Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition, ouverte à la presse, de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la Région Bourgogne-Franche-Comté et représentante de Régions de France au Haut Conseil du travail social (HCTS), et Mme Laura Lehmann, conseillère Santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France 19
– Présences en réunion................................29
Jeudi
16 janvier 2025
Séance de 13 heures
Compte rendu n° 17
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Laure Miller, Présidente de la commission,
Puis de
M. Stéphane Viry,
Vice-président
— 1 —
La séance est ouverte à seize heures trente-cinq.
La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles.
Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État. Monsieur le ministre, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos nombreuses questions.
Élu député des Hauts-de-Seine en 2017, vous avez exercé les fonctions de secrétaire d’État auprès de la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, de janvier 2019 à juillet 2020, puis de secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles auprès de M. Olivier Véran de juillet 2020 à mai 2022. Nous serons heureux de vous entendre sur les politiques que vous avez engagées durant cette période, à commencer par la stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, le plan de lutte contre les violences faites aux enfants et évidemment la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, qui porte votre nom. Votre regard sur les chantiers ouverts ou restant à ouvrir ainsi que sur les graves défaillances qui demeurent en matière de protection de l’enfance sera également très utile à notre commission d’enquête.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Adrien Taquet prête serment.)
M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles. Je suis ravi de contribuer aux travaux de votre commission d’enquête, dont j’ai suivi un certain nombre de débats et lu un certain nombre de comptes rendus. Beaucoup de gens sont venus vous parler de ce système en crise qui, en dépit de ses lacunes et de ses défaillances, permet de sauver 350 000 enfants chaque année. Derrière ce système, il y a des femmes et des hommes, des travailleurs sociaux dévoués et compétents, qui exercent leur métier dans des conditions difficiles. Nous aurons l’occasion de revenir sur le contexte de pénurie et de manque d’attractivité qui caractérise ce secteur, comme beaucoup d’autres du champ social, médico-social et de la santé.
Je salue le fait que la société soit de plus en plus sensible aux sujets liés aux violences faites aux enfants. Les acteurs de la société civile, les associations et les anciennes victimes ont évidemment contribué à cette prise de conscience, mais il faut reconnaître que les pouvoirs publics – y compris le Parlement – n’y sont pas pour rien non plus.
Certes, on constate des défaillances, des inconstances et des manques évidents, sur lesquels nous reviendrons. Avant de répondre à vos questions, j’aimerais cependant remettre en perspective la politique que j’ai menée et les dispositions de la loi de 2022, dont nous allons probablement beaucoup parler.
Cette loi de 2022, qui n’est évidemment pas le seul instrument que nous avons mis en place, s’inscrit dans une double perspective. Elle participe, d’une part, du « pacte pour l’enfance » que j’avais appelé de mes vœux assez vite après ma nomination et dont je détaillerai les trois piliers dans quelques instants. Elle s’inscrit, d’autre part, dans un ensemble normatif bien plus large, auquel j’ai essayé de donner un minimum de cohérence. Vous trouverez peut-être que j’essaie de tout rationaliser ex post, mais croyez-moi sur parole, les fondements de notre action étaient à peu près clairs dès le départ, même si notre politique s’est évidemment enrichie, par la suite, des échanges que nous avons eus avec les parlementaires, les associations gestionnaires et celles représentant d’anciens enfants protégés.
Le pacte pour l’enfance, que j’ai évoqué dès 2019, devait ainsi reposer sur trois piliers.
Le premier est celui de la prévention. Il n’y a pas de protection de l’enfance sans prévention ; c’est pourquoi il était important, du point de vue symbolique, que je sois chargé « de l’enfance et des familles » dans le gouvernement Castex, car les deux vont de pair.
Ce pilier s’est incarné dans un certain nombre de politiques publiques, à commencer par celle des 1 000 premiers jours de la vie de l’enfant – une politique purement préventive à destination des zéro-trois ans, un public que l’on a trop souvent délaissé alors que c’est à cet âge que se forgent les inégalités cognitives, développementales, sanitaires et sociales. Quand les enfants entrent à l’école, à trois ans, les inégalités en matière de langage et de vocabulaire sont déjà installées. Nous avons investi une vingtaine de millions d’euros dans la psychiatrie périnatale afin d’être en mesure de déceler très tôt, par des dispositifs d’aller vers, les souffrances psychiques susceptibles d’affecter les couples et les mères, d’accompagner les grossesses et les premières années de vie et d’éviter que des situations problématiques ne se dégradent et n’aboutissent à des placements ou à des décisions encore plus dramatiques.
Cette politique de prévention a aussi donné lieu à une stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance dans le cadre de laquelle a été engagée une contractualisation avec les départements, sur laquelle je reviendrai. Dans la lignée du rapport rendu par Michèle Peyron en 2018, l’État a réinvesti dans le système de protection maternelle et infantile (PMI), en trois ans, 100 millions d’euros que les départements avaient désinvestis au cours des dix années précédentes.
Voilà pour le volet prévention, qui est fondamental. J’avais coutume de dire, de façon caricaturale voire un peu provocatrice, que la protection de l’enfance serait inutile dans un monde idéal, parce qu’on aurait décelé suffisamment tôt et accompagné assez intensément les situations difficiles pour qu’elles ne se dégradent pas et qu’on ne soit pas obligé de placer des enfants.
Le deuxième pilier du pacte pour l’enfance est celui de la lutte directe, frontale, contre les violences faites aux enfants. J’ai placé cette question au cœur de mon mandat. Cette volonté s’est traduite, dès novembre 2019 – c’était le trentième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant –, par un plan de lutte contre les violences faites aux enfants.
Comme tout plan, celui-ci comportait un volet prévention, lequel prévoyait notamment l’organisation de cours sur la vie affective et sexuelle à l’école. Je m’étonne d’ailleurs que cette question revienne dans le débat cinq ans plus tard : tout le travail a été fait, les vade-mecum sont déjà écrits et prêts à être diffusés.
Un autre volet portait sur le numérique, qui fait peser de nouvelles menaces sur nos enfants. À l’époque, le Président de la République avait annoncé l’installation par défaut du contrôle parental sur l’ensemble des appareils permettant d’accéder à internet ainsi que la mise en place d’un dispositif de contrôle d’âge pour l’accès aux sites pornographiques, dont la Cour de cassation a récemment validé le principe et la mise en œuvre par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). Même si ce dispositif n’est pas parfait, il est donc enfin entré en vigueur, au terme d’un long processus de six ans au cours duquel nous nous sommes heurtés à un grand nombre de difficultés, ce qui a nécessité une saisine de la Cour de justice de l’Union européenne.
Le plan de 2019 prévoyait aussi la généralisation des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED), chargées d’écouter les enfants victimes de violences, ainsi qu’un soutien à l’Observatoire national des morts inattendues du nourrisson et au 119.
Dans ce cadre, nous avons également soutenu financièrement les premières recherches sur la prostitution des mineurs, menées par le Centre de victimologie pour mineurs. Ce faisant, nous avons semé une petite graine qui a permis une prise de conscience sur cette question et l’adoption d’un premier plan national de lutte contre la prostitution des mineurs en novembre 2021.
Nous avons enfin soutenu l’expérimentation d’un dispositif de prévention assez peu commun dans notre pays, qui s’adresse aux auteurs de crimes sexuels sur enfants : sur le modèle de ce qui se fait en Angleterre et en Allemagne depuis quinze ans, la Fédération française des Centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) a mis en place une ligne téléphonique que les pédocriminels en puissance peuvent appeler avant de passer à l’acte, afin qu’un psychologue ou un psychiatre les écoute et les oriente vers un parcours de soins. Ce Service téléphonique d’orientation et de prévention (STOP), toujours opérationnel, a encore besoin de soutien politique, médiatique et financier. Je compte donc sur vous !
Je l’ai dit, j’ai fait de la lutte contre les violences sexuelles et l’inceste le cœur de mon combat. J’ai notamment été à l’origine de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), qui n’a pas été créée en janvier 2021 en réaction à la publication du livre essentiel de Camille Kouchner La Familia grande, mais en septembre 2020, après une annonce que j’avais faite le mois précédent. Vous avez suivi les travaux et soubresauts de cette instance ; elle est de nouveau au travail, avec une autre gouvernance, et elle mérite notre soutien. Je n’aime pas que l’on parle de « CIIVISE 1 » et de « CIIVISE 2 » : pour moi, il n’y a qu’une seule CIIVISE. Les quatre-vingt-deux premières recommandations que cette commission avait émises doivent désormais être mises en œuvre, tandis qu’un certain nombre de sujets doivent encore être traités. Je pense notamment aux violences sexuelles perpétrées sur des enfants en situation de handicap, ou encore aux violences commises dans les outre-mer : voilà deux publics prioritaires qui méritent un investissement particulier, comme je l’avais déjà souligné dans la lettre de mission initiale.
Vous avez vous-mêmes pris part à l’adoption d’une disposition législative : l’abaissement du seuil de non-consentement à quinze ans, sous l’égide d’Éric Dupond-Moretti, à l’époque garde des sceaux.
Toujours dans le cadre de ce pilier consacré à la lutte contre les violences faites aux enfants, il y a eu, en novembre 2021, le premier plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, que j’ai mentionné tout à l’heure. Je sais que vous avez organisé une table ronde à ce sujet avec un certain nombre d’associations ; je répondrai à vos questions si vous le souhaitez.
Nous avons aussi essayé d’apporter des débuts de réponses à certains problèmes, comme celui du syndrome du bébé secoué, dont plus de 500 enfants sont victimes chaque année, ou celui des violences éducatives ordinaires. Vous avez adopté en juillet 2019 une loi visant à mettre fin au droit de correction dans notre pays et à affirmer le fait qu’un enfant s’élève sans violences physiques ni psychologiques. La France était l’un des cinq derniers pays de l’OCDE à ne pas avoir encore adopté ce genre de disposition : il était donc temps de le faire.
Le troisième pilier du pacte pour l’enfance est celui de l’amélioration de notre système institutionnel de protection de l’enfance. Je parle bien sûr ici de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Nous avons essayé d’anticiper les mesures qu’allait comporter la loi de 2022 et d’articuler l’ensemble des dispositions que nous allions mettre en œuvre.
En réalité, la loi du 7 février 2022 n’est que l’aboutissement d’une stratégie plus globale, la stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, qui date de fin 2019. Elle n’en est que la brique législative, la brique la plus visible. Les mesures, de toutes natures, prévues par cette stratégie forment un ensemble auquel nous avons essayé de donner, malgré ses manques et ses imperfections, le maximum de cohérence.
Cette politique publique d’amélioration de notre système institutionnel de protection de l’enfance repose sur quatre blocs.
Le premier bloc est réglementaire. Ainsi, dès ma prise de fonctions, j’ai demandé à la Haute Autorité de santé (HAS) de réfléchir à un référentiel unique d’évaluation des situations de danger. À l’époque, en effet, un enfant n’était pas considéré en danger de la même façon à Lille et à Marseille. Pendant deux ans, la HAS a donc travaillé à l’élaboration de ce référentiel unique – j’ai vu que Michèle Créoff vous en avait beaucoup parlé, puisqu’il semble que le Val-de-Marne ait été une source d’inspiration.
