Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition commune, ouverte à la presse, de Mme Christine Berrou, Mme Éponine Bégéja, Mme Elsa de Belilovski, M. Bruno Gaccio, et M. Kevin Brotfel 2
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Flore Benguigui, Mme Amandine Lach, Mme Aurélie Le Roc’h, Mme Noémie Luciani, Mme Florence Porcel, et Mme Sophie Tissier 16
– Présences en réunion................................35
Jeudi
16 janvier 2025
Séance de 9 heures 15
Compte rendu n° 28
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sarah Legrain,
Vice-présidente de la commission,
puis de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures quinze.
La commission auditionne Mme Christine Berrou, Mme Éponine Bégéja, Mme Elsa de Belilovski, M. Bruno Gaccio et M. Kevin Brotfeld.
Mme Sarah Legrain, présidente. Nous reprenons nos auditions ce matin en recevant plusieurs personnes souhaitant témoigner des faits qu’elles ont subis de la part d’un humoriste et chroniqueur radio connu, révélés dès 2019 par Mediapart.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Vos témoignages nous importent, en ce qu’ils nous permettent de mieux appréhender les mécanismes à l’œuvre dans le déploiement des violences dans le secteur culturel. Il s’agit pour nous de comprendre pourquoi cela arrive, mais surtout, notamment dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, pourquoi cela se répète sans que l’auteur des faits ne soit jamais inquiété à titre professionnel.
Je rappelle que nous ne sommes pas un tribunal, et qu’il ne nous est pas possible de qualifier pénalement des faits ou d’établir la culpabilité de leur auteur présumé, et ce d’autant plus que des plaintes ont été déposées – et pour certaines, jugées – à son encontre. En revanche, ce qui intéresse cette commission, c’est la responsabilité de l’employeur à son égard : comment a-t-on pu laisser prospérer de tels comportements ? J’espère que vous nous aiderez à répondre à cette question, qui n’est pas sans rappeler d’autres affaires tristement célèbres – je pense à Gérard Depardieu ou à Patrick Poivre d’Arvor.
Cette audition est ouverte à la presse et elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Christine Berrou, Mme Elsa de Belilovsky, Mme Éponine Bégéja, M. Bruno Gaccio, et M. Kévin Brotfeld prêtent successivement serment.)
Mme Christine Berrou, comédienne, auteure et humoriste. J’ai travaillé avec Yassine Belattar pendant deux ans, y compris dans les mêmes bureaux de septembre 2009 à juin 2010, pour une émission sur France 4 et c’est, à ce jour, la pire année de toute ma vie. Au début, c’était merveilleux. Il m’encensait tout en instaurant un climat de flirt. J’avais 27 ans, j’étais très naïve. Quand il m’a embrassé la première fois, j’ai cru bêtement que c’était le début d’une relation sentimentale. Mais, après ce premier baiser, il a fait comme si de rien n’était et a commencé à me dire que j’étais nulle, puis à m’appeler « la grosse » ou « la moche ». Si je m’en plaignais, il disait que je n’avais pas d’humour. Puis un jour, Yassine Belattar m’a convoquée dans son bureau, il m’a plaquée contre le mur, m’a embrassée avec violence et quand je l’ai repoussée, il m’a mordu la lèvre. Je suis sortie du bureau la bouche en sang, ce qu’a remarqué un collègue, à qui je me suis tout de suite confiée. Ce collègue est un témoin. Je voudrais le remercier très sincèrement. Il m’a ensuite protégée toute l’année, faisant en sorte que je ne me retrouve plus jamais seule avec Yassine Belattar.
Durant toute l’année où mon bureau s’est retrouvé face au sien, Yassine Belattar m’a violentée physiquement et psychologiquement. Il alternait les moments où il me disait que j’étais géniale et les moments où il me disait que je n’avais pas de talent, mais qu’il me gardait par loyauté. Parfois, il m’appelait le soir pour me dire que j’étais virée, puis le lendemain faisait comme si de rien n’était, ou recevait une fille dans son bureau en me disant qu’elle était ma remplaçante. D’autres fois – pour rire, disait-il – Yassine Belattar me plaquait au sol ou venait près de mon bureau m’asséner des coups à l’épaule, quand ce n’était pas une chaussure qui volait en ma direction.
Un jour, je me suis plainte auprès de son producteur, Vincent Demarthe. Ce dernier m’a dit, je cite : « Tu n’as qu’à aller bosser chez [untel – je ne souhaite pas citer le nom de la personne] : ce n’est pas des chaussures qu’on te balancera, mais des cendriers. » Vincent Demarthe a ensuite transmis mes doléances à Yassine Belattar lui-même, qui a réagi en me disant aussitôt que, si je me plaignais encore, il allait me griller, que je ne travaillerai plus jamais, que je devais m’estimer heureuse de faire de la télé grâce à lui car je n’avais pas de talent. Je précise qu’à l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux et que les humoristes étaient donc tributaires des grands médias pour travailler et se faire connaître. Donc quand il me dit cela, je le crois et je me dis que c’est donc cela, la télé, qu’il faut en passer par là : je me laisse humilier, finissant même par penser qu’effectivement, je suis nulle et que je ne vaux rien. Kévin Brotfeld travaillait alors en salle de montage. Ayant subi lui-même son propre lot cette année-là, il pourra vous confirmer dans quel climat de violence nous évoluions.
Je tiens à dire qu’en plus d’être un agresseur, Yassine Belattar est également un escroc. J’étais payée environ 1 000 euros net par mois pour coécrire une émission hebdomadaire et incarner moi-même une chronique dans cette émission, 1 000 euros par mois pour des semaines d’environ 50 heures ! Je n’ai bien sûr jamais touché de droit d’auteur.
Quand j’ai été reçue par la police dans le cadre de la plainte déposée par Bruno Gaccio, j’ai listé pendant deux heures toutes les violences physiques et morales que j’avais subies de la part de Yassine Belattar. Quand j’ai évoqué l’agression sexuelle, le policier m’a dit que, comme il y avait déjà eu un baiser consenti quelques semaines plus tôt, cela allait être compliqué de me faire entendre sur ce terrain. Il m’a convaincue, probablement parce que j’avais extrêmement honte. Je n’ai donc pas porté cette agression à l’attention de la justice et je le regrette amèrement aujourd’hui. En revanche, j’avais bien mentionné avoir un témoin, quelqu’un qui pouvait confirmer toutes les violences que j’avais subies, mais également attester m’avoir protégée face aux dangers que représentait Yassine Belattar. J’ai donné les coordonnées de ce témoin aux forces de l’ordre. Il n’a jamais été convoqué par la police. J’ai ensuite appris dans la presse que mon témoignage allait être mis de côté.
Il m’est souvent demandé pourquoi je suis restée dans ces bureaux de l’enfer pendant un an, puis pourquoi j’ai suivi Yassine Belattar au Mouv’ malgré tout ce que j’avais subi. Je vais répondre ici non pas pour m’apitoyer, mais bien pour dire tout fort ce que beaucoup de victimes taisent par affect pour leurs parents proches ou moins proches. Je fais partie des enfants qui ont grandi dans une famille dysfonctionnelle et humiliante. J’ai connu très jeune la violence et la violence sexuelle. Plus tard, ma famille, en toute connaissance de cause, a choisi de protéger mon agresseur, comme cela arrive malheureusement très souvent. Quand je rencontre à 27 ans Yassine Belattar et les gens qui le protègent, Vincent Demarthe et Thomas Barbazan, c’est la réalité que je connais déjà et que j’ai l’habitude de subir. Pour moi, à ce moment-là, c’est cela la vie et, a fortiori, la vie d’une femme. Nous sommes nombreux, surtout nombreuses, dans ce cas et c’est ce qui fait de nous des proies parfaites. Je tenais à le dire, car c’est un point qui n’est pas assez soulevé lorsqu’il est question d’aborder les relations d’emprise.
Mme Éponine Bégéja, responsable de production. Je souhaite donner lecture d’un texte que j’ai écrit en avril 2019. Il a été publié sur un blog de Mediapart et raconte brièvement les faits.
« Il y a quelques mois, j’ai rencontré un animateur de radio-humoriste-propriétaire minoritaire de théâtre-j’ai un avis – et il intéresse souvent les chaînes d’info parce que, bon, il faut bien meubler. Nous avons fixé un rendez-vous à sa demande dans les locaux de Radio Nova. Il m’a proposé un travail de directrice de production pour le contenu audiovisuel de ses prochains spectacles, La Soirée chelou. Très rapidement, il m’a fait la cour, absolument déstabilisé par ce coup de cœur qui lui tombait dessus : séducteur, flatteur, charmeur et surtout manipulateur. J’ai refusé de coucher avec lui et je n’ai pas eu le poste. Je ne l’ai plus revu après mon non clair et définitif, malgré mes relances pour fixer un rendez-vous professionnel et malgré son intention de faire la part des choses : "Tu as du talent et, bien sûr, tu as ma parole pour le travail."
Je ne me suis jamais considérée comme une victime. Je n’avais pas envie que la parole se libère. Je n’avais pas envie d’être féministe. Pourtant, aujourd’hui, le système actuel m’oblige à témoigner parce que ce système m’a suggéré de me taire, de ne pas nuire à ma carrière, de ne pas passer pour une chieuse et de considérer, si ce n’est normal, tout du moins banal, ce genre d’anecdote qui ponctue les carrières des femmes depuis des décennies. Il n’y a rien de grave dans cette mésaventure ni pour moi ni pour lui, surtout pour lui, d’ailleurs. Rien de grave à se comporter comme un goujat dans le domaine professionnel, rien de bien important à être mis en examen et à faire l’objet d’une information judiciaire pour, entre autres, harcèlement moral. Rien de très problématique à motiver une enquête de plus d’un an par Mediapart, s’appuyant sur de nombreux témoignages de femmes qui signalent un comportement tantôt agressif, tantôt déplacé, mais constant depuis plus d’une dizaine d’années. Son employeur, Radio Nova, acculé lors de sa mise en examen, l’avait écarté de l’antenne : communiqué de presse, action, réaction, on ne laisse pas passer ce genre de choses.
Et puis, cette semaine [en avril 2019, donc], en douce, sans l’annoncer fièrement, ils lui ont redonné le micro. Après une mise au vert d’un mois, cet homme a repris les chemins des studios et s’apprête à se produire à l’Olympia dans le cadre d’un spectacle produit par Nova. Cet homme bénéficie d’un système bienveillant à son égard, tant mieux pour lui. Le même système qui me fera passer pour une femme aspirant à un halo de lumière, qui laissera planer le doute sur mes intentions, qui prônera l’extrême prudence et qui balayera d’un revers de main toutes les situations ne justifiant pas de poursuites judiciaires. Tant pis pour nous. Je précise que Yassine Belattar m’a appelée pour me menacer, pour parler à mes employeurs, qu’il a ensuite appelé des ex-employeurs, en disant : " Est-ce que tu connais cette personne ? Il va falloir qu’elle fasse très attention à ce qu’elle dit et à ce qu’elle fait." »
Je précise que je n’ai plus de nouvelles de lui depuis 2020, à part une fois, où je l’ai croisé dans la rue. Il s’est installé à un café en face de moi, il m’a fixé pendant un quart d’heure et il a craché par terre. J’ai écrit ce texte en avril 2019 et je ne me sens toujours pas victime parce que ma famille travaille dans le spectacle. J’ai donc un réseau assez fort, je n’ai jamais eu besoin de Belattar pour travailler et je n’en aurai jamais besoin. Je suis très privilégiée et c’est pour cela que j’ai souhaité parler, parce qu’à la discrimination de genre s’ajoute la discrimination sociale.
Mme Elsa de Belilovsky, comédienne. J’ai rencontré Yassine Belattar en janvier 2016. Avec ma compagnie d’improvisation, nous étions à la recherche d’un théâtre et j’avais entendu dire que le théâtre de Dix Heures était en train de refaire sa programmation et qu’il fallait voir avec un certain Yassine Belattar, qui avait racheté le théâtre. Je lui ai écrit sur Facebook pour lui envoyer le dossier de presse. Après plusieurs échanges, il me dit d’abord qu’il n’a pas le temps de nous recevoir, pas avant deux semaines, que son planning est très chargé avant de m’écrire que, vu que j’ai l’air sympa, il accepte de nous rencontrer. Il nous raconte que le Dix Heures lui appartient à 90 % et qu’il a pour projet de racheter toutes les salles du boulevard de Clichy pour en faire le futur Broadway parisien. Il me dit que j’ai beaucoup de potentiel, que je peux aller loin si j’en ai envie et qu’il est prêt à m’aider.
Il semble très concerné par le succès du spectacle. Il me donne beaucoup de conseils, commente régulièrement le casting de ma troupe et me dit comment je dois gérer ma compagnie. Il me dit ainsi de retirer mon nom de l’affiche, car il n’y a que les gens qui n’ont pas confiance en eux qui écrivent leur nom. Je retire donc mon nom. Je précise que la compagnie a déjà quatre ans à l’époque et que je ne lui ai pas demandé de se positionner de cette manière. Il parle beaucoup et longtemps. Je crois en plus qu’il n’a jamais vu le spectacle en entier. Il passait simplement une tête de temps en temps, nous apercevions son ombre à l’entrée de la salle, puis il repartait. Quand il partait en tournée, je n’avais plus du tout de nouvelles.
En juin 2016, il me propose de jouer dans une pièce – Doudou – qu’il a écrite avec Thomas Barbazan. Il m’a soufflé qu’il y avait un rôle pour moi. Alors que je suis certaine d’avoir le rôle, il me fait finalement passer un casting ainsi qu’à d’autres actrices de ma compagnie. Il me donne ensuite le rôle, puis me le retire deux semaines plus tard par message en plein été, car selon lui, je ne suis pas assez disponible. Il ne répond pas à mes appels et me laisse avec cela tout l’été. Finalement, à la rentrée, j’ai le rôle et, même si je commence à observer à quel point il est difficile de travailler pour Yassine et non pas avec Yassine, j’accepte le projet. C’est la présence des autres acteurs qui me rassure, ainsi que celle de toute l’équipe du Dix Heures, qui est très sympa avec moi. Je le souligne, car j’ai l’habitude des relations difficiles, alors que c’est la sympathie qui devrait être la normalité.
Yassine Belattar se met à me chuchoter à l’oreille qu’il m’aime, qu’il me veut, qu’il est fier de moi quand il me croise dans les couloirs. Il me parle souvent de ma bouche. Je suis alors en couple et il se permet beaucoup de commentaires sur ma relation. Il me demande pourquoi il ne vient jamais me chercher, qui il est, il me recommande de le quitter. Il me fait comprendre que si je veux réussir, je dois faire ce qu’il me dit. Un soir après la pièce, à vingt-trois heures, il me fait un débriefing. Je suis seule dans son bureau, même si je m’assure de ne jamais être seule avec lui dans le théâtre. D’ailleurs, je me suis fixée inconsciemment pour règle de jamais être seule avec lui et de n’accepter que des rendez-vous en journée et en public. Il ne dit rien et se contente de me fixer avant de me poser une question : « Alors, tu t’es trouvée comment ? » Il hoche la tête, pensif, sans me dire le fond de sa pensée, en me laissant coite.
