’en cas de problème, les élèves préféraient souvent s’adresser directement à une personne de confiance au sein de l’encadrement, sans passer par cet intermédiaire qu’est le délégué. Nous souhaitons par ailleurs instaurer un conseil des maîtrisiens, animé par une personne de confiance non encadrante, qui serait un lieu où la parole peut être exprimée librement.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Combien d’enfants compte la Maîtrise ?
Les maîtrisiens peuvent-ils appeler un numéro spécifique pour signaler des problèmes, ou les renvoyez-vous vers des numéros nationaux comme le 3018 ou le 119 ? Existe-t-il une cellule d’écoute ? Les enfants ont-ils la possibilité d’aller voir un référent pour se plaindre d’un mal-être ou de maltraitances ? N’oublions pas qu’ils peuvent aussi être harcelés par leurs pairs ! Comment gérez-vous ce genre de situations ?
M. Charles-Emmanuel Bon. Nous allons nommer sur chaque site, à Bondy et à Paris, un référent spécifique qui devra être formé, en lien notamment avec l’éducation nationale. Au-delà d’un numéro de téléphone, les 160 élèves que compte la Maîtrise auront ainsi une personne à qui parler.
Mme Sibyle Veil. Nous avons mis en place une procédure d’alerte en cas de souffrance physique ou psychologique d’un enfant, qui est présentée en détail dans le guide pratique distribué lors de l’admission dans la Maîtrise. Tous les élèves passent une visite médicale annuelle, réalisée par un médecin externe référencé ou un médecin traitant. Chaque enfant fait l’objet d’un contrat de travail spécifique. Enfin, la charte « Entendons-nous » prévoit l’engagement d’un dialogue avec les parents et l’organisation de réunions d’information régulières, tout au long de l’année scolaire. Nous avons ainsi le plus de canaux possible permettant de détecter ce qui ne va pas chez un enfant, que ce soit dans sa scolarité, dans sa formation musicale ou même dans sa famille.
M. Emeric Salmon (RN). Les contrats de travail couvrent-ils toute la période de présence des enfants ou uniquement le temps des concerts ? Certaines activités musicales effectuées par les élèves, telles que les répétitions, ne me semblent pas nécessiter de contrat ! Pouvez-vous donc nous préciser l’objet de ces documents, le public qu’ils concernent, le nombre d’heures qu’ils prévoient et la façon dont tout cela est géré ?
Mme Sibyle Veil. Cette mesure, assez récente, vise à renforcer la protection des jeunes en définissant strictement leurs heures de travail et de repos hebdomadaire, ajustées en fonction de leur âge et de leur niveau, ainsi que les conditions de leur rémunération. Ainsi, les répétitions des maîtrisiens doivent se dérouler du lundi au vendredi entre treize heures trente et dix-huit heures. Lorsque les jeunes participent à des concerts, répétitions ou émissions en dehors de ces horaires, nous veillons scrupuleusement au respect des limites prévues par notre règlement intérieur. Il s’agit de surveiller la durée de travail et la fatigue de nos élèves afin d’assurer leur bien-être.
Encore une fois, l’objectif de cette formation est l’épanouissement des enfants. Nous recevons chaque année de nombreux candidats, car l’entrée dans la Maîtrise est perçue comme une chance par les jeunes et les familles. Tous les dispositifs mis en place sont marqués par la bienveillance, la compréhension de l’enfant et la recherche de ce qui peut l’aider à aller bien. Les leçons de chant choral sont complétées par des cours d’instrument. À l’issue de leur cursus, non seulement nos élèves disposent d’une formation musicale de très bon niveau, mais ils réussissent aussi très bien dans leur scolarité. Certains continuent dans le domaine de la musique, tandis que d’autres s’engagent dans de très bonnes études, tout en gardant des liens avec Radio France. Nous avons ainsi récemment reçu une ancienne maîtrisienne ayant composé une création pour les enfants de la Maîtrise.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comment vous assurez-vous, avec les équipes pédagogiques, du consentement des jeunes ? Ce sont en effet parfois les parents qui ont envie que leurs enfants suivent ce genre de formation, musicale ou d’ailleurs sportive, contre le gré des principaux intéressés. L’excellence implique des exigences qui peuvent être très mal vécues. Vous avez déjà en partie répondu à cette question, mais veillez-vous tout particulièrement à ce que les candidatures que vous recevez résultent d’une envie des enfants et non d’une lubie de leurs parents ?
Mme Sibyle Veil. Vous pointez du doigt quelque chose de très important : la formation que nous proposons est exigeante, car elle comporte des heures de travail en plus de la scolarité normale. Il faut donc vraiment que le jeune soit consentant et qu’il sache ce que cela implique pour lui, en particulier le travail supplémentaire, que ce soit tout au long de la semaine ou à l’occasion de concerts, de répétitions en dehors des horaires habituels ou de tournées. La charte « Entendons-nous », présentée aux jeunes et à leurs parents lors de la sélection, prévoit un échange avec le futur élève, avant son admission, afin de s’assurer que c’est bien lui qui est volontaire. Cela fait partie des critères d’appréciation d’une candidature ; il s’agit même d’une condition indispensable à l’admission. Je le répète, nous recevons chaque année de nombreuses candidatures…
M. Erwan Balanant, rapporteur. Combien y a-t-il de candidats et de sélectionnés ?
Mme Sibyle Veil. Cela dépend des années. Je n’ai pas les chiffres devant moi, mais je pourrai vous les communiquer.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous n’avons pas encore abordé la question des visites médicales et de l’accès aux médecins pour ces enfants. Avez-vous mis en place des dispositifs particuliers, ou cela relève-t-il de la gestion parentale ou scolaire ?
Mme Sibyle Veil. Une visite médicale annuelle est prévue. Elle peut être effectuée par un médecin externe référencé ou par le médecin traitant de l’élève ; dans ce cas, nous demandons à en être informés.
Ces dernières années, nous nous sommes efforcés de renforcer le suivi des élèves. Nous avons multiplié les contacts avec les enseignants chargés du cursus scolaire classique afin que ce suivi soit assuré par un ensemble de professionnels aux compétences diverses, qui connaissent les jeunes, leur situation, les différents aspects de leur scolarité et puissent ainsi évaluer la manière dont ils évoluent au fur et à mesure des années.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les enfants du spectacle doivent passer une visite médicale avant d’obtenir une autorisation de travail. Cela permet-il, comme à l’Opéra de Paris, de ne pas avoir à redemander une autorisation à la Drieets (direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) à chaque nouveau spectacle ? L’appartenance à la Maîtrise vaut-elle autorisation pour chacun des concerts auxquels les enfants doivent participer ?
M. Charles-Emmanuel Bon. Le contrat de travail, qui relève du régime des enfants du spectacle, couvre la totalité de l’année scolaire. Il n’y a donc pas une succession de contrats. Je vérifierai s’il y a une autorisation spectacle par spectacle mais il me semble que le contrat prévoit ce point.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les représentants de l’Opéra de Paris nous ont fait part de leur évolution concernant le soin des enfants. Les visites médicales, qui portent sur la santé du corps, sont maintenant doublées par des visites portant sur la santé psychologique ou par la possibilité d’avoir accès à un psychologue. Ces formations d’excellence sont en effet très concurrentielles et mettent une forte pression sur les enfants ; les parents peuvent également exercer une pression. Avez-vous envisagé de procéder de la sorte ?
