Compte rendu

Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Manaf El Hebil, directeur général du groupe Domino RH 2

– Présences en réunion................................21

 


Mercredi
11 décembre 2024

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 9

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Laure Miller,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures.

 

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Manaf El Hebil, directeur général du groupe Domino RH.

Le groupe Domino RH est présent dans des secteurs aussi variés que l’industrie, le bâtiment, les travaux publics ou les transports. Depuis quelques années, son offre s’est étendue à la protection de l’enfance, à travers l’entité Domino care, spécialisée dans les métiers du social et du médico-social. La gestion d’établissements de protection de l’enfance par une entreprise privée à but lucratif, spécialisée dans l’intérim, n’est pas sans soulever quelques questions, relayées ces dernières années dans plusieurs articles de la presse locale et nationale. Y sont régulièrement dénoncés un « turnover incessant », un personnel ne disposant pas toujours des diplômes requis, des contrats « reconduits de semaine en semaine », un accueil dans des « gîtes insalubres » ou des appartements loués parfois à travers Airbnb, et, plus généralement, une « gestion défaillante » et un « fonctionnement opaque ». Comment expliquez-vous cette dérive ? Comment, dans ce contexte, ne pas être inquiet quant à la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et de ses besoins essentiels, en particulier en matière de suivi, de continuité et de qualité de la prise en charge ?

Je précise que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

Enfin, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Manaf El Hebil prête serment.)

M. Manaf El Hebil. Cette audition me permettra de présenter le groupe Domino RH, ainsi que sa filiale Domino care, dont je suis le directeur général, et d’évoquer l’association Domino Assist’M ASE, devenue Liberi depuis mai 2024, que j’ai créée et dont je suis le président.

Même si l’association Liberi compte parmi les 5 000 clients du groupe pour une partie de ses activités de ressources humaines (RH), les deux structures n’ont aucun lien juridique. Nous avons d’ailleurs changé son nom pour clarifier cette séparation, notamment après des amalgames dans la presse entre Domino Assist’M ASE et Domino care.

La première activité du groupe Domino RH, à sa création à Paris, il y a vingt-cinq ans, concernait l’intérim dans le secteur médico-social. Le groupe propose l’ensemble des services RH – travail temporaire, formation, gestion et recrutement – à des associations, fondations, hôpitaux, cliniques et établissements du domaine médico-social. Nous permettons le remplacement de professionnels absents, qu’ils soient éducateurs, chefs de service, assistants sociaux ou conseiller en économie sociale et familiale (CESF). Nous aidons ces établissements à faire face à des accroissements temporaires d’activité – pour les maraudes lors des plans Grand Froid, par exemple.

En 2008, certains départements d’Île-de-France ont commencé à faire appel à Domino care, la filiale de Domino RH dédiée au secteur médico-social, pour l’accompagnement ou la mise à l’abri de certains jeunes placés. Concrètement, faute de solution d’accueil d’un jeune auprès des opérateurs classiques, un agent du département, après avoir réservé un hébergement à l’hôtel, demandait à l’agence d’intérim de proximité de monter une équipe éducative.

Au début, le recours à l’intérim était marginal et concernait exclusivement des jeunes qualifiés de « patates chaudes » ou d’« incasables » – des termes que je ne supporte pas. Nous parlons désormais de « jeunes à problématiques complexes ». Domino RH n’était d’ailleurs pas le seul prestataire d’intérim pour ce type de mission.

Ce type de mission était pensé pour être ponctuel et ne durer que quelques semaines. Or dans certains cas il a duré des années. Notre groupe mettait à la disposition de son client, le département, des équipes de cinq éducateurs se relayant auprès du jeune sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans un hôtel. Dans le cadre d’une telle prestation, le droit du travail impose que le département manage les équipes, par exemple qu’un référent de l’aide sociale à l’enfance (ASE) travaille avec elles sur un projet éducatif. Or parfois, voire souvent, ce n’était pas le cas.

Progressivement, nous nous sommes rendu compte que les éducateurs étaient souvent livrés à eux-mêmes, sans contrôle de la part du client. Au vu du volume d’activité, les agences ont commencé à créer des postes de chef de service pour coordonner le travail des éducateurs, en lien avec l’aide sociale à l’enfance, qui est le service gardien.

Ces pratiques se sont diffusées dans le reste de la France. Nos agences de travail temporaire étaient contactées par le département, la DEF (direction de l’enfance et de la famille) ou l’ASE, pour trouver des solutions d’accueil dans l’urgence. Alors qu’au début le département réservait lui-même une chambre d’hôtel et fournissait un pécule pour les dépenses du quotidien, il s’est progressivement déchargé de ces tâches sur les intérimaires, en leur demandant d’avancer les frais. Ces pratiques ont encore cours, tant avec Domino RH qu’avec d’autres agences d’intérim.

Chacun des jeunes concernés doit être encadré par cinq équivalents temps plein. Si l’on ajoute à cette masse salariale le coût de l’hébergement en hôtel et de la nourriture, un tel accompagnement coûte entre 1 000 et 1 200 euros par jour. Or il peut durer des années – sept ou huit pour certains jeunes. Dans ces cas-là, les départements renouvellent la demande de prise en charge auprès des agences d’intérim tous les mois ou toutes les semaines.

À partir de 2019-2020, notamment pendant la crise du covid, les demandes des départements ont gagné en complexité. Ils ont tout simplement demandé aux agences de créer de petites structures collectives, des MECS (maisons d’enfants à caractère social) éphémères, notamment pour des raisons budgétaires. Nous étions chargés de trouver un gîte validé par le département, de louer des maisons plutôt que des chambres d’hôtel afin d’héberger deux, trois, quatre ou cinq jeunes en même temps. Les éducateurs que nous y affections pendant un, deux ou trois mois étaient supposés être managés par le département, mais le plus souvent ce n’était pas le cas. Les éducateurs mis à disposition par l’agence d’intérim ne recevant pas de réponse du donneur d’ordre, c’est à elle qu’ils adressaient leurs questions.

En 2021, j’ai décidé de dire stop. Puisqu’aucun opérateur ne traitait ces situations d’urgence, j’ai créé une association pour répondre aux appels à projets des départements, signer des conventions avec eux et manager des structures dans le domaine de la protection de l’enfance. L’association a recruté des équipes en CDI, en CDD ou en intérim.

Mon constat était et reste double. L’encadrement par des intérimaires de jeunes hébergés à l’hôtel coûte entre 1 000 et 1 200 euros par jour, soit une charge très lourde pour les finances publiques et donc le contribuable. En outre, alors que sur le papier ce type d’hébergement est supposé ne durer qu’une semaine, il peut durer plusieurs années. Pourquoi ne pas mutualiser l’accueil et proposer à ces jeunes de sortir de l’hôtel pour aller dans des structures plus adaptées à leurs besoins ?

Selon la relation qui s’établit avec le département, l’association peut être conventionnée à titre expérimental pour six mois, neuf mois ou un an ; cela permet de sortir d’une gestion à la petite semaine. Liberi peut également répondre à des appels à projets et obtenir l’habilitation du département pour des structures d’accueil dédiées aux cas très complexes.

Ainsi, notre association a créé des établissements – même si nous évitons ce terme, car nous voulons que les structures restent le plus anonyme possible pour éviter aux jeunes concernés d’être stigmatisés. Ils permettent aux jeunes de quitter l’hôtel et d’être hébergés dans des pavillons ou des maisons à la campagne comptant de deux à cinq chambres, au maximum. Les jeunes concernés bénéficient d’une équipe éducative à même de traiter des cas très complexes. Nous répondons ainsi à un besoin.

Pour revenir au groupe Domino RH, en 2023, un peu moins de 50 % de son activité concernait le secteur médico-social. Le groupe compte soixante-six agences d’intérim, trois ou quatre cabinets de recrutement et un centre de formation, Domino care academy, pour accompagner la formation professionnelle de ses collaborateurs éducateurs, quel que soit leur contrat – intérim, CDI ou CDD. Notre groupe est également présent dans le tertiaire, le bâtiment et la logistique.

La branche Domino care, que je dirige, représente à peu près 2 500 équivalents temps plein (ETP), répartis entre 15 000, 16 000 ou 17 000 salariés selon les années, car les missions sont parfois ponctuelles. Les agences sont ouvertes sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour répondre à nos différents clients – dans la protection de l’enfance, ce sont des MECS, des CER (centres éducatifs renforcés), des CEF (centres éducatifs fermés), des structures liées au handicap, des hôpitaux ou des cliniques. Actuellement, 80 % des commandes d’intérim doivent être exécutées dans un délai inférieur à douze heures.

Mme la présidente Laure Miller. Quels sont les premiers départements à avoir recouru aux prestations d’intérim de Domino RH ? Les premières années, de telles demandes étaient-elles anecdotiques ou ont-elles été d’emblée importantes ? Et aujourd’hui ? En outre, vous n’avez pas évoqué la qualification des personnes que vous recrutez.

M. Manaf El Hebil. La procédure de recrutement suivie par les agences d’intérim est complète. Après que les candidats ont postulé à des offres d’emploi pour des métiers aux intitulés clairs – éducateur spécialisé, assistante sociale, CESF, moniteur-éducateur, auxiliaire socio-éducatif, aide-éducateur, maîtresse de maison, et ainsi de suite – l’agence leur demande de compléter un dossier administratif, dont elle vérifie toutes les pièces. Un organisme externe nous aide à contrôler l’authenticité des diplômes présentés, car dans environ 1 % des cas ils sont faux. Un entretien de motivation est ensuite mené avec le candidat. Si sa candidature est validée, nous lui demandons des références que nous contrôlons.

Nous répondons aux demandes du client. S’il a besoin d’un moniteur éducateur, nous en mettons un à sa disposition ; s’il demande un auxiliaire socio-éducatif, c’est-à-dire un professionnel expérimenté mais non diplômé, nous en déléguons un.

L’association Liberi a un directeur général, des chefs de service et des directeurs de territoire. S’il leur est nécessaire de recourir à l’intérim, ils contactent une agence locale, qu’elle relève ou non de Domino RH. Si l’agence Domino RH ne dispose pas du profil demandé, elle l’indique et propose un autre profil, qui peut être validé ou non par l’association selon les besoins.

Nous veillons à éviter tant la surqualification que la sous-qualification. Par exemple, est-il pertinent de recruter un éducateur spécialisé pour une mission de veille de nuit ? Ne vaut-il pas mieux recourir à un auxiliaire socio-éducatif, à un moniteur-éducateur ou à un surveillant de nuit qualifié ? À l’inverse, si le client demande un auxiliaire socio-éducatif pour une mission de six mois impliquant des écrits et des contacts avec le juge ou des organismes extérieurs, nous l’alertons sur les risques et nous lui proposons un profil d’éducateur spécialisé.

Il en va de même pour les métiers du secteur sanitaire. Nous vérifions l’adéquation du profil demandé – d’infirmière, d’aide-soignante, et ainsi de suite – avec la mission prévue par le client et l’équipe dont il dispose.

J’en viens aux départements ayant recouru aux services d’intérim. En 2008, globalement, seul Paris était concerné. Entre 2008 et 2013, la demande s’est élargie à tous les autres départements franciliens. Lors de certains pics d’activité, les agences d’intérim – pas seulement Domino RH – devaient gérer dix, vingt, trente ou quarante situations. Puis nous avons été contactés par le Nord, le Pas-de-Calais, l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-d’Armor, la Côte-d’Or, l’Ain, la Saône-et-Loire, la Savoie, la Haute-Savoie, les Bouches-du-Rhône, les Pyrénées-Atlantiques et les Pyrénées-Orientales. Actuellement, chacune de nos soixante-six agences a travaillé au moins une fois avec un département.

Quelques-uns ont adopté une approche pragmatique. Ils confient le jeune à un opérateur historique, local ou national, tout en allouant un budget supplémentaire à celui-ci pour qu’il recoure à l’intérim. Ainsi, les intérimaires sont managés par un opérateur. Malheureusement, peu de départements s’organisent ainsi. C’est la raison pour laquelle nous avons créé Liberi.

Aujourd’hui, le Nord, le Pas-de-Calais, Paris, le Maine-et-Loire, la Loire-Atlantique et les Pyrénées-Atlantiques font appel à nos agences d’intérim. Ce n’étaient pas les mêmes départements hier et ce ne seront pas les mêmes demain.

Certains départements choisissent d’émettre des appels d’offres publics pour leurs besoins d’intérim. Depuis que j’ai fondé Liberi, en tant que directeur général de Domino RH, je demande aux agences d’intérim de ne pas répondre à ces appels d’offres, car ce n’est pas leur rôle, en l’absence de management par le département.

En revanche, dans les départements où le management est confié à une association locale de sauvegarde de l’enfance ou à une association nationale telle qu’Apprentis d’Auteuil, le recours à une agence d’intérim fonctionne très bien pour répondre à un accroissement temporaire de l’activité.

Depuis trois ou quatre ans, quand un département contacte directement nos agences d’intérim, nous lui demandons de fournir le maximum de garanties et de prendre des engagements – qui parfois ne sont pas respectés. De fait, quand le responsable de l’EDEF (établissement départemental de l’enfance et de la famille) ou le directeur de l’ASE changent tous les trois ou six mois, il est difficile au département de tenir son rôle de management et de contrôler les équipes éducatives.

Quant à Liberi, elle répond à des appels à projets émis par un département, parfois pour la création d’une structure expérimentale. L’association peut également intervenir dans le cadre d’une convention, notamment pour des mises à l’abri en urgence.

Le directeur général de Liberi m’indique qu’actuellement l’association est présente dans les Pyrénées-Orientales, en Mayenne, dans les Côtes-d’Armor et en Saône-et-Loire à travers des structures habilitées, mais aussi dans la Drôme à travers une convention signée avec le département. En Île-de-France, nous avons signé des conventions pour la mise à l’abri ou l’éloignement de certains jeunes de leur département d’origine. De telles mesures ont des motivations diverses. Nous sommes de plus en plus souvent confrontés à des problématiques très complexes, avec des cas de prostitution de mineurs et des jeunes relevant à la fois de la protection de l’enfance et de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées), parfois même de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), face auxquels les départements sont dépourvus de solutions. Les jeunes que nous accueillons ont souvent mis en échec au moins sept solutions de placement ; parfois vingt-six ou vingt-sept.

Mme la rapporteure Isabelle Santiago. Selon, je crois, la majorité des parlementaires présents, la situation que vous décrivez renvoie à un manquement de la politique publique de protection de l’enfance. Je note qu’elle a cours depuis 2008.

L’intérim dans le secteur médico-social et hospitalier a toujours existé – pour remplacer une infirmière, par exemple. Toutefois, les faits que vous décrivez témoignent d’une dérive. À travers l’intérim, le secteur privé lucratif s’est engouffré dans le domaine de la protection de l’enfance après avoir pénétré celui de l’accueil des personnes âgées et les crèches.