À force, je viens au théâtre avec la boule au ventre et je commence vraiment à douter de moi : « Est-ce que j’ai bien joué ? », « Est-ce que je fais ce qu’il faut ? ». Je deviens un peu perdue. Je commence à avoir peur de lui, de son jugement, à être stressée dès que je le vois, dès que je lui parle. Il m’envoie souvent des messages, à pas d’heure, me propose des balades pour discuter. Je ne sais jamais comment lui répondre, comment refuser ses avances sans le vexer, sans le fâcher. Il est mon patron et je l’ai déjà vu s’énerver sur d’autres personnes et les humiliations qu’il fait subir. Je n’ai pas envie de le vivre. Il me propose des rendez-vous à pas d’heure. Il m’envoie des textos insistants. Je ne réponds pas. Je me souviens l’avoir accompagné à un rendez-vous pro et me retrouver à visiter une boîte de strip-tease au milieu du boulevard de Clichy. Il aurait apparemment voulu racheter la boîte. Je suis surprise et trouve un prétexte pour partir.
Un matin, il retire ma compagnie de la programmation du Dix Heures. Il vire le spectacle, sans explication. Je ne sais plus comment je l’ai appris, mais je me souviens de la violence avec laquelle je reçois la nouvelle. Cette compagnie, c’était toute ma vie. J’avais beaucoup investi pour le spectacle. Il me donne rendez-vous le lendemain pour déjeuner. J’arrive en larmes, en colère. Je ne comprends pas, je veux juste des explications. Je n’ai pas faim, mais il insiste pour que je commande à déjeuner. Je le regarde en face de moi et je vois que nous ne sommes pas en train de vivre la même chose. Il me dit qu’il va m’inviter. Il est détendu. Je prends sur moi pour ne pas l’insulter. Quand je lui demande des explications, il change de visage. Il devient froid. Il m’explique qu’il a entendu dire que j’avais parlé au Paname – un lieu où nous jouions avant avec ma compagnie d’improvisation – des conditions financières du Dix Heures. Il me dit que je ne dois parler à personne de comment cela se passe au Dix Heures, que je ne dois jamais parler d’argent, de rien. Il accepte de nous reprendre, mais me dit qu’à partir de maintenant, s’il entend que j’ai encore parlé, je serai virée définitivement. Il poursuit en disant qu’il connaît beaucoup de monde et qu’il peut me faire monter aussi bien qu’il peut me griller dans tout le milieu. Un jour, il me donne rendez-vous dans un parc à côté du théâtre du Rond-Point. En me faisant la bise, il détourne sa tête et essaie de m’embrasser avec la langue. Je recule. Il me regarde et me dit : « Tu as vraiment un rapport étrange avec les hommes. » J’ai souvent repensé à cette phrase. Je comprends mieux pourquoi maintenant. J’ai un rapport étrange avec les hommes. Pas tous les hommes : certains hommes, ce type d’hommes.
En 2017, le théâtre change notre programmation, sans aucune concertation, pour nous passer du mercredi au dimanche soir. Je ne tiens que par le soutien de ma compagnie. On l’évite au maximum. Plusieurs personnes – des acteurs du théâtre, des techniciens, des partenaires de jeu – viennent me voir pour me demander comment cela se passe avec Yassine, car ils me disent voir comment il est avec moi et qu’il a déjà fait tout cela à une autre. Ils me disent qu’ils sont là pour me protéger. Je ne comprends pas de quoi ils me parlent. Je vois bien qu’il y a un problème, mais je ne comprends pas pourquoi ces gens viennent me voir alors que tout cela continue.
Je ne le croise presque plus. J’apprends qu’en réalité, il n’a que 2 % du théâtre de Dix Heures et qu’il ment. Je commence à entendre des histoires le concernant avec d’autres comédiennes avec lesquelles il s’est engueulé, avec le même mécanisme, celui de la confiance, de la position hiérarchique. Je commence à comprendre que je ne suis pas seule. En 2018, nous quittons définitivement le théâtre de Dix Heures. Il nous avait alors surnommées dans le théâtre « les Improputes ».
Fin 2018, je suis contactée par des journalistes qui enquêtent sur ses agissements, par d’autres comédiennes et comédiens et d’autres victimes qui voudraient que je porte plainte. On me dit que mon nom revient souvent. Je ne me sens pas capable de porter plainte, je n’ai pas du tout envie de me confronter à lui. Je ne le vois plus et je ne veux plus du tout repenser à tout cela. Mon entourage m’encourage à ne pas parler pour éviter de gâcher ma carrière et que mon nom soit associé au sien. Je me sens complètement perdue. Je ne suis pas capable de mesurer les conséquences sur moi.
Un jour, une journaliste m’a appelée. J’ai été bouleversée quand elle m’a dit qu’un baiser volé, forcé, c’était une agression sexuelle. Mon témoignage devenait donc légitime car j’étais une victime.
Depuis, je n’ai plus de nouvelles de lui, sauf par le journal télévisé quand il est invité à représenter la France au Maroc, par exemple. Au fil des années, d’autres personnes ayant croisé sa route sont entrées en contact avec moi, me demandant de parler. Je me pose cette question depuis six ans. Il faut que cela s’arrête. Il y a trop de vies abîmées. J’ai aussi été contactée pour d’autres affaires, notamment pour celle de mon chef de chœur quand j’étais enfant à la Maîtrise des Hauts-de-Seine ou pour l’affaire de mon professeur de théâtre à l’École internationale de création audiovisuelle et de réalisation (Eicar). Ils ont été écartés de leurs fonctions. J’ai réalisé lors de ces six dernières années que tous mes maîtres, tous mes formateurs, toutes les personnes à qui j’ai donné ma confiance et qui m’ont appris le métier, se retrouvent aujourd’hui impliqués par des témoignages dans des affaires. C’est un peu tout mon monde qui s’écroule.
Cela va mieux. Je me suis habituée à avancer et à enfouir ces moments. Devoir m’y replonger pour pouvoir vous parler a été une vraie torture. Je remercie les personnes de ma compagnie, qui m’ont beaucoup aidée à ressortir tous les souvenirs, parce que j’avais effacé pas mal de choses. Ces violences ont été commises sans violence. C’est toute la perversion du truc.
Je vous remercie de m’avoir donné l’opportunité de déposer tout cela ici, aux côtés des autres témoins.
Présidence de Mme Sandrine Rousseau
M. Bruno Gaccio, humoriste, scénariste et producteur de télévision. J’ai fait engager Yassine Belattar par Canal+ en 2015, en juillet ou en août, pour présenter « La Grosse Émission » dans le cadre de la relance de la chaîne Comédie+ que Canal+ m’avait confiée. Il fallait choisir un présentateur et nous avons choisi Yassine Belattar pour sa sympathie, sa façon de séduire, sa drôlerie, cette façon qu’il a d’envelopper les gens. Je l’ai engagé avec l’accord de Claire Basini, qui s’occupait de toutes les chaînes thématiques de Canal+ et qui était donc ma supérieure hiérarchique. Nous avons signé pour deux mois d’essai, d’octobre à fin décembre 2015.
J’organise ensuite le travail moi-même en invitant plein de gens à un grand casting. Yassine me dit que ce n’est pas la peine car il va faire venir ses copains. Je lui réponds que non, que nous allons ouvrir à tout le monde pour voir ce qu’il se passe, sans que ses copains ne soient rejetés. Tout au long de ma carrière, dès « Les Guignols de l’info », j’ai toujours choisi des personnalités avant de choisir des talents. Il faut que quelqu’un soit capable de faire les choses parce qu’il a une personnalité qui lui permet de les faire. Yassine détestait l’idée que quelqu’un ait une forte personnalité. Il s’arrangeait toujours pour repousser ceux qui avaient une forte personnalité, notamment les femmes.
Nous choisissons une équipe très large, en sachant que des gens vont s’arrêter en route comme cela se passe dans une équipe quand on commence. On me demande de faire une émission zéro et je réponds que, s’agissant d’une émission quotidienne, nous n’en ferons pas une seule, mais vingt. Je voulais que les gens viennent travailler le matin et que l’on voit le soir qui avait la capacité de remplir l’émission avec son talent et sa personnalité. Ceux qui n’y arriveraient pas partiraient d’eux-mêmes.
Les problèmes ont alors vraiment commencé. J’ai commis l’erreur de confier le management à Yassine. En tant que présentateur, je lui ai dit qu’il devait être chef d’équipe et qu’il devait faire en sorte que cette équipe se soude autour de lui.
Je précise que, au début, nous travaillions dans un open space. Nous n’avions pas vraiment de bureau. Le soir, nous faisions une lecture de l’émission préparée dans la journée. Il ne travaillait pas. Tout le monde me rapportait qu’il créait un climat difficile, qu’il faisait du bruit, qu’il n’arrivait pas à l’heure et qu’il était impossible de travailler avec lui. Il venait voir ce que nous faisions et disait que nous étions mauvais. Il se comportait mal avec les femmes. Je ne mesure pas alors ce que tout cela veut dire. Je pensais que nous étions en train de créer une équipe et qu’il était en train de tester les gens.
Au bout d’une petite semaine, j’ai reçu trois plaintes.
Aude Gogny-Goubert, qui a témoigné dans Mediapart, faisait le journal télévisé. Elle a une très forte personnalité et sait se défendre. Elle s’était cassé le bras dans un accident. Elle m’a rapporté que Yassine l’avait plaquée contre le mur en lui disant qu’il allait lui casser l’autre bras.
Maud Givert travaillait déjà à Canal+, dans la cellule auteurs, et je l’avais intégrée à l’équipe. Il l’humiliait à longueur de journée et les témoignages que j’ai entendus ressemblent vraiment à ce que ces filles m’ont dit à l’époque.
La troisième plainte était celle d’une humoriste, Constance, qui devait faire la météo tous les jours. Elle m’a dit ne vouloir la faire qu’une seule fois par semaine, en préparant l’émission chez elle pour éviter de se retrouver dans la même pièce que lui. Elle n’a invoqué aucune raison précise, me disant juste que c’était compliqué avec lui et que cela ne se passait bien qu’avec ses copains masculins. J’ai alors commencé à me rendre à ses réunions pour lui dire que je voulais voir son travail et qu’il me montre sa capacité à faire un éditorial chaque jour sur l’actualité. Il m’a simplement répondu de ne pas m’inquiéter.
Les trois témoignages étant réitérés, j’ai convoqué Yassine pour lui en faire part. Il a répondu que le métier était comme cela et que ces femmes étaient trop fragiles pour une émission quotidienne. Je demande alors une réunion avec Claire Basini et Marie Toublanc, qui était directrice de production. Je leur fais part de ce qui m’a été rapporté et que l’ambiance dans l’open space était foireuse. Je leur propose, à dix jours du début de l’émission, de le virer tout de suite. Nous avions vu d’autres personnes, notamment des femmes, qui pouvaient présenter l’émission. Je proposais, au pire, de faire l’intérim avant de trouver quelqu’un. J’apprends alors de la bouche de Marie Toublanc que l’émission allait être prolongée au-delà des deux mois d’essais et qu’elle allait être produite par Cyril Hanouna et sa boîte H2O. La décision avait été actée par Bolloré. La décision que nous avons prise – je la qualifierais de collective, mais elle n’était pas si collective que cela – a été de ne pas le virer par crainte que Bolloré en profite pour tout arrêter et ne pas nous donner les financements. Hanouna a fait l’émission pendant quelques semaines mais son intention, nous l’avons su par la suite, était de prendre le budget de Comédie+.
Nous avons donc continué avec Yassine pendant ces deux mois. Dans nos nouveaux bureaux, nous avions fait en sorte que les filles ayant eu des problèmes avec lui ne soient jamais en contact autrement que pendant le direct. Nous avons tenu comme cela dans une ambiance assez pourrie.
J’ai parlé de cette réunion à ma compagne, qui est aussi comédienne. Elle m’a alors révélé que, pendant le grand casting, il l’avait plaquée contre le mur dans un couloir en lui disant : « Ce n’est pas parce que tu couches avec le patron que tu seras dans l’émission. Tant que j’y serai, tu n’y seras pas ! » Elle m’a dit ne pas m’en avoir parlé à l’époque pour les mêmes raisons qui ont déjà été évoquées ici : pour ne pas être une « chieuse », pour ne pas arrêter un projet, pour ne pas passer pour la féministe de service. Elle m’a aussi dit avoir voulu m’éviter des « emmerdements », car si je l’avais su, je lui aurais probablement mis mon poing dans la figure.
Je me souviens avoir croisé Bruno Gaston, qui était à l’époque directeur des programmes de France 4. Après lui avoir dit que nous relancions Comédie+ avec Yassine Belattar pour présenter « La Grosse Émission », il m’a regardé avant de me souhaiter bien du courage. J’aurais aimé qu’il me dise pourquoi.
Nous avons pris la décision de le garder pour sauver une émission, un budget, un peu de pouvoir et, peut-être, des carrières, mais nous n’avons pas assez pris en compte le bien-être des femmes et je le regrette vraiment beaucoup. Même si on voit la malveillance et la toxicité d’une telle personne, il est très compliqué, dans toute la hiérarchie de dire « Stop, on coupe ». Dans une histoire comme celle-ci, ce sont les comédiens, les producteurs et les auteurs qui perdent le plus. Le mal-être des femmes ne pèse pas dans un tel système et c’est le système qu’il faut donc changer. Il faut pouvoir être protégé. J’aurais voulu être protégé. J’aurais voulu que ma supérieure hiérarchique Claire Basini aille voir le patron de la chaîne pour lui dire ce qu’il se passait et que personne n’ait à prendre de risque pour dénoncer une atrocité, car je trouve tout cela atroce.
M. Kévin Brotfeld, chef monteur et réalisateur. Je suis monteur vidéo et j’ai rencontré Yassine Belattar en 2009 dans le cadre de son émission « On achève bien l’info » sur France 4. J’ai été engagé en tant qu’assistant monteur à la sortie de mes études. Je travaillais avec des humoristes, des auteurs et des comédiens dans une ambiance plutôt bon enfant et nous faisions régulièrement des blagues sur divers sujets.
Pendant une petite période, nous faisions des vannes entre nous sur nos différences. Cela me plaisait car je me sentais ainsi intégré à l’équipe. Je suis à moitié kabyle et à moitié d’Europe de l’Est. Certains membres de ma famille juive ont été déportés. Les blagues me concernant portaient sur mes origines juives, mais, même une fois cette période de blagues entre nous passée, il a continué à m’appeler « le Juif » matin, midi et soir. Il n’y avait plus de blague, c’était hors contexte. Je lui ai plusieurs fois rappelé que je m’appelais Kévin, mais il a continué. Je ne lui ai pas fait de réflexion systématiquement parce que cela n’avait pas d’impact, parce qu’il était mon patron, parce que c’était mon premier travail et que je ne connaissais pas bien ce milieu. Je n’avais pas envie de me griller avec quelqu’un qui avait potentiellement du pouvoir et qui pourrait m’empêcher de travailler. Je savais en plus qu’il pouvait être violent.
Je me souviens d’un matin où personne ne parlait ni ne travaillait, ce qui était inhabituel. J’ai appris qu’il s’était mis en colère après qu’un auteur lui avait annoncé son souhait de cesser de travailler avec lui. Il s’était mis à frapper dans une bibliothèque avant de la renverser, ce qui avait créé cette ambiance dramatique.
