Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition, ouverte à la presse, du Groupe national des établissements sociaux et médico-sociaux (Gepso), représenté par M. Julien Blot, président, M. Franck Bottin, membre du bureau, Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale, et Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant » 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Charlotte Caubel, ancienne secrétaire d’État en charge de l’enfance 13
– Présences en réunion................................32
Mardi
19 novembre 2024
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 4
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Laure Miller,
présidente
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La séance est ouverte à dix-sept heures.
La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, du Groupe national des établissements sociaux et médico-sociaux (Gepso), représenté par M. Julien Blot, président, M. Franck Bottin, membre du bureau, Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale, et Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant ».
Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête avec l’audition du Groupe national des établissements publics sociaux et médico‑sociaux (Gepso), représenté par M. Julien Blot, son président, M. Franck Botin, membre du bureau, Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale, et Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant ». Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation, et vous invite à la concision pour vos propos liminaires afin que tous les députés puissent vous poser des questions.
Votre association représente de nombreux établissements publics de protection de l’enfance. Vous animez des échanges de pratiques entre professionnels et valorisez les expériences et les innovations déployées sur le terrain. Le Gepso mène également des actions de formation et formule des propositions d’évolution du secteur. Que proposez-vous pour améliorer l’attractivité des métiers de la protection de l’enfance afin de mettre fin à la pénurie actuelle de travailleurs sociaux dans ce secteur ? Nous aimerions vous entendre également sur les taux d’encadrement et sur les pouponnières.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Julien Blot, M. Franck Bottin, Mme Jeanne Cornaille et Mme Christine Omam prêtent successivement serment.)
M. Julien Blot, président du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso). Les nombreux rapports qui ont documenté ces dernières années la situation de l’enfance vulnérable ont servi à l’élaboration de la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance portée par Adrien Taquet de 2020 à 2022. Les constats sont donc largement connus et partagés.
Nous formons le vœu que cette commission d’enquête, dont nous saluons la démarche, soit suivie de mesures rapides et fortes pour mettre fin à la crise systémique qui touche l’ensemble d’un secteur à bout de souffle et pour favoriser des ambitions d’envergure nationale pour l’accompagnement des enfants protégés.
Alors que le secteur a connu plusieurs lois successives et que les connaissances scientifiques sur les besoins fondamentaux de l’enfant ont considérablement progressé, nous assistons sur le terrain à une précarisation alarmante des structures de la protection de l’enfance et même, plus largement, des services publics qui gravitent autour de l’enfant. Nous souhaitons vous présenter, sans misérabilisme, un état des lieux lucide, objectif et transparent car la situation nous interpelle profondément, en tant que fonctionnaires, mais aussi en tant que militants pour un service public social et médico-social de qualité.
Malgré ces difficultés, le Gepso a la conviction profonde que des solutions sont possibles et nous formulerons des propositions concrètes sur la base des actions que nous menons. La protection de l’enfance est un secteur qui devrait être reconnu à sa juste valeur par l’ensemble de la société, car ces enfants sont nos enfants et ils relèvent de notre responsabilité collective de les accompagner dans le respect de leur dignité et de leurs droits fondamentaux. L’heure n’est plus au diagnostic, mais bien à la construction d’une politique publique nationale de l’enfant en le prenant comme un tout et en partant de ses besoins fondamentaux.
Le Gepso représente plus de 800 établissements et services, notamment, mais pas seulement, du domaine de la protection de l’enfance. Notre association, qui est présente dans 80 % des départements, est la seule qui fédère les établissements publics de la protection de l’enfance.
Les établissements publics de protection de l’enfance – les foyers de l’enfance – sont en première ligne parce qu’ils accueillent les enfants dans le cadre de l’urgence, mais beaucoup d’entre eux gèrent d’autres missions : centres parentaux, centres maternels, placement familial, pouponnières ou maison d’enfants à caractère social (Mecs). L’association et ses adhérents prônent des valeurs de diversité, d’engagement et de partage. Nous sommes mobilisés pour l’accueil de tous les publics – expression que je mettrais volontiers en majuscules –, quels que soient leur situation et leur degré de vulnérabilité.
J’illustrerai nos trois missions – animer, former et impulser – par des thématiques sur lesquelles nous travaillons : la petite enfance, la protection de l’enfance, le programme national Pegase – Protocole de santé standardisé appliqué aux enfants bénéficiant avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance –, la prévention, le soutien à la parentalité et la communication en protection de l’enfance, avec notamment la plateforme « Job de liens ». Le Gepso est donc à l’initiative de nombreuses actions en faveur de l’amélioration des pratiques professionnelles et d’un accueil de meilleure qualité dans l’intérêt supérieur des enfants.
Nous sommes membres du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et nous organisons tous les deux ans des assises nationales des établissements publics de protection de l’enfance. Nous faisons également du plaidoyer et publions les travaux réalisés dans le cadre de nos commissions et groupes de travail. Nous venons de publier un livre blanc intitulé « Des enfants à protéger. 70 propositions pour agir vite. »
Je laisse la parole à mes collègues sur les besoins fondamentaux des enfants, les métiers de l’enfance et la gouvernance.
Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant » du Gepso. Répondre aux besoins fondamentaux des enfants confiés, c’est d’abord leur offrir un accompagnement adapté grâce à un taux d’encadrement suffisant. En 2016, le législateur a inscrit dans la loi que la protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant. Pour que les professionnels de l’aide sociale à l’enfance (ASE) puissent relever le défi complexe de l’accueil de ce public en grande vulnérabilité, il est indispensable de réinstaurer des conditions d’accueil et d’accompagnement adaptées.
Tout – chaque dispositif, chaque organisation, chaque décision – doit partir des besoins fondamentaux de l’enfant. La vulnérabilité de ces enfants est aujourd’hui clairement documentée sur le plan scientifique au-delà de la période cruciale des 1 000 premiers jours, puisqu’elle s’étend durant toute la période de développement vers l’autonomisation. Leur accompagnement doit donc viser à répondre aux besoins de sécurité et aux métabesoins. Dans les lieux de placement, l’organisation permet, pour partie, d’assurer une continuité et de poser les bases de la réponse aux besoins de sécurité telles que la contenance et la fiabilité. L’enfant y fait l’expérience de la permanence du lien. Pour ce faire, il est nécessaire de garantir des taux et des normes d’encadrement adéquats. Pendant plus de deux ans, les associations représentatives du secteur de l’ASE, les conseils départementaux, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et le secrétariat d’État chargé de l’enfance ont œuvré ensemble à l’élaboration d’un projet de décret sur les taux et normes d’encadrement en protection de l’enfance. Ce travail a abouti, en avril 2022, à un projet de décret répondant, selon nous, efficacement aux besoins des enfants protégés et des professionnels du secteur. Malheureusement, il n’a toujours pas été publié, alors même que les taux et les normes d’encadrement existent dans d’autres lieux accueillant des enfants moins vulnérables.
La réponse aux besoins fondamentaux des enfants suivis au titre de la protection de l’enfance demande un encadrement à la hauteur : c’est là un consensus des professionnels, des enfants et des familles accompagnées. Pourtant, dans les faits, la situation s’aggrave. Deux enquêtes menées en 2022 et en 2023 par l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (Anmecs), la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape) et par le Gepso ont ainsi mis en lumière un décalage significatif entre les taux d’encadrement observés sur le terrain et les taux d’encadrement socle qui avaient été définis pour répondre aux besoins fondamentaux des enfants concernés. Ce travail d’enquête au niveau national a permis de souligner combien les conditions d’hébergement actuelles au sein des structures ne permettent pas d’assurer la permanence éducative effective tout au long de l’année. Il est vital d’agir de façon urgente et immédiate.
Le code de l’action sociale et des familles (CASF) énonce les principes généraux en matière d’accueil et d’accompagnement des mineurs, mais ne précise pas de manière exhaustive les modalités d’encadrement nécessaires pour assurer la sécurité et l’épanouissement de ces enfants. Au regard de l’intérêt supérieur des enfants, il est inconcevable que les structures d’hébergement de la protection de l’enfance ne disposent d’aucun texte relatif aux taux et normes d’encadrement en dehors de la réglementation des pouponnières, qui est aujourd’hui obsolète puisqu’elle date de 1974. Il faut cesser de penser que les professionnels de la protection de l’enfance font de la garde : ils font un accompagnement fin et expert.
M. Franck Bottin, membre du bureau du Gepso. Des taux d’encadrement adaptés sont importants, mais il faut d’abord que les personnes aient envie de faire ce métier et qu’elles soient bien formées. Il manque en effet 30 000 emplois dans le secteur de la protection de l’enfance, et ce dans l’ensemble des filières : métiers de l’accompagnement socio-éducatif, éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, mais également assistants familiaux, dont le nombre est en diminution constante, métiers administratifs et même métiers de direction d’établissements publics, à la suite du changement de législation les concernant.
Il n’existe pas de ratio d’encadrement et, paradoxalement, aucune exigence de diplôme n’est requise pour exercer dans ce secteur. Or c’est un secteur exigeant et difficile, qui nécessite des connaissances approfondies sur le développement de l’enfant, mais aussi pour faire face à des enfants et des adolescents en déroute et qui sont déroutants. Ces métiers de la déroute requièrent une formation exigeante. Le fossé entre l’apprentissage à l’école et la pratique du terrain doit être le plus réduit possible. Je constate dans mon établissement que les travailleurs sociaux qui sortent de l’école présentent un taux de souffrance au travail important au cours des premières années, mais cette souffrance diminue avec l’expérience.
Nous souhaitons qu’un plan pluriannuel de formation voie le jour afin de donner envie aux jeunes générations de s’engager dans ces métiers. La crise de l’attractivité a trois causes : dégradation des conditions de travail, inadéquation de la formation et insuffisance des rémunérations.
Le premier levier est la revalorisation financière : un choc des rémunérations des métiers de la protection de l’enfance, et du médico-social en général, est nécessaire. Je rappelle que 3 000 agents des établissements publics, notamment des filières administrative, technique et logistique, ont été exclus du Ségur pour tous.
Le deuxième levier est l’amélioration des conditions de travail, et notamment des taux d’encadrement. Il faut aussi changer la manière dont on parle de la protection de l’enfance pour donner envie de faire ces métiers. De nombreux reportages et articles de presse font du bashing de la protection de l’enfance. Il faut au contraire montrer que le social réalise de grandes et de belles choses. Nous avons ainsi développé la plateforme « Job de liens » pour promouvoir les métiers de la protection de l’enfance et nous souhaitons que le recours à l’intérim soit davantage encadré pour éviter la marchandisation du travail social.
Le dernier levier est la formation. Le référentiel de la protection de l’enfance doit être renforcé. La formation d’éducateur spécialisé dure trois ans, mais quelques jours seulement sont consacrés à la protection de l’enfance. Les assistants familiaux doivent être soutenus dans leurs efforts de formation grâce à une offre adaptée. L’analyse des pratiques par les professionnels doit être développée et les dirigeants et les cadres, qui sont soumis à de fortes pressions, doivent également être soutenus.
Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale du Gepso. La politique publique de l’enfance et des familles est une responsabilité régalienne car les besoins de l’enfant et de sa famille relèvent avant tout d’enjeux de santé, d’éducation, de soutien aux familles, de logement et de lutte contre la pauvreté. Départements et État agissent de concert au service de l’enfant et de sa famille, dont les besoins doivent être considérés dans leur globalité.
Même dans un système décentralisé, la protection de l’enfance est aussi l’affaire de l’État. Celui-ci doit s’assurer de la bonne application des lois sur les territoires et contrôler plus régulièrement et plus efficacement la mise en œuvre de la politique de protection de l’enfance. À cette fin il devrait se doter d’un système d’information performant, adapté et unifié, qui n’existe pas aujourd’hui.
L’investissement dans la recherche, notamment dans la recherche-action en protection de l’enfance, nous paraît également important. Celle-ci permet en effet de trouver des marges de manœuvre et d’améliorer l’efficience des actions.