Les personnes âgées reçoivent des visites de leur famille, même si elles sont parfois rares ; les enfants accueillis à la crèche rentrent à la maison le soir. Cela a permis de porter au jour des pratiques scandaleuses du secteur privé lucratif pour ces deux types d’accueil. Les enfants relevant de l’ASE, eux, ne reçoivent aucune visite, ce qui rend les scandales encore plus durs.

Des articles ont paru concernant vos pratiques à Nantes et en Mayenne. Des signalements ont été émis au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Considérez-vous que les propos tenus par vos salariés sur vos pratiques sont faux ? Avez-vous porté plainte ?

Vous vous plaignez d’avoir été laissé à l’abandon par les collectivités, tout en les désignant, ici comme dans la presse, comme des « clients » passant des « commandes ». Même si j’ai le plus grand respect pour les entreprises, l’usage de ce vocabulaire à propos de la protection de l’enfance me heurte profondément.

En tant que groupe d’intérim, vous avez accueilli des enfants à l’hôtel pendant quatre, six, voire huit ans, pour 1 200 euros par jour. C’est inacceptable. Quand vous preniez cet argent, n’avez-vous jamais songé que ces jeunes n’avaient pas leur place à l’hôtel ?

Certes, vous avez créé une association, mais seulement très récemment, en 2021. N’était-ce pas pour anticiper l’interdiction de l’hébergement en hôtel des mineurs, en débat depuis plusieurs années, actée par la loi Taquet de 2022 et appliquée cette année par décret ?

Je souhaite obtenir la liste des départements qui ont eu ces pratiques.

Je m’interroge sur les MECS éphémères que vous décrivez. Vous évoquez des cas très complexes. Des approches nouvelles, d’ailleurs absentes en France, se sont développées pour accompagner de tels cas, qui reposent sur l’interdisciplinarité, avec des formations très pointues. Elles permettent d’insister sur le besoin fondamental de sécurité affective. Or les intérimaires, par principe, sont de passage.

Vous mettez en cause de nombreux départements. Pourquoi ne pas avoir mis fin à vos prestations face à ces manquements ? Était-ce pour faire tourner votre entreprise ?

Vous indiquez répondre aux commandes des départements en moins de douze heures. Une réponse aussi rapide vous laisse-t-elle le temps de vérifier le casier judiciaire des professionnels, pourtant d’un accès difficile, et de garantir la compétence de tous ceux qui sont au contact des enfants ?

La presse, comme les acteurs de terrain de la protection de l’enfance indiquent qu’à côté de vrais professionnels de la petite enfance, qui acceptent des missions d’intérim pour améliorer leur salaire, vous recrutez des jeunes simplement titulaires du BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) pour accompagner des cas très complexes.

Depuis plus de deux ans, les finances des départements sont lourdement affectées par la baisse des recettes de droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Or l’intérim leur coûte une fortune. Selon un article récent du journal Le Point, un intérimaire coûterait 62 % plus cher qu’un salarié en CDD ou en CDI.

Vous dirigez à la fois une association loi de 1901 et un groupe privé, ce qui me semble problématique. Voici la description de l’association Liberi qui figure sur le site officiel de l’annuaire des entreprises : « Son domaine d’activité est : activités de soutien à l’enseignement. En 2022, elle était catégorisée Petite ou Moyenne Entreprise. Elle possédait 1 ou 2 salariés. Elle possède 7 établissements dont 6 sont en activité. » Presque tous ces établissements ont ouvert très récemment : deux le 1er octobre 2024, un le 1er novembre 2024 et le dernier le 1er décembre 2024 – un « hébergement social pour enfant en difficulté » en Saône-et-Loire. Combien d’enfants accueille Liberi ? Quel âge ont-ils ? Connaissez-vous leur parcours ? Comment les accompagnez-vous, quel lien avez-vous créé au quotidien ? Dans ces établissements, vous avez la responsabilité de ces enfants : ne me répondez pas que c’est l’éducateur référent qui est chargé de leur accompagnement. Je veux tout savoir sur ces établissements.

Ne soyez pas surpris lorsque mon rapport sera publié : si l’intérim est courant dans les secteurs hospitalier et médico-social pour assurer des remplacements ponctuels, je considère que, dans le secteur de la protection de l’enfance, il est responsable d’une dérive inadmissible. Tout d’abord parce que les enfants concernés présentent de multiples vulnérabilités, mais aussi parce que les intérimaires, malgré leur probable bonne volonté, ne travaillent pas dans des conditions acceptables. Des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale ont été effectués quinze jours après l’ouverture de certaines MECS, concernant des enfants entre quatre et huit ans. Ces pratiques sont inacceptables et tout l’enjeu de cette commission d’enquête est de rétablir du sens pour les enfants.

Le secteur de la protection de l’enfance est régi par une convention collective : elle peut être décriée et discutée, mais elle a le mérite d’exister ; vos activités auprès des mineurs, elles, ne sont encadrées par aucune convention collective, charte de qualité ou formation aux besoins fondamentaux des enfants. Vous ne répondez qu’à l’urgence, alors que nous proposons de revoir tout le modèle.

M. Manaf El Hebil. Commençons par le recrutement : lorsqu’un client exprime un besoin, quel qu’il soit, les agences ne se mettent pas à chercher quelqu’un en urgence, mais consultent leurs bases de profils, constituées de candidats préalablement reçus en entretien et dont les diplômes ont été vérifiés. Ainsi, lorsqu’une personne s’inscrit dans une agence, il s’écoule en moyenne quarante-huit heures avant qu’une mission lui soit proposée.

Le groupe Domino RH a fêté ses vingt-cinq ans le 7 décembre dernier ; sa première agence, spécialisée dans le domaine médico-social, a été ouverte à Paris. Déjà à cette époque, des MECS avaient besoin de remplacer des surveillants de nuit ou des maîtresses de maison : l’intérim dans le secteur social existe donc depuis au moins vingt-cinq ans. Et avant même l’ouverture de cette agence, des concurrents répondaient à des demandes dans le champ du social, comme ils répondaient à des besoins d’hôpitaux, de cliniques, d’Ehpad ou de crèches. La dérive dont vous parlez n’est donc pas récente.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La dérive dont je parle est différente.

M. Manaf El Hebil. Peut-être les députés en ont-ils pris conscience ces cinq ou six dernières années, mais elle est plus ancienne.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Non, ils en ont pris conscience avant.

M. Manaf El Hebil. J’ai commencé à travailler dans le secteur de l’intérim il y a seize ans. À cette époque, les effectifs des MECS, des CER, des centres éducatifs fermés (CEF), des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) et des instituts médico-éducatifs (IME) étaient déjà largement composés d’intérimaires – jusqu’à 80 % parfois – faute de parvenir à recruter. Aujourd’hui encore, ces établissements ne pourraient fonctionner sans faire appel à des sociétés d’intérim. Il en existe d’ailleurs près d’une soixantaine dans le champ médico-social.

Ne parlons pas de la convention collective, ce n’est pas l’objet de cette audition.

Depuis 2010, le recrutement dans le champ du social est marqué par une tension croissante, que ce soit dans le domaine de la protection de l’enfance ou dans ceux du handicap et de l’exclusion. Hier, je discutais avec le directeur général et le directeur des ressources humaines d’une association francilienne œuvrant dans la protection de l’enfance : plus de 30 % des candidatures qu’ils reçoivent proviennent d’éducateurs auto-entrepreneurs ou libéraux. Nous ne travaillons pas avec eux mais nous les avons vus arriver sur le marché du travail il y a plusieurs années déjà.

J’ai parlé d’enfants qui restaient hébergés plusieurs années à l’hôtel. Lorsqu’un département renouvelle sa prise en charge de façon hebdomadaire ou mensuelle, ou lorsqu’un référent annonce le transfert d’un enfant vers un autre établissement pour finalement recontacter l’agence d’intérim deux semaines plus tard parce qu’il faut à nouveau des éducateurs pour le prendre en charge, de qui est-ce la faute ? Autant que faire se peut, les agences s’efforcent de solliciter les mêmes éducateurs, mais contrat d’intérim et durée d’intervention ne sont pas nécessairement synonymes : certains éducateurs travaillent dans l’intérim depuis vingt ans ; ils interviennent globalement dans les mêmes structures et restent auprès des mêmes enfants pendant douze, quatorze ou dix-huit mois, qu’ils soient délégués auprès de l’association Liberi ou ailleurs. Les éducateurs sont de plus en plus nombreux à passer par des agences d’intérim afin de choisir le moment où ils travaillent, de préserver l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, ou de profiter de la « permittence » – ce qui est aussi un problème : un éducateur intérimaire qui travaille neuf mois par an gagne aussi bien sa vie qu’un éducateur en CDI et bénéficie des mêmes droits.

Au-delà de la protection de l’enfance, tout le secteur social – insertion, exclusion, handicap – est concerné par ces professionnels qui refusent les CDI au profit de CDD ou de missions d’intérim. Soit on refuse de les recruter, mais le poste n’est pas pourvu, soit les opérateurs s’adaptent pour pouvoir les recruter. Tout le monde subit ce fonctionnement permis par le système de protection sociale.

Dans l’intérim existent le CDI intermittent (CD2I) et le CDI aux fins d’employabilité (CDITFE). Le groupe Domino RH aurait suffisamment de commandes pour transformer les 2 500 ETP intérimaires qu’il recrute dans le secteur médico-social en 1 500 CD2I, mais ses agences ont beau proposer cette évolution aux intérimaires, ces derniers refusent très majoritairement – seuls 82 ou 83 ont accepté.

À Nantes, les MECS éphémères ont été créées à la demande du département par des agences d’intérim, mais celles-ci n’ont pas la compétence pour les gérer. Ainsi, afin de créer des places en urgence du 1er juillet au 31 août, un chef d’agence va louer un gîte ou un hébergement sur Airbnb et y placer des jeunes, des éducateurs intérimaires et un chef de service. La commande sera ensuite éventuellement renouvelée par le département.

Quant à l’association Liberi, elle comptait 150 collaborateurs en CDI au 30 novembre 2024 : un directeur général, des chefs de service, des éducateurs spécialisés, des infirmiers, des maîtresses de maison et des aides-soignants, c’est-à-dire les équipes pluridisciplinaires nécessaires à l’accompagnement des jeunes. Chaque structure recrute 90 ETP pour accompagner environ 150 jeunes.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel âge ont les enfants accueillis dans chacune de ces structures ?

M. Manaf El Hebil. Ce sont souvent des maisons pavillonnaires, qui accueillent cinq enfants au maximum à l’exception d’un ou deux cas particuliers où les enfants sont six ou huit. Les enfants accueillis dans ces pavillons appartiennent à la même tranche d’âge : de trois à huit ans, de huit à douze ans, de douze à seize ans et de seize à vingt et un ans – il y a quelques jeunes majeurs.

Un département nous a même demandé de prendre en charge en urgence une « fratrie » de dix enfants âgés de deux mois à quinze ans – le nourrisson étant l’enfant de l’aînée – qui avaient été abandonnés dans un appartement insalubre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Soyez précis : de quel département s’agit-il ?

M. Manaf El Hebil. De l’Ille-et-Vilaine, mais n’importe quel département aurait pu faire cette demande. Une très grande maison, dotée de sept ou huit chambres, a été louée pour six à sept mois, le temps que le département trouve une solution pérenne.

La Drôme nous a demandé de trouver une place en urgence en dehors du département pour une jeune fille de douze ans prise dans un réseau de prostitution.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les professionnels sont-ils formés aux enjeux de la prostitution, du handicap, du premier âge ? J’entends les demandes que vous font les départements mais j’aimerais savoir comment les enfants sont pris en charge.

M. Manaf El Hebil. Lorsque nous sommes confrontés à l’accueil de nourrissons, nous essayons de déléguer des auxiliaires de puériculture ou des éducatrices de jeunes enfants.

L’année dernière, le groupe Domino RH a formé plus de 1 200 intérimaires à différentes typologies du secteur social comme la radicalité, la toxicomanie, la prostitution ou l’autisme – car la prise en charge d’enfants atteints de ce trouble est de plus en plus fréquente. Nous travaillons avec différents formateurs et instituts régionaux du travail social (IRTS), qui proposent des modules courts ou longs, de 35 à 140 heures, pour des travailleurs sociaux diplômés ou expérimentés. Comme je l’ai expliqué en préambule, de plus en plus de demandes concernent des enfants placés par l’ASE mais qui relèvent aussi de la MDPH, pour lesquels il faut trouver des solutions rapidement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je suis très intéressée par une visite de ces structures.

M. Manaf El Hebil. Vous êtes la bienvenue. Le directeur général de Liberi possède les diplômes et les compétences nécessaires et dispose d’une expérience significative dans le domaine de la protection de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les six structures de l’association sont-elles dirigées par des personnes ayant le même profil ?

M. Manaf El Hebil. Le directeur dont je parle est le directeur général de l’association, qui a un Siren. Les autres établissements sont secondaires et ont des Siret ; il y a en tout six Siret différents, correspondant aux départements dans lesquels nous disposons d’habilitations après avoir répondu à un appel à projets.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Répondez-vous à des appels à projets ou travaillez-vous avec des conventions directes ?

M. Manaf El Hebil. Nous fonctionnons selon les deux modes.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pourriez-vous nous communiquer la liste des conventions directes et des appels à projets ?

M. Manaf El Hebil. Vous l’aurez pour le 6 janvier 2025.

Les appels à projets donnent lieu à des habilitations pour cinq, dix ou quinze ans. Nous avons commencé par un appel à projets pour cinq places et nous avons sollicité une extension pour en créer cinq autres.

J’aimerais clarifier la distinction entre Domino care, qui est une société de travail temporaire, et Liberi, qui est une association structurée, dotée d’un conseil d’administration.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La création de celle-ci est-elle récente ?

M. Manaf El Hebil. Elle a été créée en 2021 pour répondre aux besoins d’un département qui voulait créer une MECS de quarante places en quarante-huit heures.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est bien ce que je disais !

M. Manaf El Hebil. Par ailleurs, j’ignore où vous avez trouvé la description de ses activités, mais ses statuts, déposés auprès de la préfecture, sont rédigés comme suit : « L’association a pour objet d’exercer une action sociale et éducative en faveur de tous les publics en difficulté sociale et psychosociale, principalement les mineurs et jeunes adultes, en vue de favoriser leur protection ainsi que leur insertion sociale et professionnelle ; de venir en aide aux personnes en difficulté en raison de leur âge ou de leur situation de handicap ; d’améliorer les conditions de leur protection et principalement la protection de l’enfance ; de contribuer au développement tant moral que physique de l’enfant ; d’apporter son appui aux familles ; de promouvoir et mettre en œuvre les dispositifs fondés sur l’accompagnement préventif ou une prise en charge adaptée des personnes en difficulté, principalement les enfants et les adolescents en danger, ou de l’enfance délinquante. » Je vous les ferai suivre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je les ai déjà. Quant à la source de mes informations, il s’agit de l’Insee.

Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des députés.

M. Denis Fégné (SOC). Nous sommes vraiment au cœur de la dérive du secteur. En amont du dispositif de la protection de l’enfance, les IRTS ne trouvent plus de candidats pour les métiers d’éducateur, d’assistante sociale. En aval, on a recours à l’intérim, y compris pour accueillir des enfants qui présentent des troubles graves et pour lesquels il faudrait au contraire mobiliser les professionnels les plus qualifiés. La situation est complètement ubuesque !

La dérive est également financière. À chaque audition est évoqué le besoin de graduer les interventions : d’abord les mesures de prévention, puis l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) qui coûte entre 8 et 20 euros, ensuite la prise en charge dans une MECS, qui coûte environ 200 euros par jour, et la prise en charge que vous évoquez, qui est facturée de 1 000 à 2 000 euros. Là encore, c’est ubuesque !

La responsabilité des collectivités locales est inouïe : lancer des appels d’offres visant à créer, en seulement quelques jours, des structures accueillant les enfants les plus en difficulté, est à peine croyable. Au-delà de la sidération que provoque cette situation, ma question porte sur les habilitations : quel est le rôle de la PJJ ? Vos établissements ont vocation à fournir un « hébergement social pour enfants en difficulté » : cela ne correspond strictement à rien. Qui leur délivre des habilitations ?

M. Manaf El Hebil. Quand les départements font appel à des agences d’intérim pour trouver cinq éducateurs pour un jeune, le coût varie de 1 000 à 1 200 euros par jour – et non 2 000 euros ; ce montant inclut notamment le prix de l’hôtel. La prise en charge par l’association Liberi coûte entre 280 et 600 euros par jour, en fonction de la complexité des cas.

C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé cette association : pour 1 200 euros par jour, avec une gestion différente et une perspective plus longue, on peut faire trois ou quatre fois plus. Gérer l’urgence et les courtes durées coûte forcément cher : avec davantage de visibilité, on peut travailler différemment et louer des pavillons plutôt que de payer des chambres d’hôtel, par exemple.

Nous ne sommes pas habilités par la PJJ mais par l’ASE ; nous travaillons dans le champ de l’aide sociale enfance, pas dans celui de la protection judiciaire. Nous répondons, dans différents départements, aux appels à projets de l’ASE, qui habilite les pavillons. Je peux vous transférer plusieurs habilitations, signées par des présidents de conseils départementaux. Différentes commissions – sécurité, éducative, police, etc. – visitent l’établissement avant son ouverture afin d’en garantir la conformité.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous avez raconté une histoire dans laquelle l’objectif de votre association consiste à « faire économiser de l’argent aux contribuables » et proposer aux enfants et aux jeunes mieux que les conditions précaires jusqu’alors imposées.

Je m’interroge sur le potentiel conflit d’intérêts existant entre la création de cette association et vos fonctions professionnelles, lesquelles sont amplement nourries par les contrats obtenus par l’association. Cela ressemble à un montage permettant de mieux capter l’argent public.

Vous avez signalé des situations gravissimes impliquant notamment des logements inadaptés ou insalubres, ainsi que des situations temporaires qui perdurent. Vous avez affirmé que tous vos salariés intérimaires sont formés, diplômés et compétents, capables d’évaluer les situations et de donner l’alerte lorsqu’un enfant est en danger. Combien de signalements vos équipes ou vos structures ont-elles effectué ? Combien de fois avez-vous saisi les autorités pour signaler des logements insalubres ou la mise en danger d’enfants ? Combien de fois avez-vous vous-même pris des sanctions contre des salariés qui auraient laissé des mineurs seuls dans des hôtels, comme l’ont rapporté certains journaux ?

Vous avez de nombreuses fois reporté la responsabilité sur les présidents de départements, mais vous continuez à développer votre activité malgré les défaillances du système – vous avez encore ouvert un établissement il y a à peine dix jours. Quelles lignes rouges vous décideraient à ne plus répondre favorablement aux demandes des départements que vous avez cités ?

Vous dites proposer des solutions pour les enfants placés ; d’après ce que nous venons d’entendre, vous contribuez bien plus au problème qu’aux solutions !

M. Manaf El Hebil. Tout d’abord, il ne faut pas confondre le rôle de Domino RH, qui œuvre dans le travail temporaire, et celui de Liberi, qui est une association intervenant dans le champ de la protection de l’enfance, avec des processus clairs validés par un conseil d’administration. Celle-ci a vocation à répondre aux appels à projets au même titre que n’importe quel opérateur du secteur médico-social. Si un appel à projets est lancé pour créer un établissement, Liberi y répond, en proposant un taux d’encadrement assorti d’un prix de journée, des spécificités, des programmes de formation et en détaillant la méthodologie de constitution des équipes.

J’ai décidé de créer une association dans le domaine de la protection de l’enfance pour répondre à des appels à projets et mener des actions. Celles-ci peuvent être bonnes ou mauvaises, ce n’est pas à moi de les évaluer. Créer cette association est un choix personnel ; s’il y avait eu un conflit d’intérêts, comme vous dites, je ne l’aurais pas fait. D’ailleurs, elle entraîne plutôt une perte de chiffre d’affaires pour Domino RH – même si celle-ci n’excède pas 3 % ou 4 %, car le secteur éducatif ne constitue pas le cœur de son activité – car la prise en charge par des collaborateurs de l’association embauchés en CDI diminue de fait le recours à des intérimaires.

Le groupe, présent dans plusieurs pays, pèse plus de 360 millions de chiffre d’affaires ; il emploie plus de 15 000 ETP en mission et près de 800 collaborateurs permanents. Mettre des enfants à l’abri et déléguer des éducateurs ne constitue pas une activité stratégique. Ce secteur est peut-être plus important pour d’autres sociétés de travail temporaire.

J’ai créé cette association pour répondre à un besoin, à la suite de discussions avec des professionnels de terrain regrettant l’absence d’une structure d’ampleur nationale. Jusqu’à preuve du contraire, j’ai le droit, en tant que citoyen français, de monter une association tant que je respecte la loi. J’ai décidé, humblement, de la créer en m’appuyant sur un conseil d’administration pluridisciplinaire composé de membres venant de différents horizons, dont la protection de l’enfance. Nous essayons de répondre aux appels à projets, d’établir des conventions ou de mener à bien des projets expérimentaux à la demande de certains départements.

Je n’ai pas dit que tous nos salariés étaient formés ; c’est malheureusement impossible du point de vue logistique. Nous recrutons des salariés titulaires de diplômes d’État ; de ce fait, ils ont reçu une formation. S’ils ne sont pas diplômés, nos salariés bénéficient d’une expérience acquise auprès d’autres opérateurs du secteur, chez lesquels la situation est la même, quelle que soit leur taille : des collaborateurs diplômés côtoient des collaborateurs expérimentés, ainsi que des alternants et des apprentis en cours de formation.

Si vous connaissez une structure dont 100 % des effectifs sont des éducateurs spécialisés ou des travailleurs sociaux au sens large diplômés d’État, faites-moi savoir laquelle. Moi, je n’en connais pas !

Les sanctions, qui vont de l’avertissement au licenciement, sont fréquentes. Dans le secteur de l’intérim, les responsables d’agence sanctionnent régulièrement des collaborateurs intérimaires qui n’ont pas respecté leur contrat de travail, qu’il s’agisse de missions dans le champ de la protection de l’enfance ou dans d’autres secteurs.

À Nantes, des équipes éducatives ont été déléguées auprès du département par une agence d’intérim mais il n’y avait aucun mécanisme de contrôle. Quand je délègue un infirmier dans un hôpital, il pointe et fait son travail en étant encadré par un cadre de santé. Là, la présence des intérimaires n’a pas été contrôlée. Alors qu’ils devaient travailler en trois équipes se relayant nuit et jour, ils se sont arrangés pour se couvrir mutuellement et travailler de façon opaque. Lorsque j’ai été alerté par une éducatrice spécialisée en juillet 2023, une enquête a été menée et toutes les personnes concernées ont été sanctionnées, pour beaucoup par un licenciement pour faute.

Chaque fois qu’un fait survient, il est signalé à l’ASE, qui est le service gardien. Il peut s’agir d’informer d’une simple fugue – un événement qui peut paraître grave pour le commun des mortels mais qui est relativement anodin et fréquent le cadre de la protection de l’enfance – ou d’une information très préoccupante, lorsqu’il s’avère que, faute de vérification préalable par l’ASE, l’enfant est accueilli dans un hébergement insalubre – cela arrive lorsque l’ASE a recours à l’intérim.

Comme vous nous l’avez demandé, nous avons commencé le recensement de tous les signalements que nous avons adressés aux différentes autorités compétentes – procureurs, Départements de France (DF), directeurs d’aide sociale à l’enfance, directeurs généraux de département : nous sommes déjà remontés jusqu’en 2012, mais nous essayons de remonter plus loin encore.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Quelles lignes rouges vous décideraient à ne pas répondre favorablement à un appel à projets ?

Par ailleurs, l’association Liberi fait-elle appel à Domino RH, ou à d’autres agences d’intérim pour recruter des intérimaires ?

M. Manaf El Hebil. L’insuffisance des moyens alloués pour mener la mission est l’une de nos lignes rouges. Certains appels à projets concernant des mineurs non accompagnés (MNA) prévoient un prix de journée qui ne permet même pas d’affecter un éducateur pour douze ou quinze enfants. Dans ce cas, l’association n’y répond pas.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pouvez-vous nous préciser ce prix ?

M. Manaf El Hebil. J’ai vu des prix de journée inférieurs à 70 euros : à ce prix-là, on ne peut pas garantir un encadrement suffisant pour accompagner les jeunes. Il est difficile de s’abstraire des réalités économiques : la main-d’œuvre a un coût, surtout quand un éducateur doit être présent en permanence.

Pour l’agence d’intérim, les choses sont différentes : les départements qui font appel à ses services sont des clients qui passent une « commande » en fonction de leurs besoins. Jusqu’à récemment, les agences d’intérim estimaient – à tort ou à raison – que le donneur d’ordre était responsable de l’encadrement des intérimaires, mais dans les faits les départements ne s’acquittaient pas de cette mission. Désormais, nous leur demandons donc clairement de garantir l’encadrement des équipes éducatives que nous leur déléguons par un coordinateur ou un chef de service.

Fin novembre, l’association Liberi employait 150 collaborateurs en CDI, auxquels s’ajoutent 80 ETP en intérim. À l’instar d’autres associations – je préfère ne pas les citer car cela fournirait à des confrères des informations sur le portefeuille de clients du groupe Domino RH –, il lui arrive de faire appel à Domino RH pour répondre à ses besoins ; s’il ne peut pas y répondre, elle a évidemment toute latitude pour s’adresser à d’autres cabinets de recrutement ou agences de travail temporaire.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Mais y faites-vous appel ?

M. Manaf El Hebil. C’est arrivé, mais ça reste anecdotique. Lorsque Domino RH n’a pas d’agence dans un département où Liberi aurait besoin d’un intérimaire en urgence – par exemple pour remplacer un surveillant de nuit titulaire dans une MECS –, alors l’association peut faire appel à toute agence d’intérim compétente pour répondre à son besoin.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Vous considérez les départements comme des clients : cette vision très commerciale de votre mission me semble tout à fait symptomatique du problème.

À leur demande, vous vous êtes occupé des enfants placés pendant des années, avant de dénoncer les mauvaises conditions de leur prise en charge, notamment l’insalubrité des logements. Vous avez sous-entendu que, d’un point de vue légal, la responsabilité en incombait aux conseils départementaux : n’estimez-vous pas que vous avez vous-même une part de responsabilité morale pour avoir laissé des enfants fragiles dans une telle situation pendant toutes ces années ?

Par ailleurs, au regard des situations dont la presse s’est fait l’écho, il est surprenant que vous n’ayez pas imaginé que nous vous interrogerions sur le nombre de sanctions prises et de signalements effectués en 2023 et 2024. Pourrez-vous nous faire parvenir ces données ?

Vous avez également indiqué qu’il pouvait vous arriver de recruter des intérimaires « plus ou moins compétents ». Les départements acceptent-ils que vous leur envoyiez des intérimaires qui n’ont pas les qualifications initialement attendues ?

Enfin, vous avez déclaré que suite aux problèmes dont la presse s’est fait l’écho, les diplômes et le casier judiciaire des intérimaires étaient désormais vérifiés. Est-ce à dire que ce n’était pas le cas auparavant ? Le cas échéant, c’est évidemment un gros problème.

M. Manaf El Hebil. Je rebondis sur votre dernière question. Les candidats qui postulent dans une agence d’intérim doivent remettre un dossier administratif comprenant impérativement un curriculum vitæ, une pièce d’identité, la carte vitale, leurs diplômes, un justificatif de domicile et un extrait de casier judiciaire, en l’occurrence le bulletin n° 3 car une agence d’intérim n’a pas le droit de demander le bulletin n° 2 – c’est d’ailleurs un sujet que nous avions évoqué avec Charlotte Caubel. Jusqu’en 2014, le contrôle des diplômes était purement visuel. Or, il s’est avéré que certains originaux étaient des faux, imprimés sur le même papier que les vrais diplômes. Depuis, nous demandons à la société EveryCheck de contrôler tous les diplômes qui nous sont présentés.

Pour Domino RH, les départements sont bel et bien, comme les 6 000 sociétés et collectivités qui font appel à ses services, des clients : je ne vois pas comment les qualifier autrement. Avec l’association Liberi, la relation est différente : c’est celle entre un opérateur et un département – je vous laisse le soin de la définir.

S’agissant du recensement des sanctions et signalements, je n’ai pas de baguette magique : nous avons reçu la convocation à cette audition il y a à peine six jours, le 5 décembre, et les questions le lendemain. Or le groupe Domino RH compte soixante-six agences et 2 500 ETP : avec le meilleur logiciel du monde, nous ne pouvions pas avoir cette information aujourd’hui. Nous avons commencé le recensement des sanctions prononcées et des litiges prud’homaux, et nous serons en mesure de vous en communiquer le résultat d’ici à la date limite que vous nous avez fixée, le 6 janvier – et même avant, j’espère, mais nous ne pouvons pas faire plus vite.

S’agissant de la compétence des intérimaires, je me suis peut-être, là encore, mal exprimé : je voulais souligner qu’il existe une gradation des compétences dans le champ éducatif – auxiliaire socio-éducatif, titulaire d’un brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport (BPJEPS) ou personne pouvant justifier d’une expérience de quinze ou vingt ans, moniteur éducateur, éducateur spécialisé. Les départements qui font appel à Domino RH précisent la composition de l’équipe qu’ils recherchent – c’est l’expression du besoin. Si l’agence ne peut pas y répondre, elle propose les dossiers d’autres candidats avec un niveau d’expérience ou de qualification différent : libre au client, ensuite, d’accepter ou non et, le cas échéant, de démarcher d’autres agences de travail temporaire.

Il m’est souvent arrivé de me demander s’il était vraiment pertinent de répondre à une commande publique. En tant que responsable d’une agence du groupe Domino RH à Paris, je faisais très régulièrement des contrôles inopinés des équipes d’intérimaires, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit – ils pourront en témoigner –, pour vérifier qu’ils étaient bien présents auprès des jeunes – il y allait de ma responsabilité morale. À mes yeux, accueillir ces jeunes dans des hôtels relevait de l’aberration intellectuelle. Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi c’était le département qui faisait directement appel aux agences d’intérim et non les opérateurs normalement chargés de prendre en charge les enfants : en réalité, ils s’y refusent parce que les délais de règlement des départements sont très longs et qu’eux-mêmes n’ont pas une trésorerie suffisante pour avancer plusieurs mois de prise en charge par des intérimaires.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Sous combien de temps les départements acquittent-ils les factures ? Trois à six mois ?

M. Manaf El Hebil. Douze ou dix-huit mois, parfois deux ans. Par exemple, nous attendons toujours le règlement de factures éditées en 2023 – et encore, le groupe Domino RH passe par une société d’affacturage. Avancer ces frais est très lourd en termes de trésorerie.

En 2019, j’ai été amené à prendre la direction des opérations de Domino RH et l’idée a germé de créer une association : quitte à endosser une part de responsabilité dans le sort de ces jeunes, autant avoir réellement le contrôle. Lorsque Domino RH délègue un maçon pour construire un mur, peu importe le résultat, et il n’en est d’ailleurs par responsable : si le mur n’est pas droit, il sera détruit et reconstruit ; c’est évidemment tout à fait différent lorsqu’il s’agit d’un éducateur spécialisé délégué auprès d’un opérateur ou d’un département pour s’occuper d’enfants. Au moins, s’il y a une défaillance, Liberi en est bien la seule responsable : c’est que nous n’avons pas su accompagner les jeunes du mieux possible.

Mme la présidente Laure Miller. L’audition touche à sa fin et nous avons encore plusieurs demandes de parole. Aussi, je vous demande d’être brefs.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je vais tâcher d’être courte dans mes questions, je vous invite à en faire autant pour vos réponses, monsieur El Hebil. L’association Liberi est-elle propriétaire du bâti dans lequel sont hébergés les enfants ?

M. Manaf El Hebil. Non : nous passons par des agences immobilières locales pour louer des biens à différents types de bailleurs, selon des baux tout à fait classiques. L’association, qui existe depuis maintenant trois ans et a donc un peu de trésorerie, cherche désormais à acheter des biens dans les départements où elle a été habilitée : trois achats sont ainsi en cours.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Existe-t-il un lien entre vos activités dans la protection de l’enfance et les treize sociétés civiles immobilières (SCI) que vous dirigez ?

M. Manaf El Hebil. Aucun : ces sociétés civiles détiennent des biens familiaux ou professionnels, en lien avec le groupe Domino RH, mais aucun n’est occupé ou utilisé par Liberi.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). L’une de ces SCI est baptisée Roméo.

M. Manaf El Hebil. Ce sont les initiales des prénoms des cinq associés, qui n’ont aucun lien avec l’association Liberi.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ni avec l’association ni avec les enfants ?

M. Manaf El Hebil. Aucun ! En l’espèce, la SCI Roméo loue son bien à une agence du groupe Domino RH.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Confirmez-vous qu’il n’y a aucun lien entre votre activité immobilière – que, personnellement, je qualifierais de florissante – et votre activité d’hébergement d’enfants ? Je vous rappelle que vous répondez sous serment.

M. Manaf El Hebil. Pour la troisième ou quatrième fois, je répète qu’il n’y a aucun lien entre le bâti ou le foncier utilisé par Liberi et les SCI dont je suis propriétaire ou gestionnaire. J’ai même interdit à des cadres de l’association qui en avaient exprimé le souhait de mettre en location un de leurs biens : c’est une ligne rouge que nous ne franchirons jamais, même si cela aurait été plus facile pour Liberi, qui peine parfois à trouver des biens à louer.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Nous sommes troublés par l’importance de votre activité immobilière et de celle de M. Labouche, le président de Domino RH. Et nous ne sommes pas les seuls : dans une enquête publiée le 5 juin 2024, Mediapart indiquait que les dirigeants d’une association – qui n’était pas citée, faute d’éléments suffisants – étaient propriétaires, via des sociétés civiles immobilières, de biens immobiliers hébergeant des jeunes placés, laissant ainsi à penser que des dirigeants d’entreprise se constituent un patrimoine grâce à de l’argent public – en l’espèce, celui des départements.

Pour la dernière fois, êtes-vous sûr que la commission d’enquête ne mettra en évidence aucun lien entre votre activité sociale, que vous présentez comme tout à fait altruiste, et votre activité immobilière, clairement lucrative ?

M. Manaf El Hebil. Je répète qu’il n’y en a aucun. Pour faciliter votre travail, nous pouvons vous fournir les baux de tous les pavillons loués par l’association et vous constaterez que ni moi ni M. Labouche n’en sommes propriétaires, directement ou indirectement. D’ailleurs, M. Labouche n’intervient pas du tout dans l’association.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Liberi est le nouveau nom de Domino Assist’M ASE : pourquoi avoir rebaptisé l’association ?

M. Manaf El Hebil. Pour éviter tout amalgame : pendant la première année, l’activité de l’association a pu être confondue avec celle de l’agence de travail temporaire, comme il arrive que l’on appelle nos agences d’intérim pour commander des pizzas.

Mme Béatrice Roullaud (RN). À Nantes, vous avez recruté et délégué des personnes qui n’étaient ni diplômées ni formées – faute de mieux, dites-vous, même si vous auriez aussi pu indiquer aux départements que vous n’étiez pas en mesure de répondre à leur besoin. Avez-vous systématiquement informé les départements de ce manque de compétences ? J’ai cru comprendre que certains avaient accepté malgré tout.

Par ailleurs, vous avez indiqué que l’agence d’intérim se contentait de déléguer des professionnels. Partant, à qui le contrôle de la bonne exécution de la mission revient-il ? Au département ? À une tierce entité ? Autrement dit, qui est responsable des dysfonctionnements rencontrés en Loire-Atlantique ?

Enfin, selon vous, faut-il modifier la loi pour permettre aux agences d’intérim d’avoir accès au bulletin n° 2 ?

M. Manaf El Hebil. La situation en Loire-Atlantique était très complexe. À un moment, le département a dû faire face à des besoins très importants. Pour y répondre, il a donc fait appel à plusieurs agences de travail temporaire, dont Domino RH : pas moins d’une cinquantaine d’enfants ont ainsi été pris en charge, dans des hôtels, par des travailleurs – pas tous sociaux – délégués par différentes agences d’intérim.

Dans le cadre de la relation tripartite qui les lie, c’est bien l’entreprise utilisatrice – en l’espèce, le département – qui est chargée de manager le salarié mis à disposition par l’agence de travail temporaire, et dont les qualifications sont stipulées sur le contrat de mise à disposition. Au regard de l’important recours à l’intérim, le département de Loire-Atlantique a confié cette tâche d’encadrement à un chef de service qui, en l’occurrence, a lui-même été délégué par l’agence d’intérim. C’est cette personne, qui aurait dû être encadrée par le département, qui est responsable du recrutement de personnels qui n’étaient pas compétents. Parallèlement, à travers un système de prête-noms, certains enchaînaient les gardes de jour et de nuit. Lorsque nous avons pris connaissance du témoignage d’une éducatrice, nous avons fait le nécessaire pour mettre fin à ce système et, depuis, nous demandons systématiquement au département de garantir l’encadrement des personnels mis à disposition.

S’agissant de l’extrait de casier judiciaire, Liberi, en tant qu’association assurant une mission dans le champ de la protection de l’enfance, a bien le droit de demander le bulletin n° 2 du casier judiciaire des collaborateurs qu’elle recrute en CDI comme des professionnels délégués par l’agence d’intérim. Le groupe Domino RH, lui, n’en a pas le droit : seuls ses clients peuvent en faire la demande. Nous nous en étions ouverts à Mme Charlotte Caubel, alors secrétaire d’État chargée de l’enfance, qui n’était pas opposée à l’idée de permettre aux prestataires de services et de ressources humaines dans des domaines sensibles – hôpitaux, cliniques, Ehpad, crèches, protection de l’enfance – d’accéder au bulletin n° 2. La limite, d’ailleurs, ne concerne pas que les personnels éducatifs : on ne connaît pas non plus le contenu du bulletin n° 2 des employés des entreprises qui assurent le ménage ou la surveillance de nuit dans les MECS, par exemple.

Mme la présidente Laure Miller. Si vous le voulez bien, nous allons regrouper les dernières questions.

M. Olivier Fayssat (UDR). Ne perdons pas de vue que c’est bien la demande des départements qui est à l’origine du problème : M. El Hebil se contente d’y répondre et il ne me semble pas très juste de le lui reprocher.

La commission d’enquête est en train de conclure qu’il faut absolument sortir la protection de l’enfance de la logique de marché : soit, mais si on est dans une telle situation depuis vingt ans, c’est précisément parce que les départements ne sont pas en mesure de répondre aux besoins de prise en charge et qu’il n’y a aucune autre solution. Ne faisons pas grief à M. El Hebil de problèmes sur lesquels il n’a pas la main : les cahiers des charges doivent être plus précis, notamment s’agissant des qualifications des personnels et de leurs horaires de travail. Il me semble que, sur ce point, le département ne prend pas suffisamment ses responsabilités.

Reste qu’il faut travailler à davantage de transparence, tant sur les demandes des départements auxquelles vous ne pouvez répondre que sur les solutions alternatives qu’ils acceptent. C’est peut-être culturel chez moi, mais j’estime que les pouvoirs publics qui décident de faire appel au secteur privé doivent prendre leurs responsabilités.

Mme Anne Bergantz (Dem). Les appels à projets précisent-ils la tranche d’âge des enfants accueillis et le degré de complexité des cas ? Quelle part est accordée respectivement au prix et à la qualité de l’offre dans la note attribuée par le département ? Êtes-vous nombreux à répondre aux appels à projets et quels sont vos principaux concurrents – si tant est qu’il y en ait – à l’échelle nationale ?

Par ailleurs – et je vous prie d’excuser ma méconnaissance du système –, le suivi des enfants qui vous sont confiés relève-t-il de vos salariés ou des professionnels de l’ASE – je pense notamment à l’accompagnement aux audiences et à la rédaction des rapports à destination des juges ?

M. Arnaud Bonnet (EcoS). D’après un journal, l’intérim coûte 62 % plus cher qu’un CDD traditionnel. Selon vous, comment s’explique ce surcoût ?

M. Manaf El Hebil. Au salaire brut d’un intérimaire s’ajoutent 10 % au titre des indemnités de congés payés et 10 % au titre des indemnités de fin de mission (IFM) : au total, il est rémunéré 21 % de plus qu’un collaborateur en CDI, ce qui, mécaniquement, engendre un surcoût des charges patronales puisque les allègements de charges sont moins importants. Au final, le coût du travail chargé est le même pour un CDD ou un contrat d’intérim à ceci près que, dans le second cas, s’ajoute encore la rémunération des agences d’intérim qui proposent leurs services, lesquelles doivent elles-mêmes faire face à des frais de fonctionnement. La communication coûte très cher : pour Domino RH, la gestion du site internet pour recruter – le job board – coûte à elle seule plus de 2,5 millions d’euros par an. L’agence doit également rémunérer ses collaborateurs permanents, louer ses locaux, payer les logiciels métier.

Je ne sais pas comment le journal que vous citez est arrivé à un surcoût de 62 %, mais cela me semble tout de même excessif : selon la complexité du profil recruté, on est plutôt entre 5 % et 20 % – par rapport à un CDD, car ce n’est pas comparable à un CDI.

S’agissant du rôle des éducateurs dans le suivi des enfants, il faut distinguer les professionnels délégués par l’agence d’intérim de ceux qui interviennent au titre de l’association Liberi. Les premiers, encadrés par le département, rédigent des notes éducatives qui sont ensuite communiquées aux référents ASE, lesquels peuvent les utiliser auprès du juge ; ils accompagnent parfois les jeunes aux médiations et aux audiences. Les seconds assurent, eux, un travail éducatif classique : ils accompagnent les jeunes chez le juge, aux audiences, à l’école quand ils sont scolarisés, dans leur famille lorsqu’il y a encore un lien familial. Si les jeunes sont placés par la PJJ, c’est elle qui assure ces missions – sachant qu’elle est elle-même cliente du groupe Domino RH.

Le niveau de détail des appels à projets pour la création de MECS est très variable même si, depuis trois ou quatre ans, ils sont de plus en plus précis, notamment en ce qui concerne la typologie du public qui sera accueilli – jeunes filles mineures issues de réseaux de prostitution, jeunes tombés dans la toxicomanie, enfants victimes de violences familiales ou radicalisés, un cas que l’on rencontre de plus en plus fréquemment. Le cahier des charges – un terme marchand qui en choquera peut-être certains – précise également le taux d’encadrement attendu en nombre d’ETP, les éventuels besoins en pédopsychiatrie ou en soins infirmiers et le type d’hébergement souhaité. Aujourd’hui, le prix et la qualité de l’offre comptent généralement chacun pour 50 % de la note finale.

Le groupe SOS Jeunesse, les Apprentis d’Auteuil, les associations de sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes en difficulté, Coallia, Acolea, la fondation OVE, la Fédération des pupilles de l’enseignement public (PEP) ou Le Prado : les nombreux opérateurs intervenant dans le champ de la protection de l’enfance – on en compte au moins quatre ou cinq par département, en plus des acteurs nationaux – peuvent choisir de répondre aux appels à projets, seuls ou à plusieurs. Selon les projets, certaines associations sont plus compétentes ou ont plus d’expérience que d’autres : on ne peut pas vraiment parler de concurrence, car les associations communiquent. En revanche les cas les plus complexes n’ont émergé qu’il y a une quinzaine d’années : personne ne peut se targuer d’avoir beaucoup d’expérience, pas même des acteurs de la protection de l’enfance qui existent depuis un siècle.

S’agissant enfin de la transparence sur les incidents, je ne suis pas responsable de la chaîne de décision au sein des départements. Pour ma part, je pense que le premier responsable, c’est l’État, qui a délégué aux départements une mission de service public qu’ils n’ont pas les moyens d’assurer. On demande aux référents ASE de suivre cinquante à soixante dossiers : c’est impossible ! Je ne suis pas à votre place, mais il me semble qu’à l’instar de l’éducation nationale, la protection de l’enfance devrait relever de l’État.

 

La séance s’achève à quinze heures cinquante.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Ségolène Amiot, Mme Anne Bergantz, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Arnaud Bonnet, M. Olivier Fayssat, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marine Hamelet, Mme Tiffany Joncour, Mme Laure Miller, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, M. Arnaud Sanvert

Excusée.  Mme Anne-Laure Blin