Après la fin de l’émission, je n’ai plus eu de contact. Nous nous sommes croisés deux fois, par hasard, à plusieurs mois d’intervalle : une fois à l’Olympia pour un spectacle d’humour et une autre fois à Radio France pour l’enregistrement d’une émission. Je l’ai alors salué et il m’a encore une fois appelé « le Juif ». Depuis, je n’ai plus eu aucun contact direct avec lui.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour la force de vos témoignages et pour votre courage ; il n’est pas simple de dénoncer.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vos témoignages sont tellement édifiants que je me suis demandé à un moment s’ils n’étaient pas caricaturaux et s’ils allaient nous apporter quelque chose !
Vous avez déclaré, madame de Belilovsky, que le comportement de M. Belattar était « limite » et qu’il ne s’apparentait pas à de la violence. Il s’agissait pourtant bien de violences morales, qui sont l’addition de petites choses. Il est important de rappeler que la violence, ce n’est pas nécessairement une baffe.
Pourriez-vous nous indiquer si les faits que vous relatez font actuellement l’objet de procédures judiciaires ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je précise que notre commission n’a pas le droit d’enquêter sur une affaire en cours de traitement par la justice.
Mme Christine Berrou. À l’issue du procès auquel j’ai assisté il y a un an et demi, M. Belattar a été condamné pour menaces de mort envers Kader Aoun et Kevin Razy. Le témoignage que j’avais livré dans le cadre de l’enquête est passé à la trappe et, s’agissant des faits qui me concernent, il y a prescription : je ne peux donc plus rien faire.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous pouvez donc parler très librement.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous nous avez dit, monsieur Brotfeld, que M. Belattar vous appelait « le Juif ». Depuis qu’ont commencé les travaux de notre commission d’enquête, je m’interroge sur le niveau de violence généralisée dans notre société en général et dans certains milieux culturels en particulier : on est dans la culture du clash permanent. Il faut toujours faire un bon mot, au détriment de quelqu’un – qui ne réagit pas, puisque le groupe semble l’accepter, alors qu’en réalité chacun regarde ses pieds. Cela ressemble à ce qui se passe sur les réseaux sociaux : tout le monde participe à la culture du clash, et tout le monde en est très mal à l’aise. Ces agressions perpétuelles s’auto-alimentent parfois car, pour survivre dans un groupe, il faut aussi faire des blagues. Comment l’avez-vous vécu ? Comment sortir de la culture de la malveillance qui semble latente dans le monde de la culture ? À croire qu’il faudrait dire du mal de l’autre pour être drôle ! Je crois que c’est plus un jugement qu’une question, en réalité…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les violences et l’humour ne sont pas la même chose. Ce que décrivent les témoignages que nous venons d’entendre, ce sont des violences psychologiques et physiques, des comportements toxiques.
Comment expliquez-vous que les différents employeurs de Yassine Belattar aient continué de l’employer ?
Mme Christine Berrou. Les faits dont j’ai témoigné remontent à 2009 : à l’époque, la culture du clash sur les réseaux sociaux n’existait pas. Le comportement de Yassine Belattar était gratuit et méchant. Je pense qu’il purgeait sa violence avec nous, sous couvert d’humour. Je regrette amèrement de n’être jamais intervenue lorsque Kévin se faisait appeler « le Juif », et m’en excuse auprès de lui, mais les autres n’intervenaient pas non plus lorsque je me faisais appeler « la grosse » ou « la moche ». Il y avait sur ce point une sorte d’accord tacite entre nous, même si nous nous entendions bien – ce qui nous a permis de tenir un an.
Dans les premiers jours de notre collaboration pour France 4, notre producteur Luc Besson est venu nous voir dans les bureaux pour nous dire que l’émission serait super, qu’elle allait nous propulser très haut. Il croyait très fort en ce projet et en Yassine Belattar. Je débarquais de ma province, j’avais 27 ans et Luc Besson en face de moi : forcément, j’y ai cru aussi ! Aujourd’hui, je pense qu’il a en quelque sorte scellé notre prison. Nous étions tous hypnotisés et sous emprise. Vincent Demarthe et Thomas Barbazan sont des lâches qui ne nous ont pas protégés. Eux-mêmes placés sur un piédestal par Yassine Belattar, ils ont cru à des promesses. Je pense qu’ils le regrettent aujourd’hui.
Mme Éponine Bégéja. Quant à moi, j’ai eu rendez-vous avec lui, à sa demande, dans les locaux de Radio Nova. Depuis, j’ai réalisé qu’il avait des rendez-vous avec des filles tous les jours, quand il voulait. En mars 2019 – l’époque du clash avec Bruno sur Twitter, de sa mise en examen et de sa mise en retrait –, j’ai contacté un ami qui travaillait pour cette radio. Il m’a répondu : « Cela me désole que la direction continue de le soutenir juste parce qu’ils ont peur de son pouvoir de nuisance. » Selon moi, ce pouvoir est fantasmé. Et je comprends qu’en le voyant représenter la France lors d’un voyage présidentiel, on puisse s’interroger sur sa nature.
Quoi qu’il en soit, il suscite la peur car il ment, ce dont certains tirent profit. La direction de Ravio Nova, à l’époque, était très heureuse du buzz sur les réseaux sociaux et des chroniques des humoristes ; l’émission marchait bien. Elle a donc laissé passer, mais de très nombreux témoignages montrent que les patrons savaient que Yassine Belattar recevait des filles, qu’il leur proposait des stages et que cela n’allait pas au bout… C’était pareil au Théâtre de Dix Heures : il invitait des filles à son spectacle, et elles débarquaient devant Thomas Barbazan ou même devant ses propres enfants. J’ai vraiment eu l’impression, en 2019, que les faits étaient établis depuis longtemps, qu’il agissait en toute impunité, et que les patrons de Radio Nova n’en avaient rien à faire…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Y a-t-il eu des signalements officiels ?
Mme Éponine Bégéja. M. Belattar a été mis au ban pendant un mois, puis il est revenu.
Mme Elsa de Belilovsky. Cela me rend dingue de ne pas avoir été au courant de faits remontant à 2009, alors que ceux que j’ai exposés datent de 2016. M. Belattar s’est même retrouvé à la tête de la programmation d’un théâtre ! Le système a perduré parce qu’il avait du charisme.
Le surnom de notre compagnie Les Improvocantes, était « les Improputes », et l’on entendait : « Ah, les petites salopes arrivent ! » Cela faisait rire tout le monde, et nous riions aussi, mais une fois dans les loges nous nous disions que c’était lourd. En fait, dans le milieu de l’humour, nous sommes habituées à être considérées comme des petites pépettes et à devoir en rire ! D’ailleurs, nous en faisions un sujet d’improvisation sur scène : cela nous amusait de jouer les gros lourds.
Il est vrai que dire quelque chose, c’est casser l’ambiance, c’est ne plus être drôle, c’est être une chienne de féministe. Et rappelons que l’humour c’est notre travail, notre vie. Pour avoir le bonheur d’être sur scène et de pouvoir exercer notre métier, nous avalons tout cela parce que le plaisir de ce métier passion est presque plus fort que le reste. En réalité il ne l’est pas, car avec le temps, cela abîme. Notre compagnie a fini par se séparer, et il a été compliqué pour certains de remonter sur scène. C’était à l’époque de « Balance ton porc », et nous savions qui était notre porc – mais jamais nous ne l’aurions balancé ! Étant comédienne, je ne me sentais pas concernée, pas plus que par MeToo. Pendant très longtemps, et jusque très récemment, j’ai cru qu’un viol c’était forcément violent. Je remercie celles et ceux qui ont parlé, comme Gisèle Pelicot ou Judith Godrèche, qui nous ont permis d’ouvrir les yeux sur un système auquel on s’était habitué.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’une des conditions de survie, dans ce système, est peut-être de ne pas le voir.
M. Bruno Gaccio. M. le rapporteur s’interroge sur la tolérance dont fait preuve le milieu de l’humour – sachant que je ne suis quant à moi qu’un auteur, et non pas un humoriste. En fait, tout dépend de l’endroit où l’on est : l’humour politique est très violent au sujet de la politique ; une blague sur le scrabble peut être violente sur les rapports entre humains ; aujourd’hui, le stand-up aborde souvent les rapports hommes-femmes.
Aux « Guignols de l’info », j’ai été membre de quatre équipes d’auteurs, que j’ai formées. Chaque fois, les tolérances étaient celles du groupe. En dehors du groupe, on se comporte comme l’exigent la société et la loi. Il est interdit de diffamer et d’injurier – ce que fait régulièrement Belattar –, tout comme il est interdit de frapper les gens. J’ai moi-même été condamné pour avoir mis une claque à un paparazzi, et je l’ai accepté. Mais dans un groupe, le niveau d’infamie jusqu’auquel on peut aller est déterminé par le groupe lui-même ! Si tout le monde est d’accord, personne ne dira rien. Si quelqu’un avait dit qu’il était gêné par l’expression « le Juif » – ce qui aurait pu arriver –, alors cela aurait cessé. De la même façon, si une femme dit « arrêtez les gars, cela me gêne énormément », le groupe s’arrête…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À condition qu’elle soit en mesure de le dire.
M. Bruno Gaccio. Même si elle l’est, encore faut-il que la hiérarchie la protège, et qu’elle accepte que la personne en cause soit virée. Avec Claire Basini et Marie Toublanc, nous craignions de perdre l’émission et de nous mettre dans les mains de Bolloré. Nous avons pris notre chance, en comptant sur le fait que Belattar ne serait plus là deux mois après.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pouviez-vous faire des blagues sur Belattar ?
Mme Christine Berrou. Non, ç’aurait été un crime de lèse-majesté !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’humour, c’est aussi la réciprocité.
Mme Christine Berrou. Nous étions terrorisés. Tout ce que nous disions était retenu contre nous et pouvait nous être reproché deux mois plus tard ! Nos propos étaient millimétrés, nous n’intervenions jamais les uns pour les autres – je te présente encore mes excuses, Kévin –, et nous n’en dormions pas la nuit.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’absence de réciprocité est précisément ce qui caractérise un rapport toxique de domination.
Mme Sarah Legrain. On en revient, s’agissant de l’humour, au questionnement qui nous agite lorsque l’on s’interroge sur le consentement. On distingue assez bien les moments où règne l’égalité, qui permet de consentir à l’humour, et les moments où règne la peur. Ce que vous décrivez toutes et tous, ce sont des situations de peur. Le non n’est pas possible, parce qu’il va coûter.
Derrière, il y a la question du pouvoir et celle de distinction entre l’humour qui s’en prend aux puissants, qui de toute façon ne tomberont pas, et celui qui s’en prend aux faibles, qui n’ont pas la possibilité de dire non. Que faut-il faire maintenant pour que le pouvoir se préoccupe du droit des gens ? Dans les situations que vous décrivez, comment la peur aurait-elle pu changer de camp ? Qui aurait pu faire peur à Yassine Belattar, et par quel moyen ? Quel contre-pouvoir peut-on construire face aux abus ? Voilà ce à quoi nous nous efforçons de réfléchir. Le code du travail régule les relations, fixe des obligations et permet, si celles-ci ne sont pas respectées, de démettre quelqu’un de ses fonctions. Avez-vous été témoins de situations dans lesquelles la relation de pouvoir s’est inversée ? Avons-nous les moyens que cela arrive ? On sent en effet que tout ce qui se passe commence à faire peur.
Enfin, nous entendons souvent que pour être talentueux, il faut être une forte tête – un mot parfois employé pour désigner quelqu’un de violent, qui abuse. Pourriez-vous nous aider à démêler ce qui relève du talent professionnel de ce qui relève de la personnalité ?
Mme Éponine Bégéja. Je n’ai pas encore suffisamment réfléchi à ce que l’on pourrait faire, mais je peux évoquer une piste. Si je n’ai pas eu peur, c’est parce que j’ai un pouvoir : mon réseau. Sans doute cet entre-soi qui existe dans le monde de l’audiovisuel mériterait-il une réflexion. Avant de me constituer mon propre réseau, en effet, j’ai bénéficié de celui de ma famille – mon père, mon oncle, ma mère attachée de presse. Cette situation, dont je profite tout en la dénonçant, m’a permis de ne pas avoir peur de Belattar professionnellement – mais ne m’a pas empêchée d’avoir peur du taré qui pouvait débarquer chez moi et se montrer violent.
Avec Yassine, le schéma c’est : contact, séduction, manipulation, agressivité et, quasi systématiquement, accusation de racisme ! Peut-être la direction de Radio Nova avait-elle peur qu’il l’accuse de virer le seul Arabe qui avait une émission ? Il joue sur le racisme systémique de notre société, et cela nous a beaucoup empêchés de parler.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le fait d’écarter toutes les personnes qui pourraient lui faire de l’ombre est aussi une manière de conserver son pouvoir.
Mme Christine Berrou. Je prédis que sa ligne de défense, lors de son audition, sera l’accusation de racisme !
S’agissant de ce qu’il faudrait faire, je vous aurais répondu il y a un an, naïvement, qu’il faut témoigner et porter plainte. Mais M. Belattar a représenté la France au Maroc aux côtés de notre président Emmanuel Macron, alors qu’il a été condamné à de la prison avec sursis pour menace de mort ! Je suis donc très pessimiste et n’ai malheureusement pas de solutions à vous proposer.
M. Bruno Gaccio. Je reviens à la question de Mme Legrain sur la personnalité. Parmi les trois femmes qui sont venues se plaindre, Aude Gogny-Goubert avait un fort caractère – elle affrontait Belattar – tandis que Maud Givert et Constance, que j’avais engagées contre son avis, n’étaient pas des grandes gueules. Maud faisait des choses absurdes, très drôles. Constance poussait très loin tous les sujets ; elle a même eu de gros problèmes après avoir fini une chronique seins nus sur France Inter ! Elles avaient des personnalités que je qualifierais de douces et inventives. J’adorais ces humours différents. Lui, non : il ne travaillait qu’avec les gens qui étaient en force, avec lesquels cela ne pouvait pas coller car il leur rentrait forcément dedans. Que peut-on y faire ?
C’est moi qui ai presque tout déclenché lorsque j’ai porté plainte, après qu’il m’a dit au téléphone vouloir tuer ma femme et mes enfants et qu’il a tenu des propos atroces au sujet de ma mère. J’ai commencé à lui répondre sur le même ton et, très vite, je me suis dit qu’il était fou. Je l’ai menacé de porter plainte et, si j’ai fini par le faire, ce n’est pas parce que j’avais peur de lui mais parce que j’avais peur que les gens qui le suivaient sur les réseaux sociaux viennent me casser la gueule chez moi. Le lendemain matin, la patronne de la police du 6e arrondissement me demandait de revenir pour répéter les mots exacts qu’il avait prononcés au téléphone. En dix ans en effet, la police avait enregistré une quarantaine de témoignages avec les mêmes mots ! Et c’est parce que ma plainte est remontée très vite chez le procureur, sans doute parce que mon nom est connu, que cela a été repéré. Belattar a donc été mis en garde à vue pendant quarante-huit heures et interrogé par le juge. Et alors qu’il y avait une vingtaine de témoignages de femmes, les seuls qui ont été retenus sont ceux de quatre hommes – dont Kader Aoun, Kevin Razy et Azencot –, qui avaient eu le réflexe de l’enregistrer. Quant à ma plainte, elle n’était pas recevable, puisqu’elle concernait des propos tenus au téléphone : c’était sa parole contre la mienne.