Mme Sibyle Veil. Nous serons très attentifs à vos recommandations. Nous n’avons cessé, ces dernières années, de renforcer et d’améliorer le dispositif. Compte tenu des conditions de travail très particulières des élèves, qui sont jeunes, nous ferons évidemment tout ce que nous pouvons pour nous assurer de leur bien-être et pour les sécuriser le plus possible.
Cela me donne l’occasion de répondre à quelques questions de manière plus précise. Nous avons bien une association de parents d’élèves. Au total, les effectifs de la Maîtrise s’élèvent à 160 élèves. L’enfant passe un entretien séparé des parents afin de s’assurer de sa motivation. Nous veillons sur les élèves grâce à des conseillers aux études. Chaque année, nous recevons entre 100 et 150 postulants ; nous en sélectionnons de 12 à 20 à Paris et 14 à Bondy. C’est une formation qui suscite beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme parmi les jeunes enfants. Le film La famille Bélier retrace l’histoire d’une enfant qui intègre la Maîtrise de Radio France : il y a des enfants pour qui c’est un rêve d’intégrer une telle formation.
M. Erwan Balanant, rapporteur. On constate que l’encadrement s’améliore petit à petit. Depuis l’affaire Denis Dupays, avez-vous reçu de nouveaux signalements ? Avez-vous eu connaissance de cas particuliers graves dans les cinq dernières années ?
Mme Sibyle Veil. L’affaire Denis Dupays, qui a éclaté au printemps 2023, a provoqué une véritable crise et bouleversé toutes nos équipes. Nous avons alors envisagé tous les axes d’amélioration possibles : diffusion d’une campagne d’appel à témoignages sur les réseaux, dans la presse et par mail, une quinzaine d’élèves de l’époque étant contactés directement ; ouverture d’une boîte mail à l’attention des anciens maîtrisiens pour recueillir leurs témoignages ; mise en place d’une écoute téléphonique anonyme. Nous avons essayé d’entrer en contact le mieux possible avec les élèves présents à cette époque et de recueillir leurs témoignages sur les éléments qui avaient pu accroître leur vulnérabilité à l’époque.
Nous sommes très vigilants à l’égard de deux types de violences : les violences sexuelles et sexistes, au cœur de ce qui est reproché à Denis Dupays, et le harcèlement, l’exigence d’excellence exerçant une très forte pression sur les enfants et la relation d’autorité contribuant à les placer dans une position de vulnérabilité. Nous avons cherché à travailler sur ces deux enjeux en instaurant des procédures pour mettre les élèves en confiance, en doublant les effectifs qui encadrent les tournées, en veillant à ce qu’aucun élève ne se retrouve seul avec un membre du personnel.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il est très important en effet que les enfants ne se retrouvent pas seuls avec des adultes, surtout des enfants rendus vulnérables par la concurrence et l’exigence d’excellence.
Une question connexe me travaille depuis le début de cette commission d’enquête. Vous avez connu plusieurs cas assez lourds : l’ancien directeur de la Maîtrise et l’ancien directeur des programmes de France Bleu, Lionel Sanchez. Laure Adler nous a également raconté une ambiance particulièrement sexiste quand elle travaillait à France Culture, relatant des faits particulièrement graves – menaces physiques, propos sexistes permanents, crachats, agressions sexuelles.
Pour tous ces faits qui n’ont pas connu de suites sur-le-champ pour les personnes en cause, avez-vous réfléchi à la responsabilité de l’institution que vous représentez et à la réparation qu’elle pourrait apporter aux victimes ? Des excuses seraient-elles envisageables ? Même si nombre de ces faits ne relèvent pas de la direction actuelle, ils continuent à exister dans le vécu des victimes. Avez-vous réfléchi à un geste particulier à l’égard des personnes qui auraient subi ces comportements ?
M. Charles-Emmanuel Bon. L’affaire Dupays a été extrêmement brutale pour la direction en place. Notre première réaction a été de dire que nous n’y pouvions rien. Nous avons toutefois ouvert nos archives. Il s’agissait d’un geste très important car les personnes concernées ne nous étaient pas connues, certaines étaient décédées et nous n’avions pas la possibilité de retrouver la liste des maîtrisiens de l’époque. La transparence complète de l’institution était donc nécessaire. Ont ainsi été rendus accessibles des courriers du président-directeur général de l’époque, différentes recommandations faites pour le recrutement de Denis Dupays, des signalements ainsi que des courriers adressés par les parents d’élèves au directeur de Radio France, dont une partie en soutien de Denis Dupays.
Agir en parfaite transparence a permis d’assurer une forme de reconnaissance de la responsabilité de l’institution, dont nous ne cherchons pas à nous exonérer même si nous n’étions pas présents à l’époque. Je ne sais pas si cela constitue une réparation mais cela y contribue. La transparence permet le dialogue. Pour préparer son audition par votre commission, le collectif Chœurs brisés agir est revenu à Radio France pour consulter les archives que nous avions mises à leur disposition. Si la responsabilité pénale des personnes qui ne sont plus là est très difficile à établir, l’institution a un devoir de transparence.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’ouverture des archives et la transparence totale sont en effet un geste très fort – tout le monde ne l’a pas fait. Cela étant, comment faire pour les personnes qui, comme Laure Adler et tant d’autres, n’entrent pas dans un processus judiciaire ?
Ma question ne vise pas à vous mettre en cause mais à souligner la nécessité pour la société de traiter l’histoire de ces faits. En effet, on ne pourra pas aller chercher chaque agresseur et chaque violeur par le col, sinon cela finirait en guerre civile. Comment faire en sorte que les victimes se sentent reconnues sans avoir systématiquement à déposer des plaintes ? C’est une question vraiment très ouverte – vous avez le droit de répondre que vous n’y avez pas pensé.
M. Erwan Balanant, rapporteur. En tant que média, vous avez la capacité de faire un important travail d’objectivation et de contextualisation, et ainsi d’accompagner l’évolution de la société.
Mme Sibyle Veil. En tant qu’employeur, l’institution est responsable de ce qui s’est produit en son sein, quelles que soient les périodes et les personnes qui étaient en fonction au moment des faits. Elle a en outre une responsabilité particulière en tant que média. Nous avons veillé à accroître le nombre d’émissions, de contenus, de documentaires traitant de ces sujets et abordant les évolutions de la société. La parole, beaucoup plus libre, a permis de faire prendre conscience de certains faits.
Par ailleurs, nous assistons à une évolution de l’environnement culturel marquée par une croissance importante du taux de féminisation de l’encadrement ces dernières années. L’attention renforcée que nous portons à ces questions fait partie de l’évolution culturelle de la société. Sur nos antennes, on entend désormais beaucoup de voix de femmes, tant parmi les invités que chez les gens de la maison. Ainsi, les heures de grande écoute sont souvent assurées par des femmes, par exemple la matinale. Nous avons été précurseurs dans la féminisation des antennes, à France Inter comme à France Culture. Cette évolution, couplée à une accélération de la féminisation des postes à responsabilité, a été largement initiée par les deux femmes qui dirigeaient ces antennes.
Lorsque les premiers cas ont été révélés, concernant notamment une locale de France Bleu, j’ai missionné Sophie Latraverse pour comprendre si nos procédures étaient suffisantes pour détecter, pour prévenir et pour instruire de tels faits. J’ai en outre envoyé un mail à tous les salariés pour apporter non pas une réparation mais une reconnaissance à toutes celles et à tous ceux qui, au sein de l’entreprise, avaient pu s’estimer victimes d’agissements qui n’avaient pas lieu d’être dans l’entreprise, pour alerter l’ensemble des salariés de leur propre responsabilité et leur faire savoir que nous serions intraitables sur ces questions. Nous avons pris des sanctions et les avons rendues publiques en interne afin que les mentalités changent. Il n’y aura plus aucune tolérance.