La moyenne des budgets des départements consacrés à la protection de l’enfance est en hausse constante d’environ 10 % par an, alors que les recettes des départements sont en baisse. Il n’est pas normal que la protection des enfants soit dépendante de la richesse d’un département. Les modalités de financement doivent donc être revues ainsi que la gouvernance, car le conseil départemental ne peut jouer tous les rôles – autorité de tutelle, financeur, gardien de l’enfant, contrôleur et désormais employeur des établissements publics. Il faut donc clarifier le rôle de l’État afin de responsabiliser chacun des acteurs. L’enfant et sa famille sont aujourd’hui pris dans des logiques de silos et souffrent du manque de dialogue sur les territoires entre agences régionales de santé (ARS), éducation nationale, justice et ASE. Il est indispensable de renforcer l’articulation entre les services de l’État et ceux des départements. Les comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE), expérimentés aujourd’hui dans dix départements, devraient être généralisés. La mise en place d’outils de coopération est aussi de nature à favoriser cette articulation. L’Anmecs, l’Association des dispositifs intégrés des instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (Aire), le Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (Cnaemo) et le Gepso travaillent d’ailleurs à une charte de coopération interassociative pour œuvrer ensemble dans les territoires au service de l’enfance vulnérable.
En outre, il nous paraît nécessaire de renforcer les politiques publiques de solidarité, qu’elles relèvent des départements ou de l’État, en investissant massivement dans la prévention afin d’éviter les coûts de demain.
Enfin, un changement de paradigme nous semble nécessaire afin d’arrêter la course à la place et de faire du placement l’exception. Les dispositifs doivent être adaptés aux situations ; leur capacité d’intervention pour répondre aux besoins doit être évaluée.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous avez évoqué les moyens des départements. Mon expérience m’a montré que des départements avec des excédents de 600 millions d’euros arrivaient à mettre des centaines d’enfants dans des hôtels alors que d’autres, avec des financements plus réduits, essayent de faire le maximum.
Je me bats depuis plusieurs années, avec vous tous, pour des taux et des normes d’encadrement adéquats, mais ce n’est que récemment que cette question se pose. Historiquement, elle n’a été posée ni par les organisations syndicales, ni par les grandes associations du secteur, ni par les services de l’État. Seul le décret de 1974 sur les pouponnières y avait répondu, mais il est désormais obsolète.
Une proposition de loi transpartisane relative à l’instauration de normes d’encadrement dans les établissements d’accueil de la protection de l’enfance a été déposée, mais elle sera inopérante si l’on se contente de demander tous les ans aux départements de rajouter 1,5 milliard aux 10 milliards de crédits de l’État. Un grand plan de formation et d’attractivité des métiers du social est également nécessaire, car il manque aujourd’hui 35 000 postes et les conditions de travail continuent de se dégrader. Je note également que le secteur privé s’engouffre dans ce désespoir.
J’ai lu les principales propositions du Livre blanc que vous avez publié hier avec la Fondation Jean-Jaurès. Il faut mettre davantage l’État devant ses responsabilités. De fait, il s’est désengagé depuis des années auprès des départements. Ainsi, dans certains territoires, aucune possibilité d’accompagnement d’un enfant atteint de troubles autistiques n’existe et, pour certains handicaps pourtant très graves, les taux d’encadrement sont trop faibles et les formations insuffisantes. La formation initiale du travailleur social doit être revue, car les métiers du handicap et de l’accompagnement de seniors et de personnes dépendantes ne sont pas les mêmes que ceux de la protection de l’enfance.
J’avais alerté la ministre responsable sur la situation des pouponnières. Le Gepso avait alors mené une enquête flash avant de lancer une enquête plus large. J’aimerais que notre commission puisse avoir accès aux résultats de cette dernière enquête.
Mme Christine Omam. En ce qui concerne les raisons historiques de l’absence de taux d’encadrement, je vous répondrai comme Mme Josiane Bigot, que vous avez précédemment auditionnée.
Ce n’est que depuis une date récente que le secteur fait l’objet d’une politique publique. La protection de l’enfance vient à l’origine d’une démarche caritative, celle d’associations religieuses qui accueillaient des enfants abandonnés par des filles mères. Beaucoup des associations des débuts exercent d’ailleurs encore en s’appuyant sur leur histoire, que reflète parfois leur nom. Avec le temps, le secteur s’est structuré et professionnalisé et les religieux bénévoles ont laissé la place à des professionnels : on a perdu cette main-d’œuvre disponible et gratuite. Mais la professionnalisation n’a pas été suivie d’une organisation des institutions.
Il faut donc rattraper ce retard. C’est important également pour passer le relais, transmettre l’expertise. De plus, le public d’enfants a changé : il s’agit désormais d’enfants qui ont vécu des situations adverses ; ils n’ont pas les mêmes besoins, donc la protection doit être adaptée.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il est très important pour la commission d’enquête de connaître cet historique, sans lequel le présent est incompréhensible. Il y a des situations qui durent depuis plusieurs décennies du fait de l’emprise du bénévolat et du cadre religieux, dont la marque reste forte dans certains endroits.
La protection de l’enfance est le seul secteur de l’enfance dénué de normes ; nous allons nous battre pour l’en doter.
La réunion est suspendue de dix-sept heures trente-cinq à dix-sept heures quarante‑cinq.
M. Franck Bottin. En quoi le public accueilli dans les établissements justifie-t-il un certain taux d’encadrement et un renforcement des effectifs ? C’est que la protection de l’enfance est la petite lumière qui reste allumée quand toutes les autres s’éteignent. Les enfants y présentent des profils très divers : troubles du spectre autistique, handicap, troubles du comportement, difficultés avec la loi. Aux centres départementaux et aux établissements publics de les accueillir. Nous n’opposons pas ces profils les uns aux autres, mais cette diversité explique qu’il faille accentuer la professionnalisation pour apporter à chacun la réponse la plus juste et la plus appropriée.
Mme Jeanne Cornaille. L’opération « Pouponnières » a duré cinq ans, de 1972 à 1977. Elle a consisté en des travaux pluridisciplinaires très riches, fondés sur les différentes disciplines scientifiques.
L’enquête flash du Gepso et les travaux de refonte de l’arrêté de 1974 sont un peu, en toute modestie, une nouvelle opération « Pouponnières ». Il s’agit d’un travail de fond et nous sommes déjà en mesure de faire des propositions en matière de taux d’encadrement, notamment pour l’accueil des tout-petits : le passage d’un taux d’un adulte pour six enfants à un pour cinq fait consensus au sein de notre réseau.
Mais nous aimerions approfondir davantage les conditions de mise en œuvre de cet encadrement. En cinquante ans, beaucoup d’éléments nouveaux sont apparus, qu’il faut prendre en considération. Le profil des enfants accueillis au sein des établissements a évolué. Il est essentiel de ne pas raisonner uniquement en termes de taux d’encadrement, mais de tenir aussi compte de l’architecture et de la taille des unités de vie. Le taux d’encadrement n’est pas un déterminant suffisant pour garantir la qualité d’accueil de ces enfants, qui sont – on ne le répète jamais assez – particulièrement vulnérables, qui nous arrivent de plus en plus jeunes et qui ont besoin de soins particuliers.
Les métiers du secteur de la protection de l’enfance consistent à accompagner les enfants, mais aussi les familles. Ils incluent l’accompagnement à la santé, qu’il faut développer et budgéter, et le lien avec les acteurs du territoire, du médico-social, de l’éducation nationale, de la protection maternelle et infantile (PMI) – ce maillage fait partie du programme Pegase.
Nous sommes en train d’évaluer tout cela dans le cadre de notre enquête, qui sera bientôt finalisée et dont nous vous transmettrons les résultats en avant-première. Notre étude complète permet de documenter la manière dont, en cinquante ans, les missions des établissements publics de protection de l’enfance qui ont des pouponnières se sont enrichies, au-delà du seul accompagnement en face-à-face avec l’enfant.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le temps de l’enfant n’est pas celui de l’adulte, encore moins celui de nos réflexions et de nos travaux. J’ai lancé une alerte en mai dernier sur la difficulté majeure en matière d’encadrement, au sens du maternage, du portage et de la satisfaction des besoins fondamentaux de l’enfant, dont souffrent toutes les pouponnières de France – votre enquête flash l’a corroborée – à cause des sureffectifs. Cette question ne peut pas attendre plusieurs mois. Les bébés concernés qui avaient 3 mois en mai en ont désormais 9 et leur état de santé se dégrade. La réapparition en France du syndrome de l’hospitalisme, confirmée par les pédiatres qui l’observent au sein des structures, montre la gravité de la situation.
Vous avez eu des échanges avec le cabinet de la ministre. Qu’en est-il et quand les choses vont-elles changer ? Il faut, d’une part, agir dans l’immédiat pour la santé et le bien-être des enfants, alors que notre pays fait face à une augmentation du nombre de tout-petits parmi les enfants protégés – qu’il faudra aussi analyser –, et, d’autre part, poursuivre votre travail de fond, dont les résultats, que j’aurai beaucoup de plaisir et d’intérêt à lire, pourront alimenter les conclusions de notre commission d’enquête.
Mme Jeanne Cornaille. Nous avons des réunions dans le cadre des travaux que nous menons avec la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), dont les services sont très mobilisés à ce sujet. Nous en aurons une demain au sujet des ressources humaines, dans le cadre de l’évaluation des besoins qu’implique le passage de un pour six à un pour cinq. Les taux d’encadrement, en particulier dans les pouponnières, seront aussi, bien sûr, à l’ordre du jour du premier rendez-vous prévu avec madame la ministre Canayer.
Mme Christine Omam. Ce travail est délicat, car le sujet est sensible, en particulier en raison de l’âge des enfants. En réalité, demander des taux et normes d’encadrement dans une pouponnière n’est pas si simple. Mais une fois que l’on aura fait ce travail pour les tout-petits, on aura bien avancé pour les plus grands, parce que l’encadrement des petits est la base.
Un tout-petit a besoin d’une attention particulière, que ce soit en pouponnière ou en famille d’accueil, mais il ne faut pas que dix personnes soient présentes. Le taux d’un pour cinq concerne la personne qui materne l’enfant il ne doit pas permettre de mettre deux ou trois fois cinq enfants dans la même pièce en augmentant d’autant le nombre d’adultes qui les encadrent.
Ces adultes interviennent auprès des enfants, mais il y a aussi des adultes qui les soutiennent dans leur intervention : quand vous maternez, vous ne pouvez pas vous occuper aussi du linge ou de la logistique.
Si l’enfant a des besoins en santé, il faut l’accompagner à l’extérieur pour des consultations. Est-ce la personne qui le materne qui va le faire ou une autre personne ? Dans cette dernière hypothèse, il faut que l’enfant puisse la repérer. C’est donc une personne de plus qui va entrer dans le cercle et dans le ratio d’encadrement de l’établissement.
De plus, celles et ceux qui sont aux pieds des enfants, à genoux auprès d’eux doivent aussi pouvoir réfléchir à la situation et l’analyser. Qui va les encadrer pour cela, comment va‑t‑on les former ? Cela suppose encore un nouvel intervenant.
Vous voyez qu’il y a différents étages d’intervention. Le taux d’encadrement de l’arrêté de 1974 ne concerne que les maternantes au sens strict. Nous parlons d’enfants qui ont subi des situations adverses. La montée en régime et en compétences nécessaires pour tenir compte de cette évolution suppose d’identifier les besoins d’intervention, le cadre d’intervention de chacun et de structurer l’organisation dans cette perspective. Le chiffrage auquel nous pourrons aboutir devra être justifié de ce point de vue.
À cela s’ajoute la question de l’architecture. Vous ne pouvez pas fonctionner de la même façon dans une pièce et dans un couloir où, pendant la nuit, vous devez surveiller vingt‑cinq bébés. Pendant que vous donnez le biberon à l’un, comment, seul, surveiller les vingt‑quatre autres ? Or l’arrêté de 1974 permet encore ce genre de situation.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pourriez-vous expliciter l’effet considérable de Parcoursup sur les métiers du travail social ? Comment en est-on arrivé à l’augmentation massive de l’intérim dans ces métiers ?
Les CDPE, en phase d’expérimentation dans dix départements, ont pour mission d’assurer la permanence du dialogue entre tous les acteurs du territoire, ce qui n’est pas simple – sur le seul sujet des enfants à double vulnérabilité, beaucoup de réunions et de cadres de discussion se superposent. Que pensez-vous de leur pertinence et de leur opérationnalité ? Comment améliorer et faire évoluer l’expérimentation ? Comment voyez-vous leur généralisation, que vous appelez de vos vœux ?
Vous avez évoqué les recherches-actions. Selon plusieurs organes qui évaluent le secteur social et médico-social, dont la Cour des comptes et le Conseil économique, social et environnemental (Cese), nous souffrons d’une pénurie de données : il y a très peu d’études longitudinales ; on peine à comprendre la nature des publics et leur évolution. Pourtant, comprendre, c’est se donner la possibilité d’améliorer son action. Pour cela, il faut des chiffres. Ceux issus des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), des ARS, de l’ASE et de la protection de l’enfance représentent un gros enjeu. Que manque-t-il à nos structures pour mener des recherches-actions ?
Le dispositif de convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) est utilisé par de grandes entreprises comme Orange ou Bouygues, qui bénéficient aussi du crédit d’impôt recherche à ce titre. Comment nos institutions, les départements, vos associations peuvent-ils se saisir de ces outils ? Le font-ils ?
Avez-vous des préconisations concrètes s’agissant de la place de l’État ? Je songe notamment aux préfets, en particulier pour les contrôles. Par ailleurs, nous avons désormais un ministère de la famille et de la petite enfance. La petite enfance renvoie aux 0-3 ans ; et les autres enfants ? Cette situation a-t-elle des conséquences pour vous ? Y a-t-il eu des questionnements de la part de vos associations sur le relatif effacement de cette politique publique des périmètres ministériels ?
M. Julien Blot. Effectivement, le recours à l’intérim s’est accru dans l’ensemble du champ social et médico-social, notamment depuis la crise sanitaire. On observe une difficulté à recruter, mais aussi à fidéliser les professionnels. Il faut signaler leur impréparation lors de la formation initiale. En tout cas, c’est dans les premiers mois, voire les premières années suivant leur recrutement qu’ils expriment des difficultés et sont susceptibles de quitter leur emploi dans nos structures. Ensuite, des questions se posent quant à la formation continue étant donné les nouveaux publics et les cas complexes dont l’incidence augmente – je rappelle qu’au moins 30 % des enfants que nous accueillons sont à multiple vulnérabilité ; nos professionnels sont insuffisamment préparés pour les accompagner.
M. Franck Bottin. Dans l’établissement que je dirige, nous avons eu recours à l’intérim, puis nous avons cessé de le faire. Au préalable, nous avions reçu les personnes qui intervenaient chez nous en étant employées par une entreprise d’intérim, pour évaluer la différence entre le salaire qu’elles touchaient et celui que nous aurions pu leur donner. Cette différence étant minime, nous leur avons proposé de les recruter directement, puisque nous avions des besoins. Elles ont refusé car, contrairement à tout ce que nous pensions à propos des métiers du lien, elles n’étaient intéressées que par des missions courtes n’impliquant pas d’engagement de leur part. Elles ne venaient que si elles en avaient envie : c’était le deal passé avec leur employeur. Autrement dit, le modèle de l’engagement du travailleur social que l’on a longtemps cru nécessaire à ce secteur a vécu.
En ce qui concerne les effets de Parcoursup, le phénomène est analogue. Tous les instituts régionaux du travail social (IRTS) attribuent à l’entrée en école de formation par cette plateforme le taux très élevé, de 40 %, d’arrêt dans les premiers mois. En fait, les personnes ne savaient pas à quoi elles s’engageaient. Ce peut être leur seizième ou dix-septième choix qui a été retenu. Réciproquement, nous regrettons que des personnes qui auraient tout lieu d’être admises ne le soient pas et nous militons pour une formation particulière, une spécialisation en protection de l’enfance.
Mme Jeanne Cornaille. Il y a de plus en plus de recherche dans le secteur, notamment de recherche-action, ce dont nous nous réjouissons. Cela reste insuffisant, raison pour laquelle l’un des axes de plaidoyer du Gepso concerne le fait de favoriser la recherche en protection de l’enfance. Plus nous aurons d’éléments chiffrés et de recul, plus nous pourrons faire évoluer cette politique publique. Voilà pourquoi nous nous sommes associés au programme Pegase, qui est aussi un programme de recherche et d’évaluation.
Cette dimension d’évaluation nous paraît indispensable, car il n’y a jamais eu autant de milliards investis dans la protection de l’enfance ni autant d’insatisfaction à son endroit. L’efficience de cette politique publique est donc bien un enjeu. Pour cette raison, nous souhaitons une étude sur la notion de coûts évités : quand les pouvoirs publics – État ou départements – investissent dans ce champ, quel est le gain pour la société ? Et comment améliorer l’efficacité de cette politique ? Car c’est aussi cela la question, au-delà du manque de financements.
En ce qui concerne la place de l’État, nous avons encore peu de recul sur les dispositifs récents que sont les CDPE, mais aussi les délégués départementaux à la protection de l’enfance rattachés aux préfets. En tout cas, ils permettent de mettre en mouvement les acteurs et de les assoir autour d’une même table alors qu’ils n’avaient pas forcément l’occasion de se rencontrer. C’est une première étape, la seconde étant de faire collaborer des services dans une logique de parcours au service de l’enfant.
M. Denis Fégné (SOC). Je partage vos constats : manque d’ambition politique, manque de moyens pour les travailleurs sociaux, manque d’attractivité des métiers, aggravation des problèmes des familles, délais trop longs entre la décision et la prise en charge effective, problématiques de plus en plus complexes à gérer. Et moins on investit dans la prévention, plus les problèmes liés à la protection – problèmes de places pour les enfants, difficultés du métier pour les travailleurs sociaux – s’aggravent.
La loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, très ambitieuse, a eu des conséquences très importantes sur le fonctionnement des différents types d’établissements. Elle prévoyait en outre la révision des habilitations, de la tarification, des évaluations. A-t-on évalué le résultat de cette obligation d’évaluation ? Y a-t-il des travaux conduits au sein des établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) qui sont relayés au niveau des conseils départementaux et de l’État ? Je songe notamment à la mutualisation des moyens entre les établissements, qui était l’un des objectifs de la loi.
Quelles sont vos préconisations pour améliorer les possibilités offertes aux professionnels en matière de formation continue, dans le cadre du compte personnel de formation (CPF), et concernant l’analyse de pratiques et la supervision ? Il s’agit des moyens alloués aux établissements pour permettre à leurs agents de se former efficacement, notamment là où sont reçus les enfants les plus en difficulté.
M. Franck Bottin. La loi du 2 janvier 2002 a créé beaucoup de difficultés au sein des ESMS, car c’était la première fois qu’on leur demandait une évaluation de leurs pratiques. Bien sûr, les évaluations ont elles-mêmes été évaluées. Aujourd’hui, ce n’est plus l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm), qui est chargée de l’évaluation, mais la Haute Autorité de santé (HAS), et la notion même d’évaluation s’est transformée. Cela étant, l’évaluation des pratiques et de la qualité de la prise en charge se poursuit. Je n’en ai pas les comptes rendus exhaustifs, mais la démarche qualité – y compris s’agissant, pour les encadrants, du management par la qualité – a été investie par les directions et par les professionnels, pas seulement pour se conformer à une obligation, mais aussi pour l’utiliser dans la conduite de l’action au sein des établissements.
M. Julien Blot. La mutualisation est en cours ; nous y travaillons notamment en lien avec les groupements territoriaux sociaux et médico-sociaux (GTSMS). La prise en charge sociale et médico-sociale s’organise désormais autour du parcours de l’enfant, à travers le dispositif intégré médico-éducatif (Dime) et le dispositif institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Ditep) si l’enfant est porteur de handicap, à travers un foyer de l’enfance s’il bénéficie de la protection de l’enfance. Ces foyers ne gèrent pas simplement l’accueil dans leurs murs d’un enfant, mais le parcours de toute une fratrie, y compris quand ses membres sont placés en famille d’accueil, ou bénéficient d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO), dispositif qui permet d’inclure pleinement l’enfant.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Quelles sont les principales difficultés opérationnelles et réglementaires des ESMS dans la prise en charge des mineurs de l’ASE ?
Ce midi, j’ai participé à un rassemblement en soutien aux personnels des services de l’ASE de Paris. Ces personnels, très féminisés, souffrent de la dissonance entre leur souci du bien-être des enfants et l’impossibilité de le garantir, au vu de leurs conditions de travail. Les travailleurs de tous les secteurs de l’enfance, des crèches jusqu’à l’éducation nationale, sont touchés par les burn-out, à cause de la maltraitance institutionnelle.
Mme Christine Omam. Malgré les évolutions, un invariant caractérise le secteur de la protection de l’enfance : chacun y a une idée de ce qui est bon pour les enfants, chacun est expert.
La protection de l’enfance est loin d’être une science exacte – elle l’est beaucoup moins que la médecine, par exemple. Toutefois nous bénéficions désormais d’un corpus de connaissances cliniques concernant les conséquences de l’adversité et de la maltraitance sur les enfants et, pour chaque type de cas, les accompagnements les plus efficaces pour apprendre aux enfants à réagir de manière socialement adaptée. Le Canada s’est appuyé sur ces connaissances pour créer des programmes d’intervention, qui doivent permettre à l’enfant d’évoluer, voire de réintégrer sa famille.
En France, il nous manque encore des référentiels fondés sur une démarche scientifique pour évaluer la situation et la prise en charge des enfants ou des familles. Au sein d’une même équipe, chaque professionnel a un avis différent, si bien qu’il est difficile de mener des recherches-actions ou des formations-actions. Il faudrait établir, sinon des référentiels cliniques standardisés, du moins des points de consensus.
Cette situation accroît encore l’importance de la formation continue. Outre les formations liées au programme Pegase, les établissements développent une offre autonome, notamment pour les nouveaux arrivants. Cela peut prendre la forme de Mooc (massive open online course), des cours en ligne ouvert à tous.
Toutefois, en protection de l’enfance, les formations ne suffisent pas. À tous les niveaux de responsabilité, les professionnels doivent également travailler sur les raisons pour lesquelles ils ont choisi ce secteur, sur ce qu’ils éprouvent, sur les résonances individuelles de chaque situation. Sinon, ils risquent une confusion des genres préjudiciable à la qualité de l’accompagnement. Il est donc nécessaire de superviser et d’analyser leur pratique tout au long de leur carrière, avec des personnes formées, disposant de l’acuité nécessaire. Si les établissements, tant publics que privés, prévoient en général des crédits à cet effet, la difficulté est que ces intervenants ne disposent pas d’un référentiel commun.
Mme Marine Hamelet (RN). En tout, combien d’enfants sont pris en charge dans les 800 établissements et services membres du Gepso ? Vous n’êtes présents que dans 80 % des départements. Lesquels ?
Vous avez souligné les disparités de traitement entre enfants. N’est-ce pas un effet de la décentralisation ? La décentralisation est-elle une bonne chose ?
Nous devons trouver des solutions dans un contexte budgétaire très contraint. Que préconisez-vous ?
Enfin, le nombre de mineurs non accompagnés (MNA) accueillis augmente-t-il ?
Mme la présidente Laure Miller. Vous trouverez la liste des départements où le Gepso est présent sur le site internet de l’association.
Mme Jeanne Cornaille. Le Gepso regroupe 800 établissements et services, sachant qu’un même établissement public gère souvent de nombreux services différents. Parmi les structures gestionnaires représentées, quatre-vingt sont des établissements publics de protection de l’enfance, qui gèrent les 15 000 places proposées par l’ASE. Les autres établissements représentés sont dédiés à la prise en charge du handicap, des personnes âgées ou de la grande précarité sociale.
Depuis la fin de la crise du covid, nos capacités d’accueil d’urgence sont soumises à une forte tension, qui, si elle concerne toutes les tranches d’âge, touche particulièrement les tout-petits, alors même que nous connaissons des difficultés de recrutement. La machine s’est emballée. Il faut mettre fin à cet engrenage et assurer des conditions d’accueil adaptées aux besoins des enfants.
M. Julien Blot. Parmi les soixante-dix propositions formulées en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, la première s’intitule « s’assurer du respect de la loi et de l’adéquation des moyens avec les besoins ». L’État doit garantir que les départements respectent leurs obligations en matière de protection de l’enfance et qu’ils disposent des moyens financiers nécessaires.
Le Gepso demande davantage de flexibilité et de coordination entre l’État et les départements.
M. Franck Bottin. Les MNA bénéficient de la protection de l’enfance au même titre que les autres jeunes.
L’augmentation des mesures de protection de l’enfance ne correspond pas forcément à une hausse du nombre de MNA. La situation est variable selon les territoires ; le nombre d’entrées de MNA dans mon département a par exemple nettement diminué cette année. Bref, ce n’est pas un sujet.
Mme la présidente Laure Miller. Merci à tous les quatre.
* *
Puis la Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Charlotte Caubel, ancienne secrétaire d’État en charge de l’enfance.
Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de madame Charlotte Caubel.
Madame Caubel, vous avez été secrétaire d’État chargée de l’enfance auprès de la première ministre Élisabeth Borne entre mai 2022 et janvier 2024. Vous avez exercé, à ce poste, une belle mission : protéger les enfants et faire respecter leurs droits. Cette audition portera sur votre bilan en matière de protection de l’enfance. Les sujets sont variés, qu’il s’agisse du renforcement de la connaissance statistique, de la continuité des parcours des enfants, de la formation et de l’attractivité des métiers ou de la gouvernance du secteur. Sur ce dernier point, vous aviez dit, lors d’une interview dans la presse nationale d’octobre 2023, qu’il était envisageable de recentraliser la protection de l’enfance. Selon vous, quel rôle devrait être dévolu à l’État ?
Vous avez aussi été chargée d’assurer l’application de la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite loi Taquet. Comment expliquez-vous le retard pris dans la publication de certains décrets, notamment ceux relatifs à l’interdiction des placements à l’hôtel ou aux nouvelles modalités d’encadrement ?
Enfin, malgré votre engagement et celui des autres ministres chargés de la protection de l’enfance, force est de constater que des dysfonctionnements demeurent. Pour y mettre fin, plusieurs acteurs vous avaient appelée, à l’automne 2023, à bâtir un plan Marshall pour la protection de l’enfance. Vous pourrez nous éclairer sur les suites apportées à cette demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Charlotte Caubel prête serment.)
Mme Charlotte Caubel, ancienne secrétaire d’État en charge de l’enfance. Merci de me donner l’occasion de présenter, dans le cadre de cette commission si importante, le bilan d’un mandat certes intense mais un peu bref. La politique de protection de l’enfance est en réalité le miroir de toutes les politiques publiques menées en faveur des enfants, ce qui ne va pas sans difficultés. Ces politiques sont essentielles, puisqu’elles ont vocation à faire respecter les droits, la vie, la santé, l’esprit des plus vulnérables d’entre nous, les enfants, et parmi eux des plus vulnérables encore, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un entourage qui leur permette de s’épanouir et de préparer leur vie d’adulte.
Ces politiques publiques sont au cœur de mon engagement au service de l’État depuis vingt-cinq ans. C’est l’un des fils rouges de ma carrière de magistrate, de directrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de conseillère en charge des questions de justice au cabinet d’Édouard Philippe, où nous avons lancé, avec Adrien Taquet, le premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants, et bien sûr de secrétaire d’État à l’enfance. Comme vous, je continue à m’interroger sur les défaillances, pour reprendre votre terme, de la politique de protection de l’enfance, en dépit de nombreux rapports, de constats unanimement partagés, d’un investissement financier considérable, de l’engagement des institutions et de nombreux professionnels sur le terrain – en dépit même de notre pays, qui se prétend respectueux de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide). J’espère que nos échanges seront éclairants.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi d’insister sur cette problématique des politiques de protection de l’enfance. À chaque droit de la Cide, notre colonne vertébrale, correspond au moins une politique – santé, éducation, insertion, sécurité, famille, etc. Aussi, pour protéger les enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE), il nous faut conduire toutes ces politiques ; pour protéger les enfants les plus vulnérables, il faut d’abord protéger tous les enfants. C’est toute la richesse et toute la difficulté du secrétariat d’État que j’ai eu l’honneur de conduire.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame Caubel, les auditions de ministres sont, pour nous, des moments importants, étant donné le rôle central de l’État dans les politiques publiques de l’enfance, dont notre commission d’enquête vise à montrer les manquements et les dysfonctionnements. La question n’est pas tant celle de la gouvernance que du désengagement de l’État depuis les lois de décentralisation, en particulier en ce qui concerne la protection de l’enfance dans le domaine du handicap, où des éducateurs sont laissés seuls face à des situations très complexes. J’aurai plusieurs questions.
Pourquoi le décret relatif à l’interdiction des placements à l’hôtel, prévu par la loi du 7 février 2022, n’a-t-il pas été immédiatement publié ? Concrètement, qu’est-ce qui a bloqué ? Il a fini par être publié peu de temps après le décès de la petite Lily.
Autre décret en retard, celui sur les normes d’encadrement. Il y a une dizaine d’années, on ne parlait pas de telles normes. Lors de la précédente audition, avec le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), nous sommes revenus sur l’historique de la protection de l’enfance pour tenter de comprendre pourquoi l’État n’avait jamais pensé à définir de taux d’encadrement pour les enfants qu’il protège, alors même que la qualité de l’accompagnement et de la formation est l’une des clés du sujet.
Pourriez-vous aussi nous expliquer pourquoi le décret relatif au contrôle des antécédents judiciaires des professionnels et des bénévoles de la protection de l’enfance n’a pas été facile à appliquer ? On conçoit que le manque de personnel, quand il faut accéder aux documents du jour au lendemain pour faire travailler quelqu’un, ait compliqué la tâche.
La loi du 14 mars 2016, dite loi Rossignol, attribue un pécule au jeune majeur ou au mineur anticipé. Certes, y accéder est complexe et le montant qui y est affecté ne dépasse pas 20 millions d’euros, consignés à la Caisse des dépôts (CDC). Ce pécule serait pourtant utile pour accorder une autonomie symbolique à ces enfants. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? En 2023, vous avez fait une proposition qui a heurté tout le secteur de la protection de l’enfance. Qu’est-ce qui vous a conduite à vouloir remplacer ce pécule par une aide lissée de 1 500 euros, avant de rétropédaler ?
Quelles étaient vos relations avec les départements ? Quels chantiers avez-vous lancés ?
De façon plus générale, entre septembre et décembre 2023, l’ensemble des cadres de la protection de l’enfance vous ont lancé des alertes. Le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), qui ne s’était jusqu’alors jamais mobilisé, s’est mis en alerte rouge et a proposé un plan Marshall pour la protection de l’enfance. Les départements de gauche ont proposé, quant à eux, des états généraux de la protection de l’enfance. Le Conseil d’orientation des politiques de jeunesse (COJ) vous a également alertée. Un Livre blanc du travail social a été remis à cinq ministres. Malgré tout cela, alors que tous les indicateurs de la protection de l’enfance et du travail social étaient au rouge, nous n’avons pas réussi à obtenir un plan à la hauteur. Je sais bien que ce n’est pas simple et que l’enchaînement des ministres – une erreur grossière – a empêché d’avancer. Néanmoins, vous avez été alertée, au sommet de l’État, et cela aurait pu être le début d’un travail important. Les propositions étaient très concrètes, pour des applications à court, moyen et long terme.
Enfin, votre rattachement à la première ministre, que vous aviez considéré comme une bonne chose, vous a-t-il conféré un réel pouvoir politique et budgétaire ?
Mme Charlotte Caubel. Dans le cadre de mes précédentes fonctions, j’avais eu l’occasion d’écrire des notes sur la dimension interministérielle des politiques de l’enfance et, globalement, sur leur dimension interinstitutionnelle. Plutôt qu’un ministère de plein exercice de l’enfance, réclamé par plusieurs associations, il faut favoriser la coordination entre les ministères – l’éducation nationale, la santé, la justice, l’intérieur, les affaires sociales, sans oublier le sport et la culture – et les institutions. On imagine mal réunir au sein d’un ministère unique la pédiatrie, la justice des mineurs et l’école maternelle ! C’est pour cela que le Président de la République m’avait proposé de travailler auprès de la première ministre.
Je ne prendrai que deux exemples des avancées concrètes obtenues par mon secrétariat d’État. D’abord, un comité interministériel à l’enfance a été créé – je passe sur les difficultés de définition : où s’arrête la jeunesse, à 18, à 21 ou à 25 ans ? Ce comité a réuni deux fois, sous l’autorité de la première ministre, l’ensemble des ministres concernés par les sujets de l’enfance et de la jeunesse : la ministre chargée du handicap, le ministre de l’intérieur pour ce qui est de la politique de la ville, la ministre de la santé… Nous avons défini cinq priorités pour l’enfance. La première, c’était la lutte contre les violences, quelles qu’elles soient, avec la continuation et le renouvellement du plan de lutte contre les violences, en lien notamment avec la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). La deuxième, c’était la santé des enfants. Ont été lancées les assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant, conduites par mon prédécesseur Adrien Taquet. La troisième, c’était l’égalité des chances, ce qui nous permettait de couvrir à la fois le sujet des enfants protégés et celui des enfants en situation de handicap. La quatrième, c’était le service public de la petite enfance, avec la question des centres de protection maternelle et infantile (PMI). La cinquième, c’était le numérique, notamment la pédocriminalité en ligne ou l’accès aux sites pornographiques. Ce comité interministériel a permis de prendre plusieurs décisions et d’avancer.
Nous avons aussi obtenu un jaune budgétaire, ce qui n’est pas anecdotique. C’était une manière de concrétiser les moyens mis en œuvre pour la politique de l’enfance et de manifester l’aspect global de ces politiques publiques. Il comprenait deux parties, l’une globale, l’autre consacrée aux enfants les plus vulnérables. Il a été maintenu.
Je pourrais entrer dans le détail sur le travail interministériel. Les ministères dont j’ai parlé n’avaient pas besoin de moi pour exister politiquement et le calendrier des uns n’était pas nécessairement le mien ni celui des autres. J’ai eu des séquences très positives avec l’ensemble des ministres. Mais quand on est pour la première fois ministre, on ne se rend pas totalement compte des conséquences de son titre. En tant que secrétaire d’État, huit personnes composaient mon cabinet. J’aurais aimé avoir un conseiller pour chaque ministère ! L’un était à lui seul chargé de la santé et de l’éducation nationale – je le remercie encore.
Mon équipe a travaillé d’arrache-pied en s’appuyant sur la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui avait alors sept ministres de tutelle, et sur la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ). Les autres directions sur lesquelles j’avais autorité ont fait preuve de coopération, mais il n’empêche que mon cabinet déployait une très grande énergie pour aller chercher les informations. Quoi qu’il en soit, être auprès de Matignon nous a permis de beaucoup travailler en interministériel et, oui, l’interministérialité nous a donné une vraie force de frappe. On peut regretter que cette dimension n’ait pas été préservée.
Le fait d’être auprès de la première ministre m’a incontestablement donné aussi un poids à l’égard de Départements de France, tout en me permettant d’obtenir des informations en direct de la première ministre sur d’autres enjeux qui concernaient lesdits départements – car si la protection de l’enfance est au cœur de leur budget, ils ont aussi bien d’autres sujets à traiter. Élisabeth Borne étant très engagée dans le domaine du travail, il a fallu combiner les différentes priorités.
Quand je suis arrivée, en mai 2022, la loi Taquet venait d’être adoptée. En période électorale, les administrations travaillent mais elles obtiennent assez peu d’arbitrages sur les décrets à rédiger. Il y en avait une vingtaine à prendre. La loi avait été enrichie lors des débats parlementaires de mesures d’un grand intérêt pour la protection des enfants, certes, mais le temps avait manqué pour mener une étude d’impact sur l’ensemble de ces dispositions. Or quasiment toutes avaient un fort coût budgétaire : l’augmentation de la rémunération des assistants familiaux, l’interdiction de l’hébergement à l’hôtel, le contrat jeune majeur… Cela venait après le Ségur social, qui avait conduit à une augmentation très nette des budgets des départements.
Il fallait donc régler urgemment des questions financières. La première ministre a demandé que l’ensemble des ministres travaillent en concertation avec Départements de France. Tous les projets de décret, dont les miens, ont donc fait l’objet de discussions, et les échanges ont été réguliers. C’était très positif pour moi, parce que je défends une forte solidarité entre l’État et les départements sur la question des enfants protégés. Mais les échanges ont pris plus de temps que je ne le souhaitais, du fait notamment des séquençages budgétaires de chacun.
La volonté d’avancer était donc là, mais les difficultés financières aussi, d’autant qu’à ce moment a été aussi créé le groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée : cela a été un moment fort, mais à l’occasion duquel les départements ont dû verser encore un peu d’argent au pot commun. Or la politique de protection de l’enfance, par rapport à d’autres comme celle du handicap, a un véritable problème de contribution de la solidarité nationale. La branche famille n’y contribue quasiment pas, sauf pour le pécule, et il n’y a pas de tuyau, si je puis dire, de l’État vers les départements, comme c’est le cas dans le champ du handicap ou de la vieillesse, où les mesures du Ségur ont été un petit peu appuyées par la sécurité sociale. Le levier financier de l’État avec les départements, c’est la contractualisation, qui représente près de 200 millions d’euros, soit finalement assez peu et assurément pas assez, étant donné les surcoûts – absolument légitimes – imposés par la loi Taquet.
C’est dans ce contexte qu’intervenait la fin des hébergements à l’hôtel, qui est une mesure absolument essentielle. Cela recouvre l’hôtel pour les mineurs non accompagnés (MNA) – nous reviendrons sur ce sujet important – mais aussi l’hôtel, absolument inacceptable, pour…
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ce serait donc plus inacceptable pour certains mineurs que pour d’autres ?
Mme Charlotte Caubel. Pardonnez-moi, c’est aussi inacceptable, mais rappelons qu’il y a parmi les MNA des personnes majeures qui se prétendent mineures. C’est très différent des enfants, des jeunes qui souffrent de vrais problèmes psychologiques ou de santé et qui se sont retrouvés dans un hôtel parce qu’aucune structure n’était capable de les accueillir – cela a causé des drames, y compris pour des MNA. Or, dès lors qu’ils sont mineurs, ils relèvent de la protection de l’enfance et doivent bénéficier d’une prise en charge adaptée à leur profil.
Quoi qu’il en soit, il fallait aller vers la fin de l’hébergement à l’hôtel. Mais vu le nombre d’enfants concernés, notamment issus de l’immigration, un temps de transition était prévu dans la loi. Or le temps que l’on discute des transitions, la loi entrait en vigueur. C’est pourquoi j’ai temporisé afin de publier directement le décret définitif.
Pour ce qui est des normes d’encadrement, elles n’étaient pas fixées dans la loi Taquet. Il est absolument inacceptable que les enfants de la protection de l’enfance n’aient pas de normes d’encadrement, mais leur définition est particulièrement complexe puisqu’elles doivent être adaptées à la diversité des situations. Or les profils sont très variés : il y a des bébés, des enfants qui ont besoin d’être entourés de trois professionnels, alors que des MNA de 16 ou 18 ans qui ont traversé la planète pour rejoindre un lieu qu’ils considèrent comme sûr n’ont pas les mêmes besoins d’accompagnement, c’est évident.
Du fait de cette complexité, le décret ne faisait pas l’unanimité, et pas seulement pour des raisons de coût. Un psychologue doit-il être présent dans chaque structure de la protection de l’enfance ? Ce n’est pas le cas dans les familles ! L’ensemble des professionnels doivent-ils être internalisés ou faut-il mobiliser des professionnels extérieurs à la protection de l’enfance ? Faut-il bunkériser les établissements ou faire entrer les enfants dans le droit commun ?
Ma politique consistait à donner aux enfants l’accès au droit commun, en matière de santé et d’éducation, ainsi qu’en attestent les expérimentations « Santé protégée » et « Scolarité protégée » que le comité interministériel à l’enfance avait validées.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. S’agissant du décret relatif au placement en hôtel, vous savez parfaitement qu’il ne correspond pas aux attentes. Il laisse un grand flou autour de l’accompagnement des enfants, en particulier sur les qualifications de ceux qui en sont chargés. Il laisse la porte ouverte à des placements inacceptables.
Comment a-t-on pu aboutir à un texte insatisfaisant ? Dans quelles conditions le décret a-t-il été élaboré ?
Par ailleurs, vous ne m’avez pas répondu sur le pécule.
Mme Charlotte Caubel. S’agissant de la rédaction du décret, aucune souplesse ne devait être laissée pour les enfants en situation de handicap ni pour les jeunes enfants. Les exigences posées par la loi s’imposaient et la plupart des départements y ont souscrit. En revanche, compte tenu de la reprise de flux migratoires importants, il était nécessaire de conserver une souplesse pour l’accueil des jeunes se prétendant MNA.
Nous avons été confrontés au même moment à la reprise des flux migratoires, à l’explosion des placements en pouponnière et à la hausse des placements liés à la lutte contre les violences. Face à l’urgence, il convenait de hiérarchiser les priorités. Le public des jeunes MNA n’est pas moins prioritaire au regard des droits des enfants, mais n’a pas forcément besoin, compte tenu de son âge, d’une place en maison d’enfants à caractère social (Mecs). Certains jeunes issus de l’immigration ne sont pas adaptés à ce type de structure. Nous avons donc exclu des hôtels les enfants en situation de handicap et les petits, mais en laissant de la souplesse pour les plus de 16 ans.
En ce qui concerne le pécule, son principe a été opportunément entériné par la loi de 2016. Il a néanmoins ses limites.
L’idée était que l’allocation de rentrée scolaire (ARS) soit versée sur un compte à la Caisse des dépôts (CDC) plutôt qu’à l’enfant, considérant que les besoins à couvrir à la rentrée scolaire étaient pris en charge par les départements. Or l’ARS est une allocation familiale : sans famille, pas de pécule. Les pupilles de l’État et les enfants dont les parents ont été privés de leur autorité parentale, autrement dit ceux qui en ont le plus besoin, ne pouvaient donc pas bénéficier d’un pécule à 18 ans.
Ensuite, le pécule se constituait au fil du placement. Les jeunes en rupture, placés seulement entre 16 et 18 ans par exemple, ne pouvaient donc espérer plus de 400 euros alors que nombre d’entre eux, parce qu’ils sont davantage restés dans le milieu familial, ont tendance à envisager des études plus longues que ceux qui sont placés depuis longtemps.
Par ailleurs, imaginons des enfants placés entre 3 et 12 ans et qui retrouvent ensuite leur famille : peuvent-ils récupérer leur pécule à 18 ans ? Cela pousserait à considérer le pécule comme une sorte d’indemnisation du placement ; mais surtout, comment retrouver l’enfant ? Les caisses d’allocations familiales (CAF) n’ont pas toujours les moyens de le faire.
Enfin, on se heurte à un obstacle comme notre pays sait en fabriquer : la CAF ne parle pas au département, le département ne parle pas à la CAF, le département n’utilise pas le numéro de sécurité sociale et la CDC patauge au milieu…
L’idée selon laquelle les enfants de la protection de l’enfance auraient été volontairement spoliés de 20 millions d’euros est fausse : il faut rappeler que la création du pécule date de 2016 et que plusieurs enfants ne sont pas encore sortis de placement. Quant aux autres, la CDC a déployé, avec la DGCS, des moyens pour les retrouver mais ce n’est pas facile.
Compte tenu des difficultés que je viens d’évoquer, a été envisagée la possibilité d’attribuer aux jeunes qui sortent de la protection de l’enfance un forfait, dont le montant a été déterminé, par rigueur budgétaire, en fonction de ce qui était déjà versé au titre de l’ARS et du temps de placement moyen – trois ans. C’est ainsi qu’a été calculé le montant de 1 500 euros. Il paraissait avantageux pour de nombreux enfants et à même d’aider les jeunes, qui disposent rarement d’une telle somme à 18 ans. Il a été annoncé dans le cadre du comité interministériel à l’enfance.
Je comprends parfaitement que les enfants placés depuis longtemps aient eu l’impression d’être lésés mais il y avait bien plus d’injustice à ne pas proposer ce forfait. Quoi qu’il en soit, la réforme n’a pas eu lieu. Reste qu’il faut absolument réfléchir au soutien de la protection de l’enfance par la branche famille de manière générale.
Pour ce qui est des relations avec les départements, elles découlaient par construction de toutes les actions de mise en œuvre de la loi Taquet, qui avait été adoptée largement – je n’ai pas hésité à m’appuyer sur cette légitimité parlementaire – mais aussi de la création du GIP France Enfance protégée ou des comités départementaux de protection de l’enfance (CDPE) dans dix départements. J’ai effectué des déplacements dans plus de cinquante départements et je n’en ai jamais rencontré aucun qui ne se sente pas concerné par la politique de protection de l’enfance. Les conseils départementaux ont d’ailleurs sous leur responsabilité l’ensemble des enfants.
La réalité est que les placements sont en hausse constante, en dépit des lois, et que cela pèse sur les départements. Car la loi ne suffit pas, dans le dernier kilomètre. Les obligations qu’elle impose ne sont toujours pas respectées, qu’il s’agisse de celle de 2007, de 2016 ou de 2022. C’est notamment le cas en ce qui concerne la subsidiarité entre protection administrative et protection judiciaire : les chiffres sont constants depuis la loi de 2007 – je pourrai les préciser dans le questionnaire. La saisine judiciaire continue de représenter 80 % et la saisine administrative 20 %. Pourquoi ? Je pense que c’est parce qu’on a décentralisé une politique que l’on qualifie de sociale alors qu’elle comporte une forte dimension régalienne – en effet, on porte atteinte aux droits des parents en intervenant dans le cercle familial.
L’une des difficultés tient à ce qu’en matière de protection de l’enfance, contrairement au domaine du handicap, les parents sont inexistants. Dieu merci, d’anciens jeunes de la protection de l’enfance prennent la parole mais les parents ne le font pas, ou très peu, à l’exception des fameux parents protecteurs – sur lesquels je ne souhaite pas m’étendre, mais qui considèrent que leurs enfants leur ont été retirés à tort. J’avais saisi le CNPE mais j’ignore où en sont ses travaux sur la place des parents dans la protection de l’enfance.
Globalement donc, les familles sont inexistantes. On en réfère très rapidement au juge – parce que l’un des parents est défaillant, parce que les parents ne comprennent pas, parce que le département peut-être n’a pas pris la mesure de la négociation avec les parents, parce qu’on touche aux fondamentaux de la famille, au lien éminemment complexe entre parents et enfants.
La politique de protection de l’enfance a donc une très forte dimension régalienne, a fortiori quand elle s’inscrit dans le cadre de violences sur les enfants et plus largement de violences intrafamiliales, même si ce terme mélange des sujets qui ne sont pas nécessairement liés.
Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). J’aurais beaucoup à redire sur votre intervention, notamment sur les familles inexistantes. C’est factuellement faux : les familles existent en protection de l’enfance ; des professionnels ont pour mission de les accompagner en cas de placement ; peut-être ne peuvent-ils pas travailler avec toutes les familles, car parfois les difficultés sont trop importantes, mais on ne peut pas dire que les familles sont inexistantes.
Je reviens sur la loi Taquet, adoptée le 7 février 2022, qui donne deux ans à l’État pour publier un décret visant à interdire les placements en hôtel. Dans l’intervalle, un décret transitoire devait être pris pour encadrer les modalités selon lesquelles un enfant mineur ou jeune majeur pouvait être placé en hôtel.
Vous êtes nommée le 20 mai 2022 et restez en poste jusqu’au 11 janvier 2024.
Le 25 janvier 2024, Lily, 15 ans, se suicide dans un hôtel de mon département du Puy‑de-Dôme, dans lequel elle était placée sans aucun accompagnement renforcé en dépit de ses nombreuses difficultés, notamment psychiques et psychiatriques. Devant le Sénat, le 24 mai 2023, plus d’un an après votre prise de fonctions et un an et demi après la publication de la loi Taquet, vous aviez annoncé que la publication du décret transitoire était imminente. Je vous cite : « Le décret sur le point d’être publié interdit, dans la période transitoire courant jusqu’en 2024, le placement à l’hôtel des enfants de moins de 16 ans ».
Quelques mois plus tard, en novembre 2023, vous dites l’inverse devant notre délégation aux droits des enfants. J’ai besoin de comprendre ce qui s’est passé entre les deux. Vous mettez en avant le travail compliqué avec les départements et les tensions qui en résultent. J’aimerais savoir qui précisément a bloqué la sortie du décret transitoire.
J’ai une autre question sur la non-exécution des placements : avez-vous pu aborder le sujet avec le garde des Sceaux pendant la période où vous avez été secrétaire d’État ? Qu’avez‑vous fait pour remédier à la non-exécution de ce qui est une mesure de justice ?
Mme Charlotte Caubel. Pour clore le débat sur les hôtels, dans les premiers mois de 2023, la situation pour les départements s’est compliquée en raison de la reprise des flux migratoires et donc de la hausse du nombre d’enfants migrants à placer, mais aussi du flux croissant d’enfants en situation de handicap et de l’explosion des besoins dans les pouponnières. Cette conjonction des flux – le terme est évidemment inadapté à la réalité de ce que vivent les gens – a accentué la pression en matière de placement. Depuis la loi de 2016 qui fait du placement une solution subsidiaire, les chiffres n’ont pas évolué : le placement représente toujours plus de 60 %, et le milieu semi-ouvert moins de 40 % des cas.
Au printemps, les discussions étaient enlisées : les départements de droite refusaient de les poursuivre tant que le problème des MNA n’était pas résolu, et les départements de gauche réclamaient un plan Marshall. L’organisation d’états généraux ne me semblait pas nécessaire puisque les constats, après d’innombrables rapports sur le sujet, étaient connus. La loi Taquet était en quelque sorte la conclusion des travaux que mon prédécesseur avait conduits pour faire le point sur les besoins. Nous avions besoin d’efficacité et de passer aux actes plutôt que de nous poser des questions qui l’avaient déjà été.
Le second point d’achoppement concernait les finances. Encore une fois, mon positionnement dans le gouvernement a montré ses avantages : la protection de l’enfance, si elle est essentielle, n’est pas l’unique sujet des départements et les débats sur les priorités ont eu lieu chez la première ministre, avec des enveloppes beaucoup plus larges que celle de la seule protection de l’enfance. Je ne détenais pas les clés d’un éventuel plan Marshall.
Le décret est resté en discussion d’avril à juin. Les vacances aidant, nous nous sommes retrouvés en septembre à nous dire qu’il semblait plus pertinent de travailler sur le décret définitif, des dispositions transitoires n’ayant plus guère de sens. Mon souhait a toujours été de sortir les décrets, parce que je suis juriste et que j’ai eu à les appliquer au cours de ma carrière. Ils étaient en discussion, des réunions ont été organisées.
Je rappelle tout de même le contexte : la pression à la frontière franco-italienne était réelle ; la politique migratoire de notre voisin consistait à donner des billets de train pour la France. Les départements limitrophes ont donc sollicité le ministre de la justice, le ministre de l’intérieur et moi-même, puis la première ministre, pour demander de l’aide face aux cinquante enfants qui entraient sur leur territoire par semaine.
Le fait d’être placée auprès de la première ministre et le dialogue avec l’ensemble des acteurs ont permis d’avancer sur plusieurs points. Ainsi, à l’automne, la baisse envisagée des crédits alloués aux départements pour les MNA a été annulée. Vous le savez, le contexte évolue tous les mois et parfois, les engagements pris à un instant T sont remis en cause à l’instant T + 1.
Je reviens sur le décret sur les antécédents des professionnels. Nous ne partions pas de rien, car les antécédents étaient déjà vérifiés. Notre objectif était d’industrialiser le processus afin, d’une part, d’instaurer une actualisation régulière du contrôle effectué lors du recrutement, et d’autre part, de l’étendre à de nouvelles personnes, parmi lesquelles la famille des assistants familiaux, mais aussi les pères Noël qui visitent les foyers par exemple. Cela faisait un nombre considérable de gens à contrôler. Avant 2022, les professionnels du monde du sport avaient été soumis à la même démarche.
Nous avons cherché à rationaliser et à harmoniser le processus pour l’ensemble des professionnels et des bénévoles en contact avec des enfants. Nous avons mis en place un système d’information, ce qui a nécessité des moyens financiers et le concours de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Je crois que le système est désormais opérationnel. Ce changement de dimension a demandé un travail considérable.
En ce qui concerne la place de la justice dans les placements, l’application du principe de précaution, que je peux parfaitement comprendre comme magistrate et comme citoyenne, est légitime face à des situations dont on ne comprend pas les tenants et aboutissants. La justice continue aujourd’hui à ordonner un nombre important de placements en institution. Elle le fait évidemment pour répondre aux situations qui lui sont soumises : ce n’est pas moi qui contesterai une décision prise par des magistrats.
Pour en avoir discuté avec plusieurs d’entre eux, le recours au dispositif du tiers de confiance est loin d’être évident dans l’urgence de certaines situations, d’autant que la personne envisagée doit faire l’objet d’un criblage avant de se voir confier l’enfant. Compte tenu de ces contraintes, il est plus rassurant de placer l’enfant dans un foyer dont tous les intervenants sont des professionnels qui ont déjà été contrôlés. Voilà pourquoi le taux de placement reste fort.
La loi Taquet a cherché à résoudre une autre difficulté, celle posée par la gouvernance au niveau local. Il est problématique que les juges des enfants prennent des décisions de placement sans pouvoir s’intéresser à l’aval ni au nombre de places disponibles. Il ne s’agit pas d’en faire un paramètre de leur décision, mais d’instaurer un dialogue avec les acteurs locaux. Cette préoccupation est à l’origine de la création des CDPE, qui permettent aux présidents de conseils départementaux, aux préfets et aux procureurs de disposer d’une vision transversale et de nouer un dialogue fondé sur la réalité des territoires.
Il faut savoir qui sont les enfants placés. Il faut savoir si les professionnels sont très sensibles à la politique des 1 000 premiers jours – une très belle politique, mais dont les conséquences sont très fortes sur le placement des enfants. On protège les enfants dès la sortie de la maternité, c’est très bien, mais il faut des pouponnières pour les accueillir. Presque tous les départements en ont construit. Il faut savoir quelles sont les difficultés des enfants en situation de handicap. L’école inclusive a donné un formidable espoir à tous les parents, celui de pouvoir mettre leurs enfants à l’école avec les autres, mais cela ne va pas sans difficultés. Nous avons néanmoins obtenu un budget dédié à protection de l’enfance et au handicap.
Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vous vous exprimez devant une commission d’enquête après avoir prêté serment. Or vos réponses sont bien trop évasives pour nous donner matière à travailler et à comprendre ce qu’il s’est passé. Nous pourrions peut-être auditionner madame Borne, en tant qu’ancienne première ministre, puisque nombre de discussions ont eu lieu à Matignon.
Je note que la réponse que vous servez à nombre de nos questions est toujours la même : c’est la faute aux MNA. Je trouve que ce n’est pas à la hauteur.
Mme Charlotte Caubel. Sur le dernier point, j’ai évoqué la croissance de plusieurs flux d’enfants à placer. J’ai parlé des pouponnières, des placements d’enfants en situation de handicap qui ont explosé depuis le covid – j’indiquerai les chiffres dans le questionnaire. Tout cela a posé des difficultés aux départements. La progression de leurs investissements dans les lieux de placement a été considérable.
Les MNA viennent s’ajouter à tout cela mais dans leur cas, il y a besoin d’une certaine souplesse car on ne peut pas construire des structures selon les flux migratoires et les saisons. En outre, si les travaux menés depuis 2017 ont nettement amélioré les choses, il n’en demeure pas moins que certains jeunes arrivent en se prétendant MNA et attendent leur évaluation.
Certains font des MNA un enjeu politique. Ce n’est pas mon cas : un mineur, quel qu’il soit, doit être protégé.
Mme la présidente Laure Miller. Le compte rendu permettra d’établir les propos de madame la secrétaire d’État.
M. Frédéric Boccaletti (RN). Quels résultats concrets avez-vous obtenu pour les enfants avec le GIP France Enfance protégée que vous avez lancé ? Comment mesurez-vous le succès de cette structure ?
La protection de l’enfance souffre de disparités selon les départements. Comment expliquez-vous l’incapacité de l’État à harmoniser les politiques locales et à réduire les défaillances des services de l’ASE ?
Enfin, vous avez évoqué à plusieurs reprises les difficultés causées par les MNA. Ma question sera directe : faut-il continuer à privilégier le soutien aux mineurs étrangers, parfois majeurs, vous l’avez dit, au détriment des enfants français ?
Mme Charlotte Caubel. Le GIP France Enfance protégée, prévu par la loi de 2022, est un lieu de concertation dont nous avions incontestablement besoin. Le législateur lui a rattaché de nombreux acteurs, y compris le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, le Conseil national de l’adoption et le CNPE, et a légitimement confié sa présidence aux départements. Son installation a pris un peu de temps, pas excessif : nomination du directeur, organisation interne, recrutement de techniciens pour s’occuper des fichiers d’agrément des assistants maternels et des assistants familiaux…
J’ai la conviction que c’est un lieu indispensable, qui doit développer encore sa mission d’accompagnement des départements. Je l’ai chargé de recueillir les bonnes pratiques partout sur le territoire, avec l’objectif, d’une part, de mettre en valeur les réussites pour nourrir la motivation de tous les acteurs – il ne faut pas se concentrer uniquement sur les défaillances, car la protection de l’enfance, ce sont aussi de formidables histoires. D’autre part, il s’agissait de diffuser des pratiques très opérationnelles, en s’éloignant de la tendance naturelle – et légitime – de ce secteur à mener des réflexions pluridisciplinaires extrêmement approfondies et à théoriser le sujet ô combien complexe de l’enfance et de l’adolescence. La théorisation est nécessaire, mais sur le terrain, les éducateurs ont aussi besoin de conseils pratiques, concrets : toutes les réponses ne figurent pas dans le référentiel plus ou moins digeste de la Haute Autorité de santé (HAS) ! Les acteurs du GIP prendront progressivement la mesure de cette mission de concertation et de coordination opérationnelle.
Le GIP a aussi la mission fondamentale de produire des statistiques. Il est par ailleurs chargé du 119, le numéro national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger. Celui-ci peine à recruter des écoutants car le métier est difficile, malgré la revalorisation salariale décidée de concert par les départements et l’État.
Peut-être avons-nous confié un peu trop de missions au GIP – l’avenir le dira.
Quant aux MNA, je ne reviendrai jamais sur ce principe : quelle que soit sa nationalité ou son origine, un mineur isolé ou en danger doit être protégé.
La difficulté, c’est que des personnes se prétendant mineures cherchent à obtenir une protection qui se justifierait humainement, mais qui ne relève pas du champ de l’ASE. Malgré les nombreux travaux qui y ont été consacrés, les modes d’évaluation de la minorité sont très hétérogènes ; ce n’est pas une science exacte et la minorité est, hélas, un état passager ! Quoi qu’il en soit, nous sommes une terre d’accueil – comme beaucoup de nos voisins – et nous devons faire face à l’arrivée d’enfants qui ont besoin d’être accompagnés. J’ai participé récemment, à Naples, à un colloque sur la traite des êtres humains : des intervenants ont montré comment ces enfants étaient utilisés pour commettre des délits, entre autres. Il faut par ailleurs une politique migratoire extrêmement encadrée et opérationnelle, qui ne peut se concevoir qu’à l’échelle européenne. C’est le message que j’ai délivré à Naples : le sujet des MNA ne peut être traité qu’au niveau communautaire, certains pays étant des lieux d’arrivée des mineurs, d’autres des territoires de transition – ce qui est dans une certaine mesure le cas de la France. Mais la gestion des flux migratoires dépasse la politique de l’enfance.
Extraire les mineurs – véritablement mineurs – non accompagnés du champ de la protection de l’enfance poserait un problème de principe. Les y laisser, c’est incontestablement provoquer une augmentation du nombre de placements, laquelle tient pour un quart ou un tiers à des enfants issus de l’immigration, très isolés. Cela ne doit pas empêcher de travailler sur les placements et, surtout, sur les alternatives au placement pour les enfants nés sur notre territoire : soutien à la parentalité, politique des 1 000 premiers jours, accompagnement des jeunes et des familles en milieu ouvert. Les deux ne sont pas en concurrence.
Mme Alexandra Martin (DR). Les violences sexuelles entre mineurs au sein des institutions ou des familles d’accueil, souvent dissimulées, ont des conséquences dévastatrices pour les victimes. Elles témoignent des manquements de l’ensemble du système de protection de l’enfance. Ce phénomène est sous-estimé, voire ignoré, en particulier quand il survient dans les structures de placement, tant il est difficile d’identifier de tels actes dans un cadre déjà fragilisé. Plusieurs rapports ont mis en évidence des failles, notamment le manque de suivi des enfants placés en établissement. Considérez-vous que ces violences sont suffisamment documentées et mesurées ? Quelle prévention en est faite ? Votre ministère a-t-il pris des mesures pour les prévenir ?
C’est par ailleurs sous votre ministère que la Ciivise a été restructurée – pour ne pas employer un autre terme – et que le juge Durand a été remercié. Des campagnes de sensibilisation sont diffusées auprès du grand public et des enfants, et c’est très bien. Cependant, la Ciivise a permis à des centaines d’adultes de trouver le chemin de la réparation. Ceux qui sont désormais à sa tête agissent avec détermination et compétence, mais il est dommage qu’elle ait été détournée de ses missions premières.
Mme Charlotte Caubel. Le problème des violences sexuelles au sein des institutions était identifié avant la création de la Ciivise – je le dis en tant qu’ancienne directrice de la PJJ. J’ai d’ailleurs visité des foyers où les enfants étaient quasiment surveillés avec des caméras pour prévenir ces événements.
Plus généralement, nous devons travailler au niveau national sur les violences sexuelles faites aux enfants et au sein des familles, ainsi que sur l’accès des plus jeunes aux images pornographiques. Nous avons mené de nombreux travaux dans ce domaine ; ce combat de long terme, aux multiples facettes, est le mien.
La Ciivise 1 a rendu un rapport nourri sur l’inceste, mais n’a pas eu le temps de traiter les violences institutionnelles dans le cadre de la protection de l’enfance, de l’accueil d’enfants handicapés et de la PJJ – dans ce dernier cas toutefois, je peux témoigner que les professionnels ont été formés et informés. Cette mission a été confiée à la Ciivise 2.
Sans m’étendre sur le sujet, je tiens à préciser que certains membres de la Ciivise 1 ont souhaité la quitter entre autres raisons parce que le sujet de l’inceste y était trop présent par rapport à d’autres violences sexuelles sur les mineurs. La Ciivise n’a pas été vraiment restructurée, elle s’est plutôt vu confier un nouveau mandat et a accueilli des compétences dont elle manquait, par exemple en matière de pédocriminalité en ligne.
La délégation interministérielle à l’aide aux victimes doit s’assurer de la mise en œuvre des recommandations de la Ciivise 1. Croyez-moi, je me suis investie dans ce combat. J’ai regretté que des querelles internes aient entraîné le départ du président et de la vice-présidente de la Ciivise 2 – je n’étais plus alors en fonction. Cela a porté atteinte au combat de cette commission, qui est bien plus important que les personnes.
M. Denis Fégné (SOC). Les rapports du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape) décrivent un système à bout de souffle qui manque d’orientation politique forte et d’ambition, au niveau national comme départemental. S’y ajoute évidemment un problème de moyens. Cela occasionne un retard dans les prises en charge et un encombrement des mesures administratives et judiciaires. Il manque une gradation entre les mesures de prévention – prévention primaire, action éducative à domicile, action éducative en milieu ouvert (AEMO) – et le placement, sans compter que le placement éducatif à domicile pose un problème juridique. Le système néglige les actions les plus légères, dont le coût est modeste, au profit de mesures de protection plus coûteuses. L’inertie perdure depuis des années, en dépit du renouvellement des dispositifs – les professionnels résument en disant que plus ça change, plus c’est la même chose ! Quelle analyse en avez-vous faite, quelles réponses avez-vous apportées et quel bilan en tirez-vous ?
Mme Charlotte Caubel. Je n’ai pas un bilan complet de ce qui a été fait depuis 2017 et il ne serait certainement pas entièrement positif, mais les ministres successifs ont cherché à agir sur toute la chaîne : politique familiale, prévention, 1 000 premiers jours, scolarisation à 2 ans, etc. Les travaux se poursuivent avec le service public de la petite enfance. Mon prédécesseur a tiré parti de la contractualisation entre l’État et les départements pour étoffer en personnel les cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip), et le 119 a été renforcé. Bref, beaucoup de choses ont été faites.
Dans le cadre du comité interministériel à l’enfance, mon intention était de faire revenir l’État autour de la table pour accompagner les départements, dont on se dit trop souvent que, si on leur confie quelque chose, cela ira mieux quoi qu’il arrive ; les magistrats ne sont d’ailleurs pas étrangers à ce réflexe. Or si les départements n’ont pas les dispositifs de santé adéquats – de santé primaire, de santé complexe, de santé psychologique, voire psychiatrique –ils sont démunis face à un certain nombre d’enfants. Il n’est pas non plus satisfaisant qu’ils récupèrent des enfants qu’on aurait confiés, à une autre époque, à un institut médico-éducatif (IME) par exemple. C’est pourquoi le rapprochement avec le champ du handicap est indispensable – une mission a été confiée au président du conseil départemental de la Somme sur ce sujet, et en particulier sur les milliers d’enfants en situation de handicap qui sont placés en Belgique. De même, pourquoi les départements devraient-ils assurer le soutien scolaire alors qu’il existe des dispositifs nationaux en la matière ? Est-il normal que certains enfants n’aient pas accès aux colos apprenantes, au pass colo, au pass culture ou au pass’sport ? Malheureusement, ce public est invisibilisé.
Je me suis donc efforcée d’intéresser l’ensemble des ministres concernés par les politiques de l’enfance « de droit commun » aux enfants protégés. Ainsi, la loi Taquet prévoit que les jeunes de l’ASE bénéficient d’un mentor : c’est indispensable, sans quoi, à 18 ou 21 ans, ils n’ont plus d’adultes autour d’eux. Un budget était alloué au mentorat ; Élisabeth Borne a donc veillé à ce qu’il profite tout autant aux enfants de l’ASE qu’aux jeunes des quartiers difficiles. Mais de façon générale, ces enfants sont invisibles. Je me suis attachée à mobiliser la société civile, y compris les entreprises qui pratiquent le parrainage, pour favoriser l’insertion professionnelle des anciens enfants placés – qui, souvent, ont honte de dévoiler leur parcours.
Il faut tout de même reconnaître ce que font les départements. Je ne connais pas de président de conseil départemental qui dorme sur ses deux oreilles ; tous sont inquiets du devenir de ces enfants et s’en sentent responsables. Ils ont besoin d’être soutenus par tous les dispositifs existants et, j’insiste, par la société civile. La protection des jeunes est un des seuls secteurs de l’enfance qui ne bénéficie quasiment pas de la philanthropie, en dehors des grandes associations comme les Apprentis d’Auteuil. Pourquoi les entreprises à mission, dont les statuts intègrent des objectifs sociaux et environnementaux, ne lui accordent-elles pas un soutien financier ? J’ai œuvré, avec Bruno Le Maire, au développement de la philanthropie dans ce domaine, car la solidarité nationale fait défaut.
J’ai donc impulsé une coordination des gouvernances nationale et territoriale. Il faut désormais généraliser les CDPE et doter les préfectures de compétences ad hoc – j’ai obtenu des postes à cet effet. La société doit ouvrir les yeux sur ces enfants.
Mme Julie Ozenne (EcoS). Quelle stratégie et quels moyens de contrôle avez-vous mobilisés en matière de surveillance des activités et des acteurs de la protection de l’enfance ?
Mme Charlotte Caubel. Le contrôle des établissements et des services s’effectue à deux niveaux. Sur le plan national, il est possible de saisir l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale de la justice (IGJ). Ce fut le cas lors d’événements tragiques récents. Sur le plan territorial, plusieurs acteurs interviennent, à commencer par les payeurs, c’est-à-dire les départements. Certains n’ont toutefois pas de politique en la matière, car ils préfèrent affecter leurs moyens aux placements et aux professionnels de l’enfance. Le GIP France Enfance protégée a diffusé des documents pour les aider à construire des plans de contrôle.
D’autres administrations sont également chargées des contrôles au nom de l’État, comme la DPJJ pour les établissements habilités par la justice. En tant que directrice de la PJJ puis secrétaire d’État à l’enfance, j’ai obtenu des renforts pour que les directions territoriales de la PJJ participent à ces actions avec les autres services dépendant du préfet. Les directions régionales ou départementales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités peuvent en outre effectuer des contrôles à la demande du préfet, et collaborer avec la PJJ. Enfin, les agences régionales de santé peuvent intervenir dans les établissements accueillant des enfants en situation de handicap.
Les CDPE, qui réunissent les départements, les services de l’État et ceux de la justice, sont chargés d’élaborer des plans de contrôle. C’est, déjà, l’occasion de rappeler aux établissements qu’ils peuvent être contrôlés – alors que statistiquement, ils peuvent estimer que cela n’arrivera pas avant le siècle prochain. Ainsi, chaque année, un à deux établissements du département doivent faire l’objet de contrôles financiers, éducatifs et relatifs à la qualité.
Enfin, les établissements procèdent à une autoévaluation annuelle pour la HAS.
Les moyens sont donc là ; il faut les mobiliser pour stimuler l’ensemble des établissements et recadrer certaines pratiques. Moi, j’y crois.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous avez affirmé que les familles étaient absentes de la politique de l’enfance : il n’y a rien de plus faux. Les représentants d’ATD Quart Monde que nous avons auditionnés, accompagnés d’une mère dont les enfants étaient placés, nous ont prouvé le contraire. Le « chantier famille » qu’ils ont mené en 2022 fut l’occasion pour de nombreux parents issus de la misère de prendre la parole et de dire qu’ils ne se sentent pas accompagnés par la protection de l’enfance, mais enfoncés. On ne leur prête pas suffisamment l’oreille.
Par ailleurs, j’ai le sentiment à vous écouter qu’on parle beaucoup de protection de l’enfance, mais sans prendre conscience que des vies humaines sont sacrifiées. Oui, il y a des belles histoires et des réussites, mais les statistiques montrent que le système est en faillite, à bout de souffle. C’est pour cela que tous les groupes politiques sont aujourd’hui face à vous. Face au covid-19, le président de la République a su mettre en place le « quoi qu’il en coûte » pour sauver les entreprises et l’économie. Mais quand il s’agit de sauver la vie des enfants les plus vulnérables de la République, on ne sait pas déployer les moyens nécessaires ! Tout ce qu’on répond, c’est que c’est compliqué, qu’il faut comprendre les départements, qu’il faut du temps, des financements, de la solidarité. On nous parle de gestion quand nous alertons sur des vies humaines.
Vous dites qu’il est difficile de déterminer quand un jeune sort de la catégorie de l’enfance. Diriez-vous à votre enfant de tout juste 18 ans que vous en avez fini avec votre rôle de parent, qu’il peut prendre la porte et que s’il vous présente un projet professionnel convaincant, peut-être que vous lui signerez un contrat d’accompagnement, à renouveler régulièrement ? Jamais un parent bien traitant ne ferait cela, et cela attirerait d’ailleurs la réprobation de toute la société. Pourtant, c’est exactement ce que dit la République à des centaines de milliers d’enfants, qu’elle laisse seuls. En France, c’est la solitude qui tue. En presque deux ans de fonctions ministérielles, vous ne semblez pas être arrivée à cette prise de conscience.
Mme Charlotte Caubel. C’est la limite de l’exercice : je n’ai pas pu exposer l’action que j’ai menée de façon transversale car j’ai répondu d’emblée à des questions précises, en commençant par l’interdiction d’héberger des mineurs à l’hôtel.
Pour avoir été substitut du procureur chargée des mineurs et de la famille, puis juge au tribunal de Bobigny, je connais la situation des enfants. En tant que secrétaire d’État, j’ai effectué quatre-vingts déplacements lors desquels je suis systématiquement allée à la rencontre des structures d’accueil, des professionnels, des services de l’État. Je n’ai en rien minimisé la réalité – les notes que j’ai rédigées en témoignent.
La situation des enfants est polymorphe. Certains souffrent de la pauvreté. Il n’est pas normal de placer des enfants au motif que leur famille connaît des difficultés financières – c’est d’ailleurs une revendication d’ATD Quart Monde et de l’Unicef. La stratégie de lutte contre la pauvreté et les chantiers conduits par le ministère des solidarités et de la santé dans le domaine ont contribué à aider les départements, par ricochet. Je pourrais parler des heures de tout ce qui a été réalisé, brique par brique.
La mission de protection de l’enfance ne s’arrête pas aux portes du conseil départemental ; elle recouvre un ensemble de politiques publiques dont il faut embrasser la complexité. Je l’ai dit, cette politique que l’on qualifie de sociale est éminemment régalienne. Elle rencontre la problématique actuelle des violences – dans les familles, dans les foyers. Est‑il pertinent de placer un enfant dans un foyer où il risque de subir plus de violences que dans sa propre famille ? Ces décisions sont éminemment complexes.
J’ai essayé de mettre autour de la table tous les acteurs et j’ai obtenu un certain nombre de choses. Ma politique prioritaire concernait la mise en œuvre de la nouvelle obligation légale d’accompagner les jeunes majeurs jusqu’à 21 ans. J’ai conduit moi-même les travaux sur ce sujet. Nous avons créé le pack autonomie jeune majeur, travaillé avec la délégation interministérielle de la transformation publique pour faciliter l’accès à l’information, nous avons développé le mentorat, et j’en passe.
Dans le domaine de la santé, nous avons demandé la généralisation du dispositif « Santé protégée » et travaillé sur les unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped).
Nous avons même obtenu un budget pour le dispositif « Scolarité protégée » dans le cadre du plan d’investissement France 2030, afin que les enfants puissent régulièrement faire le point non seulement sur leurs capacités scolaires, mais aussi sur leurs envies. Car, oui, d’anciens jeunes protégés m’ont confié qu’on les avait dirigés vers un parcours d’infirmier alors qu’ils voulaient être médecins ! J’ai rencontré un jeune, premier prix au conservatoire en violon, qui avait été privé de son instrument pendant six ans parce qu’il était placé ! C’est un crève‑cœur.
Ce genre de situations, j’en ai rencontré beaucoup. J’ai essayé de mobiliser toutes les énergies, y compris celle du Parlement, et j’ai bénéficié de soutien. Tous les départements ne sont pas parfaits, mais tous se sentent concernés. Ils ne peuvent pas tout faire seuls si nous n’agissons pas, en parallèle, sur les violences sexuelles et intrafamiliales entre autres. Or parmi tous les publics sur lesquels nous travaillons et qui se font en quelque sorte concurrence – femmes victimes de violences, personnes en situation de handicap… – celui des enfants est le moins visible. Ma mission était de les rendre visibles et je crois que nous y sommes arrivés, au moins un petit peu.
Quand je dis que les familles ne sont pas présentes, je ne dis évidemment pas qu’on ne doit pas travailler avec elles. Mais si, dans le champ du handicap, des gens comme vous et moi peuvent attraper un micro et dénoncer le traitement scandaleux réservé à leur enfant, dans le champ de la protection de l’enfance les familles sont par définition discréditées ; on ne leur demande pas leur avis sur ce qu’il faut à leurs enfants. Il n’existe pas d’association de parents d’enfants placés. ATD Quart Monde a réalisé un travail formidable avec des parents qui se sont vu retirer leurs enfants pour des raisons de pauvreté, mais la perception n’est pas la même que quand les placements sont motivés par des violences, notamment sexuelles, ou par des difficultés éducatives. Les parents ne sont pas représentés au CNPE : là encore, ces familles sont invisibles. J’ai demandé au CNPE d’y remédier.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Cela aurait pu être changé !
Mme Charlotte Caubel. La protection de l’enfance mobilise une multitude d’acteurs engagés et de bonne volonté – et permettez-moi de considérer que c’était le cas de mon équipe. La difficulté tient à leur foisonnement. Les moyens existent, il manque la coordination nécessaire pour qu’ils arrivent dans le dernier kilomètre, pour intervenir auprès des jeunes les plus fragiles le plus tôt possible, sans pour autant discréditer les familles.
Si les placements augmentent, c’est aussi parce que nous avons de moins en moins de professionnels formés et susceptibles de visiter les familles – et ce malgré nos efforts conjoints avec le Haut Conseil du travail social (HCTS). Il est parfois difficile d’entrer dans la cellule familiale. Cela se comprend parfaitement : qui a envie qu’un travailleur social pénètre dans son foyer ?
Le milieu ouvert nécessite une adhésion des intéressés ; or ils n’en ont pas toujours les moyens, ne serait-ce que le temps. Et est-il besoin de parler de la technocratie que nous créons nous-mêmes ? Quand une famille apprend qu’elle a droit à une AEMO dans un SAAD, est-ce que cela lui parle ? Que signifie pour elle un « placement à domicile » ?
Tant de sujets percutent la protection de l’enfance, depuis la géopolitique jusqu’à la désagrégation de la cellule familiale ! Un enfant peut avoir neuf adultes référents au long de son parcours, au gré des séparations de ses parents. On se plaît à promouvoir la parentalité, mais qui, après une séparation, dispose de deux logements pour organiser une garde alternée ? Vous et moi, oui, mais pas un couple modeste ! Et je ne parle pas des cas où un parent a commis une infraction pénale.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous ne répondez pas à ma question : pourquoi met‑on ces jeunes dehors à 18 ans ?
Mme Charlotte Caubel. Non ce n’est pas le cas, c’est faux. Nous considérons tous que tout ne doit pas s’arrêter net à 18 ans, et la loi Taquet en a fait une obligation légale. Mais il est hors de question de laisser aux départements la charge de cette période de 18 à 21 ans. En tant que maman, je peux m’appuyer sur l’université et le centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous), il existe des aides et des services qui accompagnent les jeunes. Les départements doivent pouvoir bénéficier de ces dispositifs de droit commun pour les jeunes dont ils ont la charge. Imaginez un éducateur qui doit inscrire douze jeunes de son foyer sur Parcoursup ! L’éducation nationale doit aller vers ces enfants plus rapidement et plus efficacement : c’est le travail que j’ai fait avec le ministre de l’éducation nationale, qui a donné le dispositif « Scolarité protégée ».
Il en va de même pour la santé. La branche santé doit aller vers ces enfants, qui sont globalement plus traumatisés que la moyenne : c’est le dispositif « Santé protégée ». Le dispositif « Mon soutien psy » doit s’ouvrir à eux – pourquoi les départements devraient-ils systématiquement embaucher des psychologues ?
La logique est encore la même pour le sport. De nombreux enfants de l’ASE ont participé à la grande fête des Jeux olympiques. Cela peut paraître anecdotique, mais il est essentiel qu’ils se mêlent aux autres. Le Défenseur des enfants a mené un travail remarquable sur les loisirs des enfants protégés. Combien sont éloignés de leurs amis ! Ils sont certes protégés dans leur nouveau foyer, mais à 45 minutes de la moindre de leurs connaissances et ils ne peuvent pas participer aux fêtes d’anniversaire de leurs copains ! Tous ces sujets doivent être pris en considération ; ils ne relèvent pas uniquement de la responsabilité des départements ou de l’État, mais aussi de la solidarité et des associations, qu’il faut soutenir et aider grâce à la philanthropie.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Le premier des cinq axes que vous avez définis pour l’enfance est la lutte contre les violences. Étant particulièrement intéressée par la détection au plus tôt des maltraitances, ma question portera sur le secret médical. Un article de la revue juridique AJ famille relève que, pour 112 919 mineurs en danger en 2022, les signalements provenaient à 1,95 % du milieu médical, alors même que le médecin est bien sûr un maillon essentiel de la détection. Parmi les freins au signalement, il y avait pour 61,66 % des médecins la peur de se tromper, pour 53 % la crainte de perdre leurs patients, pour 57 % la méconnaissance des procédures et seulement pour 4 % l’entrave au secret médical. Il y a donc plein de raisons pour ne pas agir. Pensez-vous que nous devrions légiférer sur le secret médical pour rendre les signalements anonymes ?
Enfin, pour moi, l’arrivée des jeunes migrants est un malheur, car ils sont souvent victimes de trafics. Quand j’étais avocate, un homme m’avait ainsi raconté comment on l’avait obligé à monter sur un bateau lorsqu’il était mineur – il m’avait montré ses blessures. L’humanité n’est pas toujours là où l’on croit. Il ne faut surtout pas encourager la traite des mineurs.
Mme Charlotte Caubel. Le travail sur les violences sexuelles a commencé et je pense que les choses ont un peu bougé, notamment grâce à la campagne diffusée par les médias. En revanche, nous n’avons pas de discours national sur la question des violences faites aux enfants et sur les enfants protégés, alors que nous en avons un assez clair sur la sécurité routière et un, enfin, sur les violences faites aux femmes.
S’agissant des enfants, quand les faits les plus atroces se sont produits – un enfant découpé, un père qui tue ses trois enfants parce qu’il ne veut pas les donner à son ex-conjointe –on n’en parle que quelques secondes dans les médias. J’ai essayé de comprendre les raisons de ce rejet. Il me semble que c’est parce que ces faits sont tellement inhumains, qu’ils résonnent tellement aux tréfonds de nous-mêmes que nous refusons de les voir. On trouve des excuses – la femme était folle, c’était une histoire de couple –, ce qui est une autre façon de les invisibiliser. Voyez donc en l’espace d’un an combien d’enfants et de fratries sont poignardés chez eux sans que l’on en parle !
Il y a eu récemment des débats sans fin, autour des violences éducatives ordinaires, entre les partisans de Mme Goldman et les autres. On en a conclu que les parents faisaient bien comme ils pouvaient, parce que c’est compliqué d’avoir des enfants. C’est un sujet culturel qu’il faut faire bouger.
S’agissant des signalements, beaucoup de professionnels ont en effet peur de se tromper, parce que le sujet est très grave. J’ai passé près de deux ans à leur dire que non : en cas de doute, il faut signaler. Signaler, ce n’est pas condamner.
Malheureusement, en cas de contestation et de passage devant l’Ordre, les médecins ne sont pas protégés de la même façon selon qu’ils signalent des violences conjugales ou des violences faites aux enfants. Si vous signalez un enfant et que l’un des parents saisit l’Ordre, les médecins doivent se débrouiller pour se défendre. Quand je suis partie, un texte était en gestation pour aligner les deux situations. Je ne sais ce qu’il en est…
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’avais déposé un amendement, qui a été déclaré irrecevable.
Mme Charlotte Caubel. Il faut donc régler ce problème juridique. Les médecins doivent être protégés, d’autant que les enjeux en matière de responsabilité et de poursuites ne sont pas du tout les mêmes.
Il faut aussi prendre en compte un aspect psychologique et professionnel : certains médecins ne souhaitent pas perdre le fil avec l’enfant et la famille.
C’est pourquoi nous avons créé le 119 pro, une ligne où les professionnels qui ont un doute sur leurs obligations et sur les risques qu’ils encourent peuvent joindre d’autres professionnels de leur corps pour discuter, ce qui leur permet d’une part d’étayer leurs soupçons et, d’autre part, de saisir les bonnes instances.
Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie, madame Caubel.
La séance s’achève à vingt heures vingt.
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Présents. - M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Arnaud Bonnet, Mme Nathalie Colin-Oesterlé, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marine Hamelet, Mme Alexandra Martin, Mme Marianne Maximi, Mme Marie Mesmeur, Mme Laure Miller, Mme Julie Ozenne, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, M. Arnaud Sanvert.