Voilà ce qu’il faut : qu’il y ait des procès, puis une jurisprudence qui fasse peur. Mais le fait que Belattar soit invité par le Président de la République au Maroc, où il fait la bise au ministre des Armées devant les caméras, lui donne du pouvoir !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce qu’il faut souligner, s’agissant des trois femmes que vous avez évoquées, c’est qu’elles avaient été recrutées par vous et non par Yassine Belattar : cela leur conférait plus de pouvoir qu’aux autres, et la capacité de se référer à vous. Faire entrer la question du caractère dans l’analyse, c’est renvoyer celles qui n’ont pas pu parler à une faiblesse de caractère, alors que c’est la situation sociale et l’appartenance ou non à un réseau qui déterminent la capacité à parler.
Mme Sarah Legrain. Vous avez eu raison de souligner le traitement différencié dont font l’objet les plaintes et le fait que seules celles des hommes aient été entendues par la justice. Vous nous avez indiqué, madame Berrou, qu’en raison du baiser échangé avec Yassine Belattar, votre plainte aurait eu du mal à aboutir. Toutes les violences ne sont pas autant banalisées ni aussi faciles à dénoncer : les menaces de mort sont entendues par la police, quand les agressions sexuelles ou les violences à caractère sexiste le sont moins. Est-ce la même chose dans le milieu de l’humour ? Vous avez été plusieurs à mentionner le fait que M. Belattar ait accompagné M. Macron lors d’un voyage officiel : quel regard portez-vous sur les responsabilités politiques dans cette période ? Qu’attendez-vous des différentes autorités, dans le champ de la justice, du politique et de l’humour, pour faire valoir vos droits et reconnaître les violences dont vous avez été victimes ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je voudrais inviter les personnes qui nous écoutent, si elles sont victimes de tels faits, à porter plainte. La preuve : même si elle a bénéficié d’un traitement différencié, la démarche de M. Gaccio a pu aboutir parce qu’une vingtaine de plaintes avaient été déposées. Nous savons qu’il est difficile de porter plainte, mais c’est toujours utile. Nous espérons pouvoir proposer des pistes de réflexion pour faciliter le dépôt de plainte et accompagner les plaignants.
M. Philippe Fait. Ce genre de comportements peut se retrouver dans toute la société. Estimez-vous que le milieu les exacerbe ? À la suite de vos dénonciations, y a-t-il eu une prise de conscience de celui-ci ? S’est-il doté d’outils pour faciliter les prises de parole ? Y a-t-il un déontologue pour vous aider ?
Mme Christine Berrou. Il est extrêmement difficile de porter plainte : on ne sait pas comment l’on sera reçu, ni si l’on sera entendu. J’ajoute que l’on n’est pas toujours, entre guillemets, la victime idéale. Ce qui m’a souvent empêchée de parler, c’est le fait d’avoir accepté un climat de flirt. Ce que je vais dire est horrible mais, comme beaucoup de femmes dans cette situation, je me sentais en sécurité lorsqu’il flirtait avec moi. Quatre mois après l’agression au cours de laquelle je me suis retrouvée avec la lèvre en sang, il m’a embrassée dans un ascenseur. Sidérée, je me suis laissée faire car je savais que, si je me laissais embrasser ce soir-là, je ne serais pas humiliée, et serais tranquille pour la soirée. Mais allez expliquer cela ! Il n’y a rien de plus compliqué à expliquer qu’une relation d’emprise.
De plus, le fait de porter plainte prend du temps et coûte de l’argent. Quant à moi, je craignais aussi la confrontation – qui finalement, à mon grand désespoir, n’a pas eu lieu. Yassine Belattar a déclaré que j’avais menti, ma plainte a été mise de côté et que je n’ai pas eu le luxe d’être aux côtés des autres plaignants lors du procès.
Mme Elsa de Belilovsky. Porter plainte, c’est tout un cheminement ; cela prend du temps et cela coûte cher. En tant qu’intermittente du spectacle, je n’ai pas voulu y consacrer de l’énergie – j’en consacre déjà beaucoup à créer mon propre boulot ! Peut-être attendais-je aussi de l’aide de la part de mes partenaires de jeu, qui savaient. Mais en les voyant continuer à travailler avec lui, j’ai pensé que la situation était peut-être de ma faute.
Quand j’ai appris qu’un baiser pouvait être une agression sexuelle, je suis tombée de haut : je me suis dit que, dans ce cas, j’avais été multi-agressée ! Mais je n’allais pas passer les cinq années suivantes à porter plainte. Les choses commençaient alors à changer ; on commençait à expliquer aux femmes ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas. Il est vrai qu’il n’existe quasiment pas de frontière entre vie privée et vie professionnelle dans nos métiers : pour moi il y en a une depuis que je suis mère, mais lorsque j’étais une jeune femme célibataire, mon travail et ma vie personnelle se confondaient.
Mme Éponine Bégéja. Le directeur de production de la société dans laquelle je travaille a été obligé de suivre une formation du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) contre les violences sexistes et sexuelles (VSS). Je ne sais pas si cette formation l’a sensibilisé aux conséquences possibles des blagues et de certaines ambiances de travail, mais elle l’a alerté sur sa propre responsabilité juridique. Il me semble que, de ce point de vue, cela a fonctionné.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les raisons pour lesquelles on ne porte pas plainte immédiatement sont peu comprises et peu souvent évoquées. L’une des réponses à l’humiliation consiste de se prouver à soi-même que l’on est assez fort – assez forte, le plus souvent – pour la surmonter. Or je tiens à préciser que ce n’est pas à nous, victimes, de gérer cela de façon interpersonnelle : les agressions sexuelles, les viols et les violences sont des troubles à l’ordre public. Ces faits relèvent du code pénal, et c’est à la société de les gérer.
Je vous remercie pour cette audition.
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La commission auditionne ensuite Mme Flore Benguigui, Mme Amandine Lach, Mme Aurélie Le Roc’h, Mme Noémie Luciani, Mme Florence Porcel, et Mme Sophie Tissier.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous recevons des femmes très courageuses, qui souhaitent témoigner des violences qu’elles ont subies, en particulier dans le monde du cinéma, de l’audiovisuel et de la musique : Mme Flore Benguigui, compositrice et interprète ; Mme Florence Porcel, autrice, actrice et chroniqueuse ; Mme Aurélie Le Roc’h, actrice et scénariste ; Mme Noémie Luciani, critique de cinéma pour Le Monde ; Mme Amandine Lach, journaliste de cinéma ; Mme Sophie Tissier, qui a notamment été chargée de la production de magazines audiovisuels.
Mesdames, nous ne pouvons nous substituer à la justice mais vos témoignages comptent ; ils contribueront à mieux comprendre comment de telles violences peuvent se produire et, surtout, se répéter, sans que leurs auteurs ne soient jamais inquiétés.
Cette table ronde est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Flore Benguigui, Mme Florence Porcel, Mme Aurélie Le Roc’h, Mme Noémie Luciani, Mme Amandine Lach et Mme Sophie Tissier prêtent successivement serment.)
Mme Flore Benguigui. Il y a quelques semaines, j’ai témoigné dans Mediapart des violences psychologiques que j’ai vécues comme chanteuse d’un groupe qui avait un certain succès, L’Impératrice. J’ai choisi de raconter mon histoire, ce qui m’expose à beaucoup d’autres violences, parce que les violences psychologiques restent peu visibles, donc peu identifiables et identifiées – elles continuent de gangrener le milieu de la musique.
J’ai connu une situation d’emprise, avec des humiliations verbales, une alternance entre dénigrement et valorisation, un épuisement physique et mental, une absence totale d’écoute. L’impact a été sensible et révélateur : j’ai perdu l’usage de ma voix chantée pendant un an et demi. Je parle non d’une extinction de voix – mes cordes vocales, inspectées en détail, ne présentaient aucune anomalie –, mais d’une extinction de chant : je pouvais faire des exercices sans problème mais j’étais incapable de chanter la moindre note d’une chanson, le souffle instantanément coupé. Cela s’est produit en pleine tournée mondiale du deuxième album de mon ancien groupe. Après une année passée à entendre deux autres membres répéter que j’étais une mauvaise chanteuse, sans technique, travaillant mal ou trop peu, trop sensible, sans aucune émotion dans la voix – c’est paradoxal, j’en conviens –, j’ai tourné un an et demi quasiment en play-back, ce qui a décuplé mon syndrome de l’imposteur, jusqu’à provoquer une dépression. Tout le monde m’a vue sombrer, pleurer constamment, alors que j’étais sur scène tous les soirs. Je m’adressais au public, je dansais, j’essayais de chanter. Je répondais aux interviews, je m’occupais des réseaux sociaux, de la mise en vente des produits, de l’image. Je faisais tout pour ne rien laisser paraître à l’extérieur, même si toute l’équipe était au courant. Jamais personne, pas même moi, n’a pensé à arrêter. À la fin de la tournée, on m’a annoncé que la suivante était déjà prévue sept mois plus tard, et on m’a demandé d’écrire, de composer les lignes vocales et d’enregistrer un album en trois mois, malgré mes appels à l’aide et mon état fébrile. Pensant que je n’avais pas le choix, j’ai fini par le faire, dans la douleur. J’étais sous pression, je n’avais pas pleinement retrouvé l’usage de ma voix et j’étais chaque jour confrontée aux deux membres du groupe qui avaient causé mon mal-être, sans personne pour me défendre.
Toute seule au milieu du boys’ club, on ne pense jamais qu’on a le choix. Minoritaires dans le milieu de la musique, les femmes sont mises en concurrence et insécurisées ; elles pensent qu’elles ne méritent pas leur place. Pour nous donner de la valeur, nous acceptons d’exercer plusieurs métiers en mêmes temps – dans mon cas, en plus d’être chanteuse et autrice-compositrice, je m’occupais des réseaux sociaux et du stylisme du groupe. Nous acceptons de ne pas faire nos propres choix de carrière et de travailler dans des conditions dégradées : de dormir trois heures par nuit pendant les tournées internationales, de jouer après dix heures de route, sous anxiolytiques, pour un cachet de 120 euros net, parce que l’on vit « un rêve » et que l’on n’a pas le droit de se plaindre. D’ailleurs on a trop peur pour se plaindre : toutes les femmes de cette industrie sont considérées comme interchangeables. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment j’ai été remplacée en quelques semaines pour chanter les chansons, les mélodies que j’ai écrites. Pourquoi changer quand on peut pousser les gens à bout, puis les supplanter en deux secondes, quand on en a tiré ce qu’on en voulait ?
Dans le boys’ club, les hommes sont aux manettes ; certains concentrent les pouvoirs, provoquant des conflits d’intérêts. Ainsi, la même personne occupe les postes de producteur, de coéditeur et de manageur de L’Impératrice : la protection de la santé des artistes passe bien après son intérêt de label. Après neuf ans dans cette industrie, j’ai compris que seules les femmes parlaient de santé mentale, mais on ne les écoute pas : on les traite de divas, de drama queens ou d’hystériques. Presque toutes les manageuses que je connais protègent vraiment la santé mentale de leurs artistes, en dépit des petits arrangements entre amis des puissants. Elles sont blacklistées, considérées comme des dragons insupportables, alors qu’elles ne font que leur métier. Ce milieu n’aime pas les femmes qui font des vagues, ni les femmes politisées ; il leur fait croire que le public non plus n’aime pas cela – c’est aussi pour cette raison que je me suis tue si longtemps.
Le boys’ club oblige aussi les femmes à se voir sexualisées ; elles doivent gérer des limites très floues entre vie privée et vie professionnelle, l’absence d’intimité pendant les tournées – j’avais très rarement une loge pour moi et je dormais avec tous les autres –, la consommation d’alcool et d’autres substances et les frustrations romantiques et sexuelles des hommes avec qui elles travaillent. Selon le leader de L’Impératrice par exemple, il faut une tension sexuelle entre les chanteuses et leurs producteurs et musiciens – il expliquait que lui, en tout cas, fonctionnait ainsi. Le leader d’un autre groupe auquel j’ai appartenu m’a virée en me disant : « Je m’en fiche de comment tu chantes, tout ce qui m’intéresse, c’est que tout le monde ait envie de te baiser ! » – pardon pour le vocabulaire. Plusieurs membres de L’Impératrice m’ont expliqué que l’un de nos collègues était méchant avec moi, au point de m’avoir menacée physiquement en 2019, parce qu’il était amoureux de moi, et frustré, car je n’avais jamais eu avec lui de relation de séduction. C’est vrai dans tous les milieux masculins : même si l’on reste toujours professionnelle, les frustrations des hommes constituent une véritable charge mentale car elles peuvent engendrer des violences et de la peur. Pendant une tournée aux États-Unis et en France, plusieurs membres du groupe ont laissé, à deux reprises, un de leurs amis frapper à la porte de ma chambre d’hôtel en pleine nuit et se montrer insistant, ce qui m’avait fait peur. Ils ont continué à l’inviter dans les coulisses de la tournée parce que « ce n’est pas de sa faute s’il est amoureux » – sous-entendu, c’est de la mienne.
Le boys’ club donne l’impression que chanteuse n’est pas un métier. Pour les femmes, chanter serait naturel, donc les chanteuses ne sont pas des musiciennes, elles sont dépourvues de technique. Durant toute ma carrière, des gens qui n’étaient pas chanteurs m’ont donné des leçons sur la manière de travailler et d’utiliser ma voix ; ils n’y connaissaient pas grand-chose mais y mettaient toujours beaucoup de condescendance. Ce sexisme additionné à l’obsession de perfection de notre époque, née de l’utilisation très répandue sur scène des ordinateurs, conduit à ne rien laisser passer aux chanteuses : à la moindre fausse note, elles prennent des vagues de haine dans les réseaux sociaux et les médias. Pourtant, le chant est fait de vie, d’accidents – c’est ce qui rend cet instrument si beau et si singulier. Il s’agit bien de sexisme : d’un homme qui chante un peu faux, on dira qu’il a du chien ; une chanteuse qui chante un peu faux n’est qu’une mauvaise chanteuse, sans doute embauchée pour de mauvaises raisons – elle ne mérite pas sa place.
Il est très fréquent que les chanteurs et les musiciens connaissent des problèmes d’alcool ; jamais ils ne seront jugés pour autant, et on ne stoppera pas leur consommation. Il n’en va pas de même pour les femmes. Combien de chanteurs montent sur scène un verre de vin à la main, parce que c’est cool ? Combien de chanteuses n’y songeraient même pas ? L’alcool est un vrai problème dans ce milieu. Les musiciens en consomment systématiquement, quelle que soit l’heure du concert. Mes anciens collègues, par exemple, insistaient pour avoir une bouteille d’alcool fort dans leur loge, même lorsque nous jouions à quatorze heures trente. Un environnement alcoolisé, masculin, où l’on travaille la nuit, avec des gens qui se croient tout permis, qui n’ont pas l’habitude qu’on leur pose des limites, parce qu’ils sont « des artistes », est un terrain favorable aux agressions.