L’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a permis de lancer deux expérimentations sur la santé des enfants de l’ASE, dont on sait qu’elle est moins bonne que celle des autres enfants du même âge – ce qui est inadmissible : on peut comprendre cette inégalité lorsque les enfants entrent dans le dispositif, après avoir subi parfois un certain nombre de traumatismes, mais pas lorsqu’ils en sortent, après nous avoir été confiés pendant plusieurs années ! Aussi avons-nous lancé le programme PEGASE, destiné aux jeunes enfants placés en pouponnière, et l’expérimentation Santé protégée, à Nantes, qui consiste à assurer une coordination entre tous les professionnels de santé somatique et psychique gravitant autour de l’enfant. Ces expérimentations ont été un peu chamboulées par le covid ; il n’empêche qu’elles ont été mises en œuvre et évaluées. J’ai même entendu Élisabeth Borne, et peut-être aussi un autre Premier ministre, confirmer que Santé protégée avait vocation à être généralisée. Je ne peux que vous conseiller de vous assurer que ce sera bien le cas.
Toujours au sein de ce grand bloc réglementaire, j’aimerais aussi porter à votre connaissance le travail que nous avons accompli pour que les cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) puissent disposer, soit en leur sein, soit en faisant systématiquement appel à des ressources externes, de l’expertise particulière nécessaire pour appréhender les situations de handicap auxquelles peuvent être confrontés un enfant ou ses parents. Je pense notamment au champ de l’autisme : dans certaines affaires très médiatisées, des professionnels non formés ont assimilé à tort des troubles du spectre autistique à des symptômes de délaissement parental, ce qui a conduit au placement des enfants sur ce fondement.
Le deuxième bloc de notre politique d’amélioration du système de protection de l’enfance est conventionnel ; il concerne notamment les assistantes familiales. Le problème de la pyramide des âges se posait déjà lorsque j’ai pris mes fonctions. Nous avons tenté d’améliorer l’attractivité du métier ainsi que les conditions de travail des assistantes familiales. J’ai donc annoncé au congrès de l’Union fédérative nationale des associations de familles d’accueil et assistants maternels l’ouverture de négociations avec l’ensemble des associations, syndicats et employeurs, publics comme privés, comme dans une branche professionnelle.
Pendant un an, tout le monde s’est retrouvé autour de la table et nous avons ouvert quatre chapitres : les conditions d’emploi, ce qui inclut les questions de formation, d’agrément, de recrutement et de passerelles ; le soutien professionnel, car trop d’assistantes familiales déploraient de ne pas se sentir partie intégrante du service de l’aide sociale à l’enfance, de n’être même pas consultées lors de la rédaction du projet pour l’enfant et de ne pas voir défini leur rapport à l’école ; les conditions matérielles d’exercice, ce qui correspond notamment aux questions de rémunération, centrale et accessoire ; les garanties d’exercice du métier, ce qui renvoie aux sujets de la retraite, du cumul emploi-retraite permettant d’éviter des ruptures dans le parcours des enfants, et de la suspension d’agrément en cas d’accusations de violences. Un certain nombre d’accords ont été trouvés, qui ont fait l’objet de décrets ou de dispositions introduites dans la loi – j’y reviendrai.
Le troisième bloc est contractuel : je veux parler ici de la démarche de contractualisation avec les départements, que j’ai lancée dès 2019 ou 2020. Elle a finalement abouti avec les 100 départements – même avec les Hauts-de-Seine, qui n’avaient pas voulu signer de contrat dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Nous avons élaboré quelque quatorze fiches projets, parmi lesquelles chaque département a pioché en fonction des besoins de son territoire ; l’État a alors apporté des financements qui sont venus s’ajouter à ceux du département.
Deux conditions étaient requises dans le cadre de cette contractualisation. D’une part, les départements devaient se doter d’un observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE), s’ils ne faisaient pas partie des trente collectivités qui en avaient déjà créé depuis l’invention de ce dispositif en 2016. J’ai lu que Josiane Bigot préconisait, dans le rapport qu’elle a remis au nom du Conseil économique, social et environnemental (CESE), de conditionner toute contractualisation future à la rédaction d’un projet pour l’enfant : c’est une très bonne idée, que nous aurions pu avoir à l’époque. D’autre part, nous avons imposé aux départements de réinvestir dans leurs services de PMI, que j’ai déjà évoqués tout à l’heure.
Le dernier bloc de notre politique est législatif : j’en arrive donc à la loi du 7 février 2022. Je ne reviens pas sur les conditions d’élaboration de ce texte – je pourrai répondre à toutes vos questions tout à l’heure si vous le souhaitez. Je souligne simplement que les parlementaires ont joué un rôle important, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, de même que les associations extérieures, notamment – mais pas uniquement – les associations d’anciens enfants protégés. J’assume totalement le fait que cette loi s’inscrive dans le prolongement des lois de 2007 et 2016 sur le même sujet ; j’ai d’ailleurs échangé régulièrement avec Philippe Bas et Laurence Rossignol. En 2019, je n’avais aucune garantie de pouvoir élaborer une loi – ce n’était même pas prévu au départ –, mais je savais que j’en aurais besoin.
Ce texte a permis de remonter au niveau législatif et de rendre contraignants certains dispositifs ; je pense notamment au fameux référentiel de la HAS, à certaines mesures relatives aux assistantes familiales, ou encore à des recommandations du rapport de Michèle Peyron concernant la PMI, qui ont désormais force de loi. Il en est de même pour une disposition du plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, puisque l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), que vous avez d’ailleurs vous-mêmes auditionnée, nous avait alertés sur la nécessité d’ancrer la lutte contre la prostitution des mineurs au sein de la politique de protection de l’enfance. Il faut bien dire qu’un mineur qui se prostitue est une victime et qu’il relève de la protection de l’enfance.
L’effectivité de ces dispositions, dont nous pourrons discuter plus tard, n’aurait pas été possible si nous n’avions pas pris un certain nombre de mesures au préalable. Par exemple, la loi réaffirme l’interdiction de séparation des fratries, sous réserve que cela corresponde à l’intérêt de l’enfant ; si ce principe peut être respecté, même de manière imparfaite, c’est parce que nous avions déjà prévu et financé, dans le cadre de la contractualisation, la construction de 600 villages d’enfants, favorisant ainsi un modèle d’hébergement propice au regroupement des fratries. De même, la loi impose l’attribution d’un parrain à chaque enfant de la protection de l’enfance ; toujours dans le cadre de la contractualisation, nous avions justement financé 10 000 dispositifs de parrainage.
Voilà donc l’ensemble des politiques que nous avons essayé de mener, de manière cohérente et un peu systémique. Il me semble qu’elles ont globalement permis d’améliorer le système, même si elles n’ont pas renversé la table. Je n’avais pas le mandat politique de modifier la répartition des compétences – d’ailleurs, je ne dis pas que j’y suis favorable, mais nous y reviendrons peut-être. Dans le cadre du système actuel, je me suis évertué à essayer d’améliorer tant la protection institutionnelle des enfants que la prévention et les politiques de lutte contre les violences faites aux enfants.
J’ai sans doute oublié d’évoquer un ou deux sujets. Ainsi, je n’ai pas du tout parlé de harcèlement scolaire alors qu’il s’agit évidemment d’un sujet central dans la lutte contre les violences faites aux enfants, sur lequel je déplore un échec collectif, un autre ministère que le mien en étant chargé à l’époque. J’aurais aussi pu vous faire partager mes regrets et dresser quelques perspectives d’avenir, mais je suppose que vous me poserez ces questions…
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Monsieur le ministre, je vous ai écouté avec beaucoup d’attention. Nous nous connaissons de longue date, depuis votre prise de fonctions. Lors de vos visites dans le Val-de-Marne, je vous alertais sur tous ces sujets, en tant que vice-présidente du département chargée de la protection de l’enfance et de l’adolescence, puis nous nous sommes retrouvés sur les bancs de cette assemblée.
Des rapports, sur cette question, il y en a plein, mais des commissions d’enquête, il n’y en avait pas encore eu. Nos travaux sont d’autant plus importants que, malgré tous les schémas élaborés au niveau national, les dynamiques lancées et les lois – certes imparfaites – votées en 2007, 2016 et 2022, nous traversons aujourd’hui la plus grave crise que la protection de l’enfance ait jamais connue.
La situation est catastrophique : la crise des métiers du secteur médico-social s’ajoute à l’augmentation massive, et non analysée, des placements d’enfants.
La politique des 1 000 premiers jours était considérée comme prioritaire ; mais le système des pouponnières est inadapté. Pourquoi le décret – obsolète – de 1974 n’a-t-il jamais été revu ? Pourquoi les enfants confiés à la protection de l’enfance deviennent-ils invisibles, pourquoi leur cas n’est-il pas abordé ?
Pourquoi la protection de l’enfance est-elle le seul des secteurs liés à l’enfance pour lequel aucune norme n’est prévue ? Un décret était en préparation en 2022 mais il n’est jamais sorti. Pouvez-vous nous expliquer cette situation ? Nous attendons des faits.
La crise des métiers est majeure ; elle affecte l’ensemble du secteur de la santé comme du handicap. En protection de l’enfance, on considère qu’il manque 30 000 postes. On en voyait les premiers signes avant le Covid, mais elle s’est accélérée.
La formation initiale est trop généraliste. Elle permet d’aller, ensuite, travailler dans le secteur social compris de façon très large, mais en protection de l’enfance on est confronté à des enfants qui ont des fragilités fortes, des psychotraumas lourds : ce sont des métiers très spécifiques. Pourquoi les services de l’État n’ont-ils jamais pris la mesure de ces manques ? Je précise que si je vous pose ces questions, c’est parce que vous êtes le membre du Gouvernement resté le plus longtemps à ce poste.
Vous avez évoqué les mesures relatives aux conditions de travail des assistants familiaux. Elles ont été vues comme des avancées, mais elles ne se sont pas concrétisées : le fichier n’est pas là ; le décret n’est pas sorti ; la coupure du week-end n’existe pas, parce qu’on ne peut pas créer une rupture supplémentaire pour les enfants. Une fois de plus, comme avec les lois de 2007 ou de 2016, il ne se passe pas grand-chose sur le terrain.
La loi prévoit pour les enfants non capables de discernement la possibilité de désigner un administrateur ad hoc ; elle n’impose pas que chaque enfant soit accompagné d’un avocat. Ailleurs, au Québec par exemple, c’est pourtant une priorité. Or, les magistrats nous le disent, il faut être formé pour accompagner ces enfants, et les formations indispensables n’ont pas été dispensées. C’est un sujet que nous remettons donc sur le métier.