L’évolution des mentalités a été particulièrement marquée ces dernières années sur ces questions. Nous avons beaucoup traité ces sujets sur nos antennes et cela se voit dans tous les collectifs de travail.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comment fait-on, quand on est à la tête d’une institution comme la vôtre, pour gérer une accusation d’agression ? Il peut être légitime d’avoir le réflexe de protéger la personne mise en cause, qui peut être membre de la direction, producteur ou présentateur vedette de l’antenne, parce que vous n’avez pas encore connaissance de tous les éléments et parce que vous estimez avoir fait le nécessaire pour éviter que de tels actes se produisent. Si l’enquête révèle par la suite qu’il y a eu une défaillance, il peut être difficile de reconnaître que vous vous êtes trompés.
Il me semble important d’évoquer ce sujet parce que cela peut contribuer à lever les blocages au sein de certaines institutions. Il est difficile de lancer une procédure contre une personnalité installée, qui rapporte de l’argent, pour qui on a de la sympathie ou avec qui on partage un parcours et une camaraderie de travail depuis de longues années. Avez-vous été amenés à gérer une telle situation ? Je pense notamment au cas de Sandrine Treiner, qui a été accusée de harcèlement moral. Le premier réflexe a consisté à dire que tout allait bien ; puis, il a été démontré que certaines accusations étaient fondées et l’intéressée a fini par démissionner. Comment gère-t-on de tels moments ? Je précise qu’il ne s’agit pas d’une remise en cause, parce que nous avons pu constater les efforts que vous avez accomplis par ailleurs.
Mme Sibyle Veil. Dans les communications que nous avons faites ces dernières années, nous avons toujours affirmé que notre première responsabilité était de protéger les victimes : c’est notre fil conducteur. Les agissements de Denis Dupays qui ont été révélés ne concernaient pas Radio France initialement. Toutefois, nous nous sommes volontairement engagés dans une transparence complète, en publiant des annonces dans la presse, en essayant de retrouver les anciens maîtrisiens et en cherchant à faire la lumière sur ce qu’il s’était passé. Il est très important que des institutions comme les nôtres prennent leurs responsabilités. Elles s’honorent même à ne pas chercher à les esquiver et à en tirer toutes les conséquences dans leur fonctionnement interne et dans les relations avec les personnes qui travaillent à leurs côtés.
En ce qui concerne France Culture, il est très difficile d’objectiver un climat. C’est pourquoi nous nous sommes efforcés de mettre en place des procédures d’instruction collégiales. Lorsqu’une personne décide seule, il y a toujours une part de subjectivité ; elle peut facilement se dire que l’on a toujours fait des blagues sexistes ou donné des tapes sur les fesses, et que cela n’est pas très grave. La collégialité permet de prendre la mesure de ces situations éminemment humaines et, par conséquent, complexes. Il est difficile de faire la part des choses, de tracer la frontière entre une relation hiérarchique normale et un harcèlement.
Lorsque j’ai pris connaissance de témoignages contre Sandrine Treiner, j’ai missionné une commission externe pour garantir la confidentialité et la liberté de la parole des équipes de France Culture. Cette commission a travaillé pendant une longue période, qui a même été étendue en raison du nombre de sollicitations. Sandrine Treiner, sentant que les conditions de la confiance n’étaient plus remplies, m’a présenté spontanément sa démission avant que la commission ne rende ses conclusions. Il s’agit de situations complexes, qui obligent à appliquer un principe : la protection que l’on doit aux victimes. C’est ce que j’ai toujours mis en avant dans mes communications auprès des salariés et des responsables managers.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré.
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La commission auditionne ensuite :
- M. David Roussel, président de l’Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP) et Mme Anne-Claire Gourbier, déléguée générale
- Mme Malika Séguineau, directrice générale d’Ekhoscènes et Mme Pauline Auberger, directrice juridique
- M. Benoit André, directeur de la Filature de Mulhouse, membre de l’Association des scènes nationales (ASN) et Mme Fabienne Loir, secrétaire générale de l’ASN.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions du jour autour du spectacle vivant.
Monsieur David Roussel, vous êtes président de l’Association pour le soutien du théâtre privé ; Madame Anne-Claire Gourbier, vous en êtes la déléguée générale. Pour mémoire, votre association administre des aides au théâtre privé, financées à partir du produit d’une taxe sur les spectacles et de subventions du ministère de la culture et de la Ville de Paris.
Madame Malika Séguineau, vous êtes directrice générale d’Ekhoscènes ; Madame Pauline Auberger, vous en êtes la directrice juridique. Vous êtes, je crois, le premier syndicat des entrepreneurs du spectacle vivant privé.
Madame Fabienne Loir, vous êtes secrétaire générale de l’Association des scènes nationales, qui regroupe les quelque 78 établissements culturels et artistiques opérant sous ce label. Monsieur Benoît André, vous êtes directeur de La Filature de Mulhouse.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Que vous soyez financeur, syndicat ou réseau de soutien, nous souhaiterions savoir comment vous appréhendez, en fonction des différentes missions qui sont les vôtres, la lutte contre les violences, notamment morales, sexistes et sexuelles, dans le monde du théâtre et du spectacle vivant.
Que mettez-vous en œuvre, à votre échelle, pour contribuer à la lutte contre les violences au sein du théâtre ? Plus largement, se pose aussi la question de la parité dans les directions d’établissement et dans les productions, car elle n’est pas sans rapport avec l’objet de notre commission.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. David Roussel, Mme Anne-Claire Gourbier, Mme Malika Séguineau, Mme Pauline Auberger, Mme Fabienne Loir et M. Benoît André prêtent successivement serment.)
M. David Roussel, président de l’Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP). Je vous remercie de nous donner la parole sur ce thème fondamental. Il s’agit de ma toute première intervention en tant que président de l’ASTP. Qu’elle porte sur ce sujet si fondamental pour nous tous me semble éminemment symbolique. Cette question me tient particulièrement à cœur pour plusieurs raisons, en tant que président de l’ASTP, en tant que professionnel du spectacle, en tant qu’employeur et en tant que citoyen.
Alors que je viens d’avoir cinquante ans, la nécessaire libération de la parole des femmes et l’évolution des consciences dans notre secteur d’activité, certes trop lente mais bien réelle, est pour moi source d’espoir. J’espère que notre association, qui dispose de leviers structurants pour la filière, pourra, à son humble place, apporter sa pierre à l’édifice et contribuer à l’œuvre commune.
L’ASTP, elle aussi, a récemment fêté un anniversaire, celui de ses soixante ans. À sa création en 1964 par des producteurs de théâtres privés parisiens, elle avait pour objet de les protéger contre les risques inhérents à la production théâtrale par des mécanismes d’aides remboursables, étendus en 2023 à tout le territoire national.
En 2020, l’ASTP s’est vue confier la gestion des aides d’urgence versées dans le cadre de la crise du covid. Par la suite, elle a élargi son périmètre d’action pour remplir des missions d’intérêt général structurantes pour la filière et accompagner le spectacle vivant théâtral privé sur des enjeux transversaux, notamment la transition énergétique, la transition numérique et la responsabilité sociale des entreprises (RSE), en particulier sous l’angle des enjeux de parité et de lutte contre les violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS).
Sur ce dernier point, nous avons procédé à deux ajouts majeurs à notre règlement intérieur en 2023. Du respect des dispositions afférentes dépend l’adhésion à notre association et l’accès aux aides que nous versons.
Nous avons adopté un protocole de prévention des VHSS selon lequel chaque structure adhérente à l’ASTP s’engage à former son représentant légal aux fondamentaux en matière de VHSS, à informer et à sensibiliser ses équipes à la prévention des VHSS, à mettre en œuvre un plan de prévention des risques ainsi qu’un dispositif de signalement, et à mener une autoévaluation tous les trois ans. Par ailleurs, nous avons introduit dans notre règlement intérieur un bonus RSE, qui renforce les aides versées aux spectacles créés par des femmes.
Mme Anne-Claire Gourbier, déléguée générale de l’ASTP. En septembre 2024, nous avons publié une étude – la première en son genre – intitulée Parité Femmes / Hommes dans le spectacle théâtral privé – État des lieux et perspectives. Elle porte sur l’analyse de la parité entre hommes et femmes depuis la saison 2017-2018 dans notre secteur d’activité. Offrant une vision longitudinale, elle démontre que, en matière de place des femmes, des progrès ont été réalisés mais d’autres restent à faire.
Elle inclut un volet qualitatif issu de questions posées à des professionnels et professionnelles de tous corps de métier et de tous âges. Il en ressort que les progrès sont sensibles et que des comportements jadis tolérés ne le sont plus, mais qu’il importe de continuer à éduquer les esprits, à faire évoluer les mentalités et à prévenir des situations dans lesquelles les VHSS sont encore susceptibles de se produire.
Cette étude a nourri les réflexions de notre groupe de travail sur la parité qui non seulement réfléchit aux enjeux de la question, mais se penche également sur la prévention des VHSS et sur la lutte contre les VHSS. Les orientations que nous préconisons consistent à renforcer les mesures inscrites dans nos textes pour encadrer nos activités. Il s’agit notamment d’étendre le champ des formations, de généraliser les clauses de bonne conduite, notamment dans les contrats de travail, et de renforcer le conditionnement des aides notamment à l’amélioration de la place des femmes dans les équipes et à la visibilité des femmes créatrices.
Mme Malika Séguineau, directrice générale d’Ekhoscènes. Nous vous remercions de nous donner la parole dans le cadre de vos travaux, dont nous considérons, au sein de notre organisation professionnelle, qu’ils sont essentiels si nous voulons collectivement avancer sur ce sujet difficile, faire un pas de plus vers la libération de la parole des victimes et améliorer les conditions de travail de celles et ceux qui évoluent dans nos secteurs d’activité. Il faut avancer pour trouver un cadre d’action commun et se doter d’un référentiel partagé, qui ôtera toute possibilité de dire : « Je ne savais pas comment gérer la situation ».
Contrairement à ce que son actualité pourrait laisser croire, le secteur de la culture n’est pas complètement en retard sur ces questions. La médiatisation salutaire de plusieurs affaires a poussé le monde de la culture à s’interroger, parfois bien plus que d’autres secteurs économiques, sur ses défaillances et sur la façon de les combler, car nous sommes très visibles.
Tel est en tout cas le travail que nous menons depuis quelques années au sein d’Ekhoscènes, né de la fusion de trois organisations professionnelles des secteurs de la musique, du théâtre et du cabaret. Nous sommes le premier syndicat professionnel du spectacle vivant privé, qui regroupe cinq disciplines majeures – la musique, le théâtre, les comédies musicales, l’humour et le cabaret – et des métiers divers, du producteur de spectacle à l’organisateur de festivals et du directeur de salle et de cabaret au producteur de théâtre.
Nous comptons plus de 500 entreprises membres, dont 84 % sont des PME et 53 % peuvent même être considérées comme des microentreprises. Tout l’enjeu pour nous, en tant que syndicat, est de réussir à accompagner au mieux ces très petites structures, qui ne bénéficient pas toujours, en interne, des ressources adaptées.
Avant d’en venir à ce que nous avons mis en œuvre et ce sur quoi nous travaillons, je tiens à dire que nous abordons cette audition avec beaucoup d’humilité. Nous travaillons sur les violences sexistes et sexuelles (VSS) depuis quelques années, mais nous avons conscience que le chemin est encore long et qu’il reste encore beaucoup à faire.
Nous avons pris des mesures générales, à l’échelle du secteur du spectacle vivant privé, en tant que partenaire social. Depuis mai 2020, il existe une cellule d’écoute gratuite et anonyme, dont Audiens est l’opérateur. Elle a été créée à l’initiative d’Ekhoscènes et des autres partenaires sociaux du secteur du spectacle. Lors de leur audition par votre commission, Frédéric Olivennes et ses équipes vous ont présenté la démarche qui a présidé à sa création, son fonctionnement et son bilan à jour. Pour notre part, nous y participons par le biais de la Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma (FESAC).
Depuis le 1er janvier 2021, le Centre national de la musique (CNM), dont je suis administratrice et qui est un opérateur essentiel pour nos entreprises, met en œuvre un protocole destiné aux employeurs du secteur de la musique et des variétés. Ses aides financières sont conditionnées au respect de ce protocole, ce qui est une excellente chose. Il prévoit notamment l’obligation de former la personne représentante légale de la structure aux fondamentaux en matière de VSS, d’informer et de sensibiliser ses équipes, de créer un dispositif de signalement efficace, de traiter de chaque signalement reçu et d’effectuer un suivi ainsi qu’une évaluation des actions.
En décembre dernier, le conseil d’administration du CNM a, dans le cadre d’une réforme de ses programmes de soutien, renforcé ces conditions en créant, parmi les critères d’accès aux dispositifs de soutien, l’obligation de faire suivre aux cadres présents depuis plus de six mois dans les entreprises – soit un public plus large que les seuls cadres dirigeants – une formation à la prévention des VSS.
Le 1er janvier 2024, un accord de branche dédié à la lutte contre les violences sexuelles et les agissements sexistes, signé par l’ensemble des partenaires sociaux – organisations syndicales de salariés et organisations d’employeurs –, est entré en vigueur dans le champ de la convention collective du secteur privé du spectacle vivant. Nous avons été particulièrement mobilisés sur la rédaction et la négociation de cet accord ainsi que sur sa mise en œuvre. Il s’impose à toutes les entreprises relevant du champ du spectacle vivant privé. Il rappelle les dispositions légales en vigueur et prévoit de renforcer les mesures d’information et de prévention. Il indique la procédure à suivre en cas de signalement et les mesures applicables en situation de coactivité. Nous en détaillerons le contenu à votre demande. Par ailleurs, il porte une attention toute particulière à la prise en charge des victimes de VSS dès le signalement des faits. Pour agir très concrètement, nous avons assorti cet accord d’une boîte à outils, qui évolue en permanence en fonction des besoins.
À l’échelle d’Ekhoscènes, nous avons pris des initiatives destinées à nos 500 entreprises membres, dans le cadre de notre direction juridique.
Tout d’abord, chaque programme que nous déployons à l’attention de nos membres intègre désormais un axe VSS. Tel est par exemple le cas du programme « Synergies live », élaboré en collaboration avec la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), qui vise à soutenir les artistes émergents. Ses participants suivent une formation aux VSS menée par les représentants de la cellule d’écoute d’Audiens. Sensibiliser les jeunes artistes à ce sujet est une impérieuse obligation.
Ensuite, nous essayons de déployer des outils spécifiques à nos métiers. Nous sommes à l’initiative, avec l’opérateur de compétences qu’est l’AFDAS (Assurance formation des activités du spectacle), d’un projet de dispositif de formation aux VSS à l’attention des intermittents du spectacle. Nous sommes partis du constat que, si les dirigeants et les équipes permanentes des entreprises suivent des formations sur les VSS, il n’existe pas encore, à ce jour, d’approche collective impliquant les intermittents du spectacle, ce qui est pourtant primordial pour maximiser l’efficacité de ces actions. Ce module devrait être mis en œuvre dès cette année, avec la collaboration de l’AFDAS.
En 2025, nous avons décidé, au sein de notre bureau composé d’élus professionnels, d’aller au-delà et de proposer des actions complémentaires à nos entreprises membres. Ekhoscènes, accompagné par un cabinet d’avocats, créera une cellule spécifique, incluant une ligne d’appel d’urgence. Cette initiative offrira un accompagnement renforcé à nos entreprises membres dans la gestion des signalements et la mise en œuvre des enquêtes internes.
Nous proposerons plusieurs sessions de formations dédiées pour renforcer plus encore la prévention en matière de VSS. Animées par un cabinet d’avocats spécialisé, elles déploieront des mises en situation pratiques, en sus de formations généralistes. Par ailleurs, conscients que la compréhension des aspects psychologiques du sujet est essentielle, nous collaborerons avec un cabinet spécialisé en psychologie.
Notre objectif est d’accompagner nos adhérents dans le développement de bonnes pratiques comportementales, qui sont essentielles pour renforcer l’accompagnement, l’écoute et la prise en charge des victimes.
Les nombreuses mesures que nous avons prises mériteraient d’être regroupées dans un guichet unique, qui guiderait utilement chaque personne en fonction de sa situation – victime, employeur, salarié, témoin. Au sein d’Ekhoscènes, nous nous efforçons d’être un guichet pour nos entreprises. Le CNM et l’ASTP jouent également ce rôle au sein d’un périmètre plus large.
Nous avons conscience que cette route est encore longue, mais comme vous l’avez déclaré, madame la présidente, tout le monde a une responsabilité et un rôle dans la lutte contre les VSS. Ekhoscènes entend prendre sa part de responsabilité et jouer son rôle d’organisation professionnelle et de partenaire social. C’est pourquoi nous investissons le sujet du management dans le spectacle vivant. Longtemps perçu comme accessoire, il permet d’aborder les VSS sous l’angle de la subordination.
Mme Fabienne Loir, secrétaire générale de l’Association des scènes nationales (ASN). En ce qui nous concerne, le travail d’accompagnement juridique et de formation est réalisé par le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC). Je suis la seule salariée permanente de l’ASN, créée en 2009 et structurée en 2014. Notre association, qui représente les soixante-dix-huit scènes nationales, tire sa force des directeurs, directrices, présidents et présidentes qui l’animent, et dont je coordonne les travaux. Par-delà son conseil d’administration, qui rassemble treize directions et trois présidences, elle offre à tous les professionnels la possibilité de s’associer sur des sujets et des thèmes variés, au sein de commissions ad hoc.
L’objectif initial de l’ASN est de mieux faire connaître le réseau des scènes nationales et ce qu’elles représentent au sein de la politique culturelle décentralisée. Sur ce point, un important travail reste à faire pour améliorer la compréhension de ce que nous représentons et des missions de service public dont nous sommes investis, notamment auprès des élus et des artistes.
Nous sommes un lieu de réflexion pour les professionnels, souvent isolés face aux problèmes du quotidien. Nous organisons des séminaires, des ateliers, des formations et des séances plénières pour les professionnels et les présidents de structures. Nous fédérons le collectif par le biais d’échanges d’expériences. De ce point de vue, nous pouvons travailler au développement des bonnes pratiques sur le sujet qui intéresse votre commission.
Nous sommes soutenus par la direction générale de la création artistique (DGCA), qui est notre tutelle, notamment par son département de la diffusion pluridisciplinaire et des programmes transversaux. Nous nous demandons comment accompagner les scènes nationales dans le traitement des VSS. Nous faisons connaître les plateformes créées avec Audiens. Les conventions pluriannuelles d’objectifs (CPO) font désormais obligation aux directions de suivre des formations de sensibilisation.
La première vague de formation, organisée en 2023, a été suivie d’une deuxième en 2024, tant elle a révélé l’importance du sujet. Tous les cadres dirigeants, ainsi que les référents de chaque scène nationale, sont désormais concernés. L’ASN, sans organiser elle-même de formation, participe à l’organisation de ces formations.
En matière de lutte contre les VSS, nous avons mené depuis 2023 des cycles annuels de rencontres, organisés par l’Office national de diffusion artistique (Onda), avec la participation de l’Agence nationale de la recherche (ANR), de l’ASN, de l’Association des centres dramatiques nationaux (ACDN), de l’Association des centres chorégraphiques nationaux (ACCN), de producteurs de spectacles, de compagnies et d’artistes. L’intérêt de ces rencontres réside dans l’échange entre acteurs de la diffusion, acteurs de la production et artistes.
Par ailleurs, nous faisons connaître les formations destinées aux directions et aux cadres dirigeants, ainsi que les formations de l’AFDAS, dans le cadre du SYNDEAC. Nous diffusons l’information et faisons connaître les documents et les kits de sensibilisation et d’accompagnement des structures et des professionnels, notamment en matière de dépistage et de procédures à suivre.
Les scènes nationales sont des lieux dédiés à la création contemporaine. Leur réseau est l’un des plus grands parmi ceux labellisés par le ministère de la culture. Il est implanté en milieu rural comme en milieu urbain. Grande est la diversité de ses lieux, donc des pratiques, des moyens et des procédures applicables, de la scène nationale de Saint-Arnoult, la plus récemment labellisée, qui n’intervient qu’en milieu rural, à la MC2 de Grenoble ou la MC93 de Bobigny.
La plupart des scènes nationales ont un statut associatif ; seules seize d’entre elles sont des établissements publics de coopération culturelle (EPCC). Leurs directions sont indépendantes. Nommées sur un projet, elles sont libres de leurs actions et de leurs orientations, dans le cadre des règles et des missions clairement définies par la tutelle ministérielle en matière de programmation plurisdisciplinaire et de soutien à la création ainsi qu’aux artistes.
Il importe de tenir compte, sur le sujet de la relation aux mineurs, de deux éléments. D’une part, nos missions se déroulent dans des lieux et des cadres variés, des maisons de la culture aux résidences d’artistes, de la coproduction à la création. D’autre part, nous menons un important travail de sensibilisation des publics et d’accès de la population à nos activités. Nous menons chaque année, auprès d’un public de 5 millions de personnes, 1,3 million d’opérations de sensibilisation et d’éducation artistique.
Les scènes nationales emploient 2 500 salariés. Leurs directions sont composées de femmes à hauteur de 38 %, contre 28 % en 2012. La DGCA a publié un rapport à ce sujet. Nous menons un travail d’observation. Les choses évoluent, certes trop lentement, en raison notamment de réelles difficultés de recrutement. Dans les maisons d’artistes toutefois, la proportion de femmes est de 52 %.
M. Benoît André, directeur de La Filature de Mulhouse. Au sein de mon établissement, j’ai recueilli des témoignages de mes collègues. Chaque établissement est labellisé par le ministère de la culture et travaille en liaison directe avec la DGCA, dans le cadre d’un CPO renouvelé tous les trois ans. Les enjeux de parité, de prévention des violences et de RSE y émergent progressivement et y prennent une place de plus en plus importante.
Les dispositifs précédemment décrits sont quotidiennement déployés au sein des établissements, notamment la formation des cadres dirigeants, chacun à son niveau. Le retour d’expérience que j’en ferai tient en deux observations.
Premièrement, les situations auxquelles nous sommes confrontés sont très diverses. Dans nos établissements voisinent trois disciplines principales – l’art dramatique, la musique et la danse –, auxquelles s’ajoutent souvent les arts visuels. Les équipes changent souvent. Les éventuelles situations de violence varient selon le caractère des artistes et peuvent fortement évoluer en fonction des compagnies que nous accueillons.
Deuxièmement, le processus de création travaille sur le ressenti et sur l’émotion, poussant parfois les interprètes dans leurs retranchements. Dans le maniement du sensible, la limite séparant ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas est parfois difficile à définir. Le travail d’un chorégraphe ou d’un metteur en scène, qui construit une dramaturgie, exige de faire jaillir des mots et des gestes l’émotion, ce qui le rend délicat et fragile.
Il est donc facile de basculer, non seulement dans le travail de création pure, au plateau, mais aussi dans deux autres contextes.
Les scènes nationales mènent un important travail d’éducation artistique et culturelle, qui met les artistes en relation avec des amateurs et des écoliers. Nous souhaitons les engager dans la pratique artistique, tout en étant conscient que ces publics, contrairement aux artistes, ne sont pas familiers des limites de la pratique artistique. Or, si nous voulons les entraîner dans une aventure artistique ayant de la valeur, nous devons pousser un peu les gens dans leurs retranchements. J’ai ainsi entendu parler de situations un peu tendues, dans des écoles d’art ou en milieu scolaire.
Par ailleurs, certains établissements – peu sont des scènes nationales – incluent une école. La Filature, que je dirige, a une Prépa égalité des chances dont les élèves préparent les concours d’entrée aux écoles supérieures d’art dramatique. Nous constatons leur grande fragilité, s’agissant d’une génération très sensible à ces sujets et très mobilisée, mais pas toujours armée pour se les approprier et prendre un peu de recul sur les situations qui se présentent. J’ai moi-même vécu des situations tendues qui m’ont laissé démuni en matière de recours et d’accompagnement. Il s’agit, non pas tant de situations caractérisées amenant à un dépôt de plainte et à une action en justice, mais plutôt de situations intermédiaires, dont la violence n’est pas suffisamment caractérisée pour justifier une action en justice et dans lesquelles mes collègues et moi-même nous sentons souvent démunis.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour la description que vous avez faite de vos dispositifs.
Vos associations regroupent des structures de nature très différente et vos interlocuteurs s’inscrivent eux-mêmes dans des réseaux de dépendance très différents. Comment faites-vous face à une telle hétérogénéité ? Vous avez évoqué, madame Séguineau, la possibilité de créer un guichet unique qui améliorerait la lisibilité de vos dispositifs. Pouvez-vous nous dire quel est le taux de recours à votre hotline, par exemple ? Correspond-elle à un besoin ?
Mme Malika Séguineau. Notre hotline, c’est le service juridique d’Ekhoscènes. Pour le moment, les signalements qui nous sont remontés ne sont pas très nombreux. Je précise que nous ne traitons pas directement ces signalements ; en tant que représentants des entreprises, nous ne traitons que les retours de ceux de nos adhérents qui ont été destinataires de signalements en interne.
La hotline à laquelle vous faites allusion n’existe pas encore : c’est un projet de notre conseil d’administration. En effet, au-delà de la cellule Audiens, essentielle pour recueillir la parole des victimes, il nous est demandé de développer l’accompagnement des entreprises qui ont à traiter des signalements. Nous faisons, pour notre part, notre travail de syndicat : nous leur expliquons le contenu de l’accord de branche, notamment la procédure prévue. Mais, dans certains cas spécifiques, elles ont besoin d’un accompagnement individualisé. Or elles ne souhaitent pas forcément que le syndicat ait accès à toutes les informations. C’est pourquoi, par respect de la confidentialité, nous souhaitons leur proposer ce service.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je rappelle que la cellule Audiens garantit la confidentialité des témoignages qu’elle recueille. Mais elle ne couvre pas l’ensemble du champ de la prise en charge des événements qui peuvent se produire : elle accompagne la victime, mais elle ne peut pas mobiliser les structures, par exemple. Or, si certaines d’entre elles ont adopté des dispositifs, pour l’instant, ceux-ci ne sont pas institués de manière systématique.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Si, par exemple, Audiens constate que plusieurs des signalements qui lui sont faits concernent un même établissement, seriez-vous favorables à ce que vos syndicats respectifs soient prévenus ? Je conçois que cela puisse être délicat, notamment pour des raisons de confidentialité, mais cela pourrait accélérer la mise en œuvre des procédures de traitement et de résolution du problème.
Mme Malika Séguineau. Cela soulève en effet des questions liées au respect de la confidentialité. Notre objectif est de créer, grâce à nos dispositifs, un climat de confiance au sein des entreprises pour que les personnes témoins ou victimes n’aient plus peur de parler au référent ou, à défaut, à la direction générale ou au service des ressources humaines. Il faut que la confiance soit suffisante pour que les problèmes soient traités au sein des entreprises.
Par ailleurs, je ne suis pas certaine que cela corresponde au rôle d’une organisation professionnelle. Encore faut-il, du reste, qu’Audiens sache que l’entreprise concernée est adhérente d’une telle organisation – ce n’est pas le cas de toutes. Encore une fois, nous préférons créer un climat de confiance au sein des entreprises pour que les victimes ou témoins puissent, dès lors que les outils existent, trouver la ressource en interne et que la procédure suive son cours.
En revanche, lorsque nous sommes informés de manière indirecte, par les médias, d’une affaire qui touche une entreprise adhérente de notre organisation, nous pouvons la contacter pour lui rappeler l’arsenal existant et lui demander si elle a besoin d’aide.
Mme Fabienne Loir. Notre association regroupe de petites entreprises, qui comptent 40 à 50 salariés. Le ministère impose désormais qu’un référent soit nommé, qu’une information soit assurée de manière régulière sur les lieux et que les salariés soient sensibilisés, sans compter le rôle des instances statutaires et représentatives du personnel. Dès lors, en général, la direction – à moins qu’elle ne soit concernée – est rapidement mise au courant et il lui revient de traiter le problème.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Sauf erreur de ma part, Audiens ne détient pas la liste de l’ensemble des référents en matière de VSS. Il pourrait être intéressant qu’elle en dispose de manière à pouvoir orienter la victime qui la contacterait vers le référent de son entreprise. De fait, il arrive que les gens appellent Audiens parce qu’ils ne savent pas à qui s’adresser. Or si, lors de cet appel, ils bénéficient d’une qualité d’écoute, ils ont parfois le sentiment d’avoir donné un coup d’épée dans l’eau car on ne leur a pas proposé de solutions concrètes – ce n’est pas une critique d’Audiens, qui fait un travail précieux et souhaite améliorer les choses. Qu’en pensez-vous ?
Mme Malika Séguineau. C’est une excellente idée. En effet, s’il est facile, pour un salarié permanent, de savoir qui est le référent de l’entreprise grâce à l’affichage de l’information, la cellule Audiens peut jouer un rôle de relais très utile pour un intermittent du spectacle.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les entreprises que regroupent vos associations ont pour spécificité d’accueillir des intermittents du spectacle. Or il peut arriver que l’équipe du théâtre, par exemple, soit parfaitement au fait de la question des VSS et que tout se passe bien, mais qu’un accident soit provoqué par un intermittent ou le membre d’une troupe invitée. Pourrait-on imposer aux troupes ou aux salariés invités de prendre connaissance de la charte du lieu d’accueil et de la signer ?
M. Benoît André. C’est une piste intéressante. Je n’ai pas connaissance de lieux qui exigent, lors du contrat de cession, l’engagement de respecter la charte. À La Filature, par exemple, nous intégrons les éléments de cette charte, notamment ceux qui concernent la prévention des violences ou les bonnes pratiques écologiques, dans le livret d’accueil remis, à son arrivée, à chaque membre de la compagnie. Mais nous pourrions renforcer la pression exercée sur la compagnie, si je puis m’exprimer ainsi, en intégrant la charte dans les contrats.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’expérience nous enseigne que lorsque ce type d’obligations figure dans le contrat, elles ont beaucoup plus de poids. Une telle mesure ne mange pas de pain et permettrait d’avancer.
M. David Roussel. Parmi les pistes identifiées par le groupe de travail de l’Association pour le soutien du théâtre privé figure l’élaboration d’une charte, sur le modèle de notre charte pour un spectacle théâtral durable, par laquelle l’adhérent s’engagerait à respecter certaines obligations. Nous nous trouvons rarement dans la situation des théâtres qui accueillent une troupe extérieure, car les entreprises membres de notre association produisent directement leurs spectacles. Néanmoins, si la situation se présente, il serait souhaitable que les personnes extérieures s’engagent à respecter la charte du lieu d’accueil.
Par ailleurs, les clauses de bonne conduite, de plus en plus souvent présentes dans les contrats et qu’il convient de généraliser, permettent de rappeler les règles à tout nouvel arrivant, en particulier lorsqu’il s’agit d’un intermittent.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il va de soi que le contenu de la charte doit aller dans le bon sens et être validé.
Vous représentez trois secteurs différents. Le théâtre privé perçoit, par définition, peu de subventions, hormis les aides du système mutualiste administré par l’Association pour le soutien du théâtre privé. Comment votre association a-t-elle imposé le respect d’un certain nombre d’engagements ?
En ce qui concerne Ekhoscènes, vous avez évoqué, madame Séguineau, le respect du protocole du CNM. Je relève, du reste, que celui-ci soumet le versement de ses aides au respect d’un protocole qui comporte différentes règles quand le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) ne prévoit qu’une obligation de formation pour le producteur. Même s’il est en train de franchir une étape en étendant cette obligation de formation à l’ensemble des intervenants sur un plateau de tournage, peut-être le secteur du cinéma pourrait-il aller plus loin.
Enfin, les scènes nationales ont un statut tantôt d’établissement public de coopération culturelle, tantôt d’association, mais toutes sont placées sous la tutelle de collectivités territoriales et bénéficient parfois de financements croisés. Ces collectivités vous imposent-elles des engagements, qu’il s’agisse de la vie des compagnies ou, ce qui peut être plus problématique, du type de spectacles que vous diffusez ?
Mme Fabienne Loir. L’ensemble des scènes nationales bénéficient de financements croisés, qui proviennent en général, pour 80 % d’entre eux, des collectivités, les 20 % restants étant versés par l’État – cette répartition varie néanmoins d’une scène nationale à l’autre, selon son histoire. Le label « Scène nationale » impose désormais que la convention pluriannuelle d’objectifs, signée par l’ensemble des partenaires, comporte des éléments relatifs à la transition écologique et à la prévention des VHSS.
Mme Malika Séguineau. Je ne saurais dire si le CNM, dont le protocole s’applique depuis 2021, est plus ou moins exigeant que le CNC. En tout cas, il est très strict puisque son soutien financier est soumis au respect de ce protocole, lequel a d’ailleurs été renforcé : l’obligation de formation du dirigeant a été étendue à l’ensemble des cadres permanents et a été complétée par l’obligation de créer un dispositif de signalement efficace. C’est ainsi que nous avons négocié, au niveau de la branche des entreprises du spectacle vivant privé, le déploiement d’un tel dispositif au sein des entreprises.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’apprécie beaucoup que ce dispositif de signalement doive être efficace, car on a une obligation de résultat en la matière.
On a évoqué, lors d’une précédente audition, la possibilité de proposer une formation à distance aux personnes travaillant dans le secteur du spectacle. Celle-ci prendrait la forme d’un Mooc (Massive Open Online Course), qui permet de sanctionner le suivi de la formation par la délivrance d’un certificat. Ce type d’outil vous semble-t-il utile ?
M. David Roussel. Cela peut être une bonne idée, même si je pense, pour avoir moi-même suivi la formation, qu’il est appréciable qu’elle comporte des séquences en présentiel. Notre groupe de travail a du reste proposé d’étendre l’obligation de formation à laquelle est actuellement soumis le représentant légal à l’ensemble des équipes permanentes, voire à une partie des équipes intermittentes. Dans cette hypothèse, compte tenu du nombre de personnes concernées, il serait en effet plus efficace, d’un point de vue opérationnel, de recourir à des formations telles que celle que vous évoquez, qui permettraient de sensibiliser rapidement un grand nombre de personnes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les responsables pourraient être formés en présentiel tandis que les autres salariés suivraient une formation à distance, moins coûteuse, dont l’organisation est plus fluide.
Mme Malika Séguineau. Je souscris à votre proposition. C’est d’ailleurs l’objet de nos discussions avec l’AFDAS sur l’ouverture de cette formation aux intermittents du spectacle. Comme ils se déplacent fréquemment, la formation à distance peut être une première étape.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il existe des Mooc bien conçus sur la question de l’égalité hommes-femmes appréhendée sous l’angle du droit du travail. Mais il serait intéressant que l’ensemble des branches qui emploient des intermittents réfléchissent à la spécificité des milieux de l’audiovisuel, de la musique et du spectacle vivant, pour aboutir à un contenu adapté. Ce travail de mutualisation, qui permettrait de rapprocher ces secteurs, pourrait se faire sous l’égide de l’AFDAS, à laquelle vous êtes tous rattachés. En tout cas, ce type de formation à distance me semble adapté aux intermittents, qui sont nombreux et ne peuvent pas être tous disponibles au même moment. Qu’en pensez-vous ?
Mme Malika Séguineau. Cela me semble assez facile à mettre en œuvre, car le champ du spectacle vivant est régi par deux conventions collectives, celle du secteur privé et celle du secteur public, les intermittents passant de l’un à l’autre. Or la FESAC regroupe ces deux secteurs et collabore régulièrement avec l’AFDAS.
Mme Fabienne Loir. Il est en effet important que des rencontres soient possibles non seulement entre les permanents des différentes structures, mais aussi entre les artistes, les compagnies, les producteurs, à l’instar de celles qui ont été organisées par l’Onda dans le cadre du cycle « Travailler dans le spectacle vivant ». Ces rencontres sont très riches, car elles permettent de mieux comprendre, d’une part, les attentes du directeur d’un lieu, d’autre part, les problématiques des artistes. Mais la présence physique me semble importante dès lors qu’il s’agit d’échanger des expériences. Les formations proposées par le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC), gratuites – ce qui est essentiel pour les intermittents –, ont été organisées en région et à différentes dates, afin que les gens n’aient pas besoin de se déplacer.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons auditionné des chercheuses qui nous indiqué que l’on manquait d’études sur l’objectivation de la prévalence des violences et du harcèlement dans le secteur du cinéma – mais il en va certainement de même dans celui du spectacle vivant. Envisageriez-vous d’être partenaires, coordonnateurs, voire prescripteurs d’une étude dans ce domaine ?
Certaines victimes ont témoigné de plusieurs épisodes de violences sexuelles, parfois très graves, au cours de leur carrière récente. On pourrait donc en déduire que la prévalence de ce phénomène est très forte, mais nous manquons d’éléments objectifs qui permettent de la mesurer. Or lorsque des études de ce type ont été réalisées au sein des universités, on a constaté que le regard sur les dispositifs de prévention, considérés comme lourds et pénibles, a radicalement changé : les chiffres les ont rendus légitimes.
Mme Malika Séguineau. C’est très intéressant. Vous avez raison : à ce jour, nous ne disposons pas de ce type d’études. Dans le cadre de l’accord de branche entré en vigueur le 1er janvier 2024, nous allons lancer, à compter de cette année, un audit auprès de nos membres afin d’évaluer son application et de relever le nombre des signalements effectués, des cas traités… Cela peut être le point de départ d’une telle étude. En tout cas, nous sommes particulièrement favorables à des études visant à objectiver la situation.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je souhaiterais aborder une question qui revêt une importance particulière dans le monde du spectacle, à savoir la frontière parfois floue entre travail, d’une part, et vie privée ou fête, d’autre part. Cette zone indéterminée peut être le terreau d’agressions ou d’emprises psychologiques. Le partage d’expériences vous a-t-il permis de repérer des bonnes pratiques dans ce domaine ? Le fait est que, dans ces milieux, le travail est aussi une passion, un plaisir, de sorte que peuvent s’y nouer des relations amicales ou amoureuses. Or certaines situations peuvent être propices à des incompréhensions, à des agressions, voire à des viols. Avez-vous mené une réflexion à ce sujet ?
M. Benoit André. Ayant eu à gérer une situation délicate à La Filature, j’ai identifié un dispositif particulièrement intéressant, instauré par la Manufacture, une école de théâtre située à Lausanne – les écoles sont particulièrement concernées par les tensions relatives aux violences sexuelles ou sexistes.
Le dispositif est le suivant : deux professionnels neutres et indépendants – un homme et une femme –, formés à la médiation et au droit, peuvent être sollicités par les personnes victimes de violences au sein de l’école. Celles-ci choisissent lequel des deux les aidera à objectiver et à distancier les faits, et à les analyser avec un regard juridique.
Selon le directeur de la Manufacture, ce dispositif permet de résoudre 80 % des cas, les 20 % restants nécessitant un traitement judiciaire ou des sanctions disciplinaires. Il me semblerait pertinent de le généraliser.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ce modèle est intéressant, en particulier parce qu’il propose une médiation, une pratique qui n’est malheureusement guère développée en France. Cependant, il semble compliqué de former les référents VSS à la fois à l’écoute, à la prise de parole et à la médiation.
Comment concrétiser ce rôle de médiateur, qui pourrait être saisi par des personnes impliquées dans des conflits avant leur détérioration ? Des situations malaisantes peuvent en effet provoquer des souffrances, sans qu’aucun acte pénalement répréhensible soit commis.
Dans une entreprise, une telle médiation peut être assurée par le service des ressources humaines, mais comment intervenir auprès de personnes n’appartenant pas à la même structure juridique ? Avec quels moyens et sous l’égide de quel organisme cette médiation pourrait-elle être organisée ? Audiens pourrait peut-être en être la base ?
Mme Anne-Claire Gourbier. Permettez-moi d’évoquer une idée, identifiée par notre groupe de travail, qui pourrait constituer une première solution. Elle ne répond pas directement à votre question, monsieur le rapporteur, mais porte sur l’enjeu de l’intrication entre la vie professionnelle et la vie privée. Il s’agit d’installer une « boîte à signalement » dans les lieux de spectacle, dans laquelle tout un chacun pourrait signaler des faits qu’il aurait subis ou dont il aurait été témoin.
Par ailleurs, M. David Roussel et moi-même souhaitions revenir sur l’objectivation. Nous ne disposons pas de statistiques propres aux VHSS, mais en tant qu’organisme de filière, nous ne pouvons que cautionner et soutenir le lancement d’une étude à ce sujet.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’installation de ces boîtes à signalement serait intéressante s’agissant des attitudes et des propos sexistes, racistes mais aussi validistes, grossophobes ou LGBTphobes, qui ne justifieraient sans doute pas de saisir une cellule ad hoc, en raison de leur caractère habituel.
Cela permettrait de consigner les discriminations, qui constituent un « bruit de fond » assez peu pris en considération. En effet, les dispositifs existants concernent des actes délictuels ; si les propos sexistes en font partie, ils font rarement l’objet d’un dépôt de plainte.
M. David Roussel. Le groupe de travail avait également évoqué la possibilité de diffuser régulièrement un questionnaire « de climat » ; cela nous est plus facile, puisque les artistes restent longtemps dans les théâtres. Les réponses à ce questionnaire permettraient de faire remonter différents problèmes, comme les attitudes et les propos que vous venez d’évoquer. Cette démarche, plus volontariste que l’installation des boîtes à signalement, permettrait un suivi plus régulier.
Mme Malika Séguineau. Contrairement au théâtre, où les troupes restent sur un lieu fixe pendant un temps long, le milieu de la musique est caractérisé par les tournées : durant de longues périodes, les professionnels se retrouvent loin de chez eux, à des endroits différents chaque soir.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Et consomment parfois des produits toxiques.
Mme Malika Séguineau. Je ne suis pas présente tout le temps ! (Sourires.) Les tournées représentent un temps particulier, incluant une zone grise située en dehors du temps de travail. Comme nous, nos adhérents en ont conscience et des référents y participent de plus en plus souvent. Vous l’avez dit : sans même parler d’agression, des situations gênantes peuvent survenir.
Avec Thalie Santé, qui gère la prévention et la santé au travail dans notre secteur et qui est l’interlocuteur direct des intermittents du spectacle, nous avons organisé pour nos adhérents des séances de prévention et de sensibilisation portant sur tous ces moments qui ne sont pas des temps de travail stricto sensu, et lors desquels les relations sont différentes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Quelle est votre opinion sur le nouveau métier de coordinateur d’intimité au théâtre ? Qu’en attendez-vous et comment pourrait-il être encadré ?
M. David Roussel. Je connais assez bien ce métier, exercé par ma propre sœur, et j’appelle de mes vœux son développement. Je le compare à celui de coordinateur de cascade : certaines scènes sont des cascades de l’intime ; or il ne viendrait à l’idée de personne de prévoir une cascade sans recourir à un coordinateur.
Lors des répétitions, la présence d’un coordinateur d’intimité oblige tous les participants à anticiper la manière d’aborder un passage délicat. Il pousse les créateurs à y réfléchir, à prévenir les acteurs concernés et à discuter avec eux de ce qui leur semble acceptable. Le moment venu, la scène est cadrée et tout le monde se trouve dans une situation confortable, sans malaise.
Malheureusement, le recours à un coordinateur d’intimité a un coût, non négligeable dans un secteur aussi précaire. Il conviendrait donc d’imaginer des mécanismes de soutien financier pour faciliter son développement.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous rappelle que vous pouvez nous faire parvenir par écrit des éléments complémentaires qui vous sembleraient de nature à éclairer les travaux de notre commission. De même, nous nous réservons la possibilité de vous envoyer de nouvelles questions écrites.
Je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré et pour votre disponibilité.
Présents. – M. Erwan Balanant, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Graziella Melchior, M. Thierry Perez, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon, M. Emmanuel Taché de la Pagerie