Quand on regarde bien, on voit que toutes les violences ont une même origine : le boys’ club. À la suite de mon témoignage dans Mediapart, j’ai reçu beaucoup, beaucoup de messages de femmes qui avaient vécu la même situation sans jamais oser en parler ou qui s’étaient rendu compte en le lisant qu’elles vivaient la même chose. J’ai rencontré des femmes qui avaient le même blocage vocal que moi – la violence leur avait coupé le souffle. J’ai récemment fait la connaissance d’une chanteuse : après avoir subi les violences psychologiques d’un producteur, elle a développé des tics physiques et un syndrome de Gilles de La Tourette qui rendent sa vie très difficile.
Les violences psychologiques ont sur les femmes de l’industrie de la musique des répercussions physiques et mentales très graves, mais qui est là pour les écouter et les prendre en charge ? La justice ? Il y a quelques mois, une amie chanteuse et musicienne m’a raconté le parcours de la plainte pour agression sexuelle qu’elle a déposée contre un artiste français avec qui elle a tourné. Elle a averti les équipes et quitté la tournée ; lui l’a continuée sans problème. Elle est brisée. Quelques mois plus tard, elle a appelé le commissariat pour savoir où en était sa plainte, car c’est ainsi que cela se passe : ils l’avaient perdue. Je sais pourquoi elle n’en déposera pas d’autre.
Qui, si ce n’est la justice, écoutera les femmes ? L’industrie ? De mon équipe, masculine, j’ai été la seule à demander au tourneur de notre groupe pourquoi il avait laissé des femmes partir en tournée avec un rappeur, Lomepal, également signé chez lui, malgré une accusation de viol. Les équipes d’hommes s’en foutent.
Pour écouter et croire les femmes, il reste la presse – je rends hommage au travail courageux et essentiel de Mediapart –, et les femmes. Celles du milieu de la musique se passent le mot, pour éviter tous ceux que tout le monde sait dangereux, mais indéboulonnables. Le résultat, c’est que les femmes sont nombreuses à quitter cette industrie qui, plus soudée que jamais, les broie. Plutôt que parler et s’exposer à toujours plus de violence, au boycott et à l’isolement, elles préfèrent se taire et sauver leur peau – je les comprends. Vous avez appelé, madame Rousseau, à fissurer le bloc des hommes ; je suis également persuadée qu’une seule fissure, suffisamment large, suffirait à changer la donne et à faire entrer la lumière. Malheureusement, je peux compter sur les doigts d’une seule main les hommes du milieu de la musique qui disent ne plus vouloir faire partie de ce système et qui prennent le risque d’agir vraiment.
Mme Florence Porcel. Il y a quatre ans, j’ai décidé de porter plainte pour viol aggravé contre Patrick Poivre d’Arvor, en dépit de l’épreuve que constitue une procédure judiciaire, de la faible chance statistique de parvenir à une issue favorable et des risques pour ma vie professionnelle.
Avec quatre années de recul, je peux affirmer que ce combat pour la justice est aussi dévastateur qu’il m’est vital. Lorsqu’on porte plainte contre une personnalité aussi influente dans le milieu des médias et de la culture, on se heurte à une puissante résistance et à l’omerta.
Depuis une dizaine d’années, je suis autrice. À la sortie de mon dernier livre, il y a deux ans, mon éditeur a eu des discussions musclées avec des libraires et des responsables de festivals et de salons littéraires situés partout en France, qui refusaient de m’inviter. Pourtant, ma plainte était loin d’être isolée, plusieurs dizaines de femmes s’étaient également adressées à la justice, mais j’étais la première : leur loyauté, revendiquée, pour Patrick Poivre d’Arvor, qui a régné sur le milieu littéraire pendant des décennies, a été la plus forte. Avant mon dépôt de plainte, je remplissais les salles et les librairies, j’avais la chance de faire de longues et passionnantes campagnes de promotion ; à ce jour, je peux compter sur les doigts d’une seule main les invitations reçues pour défendre mon dernier livre. Cela n’a pas été beaucoup plus facile avec les médias : une émission littéraire réputée a refusé de me recevoir parce que cela aurait constitué « un affront personnel pour Patrick Poivre d’Arvor ». Une célèbre antenne, dont j’ai pourtant été une voix, m’a fait comprendre que j’étais désormais persona non grata. Aucune des autres radios généralistes ne m’a invitée, à l’exception d’une émission présentée par une autre victime de Patrick Poivre d’Arvor, alors que j’étais régulièrement conviée, à l’occasion d’actualités diverses, pendant ma vie d’avant – c’est en ces termes que je désigne maintenant la période qui a précédé mon dépôt de plainte.
Mon activité d’autrice ne m’a jamais permis de vivre. Je faisais en parallèle de la vulgarisation scientifique, spécialisée dans les domaines de l’espace et des sciences de l’univers ; la majorité de mes revenus provenaient des médias, de la publicité et de l’événementiel. J’ai maintenant plusieurs années de recul : à l’exception de l’année 2023, pendant laquelle j’ai un peu soufflé, j’ai perdu un quart de mes revenus, soit davantage que pendant la crise liée au covid, malgré la part prépondérante de l’événementiel.
Ma carrière dans la vulgarisation scientifique reposait sur trois piliers : mon image, ma réputation numérique et ma rigueur factuelle. Lorsqu’on est traitée de menteuse dans les émissions les plus vues et les plus écoutées, l’incidence sur le crédit en matière de rigueur est catastrophique, même si jamais, en dix ans de carrière, je n’ai été mise en défaut dans ce domaine. La réputation numérique qui se dessine lorsqu’on entre mon nom dans un moteur de recherche ne correspond plus du tout à ce que veulent les employeurs et les clients. Quant à mon image, rares sont les personnes, les sociétés et les institutions qui acceptent désormais de l’associer à la leur. Je remercie chaleureusement celles et ceux qui m’ont renouvelé leur confiance depuis mon dépôt de plainte, même si ce n’est malheureusement pas suffisant pour vivre.
Ma vie d’après n’est donc qu’un écho moribond de ma vie d’avant, une accumulation de contrats alimentaires pour exercer des métiers qui ne sont pas les miens et d’allocations chômage très insuffisantes les mois où je n’ai rien trouvé d’autre. Je parle de quatre longues années de traversée du désert. Cela ne pouvant plus durer, je vais devoir me reconvertir.
Il me reste l’écriture. Elle ne me permet toujours pas de vivre mais sans elle, je ne tiendrais pas debout. Ma maison d’édition, JC Lattès, plus particulièrement Véronique Cardi et Mahir Guven, m’ont soutenue dès le premier jour – qu’ils en soient chaleureusement remerciés. Qu’ils continuent de me soutenir donne de l’espoir : il est possible de choisir de briser l’omerta et d’affronter une personnalité incontournable de son milieu. Ils persévèrent malgré le sacrifice de mon premier roman sur l’autel de ma plainte, malgré les difficultés rencontrées lors de la sortie de mon dernier livre et malgré les menaces de mort – car porter plainte contre une personnalité publique, c’est aussi voir la violence rejaillir sur ses soutiens.
Je travaille donc sur le coût de la parole, médiatique et judiciaire, contre une personnalité publique dans les affaires de violences sexistes et sexuelles (VSS). L’écrasante majorité des témoignages montrent la déflagration que représente le traitement médiatique des affaires, que les victimes ressentent comme une violence. J’ai bien conscience que dans mon affaire, les médias ont permis à d’autres femmes de trouver le courage de se tourner vers la justice, mais le traitement médiatique a une répercussion non négligeable sur ma santé mentale. Fin 2024 par exemple, la presse a brisé le secret de l’instruction en cours à deux reprises en quelques semaines. Les éléments dévoilés sont accablants pour Patrick Poivre d’Arvor, pourtant les publications ne sont pas un soutien pour moi. De mon côté, je respecte scrupuleusement le secret de l’instruction, ce qui est très difficile psychologiquement : je suis, avec mes avocats, seule détentrice de secrets très lourds à porter. Il m’arrive de rester seule en attendant la convocation d’un acte d’enquête dont je devine qu’il sera terriblement éprouvant ; puisque je n’en parle à personne, je ne peux recevoir aucune aide d’aucune sorte. Après, je continue à me taire et je gère seule les conséquences. Quand la presse dévoile des éléments, une partie de mon entourage m’en veut de m’être tue et me le fait comprendre : je dois encore gérer leur colère, leurs reproches, leur frustration et leur déception. C’est la double peine. Par ailleurs, chaque fois que la presse brise le secret de l’instruction, c’est sur moi que les soupçons se portent, or cela fait courir un risque non négligeable à mon dossier. Tout ce que je souhaite, c’est un procès. J’y ai déjà sacrifié quatre années de ma vie. Si, en quelques semaines, deux journaux différents dévoilent des secrets, il n’y a aucune raison pour que cela s’arrête : je dois désormais vivre avec la peur qu’une nouvelle publication tombe sans crier gare et me mette à nouveau en danger. Ces épées de Damoclès aggravent l’anxiété, l’insomnie – c’est suffocant.
J’ai évoqué ce point pour ouvrir le débat sur la médiatisation des affaires de cette nature. Je ne reprocherai jamais aux journalistes de faire leur travail ni de protéger leurs sources : ce sont les bases d’une démocratie saine. Cependant, les uns et les autres doivent prendre conscience des incidences des affaires en cours sur les parties et réfléchir à leurs responsabilités. Les dossiers de violences sexuelles ne sont pas tout à fait comme les autres : à cause de la culture du viol, les victimes perdent tout lors de l’éclatement de l’affaire. Il serait bien qu’on ne les entrave pas dans leur combat pour obtenir justice, car c’est de cela uniquement qu’il s’agit : un besoin absolu de justice.
Mme Aurélie Le Roc’h. J’ai subi une tentative de viol, de Jacques Doillon, en 1998. J’étais stagiaire bénévole sur le tournage de Petits Frères. Il m’a proposé un rendez-vous dans un café. Une demi-heure avant, il a changé l’adresse pour celle de sa maison, où je me suis rendue en pensant que Jane Birkin y serait. Elle n’y était pas. Il m’a reçue seul. Du rez-de-chaussée nous sommes passés au premier étage, il m’a servi de l’alcool et une pizza et m’a fait miroiter des essais avec Stéphane Foenkinos, pour me faire démarrer dans le métier. J’ai environ 20 ans, c’est mon premier tournage. Il me dit qu’Isabelle Huppert, Béatrice Dalle et Juliette Binoche ont suivi ce parcours, qu’elles sont toutes passées par lui pour commencer. Au milieu du repas, il a ouvert une porte qui mène dans un grenier au deuxième étage. Là, il y avait une chambre, où j’ai été piégée. Il s’est allongé sur le lit. J’ai tiré un fauteuil pour lui tenir tête. Il m’a attrapé le bras pour me tirer vers le lit. Je me suis débattue. J’ai réussi à m’extraire et, du haut de mes 20 ans, je lui ai dit : « Jacques, tu dois avoir un problème avec ta mère, tu devrais consulter un psychiatre. » Il n’en a pas fait cas.
Le lendemain, l’ambiance sur le tournage avait complètement changé. Les gens se détournaient de moi. Lola Doillon, sa fille, était première assistante – je l’aimais beaucoup ; elle m’a écartée en me faisant garder du matériel dans une pièce. J’ai été agressée par un régisseur qui m’a tourné autour pendant cinq minutes en mimant des orgasmes. Je me suis levée et je l’ai invectivé. Il m’a donné un coup de poing : je suis tombée, le nez en sang. J’ai entendu dire dans des talkies-walkies : « faut la virer, faut la virer ». Il s’agissait certainement d’une décision du directeur de production, mon ami, Yvon Crenn. Je suis allée lui dire que je n’étais pas virée, qu’il n’avait pas compris la situation. Mais tout le plateau s’est retourné contre moi ; j’ai été mise à l’écart pendant trois semaines.
Pour vérifier ce que Jacques m’avait dit, je lui ai demandé le numéro de téléphone de Stéphane Foenkinos, lequel m’a donné rendez-vous chez Alain Sarde. Je me suis rendue rue Dumont-d’Urville, où Alain Sarde n’était pas. Stéphane Foenkinos n’avait à me proposer ni essai, ni film, ni rien du tout. Il ne m’a jamais rappelée, pour aucun casting. En général, quand on est envoyée par un réalisateur aussi prestigieux que Jacques Doillon, on vous rappelle. Personne ne m’a rappelée – je vous laisse imaginer pourquoi.
Dans la période qui a suivi, j’ai suivi les cours de Fame, école de comédie musicale. David Barrouk, mon professeur, s’est proposé pour être mon protecteur. Il m’a dit qu’il était amoureux de moi. Pendant six mois, j’ai eu une relation avec cet homme, jusqu’à apprendre que son objectif était de me rabattre vers le couple pervers qu’il formait avec sa compagne, prétendument son ex, pour constituer un trio. Là, je pense que j’ai dévissé : dans l’année qui a suivi l’agression de Jacques Doillon et la trahison de David Barrouk, j’ai fait une tentative de suicide.
J’ai travaillé au siège de MK2, ce qui m’a fait beaucoup de bien, grâce à la protection de l’équipe : Marin Karmitz, Caroline Eliacheff, Nathanaël et Elisha Karmitz, Jérémie Nassif, que j’aime beaucoup. Malheureusement, j’ai rencontré un acteur, Mathias Mégard, qui m’a confié avoir été violé par son professeur du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Je l’ai écouté avec empathie. Lors d’une soirée rapprochée, il m’a soudainement projetée par terre, m’a attaché les mains, et m’a violée. Ce viol a fait l’objet d’une amnésie traumatique qui a duré quinze ans ; j’en ai retrouvé le souvenir lorsque je suis tombée enceinte de mon fils.
Quelles conséquences ont eues ces trois affaires ? Jacques Doillon n’a pas été mis en examen. Je ne suis pas seule : il fait l’objet d’un grand nombre de plaintes. David Barrouk exerce toujours en tant que professeur de théâtre. Il a tenté la même manipulation sur plusieurs autres apprenties comédiennes. Mathias Mégard, mon violeur, a été relaxé : quand je suis allée déposer plainte, la police m’a dit que les faits n’étaient pas prescrits ; quinze jours après, ils l’étaient – je n’ai pas compris.
Quand j’ai porté plainte contre Jacques Doillon, la psy de la police a culpabilisé mes parents et nous a adressé des réflexions désobligeantes. Pressée par d’autres affaires plus importantes à traiter, elle s’est montrée d’une froideur extrême. Je vais faire son travail à sa place et énumérer devant vous les conséquences psychologiques de ces agressions.
Face aux réalisateurs, j’ai subi un déficit de confiance et me suis sentie en insécurité, ce qui m’a handicapée car tout cela faisait obstacle au lâcher-prise, indispensable à la justesse du jeu de l’acteur. Mon début de carrière a dû se tenir loin du centre névralgique du métier. J’ai été obligée de m’éloigner de Jacques Doillon, de sa fille Lola et de Cédric Klapisch, son mari, et bien sûr de Dominique Besnehard qui n’en est jamais très loin. Sentiment d’abandon, sentiment de solitude, sentiment d’être incomprise, sentiment d’être transparente, sentiment de culpabilité et donc d’anxiété relationnelle : j’ai eu beaucoup de difficultés à me poser. Ma famille peut en témoigner, je n’étais pas comme cela avant.