Les données publiques – qui sont les enfants protégés, quelles sont les familles concernées, etc. – n’existent pas ; or elles sont indispensables pour élaborer et piloter des politiques publiques. Pourquoi, à votre sens, la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) n’a-t-elle jamais pu récolter ces informations ? Il serait pourtant nécessaire de rassembler des données venues des départements, de la justice, de l’éducation nationale. Alors qu’à l’échelle nationale ce sont 3 000 enfants qui ne sont pas pris en charge, cette absence empêche de mener des politiques adaptées.
Le Comité de vigilance des enfants placés, avec lequel notre commission entretient un lien précieux, s’interroge notamment sur l’interdiction des hébergements en hôtel. Le décret est sorti très tardivement et prévoit que cette interdiction n’entrera en vigueur que deux ans après la parution. Pourquoi ? Que s’est-il passé dans la relation avec les départements ?
M. Adrien Taquet. J’ai omis de préciser que je m’exprimais en qualité d’ancien secrétaire d’État et absolument pas au titre de mes différents mandats actuels, notamment ceux d’administrateur de l’Unicef France ou de l’Institut Robert-Debré du cerveau de l’enfant. Mes propos n’engagent que moi-même.
Vous avez bien décrit l’effet ciseau qui affecte la protection de l’enfance. D’un côté, le nombre de placements augmente. De l’autre, il y a un déficit d’attractivité, qui n’est pas nouveau mais qui s’est accéléré après le Covid, similaire à celui que l’on constate dans d’autres secteurs, comme celui de la santé : les jeunes générations ne veulent plus travailler dans les mêmes conditions que les précédentes – je dis cela sans aucun jugement de valeur, mais cela pose des difficultés. Ainsi, pour remplacer un pédiatre qui part à la retraite, il faut en former et en recruter deux.
En matière de formation initiale et continue, je vous rejoins sur la nécessité d’une plus grande spécialisation, d’autant que l’on considère souvent que les enfants concernés présentent des fragilités plus grandes et plus complexes que par le passé. Michèle Créoff s’est, je crois, exprimée dans le même sens. C’est l’un de mes regrets : je n’ai pas su agripper cette question de la formation, pas su par quel bout prendre le sujet. La formation initiale des travailleurs sociaux est découpée à la fois horizontalement et verticalement ; elle relevait de mon ministère, mais aussi de celui de l’enseignement supérieur. Et on parle des besoins des départements mais les formations relèvent des régions. Dans le secteur de la petite enfance, j’ai pu constater que les besoins des collectivités employeuses ne sont pas toujours connus des instituts régionaux : l’articulation n’est pas systématique. Il faut aussi s’interroger sur les programmes et sur la cohérence des différentes formations.
Il semblerait – c’est à vérifier – qu’il y ait aussi un problème du côté de Parcoursup. On constate des abandons en cours de formation, ce qui laisse penser à des erreurs d’orientation. Les jeunes qui finissent leur formation et qui arrivent sur le marché du travail ne sont pas non plus toujours préparés à ce à quoi ils sont confrontés : on constate, là aussi, des abandons de poste.
Il est donc nécessaire de s’interroger sur la formation initiale. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé un Livre vert du travail social, puis un Livre blanc du travail social – vous auditionnez prochainement Mathieu Klein, je crois. J’ai vu aussi que des travaux ont été menés sur un institut national du travail social. De fait, il ne me paraîtrait pas inutile de s’interroger sur une forme de renationalisation de ces formations.
Pour rendre ces métiers plus attractifs, il faut encore travailler sur la formation continue comme sur la qualité de vie au travail.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Sans normes, c’est difficile.
M. Adrien Taquet. En effet, et j’aurais pu commencer par là. Nous n’avons certainement pas agi suffisamment en faveur des travailleurs sociaux, notamment en matière de formation, même si nous avons beaucoup fait par ailleurs pour les enfants et donc, par effet rebond, pour ceux qui prennent soin d’eux.
Il y a enfin la question de la revalorisation du travail social. Elle doit d’abord être financière. Je me suis battu pour que les travailleurs sociaux bénéficient de la prime Ségur – vous vous rappelez ses « oubliés », puis les « oubliés des oubliés », etc. Il y a eu ensuite, je crois, des jeux entre associations et départements pour qu’elle puisse être assumée financièrement. Ce n’est pas suffisant : il faut revaloriser les métiers du prendre soin.
La revalorisation doit aussi être symbolique. Beaucoup de travailleurs sociaux m’ont confié qu’ils n’osaient plus dire qu’ils travaillaient en protection de l’enfance. C’est pour cela que je me permettais de rappeler en introduction que notre système sauve des enfants grâce à des gens formidables. J’ai toujours été clair : quand il y a des défaillances, on ne met pas la poussière sous le tapis, on affronte les problèmes et on les règle. C’est ce que j’ai fait pour les gamins à l’hôtel : tout le monde était au courant mais personne ne voulait se colleter avec ça – mais je sais, moi, que de tels sujets finissent par revenir comme un boomerang. Je ne minore donc pas les difficultés : je les connais pour avoir été secrétaire d’État pendant trois ans et demi. Mais il ne faut pas tenir uniquement des discours catastrophistes et univoques, car cela a un effet délétère sur les professionnels – posez-leur la question – mais aussi sur les enfants eux-mêmes. La revalorisation symbolique est importante et le pouvoir politique a un rôle à jouer en ce domaine.
S’agissant de la réécriture du décret de 1974 sur les pouponnières, sauf erreur de ma part, nous n’avons pas eu d’alerte, à l’époque, à propos des difficultés que vous avez constatées en vous déplaçant. J’ai interrogé les gens de mon cabinet avant de venir, je parle sous serment : je reconnais les limites de l’action que j’ai menée ; mais, en l’occurrence, je vous dis qu’il n’y a pas eu d’alerte. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de problèmes, ni qu’ils ne se sont pas aggravés depuis.
À l’époque, nous avons donc donné la priorité à l’autre sujet : la question des normes dans les établissements de la protection de l’enfance. C’est, vous l’avez dit, le seul secteur où il n’y en a pas. Ce n’est pas facile : chaque enfant est différent, chacun a des besoins différents, notamment d’encadrement. Mais cette absence de règle, en particulier de taux d’encadrement, est inadmissible.
Nous avons donc travaillé sur le sujet, pendant près d’une année, avec les départements, avec les associations gestionnaires et avec les associations d’anciens enfants protégés – vous connaissez Léo Mathey. Le décret était rédigé. C’était une première pierre, même si on aurait sans doute pu aller plus loin. Il abordait trois ou quatre sujets : travail de nuit, nombre de professionnels diplômés… Il posait quelques principes. Comme la plupart des décrets d’application de la loi du 7 février 2022 – et comme d’autres textes –, il était prêt quand j’ai quitté mon poste. Pourquoi ce décret n’est-il pas sorti ? À chaque changement de gouvernement, les ministres veulent faire passer des décrets d’application avant de partir, ce qui crée un embouteillage au secrétariat général du Gouvernement et au Conseil d’État. Nous avons certainement souffert de ce phénomène. Quel a été le rôle des départements ? Je n’en sais rien, je n’étais plus là. Je ne peux pas parler de ce qui s’est passé après mon départ des responsabilités. En tout cas, ce décret n’est toujours pas sorti, je le constate comme vous.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous aviez donc demandé sa parution, ou bien était-il encore dans les tuyaux de l’administration ? Ce décret aurait un coût important, bien supérieur à 1 milliard d’euros – un coût qui est plutôt un investissement, à mon sens. Cela a pu représenter un frein. Ces questions se sont-elles posées ?
M. Adrien Taquet. Ce décret a été travaillé pendant presque un an et tout le monde était autour de la table, notamment Départements de France et les associations gestionnaires, c’est-à-dire ceux qui auraient dû assumer les répercussions financières de ces nouvelles normes – dont chacun s’accordait à dire qu’elles étaient nécessaires. Quand j’ai quitté mes fonctions, je crois – j’espère ne pas vous dire de bêtises – que le décret était rédigé et prêt à sortir.
Les conséquences budgétaires sont bien réelles, mais personne ne les découvrait. L’estimation à 1,4 milliard a été établie plusieurs mois plus tard, je crois. Il n’y a pas que la question financière : il faut aussi trouver des gens pour occuper les postes qui seraient ouverts.
Je redis que ce décret était prêt. Il était dans les tuyaux, mais bien avancé dans les tuyaux.
Quant à l’hébergement en hôtel, souvenez-vous, nous avons affirmé clairement un principe d’interdiction – on ne peut pas nous reprocher le contraire : il figure dans la loi. J’assume d’avoir fait montre de pragmatisme : l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) estime le nombre d’enfants concernés à une dizaine de milliers, et les sortir des hôtels du jour au lendemain comportait une part de risque pour eux. Certains auraient pu se retrouver à la rue et alors tout le monde était perdant. Nous avons donc opté pour une interdiction claire mais après une période transitoire de deux ans, afin de donner le temps aux départements d’héberger ces enfants ailleurs. C’est possible : il y a des départements qui l’ont fait sans attendre la loi, comme la Moselle. Il est faux de dire qu’il y a trop d’enfants, trop de mineurs non accompagnés, puisque certains y sont arrivés.
On parle ici du décret du 16 février 2024. Mais il y en avait un autre, qui n’est jamais sorti et qui était prévu pour gérer cette période transitoire. Je pense qu’il était rédigé. Je ne peux pas vous dire pourquoi il n’est pas sorti et je ne peux pas faire de politique-fiction… Honnêtement, je n’en sais rien. Et je ne m’en satisfais pas plus que vous ! Voir que nous votons des lois et qu’elles ne sont pas appliquées, ce n’est pas très gratifiant. Je ne peux rien faire, je ne suis plus rien.
Vous reprendrez toutes mes prises de parole publiques : je mentionne quasi systématiquement le fait que ni le décret sur l’hébergement en hôtel ni le décret sur les normes ne sont sortis. Je trouve ça inadmissible. Que puis-je vous dire d’autre ?
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Lors des assises de la protection de l’enfance, le 4 juillet 2019, vous avez dit : « Il n’est pas tolérable qu’en France aujourd’hui, on parle encore d’enfants “incasables”. Ils ne sont pas incasables, ils sont incasés, et le glissement sémantique qui s’est opéré au fil du temps en dit long sur nos impasses, voire notre défaitisme. » Pourtant, on en parle encore. La situation semble même s’être aggravée, notamment pour les jeunes avec des troubles du comportement. Quels constats aviez-vous dressés en tant que ministre sur ce sujet des enfants « incasables » ? Qu’avez-vous fait pour essayer d’endiguer la situation ?
D’après votre expérience, qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Qu’auriez-vous voulu faire si vous aviez été maintenu dans vos fonctions ? D’ailleurs, pourquoi avoir refusé, sauf erreur de ma part, la création d’un organisme de contrôle indépendant des lieux de placement, malgré le nombre de dysfonctionnements signalés dans le domaine de la protection de l’enfance ? Ne pensez-vous pas, au vu du contexte et de tout ce que notre commission d’enquête a soulevé ces derniers temps, qu’un tel organisme est indispensable ?
En tant qu’ancien ministre, pensez-vous qu’un enfant devrait toujours être accompagné d’un avocat devant un juge ? Je sais que la question s’est posée quand vous étiez au Gouvernement.
