Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Michèle Créoff, vice‑présidente de l’Union pour l’enfance 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes 14
– Présences en réunion................................29
Mercredi
20 novembre 2024
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 5
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Laure Miller,
présidente
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La séance est ouverte à quinze heures.
La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance.
Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance.
La protection de l’enfance jalonne votre parcours professionnel : vous avez été inspectrice à l’aide sociale à l’enfance (ASE), chargée des politiques de l’enfance et de la famille du département du Val-de-Marne et vice‑présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Vous êtes également co-autrice, avec Françoise Laborde, de l’ouvrage Les indésirables. Enfants maltraités : les oubliés de la République, paru en 2021.
Vous dénoncez régulièrement les difficultés de l’ASE, que vous qualifiez de dispositif « à bout de souffle » dont « personne ne se soucie vraiment ». Vous avez récemment affirmé dans la presse : « Le Gouvernement doit forcer les départements à appliquer les lois sur la protection de l’enfance. » Vous pourrez préciser ces propos devant nous et nous indiquer comment garantir une meilleure application des lois et de la volonté du législateur.
Vos travaux soulignent également que le souci de maintenir un lien entre l’enfant et ses parents biologiques peut entraîner des décisions contraires à l’intérêt supérieur de l’enfant. Comment mieux prendre en compte les besoins de celui-ci dans les pratiques d’évaluation, de transmission de l’information et de mise à l’abri ?
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Michèle Créoff prête serment.)
Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance. Je ne détaillerai pas les dysfonctionnements de la protection de l’enfance, que vous avez amplement examinés au cours des auditions précédentes ; je me concentrerai plutôt sur leurs causes et sur les évolutions qui me paraissent nécessaires.
Ces dysfonctionnements ont des causes structurelles, inhérentes à la mission de service public de protection de l’enfance, et requièrent par conséquent des régulations. La première de ces causes tient au fait que la violence intrafamiliale et la négligence des parents sont une thématique sidérante, qui provoque le plus souvent du déni et du silence. Le phénomène étant euphémisé, les organisations et les pratiques professionnelles sont largement inadaptées. La protection de l’enfance a été pensée, vécue et organisée comme une politique d’action sociale spécialisée, et non comme une politique de secours aux enfants par le biais d’une suppléance parentale. Cette différence de nature explique en partie les difficultés actuelles.
Considérant – à tort, selon moi – qu’elle était une politique sociale comme une autre, la protection de l’enfance a été embarquée dès 1983 dans le train de la décentralisation et de la répartition des compétences entre les collectivités et l’État. La lutte contre les négligences et les violences intrafamiliales relève pourtant, pour l’essentiel, de l’exécution de mesures judiciaires adossées à des lois de police – les lois d’assistance éducative, qui visent la mise à l’abri de l’enfant, sont en effet des lois de police ; elles dérogent en partie au droit commun, notamment quant à la possibilité de faire des recours immédiats. Contrairement au principe fondateur de la décentralisation voulant que le décideur soit le payeur, en matière de protection de l’enfance, le décideur est le tribunal – il détermine le nombre d’enfants à protéger, donc l’effort budgétaire –, tandis que le payeur est le département. Cela crée une tension structurelle fortement dommageable.
Pour résoudre cette tension, la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance a tenté de déjudiciariser cette dernière, en faisant disparaître la notion de maltraitance et l’obligation pour les départements de signaler les situations de maltraitance et de danger grave et immédiat. Cette tentative a échoué, puisque près de 90 % des mesures de protection restent judiciaires.
La mission de protection de l’enfance est par ailleurs complexe et requiert d’articuler des politiques sociales, de justice, de santé et d’éducation. Cette coordination demande un leadership fort, expert et légitime. Quarante ans après la décentralisation, les départements peinent à asseoir leur légitimité en tant que chefs de file ; cela nuit à la coordination des politiques.
Au fil des évolutions législatives, un deuxième grand principe de la décentralisation a été mis à mal : la libre administration des collectivités territoriales. Pour réguler les tensions dues aux contours imprécis de la protection de l’enfance, le législateur n’a eu de cesse de la définir, de la nommer – car « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Albert Camus. Ce faisant, l’organisation des services de l’ASE a été décidée par voie légale et réglementaire. Citons par exemple l’interdiction de séparer les fratries, l’obligation de créer des cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip), de produire des projets pour tous les enfants admis, ou encore de former les cadres qui prennent leurs fonctions dans les dix-huit mois suivant leur arrivée. Ce corpus de textes – certes nécessaires – a tenté de réguler les difficultés, mais a affecté la liberté d’administrer des collectivités.
Confrontés à ces tensions structurelles, à des contraintes budgétaires – qu’il faut relativiser – et à l’arrivée massive de mineurs non accompagnés (MNA), entre autres facteurs, les départements n’ont-ils pas fait sécession ? N’ont-ils pas fait le choix plus ou moins conscient de ne pas appliquer les lois et les mesures judiciaires ? Si tel était le cas, ce serait un déni démocratique, d’autant que les lois en question créent des droits pour les enfants : l’interdiction pour le département de séparer les fratries donne à l’enfant le droit de vivre avec ses frères et sœurs ; l’interdiction pour le département de déplacer le mineur sans raison majeure et de le placer à l’hôtel donne à l’enfant le droit à la sécurité de son parcours. Nous aboutissons à un paradoxe insupportable dans lequel une puissance locale démocratiquement élue décide de ne pas appliquer les lois de la République. Le président de Départements de France juge ainsi la loi Taquet « optionnelle ». Voilà un régime juridique qui m’échappe ! Ce refus d’appliquer les lois est donc construit.
Un autre déni démocratique réside dans la non-exécution des mesures judiciaires, même urgentes, y compris lorsqu’elles imposent la mise à l’abri d’enfants en bas âge.
Comment sortir de ce marasme ? Je souscris à la revendication d’un « plan Marshall pour la protection de l’enfance » formulée par plusieurs grands acteurs du secteur. Il faut confirmer la définition de la mission en la concentrant sur les besoins fondamentaux de l’enfant et de son développement. Il faut revoir l’ensemble de l’organisation et des moyens, depuis l’évaluation jusqu’à la sortie du dispositif, en passant par la sécurité et la mise à l’abri. Cela doit-il passer par une recentralisation ou par une nouvelle politique vis-à-vis des départements ? Quel que soit le modèle choisi, il nécessite des budgets substantiels, une volonté politique inébranlable, prête à surmonter de féroces résistances, ainsi qu’un pilotage national légitime et expert.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai grand plaisir à vous recevoir. Nous nous sommes côtoyées pendant des décennies, puisque vous occupiez la fonction de directrice générale adjointe du département du Val-de-Marne lorsque j’étais conseillère départementale chargée de la prévention spécialisée et de la protection de l’enfance.
Je reviendrai sur certains de vos constats, après quoi je vous soumettrai des questions issues du Comité de vigilance des enfants placés.
Vous déplorez que les départements n’appliquent pas les lois et les décisions judiciaires. Or, d’expérience, nous savons combien il est difficile pour les collectivités de mettre en œuvre bon nombre de dispositions. La loi de 2007 impose d’établir un projet pour l’enfant (PPE), mais encore faut-il arriver à se coordonner avec les nombreuses associations qui prennent en charge les jeunes. De même, l’interdiction de séparer les fratries se heurte aux capacités d’accueil des structures, qui ne sont pas prévues pour abriter sous le même toit des enfants de 7 ans et de 6 mois. Malgré une volonté politique forte, une administration puissante et des acteurs de grande compétence, il n’est pas aisé de faire évoluer la protection de l’enfance – sans compter que les organisations syndicales opposent parfois une résistance.
J’en viens aux questions des jeunes.
L’Union pour l’enfance a dénoncé la tendance à la surmédicalisation des enfants protégés. Pourquoi ce phénomène est-il aussi répandu, et quelles réformes spécifiques proposez-vous pour promouvoir des approches éducatives et psychologiques plus adaptées ?
Quels dispositifs très concrets pourraient être mis en place pour mieux préserver les liens familiaux et éviter la séparation des fratries ?
Vous avez souvent évoqué la nécessité de renforcer les effectifs et de revaloriser les métiers de la protection de l’enfance. Quelles mesures de formation et de revalorisation recommandez-vous à court, moyen et long terme pour garantir aux enfants placés un accompagnement de qualité ?
Le manque de coordination entre les acteurs de la protection de l’enfance entraîne des dysfonctionnements notables. Quelles sont, selon vous, les priorités pour clarifier les responsabilités et renforcer les contrôles ?
L’Union pour l’enfance appelle à davantage de prévention pour soutenir les familles avant les crises. Quels types de programmes éducatifs ou de soutien préconisez-vous ?
J’ajouterai une dernière question de mon cru. La loi de 2016 relative à la protection de l’enfant a créé le CNPE, en réponse au constat partagé qu’il manquait une colonne vertébrale nationale à la protection de l’enfance, une instance qui irrigue les travaux à l’échelle nationale et gouvernementale. Ce conseil a été rattaché au premier ministre, et sa vice-présidence vous a été confiée. Une élection présidentielle a suivi, et le pays n’a plus eu de ministre chargé de l’enfance jusqu’en 2019. Le CNPE a poursuivi ses travaux durant cette période, mais sans moyens. Cela illustre le manque de visibilité à long terme sur la politique de protection de l’enfance. Nous aurions besoin d’orientations qui s’inscrivent dans la durée, assorties de budgets pluriannuels, à l’instar des lois de programmation.
Mme Michèle Créoff. La difficulté de l’application des lois tient en une question simple : comment faire évoluer les pratiques professionnelles quand la mission de la protection de l’enfance n’est pas clairement définie ? L’article 1er de la loi de 2007 parle de « prévenir les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives ». Heureusement que la protection de l’enfance n’est pas là pour toutes les familles confrontées à des difficultés ! Un enfant en danger, c’est bien autre chose. Cette euphémisation de la violence au sein de la famille est la même que celle qui entoure les féminicides et les violences faites aux femmes.
Il y a également une contradiction entre l’évolution des connaissances permise par les neurosciences et l’imagerie médicale du cerveau, qui a inspiré les exigences législatives prenant en compte l’impact de la violence sur le développement de l’enfant, et les pratiques de professionnels parfois sidérés, mal accompagnés et mal outillés, dont la mentalité se rapproche de celle de la population générale. Il y a vingt ans, lors de la création du PPE, nous étions en butte à une forte résistance au changement. Je constate, lors des formations que j’anime auprès de mes collègues, que les mentalités commencent à bouger ; il existe de nouveaux outils, notamment le référentiel d’évaluation obligatoire de la Haute Autorité de santé (HAS). C’est le bon moment pour passer à la vitesse supérieure. Pour cela, il faut rendre ces métiers attirants et mettre de l’argent dans des formations plus longues. Pourquoi ne pas considérer une spécialisation pour les éducateurs spécialisés qui s’orienteraient vers la protection de l’enfance ? C’est un travail au caractère émotionnel fort qui pose des questions profondément éthiques liées à la tension entre deux droits équivalents, celui des parents et celui de l’enfant. Les résistances au changement sont à la hauteur de ces problèmes éthiques.
Il faut enfin mentionner la légitimité des administrations départementales, dont l’expertise en matière de protection de l’enfance a été affaiblie au début de la décentralisation, puis lors du départ à la retraite des experts des ex-directions départementales des affaires sanitaires et sociales (Ddass). Le choix n’a pas été fait d’actualiser cette expertise au sein des organismes de formation des collectivités territoriales, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l’Institut national des études territoriales (Inet). Quand, de surcroît, la volonté manque en raison de problèmes budgétaires ou de la faible rentabilité électorale de cette politique – je pense aux MNA –, il devient compliqué de faire appliquer les réformes profondes votées par le législateur. Nos collègues des départements et des associations sont placés dans une situation de tension qui rend difficile l’application des lois. Ces mêmes facteurs expliquent la séparation des fratries, le manque de personnel qualifié et l’insuffisance de la coordination.
Il me tient à cœur de donner aux enfants des armes pour faire valoir leurs droits. Là est le rôle du législateur. Sur quels contre-pouvoirs peuvent-ils s’appuyer en cas de déni démocratique ? Le juge pour enfants n’est pas le juge de l’application du code de l’action sociale et des familles ; il ne peut pas contraindre l’administration départementale, séparation des pouvoirs oblige, et ce ne sont pas les parents qui saisiront le tribunal administratif si des frères et sœurs sont séparés ou si l’enfant doit quitter sa famille d’accueil pour rejoindre une autre structure alors qu’il n’est pas demandeur et que cela compromet sa sécurité. Comment faire des enfants des justiciables à part entière ? Comment leur permettre de saisir le tribunal administratif en cas d’illégalité flagrante de l’administration ? Il serait souhaitable qu’une réforme législative attribue systématiquement un avocat à l’enfant confié à l’assistance éducative et qu’elle permette, le cas échéant, la nomination d’un administrateur ad hoc capable de former un recours. Cela répondrait à une demande des collectifs d’anciens enfants placés.
Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur les morts violentes d’enfants rappelle que 49 % des infanticides ont lieu au sein de familles suivies par les services sociaux. C’est la preuve que l’évaluation est bonne, mais il faut mobiliser plus en amont les services hospitaliers chargés de l’expertise des violences intrafamiliales et les Crip pour repérer dès le début de la grossesse les vulnérabilités des parents – maladie mentale, addiction, handicap – dont on sait pertinemment qu’elles ne s’arrangeront pas à la naissance, en vue d’accompagner ces personnes le plus tôt possible. Là encore, nous devons cesser de travailler en silos.
L’idée d’un pilotage national de la protection de l’enfance était intéressante. Hélas, que peut faire le CNPE sans moyens, sans volonté politique et sans missions clairement définies ? Quelle n’a pas été notre surprise de voir que l’on ne nous demandait pas notre avis sur le seuil d’âge définissant le viol sur enfant ! On a considéré que cela ne relevait pas de la protection de l’enfance... Le CNPE s’est donc autosaisi, et il l’a payé cher.
Il faut choisir entre des organismes aux attributions étroites – enfants handicapés, enfants placés, enfants délinquants, enfants scolarisés – et une réflexion plus large sur la politique de l’enfance. Et qu’est-ce qu’un pilotage national sans moyen de contrainte ? Les maires paient une amende quand ils ne construisent pas suffisamment de logements sociaux au regard de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain, dite loi SRU. Les départements récalcitrants à signaler à la préfecture les MNA sont pénalisés financièrement – c’est par ce biais que nous avons appris qu’il était possible de contraindre les départements en matière de protection de l’enfance, ce que l’on prétendait impossible du fait de la décentralisation. Un pilotage national fort permettrait de contraindre les départements à appliquer les textes tout en les aidant par des budgets fléchés. Ou alors, il faut recentraliser la protection de l’enfance.
M. Denis Fégné (SOC). Les professionnels des Hautes-Pyrénées que j’ai interrogés décrivent un système à bout de souffle et une grande souffrance due à leur surcharge de travail. Ils réclament des normes pour le suivi des enfants, qu’il s’agisse de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou des maisons d’enfants à caractère social (Mecs). Ils déplorent le manque de places d’hébergement, qui entraîne une augmentation des mesures administratives et judiciaires dont les délais de mise en œuvre s’allongent – dans mon département, il faut environ deux ans pour trouver une place en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) ou en institut médico-éducatif (IME) –, et le fait que les problèmes des enfants soient de plus en plus lourds. L’absence de graduation des interventions entre l’AEMO et les mesures judiciaires entraîne des surcoûts pour les départements : le coût journalier passe de 10 euros en AEMO à environ 200 euros pour un placement en Mecs. Enfin, les professionnels regrettent l’inégalité de moyens entre les départements et la baisse des dotations de l’État et des compensations aux collectivités territoriales, dont la charge est alourdie par l’accroissement de la précarité et l’évolution de la société vers un individualisme qui freine le lien social et les actions de solidarité. Ils décrivent également une méfiance vis-à-vis de l’institué.
Vous avez dit qu’une politique nationale était nécessaire. Qu’entendez-vous précisément par là ? Selon les professionnels, les schémas départementaux sont purement formels et rarement actualisés tous les cinq ans, et les fiches d’action censées graduer les mesures, de l’AEMO jusqu’au placement, ne sont pas toujours mobilisées. Comment imposer aux départements une aide de l’État pour redynamiser le système ? Pouvez-vous présenter un modèle d’intervention et un calendrier ?
Mme Michèle Créoff. Avant la décentralisation, deux grands rapports de l’Igas ont procédé à une remise à plat de la protection de l’enfance : le rapport Dupont-Fauville, au début des années 1970, et le rapport Bianco-Lamy, en 1980. À leur suite, l’État a lancé un plan d’action en passant en revue les files actives des départements en vue de déterminer quels enfants avaient vraiment besoin d’être placés et lesquels pouvaient être orientés vers d’autres solutions. Chaque mois, les directeurs des Ddass rendaient compte de leurs chiffres au ministre. Le Val-de-Marne est ainsi passé de 8 000 à 3 000 enfants placés. J’étais trop jeune pour être en poste à l’époque, mais je me rappelle l’avoir appris lors de mes études à l’École nationale de la santé publique.
Un autre exemple est celui de l’opération « Pouponnières », qui a duré vingt ans et a conduit à l’éradication totale de l’hospitalisme par le ministère. Elle doit son succès à la prise en compte de l’évolution des connaissances, à un budget affecté, à l’existence d’un contrôle et à la mobilisation du champ professionnel, avec une auxiliaire de puériculture référente dans chaque pouponnière. C’est bien la preuve que nous savons dresser des plans d’action quand la volonté politique et le budget sont au rendez-vous de l’évolution des connaissances.
Je ne crois pas qu’il y ait un problème de gradation des mesures. Le terme sert parfois de cache-sexe à une mauvaise évaluation des situations. Je rappelle que la temporalité de l’enfant n’est pas celle de l’adulte : pour son bon développement, il a besoin que le danger prenne fin rapidement et ne se renouvelle pas. Il y a des fenêtres de tir à ne pas manquer.
En revanche, je suis convaincue de la nécessité des normes. Cela implique de financer des professionnels qualifiés et, par extension, de revoir tout le système de formation. Vous direz que je suis décidément jacobine, mais je rappelle que la formation des travailleurs sociaux et paramédicaux relève de la compétence des régions. Que sait-on de la communication entre les départements et les régions sur les besoins de formation ? Que sait-on de la communication entre les départements, les régions et l’État sur leur financement ? Il faut un vrai plan Marshall. Nous ne pouvons pas nous contenter de rustines.
La méfiance vis-à-vis de l’institué fait partie de la culture professionnelle du travail social ; il faut l’avoir en tête lorsqu’on traite avec nos collègues. Néanmoins, pour une politique qui présente des risques aussi liberticides que la nôtre, je considère qu’une part d’institué est souhaitable. Nous entrons dans l’intimité des familles en contrôlant comment des parents élèvent leurs enfants. Ces gens ont le droit à la transparence et à des outils objectifs.
Mme Julie Ozenne (EcoS). Environ 16 % des jeunes majeurs sortant de l’ASE connaissent le sans-abrisme et 1 % d’entre eux seulement poursuivent des études supérieures, contre 52 % pour l’ensemble de la classe d’âge. Face à cette situation alarmante, que préconisez-vous pour assurer un accompagnement plus efficace et prolongé vers l’autonomie ? Serait-il pertinent de prévoir des dispositifs de soutien étendu, voire une prise en charge jusqu’à 25 ans pour favoriser l’intégration sociale et professionnelle ?
La métropole de Lyon, par exemple, a créé l’accompagnement et le revenu de solidarité jeunes majeurs (ARSJM) qui offre un suivi éducatif et financier aux jeunes issus de l’ASE dans leur transition vers la formation et l’emploi.
Mme Michèle Créoff. Je reviens toujours à la définition de la mission. S’il s’agit d’une action sociale, seule la question de l’insertion se pose ; s’il s’agit d’une suppléance parentale, les départements doivent se demander comment être de bons parents.
Que fait un bon parent pour autonomiser son enfant ? Il l’accompagne le plus loin possible. Il s’efforce de lui payer ses études, de lui faire profiter de son réseau pour obtenir un stage, un premier emploi ou un logement. Les départements mobilisent-ils toutes leurs compétences pour accompagner les jeunes qu’ils ont élevés vers une autonomie complète ? Non, car la seule préoccupation est l’insertion. On considère que ces jeunes sont comme les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), qu’ils doivent faire leurs preuves, alors que ce sont des enfants qu’il faut élever.
Quand Christian Favier, l’ancien président du Val-de-Marne, me demandait quel était son rôle, je lui répondais qu’il était le père de 3 000 enfants et qu’il devait tout faire pour qu’ils aillent bien. Le département a ainsi créé un réseau d’entreprises, ajouté une clause à ses marchés publics, qui ne pouvaient être remportés que si l’offre incluait la formation ou l’emploi de jeunes issus de l’ASE, et garanti le paiement du loyer en cas de défaut. Nous avons agi comme l’auraient fait des parents, comme Isabelle Santiago et moi-même le ferions pour nos enfants. Je suis donc favorable à une prise en charge jusqu’à 25 ans.
J’ajoute qu’on ne peut pas accepter que 70 % des enfants sortent de l’ASE sans aucun diplôme. Dans le cadre d’une formation récente, nous avons demandé s’il était opportun de déscolariser un élève de CP tous les vendredis matin, car c’était le seul moment pour sa visite médiatisée. Toute l’équipe interrogée était prête à accepter, mais je considère qu’on ne doit jamais déscolariser un enfant. C’est aux parents et aux personnels de s’organiser pour que cette visite ait lieu le mercredi. Cet exemple tout bête interroge le sens même de notre mission et le rôle de la puissance publique. Pour qui travaillons-nous ? Qui est notre usager ? Je répète qu’il doit s’agir d’une suppléance parentale : nous devons élever jusqu’au bout les élèves dont nous avons la charge.
Mme Liliana Tanguy (EPR). Je viens de rencontrer une assistante familiale et une référente professionnelle dont les constats sont les mêmes que les vôtres s’agissant de la prévention et de l’évaluation. Comme vous, elles estiment qu’il faut cesser de fonctionner en silos, que les différents services concernés doivent partager leurs informations et ainsi créer des synergies, un écosystème – ce qui signifierait remettre complètement à plat l’organisation et raisonner par PPE au moins jusqu’aux 18 ans de l’enfant. Elles s’appuient sur l’exemple du Canada et insistent sur la nécessité de ne pas laisser les enfants dans une incertitude récurrente s’agissant du lieu où ils seront placés.
À cet égard, les assistants familiaux, censés assurer cette coordination, se sentent parfois démunis et insuffisamment épaulés dans leur mission. Ce n’est pas faute de volonté, mais le nombre de dossiers à suivre par référent est en augmentation. La personne avec qui j’ai discuté m’a expliqué qu’elle en avait dix-huit lorsqu’elle a été embauchée, qu’elle en suit désormais vingt-cinq, alors que le nombre idéal serait plutôt de quinze. Quel serait selon vous le bon chiffre ?
Enfin, est également ressortie de notre entretien la question de l’accès aux professionnels paramédicaux, car le nombre d’enfants en situation de handicap ou souffrant de troubles du comportement, voire de troubles psychiatriques, est en hausse. Ils nécessitent encore plus de soins et cela suppose de mieux aider les familles d’accueil.
Mme Michèle Créoff. J’apprécie beaucoup le terme « écosystème », qui me semble très bien correspondre à ce dont nous avons besoin en matière d’évaluation.