En France, les auditions ne sont pas libres d’accès comme aux États-Unis. Le fonctionnement est beaucoup moins démocratique : les comédiens et les comédiennes doivent toujours aller chercher les essais pour travailler et recommencer un jeu de séduction qui ne devrait normalement pas avoir lieu d’être.
Chaque fois que je faisais des rencontres avec des hommes, je craignais que cela ne recommence et je me suis mise à redouter les rôles où ma sensualité pourrait être appréciée. Moi ancienne danseuse devenue comédienne, je ne pouvais plus me servir de mon corps. Entre un corps trop écorné intérieurement et trop adapté extérieurement, je vivais une dissociation. Très fâchée avec ma sensualité, je me suis coupée de 90 % des rôles puisque les scénarios vont toujours dans le sens de l’érotisation du corps de la femme.
J’ai mené une lutte. En 2017, Mediapart a publié mon témoignage contre Jacques Doillon de manière anonyme. Puis est venue la prise de parole de Judith Godrèche qui recoupait mon expérience. Le Monde a consacré un article aux plaintes contre ce réalisateur. J’ai été interviewée par BFM. Mais tout cela n’a servi à rien. J’ai la sensation de faire le travail de la justice, parce que la justice ne fait pas son travail.
Je ressens de manière hostile la volonté du président Macron d’adouber Gérard Depardieu, les soutiens apportés à Jacques Doillon, notamment de la part de Dominique Besnehard, les lettres de moralité signées par la majorité des professionnels du spectacle grâce auxquelles Alain Sarde, accusé de trafic de jeunes filles et de proxénétisme, a pu être relaxé ou encore la tribune totalement réactionnaire en faveur de Depardieu. Le métier se divise en deux : d’un côté, la puissance et l’impunité, de l’autre, des victimes qui ne sont pas entendues.
Caroline Fourest a beau être survisibilisée dans les médias, cela n’enlève rien au fait que nous sommes majoritaires.
Mme Noémie Luciani. Je vous remercie de m’avoir invitée à cette table ronde comme je remercie celles qui y participent. Je n’ai pas réussi à manger ce matin mais leur courage me nourrit.
Je m’appelle Noémie Luciani. Pendant une quinzaine d’années, j’ai été critique de cinéma. Comme la plupart de mes collègues, je n’avais pas de contrat, je multipliais les piges pour plusieurs médias. En 2021, j’étais à Cannes où je n’avais pas prévu de me rendre, ayant toujours trouvé là-bas la cinéphilie en berne, l’exercice social nauséabond et les nez trop poudrés de cocaïne. L’un de mes rédacteurs en chef avait beaucoup insisté pour que j’y aille. Il s’apprêtait à m’embaucher en septembre pour ce qui devait être mon premier contrat. C’est si rare qu’après des années de piges, précédées d’années de textes bénévoles, je voulais encore prouver que je méritais sa confiance.
À la fin du festival, la revue a donné une soirée dans l’appartement qu’elle louait et le directeur général d’un média partenaire m’a abordée. Je l’avais déjà croisé, il m’avait fait une vilaine impression. Comme ce partenariat comptait beaucoup pour ma revue, je me suis mise en demeure de faire bonne figure pour honorer la confiance de mon rédacteur en chef, mais aussi parce que dans ce métier, il faut être bien vu des chefs et des partenaires pour bénéficier de bons sujets, de bons emplacements dans la maquette, de possibilités d’interviews.
L’homme était cultivé. Je me suis prise au jeu d’une conversation d’esthètes comme on aime à en avoir entre gens du métier, pleine de grands mots, peut-être pédante. Nous avons parlé de poésie, de l’écriture qui nous sauve et qui nous tient debout contre les tempêtes, de théâtre. Il m’a dit cette phrase que je n’oublierai jamais : « Il faut absolument que je te raconte une représentation de Bertolt Brecht à la Comédie-Française ». La soirée finissait et nous étions seuls sur un balcon. Dans la chambre, derrière les voilages, mon rédacteur en chef s’était couché. Sous son regard, que pouvait-il se passer ? L’homme cultivé ne m’a jamais parlé de Bertolt Brecht. Il s’est tu. Et prise d’une peur que je ne pouvais pas expliquer, je me suis mise à parler d’une représentation de Cyrano de Bergerac à la Comédie-Française. J’ai tout décrit, la voix des acteurs, leur jeu, les costumes, le moindre élément de décor dont je me souvenais comme un barrage invisible jusqu’à ce que le souffle me manque mais, avant que je puisse reprendre de l’air, il a éteint ma bouche en plaquant contre elle la sienne, immobile et glacée. Et j’ai pensé : voilà à quoi cela doit ressembler d’embrasser un cadavre. J’ai pensé « non » mais ses lèvres fermaient les miennes alors j’ai tenté de m’enfuir et il m’a rattrapée. Le silence me faisait mal, j’ai essayé de parler ; ses mains me faisaient mal. Le silence s’est cogné sur le son des volets roulants que mon rédacteur en chef, sans doute incommodé par le spectacle, a baissés. Je suis restée enfermée sur le balcon avec l’homme cultivé et mes mots pour seule arme ne m’ont pas sauvée.
J’ai porté plainte contre lui pour viol et j’attends que la justice nous entende, moi et cette jeune femme qu’il a agressée durant deux éditions d’un festival où elle travaille. Elle a essayé de le repousser si fort, m’a-t-elle dit, qu’elle en avait le lendemain des courbatures dans tout le corps.
J’ai aussi saisi les prud’hommes contre cet ancien employeur à qui j’avais tout raconté mais qui, lorsque j’évoquais quelques semaines plus tard ma prise de poste, m’a dit ne pas comprendre de quoi je parlais. Longtemps, je me suis demandé s’il ne m’avait pas crue ou s’il avait choisi de privilégier un partenariat mais aucune de ces réponses n’est acceptable, il me semble.
Depuis, je n’ai pas retrouvé de stabilité professionnelle. Lorsque je mentionne ce CDI disparu, sans nommer qui que ce soit à quelqu’un du milieu, personne n’est surpris. Mon histoire est un mélange de violences sexuelles et professionnelles tristement emblématique du petit monde de la critique de cinéma. Ma rencontre avec Amandine Lach au sein de MeTooMedia l’a confirmé comme les témoignages que nous avons entendus au cours de l’enquête que nous avons décidé de mener. Entre victimes, nos histoires violentes ne nous étonnent jamais.
Après la prise de parole de Judith Godrèche, on a demandé aux critiques pourquoi ils ne s’étaient pas fait l’écho des violences du cinéma. Ils ont souvent plaidé l’ignorance, parfois revendiqué cet étonnant droit à l’indifférence dont Éric Neuhoff se targuait sur France Inter en mai dernier en disant qu’il allait à Cannes pour voir les films, pas pour les faits divers. Personne ne semble faire l’hypothèse que les critiques peuvent se comporter comme les prédateurs du cinéma sur lesquels ils écrivent. Pourtant, ils se ressemblent. Leurs cibles sont jeunes, souvent des femmes, toujours précaires. Ils leur promettent en guise de tapis rouge leur nom sur du papier glacé. Leurs mots sont des armes qu’ils manient en vétérans sinon en virtuoses, c’est leur métier. Pour eux, ils constituent de surcroît des alibis : n’ont-ils pas fait profession de s’intéresser à l’image sur l’écran plus qu’à la chose, plus qu’à la peau ?
Il est temps de parler et dur d’être entendues. Il y a déjà des victoires. Après le signalement de l’autre victime dont je vous ai parlé, puis le mien, le média de l’agresseur l’a démis de ses fonctions et a coupé tout lien avec lui.
Il y a des défaites. Jusqu’ici, Amandine et moi avons échoué à médiatiser notre enquête malgré l’aide de MeTooMedia. L’enjeu diplomatique est lourd. Il faut écrire une histoire semée de noms inconnus hors du cénacle en parlant de ses collègues.
Il y a des victoires futures qui commencent comme des défaites. Je n’ai pas encore réussi à aller voir une pièce de Bertolt Brecht à la Comédie-Française mais j’ai commencé à lire ses poèmes parce qu’il me semble que dans aucune guerre, on ne peut faire l’économie de connaître l’adversaire et qu’il m’est intolérable que l’homme cultivé me prive de surcroît de mots. Aussi pour tenir le temps nécessaire contre lui, ses semblables et leurs spectateurs indifférents, j’en appelle à Bertolt Brecht : « Nos défaites, voyez-vous, / Ne prouvent rien, sinon / Que nous sommes trop peu nombreux /À lutter contre l’infamie, /Et nous attendons de ceux qui regardent /Qu’ils éprouvent au moins quelque honte. ».
Mme Amandine Lach. Je voudrais m’adresser à tout le milieu de la critique et j’espère que le témoignage de Noémie et le mien lui fera prendre conscience d’une douleur qu’il refuse de voir.
Je m’appelle Amandine Lach, j’ai 29 ans. Je suis également ambassadrice de l’association MeTooMedia qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le milieu des médias. J’ai été critique de cinéma et directrice de publication d’un média indépendant de cinéma, Sorociné.
En septembre 2023, j’ai porté plainte pour harcèlement sexuel et viols contre Marc Moquin, cofondateur et rédacteur en chef de Revus & corrigés, revue de cinéma indépendante dont j’ai été rédactrice. J’ai également été victime d’abus de confiance au sein de l’association dans laquelle j’exerçais, faits pour lesquels j’ai porté plainte en décembre 2023, ainsi que de manipulations et de harcèlement moral de la part d’autres personnes du milieu de la critique de cinéma. Ces faits, je les ai décrits dans un témoignage publié sur les réseaux sociaux le 28 décembre dernier. Long de trente-trois pages, il a fait l’effet d’une déflagration dans le milieu. C’est le récit d’une emprise : ma vie a dramatiquement basculé entre 2021 et 2022 au moment où j’intégrais le milieu de la critique de cinéma, ce qui n’a rien d’accidentel.
Je suis née au fin fond de la Lorraine et n’avais pas les moyens d’intégrer une école de journalisme ; je ne pouvais même pas rêver de ce métier. Moi, je ne fais pas partie de ces gens-là. J’ai commencé comme beaucoup dans ce milieu de manière bénévole, avec un rythme très soutenu, en exerçant en même temps un métier alimentaire dans la vente. En 2018, j’intègre bénévolement la rédaction du Bleu du miroir. En 2019, je fais mon premier festival de Cannes avec une accréditation jaune autour du cou : je vis un rêve éveillé. Chacune des dix journées qu’il dure, je rends trois papiers et assiste à trois ou quatre projections. Je ne touche pas un seul centime et j’ai dû payer ce séjour de ma poche mais ce n’est pas grave. Après tout, je regardais le festival de Cannes depuis ma télévision pendant trop longtemps. Je connaissais par cœur la liste des films sélectionnés sans pouvoir en voir un seul, car ils n’étaient jamais projetés dans ma petite ville de Moselle. Tout ce qui, auparavant, paraissait n’être pas pour moi était désormais à ma portée.
En 2020, j’ai 25 ans. Je profite du confinement pour me consacrer avec d’autres bénévoles à un projet un peu fou : créer une revue papier consacrée au cinéma abordé d’un point de vue féministe que nous appellerons Sorociné. J’y travaille comme une dingue. En 2021, le projet se concrétise : le premier numéro sortira pendant l’été. Je deviens membre du syndicat de la critique : j’y suis presque.
Je quitte mon travail dans la vente après un burn-out et je me dis : ça y est, je peux tenter le tout pour le tout. Je mets plus de quatre mois à toucher le chômage. En avril 2021, Marc Moquin nous prend sous son aile. Il incarne aux yeux de beaucoup le passeur entre la critique bénévole et professionnelle. Il a créé une revue indépendante à partir d’un financement participatif comme moi. J’ai l’illusion que désormais, la critique n’appartient plus uniquement aux grands titres de presse. Elle paraît être à la portée de tout le monde, même de gens comme moi.
Dès juillet 2021, peu après la sortie du numéro 1 de Sorociné, il focalise son attention sur moi. Il commence à m’ouvrir des portes, à moi, la vendeuse que personne ne connaît dans le milieu. C’est un soutien précieux dans le développement de la revue. Je suis entièrement dépendante de lui, du fait de son influence et économiquement. Il me présente à d’autres professionnels, m’aide à nouer des partenariats financiers. En août 2021, après avoir pris un verre avec moi qu’il qualifie de date alors qu’il n’a absolument jamais été question de ça, il s’excuse d’avoir passé la soirée à me draguer et déclare que s’il avait été proche de moi plus tôt, il m’aurait demandé d’écrire dans la revue. Je refuse pour la troisième fois ses avances et suis persuadée, naïvement, qu’il va m’entendre.
Je retiens seulement le fait que je peux peut-être intégrer une vraie rédaction. Peu de temps après, il me commande un texte, mon premier article rémunéré. Chaque jour, il me porte aux nues alors que je n’existe même pas aux yeux des autres. Je rejoins une rédaction avec d’autres professionnels, sa rédaction. Tout va très vite. Cela fait à peine deux mois que je le connais et ma vie a déjà basculé. C’est fou, complètement fou, tellement fou que je nie le harcèlement sexuel dont je suis victime.
Je refuse quotidiennement ses avances, puis ses propositions sexuelles dégoûtantes. Très rapidement, je reçois des mots d’amour de sa part. J’ai beau refuser toute relation amoureuse, il insiste tous les jours. Je ne comprends plus rien, je crois être folle et je pense que tout cela est de ma faute. Cela commence en juillet 2021 jusqu’aux viols au début du mois de décembre de la même année.
Je cède face à sa pression et il me dit ensuite que je dois aller voir un psy car j’ai des problèmes d’attachement, que c’est moi la harceleuse. J’ai l’impression d’être complètement folle et pourtant, je ne peux pas partir. J’ai besoin de l’argent de mes textes qui sont payés en droits d’auteur et de son aide précieuse pour le développement de ma propre revue.
Lorsque j’évoque le fait qu’un soir de décembre 2021, lors de son anniversaire, Marc Moquin ne m’a adressé la parole que pour me dire « tu ressembles à une actrice porno » et « assise comme ça au milieu de la pièce, tu pourrais te faire gangbang par tout le monde », Alexandre Mathis, un de ses proches de très longue date et rédacteur de Revus & Corrigés, me répond : « Ça ne m’étonne pas, il est comme ça avec les femmes ». C’est peut-être bien ça, le problème : tout le monde sait mais personne n’agit.
J’ai quitté la critique de cinéma en août 2022. J’ai souffert d’un stress post-traumatique marqué par de très nombreuses crises de décompensation pendant lesquelles j’avais l’impression de perdre totalement la tête. Il m’est même arrivé de m’uriner dessus pendant la nuit. Parmi ces symptômes, un me semblait plus terrible que les autres : je pouvais perdre ma voix pendant des heures. J’étais mutique, plus un son ne sortait de ma bouche. J’avais l’impression que ce que j’étais, on me l’avait volé. Voilà qui était bien ironique, la critique de cinéma étant un métier fait de mots. J’avais l’impression de n’être plus rien, même plus un être humain, et je voulais juste mourir.