Que pensez-vous de l’idée de rendre obligatoire l’accompagnement des jeunes majeurs jusqu’à vingt et un ans ? Malgré la loi qui porte votre nom, les départements conservent en effet de larges marges d’interprétation. L’accompagnement, vous le savez comme moi, est loin d’être égalitaire d’un département à l’autre ; pourtant, les besoins sont importants, comme le signalent notamment le collectif Cause majeure ou le Comité de vigilance des enfants placés.
M. Adrien Taquet. Le terme « incasables » vient du secteur du handicap. Je ne retire pas un mot de ma déclaration : le problème vient plutôt de notre incapacité à trouver des solutions aux enfants ainsi désignés. Leurs besoins relèvent souvent à la fois de la protection de l’enfance et du handicap, or, dans notre pays, les politiques publiques concernées fonctionnent en silos : lorsqu’on est à l’intersection des deux, en général, on tombe dans le trou qui les sépare.
Vous le savez, 15 à 20 % des enfants relevant de l’aide sociale à l’enfance sont en situation de handicap ; les travailleurs sociaux ne sont pas préparés pour s’en occuper. Il est hors de question de les former en ce sens : ce n’est pas à eux de prendre en charge ces enfants, qui ne relèvent pas de leurs compétences. En l’occurrence, le problème est celui de la pédopsychiatrie.
Qu’avons-nous fait ? Là encore, j’ai d’autant plus de raisons de ne pas être satisfait que je suis très engagé en faveur des personnes en situation de handicap, je l’étais en tant que député notamment. Par la contractualisation, puis en essayant de mobiliser des associations gestionnaires, nous avons essayé de faire remonter des initiatives innovantes pour offrir un accompagnement aux enfants ayant des besoins à la fois éducatifs et thérapeutiques. Il existait une fiche projet. Je dois avouer que nous n’avons eu aucun retour concluant des départements. Nous avions pourtant sollicité des associations de tailles diverses – peut-être ne nous sommes-nous pas suffisamment investis. Selon moi, un dispositif de prise en charge reste à inventer pour ces enfants.
La question de la présence systématique d’un avocat a donné lieu à de nombreux débats. Je m’y suis opposé ; les avocats, les anciens enfants protégés, plein de gens me sont tombés dessus. Je suis resté sur ma position, que je défends encore aujourd’hui. La protection de l’enfance est confrontée à une pluralité de situations. Le juge Édouard Durand m’avait sensibilisé à un aspect du problème : le juge des enfants n’est pas un juge comme les autres ; il n’est pas là pour résoudre un conflit opposant deux parties, il est le dépositaire de l’intérêt supérieur de l’enfant. Parfois, celui-ci arrive chez le juge en raison d’une défaillance parentale ; les parents manquent de compétences, galèrent, n’y arrivent pas et l’enfant se trouve en danger – il n’est pas victime d’inceste ou de violence. J’ai considéré, contre l’avis des avocats – je me trompe peut-être –, que placer systématiquement un avocat entre l’enfant et ses parents introduisait une dimension de conflictualité qu’un jeune enfant pouvait ne pas comprendre. Cela revient à l’opposer tout d’un coup à ses parents alors que la situation n’était pas de cette nature. Par ailleurs, nous avons favorisé le recours à l’avocat : l’enfant peut demander à être assisté et le juge peut considérer qu’il en a besoin.
Vous m’interrogez sur la création d’un organisme de contrôle. Il existe quelque 2 100 établissements de protection de l’enfance. Une telle institution nécessiterait une flopée de fonctionnaires. Je préférerais qu’on embauche autant de travailleurs sociaux pour s’occuper des enfants. De plus, cela reviendrait à oublier la moitié d’entre eux : ils sont 50 000 placés en familles d’accueil, lesquelles sont au nombre de 25 000 environ. Pour les contrôler toutes, il va falloir du monde. Il n’y a aucune raison que les enfants placés en famille d’accueil fassent l’objet de moins de contrôles, donc soient moins bien traités, que les enfants en foyer.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Ce n’est pas une raison ! Cela revient à ne rien faire.
M. Adrien Taquet. Nous avons fait plein de choses ! Nous avons par exemple instauré un référent violences, comme c’était le cas dans le secteur du handicap. En outre, il y a des responsables : les départements et les ARS disposent de pouvoirs de contrôle dans le domaine médico-social, il ne faut pas les déresponsabiliser. Nous avons également obligé les départements à établir des plans de contrôle qu’ils doivent remonter tous les ans au préfet – je ne sais pas si c’est encore le cas. Les établissements doivent définir des plans de sauvegarde et des procédures de remontée d’incident.
Mme Katiana Levavasseur (RN). À plusieurs reprises, les personnes que nous avons auditionnées ont mentionné la difficulté de centraliser les données, chaque département utilisant son propre logiciel. Pourquoi n’avez-vous pas fourni un logiciel unique à tous les départements, afin d’harmoniser les pratiques et de gagner en efficacité ?
M. Adrien Taquet. Il existe un truc formidable, madame la députée : la libre administration des collectivités territoriales. En 1983, en application de ce principe constitutionnel, il a été décidé que chaque département pouvait choisir son propre système d’information. C’est fou, mais c’est comme ça. En raison de la concentration du secteur, il n’existe plus que trois éditeurs. Maintenant, les départements sont pieds et poings liés : chaque fois qu’il faut changer une virgule dans le code, ça prend des lustres et ça coûte très cher. Le problème est le même dans le secteur du handicap. La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) a créé le label SI Commun MDPH pour aboutir à un système d’information harmonisé des maisons départementales des personnes handicapées. Cela a pris dix ans.
Pour les mêmes raisons, tout ministre chargé de l’enfance nouvellement nommé dispose de zéro donnée. C’est hallucinant mais c’est une réalité. Je pense que certains départements ne savent même pas combien d’enfants leur sont confiés, où ils sont ni quel est leur parcours.
Comme on ne peut pas forcer tous les départements à utiliser le même système d’information, à quoi s’ajoutent plein d’autres difficultés techniques, certes surmontables, j’ai essayé de renforcer l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). En effet, jusqu’à la loi de 2022 et à la réforme de la gouvernance nationale, la DREES était très peu impliquée. Or, outre qu’elle compte des statisticiens, elle a accès à d’autres bases de données : elle peut les croiser pour reconstituer des parcours d’enfants. C’est pourquoi, lors de la création de France Enfance protégée, j’ai confié à la DREES la remontée des informations d’OLINPE, le dispositif d’observation longitudinale individuelle et nationale en protection de l’enfance. Cela a soulevé des difficultés de ressources humaines, mais il était prévu qu’en deux ans, la DREES intégrerait l’ONPE et piloterait OLINPE, afin d’améliorer la gestion des données et de pouvoir, notamment, reconstituer des parcours. En tant que députés investis d’une mission de contrôle, c’est un dispositif sur lequel vous devriez vous renseigner.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. On connaît la réponse.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous avez dit que la protection de l’enfance sauve 350 000 enfants. Partons du principe que ce soit le cas. Comment expliquez-vous que tous les indicateurs relatifs aux enfants placés sont alarmants ? Décrochage, hospitalisation, notamment en hôpital psychiatrique, sans-abrisme : toutes les statistiques – peu nombreuses – sont affolantes. Depuis de trop nombreuses années, il ne se passe pas une semaine sans que les médias ne révèlent un fait tragique lié à des manquements graves dans des lieux censés être surveillés et encadrés par la puissance publique. Comment expliquez-vous les témoignages d’anciens enfants placés – vous les avez rencontrés –, tous victimes de lourds traumatismes qu’ils essaient de surmonter pour porter la parole d’enfants encore dans le système ? Je pense à la jeune Lina : les mots qu’elle a prononcés ici même, devant les représentants de la nation, me hantent. Elle a dit : « Si j’avais su que [la vie dans les foyers] allait être comme ça, peut-être que je n’aurais même pas dit ce qui se passait chez moi. Je me serais tue. » Si le système sauve 350 000 enfants, comment expliquez-vous que des travailleurs sociaux soient en grève dans presque tous les départements ? Est-ce parce que nous disons que le système est à bout de souffle ou parce qu’il l’est en effet ?
Pendant trois ans et demi, vous avez exercé les plus hautes responsabilités ; vos propos expriment un peu trop de satisfaction de la qualité de l’action publique : j’aurais préféré que vous commenciez par les regrets. Beaucoup de choses n’ont pas été faites, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la présente commission d’enquête a été l’une des premières créées au cours de cette législature. Nous sommes là parce que rien ne va dans la protection de l’enfance. Que vous n’en ayez même pas conscience m’inquiète.
Comment se fait-il que personne ne soit responsable de ce dossier, pas même un haut-commissaire ? S’il était prioritaire, comme le président Macron l’a soutenu, nous aurions un ministre d’État haut placé dans l’ordre protocolaire – c’est ainsi que cela fonctionne.
M. Adrien Taquet. Il n’y a pas de contradiction : le système sauve des enfants ; par ailleurs, je le dis sans autosatisfaction, des défaillances existent et on peut améliorer la prise en charge – je m’y suis évertué.
Oui, le système sauve des enfants : certains seraient peut-être dans des situations bien plus graves s’ils n’avaient pas été protégés. Vous ne pouvez pas affirmer qu’il empire toujours leur situation, ce n’est pas vrai.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je ne serai pas là si ce n’était pas vrai.
M. Adrien Taquet. Vous auriez d’ailleurs pu auditionner de nombreux autres anciens enfants placés, notamment Gautier Arnaud-Melchiorre, à qui j’avais confié la mission de recueillir la parole des enfants protégés et qui a rédigé le rapport « À hauteur d’enfants » : il dit au contraire que l’État l’a sauvé.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Ce sont des exceptions consolantes.
M. Adrien Taquet. Il faut veiller à ne pas renvoyer dans le silence des enfants qui pourraient parler des violences qu’ils subissent en leur disant systématiquement, comme vous le faites, que l’État est défaillant, avec le risque qu’ils décident de rester dans un milieu familial délétère.
Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Alors on fait comme les trois petits singes, on se couvre les yeux, les oreilles et la bouche ?
M. Adrien Taquet. Ne vous apercevez-vous pas que mes propos sont mesurés ? J’insiste, il n’y a pas de contradiction, et je vous rejoins sur l’importance de certains principes, sur la question de la santé et sur la scolarisation – outre les retards, très peu d’enfants placés suivent des études supérieures : ce n’est pas acceptable. Dès que j’ai pris mes fonctions, j’ai refusé l’idée que tout était de la faute des départements, considérant que certains des problèmes que vous soulevez incombent à l’État. J’ai donc essayé de faire en sorte que nous assumions nos responsabilités : la santé et l’école dépendent de l’État et non des départements. Comme vous, j’estime que les situations que vous dénoncez sont évidemment inadmissibles, par exemple les difficultés d’insertion professionnelle ou le sans-abrisme. Dans ces domaines, il faudrait travailler sur les données. On peut se retrouver sans abri à l’issue d’un parcours en protection de l’enfance, sans qu’on sache en détail comment : les jeunes concernés sont-ils entrés à l’ASE à seize ans ou dès la pouponnière ? Leur parcours professionnel a-t-il connu une ou huit ruptures ? D’autres facteurs, comme des problèmes psychiatriques, peuvent-ils expliquer qu’ils se retrouvent à la rue ? Pour résoudre un problème, il faut savoir quel levier actionner. Dans tous ces domaines, il reste des progrès à faire, ce qui renvoie à la question des données.
M. Denis Fégné (SOC). Lors des auditions et des rencontres dans nos circonscriptions, les professionnels décrivent un système à bout de souffle. Ils subissent l’empilement des réformes menées par l’État – 2007, 2016, 2022. Ils sont notamment confrontés à l’embolisation des structures de placement, faute de moyens consacrés à la prévention et à l’articulation entre cette dernière et la protection. Les grandes difficultés qu’ils rencontrent se traduisent également par la faible attractivité des métiers et par des problèmes de formation.
Les travailleurs sociaux demandent que des normes soient instaurées dans le système de prévention également, c’est-à-dire pour les actions éducatives à domicile (AED) et en milieu ouvert (AEMO). Bien entendu, imposer un nombre d’enfants maximal par travailleur social aurait un coût.
Comment amener les départements à améliorer la gradation des mesures de prévention et de protection, de l’action éducative au placement ? Avez-vous expérimenté des outils en ce sens ?
M. Adrien Taquet. En 2017, le Dr Marie-Paule Martin-Blachais a mené une démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. J’en ai lancé une autre sur les mesures en milieu ouvert, que Geneviève Gueydan a pilotée. Vous auditionnerez demain le président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine ; c’est dans son département que Geneviève Gueydan a présenté son rapport, en janvier 2020. Le recours au milieu ouvert fait partie intégrante de la prévention. Cette politique s’est fracassée sur la crise liée au Covid, mais je prends ma part de responsabilité : je regrette de ne pas l’avoir soutenue davantage.
Vous avez dénoncé l’empilement de lois, que je voulais évoquer en conclusion. La protection de l’enfance a besoin de constance. Par exemple, la politique des 1 000 premiers jours est instable depuis 2022, alors qu’elle est fondamentale. Il faut également du temps. Je sais que l’urgence des situations rend inaudible l’argument de la patience, mais il faut laisser les lois produire leurs effets et les travailleurs sociaux s’approprier les dispositifs. Je pense par exemple à l’article 1er de la loi de 2022, qui prévoit le recours à un tiers digne de confiance : c’est fondamental. Enfin, j’ai pris une leçon de modestie : ce n’est pas parce qu’on vote une loi qu’on change vingt ans de pratique professionnelle en un claquement de doigts. Il faut accompagner les réformes.
Présidence de M. Stéphane Viry, vice-président de la commission
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Depuis quelques semaines, nous auditionnons les professionnels du secteur. Leur constat est unanime et sans appel : l’ASE est à bout de souffle. Elle manque tellement de moyens financiers, humains et éducatifs qu’elle est maltraitante pour les enfants et pour le personnel. J’ai croisé beaucoup d’assistants sociaux et d’éducateurs, notamment sur des piquets de grève : leurs demandes restent ignorées. La table n’a pas été renversée. Une réflexion globale de la société est nécessaire sur tous les domaines relatifs à l’enfance – l’éducation nationale par exemple a besoin d’un profond remaniement. Vous aviez annoncé une loi ambitieuse, à même de modifier structurellement l’ASE. Comment expliquez-vous qu’elle n’ait pas porté les fruits attendus ?
Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Monsieur le président, je veux d’abord exprimer notre agacement de n’avoir que trente minutes, à la queue leu leu, pour poser des questions sur un sujet essentiel.
Les professionnels sonnent l’alarme. Nous ne sommes pas ceux qui mettent à mal la protection de l’enfance. Les politiques non menées ; les lois non appliquées et les décrets non publiés ; le 119 au bout du rouleau ; les placements non exécutés ; un enfant qui meurt tous les cinq jours alors qu’un danger avait été repéré ; le procès de la mère et du beau-père de la petite Amandine morte de faim à treize ans : c’est tout cela – pour résumer, l’inaction des politiques – qui abîme la protection de l’enfance. Quand vous avez visité la pouponnière et le centre de l’enfance où je travaillais, la crise était déjà là, elle s’est accentuée, désormais nous assistons à l’effondrement de ce service public.
Vous n’avez pas répondu précisément à la question concernant les décrets d’application de votre loi. Je ne comprends pas par exemple que l’on commence la rédaction d’un décret, issu d’un travail collectif mené avec des associations habilitées, sans interroger Bercy sur la faisabilité financière. Nous parlons d’une dépense de 1,5 milliard d’euros. Quelles informations avez-vous échangées avec le ministère délégué chargé des comptes publics ?
S’agissant des placements à l’hôtel, vous avez été très flou. Je ne comprends pas que vous ne vous rappeliez pas si le décret avait été rédigé. Je dis qu’il l’a été, qu’il est resté coincé dans les tiroirs de je ne sais quel ministère. Quelles discussions avez-vous eues avec les autres membres du gouvernement lors de l’élaboration du projet de loi ? Avez-vous repéré des blocages dans les départements ? Charlotte Caubel nous a affirmé qu’il en existait. Vous êtes sous serment. La non-parution des décrets a provoqué des décès d’enfants. Concrètement, qui a bloqué le décret relatif aux conditions d’accueil ?
Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous avez dit que vous aviez visité des établissements sans qu’on vous alerte, or les alertes existent. Elles sont notamment reçues par les ADEPAPE, les associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance. Parce qu’elles identifient très bien les structures problématiques, elles constituent un relais primordial pour signaler les mises en danger. Or elles sont financées par les départements : en faisant un signalement, elles risquent de perdre leur financement. Comment garantir l’indépendance de ces associations ?
Mme Julie Ozenne (EcoS). Vous êtes un citoyen ayant eu accès à de hautes fonctions, à des données, à des solutions et aux moyens et outils pour les appliquer : vous pouvez continuer à agir.
Je ne suis pas experte de la protection de l’enfance ; je découvre l’ampleur des dégâts. Je n’ai que l’expérience des bidonvilles – la misère à l’état pur. Ma question est celle du Comité de vigilance des enfants placés.
De nombreux témoignages d’enfants placés, des rapports et des alertes révèlent des cas inquiétants d’utilisation de psychotropes sans véritable diagnostic médical, voire sans ordonnance. Ces médicaments, parfois employés pour faciliter la gestion des enfants dans les structures d’accueil, sont décrits comme une camisole chimique. Cette pratique constitue une violence psychologique et physique susceptible de laisser des séquelles profondes et durables. Il faut donc s’interroger sur les conditions d’utilisation de ces substances et sur l’absence de contrôles rigoureux, à même de prévenir de tels abus. La semaine dernière, Le Canard enchaîné a publié des chiffres : en 2023, près de 4 % des enfants – 5,5 % des adolescents – avaient pris au moins un psychotrope. Apparemment, ce serait bien davantage dans les établissements de l’ASE. Aviez-vous connaissance de ces pratiques pendant que vous étiez en fonction ? Qu’avez-vous entrepris, ou que proposez-vous, pour prévenir ces abus et protéger les enfants de cette forme de violence institutionnelle ?
M. Adrien Taquet. Monsieur Bonnet, vous m’interrogez sur l’effectivité de la loi. Le problème est structurel. Il se pose d’abord pour les décisions de justice : d’après un rapport, certaines juridictions comptent jusqu’à 70 % de décisions inappliquées. Viennent ensuite les dispositions légales : certains décrets ne sont pas publiés, ce qui est inacceptable. Parfois, la loi met du temps à être mise en œuvre, ou elle l’est de manière inégale. En 2024, le collectif « Cause Majeur ! » a mené une étude sur la sortie de l’aide sociale à l’enfance. La loi prévoit plusieurs dispositifs : un accompagnement de dix-huit à vingt et un ans, un droit au retour, des entretiens à dix-sept ans et six mois après la sortie. Cause Majeur a interrogé des acteurs d’une trentaine de départements. Seuls 11 % de ces derniers organisent l’entretien six mois après la sortie ; 50 % assurent l’allongement de la durée des contrats au-delà de dix-huit ans, avec des différences territoriales. Toutefois, l’étude conclut également que tous les jeunes ont désormais un éducateur référent et que l’accompagnement, pour ceux qui en bénéficient, est pluridisciplinaire – enfin, les silos tombent.
Je regrette de ne pas avoir « tué » le contrat jeune majeur pour le remplacer par le projet d’accès à l’autonomie, selon le terme choisi dans le décret du 5 août 2022. Ce projet, qui doit prolonger le projet pour l’enfant, est inspiré d’un constat fait lors d’un déplacement dans le Val‑de‑Marne. Il faut plusieurs briques pour construire l’autonomie : logement, ressources financières, études ou travail, santé. Quand tous les gens concernés, à savoir les représentants de la mission locale, du rectorat, de l’habitat social, se mettent autour de la table pour construire une stratégie à l’échelle du territoire et pour trouver des solutions aux cas les plus complexes, cela se passe bien – c’est juste du bon sens. Le décret prévoit donc que chaque jeune bénéficie d’un projet d’accès à l’autonomie, qui repose sur ce principe. Je n’ai pas réussi à remplacer le contrat jeune majeur qui est parfois une coquille vide, dont la durée et les conditions varient – trois mois ou un an, avec ou sans aide financière, etc. C’est tout et n’importe quoi, mais nous n’avons pas réussi à le tuer.
Les départements pensaient que la loi leur laisserait une marge de manœuvre pour organiser l’accompagnement après dix-huit ans. Mais la loi a donné aux jeunes la possibilité de saisir la justice. Le Conseil d’État s’est prononcé quatre fois ; à trois reprises, il leur a donné raison. Il a jugé que pour bénéficier d’un accompagnement, il fallait avoir entre dix-huit et vingt et un ans, être passé par l’ASE et ne recevoir aucun soutien financier ou familial. Donc les départements n’ont en réalité pas de marge d’interprétation sur ces éléments.
J’avoue sincèrement que certains éléments donnent à réfléchir. Vous avez évoqué le problème des hôtels. Lorsque plusieurs départements ont annoncé brutalement qu’ils ne prendraient plus en charge les mineurs non accompagnés (MNA), personne n’a bougé, pas même les préfets, qui sont les représentants du Gouvernement sur le terrain. Au cours de mes études de droit, certes anciennes, j’ai appris l’existence du contrôle de légalité. Mais, comme Michèle Créoff l’a souligné, il n’y a plus grand monde dans les préfectures pour s’occuper de la protection de l’enfance – 0,5 ETP (équivalents temps plein). Cela s’assortit d’une perte de compétences. Nous devons faire attention : on parle de recentraliser mais, dans les services de l’État, plus personne ne sait faire.
L’effectivité était le principal problème en 2007 et en 2016, elle le reste. Mais, si je peux me permettre de vous renvoyer la balle, il vous revient, si vous approuvez les dispositions, d’exercer avec vigilance votre mission de contrôle.