Comme je l’ai dit, grâce au législateur et à la démarche qui a été menée de façon consensuelle sur les besoins fondamentaux de l’enfant, nous disposons déjà des outils pertinents. Je pense aux lois de 2016 et de 2022, cette dernière ayant consacré le référentiel de la HAS, issu des travaux conduits par le Val-de-Marne et le centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (Creai) d’Auvergne‑Rhône-Alpes – travaux qui ont francisé un référentiel québécois, région où la protection de l’enfance a connu de grandes évolutions.
Nous avons ainsi importé et testé les outils à même de construire cet écosystème et de sortir de l’évaluation en silos. Des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped) vont être installées partout : utilisons ces ressources et ce moment charnière que nous traversons. Grâce à des évaluations objectives, expertes et efficaces, nous progresserons et limiterons les contraintes et les souffrances des enfants. Si le diagnostic est bien posé, la thérapeutique est adaptée.
De plus, nous devons nous appuyer sur le PPE. Les lois de 2007 et à plus forte raison de 2016 ont insisté sur la sécurité du parcours et la nécessité d’adapter le statut juridique de l’enfant à sa réalité. Si une maman connaît de grandes difficultés mentales, nous savons qu’elle ne pourra élever seule son enfant. Dès lors, ce n’est pas d’une assistance éducative dont la famille aura besoin : il faudra réorganiser l’exercice de l’autorité parentale, avec une tutelle ou une délégation, afin de sécuriser la maman, l’enfant et son parcours.
Je le répète : les outils législatifs et juridiques existent ; ne manque que la volonté de les utiliser. À qui appartient l’enfant ? Il n’appartient qu’à lui-même. L’objet de la protection de l’enfance doit être de lui préparer un avenir à l’abri du danger.
Après, encore faut-il que les personnels soient formés et en nombre suffisant. Encore faut-il, aussi, qu’il y ait des normes, par exemple en matière de suivi des placements familiaux. Dans les années 1990, le travail des référents, que vous avez évoqué, faisait encore l’objet de normes implicites. Elles existent donc déjà, mais en raison des difficultés de recrutement, on peine à les appliquer. Il faut donc des moyens et s’assurer qu’ils soient fléchés de la bonne manière et assortis d’objectifs chiffrés et annuels. C’est tout l’enjeu d’une réforme d’ampleur de la protection de l’enfance.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je tiens d’abord à vous remercier pour ces propos éminemment politiques, qui font du bien. J’aurais aimé que les mots que nous avons entendus hier de la part d’une ancienne ministre chargée de la protection de l’enfance soient aussi puissants, précis et éclairés. C’est possible pour peu que l’on souhaite changer d’approche, de philosophie, de paradigme, c’est-à-dire passer d’une logique d’aide sociale à une politique de protection des êtres les plus vulnérables de notre société. Cette politique différente, pour reprendre les mots si justes que vous avez employés, doit être celle de la suppléance parentale. Je vous remercie de remettre la tour Eiffel à l’endroit et de nous montrer le chemin. Vous n’êtes pas qu’une observatrice : vous avez mis les mains dans le cambouis et avez affaire depuis des années à des élus chargés de cette question.
De quelle manière la décentralisation a-t-elle influé sur cette politique ? Constatez‑vous une aggravation de la situation ces dernières années, ou bien y a-t-il tout de même des choses qui fonctionnent, mais dans un contexte de plus grande sensibilité du public ? De mon point de vue, c’est plutôt la seconde option, même si, comme vous l’avez dit en évoquant les pouponnières, j’ai le sentiment que la situation régresse s’agissant des plus jeunes enfants, avec la réapparition de l’hospitalisme, que nous avions fait reculer.
Mme Michèle Créoff. Comme je l’ai dit en introduction, il s’agit d’une politique d’autant plus complexe et fragile qu’elle dépend de plusieurs paramètres.
Les quinze premières années de la décentralisation ont été une sorte d’âge d’or, ou de lune de miel ! Les élus, soudainement investis de compétences, étaient mobilisés. Beaucoup de places ont été créées ; il y avait de l’expertise et de l’imagination. Des dispositifs alternatifs, avec des accueils différentiels, ont été élaborés. On a fait appel à l’ethnopsychiatrie pour mieux comprendre les façons de faire de familles migrantes. Il y a eu un continuum de la mobilisation de la pédopsychiatrie.
Je rappelle que, au moment de la décentralisation, venait de s’achever l’expérience du service unifié de l’enfance, lequel avait vocation à devenir la nouvelle organisation de cette politique en France, avec un même service administratif responsable de la protection de l’enfance, du service social et de la médecine scolaire, de l’enfance inadaptée et de la pédopsychiatrie. C’eût été une politique de l’enfance vulnérable et non une politique en silos, en fonction des symptômes de l’enfant. Voyez quel changement aurait eu lieu !
La décentralisation, au contraire, a tout éclaté. Non seulement, il n’était plus question de s’appuyer sur une seule et même entité administrative, mais elle a modifié le partage des responsabilités entre l’État et les départements. Il a donc fallu reconstruire une coordination même si, comme j’ai commencé à le dire, quand j’ai démarré ma carrière, l’esprit était encore celui du service unifié de l’enfance. La mobilisation de la pédopsychiatrie était très intéressante, en lien avec le champ du handicap.
En quoi le tableau clinique d’un enfant est-il différent suivant que les troubles du comportement ou du développement dont il souffre sont dus à des maltraitances ou non ? Le fait d’avoir créé des catégories plutôt que des synergies n’aide pas à répondre à ces situations.
L’effet ciseaux s’est accentué à partir des premières contraintes budgétaires, autour de l’année 2004. Et comme cette politique est très peu rentable électoralement, qu’elle concerne très peu d’administrés, qu’elle est très complexe et que les travailleurs sociaux sont difficiles à piloter, même les départements les plus volontaires ont lâché prise. J’ajoute que, dans le même temps, on leur a diffusé un discours selon lequel la prévention et le développement social local suffiraient à la protection de l’enfance et éviteraient donc de créer des places d’accueil. Nous avons ainsi assisté à un désengagement.
J’ajoute qu’à cette même période, le nombre de placements a augmenté, en raison de la hausse significative du nombre de MNA, mais aussi de la dégradation des situations familiales. Le nombre de très jeunes enfants, c’est-à-dire de moins de 6 ans, accueillis dans les dispositifs de placement a augmenté de 14 %, au moment où la volonté de s’adapter aux besoins était très émoussée.
Avec un écosystème aussi fragile, si vous n’êtes pas en permanence à la manœuvre, les avancées s’étiolent et le serpent se mord la queue : le sens se perd, les collègues se fatiguent, les recrutements chutent, les solutions s’amenuisent. Et cela coûte bien évidemment beaucoup plus cher de réparer que de créer. La facture pour remédier à la situation sera plus élevée que si les investissements avaient eu lieu régulièrement, en fonction des besoins.
Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). On constate un décalage entre l’amélioration du repérage, des connaissances et de la formation – ce qui est une bonne chose – et l’action des départements, qui ont supprimé des places. Nous arrivons ainsi à plus de 3 000 placements non exécutés dans notre pays et à des chiffres assez affolants dans certains territoires.
Vous avez évoqué la question, mais quel est votre sentiment face à l’irrégularité, voire l’illégalité dans laquelle se trouvent certains départements et face au manque de réaction de la part des services de l’État ? Mme Caubel, que nous avons auditionnée hier, n’avait pas réagi lorsque des départements de droite ont refusé de prendre en charge des MNA il y a deux ans.
De la même manière, quelle est votre réaction lorsque les dispositions légales que nous votons ne bénéficient pas, ensuite, des budgets correspondants ? Hier, on nous a en effet expliqué que les décrets d’application de la loi Taquet avaient tardé à être publiés, car il n’y avait pas de budgets supplémentaires pour les départements – leurs finances étant effectivement grevées par les investissements qu’ils doivent faire.
Lors des premiers travaux de la commission d’enquête, avant la dissolution, nous avons aussi appris que le nombre d’équivalents temps plein (ETP) pour le contrôle de la protection de l’enfance était minable ; il n’y a pas d’autre mot. Dans mon département du Puy‑de-Dôme, il n’y a que 0,5 ETP pour le contrôle et la contractualisation : nous sommes donc loin d’une politique sérieuse.
Comment, dès lors, remettre l’État au cœur du système ? Je suis plutôt partisane d’une recentralisation de cette politique, mais comment améliorer les choses à court terme ?
Enfin, la délégation aux droits des enfants a auditionné hier l’actuelle ministre chargée de la petite enfance et de la famille. J’ai été heurtée lorsqu’elle a indiqué que pour définir les normes et les taux d’encadrement dans les pouponnières, un objectif minimal de vingt minutes de portage par enfant avait été retenu. Vous avez parlé de la résurgence de l’hospitalisme, que l’on constate notamment dans le Puy‑de‑Dôme, aussi aurais‑je également voulu avoir votre avis sur cette question.
Mme Michèle Créoff. La perte d’expertise qui a accompagné la décentralisation a aussi concerné l’État. Entre mes affectations en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, j’ai coordonné l’action interministérielle contre l’enfance maltraitée : c’était avant la révision générale des politiques publiques (RGPP) et le mot d’ordre était déjà le dégraissage de toutes les compétences ayant été décentralisées. Soyons honnêtes : l’opération « Pouponnières » ne s’est pas terminée parce qu’elle n’était plus utile, mais parce qu’il a été mis fin à de tels pilotages étatiques au nom de la décentralisation et de la réduction des dépenses. Cette expertise a donc été perdue, à plus forte raison encore dans les préfectures.
C’est dans ce contexte que le Puy-de-Dôme a lancé un marché public pour des prestations hôtelières afin de placer des enfants dans le cadre de l’ASE, alors que c’est totalement illégal, le code de l’action sociale et des familles prévoyant qu’il faut un agrément pour accueillir des mineurs. Mais personne, au sein de la préfecture, pas même le préfet – et j’aimerais bien savoir pourquoi –, n’a pensé que ce marché public n’avait pas lieu d’être et devait être interdit d’emblée.
Quand les Ddass et les directions régionales des affaires sanitaires et sociales (Drass) ont été liquidées, les préfectures se sont retrouvées complètement dépourvues d’expertise. Les contrôles ont été confiés, en leur sein, à une cellule dédiée, avec le concours de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et des services de la jeunesse et des sports, mais sans que les personnels ne soient nécessairement compétents en matière de protection de l’enfance, ni que les départements ne forment les agents.
À leur décharge, il est particulièrement compliqué d’être à la fois le payeur, l’organisateur et le contrôleur, sans parler du manque d’objectivité qu’une telle situation peut engendrer. Quels ont été, par ailleurs, les efforts des organismes de formation des collectivités territoriales, sachant qu’on n’inspecte pas un dispositif de protection de l’enfance comme on inspecte, par exemple, un programme d’urbanisme ? Et je répète qu’à la perte de compétence et d’expertise s’est adjoint un manque de volonté politique vis-à-vis d’un enjeu qui – heureusement d’ailleurs – ne concerne qu’une faible part de la population.
À cet égard, l’émergence d’une émotion collective et citoyenne me semble remarquable. C’est cette émotion qui va obliger à agir, au-delà des résistances politiques, qui existeront toujours. Les pouvoirs publics vont devoir en tenir compte, ainsi que des condamnations répétées de la France par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans le cadre de l’affaire Loste, notre pays vient en effet d’être de nouveau condamné pour absence de recours effectif contre une décision de l’ASE. Une dame qui a vécu une enfance absolument abominable a mis vingt-trois ans à obtenir réparation à la suite d’une procédure devant le tribunal administratif !
Nous sommes arrivés à un point de non-retour et il va falloir que des décisions importantes soient prises. J’espère que, dans ce contexte, nous n’oublierons pas de doter les enfants eux-mêmes des moyens de défendre leurs droits, c’est-à-dire d’être des justiciables à part entière. Il s’agirait d’une réforme d’envergure en matière de protection de l’enfance.
Mme Nathalie Colin-Oesterlé (HOR). Vous avez beaucoup insisté sur le manque de personnel spécialisé et formé. Pour avoir travaillé dans le domaine de la formation professionnelle dans le Grand-Est, il y a quelque chose qui m’échappe. Les régions ne sont pas opposées à former des personnels en matière de protection de l’enfance. Les besoins ne remontent-ils pas des départements vers les régions ? Le nombre de candidats pour suivre ces formations est-il faible ? Souffrons-nous d’un fonctionnement en silos, comme vous l’indiquez ?
Mme Béatrice Roullaud (RN). Comme vous, je crois que nous sommes arrivés à un point de non-retour. Devrions-nous faire de l’enfance une priorité nationale et ainsi consacrer davantage de moyens financiers, notamment pour que les jugements soient bien exécutés ?
Par ailleurs, que pensez-vous de la présence d’un avocat aux côtés des enfants, aussi bien en matière civile qu’en matière pénale ?
Enfin, vous qui avez été inspectrice de l’ASE, pensez-vous qu’une ordonnance de protection, sur le modèle de celle qui a été instaurée pour les femmes victimes de violences conjugales, pourrait être une solution ? Un médecin, un éducateur, un enseignant pourrait saisir le juge de manière anonyme, et sous six jours une ordonnance pourrait être prise pour éloigner l’enfant du danger, qu’il s’agisse de violences intrafamiliales ou non.
Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Selon vous, d’où vient la dégradation de l’évaluation des risques et des dangers auxquels les enfants sont exposés, et comment y remédier ?
Mme Michèle Créoff. Madame Colin-Oesterlé, le Val-de-Marne gère directement soixante-dix-huit crèches et dispose d’une école d’auxiliaires de puériculture. Nous avons essayé de monter un programme commun aux communes du département, au Val-de-Marne lui-même et à la région pour augmenter le nombre de personnes formées ; nous en manquions et continuons d’en manquer cruellement. Alors que cela nous a demandé un travail de coordination considérable, nous avons accouché d’une souris. Nous avons établi la cartographie des besoins – le nombre, la localisation géographique et les spécialités –, mais nous nous sommes heurtés à la petitesse de l’effort financier de la région. C’est pour cette raison que je répète que tout le monde doit monter à bord ! Quand on voit l’ampleur de la pénurie de personnels et l’effort de formation qu’il va falloir fournir, il est clair que chacun devra jouer sa carte et mobiliser des moyens. Et je ne parle pas que de la protection de l’enfance : cette situation concerne l’ensemble du secteur médico-social et paramédical.
Pour répondre ensuite à Mme Roullaud, faire de l’enfance la priorité d’une société me semble un objectif aussi exaltant qu’apaisant, surtout dans un moment aussi complexe que celui que nous traversons. Tout ce qui peut contribuer à construire des politiques coordonnées est bienvenu.
S’agissant d’une potentielle ordonnance de protection, il faut bien sûr protéger les enfants dès les premières révélations. Rien n’est pire, pour un enfant, après l’évaluation de l’infraction – surtout si elle est d’ordre incestueuse – et son audition, de rentrer « tranquillement » à la maison alors que s’y trouvera son papa ou une autre personne mise en cause. La procédure pénale doit protéger l’enfant dès le début des investigations policières ; c’est extrêmement important, car l’enjeu dépasse le cadre de l’ASE.
Quant à l’évaluation, madame Amiot, je ne suis pas sûre qu’elle se dégrade ; je pense même qu’elle s’améliore. Lorsque j’ai commencé ma carrière, le terme « maltraitance » était un gros mot : lors des colloques, on nous expliquait que c’était l’exception. Nous n’en sommes plus là ! Grâce aux mouvements féministes et à la médiatisation des violences faites aux femmes, il y a une vraie prise de conscience, une émotion citoyenne, au sujet des violences intrafamiliales. On ne pense plus qu’elles sont rares ou qu’elles ne concernent que des cas monstrueux.
D’ailleurs, il n’y a pour ainsi dire qu’à correctement appliquer la loi de 2022, qui comprend un référentiel de la HAS sur l’évaluation des situations de danger. Nous en avons parlé : ce référentiel est robuste et issu de celui que nous avions élaboré dans le Val-de-Marne, sur le fondement de celui en vigueur au Québec. C’est un outil de référence qui permet d’objectiver les choses.
Une dernière difficulté, que je n’ai pas encore mentionnée, est qu’il conviendrait aussi de transposer les dispositions inscrites dans le code de l’action sociale et des familles dans le code civil. En effet, il serait bon que le juge des enfants et le parquet utilisent le même vocabulaire et disposent de la même représentation du danger que le champ de la protection de l’enfance, faute de quoi nous continuerons de fonctionner en silos. J’y insiste : cette double codification des besoins fondamentaux de l’enfant et de son développement créerait un langage et des critères d’appréciation communs entre l’autorité judiciaire et le dispositif médico-social et socio-éducatif à même de considérablement faciliter les collaborations.
Mme la présidente Laure Miller. Merci, madame Créoff, pour votre présence et ces réponses très éclairantes.
Puis la Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes.
Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mme Laurence Rossignol.
Madame Rossignol, vous avez été secrétaire d’État chargée de la famille, des personnes âgées, de l’autonomie et de l’enfance entre avril 2014 et février 2016, puis ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes de février 2016 à mai 2017. Vous étiez ministre lors de l’élaboration et du vote de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. Dès son article 1er, cette loi replace l’intérêt de l’enfant au centre des interventions de la protection de l’enfance, en affirmant que : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits. » Le renforcement du projet pour l’enfant (PPE) devait contribuer à la stabilité et à la continuité des parcours.
La loi de 2016 avait aussi pour ambition d’améliorer la connaissance de la protection de l’enfance et de renforcer la coordination des acteurs, grâce à la création du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Cette loi a également réaffirmé la place de la prévention, en consacrant les centres parentaux, et a cherché à améliorer le repérage des enfants en danger. Je ne peux toutes les citer, mais la loi que vous avez défendue, madame la ministre, est à l’origine de nombreuses avancées.
Pourtant, malgré votre engagement et celui des autres ministres chargés de la protection de l’enfance, malgré une nouvelle loi en 2022, force est de constater que des dysfonctionnements importants demeurent. Comment l’expliquez-vous ?
Au-delà des questions de gouvernance et de moyens financiers, des améliorations sont attendues sur de nombreux sujets, notamment en matière de connaissances scientifiques et de données, de prévention, de prise en charge des enfants et de continuité de leurs parcours, de formation et d’attractivité des métiers de la protection de l’enfance, de normes d’encadrement.
Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, avant un temps d’échange.
Je le rappelle, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demanderai de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Laurence Rossignol prête serment.)
Mme Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes. Je vous remercie de cette audition qui me permettra de resituer le travail qui a été mené sur la protection de l’enfance entre 2014 et 2017.
Je prendrai d’abord la protection de l’enfance dans son sens global, avant d’en venir à l’action de l’aide sociale à l’enfance (ASE). En 2014, j’étais ministre des familles et des personnes âgées. J’ai agi auprès du président de la République et du premier ministre pour faire inclure l’enfance dans la titulature de mon ministère. Les droits des femmes y ont également succédé aux personnes âgées. Cela m’a permis d’aborder la question des violences intrafamiliales dans leur globalité. Guidée par une approche féministe de l’ensemble des questions humaines qui étaient au cœur de mon ministère, j’ai pu faire le lien entre les violences faites aux femmes, celles faites aux enfants et ce que cela signifiait dans la structure familiale patriarcale, ainsi qu’entre la condition des enfants, celle des femmes et la politique familiale.
C’était il y a dix ans. Depuis, l’état de la société et de la connaissance de ces sujets a changé. J’ai passé plusieurs mois à répéter, partout où je le pouvais, qu’un enfant témoin de violences intrafamiliales est un enfant victime. Cette phrase, que j’avais empruntée au juge Édouard Durand, était loin d’être partagée et consensuelle. Je ne suis pas sûre qu’elle s’impose dans l’ensemble des décisions judiciaires et des pratiques sociales aujourd’hui, mais il y a dix ans, c’était presque original de dire qu’un enfant témoin est un enfant victime. Parmi les actions que nous avons menées en matière de protection de l’enfance, je citerai : le premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants et la mission que j’avais confiée à Flavie Flament sur la question de l’imprescriptibilité des crimes sexuels, de manière à laisser à mes successeurs – je savais que j’en aurais après les élections de 2017 – un dossier bien engagé, non pas sur le fond mais déjà expertisé.
Permettez-moi une parenthèse. Un événement a profondément marqué ces années et mon propre ministère : l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015. Un sujet inédit s’est imposé à nous : la question des mineurs radicalisés. Les frères Kouachi étaient passés par l’ASE. On s’est donc questionné sur l’articulation possible entre le fait d’être passé par l’ASE et la radicalisation qui mène jusqu’au terrorisme, ainsi que sur la radicalisation des mineurs. Il a d’abord fallu rencontrer beaucoup de gens pour comprendre ce phénomène qui était hors des écrans. Quelques chercheurs parlaient sur les plateaux de la radicalisation des jeunes mais ils étaient assez peu écoutés.
À partir de janvier 2015, tout a changé. Je me vois confier par le premier ministre et le ministre de l’intérieur le suivi des familles des jeunes radicalisés. Je prends donc connaissance de leurs parcours de vie. On va découvrir qu’une jeune fille de 13 ou 14 ans qui, à la suite d’un mariage contracté par internet, est partie rejoindre l’État islamique n’est pas une fugueuse banale, ce qu’elle était auparavant. Il y a tout un travail à mener autour des familles et des mineurs radicalisés, qui va me prendre beaucoup d’énergie. Il va conduire à la mise en place du protocole de retour des femmes et des enfants qui commencent à rentrer de l’État islamique à partir de 2016. Si les mères sont judiciarisées, comment accueillir les enfants, qui sont incontestablement en situation de stress post-traumatique et dont certains ont été formés pour être des « lionceaux du califat » ? On va mettre en œuvre tout un protocole de prise en charge par l’ASE, d’hospitalisations, de recherche de pouponnières ou de familles d’accueil spécifiques, sous l’égide d’un juge des enfants. S’est posée également la question des ressources familiales : étaient-elles ou non liées au parcours des mères parties ?
Avant d’en venir à la loi de 2016, j’insiste une nouvelle fois sur la grande cohérence d’un ministère qui liait la famille, l’enfance et les droits des femmes. Il a permis de faire remonter de nombreuses informations concernant les droits des enfants, les violences dont ils sont victimes et leur dimension systémique et patriarcale.
S’agissant de la loi de 2016, j’ai travaillé dans une perspective de continuité en amont et en aval. L’amont, c’était de s’inscrire dans la continuité de la loi de 2007 ; l’aval de faire adopter une proposition de loi – j’y reviendrai – dont la pérennité devait être la même que celle de la loi de 2007. Nous avons pensé la loi sur le long cours, parce que nous savons que les lois de société ne sont pas comme les lois fiscales : il n’y a pas besoin d’acculturer les fonctionnaires de Bercy pour qu’ils appliquent les nouveaux taux votés par le Parlement. En revanche, faire changer la protection de l’enfance, faire changer la philosophie de la protection de l’enfance, ses pratiques, sa culture, celle des juges, celle des départements, des travailleurs sociaux, tout cela s’inscrit dans le long terme.
Quant aux difficultés que j’ai rencontrées, en réalité, j’y suis allée un peu toute seule. J’ai eu les coudées franches. Le premier ministre ne m’a pas demandé de faire une loi sur la protection de l’enfance. Au Sénat, la sénatrice de Loire-Atlantique, Michelle Meunier, avait déposé une proposition de loi sur la protection de l’enfance, dont nous sommes partis pour travailler. J’ai obtenu du gouvernement qu’il l’inscrive sur le temps gouvernemental. Elle n’a donc pas vécu la triste vie de beaucoup de propositions de loi qui finissent par s’échouer à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Le gouvernement a pris en charge de la mener à son terme.
Que reste-t-il de tout cela ? À mon sens, trois choses. La première, c’est la concertation sur les besoins de l’enfant et les défaillances parentales. Alors que l’on partait auparavant des défaillances parentales pour penser la protection de l’enfance, à partir de la loi de 2016, on améliore ce qui était dans la loi de 2007 : partir des besoins de l’enfant. J’ai fait conduire une mission sur les besoins de l’enfant destinée à l’accueil des enfants de moins de 3 ans. Ensuite, nous avons commandé à Mme Marie-Paule Martin-Blachais un deuxième rapport sur les besoins de l’enfant en protection de l’enfance. Cela nous a permis de poser comme principe que les besoins de l’enfant en protection de l’enfance sont strictement les mêmes que ceux des autres enfants – la construction de la figure d’attachement est la même. Il faut donc considérer la protection de l’enfance en partant de l’universalité des besoins des enfants, tout en pensant aux besoins spécifiques liés aux carences, aux défaillances et au fait d’être accueilli en pouponnière, en famille d’accueil ou en maison d’enfants à caractère social (Mecs). L’approche par les besoins fondamentaux de l’enfant demeure. Elle s’est poursuivie dans la loi Taquet autour des besoins en matière de santé.
Deuxièmement, nous avons posé comme principe que la politique de protection de l’enfance était une politique publique interministérielle, donc régalienne, et décentralisée. Quand il y a un drame en matière de protection de l’enfance – et j’en ai vécu quelques-uns en tant que ministre –, on se tourne non seulement vers le président du département mais aussi vers le ministre chargé de l’enfance, auquel on demande comment une telle défaillance des services sociaux a été possible. On voit bien que cette double dimension est continuellement à l’œuvre.
Enfin, et c’est un élément très important, cela a été le début d’une valorisation des savoirs expérientiels dans les politiques publiques. Pour construire la loi, après le dépôt de la proposition de loi de Michelle Meunier, nous avons créé un comité de pilotage. La concertation a volontairement été très longue. Ce comité comprenait des magistrats, des experts, des psychologues, des vice-présidents de département et deux personnes qui étaient directement concernées, deux anciens enfants placés, qui ont eu la chance de pouvoir s’exprimer, d’écrire, Lyes Louffok et Céline Gréco. Je les voyais au moins une fois par mois.
Cette manière de fonctionner était nouvelle. J’ai appliqué une intuition que j’avais : le grand problème des politiques sociales, c’est qu’elles ne sont jamais construites avec leurs usagers. Elles sont pensées dans des instances administratives – technocratiques, dirais-je, si j’étais plus négative – sans que l’on ne pense jamais à leurs effets sur les usagers. Dans ce processus de concertation, le fait d’avoir deux anciens enfants placés, qui avaient écrit l’un et l’autre un livre, ainsi que les associations d’entraide des personnes accueillies ou ayant été accueillies en protection de l’enfance (Adepape), a été très précieux.
Surtout, lors de la concertation, nous avons rencontré tout le monde et très longuement. J’ai été particulièrement marquée par notre journée avec les parents d’enfants placés. Je pense que c’était la première fois que ces gens étaient entendus par un ministre. Je me souviens très clairement de ce qu’ils m’ont dit. Ils étaient d’anciens enfants placés. Pour eux, appeler les services sociaux, c’était prendre le risque que leurs enfants soient placés à leur tour. De peur d’un placement, ils n’ont pas appelé les services sociaux, et le manque d’accompagnement préventif a conduit au placement. Dans certaines familles, il y avait eu des maltraitances, d’autres étaient simplement pauvres, carencées ou en grande difficulté. Parfois, des enfants sont placés, parce que les logements sont insalubres. Les parents ne sont pas forcément de mauvais parents.
Quand je dis que nous avons travaillé avec les enfants placés, ce n’est pas de la communication. L’article 9 de la loi de 2016, qui prévoit, dans le cadre d’une information préoccupante, une évaluation de l’ensemble des enfants de la fratrie et non pas simplement de l’enfant qui en a fait l’objet, vient de Céline Gréco. Il a été introduit par amendement gouvernemental. Nous avons eu la chance de travailler avec Lyes Louffok et Céline Gréco et, d’un certain point de vue, eux aussi ont eu la chance – ce que je vais vous dire va vous paraître terriblement immodeste mais je l’assume – d’avoir à ce moment-là une ministre qui voulait instaurer de tels processus de concertation.
Il n’y a rien qui me réjouisse autant aujourd’hui que de voir ce qu’est devenu le mouvement des enfants placés. Lorsque j’étais ministre, j’avais coutume de dire que les enfants placés n’avaient pas de représentants, alors qu’il y a des mouvements associatifs qui défendent les personnes handicapées, les personnes âgées ou les usagers des routes. Il n’existait pas de groupe de pression des enfants placés. Ils existent aujourd’hui, ils manifestent, ils se coordonnent. Cette parole-là est déterminante. Je pense qu’elle est en partie issue de la manière dont nous avons travaillé pendant toute cette période.
La loi a mis du temps à s’élaborer. Isabelle Santiago le sait, puisqu’elle était vice‑présidente de la protection de l’enfance et de la jeunesse au conseil départemental du Val‑de-Marne. On avait créé un groupe de travail des vice-présidentes – c’était en effet très majoritairement des femmes – des départements chargées de la protection de l’enfance. Il a travaillé régulièrement pendant tout le temps qu’il a fallu pour accompagner ce qui était déterminant : l’impulsion d’un changement culturel lié à l’histoire de la protection de l’enfance, qui est passée du tout-placement au tout-maintien du lien. Il fallait rompre en douceur avec cette habitude, ce qui est plus facile à dire qu’à faire, tant les pratiques sont ancrées.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame la ministre, je suis ravie de pouvoir échanger avec vous.
Pensez-vous qu’un plan interministériel pluriannuel de l’enfance permettrait d’éviter l’écueil des périodes électorales ? Si la loi de 2007 a été un premier acte, celle de 2016 a été un moment phare de recentrage sur les besoins des enfants, on a vu ce qu’il est advenu des décrets d’application de la loi de 2022.
Aujourd’hui, tous les clignotants sont au rouge. Nous souhaitons, de manière transpartisane, instaurer des normes d’encadrement, afin de répondre à la fois à une attente des personnels et aux besoins fondamentaux des enfants. Le chiffrage d’une telle mesure s’élève à 1,5 milliard d’euros. Cela étant, le problème n’est pas uniquement financier, il concerne aussi la formation. Il est nécessaire de travailler sur la formation initiale et continue et de lancer une grande conférence autour des métiers du social. En effet, quand bien même notre proposition de loi serait adoptée, il manquerait, à ce stade, 35 000 personnes.
À votre avis et compte tenu de votre expérience, comment pourrions-nous aborder ce sujet dans nos recommandations en alliant la nécessité d’être en phase avec la réalité budgétaire et l’obligation de regarder ces dépenses comme un investissement sur l’avenir ? Selon une étude de The Lancet, que j’ai encore cité récemment en séance et qui avait été évoquée par Céline Gréco lors de son audition, le coût global de la mauvaise prise en charge de ces enfants serait de l’ordre de 38 milliards de dollars par an pour un pays comme la France. Et les enfants en question ont une espérance de vie raccourcie de vingt ans. Grâce aux recherches, les connaissances progressent, y compris sur le plan statistique. Cependant, malgré les efforts du législateur pour proposer des mesures au plus près des besoins des enfants, nous constatons tous sur le terrain que le système est à bout de souffle. L’appel du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) à lancer un plan Marshall pour la protection de l’enfance n’a pas été suivi d’effets. Ne faudrait-il pas développer une vision pluriannuelle de ces sujets ?
À la lumière des événements qui ont marqué le secteur au cours des dernières années, on peut en effet s’interroger sur la continuité des politiques publiques. La loi du 14 mars 2016 était assortie d’une feuille de route qui nous engageait tous, mais elle n’a fait l’objet d’aucun suivi après les élections présidentielles et législatives de 2017. Le texte était assez peu connu des magistrats, comme j’ai pu le constater lorsque je me rendais au tribunal de Créteil, et mal appréhendé par les professionnels du secteur, en dépit de notre forte mobilisation. En 2019, un nouveau ministre est arrivé, qui a lancé des groupes de travail et annoncé une stratégie pour la période 2020-2022. De grandes réunions destinées à élaborer des préconisations ont eu lieu en 2019 et 2020, suivies de comités interministériels. Dans les faits, tous les clignotants sont actuellement au rouge et nous observons un retour de l’hospitalisme dans les pouponnières. Comment faire pour éviter une telle discontinuité à l’avenir ?
Enfin, je voudrais relayer des questions qui m’ont été transmises par le comité de vigilance des enfants placés. Lorsque vous étiez ministre, quelle stratégie et quels moyens avaient été mis en œuvre pour remédier à la carence des contrôles ? Aviez-vous envisagé la création d’un organe de contrôle indépendant pour superviser les structures accueillant les enfants ? Comment expliquez-vous que l’idée d’un accompagnement systématique des jeunes par un avocat ait reçu aussi peu de soutien ? Que pensez-vous de l’application de la loi Taquet ?
Mme Laurence Rossignol. Tout d’abord, je tiens à dire que l’une des carences de la loi de 2016 est de n’avoir été accompagnée d’aucun moyen financier : on ne m’a pas empêché de la faire, mais on ne m’a pas accordé un centime de budget dans ce cadre. Les départements ont-ils été de bons partenaires à cette occasion ? Les vice-présidentes de départements, qui avaient accepté de participer à la concertation, l’ont été. L’Assemblée des départements de France (ADF) a-t-elle été un bon partenaire ? Non, très clairement. La plupart des départements de droite n’avaient qu’un sujet dans leur viseur : les mineurs non accompagné (MNA). Le financement de la prise en charge des MNA est incontestablement un sujet de préoccupation, mais ils sont loin d’être le problème de la protection de l’enfance. Si c’était le cas, la protection de l’enfance n’irait pas si mal. Dans la plupart des départements de gauche, des gens étaient mobilisés et faisaient beaucoup de choses. Je pourrais vous citer des départements exemplaires des deux bords politiques, mais, globalement, l’un était centré sur les MNA et l’autre pas. Quoi qu’il en soit, nous avons fait sans argent – nous y reviendrons peut-être en parlant du pécule.
Faut-il adopter une vision pluriannuelle ? Bien sûr. Entre l’adoption de la loi et la fin de mon mandat, j’ai pris mon bâton de pèlerin pour faire le service après-vente du texte. Je suis allée dans de nombreux départements où je demandais aux préfets d’organiser des réunions avec tous les intervenants concernés – les procureurs et juges spécialisés sur les mineurs, les représentants de l’éducation nationale, de l’ASE et des associations délégataires – car nous avions repéré d’emblée que tous ces gens ne se parlent pas. Pour défendre cette loi, j’avais la chance d’avoir des collaboratrices exceptionnelles que je tiens à citer : Anne Devreese, Marie Derain et Léonor Sauvage – qui est devenue commissaire de police. Elles ont pensé la loi et connaissaient le terrain, deux d’entre elles étant passée par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il nous est arrivé de trouver des solutions pour certains gamins depuis le ministère parce que mes collaboratrices avaient réussi à organiser une réunion téléphonique avec plusieurs personnes – nous savions d’expérience que six ou sept intervenants peuvent se relayer auprès d’une famille sans jamais se parler. Le travail pluridisciplinaire faisait d’ailleurs partie de l’esprit de la loi. En 2017, je n’ai pas eu de successeur : l’enfance a disparu de l’intitulé des ministères. Tout s’est arrêté pendant deux ans. Or l’application d’une telle loi requiert une très forte implication de l’État. En 2019, Adrien Taquet a été nommé grâce à la mobilisation d’associations et de collectifs d’anciens enfants placés. Comme moi, il a travaillé sans un centime, ce qui s’est senti dans la loi de 2022.
Un travail interministériel est évidemment indispensable dans ce domaine comme dans d’autres. À mon arrivée au ministère, j’ai lancé le cinquième plan interministériel triennal de lutte contre les violences faites aux femmes. Pendant douze ans et malgré les alternances politiques, les ministres successifs se sont inscrits dans cette continuité, ce qui a permis d’évaluer les mesures prises et d’en proposer de nouvelles. Lorsque j’ai lancé le premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants, je m’attendais à ce qu’il soit suivi d’un deuxième puis d’un troisième. Ce ne fut pas le cas. D’ailleurs, il n’y a pas eu non plus de sixième plan de lutte contre les violences faites aux femmes. Il n’y a plus de continuité puisque, comme chacun sait, 2017 est l’an 1 des politiques publiques : il ne fallait surtout pas laisser entendre que d’autres auraient pu ouvrir un chemin dans lequel il était possible de s’inscrire ; il fallait tout reprendre de zéro.
En résumé, il faut donc une pluridisciplinarité, un cadre interministériel, une perspective pluriannuelle et un suivi de l’application des lois. À mon avis, la fonction de ministre consiste en 80 % de travail souterrain obscur et invisible et 20 % de travail exposé – dont 15 % constitué de critiques et de douleur. La rétribution narcissique d’un ministre est concentrée sur 5 % de son activité. S’il n’accepte pas cette loi, le ministre ne peut pas faire du travail correct. Et il doit penser à l’après-soi.
J’en viens à la formation. Globalement, les métiers du travail social souffrent de divers problèmes liés à la rémunération, au statut et à la reconnaissance. En ce qui concerne la protection de l’enfance, j’en étais arrivée à la conclusion qu’il fallait en finir avec les éducateurs généralistes – qui s’appellent d’ailleurs éducateurs spécialisés. Il faut des éducateurs spécialisés en protection de l’enfance car le métier nécessite un savoir et des connaissances, notamment en pédopsychiatrie. Un éducateur ne peut pas s’occuper indifféremment d’adultes handicapés ou d’enfants accueillis par l’ASE. Il en va de même au niveau des départements : il me semble hasardeux qu’un directeur des routes devienne du jour au lendemain directeur de l’enfance et de la famille. Il faut d’autant plus défendre la spécificité des métiers de la protection de l’enfance que les compétences et les savoirs ont beaucoup progressé en l’espace de dix ans.
En matière de contrôles renforcés, sujet sur lequel nous avions travaillé sans l’inscrire dans la loi, il me semble qu’il y a un absent : les agences régionales de santé (ARS). Ne serait‑ce qu’en raison de la dimension sanitaire du placement, les ARS devraient être beaucoup plus impliquées dans la protection de l’enfance qu’elles ne le sont. Elles pourraient même devenir un autre lieu de pilotage sans être chargées des contrôles. Pour ma part, je pense que les contrôles doivent être confiés à des structures indépendantes. Les inspections générales ? Elles en font déjà un peu mais de manière plus globale. Le besoin de contrôle se fait d’ailleurs sentir dans tout le secteur médicosocial, notamment dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) qui étaient de mon ressort comme les Mecs.
Pourquoi l’idée d’un accompagnement systématique des jeunes par un avocat rencontre-t-elle si peu de soutien ? La première réponse est que cela coûte de l’argent et qu’il n’y a pas de budget prévu. Certains y sont aussi hostiles par philosophie, je m’en rends compte quand je présente un amendement sur le sujet, c’est-à-dire à chaque fois qu’un véhicule législatif adéquat s’arrête au Sénat.
La loi Taquet, je l’ai votée et je la trouve bien. Dès qu’un véhicule législatif se présentera, il faudra quand même apporter quelques précisions sur le tiers digne de confiance qui peut accueillir un enfant – on a pu voir que certains tiers n’étaient pas vraiment dignes de confiance. En fait, il est assez difficile d’évaluer certaines mesures comme celles qui concernent la fin de l’hébergement hôtelier ou les jeunes majeurs. Il faut faire un travail de fourmi parce qu’on ne sait pas ce qui se passe dans les départements. C’était une très bonne idée de créer les comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE), mais on ne sait pas très bien s’ils fonctionnent tous ni ce qui s’y passe. En définitive, la loi Taquet a le même effet déceptif qu’a pu avoir la loi de 2016 : elle affiche de belles ambitions, mais il est difficile d’en mesurer l’application. En 2016, nous avons créé le projet pour l’enfant (PPE), outil destiné à accompagner l’enfant tout au long de son parcours à l’ASE. En 2024, ils sont encore moins de 90 % à en bénéficier.
Ces difficultés d’évaluation plaident aussi pour l’adoption de plans triennaux. Lors de l’adoption d’un plan triennal, on fait nécessairement une évaluation du précédent plan, avant de prévoir des réajustements et de nouvelles mesures. En 2015, nous avions établi une feuille de route de la protection de l’enfance à titre préventif, dans l’hypothèse où nous ne serions pas parvenus à finaliser la loi. Pour qu’il reste quelque chose.
Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des députés.
Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). On dit en Afrique qu’il faut tout un village pour élever un enfant. La protection de l’enfance n’est malheureusement pas un village mais une galaxie dotée de nombreux satellites qui ne communiquent pas toujours entre eux. Nous constatons des difficultés de dialogue entre les différents intervenants et des failles dans les dispositifs de surveillance, qui peuvent conduire à la mort d’enfants. Dans d’autres secteurs, lorsque se produit un crash avec mort d’homme, on ne se contente pas de l’enquête de police mais on crée une commission pluridisciplinaire pour tirer les enseignements du drame afin d’éviter qu’il ne se répète. Pour avoir un père qui est partie prenante de ce type de commission dans l’aviation civile, j’en ai une certaine expérience. En cas d’accident, on réunit tout le monde : constructeurs, responsables de la sécurité, dirigeants, ceux qui donnent les ordres et ceux qui les exécutent. Il s’agit de dessiner l’arbre de défaillances, en n’oubliant aucune branche afin d’essayer de comprendre la responsabilité de chacun. Aviez-vous envisagé un tel système en 2016 ? Serait-il possible de l’envisager à chaque fois qu’il y a mort d’enfant, afin de s’assurer que cela ne se reproduira pas ?
Mme Laurence Rossignol. C’est une bonne comparaison. Dans la protection de l’enfance, il existe une procédure un peu similaire à celle que vous décrivez, et qui s’est appliquée notamment lors de l’affaire Marina, cette petite fille morte de maltraitance parentale. Organisés dans la maltraitance, les parents déménageaient dans un nouveau département à chaque fois qu’ils se sentaient repérés par les services sociaux, et le dossier repartait de zéro. La mort de l’enfant a donné lieu à une enquête et à une inspection de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), à la publication de conclusions et de préconisations. Nous avons agi sur ce qui était à notre portée, c’est-à-dire ce qui impliquait des modifications législatives.
À l’issue de cette affaire, j’avais ainsi découvert qu’après sa condamnation, le père avait gardé l’autorité parentale sur les frères et sœurs de Marina, ce qui m’avait laissée sans voix. Nous avons modifié le code pénal. À cet égard, je tiens à dire que ce n’est pas facile d’être une ministre chargée de la protection de l’enfance : il n’y a pas d’argent, mais il y a la Chancellerie où l’on a tendance à se demander pourquoi une ministre sociale cherche à intervenir dans le code civil et le code pénal, qui sont quand même des ouvrages sérieux. Nous n’avons pas obtenu le retrait automatique de l’autorité parentale dans ce genre de circonstances, mais le juge est désormais obligé de motiver spécialement sa décision quand il laisse le parent exercer son autorité parentale. Les juges ont compris le message; la Chancellerie a été satisfaite de cette rédaction. L’idée est qu’il faut laisser beaucoup de liberté au juge, et ne pas trop encadrer sa pratique.
En Seine-et-Marne, il y avait eu l’affaire de Bastien, un petit garçon qui avait fini sa vie dans une machine à laver – une horreur absolue. Disons-le, les services sociaux avaient dysfonctionné, car ils n’avaient pas réagi de manière adéquate à un signalement et plusieurs informations préoccupantes. Après un retour d’expérience, il est plus facile de changer la loi que les pratiques, celles-ci restant à la main des départements, des associations délégataires, des juges des enfants.
La protection de l’enfance ne se résume pas à l’accueil des enfants placés, elle intervient dans toute la sphère du droit civil et notamment dans l’adoption. Nous avons essayé de pousser l’adoption simple pour les enfants nés de mères sous tutelle, qui ne peuvent pas être adoptés pour deux raisons intriquées : leur mère n’est pas en état de faire un acte d’abandon ; ce droit ne peut pas être transféré à la tutelle. On se retrouve donc dans une situation kafkaïenne où il n’y a pas de solution. Nous avons constaté que l’adoption simple est de plus en plus utilisée dans le cas de familles recomposées, mais pas pour les enfants nés de mères sous tutelle. J’en suis arrivée à la conclusion qu’il faut changer nos lois sur l’adoption et accepter la pluriparentalité.
On ne peut pas décider qu’une mère schizophrène, et donc sous tutelle, doit perdre tout lien de filiation avec son enfant. Cette femme n’a rien fait de mal, elle est seulement schizophrène. On ne peut pas non plus condamner un enfant à passer sa vie dans des structures de protection de l’enfance parce qu’il est né d’une mère schizophrène. Au ministère de la justice, il faudra repenser l’adoption et surtout la parentalité de manière à ce que tout le monde ait une place : les parents adoptifs, qui doivent se voir octroyer des droits supérieurs à ceux de l’adoption simple ; la mère biologique, qui ne doit pas être effacée. Autant je ne suis pas pour la sacralisation des liens biologiques, autant je pense qu’il ne faut pas aller vers l’excès inverse comme le fait le système britannique. C’est tout un champ à explorer, qui n’est pas sous le feu des projecteurs parce qu’il est complexe et qu’il ne porte pas directement sur les conditions du placement.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je voudrais revenir sur les contrôles indépendants. En 2014, la Cour des comptes indiquait qu’il y avait eu trente-huit contrôles d’établissements publics en cinq ans. C’est évidemment trop peu, insuffisant pour déceler des cas de maltraitance. Avez-vous une idée des moyens financiers qui seraient nécessaires pour organiser un contrôle régulier dans ces établissements ?
Selon le Syndicat de la magistrature, 77 % des juges des enfants ont, au moins une fois au cours de leur carrière, renoncé à demander un placement, faute de place en foyer ou en famille d’accueil. Pourriez-vous nous donner une estimation du budget nécessaire pour remédier à cette situation ?
Ma troisième question porte sur le consentement des enfants aux décisions de placement qui sont prises à leur égard. Dans son livre, Lyes Louffok décrit des enfants ballottés de familles d’accueil en foyers, sans qu’ils aient à donner leur avis. D’autres anciens enfants placés racontent aussi n’avoir pas compris pourquoi ils avaient dû quitter une famille où ils se sentaient bien pour aller dans une autre. Ne serait-il pas envisageable d’imposer, par voie légale ou réglementaire, que l’on demande au moins l’avis de l’enfant sinon son consentement ?
Mme Laurence Rossignol. Je n’ai aucune idée des montants nécessaires – j’avais déjà du mal avec les questions budgétaires quand j’étais ministre, alors maintenant que je ne le suis plus… Ce n’est pas là que se situe mon champ de compétence et, pour ces questions, je me tourne vers les sachants, dont je ne suis pas. On doit pouvoir trouver ces données auprès des services.
Un élément important de la loi de 2016 est la stabilité du parcours de l’enfant placé. Vous avez raison de rappeler ce qu’était la vie de certains de ces enfants : ils étaient ballottés de la pouponnière à la famille d’accueil, jusqu’à ce que le juge des enfants considère qu’on pouvait les remettre dans leur famille puisque leur mère semblait avoir fait des efforts et aller mieux ; en fait, la mère n’allant pas mieux, ils devaient retourner dans la famille d’accueil où ils se trouvaient précédemment, mais celle-ci avait, entre-temps, accueilli d’autres enfants et ne pouvait pas les reprendre. Or les besoins de l’enfant impliquent de la stabilité.
Les départements sont chargés d’assurer la stabilité du parcours de l’enfant, au même titre que la loi Taquet leur prescrit de ne pas séparer les fratries. Tout cela est toutefois aléatoire et dépend de nombreuses circonstances matérielles. Par ailleurs, j’ai encore eu à traiter des affaires dans lesquelles des enfants étaient retirés de leur famille d’accueil parce que celle-ci s’était trop attachée à eux. Cela ne devrait, en principe, plus se produire, car on considère aujourd’hui que l’attachement est, au contraire, important dans la construction de l’enfant.
Je ne sais pas s’il faut recueillir le consentement des enfants. De fait, la participation des enfants placés aux décisions les concernant est une vraie question, dont la réponse passe, selon moi, par le PPE. Il faut veiller à ne pas mettre ces enfants dans un conflit de loyauté constant, or le conflit de loyauté envers leurs parents et leur famille d’accueil fait partie de la vie des enfants placés. La stabilité du parcours doit normalement éviter cela et, s’il y a un PPE, l’enfant y est associé. Souvent, toutefois, faute d’éducateurs qui aient le temps de monter un tel projet et de ressources pluridisciplinaires, le projet ne se fait pas. J’ignore combien ça coûte, mais je sais qu’il faut des moyens.
Les montants supplémentaires à ajouter au titre de la protection de l’enfance ont déjà été évalués à plusieurs milliards d’euros si on prend en compte tous les besoins, des juges à la prévention – domaine dans lequel nous rencontrons, du reste, d’énormes problèmes.
On dit toujours que les départements sont défaillants, mais l’État n’est pas infaillible pour autant. On reproche aux départements de ne pas suivre l’augmentation du nombre d’enfants placés et celle des dépenses mais, à bien y regarder, ils ont suivi cette évolution en augmentant les budgets destinés à l’ASE plus que ne l’a fait l’État pour ce qui relevait de sa propre responsabilité. Il manque des lits en pédopsychiatrie, alors qu’il s’agit là d’un volet de la protection de l’enfance qui dépend bien de l’État, au même titre que la prise en charge du handicap, la médiation ou les contrôles. Il existe donc deux défaillances, qui se manifestent dans des domaines différents et ne s’exonèrent pas mutuellement.
M. Denis Fégné (SOC). Forte de votre expérience ministérielle, vous vous attachez à relier l’ensemble des dispositifs législatifs – vous reprenez ainsi avec la loi de 2016 le travail réalisé en 2007, pour déboucher sur un nouveau dispositif en fonction de l’évolution des contextes sociétaux. Cette démarche très intéressante diffère de l’empilement de dispositifs que déplorent les professionnels de la protection de l’enfance que j’ai rencontrés. Il faudrait aussi citer la loi de 2002 concernant les établissements médico-sociaux, qui introduit notamment le droit des usagers. Cette logique d’évaluation se retrouve aujourd’hui encore dans le fonctionnement des associations et des institutions.
Le barycentre de l’action sociale dans le domaine de la protection de l’enfance reste toutefois le placement, autour duquel tout s’organise et que redoutent les familles dès qu’elles s’apprêtent à faire une demande d’aide financière ou relevant d’un autre domaine de la vie familiale.
Pour ce qui concerne le PPE, ce qui prévaut aujourd’hui est une logique de places plus que de projet. Dans les Hautes-Pyrénées, dont je suis élu, il faut six mois pour exécuter une mesure d’assistance éducative prise par le juge des enfants – je ne sais pas ce qu’il en est dans les départements voisins de la Haute-Garonne et de l’Hérault mais, d’après les retours que je reçois de ces départements beaucoup plus importants, la situation y est bien pire. Il s’ensuit une dégradation des situations et une difficulté croissante pour procéder aux placements, par manque de places.
Pensez-vous que la prolongation des mesures d’accompagnement jusqu’à l’âge de 25 ans pourrait être une solution viable pour les jeunes majeurs sortis de l’ASE, qui sont souvent dans des situations très précaires ? Quelles autres initiatives pourraient aider ces jeunes à se construire un avenir stable et autonome ? Je sais que de nombreuses expérimentations ont été menées dans ce domaine. Je pense ainsi à l’intégration des anciens enfants placés dans les structures institutionnelles mêmes, notamment dans les comités de la vie sociale et les associations de sauvegarde de l’enfance, pour leur permettre de se repérer dans leur parcours et de distinguer les mécanismes de reproduction ou de répétition.
Au bout du compte, pour ces enfants placés, la seule famille qu’ils ont à retrouver est souvent celle des éducateurs et des services qui les ont accompagnés depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte.
Mme Laurence Rossignol. Pour les jeunes majeurs, beaucoup de choses se jouent avant la sortie de l’ASE. La loi de 2016 prévoit un entretien à l’âge de 16 ans et un autre six mois avant la sortie, qui sont supposés y préparer les enfants. Je ne suis toutefois pas certaine que ces entretiens aient toujours lieu ni qu’ils soient utiles et ne soient pas seulement des formalités, mais ils ont un sens. Nous avions également observé que les enfants placés à l’ASE n’ont, par définition, pas d’accompagnement parental, et sont totalement assistés dans leurs démarches administratives. À la différence de la famille d’accueil, qui peut apprendre aux enfants diverses choses, le foyer est un lieu où l’on n’apprend pas la vie. Dans la famille, les parents vont projeter l’enfant vers une démarche d’autonomie progressive. On lui apprendra ainsi à gérer un compte en banque et à se servir d’une petite carte bleue, ce qui n’est pas le cas pour l’enfant de l’ASE, qui se trouve plongé dans la vie sans disposer des outils. La manière de traiter les besoins à la sortie de l’ASE doit donc être préparée, car ces besoins ne sont plus les mêmes.
Par ailleurs, la scolarité de ces enfants n’est pas satisfaisante. Il n’est pas normal que l’on tienne pour acquis presque fatalement que, dans leur immense majorité, les enfants de l’ASE n’aient pas de parcours scolaire. Cette situation devrait préoccuper l’ensemble des structures qui accompagnent les enfants placés.
À la sortie se pose un problème de continuité. Je me souviens que le conseil départemental des Landes accompagnait les enfants jusqu’à l’âge de 25 ans, même si ce n’était évidemment pas de la même manière que lorsqu’ils avaient 15 ans. Ils n’étaient pas lâchés dans la nature : un éducateur continuait à les suivre et ils pouvaient avoir accès à un accompagnement psychologique. Des formules existent donc.
Pour faire face au problème des moyens financiers, j’ai créé le pécule. C’est une question dont vous aurez à débattre, mais c’est tout ce que j’ai pu faire, parce que je n’avais pas d’argent. Il n’est pas normal de lancer des enfants dans la vie sans un centime – aucun d’entre nous ne ferait cela à ses propres enfants, en leur disant de se débrouiller maintenant qu’ils sont grands ! Pour trouver de l’argent, nous avons dévié l’allocation de rentrée scolaire (ARS), qui était toujours versée aux parents, même quand les enfants étaient placés, à la différence des allocations familiales, qui sont à l’appréciation du juge. Il est, au demeurant, normal que ces dernières puissent encore être versées à des familles qui ont d’autres enfants à la maison et qui doivent loger toute la famille, car le placement n’est pas toujours conditionné à des situations de maltraitance collective – c’est par exemple le cas lorsque des parents d’ados n’en peuvent plus. Les départements rêvent de mettre la main sur la totalité des allocations familiales mais je plaide, quant à moi, pour le système actuel. Il était un peu bizarre, en revanche, que l’ARS soit toujours versée aux familles. Nous avons donc dévié cette allocation en direction de la Caisse des dépôts, de telle sorte que les enfants puissent la toucher à leur sortie de l’ASE.
La gestion de ce pécule demande beaucoup de travail. D’abord, en effet, les caisses d’allocations familiales (CAF) font ce qu’elles veulent et créent leur propre jurisprudence, se mêlant de ce qui ne les regarde pas. Nous avons donc besoin que les CAF se mettent à appliquer la loi telle qu’elle est. Surtout, il n’existe pas de fichier central des enfants. Il faut donc créer un tel fichier et prévenir les enfants qu’ils disposent d’une somme d’argent.
Il y a cependant des trous dans la raquette, notamment pour les enfants pupilles, pour qui il n’y a pas d’ARS à détourner, mais il me semble que nous devrions tout de même trouver de quoi compenser ces sommes pour ces enfants. En outre, le pécule est proportionnel au temps passé à l’ASE – mais la souffrance l’est aussi et il n’est donc pas scandaleux que la somme soit proportionnelle. Certains sont tentés de demander une somme fixe versée par l’État, mais le mode de financement actuel, même si l’on peut en discuter, est au moins garanti, ce qui n’est pas le cas lorsque le financement est assuré par l’État et qu’une loi de finances peut réduire le budget.
La scolarité des enfants de l’ASE et l’accompagnement scolaire sont, je le répète, un vrai problème. Lorsque j’étais ministre, j’ai encore vu des gamins s’entendre dire par l’ASE au mois de février de l’année du bac que, puisqu’ils avaient 18 ans, ils devaient se débrouiller. La loi l’a interdit, mais on peut incontestablement faire mieux – à condition d’y mettre des sous.
Présidence Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente de la commission
Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Selon les informations qui me sont remontées, le traitement des documents civils est un problème pour les jeunes qui sortent de la protection de l’enfance. De fait, aucune check-list des documents nécessaires n’existe, même pour la délivrance d’une simple carte d’identité, alors que ces enfants peuvent avoir des parcours différents et qu’il peut être difficile pour eux d’obtenir un certificat de naissance s’ils ne disposent pas des informations concernant leurs parents. N’est-il pas aussi de la responsabilité de la protection de l’enfance de s’assurer, avant leur majorité, que les jeunes aient une existence administrative complète et puissent disposer de l’ensemble des documents dont ils ont besoin pour entrer dans la vie ?
Quant à l’accompagnement nécessaire pour aider ces jeunes à savoir comment ouvrir un compte bancaire, demander diverses aides ou accéder à un logement, il est habituellement assuré par la famille, mais de nombreuses familles ne savent même pas comment faire. Il y a parfois, en effet, une défaillance parentale, même si elle n’est pas malveillante. Il pourrait revenir à l’éducation nationale de donner les outils permettant de s’en sortir dans un pays aussi administratif que le nôtre. Il faut, à cet égard, sortir du seul prisme de la protection de l’enfance, car tous les jeunes devraient avoir accès à ces informations. Quel est votre avis à ce propos ?
Mme Laurence Rossignol. Mon avis de mère de famille qui assure encore une assistance aux documents administratifs à de jeunes adultes est que vous avez mille fois raison ! Les enfants de l’ASE ont assurément besoin de savoir comment obtenir des documents administratifs, mais nous ne devrions pas avoir à nous demander ici, au Parlement, où nous écrivons des lois, comment faire pour que quelqu’un explique aux enfants de l’ASE la marche à suivre pour demander une carte d’identité. Il y a une carence des services chargés de la protection de l’enfance, qui devraient au moins traiter cela lors des deux rendez-vous prévus respectivement à 16 ans et six mois avant la sortie de l’ASE. Comment est-il possible que nous devions discuter de cela ?
Cela révèle qu’après avoir subi des négligences parentales, ces enfants subissent une négligence institutionnelle, dans laquelle les personnes chargées de les accompagner ont aussi une responsabilité personnelle. Nous faisons tous notre travail du mieux que nous pouvons le faire. Parfois, nous nous trompons ou nous le faisons moins bien, mais nous essayons de faire au mieux. Cela vaut pour tous les acteurs d’une société, en particulier pour les agents des collectivités locales et les agents publics. Faire au mieux, après quelques années d’expérience, c’est repérer ce que nous, parlementaires, avons repéré et se dire que ce n’est pas si compliqué de le faire. Le Parlement ne peut pas tout porter et les gens doivent être responsables de leur boulot.