Je cherche de l’aide auprès du syndicat de la critique en mars 2023 en sachant très bien qu’ils ne peuvent pas faire de miracle. J’ai simplement besoin de parler. Je prononce pour la première fois le mot « viol ». On me force à nommer mon agresseur au téléphone et on me dit qu’on ne peut rien faire. Mon interlocuteur prononce cette phrase terrible qui me hante encore : « Ce ne sont que des bâtons dans les roues d’un métier déjà difficile ».
Quinze jours plus tard, je reçois une newsletter du syndicat de la critique. Elle comprend un message de soutien adressé à Revus & Corrigés qui arrête sa parution mais aussi un appel aux victimes de violences sexistes et sexuelles à prendre contact avec le syndicat pour être mises en relation avec leur aide juridique, chose que l’on m’a refusée. Et là, pardonnez-moi l’expression, je me sens comme une conne. Je comprends que parler ne sert strictement à rien dans ce milieu et je replonge.
En mars 2023, je contacte l’association MeTooMedia pour chercher de l’aide et cela me sauve. Noémie Luciani est mon écoutante. Elle connaît le milieu comme moi, je me sens moins seule. Nous nous rendons compte bien vite que malgré notre écart d’âge et nos origines géographiques différentes, il y a des similarités dans nos récits qui dépassent le cadre tristement commun des violences sexuelles.
En décembre 2023, nous lançons un appel à témoin de victimes de VSS dans le milieu de la critique. Nous passons un an à écouter des victimes, de trop nombreuses victimes dont les témoignages se succèdent et se ressemblent. Mener cette enquête, soutenue fort heureusement par l’association MeTooMedia, est une question de survie pour nous, même si elle nous coûte énormément, sur le plan mental comme physique. Je travaille trente-neuf heures par semaine en exerçant un métier que j’aime plus que tout et qui m’a sauvée mais je consacre de trop nombreuses soirées, parfois des pauses déjeuners, à cette enquête. Je ne comprends toujours pas pourquoi c’est à nous, victimes, de prendre en charge d’autres victimes alors que le milieu de la critique n’a que faire des VSS.
À la suite de la publication de mon témoignage, les professionnels de la critique ont fait preuve d’un silence assourdissant. Ils ont été surtout prompts à dire « pas toute la critique » comme on dit « pas tous les hommes » et à s’indigner que l’on considère l’appartenance à ce milieu comme un privilège bourgeois, ce qui est pourtant le cas. Il profite de l’exploitation du travail gratuit des nouvelles arrivantes et des nouveaux arrivants prêts à tout pour obtenir ne serait-ce qu’un peu de reconnaissance. Qui peut prétendre exercer un métier de passion en vivant de cinéma et d’eau fraîche, si ce n’est des gens qui en ont les moyens ? En 2022, j’ai dû quémander pendant près d’un an l’argent qui devait m’être versé pour un texte qu’on m’avait commandé en urgence, chose humiliante et insultante. Qu’on ne me parle pas de crise du milieu, il s’agissait de Première, gros média bien implanté dans le paysage de la critique de cinéma. Alors, je repose la question : qui peut se permettre d’attendre des semaines, voire des mois, pour être payé sans avoir à s’angoisser pour un loyer à payer ou un frigo à remplir ? Cette précarité sert de terreau à tout type de violences et d’abus.
Je pense à toutes les victimes de VSS dans le milieu de la critique de cinéma et à toutes ces personnes qui ne peuvent dire ce qu’elles ont vécu parce que personne ne les écoute ou parce qu’elles ont peur de tout perdre. Je pense aux critiques Camille Nevers et Olivia Cooper-Hadjian qui ont courageusement témoigné à visage découvert en décembre dernier face à Serge Bozon, réalisateur mais aussi critique de cinéma. Leur parole a été mise sous le tapis car le sujet des VSS dans la critique de cinéma était considéré jusqu’à aujourd’hui comme un non-sujet. Je pense aussi à toutes les personnes racisées, non valides, queers du milieu de la critique, trop peu nombreuses, qui auraient sans doute beaucoup de choses à dire si on daignait seulement les écouter.
Mme Sophie Tissier. Je suis une femme broyée. J’aurai 46 ans le 23 février prochain. Mère esseulée de deux enfants, cela fait six ans que je me suis retirée du monde du travail, six ans que je vis sous le seuil de pauvreté, de l’allocation aux adultes handicapés, de pensions alimentaires et des allocations familiales.
Je suis partie à 17 ans de ma petite ville natale de Moulins en laissant derrière moi ma famille pour tenter d’échapper au traumatisme de deux viols consécutifs subis à l’âge de 16 ans. Sur le plan psychique, j’étais complètement détruite. Ma santé était fragile. J’avais de gros problèmes de sommeil, de mémoire, de concentration et souffrais de dépression. Je me réfugiais dans mes passions : le cinéma, le piano, la danse, la natation, aussi la fête. J’essayais toujours de faire bonne figure en portant un masque enjoué. Je me suis inscrite en fac de cinéma à la Sorbonne tout en enchaînant les petits boulots comme vendeuse de chaussures ou hôtesse d’accueil. Je me suis raccrochée à la vie comme j’ai pu.
À la fin de l’année 1999, un médecin de SOS Médecins appelé en pleine nuit m’a imposé un examen gynécologique totalement injustifié et m’a violée : troisième viol. J’ai nié cette agression pour survivre mais j’ai sombré à nouveau.
J’entrais dans la vie professionnelle dans des conditions indescriptibles. En 2001, j’ai commencé à travailler comme assistante caméra sur des courts-métrages et des publicités et comme assistante de réalisation pour France Télévisions, toujours avec des contrats précaires. J’ai rencontré le futur père de ma fille, lui aussi assistant réalisateur, qui un jour m’a interdit de « marcher sur ses plates-bandes ». J’ai obéi et il m’a cantonnée au poste d’opératrice prompteur pour rendre service à la production du « Magazine de la santé » pour laquelle il travaillait déjà. J’y reviendrai tout à l’heure.
Mon CV a ensuite très vite circulé et j’ai enchaîné des contrats de travail intermittent à ce poste qui m’ennuyait mais me permettait de gagner ma vie. J’ai travaillé à peu près pour toutes les chaînes : Arte, France Télévisions, Canal+. L’ambiance sexiste était présente à des degrés divers sur les plateaux et des événements plus ou moins traumatisants ont jalonné mon parcours. J’ai même subi aussi une agression sexuelle.
C’est de l’injustice de la précarité financière orchestrée en sexisme institutionnel, qui touche particulièrement les femmes et dont j’ai été et suis toujours la plus grande victime, que je voudrais parler plus particulièrement.
Dès mon premier stage, c’était des « Je te présente ma petite stagiaire, elle est mignonne, hein ? » assortis d’œillades et de sous-entendus lourdingues. À l’été 2003, j’ai effectué un stage au laboratoire Éclair à Épinay-sur-Seine. L’étalonneur Serge Antony, mon chef de stage, m’a soumise à un harcèlement sexuel quotidien. Tous les matins, il m’adressait des remarques grossières à connotation sexuelle sur mon physique, ma tenue et me faisait des avances. Tout était propice à être détourné vers la chose, il était complètement obsédé. Je me souviens particulièrement de la venue de l’un de ses amis réalisateurs, Nils Tavernier, avec qui la complicité machiste et misogyne était totalement décomplexée. Très imbu de lui-même, Nils Tavernier m’a toisée de la tête aux pieds et Serge Antony lui a fait remarquer que je n’étais pas intéressante vu la taille de mes seins. Ils ricanaient ouvertement avec cynisme de leurs blagues misogynes. Serge laissait entendre que certaines stagiaires n’avaient pas été farouches allant jusqu’à se glorifier d’attouchements auxquels il avait procédé dans la salle de projection où nous passions la plupart du temps pour travailler. Ils prenaient plaisir à provoquer et à affirmer que les femmes n’aimaient que ça, qu’on les force, qu’on les prenne avec violence. Ce jour-là, je m’étais installée dix rangs derrière eux. En préparant mon témoignage, j’ai appris que Nils Tavernier faisait l’objet de deux plaintes pour viol et je veux dire à Jennifer Covillault Miramont et Laura Lardeux qui l’ont accusé : « Je vous crois, j’ai vu le personnage ; tenez bon et merci ». Je me tiens à leur disposition pour témoigner. Mon stage s’est clos par un « Alors, c’est bientôt fini ton stage, quand est-ce que tu me suces ? » de Serge Antony auquel j’ai riposté par une gifle bien trempée – j’avais rongé mon frein pendant trois mois.
En 2005, j’ai mis au monde une fille et j’ai arrêté le cinéma, trop violent pour moi. J’ai continué ma carrière sur les plateaux de télé. Au « Magazine de la santé » pour lequel j’ai travaillé pendant plus de dix ans, Laurent, un chef électricien pervers et harcelant m’a balancé un matin : « On t’a déjà dit que t’es bonne ? T’es bonne à te faire violer ». Un choc : vous imaginez bien quel retour de traumatisme cela a provoqué. Je l’ai dénoncé à la production, à Michel Cymes et Marina Carrère d’Encausse, mais il a juste eu droit à un petit sermon. Aucune sanction n’a été prononcée contre lui et j’ai continué à le croiser régulièrement pendant des années.
Sur les plateaux des émissions comprenant un public, j’entendais très souvent les réalisateurs demander qu’on place des femmes au décolleté profond derrière les invités en fond de gros plan. C’était très souvent des hôtesses payées pour appâter le chaland, comme on dit. Souvent en régie, les remarques misogynes et sexistes fusaient.
Je me dois de citer également en 2010 la remarque obscène et déplacée du producteur de l’émission « Lescure : tôt ou tard » diffusée sur Paris Première. Ce producteur, c’est Nagui. Lors d’une réunion de préparation, alors que j’avais eu l’audace de défendre avec un petit peu trop d’aplomb mes nécessités de travail, il m’avait jeté un : « Elle a du caractère, la petite, ça va se finir sur l’oreiller ». Lors d’un tournage, j’étais venue travailler avec 40° de fièvre et une angine carabinée pour ne pas planter la « prod ». J’avais terminé en larmes sous les cris intempestifs de Nagui en régie et m’étais rebiffée. Il m’avait fait porter des fleurs de sa loge à la fin de la journée par son assistante mais j’ai ensuite été blacklistée. Vous le voyez, la domination masculine n’a pas de limite : même chez les omniprésents du service public, on la retrouve.
Une autre fois, le réalisateur et producteur de l’émission « Complément d’enquête » pour laquelle j’ai travaillé pendant trois ans, Philippe Lallemant, dont l’un des petits jeux favoris était de tourner très rapidement la tête au moment de dire bonjour pour vous embrasser sur la bouche, m’a interpellée alors qu’il discutait avec le PDG de la société de post-production Highway Television en me balançant un : « N’oublie pas de montrer tes seins en arrivant en régie ».
En 2015, un des cadreurs de l’émission « Les Maternelles », habitué des blagues graveleuses, a tendu son bras en arrière alors que je marchais derrière lui dans un couloir et m’a littéralement attrapé le sexe. Le fameux « Grab’em by the pussy » de Trump, je l’ai vécu. Horrible ! Je l’ai engueulé, j’ai hurlé, je me suis plainte à la « prod » mais son frère en faisait partie. Je n’ai pas eu le courage de porter plainte pour cette agression alors que je m’étais déjà relevée de trois viols. Je n’avais pas envie de replonger et puis il fallait bien pouvoir continuer à bosser. Alors, je me suis tue.
En 2012 et 2013, j’ai dû travailler sur la pire émission de toute ma carrière, « Touche pas à mon poste » de Cyril Hanouna. Les équipes étaient solidaires et un bon esprit régnait entre nous mais l’ambiance sur le plateau était exécrable, de la misogynie pure. Je ne vais pas m’étendre là-dessus, vous connaissez le niveau de l’animal Hanouna. J’ai subi de la part du groupe Canal+ une baisse illégale de salaire, de 25 %, comme tous les intermittents sur les postes les plus précaires, en majorité occupés par des femmes. Devant ce scandale, j’ai osé prendre la parole sur le plateau et dénoncer la politique de précarisation outrancière menée par Bolloré chantre du patriarcat et réactionnaire qui lançait son opération de mainmise sur l’ensemble du groupe Canal+. On voit bien comme la ligne éditoriale de sa chaîne CNews est loin des idéaux féministes de défense des droits des femmes.
J’ai payé le prix de mon engagement. Pour avoir osé me rebeller et mener une procédure aux prud’hommes contre sa chaîne C8, j’ai subi les pires représailles judiciaires possible : j’ai été accusée d’escroquerie au jugement. En 2018, une première plainte a été déposée contre moi au tribunal de Paris. Alors même qu’elle a été classée sans suite, cela a contrecarré ma défense aux prud’hommes et m’a fait perdre toutes mes indemnités. Puis en 2019 et 2020, j’ai été encore une fois accusée d’escroquerie au jugement et traînée devant les tribunaux de Nanterre et de Versailles. J’ai été deux fois innocentée mais ces procédures m’ont totalement brisée, usée, et ont entraîné des frais d’avocat si élevés qu’ils ont provoqué ma ruine.
Je vis sous la menace des huissiers qui me réclament la totalité des indemnités prud’homales que j’avais obtenues en 2016 et que j’ai en partie dépensées. Je suis en surendettement et ne peux plus travailler. J’ai tenté de me défendre en portant plainte en 2019 contre C8 pour dénonciation calomnieuse mais j’attends depuis six ans qu’elle soit traitée et qu’enfin justice me soit rendue alors qu’il a fallu à peine quelques mois à Bolloré pour m’assigner en justice.
Je ne bénéficie d’aucune couverture médiatique, d’aucun soutien dans l’opinion. Pas un mot en ma faveur dans les journaux dont certains m’avaient pourtant qualifiée de « courageuse » après mon intervention sur le plateau de TPMP le 30 mai 2013. Je suis totalement silenciée. Pourquoi ?
Est-ce parce que je suis une femme seule qui élève deux enfants, qui se bat contre un mastodonte audiovisuel du patriarcat et qui voit sa vie ruinée, qui se trouve dans l’impossibilité de travailler sans voir ses salaires saisis, en dépression post-traumatique à la suite de toutes ces attaques infâmes et à la litanie d’agressions et de viols subis depuis l’adolescence ?
Est-ce parce qu’en 2015, j’ai osé m’opposer au droit de cuissage d’un politique, Éric Coquerel, qui est aujourd’hui président de la commission des finances de l’Assemblée, ici même, qui m’a harcelée et agressée ?
Est-ce en raison de mon engagement dans des mouvements féministes et citoyens ? Est-ce parce qu’en 2016, j’ai osé lancer Nuit debout, en dénonçant au passage l’infiltration de groupes violents antiféministes ? Ma prise de parole du 23 février 2016 à la Bourse du travail a totalement disparu de tous les réseaux.
Est-ce parce qu’en 2018, j’ai été l’une des figures féministes et pacifiques des gilets jaunes, ayant obtenu de haute lutte et après d’âpres négociations l’autorisation de manifester légalement sur les Champs-Élysées, un événement historique depuis 1936 ? Pas un mot dans les médias de cette action.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faut revenir au sujet de la commission d’enquête, s’il vous plaît.
Mme Sophie Tissier. Je voudrais ici parler de sexisme dans les médias, bien sûr, mais toute mon histoire découle de ça : je n’aurais jamais croisé Coquerel sans cette histoire.