Madame Maximi, je vais essayer de préciser ma réponse sur les décrets. La loi a été promulguée le 7 février 2022. L’élection présidentielle a eu lieu en avril, les élections législatives se sont terminées le 7 juillet. Pendant ces quelques mois, nous avons finalisé les décrets pour l’application d’une trentaine de dispositions – certains étaient déjà écrits. Je suis du genre à mettre les mains dans le cambouis, mais les membres du Gouvernement ne rédigent pas eux-mêmes les décrets. Pour autant, sur les placements à l’hôtel, il n’y a pas eu de blocage de l’administration. Le décret a donné lieu à des négociations entre les parties prenantes. Vous m’interrogez sur les échanges entre la DGCS (direction générale de la cohésion sociale) et Bercy. Je pense que les administrations se parlent, mais je ne peux pas vous l’affirmer. Une fois encore, les acteurs ne découvrent pas les implications du texte.
Pendant les fins de mandat, les membres du Gouvernement essaient de faire passer le plus de décrets possible pour que les textes entrent en application. Cela provoque un embouteillage, ce qui n’est certes pas acceptable. De manière générale, je ne sais même pas si des décrets sont sortis entre le 7 février et mon départ du ministère. Dans ces moments-là, les parapheurs s’empilent sur le bureau du SGG (secrétariat général du Gouvernement) ; les choses avancent mais elles prennent du temps. En tout cas, ni nous ni l’administration n’avons bloqué et Départements de France ne m’a pas appelé entre février et juin pour me dire que ce ne serait pas possible. Il n’y a pas eu de manœuvre dilatoire.
À la faveur du changement de gouvernement, les relations complexes entre l’État et les collectivités locales ont peut-être évolué… Je note tout de même que, du point de vue des finances locales, ces relations ne sont pas tout à fait sincères – là aussi, il faudrait renverser la table ! –, et qu’elles sont même un peu tendues. Certains congrès de Départements de France se sont moyennement bien passés pour le Gouvernement.
Que s’est-il dit entre les uns et les autres ? Pour ma part, je n’étais plus au Gouvernement et je n’ai pas vraiment entretenu de relations avec ma successeure : je ne peux donc pas parler pour elle, ni faire de la fiction. Tout ce que je peux vous dire, c’est que lors de la passation de pouvoir, je me suis entretenu brièvement avec elle et que j’ai insisté sur deux choses : la mise en œuvre de la loi du 7 février 2022 et la situation des professionnels. Sur ce dernier point, je lui ai dit que je n’avais pas fait assez et que je lui conseillais d’agir, car il est inutile de faire des lois s’il n’y a personne pour les mettre en œuvre.
S’agissant de l’hébergement à l’hôtel, le décret était prêt.
Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas été publié ?
M. Adrien Taquet. La loi prévoyait une période transitoire de deux ans, pendant laquelle devait paraître le décret. Je ne me souviens plus de son contenu dans le détail. Il devait prévoir, en gros, la nécessité d’un renforcement éducatif, d’un encadrement et d’autres mesures pas très coûteuses ni contraignantes, suffisamment souples pour être mises en œuvre sans trop de difficultés. Très sincèrement, je ne vois pas trop pourquoi ce décret-là n’a pas été publié. On a trop attendu… Ce n’est pas admissible, j’ai eu l’occasion de le dire régulièrement. Il en va de même pour les décrets relatifs aux normes et aux taux d’encadrement.
Je suis globalement d’accord avec vous, madame Amiot, au sujet des ADEPAPE. Pour tout vous dire, j’avais l’idée de fixer dans le code de l’action sociale et des familles un pourcentage du budget des départements – de l’ordre de 0,5 % – devant être alloué à ces associations qui, dans un certain nombre de collectivités, et en dépit de leur indépendance, font partie intégrante du système, puisque certaines tâches leur sont même parfois déléguées. Nous avons un peu étudié cette possibilité avec mon cabinet, peut-être aussi avec les services, mais nous n’avons malheureusement pas réussi à résoudre ce qui coinçait. Beaucoup d’ADEPAPE n’ont pas de visibilité au-delà d’un ou deux ans, ce qui ne leur permet pas de travailler sereinement ni de se projeter dans l’avenir.
S’agissant de l’administration de psychotropes aux enfants, un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge a relevé la même chose que vous, madame Ozenne. Cette question renvoie plus largement à la pénurie de professionnels de santé et au manque de moyens de la pédopsychiatrie, un problème qui dépasse le cadre de l’aide sociale à l’enfance mais se pose de manière encore plus prégnante pour les enfants protégés, dont les besoins sont beaucoup plus grands. Le manque de soignants ouvre effectivement la voie à une utilisation dévoyée de ces médicaments.
Nous n’avons pas parlé des comités départementaux de la protection de l’enfance, des instances créées dans dix départements dans le cadre d’une expérimentation de cinq ans. À l’époque, certains départements et le Sénat nous ont empêchés d’aller plus loin, mais je suis convaincu de la nécessité de généraliser ce dispositif fondamental qui permet un véritable pilotage territorial de la protection de l’enfance. Je ferai la même remarque concernant le recours aux contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens.
L’un de vous a parlé des outre-mer, qui méritent un travail approfondi compte tenu du carnage qui s’y déroule. Je regrette de ne pas avoir fait suffisamment pour ces territoires.
Nous avons peu abordé le sujet des mineurs auteurs, pourtant crucial puisque 50 % des auteurs de violences sexuelles sur mineurs sont d’autres mineurs.
J’aimerais enfin vous sensibiliser à un enjeu bâtimentaire. De nombreux foyers sont en déshérence ou ne respectent pas les normes en vigueur, notamment en matière d’intimité. La Caisse des dépôts a publié la semaine dernière un rapport dans lequel elle propose d’utiliser ses leviers d’action pour favoriser les investissements dans la rénovation et la modernisation de tous les foyers de l’aide sociale à l’enfance.
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La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la Région Bourgogne-Franche-Comté, et représentant de Régions de France au Haut Conseil du travail social (HCTS), et Mme Laura Lehmann, conseillère Santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France.
M. Stéphane Viry, président. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de la protection de l’enfance avec l’audition de Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la région Bourgogne-Franche-Comté, représentante de Régions de France au sein du Haut Conseil du travail social (HCTS), et de Mme Laura Lehmann, conseillère santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France.
Mesdames, je vous remercie vivement d’avoir répondu à notre invitation.
Il nous paraissait important, à ce stade des travaux de la commission d’enquête, de pouvoir entendre les représentants de Régions de France. En effet, si la compétence de l’aide sociale à l’enfance (ASE) relève des départements, les régions sont amenées à intervenir en la matière, notamment en raison de leur compétence de formations sanitaires et sociales, ce qui représente un enjeu majeur dans un contexte où le secteur est marqué par une grave crise d’attractivité des métiers.
Quel regard portez-vous sur l’ampleur de cette crise des vocations ou d’attractivité ? De plus, quelles actions seraient, selon vous, à entreprendre pour y répondre ?
Cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale et son enregistrement vidéo sera disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Francine Chopard et Laura Lehmann prêtent serment.)
Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la région Bourgogne-Franche-Comté, représentante de Régions de France au Haut Conseil du travail social (HCTS). Depuis la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, les régions disposent de la compétence d’autorités organisatrices en matière de formation sanitaire et sociale. En outre, depuis le 1er janvier 2005, la région est chargée du pilotage des formations sociales. Le code de l’action sociale et des familles détermine le rôle de la région concernant la définition et la mise en œuvre de la politique de formation des travailleurs sociaux.
Au travers de l’élaboration d’un schéma régional des formations sociales, la région recense, en association avec les départements, les besoins de formation à prendre en compte pour la conduite de l’action sociale et médico-sociale, et indique comment elle compte y répondre. Le schéma régional, qui lie les domaines du sanitaire et du social, constitue un règlement cadre élaboré avec les parties prenantes et voté par le conseil régional.
Les régions pilotent et participent à la gouvernance de la carte des formations, en concordance avec les besoins des territoires, délivrent des autorisations aux établissements de formation, déterminent des quotas de places de formation, financent ces formations, dotent en fonctionnement les établissements de formation, financent des aides individuelles à la vie quotidienne pour les apprenants et s’attachent à favoriser leur réussite, au-delà des formations dispensées, notamment concernant la qualité des stages.
Malheureusement, contrairement aux formations sanitaires, l’État ne finance pas les bourses pour les apprenants des formations sanitaires et sociales. C’est donc par volontarisme que les régions financent ces bourses et octroient des aides sociales pour les apprenants de ce secteur, notamment au niveau infra-baccalauréat.
L’État demeure garant des programmes et des référentiels pédagogiques, ainsi que des conditions d’accès aux formations. De plus, il est l’autorité certificatrice des formations.
Les régions consacrent chaque année plus de 1,5 milliard d’euros pour les formations sanitaires et sociales, ce qui représente une augmentation de plus de 45 % des budgets régionaux en faveur de ces formations en dix ans.
Concernant la protection de l’enfance, les formations concernées relèvent du secteur sanitaire – aide-soignant, auxiliaire de puériculture, infirmier, infirmier puériculteur ou encore ergothérapeute –, mais comptent surtout les treize diplômes du secteur social — assistant familial, accompagnant éducatif et social, moniteur-éducateur, technicien de l’intervention sociale et familiale, assistant de service social, conseiller en économie sociale et familiale, éducateur de jeunes enfants, éducateur spécialisé, éducateur technique spécialisé, médiateur familial et, en formation continue, le certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale (CAFERUIS), le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) et la formation d’ingénieur social.
Les formations post-baccalauréat font partie de la plateforme Parcoursup.
La différence entre le secteur social et le secteur sanitaire est qu’un entretien a lieu avant l’entrée en formation, ce qui a son importance.
Mme Laura Lehmann, conseillère Santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France. L’élaboration du schéma régional fait évidemment l’objet d’une concertation élargie avec l’ensemble des acteurs de terrain pour construire une feuille de route opérationnelle et réaliste, basée sur un diagnostic objectivé.
Par exemple, la région Centre-Val de Loire a participé à la création d’un observatoire sanitaire, médico-social et social (OSMS), rattaché à un groupement d’intérêt public (GIP) appartenant au réseau des centres animation ressources d’information sur la formation-observatoire régional emploi formation (CARIF-OREF). Quatre phases de travail se succèdent. La première phase est relative à un travail préparatoire, technique et de diagnostic, ainsi que de construction des problématiques et des constats. La deuxième phase est un temps large de concertation, avec l’organisation de plusieurs groupes de travail avec les différents acteurs – département, État, employeurs, organismes de formation, étudiants, représentants des usagers et encore établissements de santé. La troisième phase concerne la construction et l’écriture de la feuille de route. Enfin, la quatrième phase est évidemment le vote en conseil régional.
Parmi les données mobilisées pour élaborer ces schémas et décider notamment des quotas, les régions s’appuient sur une présentation de la population générale et de ses évolutions à venir. Ainsi, nous prenons en compte les enjeux démographiques, sociaux, économiques et également environnementaux, notamment le vieillissement de la population. Les régions caractérisent ces populations au contact des professionnels, réalisent un panorama du secteur professionnel actuel (les départs à la retraite et l’évolution de la pratique de la formation) et évaluent le poids professionnel et les besoins de ces professionnels par secteur d’activité, notamment au regard de l’état de l’appareil de formation actuel, des taux de remplissage et de diplomation, mais aussi du nombre d’abandons.
Mme Francine Chopard. En parallèle du financement de ces formations, les régions font la promotion des formations et des métiers, puisqu’elles disposent d’une compétence liée à l’orientation et à l’information sur les métiers. Ces actions sont essentielles pour l’attractivité de ces formations souvent méconnues du public. Nous avons vraiment un sentiment d’invisibilité de ces métiers au niveau de la population.
Les actions mises en place par les régions sont des portes ouvertes, des forums des métiers et des participations à des salons. Les régions réalisent également des mini-vidéos pour favoriser la découverte des métiers, des livres, des kits de communication, des tournées de bus de l’orientation ou encore des plateformes. En outre, elles mobilisent des ambassadeurs métiers, car il n’y a pas de meilleure personne pour parler d’un métier que le professionnel lui-même.
Au sein de ma région, la deuxième édition du salon « Explore les métiers » aura lieu à Dijon au mois de mars. Pour la première fois, une mise en valeur des métiers du social sera effectuée. Ce salon a reçu, pour sa première édition, 7 000 visiteurs. Pour cette deuxième édition, nous visons 10 000 visiteurs.
Dans le cadre d’un campus des métiers des qualifications autonomie, longévité et santé (ALS), la région Hauts-de-France a mis en place un dispositif extrêmement attractif et ludique à destination des jeunes, avec un jeu, l’utilisation de la réalité virtuelle, l’immersion dans les milieux professionnels, un escape game intitulé « Sauver Mamie » ainsi que des webinaires très courts.
Les régions ont donc véritablement mis en place des outils.
Les régions constatent un défaut d’attractivité de ces formations. Il arrive ainsi qu’elles autorisent et financent des places qui ne sont pas pourvues. Nous n’avons pas de données globales sur les filières à cette date.
Les causes de ce défaut d’attractivité sont diverses : l’invisibilité des filières, la précarité étudiante, la représentation de ces métiers dans l’opinion publique, l’image de l’ASE renvoyée par les médias et la représentation du travailleur social. Lors des travaux du HCTS, j’ai beaucoup entendu l’idée selon laquelle les fonctions de certains travailleurs sociaux consisteraient à « prendre les enfants » dans les familles.
Le développement croissant de l’apprentissage constitue bien un facteur d’attractivité, mais nous devons pouvoir accueillir les apprenants. Il faut donc des terrains de stage, des structures volontaires et des entreprises. Lorsque le jeune fait ses études en apprentissage, il est évident qu’il y a une fidélisation et que le contrat d’apprentissage doit se traduire par une embauche.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. De nombreuses personnes m’ont demandé la raison de mon souhait d’auditionner les représentants de Régions de France. La raison est que, derrière l’ensemble des problématiques de la protection de l’enfance, il y a cet écosystème terrible et tentaculaire comptant un grand nombre d’intervenants, qui l’invisibilise totalement. Cette réalité a été engendrée par le législateur et les organisations diverses qui se sont créées au fil des années.
Néanmoins, alors que nous connaissons l’apogée de ces problématiques – concomitantes des difficultés liées au personnel, puisqu’il manque 30 000 postes actuellement–, je constate qu’à l’Assemblée nationale lors des débats relatifs au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), dans les schémas de formations des régions ou sur le site du Gouvernement, les questions relatives aux seniors et aux handicaps sont mises en avant. À quel moment donnons-nous de la visibilité à l’un des pans qui construit l’avenir, à savoir celui des enfants ? Cette invisibilité ne vient pas tant de la difficulté que du fait que l’ensemble du système ne s’intéresse pas à ces enfants.
La commission d’enquête ne vise pas à pointer l’ensemble du dysfonctionnement mais à essayer de le comprendre. J’ai souhaité que nous traitions les manquements des politiques publiques dans cet esprit.
J’ai voulu auditionner Régions de France car, comme vous l’avez souligné, depuis le 13 août 2004, les régions disposent d’une compétence qui constitue un élément important de cet écosystème, bien que la protection de l’enfance soit, du fait des lois de décentralisation, sous la responsabilité des départements.
Je voudrais tout d’abord savoir si les treize régions disposent de treize schémas différents. Ainsi, ajoute-t-on treize schémas régionaux de formation aux cent une politiques publiques de la protection de l’enfance ?
Nous avons observé une absence de visibilité de cette profession, ce qui sera certainement abordé dans mes travaux.
Nous ne pouvons pas poursuivre le schéma tel qu’il est construit à ce jour, où des études permettent à la fois de travailler dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), dans un bureau en tant qu’assistant social ou dans le secteur de la protection de l’enfance, avec un groupe d’enfants de six à dix ans, sans normes et avec des psychotraumas graves – psychiques, physiques ou les deux –, ce qui nécessite des compétences en formation initiale et en formation continue.
Je ne comprends pas comment, dans la représentation des schémas régionaux, la question que vous avez évoquée est construite. Au sujet de la protection de l’enfance, nous manquons totalement de données. Vous avez évoqué les données utilisées par les régions pour construire leur schéma. Ce point représente l’une des clés : les données du territoire sont extrêmement importantes pour comprendre les enjeux des politiques publiques à mener.
Tenez-vous compte de la formation de type généraliste ? Du fait des courbes montrant un accroissement des besoins de personnel pour nos anciens, l’accent est-il mis sur ce secteur, au détriment de la protection de l’enfance ? Je crois connaître la réponse.
Cette audition n’a pas pour but de vous tendre un piège, mais de nous permettre de comprendre où sont les manquements et les dysfonctionnements, parfois collectifs. En effet, je crains que nous ne continuions de nous tromper de chemin en disposant de treize schémas différents, tous projetés sur la courbe des seniors, mais ne prenant pas – ou très peu – en compte la question de la protection de l’enfance, alors que nous connaissons, avec les neurosciences, l’importance d’accompagner les enfants de la meilleure manière, par la formation initiale et continue. Nous avons donc voulu, avec cette commission d’enquête, interroger tous les acteurs.
Dans cet écosystème, l’assemblée des Régions de France doit également porter cette question avec l’État, puisque chacun a ses propres compétences. Nous voyons bien que, dans cette multitude de compétences, la question de l’ASE et des enfants en protection de l’enfance n’est pas une priorité et qu’elle est invisibilisée, donc peu portée.
L’existence de 30 000 postes manquants risque de permettre au privé de s’engouffrer, comme lors des crises que nous avons connues dans les EHPAD ou les crèches – ce qui a d’ailleurs déjà commencé. De plus, ce secteur n’a pas de normes ni d’encadrement – nous tentons d’y remédier – et tout est fait pour que ce système soit porteur des problématiques les plus lourdes.
Ces éléments contribuent au manque d’attractivité des métiers de la protection de l’enfance pour les futurs étudiants. Au-delà de la partie visible des communiqués où la presse fait état de situations extrêmement graves, l’ensemble du système ne donne pas de visibilité et ne forme pas correctement, alors qu’accompagner des enfants est le plus beau métier du monde lorsqu’on y est bien formé.
J’ai eu la chance d’observer ce qui se passe à l’étranger et j’ai constaté l’existence d’un boulevard pour avoir des métiers passionnants, avec de solides formations abordant les questions psychosociales, le développement de l’enfant et la santé clinique. Les recherches ont énormément avancé et ce sont des métiers très valorisants.
J’aimerais donc comprendre si treize schémas régionaux signifient treize schémas différents, ce qui ajoute une complexité pour la compréhension de l’ensemble des parlementaires qui doivent travailler sur le rapport et rendre leurs conclusions. Ensuite, les treize schémas sont évidemment en concordance avec les besoins des territoires, tous différents. Quelle est la proportion qui peut intéresser la protection de l’enfance ? J’ai peur qu’elle soit minime.
Par ailleurs, si vous avez connaissance de bonnes pratiques régionales dans ce domaine, cela nous intéresserait de les connaître.
Concernant enfin l’attractivité et la connaissance de l’orientation des jeunes, nous constatons, avec la plateforme Parcoursup, une situation catastrophique dans ce secteur. En effet, des jeunes très fragiles entrent par défaut dans un parcours de formation lié à la protection de l’enfance, avec une base de formation initiale manquant de solidité et très généraliste, et abandonnent ces études en première ou deuxième année. Lorsqu’ils vont jusqu’au diplôme, ils risquent de quitter ce secteur s’ils sont recrutés dans un environnement professionnel source de difficultés.
Nous avons donc tous et toutes, au sein de cet écosystème, notre part de responsabilité pour faire de la question de l’enfance une priorité, tant dans les formations et dans les schémas régionaux.
Mme Francine Chopard. Madame la rapporteure, je suis tout à fait d’accord avec ce que vous exprimez. J’étais un peu intimidée et je n’osais pas vous dire que les régions sont sans doute moins actives sur les formations du social que sur les formations du sanitaire.
Nous répondons aux besoins qui nous sont remontés. Or, avec le vieillissement de la population globale et les maladies chroniques qui augmentent, les besoins qui nous parviennent concernent surtout l’accompagnement de la population vieillissante. Les métiers du soin infirmier et de la rééducation nous occupent donc davantage.
Je crois que nous sommes aussi les acteurs de l’invisibilité des métiers de la protection de l’enfance. Avant cette délégation, je ne connaissais pas les treize diplômes, ces complémentarités, ce professionnalisme et je ne savais pas combien ce monde souffre.
Toutes les régions ont des relations avec les agences régionales de santé (ARS) et siègent dans des instances de démocratie en santé. Je fais par exemple partie de la commission santé-prévention de la région Bourgogne-Franche-Comté et nous ne parlons que des personnes âgées, de leur isolement, du diabète ou encore des chutes. Sachez qu’une fois, j’ai pris la parole afin d’être la porte-parole de nos jeunes qui rencontrent des problèmes de santé et de souffrance liée à la santé mentale, mais voilà où nous en sommes.
Concernant les treize schémas, il me semble effectivement un peu évident qu’ils soient propres à chaque région, puisque nous avons des territoires différents.
Mme Laura Lehmann. Pour compléter, les schémas régionaux des formations sanitaires et sociales (FSS) n’entrent pas dans un niveau de détail sectoriel aussi précis. Il n’y a pas de prisme particulier concernant la protection de l’enfance.
Lors du renouvellement de la dernière génération de schémas régionaux en 2022-2023, nous avons renforcé l’aspect petite enfance et ces schémas ne sont donc pas uniquement centrés sur le vieillissement.
Concernant les treize schémas différents, en comptant également nos collègues d’outre-mer, il faut noter qu’il existe une grande similitude dans leur construction. Des axes principaux et des priorités sont retrouvés dans l’ensemble des documents-cadres, tels que l’attractivité des métiers, le sujet de l’abandon des études ou encore l’amélioration des conditions de vie des apprenants.
Mme Francine Chopard. Concernant les exemples de bonnes pratiques, en région Bourgogne–Franche-Comté, nous finançons en partie et dans la durée, par des fonds européens, des séjours et des échanges entre les jeunes de l’ASE de différents pays, accompagnés par des travailleurs sociaux, avec tout un travail de recherche sur la thématique de l’environnement et du traitement des déchets.
Par ailleurs, j’ai découvert lors de mon premier mandat de conseillère régionale les établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA), qui ne sont selon moi pas assez reconnus. Ces structures dispensent un enseignement général et professionnel adapté aux élèves en situation de difficultés sociales ou de santé psychique. Les équipes enseignantes volontaires et engagées de ces petites structures parviennent à amener ces jeunes jusqu’au certificat d’aptitude professionnelle (CAP), au baccalauréat professionnel, voire au brevet de technicien supérieur (BTS), et leur redonnent confiance en eux. Ces établissements relèvent de la politique régionale et sont accompagnés dans tous les dispositifs liés aux lycées, à la culture, au soutien à l’activité sportive, à l’éducation à la citoyenneté ou encore à l’égalité femmes-hommes. Ces établissements devraient être des exemples mais souffrent souvent d’un manque de moyens pour la rénovation de leurs locaux.
Enfin, nous entretenons également des contacts avec les missions locales. Régions de France a d’ailleurs signé une convention-cadre avec l’Union nationale des missions locales (UNML). Nous intervenons forcément dans le domaine de la formation professionnelle des jeunes.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je souhaiterais que vous nous disiez si les sujets liés aux anciens enfants placés et à la protection de l’enfance constituent une question politique au sein des Régions de France. Parlez-vous de ce sujet, notamment par le biais des travailleurs sociaux ? Est-ce un sujet dont vous êtes saisi ?
Plus la commission avance dans ces auditions, plus j’ai l’impression que le véritable manquement est l’absence de regard politique sur ces questions.
Nous avons par exemple appris que, pour la première fois, une table ronde a été organisée sur ce sujet lors du grand rassemblement organisé chaque année par l’Assemblée des départements de France, alors que la protection de l’enfance relève de leurs compétences.
Auriez-vous des préconisations pour que nous puissions sonner l’alerte et la mobilisation générale sur ces sujets, en vue d’un changement à tous les niveaux et pour que personne ne puisse dorénavant se défausser en revoyant la responsabilité vers un autre acteur ?
Nous cherchons tous des solutions, dont vous faites, comme nous tous, partie.
Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Pour éviter la dilution de la responsabilité de chacun, comment vous sentez-vous accompagnées, notamment vis-à-vis de la formation ?
Comment êtes-vous informées des réels besoins de l’évolution et de la vision à long terme ? En effet, le lancement d’un plan d’information sur l’existence des métiers vise à recruter des professionnels plusieurs années plus tard. Quel est votre degré de projection et comment êtes-vous accompagnées par d’autres interlocuteurs, tels que les présidents de département, pour vous projeter et définir les besoins ainsi que les budgets alloués pour les formations ou encore l’information sur l’existence des métiers ?
Avez-vous eu des retours de terrain et, si c’est le cas, comment avez-vous pu les organiser afin de savoir quel public cibler pour recruter et rendre nos métiers sociaux attractifs ? Ces métiers ne nécessitent pas forcément un âge minimal mais exigent un minimum de maturité, de vécu et d’expérience de la vie. Les adultes chargés d’accompagner ces publics aux besoins très forts doivent être, à leur tour, bien outillés afin d’accomplir leurs missions au mieux. Comment cible-t-on des publics particuliers pour aller chercher nos futurs professionnels sociaux ? Je suis curieuse de savoir si vous avez mis des actions en place. Si ce n’est pas le cas, quel accompagnement attendriez-vous pour vous aider à cibler les publics ?
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le Livre blanc du travail social, rendu en décembre 2023 devant cinq ministres, se fait l’écho de la crise des métiers du lien, qui a un impact terrible sur nos enfants – eux-mêmes fragiles dans leur parcours – puisque le turnover de personnel ne leur permet pas de créer des liens dans la continuité. Une prise de conscience a-t-elle eu lieu lors de cette publication ? Dans ce Livre blanc, la question du social et du métier est posée pour l’État et pour les régions, notamment dans les domaines de la protection de l’enfance, du tout-petit jusqu’à celui dont nous souhaitons l’envol vers l’autonomie. Des échanges, du partage ou des propositions ont-ils émergé depuis sa publication ? Un comité de filière se met-il en place ? Des actions ont-elles lieu ? Les réponses à ces questions me permettront de trouver des propositions pour que la situation change, dans le cas où il n’y aurait pas eu d’avancées concrètes.
Mme Francine Chopard. Concernant l’intérêt porté par les régions aux travailleurs sociaux, et plus particulièrement à ceux qui se dirigent vers la protection de l’enfance, je pense que les départements sont, selon nous, les collectivités compétentes. De ce fait, nous ne nous y intéressons pas suffisamment. Nous parlons des diplômes et des formations du social sans avoir le souci de savoir vers quel public nous souhaitons orienter les personnes formées. Ce n’est pas quelque chose qui est clairement prononcé dans les préoccupations des élus. Je crois ne pas me tromper en disant que la compétence relève des départements. Le rôle des régions est de former suffisamment les travailleurs sociaux, avec des formations de qualité. Nous insistons sur la qualité des stages.
Toutes les régions ont le souci, dans l’élaboration du schéma, d’intégrer les étudiants parmi les partenaires. Nous avons audité, au sein de Régions de France, la Fédération nationale des étudiants en milieu social. C’est une piste à poursuivre et un partenariat à renforcer. Je crois que nous ne le faisons pas suffisamment et que nous pourrions presque imposer des rencontres régulières avec les étudiants.
Les étudiants en travail social sont dépités. Ils disent que tout est fait pour les empêcher d’exercer le métier pour lequel ils avaient des envies et des ambitions. Ils se trouvent un peu muselés et aimeraient être entendus dans les établissements d’enseignement en faisant partie des conseils d’administration. Je ne parle pas seulement de l’ASE, mais aussi de ceux, parmi ces étudiants, qui veulent s’occuper des enfants, de l’enfance maltraitée et de ces souffrances insupportables.
Je vous rejoins, madame la rapporteure, sur le fait que ce sujet est éminemment politique. On ne peut pas, dans une démocratie, entretenir le malheur. On sait en plus qu’il y a une reproduction. C’est quand même insupportable, insoutenable. La protection ne va pas venir individuellement. Elle doit venir de la société, des parlementaires et des lois. Ce ne sont pas des sentiments ou de la charité.
Ces étudiants, avec lesquels il serait intéressant que votre commission organise une audition, parlent aussi de leurs conditions de stage, décrites comme très mauvaises, avec du harcèlement. Ils expliquent que, pour garder des lieux de stage dans un contexte où leur nombre est limité, il arrive que le formateur privilégie ses relations avec l’établissement au détriment de l’étudiant, dont le stage n’est pas validé et qui est contraint de redoubler. Nous en sommes là.
Concernant la formation, il existe, certes, une urgence. Toutefois, quand on a la responsabilité de la formation des jeunes, il ne faut pas répondre à l’urgence. Le quantitatif ne doit pas primer. Nous ne devrions pas créer 30 000 places, car 30 000 postes ne sont pas pourvus, mais c’est un peu ce qui est fait tout de même.
Il faut réfléchir aux moyens financiers et aux budgets alloués. Il est évident que les formations de qualité, telles que les établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA), sont plus coûteuses. N’est-ce pas ce que nous devons à nos enfants ?
L’absence de regard politique est en effet peut-être la première des carences.
Pour permettre une mobilisation générale, il est impératif de travailler ensemble, à tous les niveaux – la commune, les caisses centrales des activités sociales, le département, la région et l’État. Il faut se connaître, ne pas refaire le travail déjà effectué et ne pas créer de nouvelles instances. Il suffit de faire vivre les instances qui existent déjà. Les régions, par exemple, sont représentées au niveau des départements dans les conseils départementaux de la citoyenneté et de l’autonomie (CDCA). Malheureusement, elles ne sont jamais interpellées ou sollicitées au sujet de la politique de l’enfance. Nous sommes laissés dans le créneau des formations.
Vous évoquiez, madame la députée, la dilution de la responsabilité de chacun. Ma réponse est qu’effectivement, il faut absolument travailler tous ensemble.
Je note tout de même du changement. J’ai été nommée au sein du HCTS, ce qui constitue la première nomination de Régions de France au sein de cette instance. J’ai participé à l’élaboration du Livre blanc et au groupe de travail. La méthode utilisée pour mener ce travail durant plus d’un an, avec des chercheurs, des professionnels, des étudiants et des personnes prises en charge, a été exemplaire. Lors de mon discours, j’ai interpellé directement les ministres. Après, nous avons pu participer et être contactés par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et aller sur la préfiguration de l’Institut national du travail social (INTS).
À ce jour, je continue de travailler en tant que représentante de Région de France au sein du HCTS. Je fais partie d’un groupe de travail intitulé « Plaidoyer pour le travail social », qui cherche à communiquer sur ces métiers du lien, ce qui est absolument fondamental. Si nous voulons une société apaisée, nous devons donner toute leur importance à ces travailleurs et les valoriser.
Nous ne l’avons pas évoqué car cela ne relève pas de la compétence des régions, mais je note aussi les problématiques liées aux rémunérations, aux organisations de travail, aux chiffres et aux contrôles incessants. Je crois que les travailleurs sociaux n’en peuvent plus. Ces éléments ont été parfaitement décrits dans le Livre blanc, que nous avons élaboré dans l’idée qu’il ne soit pas un énième rapport qui serve de cale pour un meuble. Je vous assure qu’il s’agit d’un travail de valeur, à la méthode de travail exemplaire.
M. Stéphane Viry, président. Je vous remercie pour votre disponibilité, votre audition et vos mots, mesdames.
Mme Francine Chopard. Ce sujet me tient particulièrement à cœur et je le porte au sein de Régions de France. Alors qu’on nous ramène au sanitaire et à l’universitarisation des sciences infirmières, j’appelle l’attention sur les métiers du social.
M. Stéphane Viry, président. C’est un sujet qui interpelle également les membres de cette commission, particulièrement sa rapporteure et sa présidente, qui ont souhaité ardemment la mise en place de cette structure de contrôle et d’investigation dont le résultat sera, à mon avis, assez puissant.
La séance s’achève à dix-neuf heures vingt-cinq.
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Présents. – Mme Ségolène Amiot, M. Édouard Bénard, Mme Anne Bergantz, M. Arnaud Bonnet, Mme Nathalie Colin-Oesterlé, Mme Julie Delpech, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Christine Le Nabour, Mme Katiana Levavasseur, Mme Marianne Maximi, Mme Marie Mesmeur, Mme Laure Miller, Mme Isabelle Santiago, M. Stéphane Viry