Quant au rôle de l’éducation nationale, on devrait certes apprendre aussi à l’école à demander un document administratif, mais la liste des choses qu’on demande aux enseignants d’apprendre aux enfants est déjà longue – accessoirement, ils doivent leur apprendre à lire, écrire et compter, transmettre du savoir et développer leur esprit critique, leur apprendre à ne pas se laisser manipuler par les réseaux sociaux, à trier les déchets et à se brosser les dents, sans parler de l’éducation affective et sexuelle. Je n’ose plus charger la barque des enseignants.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Merci pour vos propos et la clarté de votre engagement. Merci également d’avoir établi le lien entre les violences faites aux femmes et aux enfants. Bien que la prise de conscience collective ait mis du temps à émerger, les violences faites aux femmes sont désormais un sujet de société : elles ne sont pas seulement l’affaire des femmes et nous sommes tous impliqués. Les hommes politiques savent qu’ils ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion sur ce sujet et sont très attentifs à montrer qu’ils ont une position en la matière. Or j’ai le sentiment que ce n’est pas encore le cas pour la protection des enfants. Merci donc d’avoir fait ce rapprochement, car il y a évidemment une convergence des luttes.
À propos de votre passé de ministre, vous avez évoqué quelques résistances et difficultés, et non des moindres, comme l’absence de budget pour mettre en place cette grande loi. Quelles ont été les autres forces de résistance que vous avez rencontrées et qui vous semblent être encore à l’œuvre aujourd’hui pour faire obstacle à cette grande réforme de la protection de l’enfance, qui est de plus en plus nécessaire et sur le principe de laquelle nous sommes d’accord ? Outre l’ADF, que vous avez évoquée, en identifiez-vous d’autres ? En considérant votre action et la loi que vous avez faite, vous reste-t-il un regret ou un sentiment d’inachevé, l’idée que vous auriez reculé sur un point ou un autre et qui vous ferait dire que, si c’était à refaire, vous iriez plus fort ? Merci de nous faire bénéficier de votre expérience très engagée et très politique.
Mme Laurence Rossignol. J’ai évoqué tout à l’heure l’ADF, tout en disant que j’ai aussi rencontré des vice-présidents de départements très motivés, comme c’était le cas au sein du groupe de travail des vice-présidentes de départements, qui avait un caractère transpartisan et où les gens travaillaient bien ensemble et manifestaient une forte envie de faire. Je dissocie les élus de l’ADF, qui m’a souvent envoyé un collaborateur pour discuter avec nous.
Quant à la Chancellerie, institution qu’il faut manier avec le respect dû à son rang, il est difficile de faire changer la loi. Ainsi, j’aurais voulu aller beaucoup plus loin que je n’ai pu le faire pour faciliter l’adoption des enfants placés sans effacer les parents biologiques lorsque c’est nécessaire et possible. Il se trouve que la question se posait entre 2014 et 2016, alors que nous sortions du débat sur le mariage pour tous et de la Manif pour tous, de telle sorte que, lorsque j’évoquais la pluriparentalité, mon propos se heurtait à des biais de compréhension. De fait, le climat n’était vraiment pas favorable à la pluriparentalité et les oppositions n’étaient pas très réceptives.
Le plus difficile a été, au moment de la mise en œuvre de la loi plus que durant son élaboration, de constater une inertie, une sorte d’indifférence que je qualifie aussi de désintérêt et qui touche tous les étages de la protection de l’enfance – je le dis au risque de me fâcher avec bien des gens. Les problèmes de statut ou de rémunération ne justifient pas ni n’excusent la négligence à l’égard des enfants. C’est le signe d’une société qui ne va pas bien que ceux qui sont chargés de protéger les autres ne le fassent plus et s’y habituent. Les évolutions de culture jouent aussi, et il faut les porter.
Je regrette que la loi ne soit pas mieux appliquée – pas davantage que la précédente et pas mieux que la suivante. En effet, le PPE date de 2007. Mon regret est qu’il faille que les anciens enfants placés doivent descendre dans la rue pour qu’on s’intéresse à eux. Parmi les éléments positifs, toutefois, on observe un intérêt médiatique pour ce sujet, et je rends hommage aux journalistes, aux enquêteurs et aux auteurs qui ont écrit des livres et réalisé des documentaires sur la protection de l’enfance et sur les foyers, contribuant à une prise de conscience collective.
Ma grande inquiétude porte sur l’état des finances publiques et sur la démobilisation qui règne dans notre pays, induisant un risque qui pèsera forcément sur les plus vulnérables – or, dans cette société, il n’y a pas plus vulnérable que les enfants placés, et je crains qu’on les efface.
Il y aurait pourtant beaucoup à faire – avec de l’argent, certes, mais aussi avec de la volonté et de la stabilité politiques. Je connais la nouvelle ministre chargée de l’enfance, Agnès Canayer, qui est une ancienne collègue sénatrice et qui, même si nous ne sommes pas d’accord – elle est de droite et moi de gauche –, est une femme bien mais, pour pouvoir agir, il faut avoir de la sécurité dans sa fonction et un peu de marge de manœuvre. Il n’y a donc pas eu de continuité dans les politiques publiques ni de portage politique. Les mouvements sont erratiques, avec parfois des pulsions, puis l’activité redescend. Cela m’inquiète beaucoup, car les contraintes budgétaires pèseront sur les départements. Dans certains d’entre eux, les premières dépenses sociales sont celles qui sont consacrées à la protection de l’enfance, et ce sont probablement celles dont la réduction sera la moins visible. Il n’y a pas de lobby et pas de transparence.
La situation du secteur de la pédopsychiatrie, totalement sinistré, est un problème majeur. J’observe en effet qu’il y a de plus en plus d’enfants qui font l’objet de mesures de protection. Si on veut le dire d’une manière positive, il y a de plus en plus d’enfants protégés et de plus en plus de signalements, mais cela signifie aussi que de plus en plus de familles, d’ados et de gamins ne vont pas bien. M. Fégné disait qu’il fallait six mois pour exécuter une ordonnance de placement rendue par un juge ; il faut également six mois pour trouver un pédopsychiatre pour un gamin victime d’inceste. Il n’y a en France qu’un seul foyer, une seule Mecs dévolue aux filles victimes d’inceste, et il n’y en a pas pour les garçons.
Mme Julie Ozenne (EcoS). Pourquoi la protection juridique systématique n’existe‑t‑elle pas et que pourrions-nous mettre en place en la matière ?
Mme Laurence Rossignol. J’aurai besoin de retravailler ce point pour pouvoir vous répondre avec précision.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il a été dit que, dans les départements, les coupes budgétaires pourraient rendre nécessaires des choix politiques. Je tiens à souligner que, comme je l’ai constaté lors d’un déplacement que j’ai fait la semaine dernière, une grande partie des enfants accueillis ne le sont pas par des services publics dépendant du département, mais par des associations, lesquelles doivent financer la prime Ségur et toutes les augmentations, et dont les comptes sont au rouge, avec des budgets qui, pour les plus grandes d’entre elles, peuvent accuser des déficits de 450 000 à 900 000 euros. La situation pourrait être catastrophique : il suffirait qu’une seule association se déclare en banqueroute pour que le département ait, du fait de ses compétences, 600 enfants à accueillir. Tout le monde a donc intérêt à ce que nous trouvions des solutions aux questions budgétaires, qui deviennent terribles.
Je rappelle que, malgré les difficultés, ces personnels, qui n’ont peut-être pas été applaudis tous les soirs à vingt heures, étaient sur le terrain auprès des enfants et que certains, à l’époque, ne sont pas rentrés chez eux pour rester dans les foyers. Ils ont fait un travail exceptionnel et, trois ans plus tard, il a fallu se battre pour qu’ils soient autorisés à bénéficier de la prime Ségur, car ils avaient été oubliés.
Mme Laurence Rossignol. Les difficultés du secteur du travail social et la souffrance au travail des travailleurs sociaux sont une vraie réalité, qui se traduit par des difficultés de recrutement. Une chose qui ne nous avait pas été signalée quand nous avons travaillé sur ce dossier voilà une dizaine d’années est l’arrivée de structures privées à but lucratif dans le secteur de la prise en charge des enfants.
Par ailleurs, les départements où les placements ont été les plus nombreux sont aussi ceux qui ont beaucoup travaillé sur la prévention et le repérage. C’est la raison pour laquelle nous ne parvenons pas vraiment à évaluer si les familles vont plus mal. Plus les départements travaillent sur le repérage et plus ils identifient d’enfants, plus ils ont d’enfants à placer et sont en difficulté pour prendre en charge ce qu’ils ont eux-mêmes généré par une politique de repérage.
Pour les structures financières, je tiens à vous avertir que nous aurons le même problème que dans les crèches. Je ne vois pas, en effet, ce que le secteur privé à but lucratif peut faire de mieux en termes de prise en charge, tout en étant moins disant, que les associations à but non lucratif. Pour certains enfants « incasables », le prix de journée est de 900 euros car ils doivent être accompagnés toute la journée par un professionnel. Si le privé à but lucratif intervient dans ce domaine, tout se passera comme dans le domaine de la santé, où les cliniques font ce qui est facile et renvoient vers l’hôpital public dès que la situation est tendue : il prendra les cas faciles et renverra les cas à 900 euros par jour vers les autres structures. S’il y a donc une préconisation à faire, c’est bien celle d’opposer un « stop » au privé à but lucratif, de lui interdire d’approcher de la protection de l’enfance.
À l’époque, cette question, comme celle des pouponnières, n’avait pas encore pris l’ampleur catastrophique qu’elle a aujourd’hui et nous ne l’avions pas dans notre viseur. Ce n’est qu’à la fin de mon mandat que j’ai vu le problème toucher quelques pouponnières, dans une proportion encore modeste. Il faudrait encore citer les graves problèmes de l’intérim et du personnel non qualifié, en rappelant que le turnover ne permet pas l’existence de figures d’attachement.
Je continue de penser que les familles d’accueil, quand c’est bien, c’est très bien – et beaucoup sont très bien. Ce sont des lieux de vie beaucoup plus chaleureux pour les enfants. Personne n’a envie de voir les gamins se retrouver dans les Mecs, à moins qu’il s’agisse de petites structures.
Une dernière question, que Mme la rapporteure connaît bien, est celle de la prostitution des mineurs.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. Une dernière question : si je ne me trompe, Manuel Valls, qui était Premier ministre en 2014, n’avait pas accepté de faire de la cause de l’enfance une cause nationale, au grand dam des associations à l’époque. Pensez-vous qu’il serait temps de le faire ?
Mme Laurence Rossignol. J’ai une mémoire sélective et j’ai dû oublier ce que vous évoquez. J’en avais, pour ma part, fait une grande cause. Toutefois, en voyant ce que les gouvernements ont fait, depuis 2017, de la grande cause de l’égalité femmes-hommes, je suis un peu perplexe.
Le Premier ministre a fait le choix de faire de la santé mentale une grande cause nationale. Je soutiens pleinement ce choix, en espérant toutefois qu’elle permettra à la fois d’adopter une approche genrée des questions de santé mentale et de donner une place spécifique aux problèmes de santé mentale des enfants. En outre, je n’imagine pas une grande cause sans budget.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. Merci, madame la ministre. Je vous invite à nous transmettre par écrit tout document qui vous semblerait compléter votre intervention.
La séance s’achève à dix-huit heures dix.
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Présents. – Mme Ségolène Amiot, Mme Nathalie Colin-Oesterlé, M. Denis Fégné, Mme Géraldine Grangier, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marine Hamelet, Mme Marianne Maximi, Mme Laure Miller, Mme Julie Ozenne, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, Mme Liliana Tanguy