Voilà comment on traite médiatiquement une femme qui s’exprime hors de la coupe machiste des clans politiques. Voilà comment on traite une femme engagée. Et en 2025, en France, les hommes ont encore tout le loisir de dézinguer les femmes.
Et je voudrais encore vous parler d’une chose qui me tient particulièrement à cœur, une grande violence sexiste, massive dans tout le monde de la culture et des médias, et totalement oubliée : l’accès au congé maternité pour toutes les femmes intermittentes et précaires.
Après mon deuxième accouchement en 2017, je n’ai pas eu droit au congé maternité.
C’est un combat qui concerne toutes les intermittentes, mais aussi les intérimaires et les saisonnières : il s’agit de défendre notre droit naturel féminin le plus primaire, celui d’enfanter, dont nombre de femmes sont privées en raison de leur précarité ou de leur pauvreté. Or, devenir mère, cela veut dire pour des milliers de femmes tomber dans la précarité, devenir très vulnérable. Il y a une espèce d’omerta sur ce sujet – à croire que la maternité est devenue une croix à porter et que donner la vie est cantonné à l’image d’une femme d’un passé révolu.
Pourtant, nous avons bien le droit de choisir d’enfanter ou non. Je voudrais dire que j’ai essuyé un refus de la sécurité sociale quand j’ai demandé un congé maternité, parce qu’il faut plus de 610 heures sur douze mois. Ces conditions sont plus restrictives que celles imposées pour avoir droit au chômage. Et ça, ce n’est pas normal. C’est une violence économique, sexiste, massive.
Quand on ouvre des droits au congé maternité, ces droits comptent pour zéro euro dans l’indemnisation chômage ; beaucoup de femmes renoncent donc à prendre leur congé maternité, ce qui les force à s’arrêter de travailler plus tard dans leur grossesse et à recommencer à travailler plus tôt. C’est d’une immense violence.
Cela a participé à me faire sombrer après mon accouchement ; je me suis retrouvée au RSA, avec une perte de droits. C’est tout un continuum de violences sexistes et misogynes qui est ainsi maintenu par les institutions de notre République, et je voulais que vous l’entendiez aussi. Je plaide pour un congé maternité universel et inconditionnel pour toutes les femmes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour vos témoignages. Ce qui ressort de vos prises de parole, c’est la conjonction d’une violence sexuelle et sexiste et d’une violence économique : la précarité aggrave les violences. Un autre statut vous aurait-il aidées à échapper aux violences ? Y a-t-il pour vous dans l’acte d’agression un modus operandi qui ciblait les personnes plus précaires ?
Mme Noémie Luciani. Ce que j’ai essayé de mettre en évidence dans mon témoignage, c’est en effet que le contrat, la perspective d’un CDI, constituait vraiment un point de bascule, notamment parce que cela me donnerait de la stabilité. Ce que j’ai dit sur la nécessité de se faire bien voir pour bénéficier des opportunités demeure ; mais un revenu fixe atténue la nécessité de jouer ce jeu des réseaux pour obtenir de l’accès. Occuper une position permanente dans un média rend aussi plus légitime : l’accès aux attachés de presse est plus facile, par exemple, ce qui facilite l’obtention d’entretiens. Il est plus facile de travailler, tout simplement.
Cela permet aussi de sortir de la logique d’accumulation des piges – très peu, voire pas du tout payées. Il ne faut pas négliger l’épuisement physique qui naît de cette impossibilité de s’arrêter, de prendre des vacances. Dans un festival, on attend de vous non seulement du réseautage mais une production effrénée de textes : l’épuisement rend physiquement plus vulnérable.
Dans les témoignages qu’Amandine Lach et moi-même avons recueillis, on voit une récurrence de schémas de prédation qui ciblent des jeunes femmes qui débarquent dans des rédactions. Elles sont seules dans une rédaction d’hommes, elles sont précaires économiquement, souvent très jeunes, de bonne volonté – prêtes à travailler gratuitement, à faire des heures supplémentaires, à donner des sujets qui seront repris par d’autres collègues. Puis, une fois une victime usée, elle est exclue du comité de rédaction, et une autre vient à sa place ; cette autre répond aux mêmes critères. On peut, je crois, parler de modus operandi.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Merci mesdames pour votre témoignage et votre courage.
J’ai l’impression que vous étiez toutes, au départ, à l’extérieur du système. Vous n’aviez pas de réseau, vous veniez toutes de province. Est-ce que ce sont des points qui ressortent de vos enquêtes ?
Madame Porcel, votre plainte a été médiatisée, et on aurait pu croire que la chute du commandeur PPDA aurait des conséquences importantes. Pourtant, l’omerta continue, vous êtes blacklistée. Cela me semble dire quelque chose du milieu des médias.
Bref, comment faire pour que chacun puisse entrer dans ce monde de la culture ?
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Merci pour vos témoignages.
J’aimerais revenir sur la question de la peur, dénominateur commun des témoignages que nous entendons. Avez-vous connu des cas où la peur a changé de camp ? L’exemple de PPDA est un peu démoralisant à cet égard. On vous fait encore payer votre plainte, madame Porcel : y voyez-vous des représailles ou bien la peur suscitée par les victimes ? À l’inverse, que peut-on faire pour que les personnes qui couvrent les agresseurs soient sanctionnées publiquement, et économiquement ?
J’insisterai aussi sur le caractère central de la non-mixité. Les schémas de prédation que vous avez décrits seraient bien plus difficiles à mettre en place dans une rédaction paritaire. Avez-vous connu des cadres où la parité avait cette vertu ? Pouvez-vous citer, à l’inverse, des exemples où l’entre-soi masculin provoque un cercle vicieux qui fait fuir les femmes et facilite la prédation ?
Mme Aurélie Le Roc’h. Ce qui m’est arrivé s’est effectivement produit à l’entrée dans le métier ; cela a duré cinq ans, j’ai tenu, malgré ma tentative de suicide ; et je me suis remise, il y a maintenant vingt ans.
Je crois que les choses sont en train de changer, que la peur change de camp, notamment grâce à des collectifs, comme 50/50, et à des syndicats, comme l’Union des réalisatrices et des réalisateurs (U2R), dirigée par Laurent Jaoui. Je suis proche des fondatrices des Mardis des réalisatrices, collectif quasiment non mixte, puisqu’il y a un seul réalisateur avec nous. Nous avons en effet remarqué que, lorsque des réalisatrices rencontraient des producteurs, la présence de réalisateurs permettait immédiatement au boys’ club de fonctionner à fond… Il faut aussi citer l’ADA, l’Association des acteur·ices, qui nous soutient plus que tout.
Grâce à ces collectifs, la peur s’en va. Je suis maintenant au cœur du milieu : j’écris, j’ai des projets de réalisation, je continue à jouer… J’ai témoigné de quelque chose qui est derrière moi. Plus on avance, plus on se structure en collectif, plus on est ensemble, mieux les choses se passent.
Beaucoup d’hommes ont envie de s’engager aussi. Nous les attendons un peu, bien sûr, mais je crois qu’ils viennent.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. S’ils nous entendent…
Mme Florence Porcel. J’aimerais proposer des solutions pour que chacun puisse entrer dans ces milieux. Je vais vous paraître très naïve, mais il me semble que l’une des premières choses à faire serait d’arrêter de mettre tous les œufs dans le même panier : dans le milieu des médias et de la culture, quelques personnes concentrent énormément de pouvoirs. Parmi les gens qui ne sont pas accusés de violences, Léa Salamé ou Nagui ont plusieurs émissions sur plusieurs antennes. On peut citer aussi des gens qui ont été accusés, comme Sébastien Cauet. On peut aussi penser à Stéphane Plaza, tout récemment jugé. C’était aussi le cas de Patrick Poivre d’Arvor. Cette concentration de pouvoirs, donc d’argent entre les mains de quelques stars me paraît délétère : il faudrait, à mon sens, mettre fin à cette starification des gens des médias, voire de la culture, même si ce serait plus compliqué dans ce second cas. Dans les médias, on pourrait réfléchir à un non-cumul des émissions ; on pourrait faire en sorte que chaque journaliste ne passe pas plus de trois ou cinq ans à l’antenne d’affilée, afin d’éviter la starification, afin qu’ils soient plus interchangeables. Je sais, je suis très naïve… Pourtant, dans le cas des jeux télévisés, les animateurs changent : cela se passe très bien.
Je rappellerai aussi que Patrick Poivre d’Arvor était puissant non seulement dans les médias mais dans les milieux de la littérature et de la musique classique.
Dans le cas de la littérature, on pourrait imaginer de demander aux gens de ne pas appartenir au jury de plus de deux prix littéraires, par exemple.
Le cas de Stéphane Plaza, qui a des répercussions très concrètes sur le secteur de l’immobilier partout en France, montre qu’il est périlleux de donner trop de pouvoir à une seule personne.
Mme Amandine Lach. Je rejoins ce qui vient d’être dit. Dans le milieu de la critique de cinéma, il existe une hiérarchie implicite. Certains sont très établis, des rédacteurs des Cahiers du cinéma, par exemple, ou des très grands groupes. Tout passe par le réseau ; il faut passer par des entremetteurs pour simplement accéder aux projections de presse, c’est-à-dire pour pouvoir voir un film avant sa sortie afin de pouvoir le couvrir. Et cela se passe toujours à Paris : c’est seulement quand je suis arrivée ici, en 2018, que j’ai pu accéder aux projections de presse. Je donnerai un autre exemple très concret de cette hiérarchisation. Au festival de Cannes, le système d’accréditation est fondé des couleurs : jaune tout en bas de l’échelle, puis bleu, puis rose pour les grands médias et enfin rose avec pastille jaune. Les détenteurs de ces derniers badges ont accès à des possibilités bien plus importantes. Tout le système de la critique de cinéma – notamment les projections de presse et les interviews, c’est-à-dire la base indispensable pour exercer ce métier – est ainsi conditionné à l’influence dont on jouit.
Cela a un peu changé, je crois, mais pendant longtemps certains grands médias ne payaient pas leurs rédacteurs ! Cette exploitation du bénévolat, au prétexte que la critique de cinéma est un « métier passion », est inadmissible. Au micro de France Inter, Philippe Rouyer, critique très établi, disait en janvier 2024 que, certes, c’était un métier très précaire, « mais quelle vie formidable, on se lève le matin pour aller voir des films » ! Comme si la précarité était secondaire – alors qu’elle est essentielle, et le terreau des violences.
Comment la peur et la honte peuvent-elles changer de camp ? Quand j’ai pris la parole, toute seule, sur les réseaux sociaux, parce que je n’en pouvais plus, parce que ne pas pouvoir publier notre enquête était insoutenable, je l’ai fait en publiant un témoignage de trente-trois pages. À ma grande surprise, il a été extrêmement bien reçu. Je n’ai eu que des encouragements, que du soutien. Et j’ai obtenu une première victoire : le Syndicat de la critique de cinéma a publié mardi dernier un communiqué d’excuses publiques envers moi, communiqué dans lequel ils expliquent aussi quelles solutions ils mettent en place – formation aux VHSS (violences et harcèlement sexistes et sexuels) au sein du syndicat, prise en charge de deux consultations juridiques pour les membres du syndicat… C’est un premier pas. Le milieu de la critique est très éclaté ; quand les gens se rencontrent, c’est souvent dans des espaces festifs, par exemple dans des festivals, donc souvent autour de l’alcool. Disposer d’un lieu de parole établi, c’est une avancée, une première étape indispensable pour briser la solitude. Certes, nous les regardons, nous verrons s’ils sont à la hauteur de leurs déclarations. Mais ces décisions sont bien des victoires.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Avez-vous rencontré des syndicats généralistes, comme la CGT ou FO ?
Ce que vous avez dit des excuses que vous avez reçues m’intéresse énormément. Parce qu’aujourd’hui, soit on va chercher tout le monde par le colbac et ça va mal finir – et il y a un tel stock à traiter que ce ne sera simplement pas possible –, soit on trouve les moyens de reconnaître ce qui s’est passé, d’admettre les responsabilités, et de passer à une autre étape, à la tolérance zéro à partir de maintenant. Cela me semblerait pouvoir constituer une piste pour faire avancer le mouvement MeToo, qui n’est pas encore reconnu pour ce qu’il est, notamment parce qu’il est très difficile de trouver les moyens de gérer le passé. Avez-vous des réflexions en ce sens ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je vous rejoins. Il y a une expression qui me semble adaptée : « faire amende honorable ». La société doit changer, les attitudes devront changer, mais les gens auront le droit de faire amende honorable ; il faut accepter que des gens, dans une autre époque, se sont comportés différemment – je ne parle pas d’actes criminels, bien sûr. Mais la société devra s’apaiser.
Madame Lach, madame Luciani, nous aimerions prendre connaissance de votre enquête. Pourrez-vous aussi nous transmettre les propositions du Syndicat de la critique ? Ce que vous en dites me paraît, pour le coup, relever de l’amende honorable.
Mme Aurélie Le Roc’h. L’idée d’amende honorable me paraît juste, à condition que les affaires les plus graves soient traitées.
Je parle d’Alain Sarde, bien sûr. C’est l’affaire Weinstein française : il faut là déraciner tout un réseau – directeurs de castings, agents, réalisateurs, dont fait partie, il me semble, Jacques Doillon, dont fait peut-être aussi partie Stéphane Foenkinos. Je n’accuse personne ici ; je montre qu’ils étaient sur le parcours qui m’a menée dans la production d’Alain Sarde. Celui-ci a été mis en examen dans les années 1990 – une histoire qui impliquait De Niro –, mais n’a pas été condamné.
On ne peut pas accepter d’amende honorable tant qu’Alain Sarde mais aussi toutes les ramifications systémiques que l’on voit jusqu’à maintenant dans le milieu du cinéma ne sont pas dénoncés et punis par la justice. Ensuite, oui.
M. Erwan Balanant, rapporteur. C’est exactement ce que j’ai dit : en matière criminelle, la justice doit passer. L’amende honorable, c’est autre chose : reconnaître des faits, présenter des excuses.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce qui tombe sous le coup de la loi doit être puni par la justice, bien sûr.
Mais je pose ici la question des organisations qui ont couvert ces agissements criminels. On peut porter plainte contre la personne qui a commis un crime, comme vous l’avez fait, madame Porcel. Mais on ne peut pas porter plainte contre tout un milieu ! Or on ne peut pas restreindre le problème à une interaction entre deux individus, parce que ce n’est pas la vérité de la situation. Il y a là quelque chose à travailler, et je n’ai pas la réponse. Mais il me semble que nous n’arriverons à passer un cap que si nous réfléchissons en ce sens.
Mme Aurélie Le Roc’h. Pourquoi ne pas convoquer devant votre commission tous ceux qui ont blanchi PPDA, tous ceux qui ont écrit des lettres de moralité pour Alain Sarde ? La liste est longue, mais on y verrait déjà beaucoup plus clair.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie toutes chaleureusement pour votre temps et pour votre courage. Vos paroles sont puissantes.
La commission rendra son rapport au début du mois d’avril ; d’ici là, vous pouvez nous faire parvenir des témoignages écrits, ou des éléments complémentaires qui pourraient éclairer nos travaux. Nous vous écrirons de notre côté si nous avons d’autres questions.
La séance s’achève à douze heures vingt.
Présents. – M. Erwan Balanant, M. Philippe Fait, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau.