Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition commune, ouverte à la presse, de Mme Rima Abdul Malak, et de Mme Roselyne Bachelot, anciennes ministres 2
– Présences en réunion................................22
Lundi
27 janvier 2025
Séance de 10 heures 30
Compte rendu n° 35
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Erwan Balanant, rapporteur
puis de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.
La commission auditionne Mme Rima Abdul Malak, et Mme Roselyne Bachelot, anciennes ministres.
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’ai le plaisir d’accueillir Mme Roselyne Bachelot, ministre de la Culture de 2020 à 2022, et Mme Rima Abdul Malak, ministre de la Culture de 2022 à 2024. Ces éminentes anciennes ministres ont chacune œuvré en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les violences faites aux femmes dans les secteurs relevant de leurs compétences. En tant que femmes, je suppose que vous aviez, dès vos prises de fonctions respectives, des idées sur les mesures à appliquer pour lutter contre les violences dans le milieu de la culture, violences qui s’expriment principalement à l’endroit des femmes.
Vous nous direz quel constat vous avez fait à ce sujet à votre arrivée au ministère, les mesures que vous avez prises pour y remédier et les dossiers épineux dont vous avez eu à traiter. Je pense à l’affaire Depardieu pour ce qui vous concerne, madame Abdul Malak, au maintien de M. Boutonnat à la tête du CNC pour vous, madame Bachelot, mais il y en a eu d’autres. Je pense notamment, madame Bachelot, à la mission ministérielle confiée à un ancien directeur du Conservatoire de musique de Paris condamné en 2010 pour détention d’images pédopornographiques. Il y a quelques jours encore, nous avons appris au cours d’une audition que des conseillers d’une direction régionale des affaires culturelles (Drac) avaient eu des comportements déplacés à l’égard de danseurs et de danseuses.
Cette audition, ouverte à la presse, est transmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Roselyne Bachelot et Mme Rima Abdul Malak prêtent successivement serment.)
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mesdames, je vous salue et vous présente mes excuses pour mon retard. Vous avez la parole pour un propos liminaire.
Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la Culture. Le combat contre les violences sexistes et sexuelles a été un fil conducteur de mon action politique dans l’exercice de mes fonctions d’élue locale, de parlementaire et de ministre. J’en fais aujourd’hui un enjeu prioritaire dans mes nombreuses responsabilités associatives bénévoles, comme celle que j’exerce à la présidence de la Fevis, la Fédération des ensembles vocaux et instrumentaux spécialisés.
Les violences sexuelles trouvent leur terreau dans les rapports inégalitaires, particulièrement ceux liés au sexe et au genre, qui minent toutes les sociétés. Aucune structure humaine n’y échappe, de la famille, structure nucléaire, aux plus vastes structures économiques, politiques ou religieuses. Il serait donc vain de mener des actions catégorielles et parcellaires sans les inscrire dans un combat déterminé contre toutes les formes de discrimination et d’injustice.
Le milieu de la culture est particulièrement touché par ces dysfonctionnements qui peuvent aller jusqu’au crime. Les raisons en ont été excellemment exposées devant vous par le directeur général de la création artistique, Christopher Miles. Je souscris à ses propos et je n’y reviens donc pas.
À ma prise de fonction au ministère de la culture, je fais le point sur les actions lancées par mon prédécesseur, Franck Riester. La culture de prévention des violences et du harcèlement sexuel et sexiste débute. La mobilisation est particulièrement forte dans le cinéma et l’audiovisuel, entraînée par le mouvement #MeToo et sa résonance médiatique, mais il convient de développer un plan structuré de lutte contre ces violences dans tout le champ artistique et culturel, fondé sur la formation, la sensibilisation, le recueil de la parole et son traitement ainsi que le suivi des dispositifs pour en mesurer l’efficacité.
En octobre 2020, j’inaugure au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) les premières formations à la prévention des violences sexistes et sexuelles et j’annonce que quatre-vingt-dix sessions sont prévues pour former 9 000 professionnels entre les années 2020 et 2023.
Le 14 novembre 2019, Franck Riester avait annoncé plusieurs mesures pour prévenir et traiter les cas de violence dans le secteur du cinéma. La plus importante était le conditionnement de toutes les aides du CNC au respect par les entreprises qui les demandent d’obligations précises en matière de prévention et de détection du harcèlement sexuel, notamment le suivi obligatoire de formations adaptées. J’annonce la mise en œuvre effective, à partir de 2021, du conditionnement des aides aux entreprises de tous les domaines aidés, y compris le jeu vidéo. Ainsi, 700 millions d’euros d’aide publique se trouvent désormais conditionnés à des mesures précises : désignation d’un référent pour les entreprises de 250 personnes et plus, élaboration d’une procédure interne de signalement, mise à disposition d’une cellule d’alerte, rappel du rôle des représentants du personnel et de la médecine du travail, signature d’une charte avec les organisations syndicales.
Le 14 janvier 2021, j’engage une démarche analogue à celle du cinéma dans le champ musical. L’accès aux aides versées par le Centre national de la musique (CNM) est désormais conditionné au respect d’un protocole de prévention et de traitement des situations de violences sexuelles et sexistes. Cette démarche, élaborée en concertation étroite avec les représentants de tous les professionnels concernés, prévoit que les employeurs assurent la formation de leurs équipes permanentes et de tous les intervenants afin que chacune et chacun puissent repérer les situations problématiques. Un dispositif de signalement efficace doit être accessible pour que chaque situation soit traitée et fasse l’objet d’une réponse adaptée. La protection des victimes présumées et des éventuels témoins doit également être garantie.
J’annonce alors le renforcement de la lutte contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) dans l’enseignement supérieur culturel, pour compléter la cellule d’écoute Allosexism qui apporte gratuitement un soutien juridique et psychologique aux 29 000 agents du ministère et aux 37 000 élèves de toutes les écoles de l’enseignement supérieur culture – établissements publics nationaux, établissements de coopération culturelle ou associations sous tutelle unique ou partagée du ministère de la culture.
Le renforcement de la lutte se traduit par la diffusion d’un dispositif d’informations spécifique à l’attention des élèves des écoles. Ce kit de communication associe les représentants des écoles pour obtenir une meilleure adaptation aux réalités de terrain et davantage d’impact des actions de sensibilisation et de formation à la lutte contre les VHSS, pour lesquelles les écoles seront accompagnées financièrement par le ministère. J’implique les dirigeants des écoles dans ce combat en réaffirmant les enjeux de la prévention des violences et de respect de l’égalité dans les lettres de mission que je leur adresse.
Le 27 janvier 2021, j’annonce la généralisation de la lutte contre les VHSS à l’ensemble des politiques culturelles. Constatant un engagement inégal, le cinéma étant plus engagé que d’autres secteurs, j’exprime une même ambition pour l’ensemble du champ culturel en vue de rendre ce combat structurel, avec un plan total qui complétera les actions déjà conduites par des mesures adaptées et concertées dans chacun des secteurs artistiques et culturels qui n’en disposent pas.
J’annonce trois champs prioritaires : le spectacle vivant, les arts visuels, le livre. Je demande la mise en œuvre en 2021 d’un plan de lutte contre ces violences chez les opérateurs nationaux et dans les structures labellisées du spectacle vivant et des arts visuels – centres dramatiques nationaux, scènes nationales, centres chorégraphiques nationaux, centre des arts de la rue et de l’espace public, pôles nationaux du cirque, centres d’art, fonds régionaux d’art contemporain.
Je lance une démarche analogue pour les arts visuels et le livre. Je demande à la direction générale de la création artistique et au Centre national du livre de travailler en concertation avec les organisations professionnelles concernées pour déterminer les modalités de mise en œuvre de ce plan. Il est conçu en quatre axes : la formation des équipes de direction aux sujets de VHSS ; l’information et la sensibilisation des équipes et l’organisation de la prévention des risques ; la création d’un dispositif interne de signalement efficace et de traitement de chaque signalement ; le suivi et l’évaluation des actions. Rima Abdul Malak, mon excellente successeure, a concrétisé ce dossier en présentant le 7 janvier 2023 un plan de lutte contre les VHSS dans les arts visuels et je la remercie de sa détermination.
Pour répondre à l’interpellation de monsieur le rapporteur, je vous exposerai ultérieurement quelques dossiers auxquels j’ai été confrontée : ceux de Dominique Boutonnat, Claude Lévêque, Nazim Boudjenah, Jérôme Pernoo. Ces études de cas peuvent permettre de cerner les difficultés rencontrées, les écueils à éviter et les principes à respecter.
Je salue l’engagement total des membres de mon cabinet à mes côtés – spécialement ma directrice, Sophie Justine Liebert, mon chef de cabinet, Djilali Guerza, et ma conseillère sociale, Soizic Wattine – comme celui des services du ministère, de son secrétariat général, des directions centrales et déconcentrées, des établissements publics. Vous avez reçu certaines et certains de leurs responsables. Toutes et tous connaissaient mes engagements, qui rejoignaient les leurs. Si vos travaux devaient pointer quelques manquements, j’en prendrais l’entière responsabilité.
Mme Rima Abdul Malak, ancienne ministre de la Culture. Je vous remercie de nous avoir invitées. Le nombre même d’acteurs que vous avez reçus montre que la lutte contre les violences sexuelles et sexistes doit être une action collective. Mais c’est aussi une question de volonté politique et, lorsque nous avons eu l’immense honneur et l’immense responsabilité d’être à la tête du ministère de la culture, c’est un combat que l’une et l’autre avons mené quotidiennement.
Avant de parler de mon mandat de ministre, j’aimerais revenir un peu en arrière. Je suis arrivée en qualité de conseillère « culture et communication » auprès du président de la République en novembre 2019. La même semaine se tenaient les Assises pour la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel, organisées au CNC à l’initiative du Collectif 50/50. Franck Riester, à l’action duquel je rends hommage, a fait ce jour-là des annonces fondamentales. Ce sont celles que nous avons mises en œuvre l’une et l’autre, en les renforçant, mais la base était là. La conditionnalité des aides, l’obligation de la prévention des violences, les référentiels VHSS, les sessions de formation obligatoires, la création de la cellule d’écoute, tout cela a été annoncé mi-novembre 2019. J’en ai beaucoup parlé à l’époque avec Franck Riester et son cabinet, qui était extrêmement mobilisé.
Ensuite, le secteur de la culture a été frappé de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Malgré tout, cette feuille de route pour la lutte contre les VHSS, qui était aussi une feuille de route pour l’égalité – puisque, comme l’a dit Roselyne Bachelot, les deux sujets sont intrinsèquement liés, et plus on pousse la parité et l’égalité femmes-hommes dans tous les secteurs de la culture, plus les conditions de travail évoluent, plus la prise de conscience est forte, même si la parité ne règle évidemment pas tout à elle seule – s’est appliquée. La cellule d’écoute psychologique et juridique d’Audiens a été installée en juin 2020, en pleine pandémie. Tous les services centraux et déconcentrés du ministère ont montré une réelle mobilisation à ce sujet, en plus de tout ce qu’ils devaient faire pour venir en aide au secteur de la culture qui affrontait de multiples difficultés.
Lorsque, en mai 2022, je suis devenue ministre de la Culture, j’ai poursuivi l’action engagée par Franck Riester et très fortement développée par Roselyne Bachelot. J’ai voulu renforcer la formation et la prévention pour éviter que ces violences s’exercent. Il faut aussi, quand, malheureusement, elles se produisent, créer les bonnes conditions pour recueillir la parole des victimes et agir ensuite, en accord avec elles, soit en faisant jouer l’article 40 du code de procédure pénale, soit en diligentant une inspection flash de l’Inspection générale des affaires culturelles (Igac), soit en demandant une enquête administrative interne ou externe. Enfin, on a constaté l’efficacité du conditionnement des aides, levier très largement mis en place par le ministère. Au début, on a entendu des chouinements, puis tout le monde s’y est mis et, Roselyne Bachelot l’a dit, le dispositif a peu à peu été élargi aux arts visuels puis à d’autres secteurs.
J’ai tenu, parce qu’au départ on ne formait que les cadres, à élargir l’obligation de formation sur les tournages à l’ensemble des équipes, notamment les équipes techniques. J’ai fait cette annonce au début du mois de décembre 2023. On aurait pu penser qu’après de multiples polémiques et la prise de conscience de l’importance de ces sujets, elle serait accueillie de manière consensuelle, mais ce ne fut pas vraiment le cas. Je me souviens ainsi d’un article du magazine Causeur m’accusant d’être « la mère fouettarde » de la production audiovisuelle et estimant que ces formations obligatoires étaient en fait une censure déguisée. Tels étaient encore les débats auxquels on devait répondre en décembre 2023 quand on parlait uniquement de formation obligatoire sur les tournages pour que certaines dérives et certains dérapages ne se produisent plus.
J’ai aussi très fortement insisté sur l’action à mener dans les écoles et les établissements supérieurs d’enseignement artistique. Je me souviens particulièrement d’un énorme chantier relatif aux écoles d’architecture. J’ai fait le tour de plusieurs écoles en France, où je suis allée à la rencontre des étudiants et des référents. L’amélioration des conditions d’enseignement dans les écoles d’architecture me tenait à cœur et j’ai voulu que l’on y généralise au maximum les formations aux situations de violences et de harcèlement sexuels et sexistes.
Être ministre, c’est aussi incarner la politique que l’on veut mener. Roselyne Bachelot a beaucoup évoqué ces sujets publiquement et je m’y suis également attachée. Ainsi, à chacun de mes déplacements, l’été, aux festivals de musique notamment, il était prévu que je rencontre les maraudes, les stands de prévention – par exemple les Catherinettes, un groupe très engagé sur ces questions – ou des femmes mobilisées à ce sujet. Je me rappelle ainsi une rencontre au Cabaret vert, à Charleville-Mézières, avec Chloé Thibaud, l’auteure de Toutes pour la musique et de Désirer la violence, ouvrage qui a eu un grand retentissement. J’ai aussi testé moi-même, aux festivals, l’application Safer que nous avions fait financer par le CNM et qui permet de se signaler si on se sent harcelé. Lors de mon passage au ministère, j’ai eu de très nombreuses remontées concernant le secteur des jeux vidéo ; avec Women in Games France, j’avais organisé une table ronde à ce sujet à la Paris Games Week, et j’ai décoré dans l’ordre des Arts et des Lettres la cofondatrice de Women in Games – mettre ce combat en valeur passe parfois par des décorations.
Nous avons bien sûr poursuivi la politique en faveur de l’égalité déjà engagée par Franck Riester puis Roselyne Bachelot en cherchant à déterminer secteur par secteur où l’on pouvait aller encore plus loin ; j’ai par exemple fait des annonces sur la place des femmes photographes, mais je ne détaillerai pas ces actions par le menu.
Je reviens en revanche à la priorité que j’ai voulu accorder à la formation. J’ai eu l’honneur de pouvoir déployer le plan France 2030 d’investissement qui comprenait, pour le monde du cinéma et de l’audiovisuel, une initiative déterminante : la Grande Fabrique de l’image. Ce dispositif vise à doubler les capacités de formation à horizon 2030 pour tous les métiers de ce secteur, créatifs comme techniques. La vigilance est constante, qu’il s’agisse du nombre de femmes à l’entrée à la sélection ou de leur accompagnement au long de cet apprentissage pour qu’à la sortie elles se dirigent le plus possible vers ces métiers, dont les métiers techniques. La lutte contre les VHSS est bien entendu incluse dans toutes les formations. De même, un module consacré aux VHSS figure dans le module de formation continue du programme La Relève que j’ai lancé pour élargir le vivier des futurs dirigeants du spectacle vivant et des arts visuels.
Avant de conclure, je vous ferai part de quelques réflexions auxquelles j’avais commencé à travailler et qui pourraient peut-être alimenter vos travaux. Ainsi, j’avais réfléchi, sans avoir le temps de l’installer, à la création d’un fonds destiné à financer les enquêtes administratives pour les petites structures. En effet, les petites compagnies, les petites sociétés de production, ne disposant pas en interne des ressources leur permettant de faire une enquête après un signalement, doivent faire appel à un cabinet extérieur, ce qui peut se traduire par une dépense comprise entre 10 000 et 15 000 euros, budget qu’elles n’ont pas.
Sur la formation, beaucoup avait déjà été fait, étape par étape, et on ne pouvait pas vraiment aller plus vite faute d’organismes de formation et de formateurs de formateurs en nombre suffisant. Quand je pressais le CNC d’élargir la formation à l’ensemble des équipes de tournage et à l’audiovisuel, on faisait valoir que cela signifierait quadrupler le volume de formations requis sans ressources humaines disponibles. Le sujet étant largement pris en compte maintenant, je pense que ces formations de formateurs se développent et que l’on peut désormais généraliser ces formations au secteur de l’audiovisuel, au secteur des festivals et à tous les secteurs où elles ne sont pas encore obligatoires. Sur les tournages existe aussi le nouveau métier de « coordinateur d’intimité », encore balbutiant en France : avec cinq personnes en tout, on peut se demander qui pourra en former d’autres. Mais il ne s’agit pas de les rendre obligatoires, car les acteurs peuvent ne pas souhaiter leur présence.
Nous avons mis au point des mesures « bonus », notamment le « bonus parité » qui a porté ses fruits pour le cinéma et la musique. Mais on pourrait définir davantage de mesures « malus » et sanctionner, en baissant les subventions, les structures qui ont failli en matière de gestion et de prévention des violences.
Et puis il y a encore beaucoup de trous dans la raquette. Je pense qu’a été évoquée au fil de vos auditions la question des bénévoles, dont j’ai beaucoup entendu parler au cours des festivals. Se pose aussi la question des structures qui relèvent des collectivités ; le ministère de la culture et les collectivités peuvent certes discuter au sein des conseils nationaux des territoires pour la culture, mais pourquoi ne pas imaginer avec les collectivités des conventions définissant une politique commune de lutte contre les violences ? Dans le secteur privé enfin, les chartes, les outils, les fiches pratiques, les cellules d’écoute servent, mais cela ne suffit pas.
J’aimerais souligner que j’ai mené la lutte contre les violences sexistes et sexuelles avec beaucoup d’acharnement et de combativité mais en veillant toujours à le faire dans le respect du droit et à ne jamais me substituer à la justice. Très souvent, un ministre est poussé à faire plus. Mais on doit toujours rester sur une ligne de crête : croire les victimes, bien sûr, et respecter la présomption de sincérité, mais respecter aussi la présomption d’innocence et le temps de la justice. Je sais qu’en tant que législateurs vous serez extrêmement vigilants sur le respect de la justice qui, même si elle est imparfaite, est l’un des socles de notre démocratie, et que vous n’en viendrez pas à proposer des mesures qui pourraient restreindre ce pilier de l’État de droit. Enfin, je suis contre le boycott des œuvres et la culture de l’effacement. Je pense que l’on doit continuer de montrer les œuvres, en les contextualisant évidemment le plus possible et en provoquant des débats. C’est ainsi que l’on fera progresser la réflexion sur ces sujets. De même, je suis contre le fait d’interdire à des personnes condamnées et qui ont purgé leur peine d’exercer leur métier artistique si elles en avaient un.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je vous remercie toutes deux. Vous confirmez ce que nous avons perçu lors des auditions précédentes : à partir de 2019-2020, à la suite des révélations sur les agissements d’Harvey Weinstein et du développement du mouvement #MeToo, une prise de conscience a eu lieu dans le monde de la culture. Cependant, nous manque un baromètre de l’égalité homme-femme dans la culture et surtout un baromètre du sexisme. Des mesures ont été prises, un gros travail a été fait, mais le sexisme est toujours ancré et source de violence, et le « sexisme ordinaire » continue d’être un fléau constant. Comment le mesurer plus précisément ?
Je reviens d’autre part sur la formation, et pour commencer sur la formation initiale, qu’il serait sans doute possible d’améliorer. J’ai été assez surpris par la faiblesse du niveau de connaissance du droit du travail du milieu culturel. Ne faudrait-il pas renforcer l’enseignement théorique dans le monde de l’art, de manière que chacun connaisse mieux les droits et les devoirs qu’impose notre droit, singulièrement le code du travail ?
Enfin, les formations relatives aux enfants sont pour la plupart sans lien direct avec le ministère de la culture. Elles dépendent des collectivités, parfois du secteur associatif, voire du secteur privé et nous avons entendu parler de cas gênants de formateurs évincés d’un lieu et qui ont pu aller exercer ailleurs sans problème ; qu’en pensez-vous ?
Dominique Boutonnat, président du CNC, a été condamné en juin 2024 à trois ans de prison dont un an ferme pour une agression sexuelle commise contre son filleul dans le cadre familial en août 2021.
Nazim Boudjenah, pensionnaire de la Comédie française, a été condamné une première fois le 30 juin 2021 à six mois de prison et à un sursis probatoire de deux ans pour menaces de mort proférées en 2019 et 2020 contre son ex-compagne, condamnation suivie de procédures judiciaires complexes, puis il a fait l’objet d’une plainte de vous-même, madame la présidente, pour menaces de mort, qui devrait être jugée le 6 juin prochain.
La soprano Chloé Briot a porté plainte contre le baryton Boris Grappe pour des gestes inappropriés lors des représentations de l’opéra L’Inondation. J’avais alors signalé les faits dans le cadre d’un article 40 ; l’affaire est intéressante puisque toutes les scènes litigieuses ont été filmées et que les gestes incriminés auraient relevé d’indications d’hyperréalisme du metteur en scène. La plaignante ayant reconnu qu’après un recadrage de Boris Grappe, les gestes ne s’étaient jamais reproduits, l’affaire a été classée sans suite. Cependant, la carrière de M. Grappe a été brisée et il est maintenant aide-soignant en Allemagne car, en dépit du classement sans suite, il n’a plus jamais eu d’engagement.
En 2019, le sculpteur Laurent Folon a porté plainte contre le plasticien Claude Lévêque pour viols sur mineur de 15 ans. L’affaire judiciaire, qui suit toujours son cours, a donné lieu à une intense polémique dans les milieux de l’art. Des enquêtes, dont une de Mediapart, ont fait état de faits récurrents d’agressions sexuelles et la polémique a résonné jusqu’à moi, un tapis de Claude Lévêque, Soleil noir, ornant un bureau de l’Élysée.
Enfin, Jerôme Pernoo, professeur de violoncelle au Conservatoire national de musique et de danse de Paris, a été suspendu en mars 2021, ce qui a donné lieu à un feuilleton. La directrice n’a pas suivi l’avis de licenciement de la commission paritaire, une enquête a été menée par un cabinet non habilité à traiter les cas de ce type et le juge des référés a suspendu la sanction. En décembre 2021, la commission paritaire émet un nouvel avis favorable au licenciement. Le juge des référés suspend, à nouveau, le licenciement en juin 2022 mais, le 2 novembre 2022, le tribunal administratif considère que la sanction est proportionnée. Le mis en cause sera finalement condamné à un an de prison avec sursis, interdiction de contact professionnel avec des mineurs et inscription au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes. On notera que les parents ont alors activement soutenu le mis en cause – je reviendrai sur ce point.
Enfin, même si elle n’est pas de même nature, je mentionnerai la polémique née au Théâtre national de la Colline après le choix fait par Wajdi Mouawad d’illustrer sa pièce Mère d’une musique de Bertrand Cantat – condamné pour le meurtre de sa compagne, Marie Trintignant et qui a purgé sa peine – et de confier la mise en scène de la pièce Un qui veut traverser à Jean-Pierre Baro, visé par une plainte pour viol classée sans suite.
De tout cela, et pour répondre plus précisément à votre question, je tire certains enseignements. On ne peut qualifier de scandale « #MeToo théâtre » ou « #MeToo cinéma » des faits qui se sont déroulés dans le cadre privé, familial ou conjugal comme ce fut le cas pour Nazim Boudjenah ou Dominique Boutonnat. Cela laisserait penser que les institutions ont failli en manquant de vigilance lors de la commission des faits, alors que le CNC ne pouvait protéger le filleul de Dominique Boutonnat ni la Comédie française la compagne de Nazim Boudjenah.
Ensuite, on est frappé par l’anormale longueur des procédures : entre la commission des faits et le jugement final, de trois à cinq ans s’écoulent. Ces années sont consacrées d’abord à vérifier la réalité des faits, ce qui est peut-être très compliqué puisqu’il s’agit souvent d’une parole contre une autre, et à la recherche de témoignages. Cela complique le rôle des institutions, que l’on parle du ministre ou de la direction des établissements, le mis en cause étant réputé innocent jusqu’au terme des procédures judiciaires. Je partage sans réserve l’opinion de Rima Abdul Malak : ces procédures doivent se dérouler dans le strict respect du droit et en particulier du droit du travail. Ne pas se conformer à cette obligation entraînerait des retards ou même des classements sans suite ; c’est souvent en raison d’erreurs de procédure que des délinquants avérés ou des criminels échappent à la justice. La puissance publique doit se conformer au droit, c’est bien le moins. La prudence et la précaution dans la recherche de la vérité sont indispensables. Tous les mis en cause ont droit à la présomption d’innocence, et la notoriété des individus concernés fait que même si la procédure prouve leur innocence, la notion de « dette infinie » de Deleuze est à l’œuvre pour les innocents comme pour les coupables.
Se pose une nouvelle fois la question de la dissociation de l’homme et de l’œuvre. Le Mobilier national doit-il ranger dans ses placards le Soleil noir de Claude Lévêque ? Doit-on éteindre Modern Dance à Montreuil ? C’est une installation lumineuse du même artiste, et la mairie de Montreuil avait jugé le maintien de cette illumination particulièrement inapproprié sur une place qui allait porter le nom de Gisèle Halimi ; ce sont les gens du quartier qui ont demandé que l’installation soit rallumée. Cette anecdote situe bien les polémiques dans l’espace public. Je ne trancherai pas le débat définitivement, même si j’ai plaidé pour le retrait du tapis Soleil noir du bureau du président de la République.
Au moment de la polémique surgie autour de Wajdi Mouawad, j’ai beaucoup réfléchi au texte admirable qu’il avait écrit alors et dont je vous livre quelques extraits : « Participer à ce mouvement qui punit au-delà de la justice et du droit, c’est envoyer un message terrible aux jeunes générations, le signe qu’il leur sera toujours plus efficace de régler par eux-mêmes et à coups de couteau les harcèlements dont ils pourraient être victimes plutôt que de se référer à une autorité scolaire ou parentale.
Voilà pourquoi ma position en tant que directeur de La Colline est la suivante : toute personne libre au regard de la loi ; a le droit d’aller revenir, d’être invitée comme spectateur ou comme artiste. Je ne croyais pas qu’au pays des droits de l’homme, je doive défendre la présence d’un citoyen libre dans l’enceinte d’un théâtre public.
Ceci étant, l’attention due aux paroles des plaignants, conjuguée à la lenteur des procédures judiciaires, m’amène à penser que si une personne programmée ou invitée au théâtre se trouve engagée dans une procédure judiciaire, je l’inciterai à se retirer de la programmation jusqu’à ce que le travail de la justice ait été mené à son terme. […]
J’entends la brutalité de la situation actuelle. Une personne qui a commis un crime ou un délit envers une femme devient pour toujours, qu’elle soit entendue, mise en examen, jugée, disculpée, condamnée, incarcérée, libérée, un symbole de la violence faite aux femmes. Pour toujours. Cela nous place dans une situation cornélienne. […]
Je ne cherche ici à convaincre personne et si la ministre de la Culture ou le président de la République […] considèrent que mes positions sont contraires aux principes républicains, que l’un ou l’autre me le fasse savoir et je quitterai la direction du théâtre sur le champ. »
Je n’ai pas demandé à Wajdi Mouawad de quitter son poste.
Mme Rima Abdul Malak. J’entends que l’on a besoin d’une sorte d’observatoire qui n’ait pas pour seul rôle de publier un rapport annuel mais qui tienne des réunions régulières. Il devrait fédérer tous les acteurs concernés : les équipes du ministère chargées de ces sujets, Audiens, la Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma (Fesac), les partenaires sociaux ainsi que les associations en pointe sur ces sujets, qui recueillent parfois des signalements et des témoignages que la cellule d’Audiens ne recueille pas. Cela permettrait de mettre les informations en commun, non pour rendre publics des noms qui doivent rester confidentiels mais pour objectiver la situation et déterminer si certains types de violences se produisent dans certains secteurs en particulier, dans certaines organisations spécifiques. Les violences peuvent aussi être verbales, et le harcèlement puni par la loi commencer par des mots intolérables. Nous éprouvons effectivement des difficultés à recueillir l’ensemble des données tout en respectant la confidentialité des cas et en ne se substituant ni à la police ni à la justice. Il faut définir comment grouper nos forces pour partager et faire mieux circuler les informations. Cela se produit déjà : ainsi, Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations quand j’étais ministre, n’attendait pas les deux réunions annuelles programmées pour faire des points réguliers avec Audiens à ce sujet. Les informations remontaient vers moi, mais elles étaient informelles ; pour rendre le mécanisme plus fluide, il faut améliorer la méthode.
La même difficulté se pose quand il s’agit de suivre quelqu’un qui a été condamné, qui a purgé sa peine et qui est parti s’installer dans un autre département ou qui prend, par exemple, un poste de professeur dans le secteur privé, ou même de le suivre de manière individuelle. Nous étions extrêmement vigilants, à tous les niveaux, pour ce qui concerne le Pass culture, qui permet de pratiquer des activités artistiques et de participer à des ateliers d’arts plastiques. Nous demandions aux équipes du Pass culture de vérifier plusieurs fois plutôt qu’une quelles étaient les structures qui s’inscrivaient pour proposer des cours, afin d’éviter par exemple que, comme c’est arrivé parfois, un professeur de dessin demande aussi des modèles nus. La vigilance s’impose donc, mais les règles de protection des données personnelles font que l’on ne peut pas constituer des fichiers de noms circulant d’un département à un autre. Il faut tenter de concilier cette lutte contre les VHSS et la législation protégeant la vie privée et les données personnelles, et je sais que la tâche n’est pas simple pour vous.
La médiatisation des cas a un impact : quand des noms sont connus, les parents, les collectivités et le secteur privé font attention. Mais il y a un nombre considérable de cas dont on n’entend pas parler. Il y a aussi des cas qui ont été classés sans suite : ils peuvent traduire des faits moins graves qui ne doivent pas mettre un terme définitif à la carrière de quelqu’un qui peut être encore jeune. Le problème est difficile. À partir de quand, par exemple, peut-on faire à nouveau confiance à une personne chargée de donner des cours à des mineurs ? À mon sens, ces questions complexes gagneraient à être traitées au cas par cas, grâce à l’intelligence collective de tous ceux qui sont concernés. Je ne suis pas certaine que l’on parvienne par la législation à trouver le bon cadre s’appliquant à des cas différents à chaque fois.
Mme Roselyne Bachelot. J’aimerais compléter mon propos précédent. Vous avez mentionné, monsieur le rapporteur, ce professeur du Conservatoire de musique de Paris qui participait à un groupe de travail alors qu’il était détenteur d’images pédopornographiques. À peine les faits étaient-ils portés à ma connaissance qu’en cinq minutes sa mission lui était retirée.
Je reviens aussi d’un mot aussi sur, comment dire ? l’appui des parents à certains comportements déviants. J’ai été confrontée à des cas de ce genre alors que j’étais ministre des sports. Dans ce cadre, j’ai mené, avec l’aide de la joueuse de tennis Isabelle Demongeot, le premier plan de lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans le sport qui a conduit à la condamnation du coach de tennis Régis de Camaret. Nous étions sidérés par l’attitude de parents qui laissaient littéralement leurs enfants dans la gueule des fauves. Le même comportement a été observé avec Jérôme Pernoo : des parents nous ont écrit pour le défendre. Actuellement encore, le directeur d’un chœur de la région parisienne est poursuivi pour des faits de ce genre…
M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous allons nous en charger.
Mme Roselyne Bachelot. …et les parents nous appellent pour prendre sa défense. C’est que, dans un environnement extrêmement concurrentiel, des parents persuadés du génie de leur enfant veulent absolument qu’il fasse carrière et se disent d’une certaine façon « bon, s’il faut en passer par là… ». C’est terrible. Il y a sans doute aussi toute une éducation à faire dans ce domaine.
J’ai aussi parlé de la lenteur de la procédure judiciaire qui suit un signalement. Tout au long de cette procédure, les directeurs d’institutions doivent, autant que possible, non pas licencier la personne car ils n’en ont pas le droit, mais procéder à des retraits, à des éloignements. C’est ce qu’ont fait Émilie Delorme, directrice du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris pour Jérôme Pernoo et Éric Ruf, administrateur de la Comédie française, pour Nazim Boudjenah. Ce n’est pas toujours facile, et cela peut aussi donner lieu à des affaires judiciaires quand le mis en cause, même s’il a gardé son salaire, se tourne vers la justice, s’estimant lésé par ces procédures de retrait alors que les faits n’ont pas été établis ou que les sanctions ne sont pas prononcées. Alors ministre de la santé, j’ai moi-même éloigné Patrick Pelloux, dans des conditions qui m’ont valu d’être appelée « le crotale » par la personne mise en cause. Je revendique cette décision, car l’éloignement est absolument indispensable.
Un mot, aussi, sur l’affaire Dominique Boutonnat. Il a certes été nommé en conseil des ministres, mais j’appelle l’attention sur le fait qu’il existe deux sortes de nominations en conseil des ministres : d’une part les nominations révocables à tout instant, celles des ambassadeurs ou des préfets, d’autre part les nominations à terme. Ainsi, le président de la caisse d’assurance maladie est nommé pour cinq ans ; le président du CNC l’est pour trois ans. Dominique Boutonnat a été nommé pour la première fois en 2019 et renouvelé en juillet 2022. On peut toujours revenir sur une nomination de ce type mais il faut pour cela des faits graves et avérés ; ce fut le cas en juillet 2024, ce qui a conduit à la révocation de la nomination de Dominique Boutonnat à la présidence du CNC. Je précise les choses parce qu’il y a parfois une confusion, certains pensant que les nominations en conseil des ministres sont révocables à tout instant, ce qui n’est pas le cas.
Ensuite se pose la question du pouvoir, des personnes mises en cause et qui ont des positions d’autorité pouvant mettre d’autres personnes en danger. Vous avez cité M. Boutonnat et d’autres noms ; quand bien même les violences se sont déroulées en dehors des instituts qu’ils présidaient ou dirigeaient, ils peuvent potentiellement mettre en danger les salariés, et le public s’ils dirigent une structure recevant du public. En ce cas, ce n’est pas la justice qui s’applique mais le droit du travail, qui impose la mise en sécurité des personnes qui travaillent sur un lieu.
Puis vient la mise en valeur des personnes concernées, qu’elles aient été condamnées ou pas. Au Théâtre national de La Colline, le directeur nous a expliqué que Bertrand Cantat était représenté dans la position d’un héros mythologique pour illustrer la chute. Revient-il à un homme qui a tué quelqu’un d’être mis en valeur en tant que héros d’une pièce et illustrant un héros qui tombe ? C’est une question philosophique et éthique fondamentale.
Vous avez beaucoup parlé de la justice. Mais, en France, la justice ne passe pas sur les violences sexuelles, sinon de manière anecdotique ou marginale. Le taux de classement sans suite des plaintes pour viol s’établit à 94 % alors même que l’auteur est connu dans neuf cas sur dix. Cela signifie que le taux de classement sans suite pour les viols est supérieur à ce qu’il est pour les autres infractions même quand leurs auteurs ne sont pas connus ! On ne peut donc s’en remettre à la justice en son état actuel, puisqu’il n’y a que 0,6 % de condamnations en cas de viols. Je parle volontairement de dysfonctionnement de la justice et j’en prendrai pour autre exemple celui du harcèlement sexuel. Quand il y a harcèlement, il y a forcément des preuves – messages, appels téléphoniques – et des témoins. La démonstration du harcèlement est ce qu’il y a de plus facile puisqu’il ne s’agit pas de gestes commis dans l’intimité d’un rapport à deux mais de mots, de messages téléphoniques, etc. Or, en ce cas, le taux de classement sans suite des plaintes est supérieur à 80 %.
Dans ce contexte, quel est votre rôle en tant que ministre ? Comment fait-on, avec une justice qui dysfonctionne massivement dans les cas de violences sexuelles, pour protéger les victimes d’une part, pour ne pas mettre en valeur d’autre part les personnes mises en cause dans un système qui les place sur scène, sur un piédestal ? Si nous ne parvenons pas à distinguer ces notions les unes des autres, nous ne pouvons définir clairement comment agir.
Vous avez évoqué, madame Abdul Malak, la culture de l’effacement. Aucun mouvement féministe ne demande cela ; ce que nous demandons, puisque je m’inclus dans ces mouvements, ce n’est pas l’effacement, c’est une mise en contexte. Je vous donnerai pour exemple le cas, dans l’Église, d’un prêtre désormais mort qui a agressé et violé probablement plus de cent enfants. Cet homme a aussi réalisé des vitraux qui ornent plusieurs églises, et un mouvement s’est créé qui demande qu’ils soient enlevés. Le prêtre est mort sans que justice ait été rendue puisque l’Église n’a fait qu’une procédure interne, mais il y a cent victimes et les vitraux sont là. Ces questions ne sont pas simples mais l’on ne peut, au motif que la justice est toute puissante et qu’elle est un des piliers de notre démocratie, minimiser tout ce que nous pouvons faire à côté, ou du moins ne pas prendre les responsabilités qui s’imposent.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Tout l’enjeu est de prévenir la commission de ces faits ; c’est par ce biais qu’il faut envisager le sujet. Ensuite, j’exposerai le point de vue de celui qui fut rapporteur de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice, commissaire aux lois pendant sept ans et vice-président de la commission des lois pour dire qu’il faut mesurer ses propos au moment de dire que la justice ne fonctionne pas. La justice est imparfaite mais elle est fondamentale pour notre société, et je n’aimerais pas qu’on laisse croire à des victimes qu’il ne sert à rien de porter plainte. Des faits ont été découverts parce que plusieurs plaintes ont été déposées au sujet de la même personne, ce qui a permis aux policiers et aux officiers de police judiciaire d’instruire. La justice est importante mais je ne crois pas que le sens de votre propos était de le nier, madame la présidente.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je l’ai dit, la justice est l’un des piliers de la démocratie, mais j’observe que si l’on condamne certains crimes à proportion de 0,6 %, 99,4 % des faits commis demeurent non instruits et non punis.
M. Erwan Balanant, rapporteur. C’est souvent aussi en raison de biais culturels. Nous devrons avoir ce débat ultérieurement, madame la présidente.
Mme Rima Abdul Malak. J’ai grandi dans un pays en pleine guerre civile, le Liban. J’ai vu ce qu’est une société où la justice ne fonctionne pas et où les gens pensent se faire justice en réglant leurs comptes à la Kalachnikov dans la rue. Je suis très marquée par les horreurs que j’ai vues pendant la guerre dans mon enfance et j’ai toujours eu un attachement viscéral, en France, à notre justice indépendante. Même si son fonctionnement est imparfait, elle fonctionne, et votre phrase – « On ne peut pas s’en remettre à la justice » – me heurte, madame la présidente.
Je connais les chiffres que vous avez cités, mais il faut aussi se rendre compte que la libération de la parole depuis le début du mouvement #MeToo permet que les dépôts de plainte se fassent dans des délais plus courts qu’auparavant ; la justice aura progressivement de meilleurs moyens de prouver les infractions dont on parle. Lorsque la cellule d’écoute d’Audiens a été créée, en 2020, la plupart des appels concernaient des faits vieux de plus d’un an. À mesure que l’existence de la cellule était mieux connue, que la parole se libérait, que nos mesures se mettaient en place, que la prise de conscience collective progressait, les appels se faisaient plus proches du moment de la commission des faits. Et plus on en est proche, plus la justice pourra passer – si les personnes acceptent de porter plainte, et il faut les accompagner vers le dépôt de plainte qu’elles ne souhaitent pas toujours au début. Le mouvement en cours doit pousser à l’optimisme et je le suis, même si le temps des procès est long.
Dans le cas de Dominique Boutonnat, j’ai demandé s’il y avait d’autres signalements. Nous avons cherché, interrogé, et nous n’avons reçu aucun autre renseignement. Il n’y avait qu’une plainte – elle était grave et je ne la minimise en rien – portant sur des faits commis dans un cadre privé par un plaignant qui n’était pas dans le secteur du cinéma, qui ne travaillait pas au CNC, qui ne vivait pas en France mais, me semble-t-il, à Singapour. En tout cas, nous n’avons rien trouvé, et nous avions pris soin d’interroger Roselyne Bachelot quand elle était ministre et moi-même conseillère à l’Élysée, pour bien nous assurer de l’absence d’autres plaintes ou témoignages. J’ai lu depuis lors, il y a quelques mois, dans Libération me semble-t-il, un article faisant état de certains témoignages sur le comportement de Dominique Boutonnat dans des soirées. J’avais alors quitté le ministère. Quand j’étais ministre, j’ai interrogé régulièrement, parfois en off, à la fin de certaines réunions, les représentants du secteur du cinéma, et rien ne m’a jamais été dit. S’il y avait eu des signalements systémiques, des plaintes généralisées comme cela a été le cas pour Patrick Poivre d’Arvor ou d’autres, je pense que l’on aurait insisté auprès de Dominique Boutonnat pour qu’il démissionne ou se mette en retrait. En l’espèce, nous ne pouvions le faire puisqu’il s’agissait d’une infraction commise dans un cadre privé. La Comédie française a éprouvé la même difficulté, qu’ont souvent les employeurs en de tels cas. Les marges de manœuvre et les possibilités de sanction sont très réduites en raison de risques prud’homaux. Ma position a donc été, je le redis, d’attendre le verdict de la justice et de ne pas m’y substituer pour condamner Dominique Boutonnat, d’autant que l’action du CNC en matière de lutte contre les VHSS était pionnière et exemplaire.
Vous nous demandez de clarifier un imbroglio dû au fait que tous ces sujets complexes s’imbriquent, mais la ligne à suivre ne peut être que la ligne du droit, et même en appliquant le droit du travail on ne peut se mêler de la vie privée des salariés et des agents ; ni poser des questions à quelqu’un sur sa vie privée. Nous nous sommes donc entourés d’avocats et nous avons pris conseil. Le service juridique du ministère est extrêmement compétent : on ne prend pas des décisions bâclées sous le coup de l’émotion. Nous sommes tenus de respecter le cadre du droit pénal et, évidemment, du droit du travail, et si clarification il doit y avoir, c’est celle-là, même si la justice est imparfaite et lente. Mais je suis optimiste et je pense que le mouvement de libération de la parole et des dépôts de plainte plus systématiques et plus rapides qui s’ensuivront auront pour effet d’améliorer les chiffres que vous avez cités et qui sont désolants, j’en suis absolument d’accord.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce que j’ai dit précisément est que l’on ne peut pas ne s’en remettre qu’à la justice. J’ajoute que les classements sans suite pour violences sexuelles ont augmenté ces dernières années, ce qui fait s’interroger sur la manière qu’a notre société de prendre ces questions en charge.
Mme Roselyne Bachelot. Vous avez raison de souligner la distorsion considérable qui existe entre ce continuum de violences sexistes et sexuelles et les sanctions prononcées. Je suis militante de cette cause ; cette situation me mine profondément et a conduit mon action durant toutes ces années. Il ne s’agit évidemment pas de remplacer la justice, fondement de notre démocratie, par la loi de la rue et par un système de vengeance et je ne pense pas que ni vous, madame la présidente, ni vous, monsieur le rapporteur, n’avez appelé à cela.
Tout ce que Rima Abdul Malak et moi-même avons fait visait à prévenir, informer, agir en amont de la commission des faits et faire que la complicité, avérée ou implicite, qui régit la société, soit mise en pièces. J’emploie le terme « complicité » à dessein, pour rappeler que les violences verbales sont toujours l’antichambre de la violence sexuelle et que les phénomènes d’emprise commencent par là.
Assistant depuis des années à des répétitions et master classes dans le monde du spectacle vivant, je suis frappée par la violence qui y sévit et qui, pire, est revendiquée comme un élément de formation. Quand j’aborde la question, j’obtiens de mes interlocuteurs la même réponse profondément choquante, l’explication par la reproduction. Alors que je demandais récemment à un acteur, par ailleurs professeur au conservatoire, si l’on ne peut apprendre le métier d’acteur ou de chanteur sans violence, il m’a répondu « Non, ce n’est pas possible, j’ai été formé de cette façon, c’est ainsi que j’ai appris mon métier ».
Des phénomènes de reproduction sont à l’œuvre, et le plus curieux est que l’on aboutit à la même violence dans l’école d’apprentissage classique représentée par un Louis Jouvet ou par un Firmin Gémier que dans celle de Stanislavsky et de l’Actor’s Studio. Ces gens qui ont intellectualisé les apprentissages, les fonctions d’acteurs, de comédiens, de chanteurs, n’ont nullement réfléchi à la violence. C’est un champ théorique et académique qu’il convient aussi de conquérir, car c’est une des conditions de lutte contre les violences.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je partage ce point de vue sans réserve.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Voilà qui nous amène à la pédagogie et au rôle de modèle que peut avoir la culture, reflet de notre société et qui peut être un miroir pour d’autres pratiques. Nous avons entendu à huis clos des comédiennes célèbres ; toutes nous ont dit le continuum de violence qu’elles ont subie au long de leur carrière. Lors de leurs premiers castings, elles l’ont accepté parce qu’elles voulaient faire ce métier ; ensuite, jouant, elles ont été placées dans des situations mettant parfois leur vie en danger, parce que cela ferait une belle image, parce que cela garantirait de la sincérité, parce que la dramaturgie serait plus forte… Le sujet est grave. Comment modifier la pédagogie ? Des instructions ont-elles été données aux écoles et pourraient-elles en recevoir d’autres ?
Des professeurs nous ont assuré pouvoir enseigner sans cette violence et ne pas souhaiter reproduire ce qu’ils ont vécu. La question de la reproduction se pose dans l’ensemble du monde de la culture – avec la répétition, par exemple, par un technicien ou une technicienne de la blague sexiste ou raciste dont il a souffert quelques années plus tôt, « parce que c’est comme ça que ça se fait ». Nous disposons d’un levier, notre réseau d’éducation à la culture, des écoles nationales aux conservatoires et écoles à rayonnement communal. Peut-on envisager des moyens supplémentaires ?
Mme Rima Abdul Malak. Lorsque j’ai eu à nommer la nouvelle direction du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, j’ai choisi Sandy Ouvrier. Au cours de l’entretien que nous avions eu à cette occasion, nous avions parlé un long moment de la formation des comédiens et des comédiennes et du moyen d’éviter la reproduction des méthodes qu’a mentionnée Roselyne Bachelot. Sa réflexion très juste et très volontariste sur ces sujets est une des raisons pour lesquelles j’ai poussé en faveur de sa nomination. Sur un autre plan, j’ai mentionné tout à l’heure le réseau des vingt écoles nationales d’architecture. En ces lieux, la souffrance n’était pas liée aux questions de VHSS mais à la fameuse « charrette » qui nous ramène au droit du travail. Pour certains enseignants, on ne pouvait être un bon architecte si on ne savait pas, à un moment, travailler nuit et jour pendant quatre semaines pour finir un projet sans dormir et quasiment sans manger. Cela crée des souffrances terribles. Nous avons dit qu’il n’y aurait plus aucune tolérance pour cette pratique. Il faut en finir avec ce mode d’apprentissage, et nous avons passé des heures en réunion à y travailler. Je pense qu’une prise de conscience s’est faite dans les écoles, et plus le réseau des écoles nationales sera exemplaire, plus les écoles qui relèvent de municipalités, de départements ou du secteur associatif s’y mettront. L’État doit être la locomotive tirant ce mouvement et l’affirmer clairement.
Je suis d’accord avec vous sur l’utilité qu’aurait un module d’initiation au droit du travail dans toutes les formations. Nous en parlions avec Arthur Nauzyciel, le directeur du Théâtre national de Bretagne, et Caroline Guiela Nguyen que j’ai nommée à la tête du Théâtre national de Strasbourg où il y a une école. Les étudiants ne doivent pas être formés seulement à jouer des scènes de théâtre. Un jour, ils seront confrontés à des castings, ils joueront dans des films et ils doivent connaître suffisamment leurs droits. De plus, s’ils créent une compagnie, ils peuvent se trouver eux-mêmes employeurs d’intermittents du spectacle, et ils doivent avoir un minimum de connaissances du droit du travail dans cette optique-là aussi. Nous avons évoqué ces questions avec les directeurs d’établissements, et je pense qu’aujourd’hui, partout en France, se trouvent des personnes responsables et très déterminées et que le mouvement est enclenché. Cela a sans doute été lent et poussif mais je suis optimiste sur ce plan aussi. La génération qui est à la tête des écoles prend ce sujet à bras-le-corps et que cela fait boule de neige dans les structures qui ne relèvent pas de l’État.
Mme Roselyne Bachelot. Ces politiques vont évidemment demander des moyens. Elles en demandent déjà pour les petites structures, ces tout petits ensembles qui, aux côtés des mastodontes de la culture, forment la structure majoritaire de la Fevis. Les exigences sont de plus en plus fortes : il faut suivre des formations, que les responsables libèrent de leur temps, faire des affichages, alors que sont aussi imposées d’autres contraintes relatives au respect du développement durable, de l’écologie, de la sécurité, dans un contexte économique extrêmement contraint.
On sait ce qui se passe au ministère de la culture où une réduction des crédits est prévisible. On sait surtout que certaines collectivités territoriales considèrent que la culture constituerait la variable d’ajustement aux contraintes budgétaires. Ce n’est pas le cas seulement dans ma chère région des Pays de la Loire puisque 40 % des départements ont annoncé une réduction de crédit d’au moins 50 % pour la culture. Je ne vois pas en quoi c’est lié à une éventuelle diminution des dotations de l’État : elle n’atteint pas 2 % de l’enveloppe et l’embargo est de 70 %... Dans ce domaine, il n’y a pas les bons et les méchants : les collectivités de toutes les tendances politiques se sont livrées à ces purges pour des raisons diverses, quantitatives bien sûr mais aussi qualitatives, en fléchant certaines de leurs subventions vers des secteurs qu’ils estimaient, à tort ou à raison, soit plus intéressants, soit peuplés de moins d’opposants politiques – voyez si j’emploie des termes diplomatiques. Or, cette lutte demande des moyens, et si pour les grosses structures les choses peuvent se faire même si elles sont difficiles, il faudra, pour les petites entités, mutualisation et appui. Je dois dire que je suis extrêmement inquiète.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. N’est-ce pas là qu’est, finalement, la culture de l’effacement ?
Mme Rima Abdul Malak. Je rappelle le rôle de la Commission des enfants du spectacle qui dépend des préfectures et dont l’autorisation est nécessaire avant l’engagement de tout mineur de 16 ans dans un spectacle, après qu’elle a vérifié si les scènes qui seront tournées sont adaptées à l’âge de ces acteurs particuliers. J’ai dû gérer le cas du film de Catherine Corsini après que le comité central d’hygiène et de sécurité des conditions de travail (CCHSCT) était intervenu sur le tournage à la demande des partenaires sociaux. J’ai validé le déclenchement par le CNC d’un article 40 et d’une sanction. Je maintiens qu’un moment vient où des sanctions sont nécessaires, et là où elles sont appliquées et parce qu’elles réveillent le reste du secteur.
Ces sujets doivent être pris beaucoup plus au sérieux. Je ne jugerai pas l’intention de départ de Catherine Corsini qui s’est expliquée dans la presse et qui s’expliquera devant vous, mais l’infraction au droit social était constituée : un dossier avait été fait pour l’avance sur recettes qui comportait la scène litigieuse, laquelle ne figurait plus dans le dossier soumis à la Commission des enfants du spectacle et qui est revenue lors du tournage. Ce n’est pas tolérable. On doit être absolument rigoureux. Ce n’est pas une simple erreur administrative, on parle de vie humaine, d’un mineur dont la présence sur un tournage exige une vigilance de chaque instant de chaque équipe et de la production. Il est heureux qu’existent la Commission des enfants du spectacle, le CCHSCT, les partenaires sociaux dont le rôle est extrêmement important, et le CNC, vigilant. Cet épisode n’aurait évidemment pas dû se produire, mais quand il s’est produit, les bonnes réactions ont eu lieu très rapidement et la sanction a été lourde, puisque le CNC a retiré quelque 700 000 euros d’aide à la production de ce film. Je pense que cela servira de leçon à cette production particulière comme à l’ensemble des productions et que, la prochaine fois qu’il y aura des mineurs sur un tournage, chacun s’attachera à vérifier beaucoup plus sérieusement avoir respecté toutes les règles qui les concernent. J’ai mentionné ce cas parce que, pour les raisons dites, il est à la fois négatif et positif.
Mme Roselyne Bachelot. C’est pourquoi, ministre, je m’étais opposée aux concours de « mini-miss ». J’étais très choquée par cette hypersexualisation des petites filles
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’en viens à quelques questions sur Gérard Depardieu, ce qui nous amènera à traiter à nouveau de la mise en valeur d’une personne mise en cause. Quelle meilleure mise en valeur que la parole présidentielle disant que cet acteur « rend fière la France » alors même que des images sans ambiguïté étaient diffusées et que les plaintes se multipliaient ? Nous avons reçu le grand chancelier de la Légion d’honneur. Quelle était votre marge de manœuvre à vous, madame Abdul Malak, alors ministre, dans une affaire comme celle-là ?
Mme Rima Abdul Malak. Le ministère de la culture n’a aucune marge de manœuvre pour tout ce qui concerne les distinctions de la Légion d’honneur, d’où l’absurdité de cette polémique. Nous pouvons, sur le quota du ministère de la culture, proposer des noms, mais la décision finale ne nous revient pas, ni sur les nominations, ni sur les suspensions ou exclusions. L’affaire Depardieu, complexe et multiple, était triple. Il y avait les plaintes, au sujet desquelles la justice doit rendre son verdict et le procès va avoir lieu. Il y a le débat sur le point de savoir si l’on continue de voir ses œuvres ou si on ne les voit plus, et il est vrai que lorsque le président de la République avait été interviewé en décembre 2023, la télévision belge avait dit que les films avec Gérard Depardieu ne seraient plus diffusés, le musée Grévin qu’il allait retirer sa statue de cire, etc. Il y avait confusion entre les témoignages et les plaintes traitées par la justice d’une part, le débat pour ou contre la culture de l’effacement d’autre part. Enfin, la troisième question portait sur le sort de la distinction de la Légion d’honneur qui lui avait été attribuée – mais, si j’ai bien compris, cette distinction tombe automatiquement quand la personne honorée est condamnée, et si un comportement est contraire à l’honneur, une procédure disciplinaire peut être lancée. Je m’étais moi-même référée à une autre interview donnée en 2017 à TF1 par le président de la République à propos d’Harvey Weinstein, dans laquelle il avait dit qu’il demanderait au grand chancelier de lancer une procédure disciplinaire, et à cette époque Harvey Weinstein n’était pas encore jugé.
M. Erwan Balanant, rapporteur. L’audition du grand chancelier de la Légion d’Honneur nous a appris une subtilité : un étranger peut être décoré mais il ne peut devenir membre de l’ordre de la Légion d’honneur. Cette précision a une incidence sur la marge de manœuvre.
Mme Rima Abdul Malak. En effet, et j’ignorais cette subtilité quand je me suis exprimé dans « C à vous ». Au fond, quand « C à vous » m’a demandé mon avis sur le sort à réserver à la médaille de la Légion d’honneur dont Gérard Depardieu est décoré, je n’aurais peut-être pas dû m’exprimer puisque cela ne relève pas du ministère de la culture. Je venais d’annoncer la généralisation des formations de toutes les équipes sur les tournages, et j’avais plutôt envie de parler des actions concrètes que nous menions pour prévenir la reproduction de ces actes. Mais je me suis trouvée embarquée dans une polémique relative à une distinction qui en réalité ne relève pas de moi mais de la grande chancellerie et in fine du grand maître, le président de la République.
La veille, j’avais informé de l’interview à venir le général Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur. Je lui avais demandé si je pouvais faire état de notre conversation, il m’a répondu par l’affirmative et je l’ai fait. Dans cette interview, j’ai essayé d’être la plus précise possible. J’avais bien distingué les plaintes pour agression sexuelle et viol d’une part, d’autre part le comportement de Gérard Depardieu que l’on voit parfaitement dans l’émission Complément d’enquête et qui relève du harcèlement sexuel de plusieurs femmes – il n’y a pas que la scène de la petite fille sur son cheval dans le haras. On l’entend même expliquer à un interlocuteur qu’il faut « prendre les femmes par surprise » et le lui redire en anglais ; si ce n’est pas de l’apologie du viol, je ne sais pas ce que c’est. En tout cas, ces images étaient si claires et elles avaient si largement ému que je comprenais qu’une procédure disciplinaire soit lancée. J’ai simplement dit cela : « Je comprends que la procédure disciplinaire soit lancée ». Puis, à Anne-Elisabeth Lemoine me demandant si je la soutiens, j’ai répondu que cela ne relève pas de moi.
Mais le problème n’est pas tellement celui de cette décoration, parce que je pense qu’en fonction de la décision de justice, la grande chancellerie prendra les décisions qui s’imposeront, s’il est condamné par exemple. Les deux questions qui vaillent sont d’une part comment lutter contre ces violences pour qu’elles ne se reproduisent pas, contre le harcèlement banalisé sur les tournages dès les premiers mots prononcés qui relèvent du harcèlement et qui ne sont pas « des blagues lourdes » comme on a pu l’entendre dire. En ma qualité de ministre, j’ai moi-même reçu des appels de Carole Bouquet, de Catherine Deneuve, d’un certain nombre d’actrices qui défendaient Gérard Depardieu et me disaient « il est grivois, il est lourdingue, mais il ne peut pas faire mal à une mouche ».
J’ai été marquée par les propos de Raphaëlle Bacqué disant, lors de son audition par votre commission, « on peut croire que tout le monde savait, mais en fait tout le monde ne mettait pas les mots du droit pénal sur ce qui était en train de se passer ». De fait, ce qu’on le voit faire en Corée du Nord, le harcèlement systématique de chaque femme qu’il croise et que montre le film, c’est du harcèlement sexuel. En France, ce serait passible de 30 000 euros d’amende et de 2 ans d’emprisonnement. Mais ce terme, personne ne l’appliquait à ses gestes, ses faits, ses mots. J’espère que, finalement, cette polémique aura permis d’éclairer ces questions. Cela n’a pas été simple, parce qu’on a entendu tout et son contraire. Mais il reste à la justice de se prononcer sur les plaintes puisque c’est à elle qu’il revient de trancher.
J’avais aussi répété, et je le fais à nouveau, mon opposition à la culture de l’effacement : il faut continuer de montrer et d’aller voir les films de Gérard Depardieu, et ne pas les retirer du patrimoine cinématographique. En revanche, avais-je dit aussi, je doute que grand monde ait envie de faire une grande soirée d’hommage en son honneur.
Mme Roselyne Bachelot. Quand le président de la République s’est exprimé, il saluait l’immense acteur qu’est Gérard Depardieu. J’ai revu quelques-uns de ses films récemment ; il a été un Cyrano de Bergerac incroyable, et extraordinaire dans le rôle de l’abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan et dans bien d’autres rôles. Quel gâchis épouvantable de voir cette carrière magnifique se terminer de cette façon odieuse et terriblement vulgaire ! Je pense en effet que la radiation de l’ordre de la Légion d’honneur sera automatique dès que la condamnation sera prononcée, sauf grâce du grand maître. Mais il serait salutaire que cette radiation soit suivie d’effet et que la grâce présidentielle n’agisse pas en ce cas. Je le souhaite, car l’impact pédagogique sera très important et amènera peut-être certains à réfléchir – les Français aiment les décorations…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous parliez tout à l’heure des parents qui soutiennent une personnalité mise en cause. Il faut se rappeler que trois enfants par classe sont victimes d’inceste et que bien plus encore vivent dans des familles incestuelles. La bataille culturelle consiste aussi à faire respecter les codes. Les repères ne sont pas toujours bien placés dans toutes les familles, et des parents minimisent la gravité des faits et l’impact qu’ils peuvent peut avoir sur la vie des enfants. C’est le terreau de l’inceste et de la pédocriminalité, et l’insuffisante vigilance de l’entourage tient aussi au brouillage des codes opéré par les personnes pédocriminelles ou incestueuses. Voilà qui rappelle les propos de Mme Bacqué sur Depardieu, expliquant que l’habitude de le voir agir était telle que ce n’était pas décrit pour ce que c’était.
Mme Roselyne Bachelot. Cela étant, les parents qui, alors que j’étais ministre des sports, ont pris la défense de M. Pernoo au moment du premier plan de lutte contre les violences dans le sport n’étaient pas des parents incestueux ou du moins pas tous, et je ne voudrais pas que mes propos soient mal compris. Mais, effectivement, un milieu familial peut être porteur de violence. Il ne faut jamais oublier que c’est là que l’on risque le plus sa vie, par meurtre, assassinat, violence ou inceste – bien plus que dans un parking sombre ou un quartier mal famé. Cette réalité est très difficile à entendre parce qu’il existe une sorte de familialisme édulcoré, rêvé ou fantasmé, et cela impose des actions concrètes, également très difficiles : j’ai été chargée de la politique sociale dans un conseil départemental, et j’ai entendu des travailleurs sociaux me dire de façon continue que la pire des familles biologiques vaut mieux que la meilleure des familles d’accueil.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La famille est le premier lieu de violence, en effet. Cela étant, je tiens à dissiper toute ambiguïté dans mes propos également : bien entendu, tous les parents qui ont écrit des lettres ne sont pas des parents incestueux, mais dans certaines familles il y a un brouillage des repères.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le changement des rapports femme-homme est une construction sociétale en cours ; on est encore loin des bons codes et des bonnes habitudes que je souhaite. Vous avez, madame Bachelot, employé le mot « gâchis » au sujet de M. Depardieu. Un grand gâchis touche aussi un certain nombre d’enfants qui ont une passion pour la musique, le théâtre, le cinéma et les autres arts qui nous occupent, si bien que je reviens aux formations : comment les améliorer pour que ces enfants soient mieux accompagnés ? C’était le sujet initial de notre commission d’enquête. Comment engager le changement pédagogique nécessaire ? Comment mieux contrôler les enseignants et les parcours ?
Mme Roselyne Bachelot. Je suis très gênée pour répondre car l’enfant est un être en construction et je suis extrêmement réservée sur l’utilisation des enfants dans le spectacle et les activités culturelles. Il faut fortement durcir les législations et les protections dans ce domaine. J’ai vu tant de dégâts commis avec la complicité des encadrants et des parents, avec, aussi, cette exaltation du narcissisme de l’enfant – être un acteur, recevoir les applaudissements, c’est tellement incroyable ! J’ai vu aussi les oppositions entre l’enfant et le parent, celui-ci essayant de mettre des garde-fous, et l’enfant lui disant : « Mais tu me brises, tu m’empêches de faire, tu me contrains » ! Cet affrontement amène parfois des ruptures définitives entre la famille et l’enfant appelé à s’exprimer ainsi dans une carrière culturelle. Je ne veux pas sembler être une sorte de Mère fouettarde ne rêvant que de législation contraignante mais je vous ferai quand même l’aveu que c’est dans ce sens-là, je crois, qu’il faut aller.
Mme Rima Abdul Malak. Je ne veux pas imaginer qu’il n’y aura plus de films comportant des rôles d’enfants, des figurants enfants, ni de pièces de théâtre avec des mineurs car, pour un très grand nombre de projets artistiques, leur présence a du sens. Mais il faut évidemment mieux encadrer et protéger les mineurs sur les tournages. C’est pourquoi le CNC a, assez récemment, adopté l’obligation du recours à un responsable enfant sur tous les tournages ; cela devient une des conditions d’accès aux aides. On verra quelle sera la mise en œuvre de cette mesure que je considère comme un réel progrès.
Dans les pièces de théâtre, les enfants sont de moins en moins nombreux, me semble-t-il. En raison des contraintes et des complications administratives, humaines et de protection qu’induit leur présence sur scène, les metteurs en scène se demandent s’il faut absolument des enfants de 8 ou 12 ans dans une création. Et, quand c’est le cas, leur équipe de production et leur équipe administrative doivent savoir accompagner les mineurs pour les protéger au mieux – mais le ministère est maintenant outillé pour cela.
La question majeure reste celle des tournages. Il y a énormément de figurants, les équipes passent de 20 personnes un jour à 300 personnes le lendemain et l’on ne peut avoir l’œil sur les enfants en permanence. Le responsable enfant est un progrès certain, mais qu’en est-il à l’étape du casting ? Au moment où les enfants sont recrutés, qui les accompagne, qui prend garde qu’ils ne soient pas seuls avec le metteur en scène, tel acteur ou telle actrice ? Toutes les étapes doivent être reprises une par une pour mieux les protéger et permettre que l’on continue de voir des enfants dans les films comme il y en a dans la vie que ces films reflètent, et l’étape des castings me semble être celle sur laquelle il faut le plus travailler. Bien entendu, je suis d’accord avec ce que vous disiez sur les écoles, les formations initiales et, je l’ai dit, l’importance de changer les méthodes pédagogiques le plus possible dans les établissements nationaux et d’enclencher ainsi le mouvement dans les établissements municipaux ou associatifs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La réhabilitation après une condamnation est un droit fondamental. Dans les rares cas où il s’agit d’artistes, la réhabilitation peut-elle avoir lieu dans le monde artistique ou dans le monde culturel en général ?
Mme Roselyne Bachelot. Ce qui s’est passé au théâtre de la Colline avec Bertrand Cantat me semble précisément être l’étude d’une possibilité de réhabilitation. Après le meurtre de sa compagne et sa condamnation à une peine – que l’on peut trouver… enfin, il ne me revient pas de juger la justice d’un autre pays… – de 8 ans de prison, je pense pour ma part que la réhabilitation est possible et souhaitable, à condition évidemment, mais rien de juridique ne vient étayer ma proposition, que la personne condamnée et ayant purgé sa peine reconnaisse son crime et s’engage dans une sorte de pédagogie active de la reconnaissance de son crime. Il y aurait là quelque chose de très fort qui pourrait accompagner la réhabilitation et la justifier. Je sais bien que c’est une vision doloriste, l’agnostique que je suis, ayant blanchi sous le harnais des religieuses qui l’ont élevée, en a sans doute gardé quelques scories… Vous me le pardonnerez en ce lieu de laïcité.
Mme Rima Abdul Malak. Ces sujets sont extrêmement graves. J’ai beaucoup œuvré pour la culture en prison, car tout est lié. Nous avons ainsi lancé, Roselyne Bachelot s’en souviendra, le Prix Goncourt des détenus, et j’ai eu des conversations bouleversantes avec des détenus pour certains condamnés à des peines très longues et qui par la lecture, par l’identification à des personnages, par la rencontre avec des auteurs et des autrices, ont fait un très long chemin qui les aidera, à leur sortie de prison, à une réinsertion et à une prise de conscience.
Je suis absolument contre la peine de mort et je pense aussi qu’à partir du moment où un individu a purgé sa peine, il a droit à une seconde chance, quelle que soit la gravité des délits ou des crimes commis. À leur sortie de prison, on veut accompagner ces personnes pour qu’elles se réinsèrent dans la société, qu’elles reprennent leur métier d’origine ou qu’elles changent de métier selon ce qu’elles souhaitent. Mais c’est un autre sujet que celui de votre commission que la manière dont la culture dans les établissements pénitentiaires peut contribuer à la réinsertion. Éric Dupond-Moretti et moi-même avons fait beaucoup à ce sujet.
Pour en revenir à la polémique relative à Bertrand Cantat dans le cadre de la pièce Mère de Wajdi Mouawad, je rappelle qu’il n’était pas sur scène : on l’entendait chanter quelques chansons de la bande-son du spectacle mais il n’était pas présent en personne. Certes, sa voix et sa musique l’étaient, mais il n’y avait pas, au cœur du projet artistique, de mise en valeur de Bertrand Cantat. On peut estimer que Wajdi Mouawad aurait pu faire appel à un autre musicien, mais il explique aussi que pour lui qui a beaucoup travaillé sur les tragédies grecques, la vie de Bertrand Cantat était une forme de tragédie en soi qui l’intéressait aussi dans le rapport entre la fiction et le réel dans ses spectacles.
Aussi faut-il garder un peu de nuance. Empêcher les spectateurs d’entrer voir ce spectacle, s’enchaîner aux portes du théâtre, exprimer des demandes de boycott ou de retrait de la programmation… Ce sont autant de dérives qui ne servent pas la cause dont nous parlons. Elles sont le fait de personnes minoritaires et parfois violentes, mais elles prennent une telle ampleur dans les médias que cela fait dévier du sujet de fond, la réinsertion, et de tous les points précis sur lesquels vous travaillez avec rigueur. Je ne suis pas la porte-parole de Wajdi Mouawad mais je ne pense pas qu’il ait cherché à mettre Bertrand Cantat en valeur, ni qu’il lui ait fait une soirée d’hommage.
Enfin, la programmation de la Cinémathèque a beaucoup agité le milieu de la culture ces dernières semaines. La Cinémathèque est dans son rôle quand elle décide de faire une rétrospective Marlon Brando lors du centième anniversaire de la naissance de l’acteur. Mais quand, au nombre des films projetés, en figure un dont il est maintenant notoire qu’une scène a été tournée dans des conditions extrêmement problématiques, il est évident que cette scène doit être mise en contexte. Il ne suffit pas de le mentionner dans le programme de la Cinémathèque : il faut créer un temps d’échanges à ce sujet avant ou après la projection et montrer que l’on a conscience du problème. Cela ne signifie pas qu’il faut ne pas présenter ce film, mais qu’il doit être contextualisé. Ces réflexes, aujourd’hui, devraient être évidents ; visiblement, ils ne le sont pas partout. Ensuite, nous devons nous aussi privilégier la nuance. Quand j’ai vu la pièce Mère, j’ai à peine reconnu la voix de Bertrand Cantat, qui chantait trois ou quatre chansons, peut-être cinq, sur un spectacle long de plus de trois heures et je ne pense pas qu’il était mis en valeur.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous ne serons pas d’accord sur ce point : il l’était en tant que chanteur, et Marie Trintignant, elle, n’a plus de voix pour parler.
Je vous remercie beaucoup, mesdames les ministres, pour cette matinée riche en échanges.
La séance s’achève à douze heures trente.
Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Eléonore Caroit, Mme Sandrine Rousseau